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Michel Arrivé Postulats pour la description linguistique des textes littéraires In: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp. 3-13. Citer ce document / Cite this document : Arrivé Michel. Postulats pour la description linguistique des textes littéraires. In: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp. 3-13. doi : 10.3406/lfr.1969.5429 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5429
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Postulats pour la description linguistique des textes littéraires

Jan 24, 2023

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Page 1: Postulats pour la description linguistique des textes littéraires

Michel Arrivé

Postulats pour la description linguistique des textes littérairesIn: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp. 3-13.

Citer ce document / Cite this document :

Arrivé Michel. Postulats pour la description linguistique des textes littéraires. In: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp.3-13.

doi : 10.3406/lfr.1969.5429

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5429

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Michel Arrivé, Tours.

POSTULATS POUR LA DESCRIPTION LINGUISTIQUE DES TEXTES LITTÉRAIRES

Ce fut une tâche embarrassante que d'élaborer ce fascicule consacré à la « stylistique ». Au fur et à mesure qu'avançait leur travail, les malheureux éditeurs du numéro 1 faisaient avec inquiétude une série de constatations de plus en plus gênantes, puisqu'elles en venaient à mettre en cause la légitimité, voire la possibilité de leur tâche.

Première constatation : la stylistique semble à peu près morte. Il serait facile de retracer l'histoire de cette agonie. On se contentera ici d'en marquer quelques moments importants, par exemple l'article de Greimas sur « La linguistique structurale et la linguistique statistique 2 », ou celui de Todorov sur « Les anomalies sémantiques 3 », ou encore l'attitude d'Antoine, à Cerisy en 1966, qui essaie, de façon quasi désespérée, de sauver la stylistique en lui faisant englober plusieurs démarches critiques qui ne se sont jamais réclamées d'elle 4. La stylistique apparaissait ainsi comme fictivement colonisatrice, et s'opposait à ce qu'on pourrait appeler la stylistique colonisée, telle qu'elle se manifeste dans la Sémantique structurale de Greimas, où elle est entièrement subordonnée à l'analyse sémantique5.

Chose curieuse : les collaborateurs mêmes de ce numéro de stylistique semblent à peu près tous persuadés de la mort de la stylistique; l'un d'eux va jusqu'à le dire explicitement, la plupart des autres le sous-entendent, et leurs travaux s'écartent de la stylistique au sens strict pour se répandre dans diverses directions voisines : sémiotique, analyse structurale du récit (Coquet), poétique (Meschonnic). Il y a bien, sans doute, quelques contributions de stylistique. Mais ou bien elles concernent des aspects techniques de la stylistique, par exemple la phonostylistique (Léon), ou bien elles ne traitent des méthodes de la stylistique que pour en contester la validité ou en marquer les limites (Gueunier). Seul sans doute le texte de Riffaterre relève de la stylistique sans d'ailleurs s'en réclamer explicitement.

1. L'un d'eux seulement signe ce texte, qui repose cependant sur une réflexion pour une large part menée en commun.

2. Le Français moderne, t. 30, pp. 241-255 (octobre 1962) et t. 31, pp. 55-68 (janvier 1963).

3. Langages, n° 1, mars 1966, pp. 100-123. 4. Voir Les chemins actuels de la critique, Pion, 1967, pp. 289-303. 5. Voir notamment pp. 166-167.

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Seconde constatation : ce n'est pas seulement la stylistique qui se trouve contestée, mais, de façon beaucoup plus générale et beaucoup plus subversive, la description du texte littéraire selon des méthodes linguistiques. Ce second mouvement de contestation est plus récent que le premier. L'une des premières manifestations en est sans doute l'article de Macherey sur « L'analyse littéraire tombeau des structures 6 ». Plus récemment la plupart des articles du numéro Linguistique et littérature de la Nouvelle Critique 7 et les textes de la Théorie d'ensemble du groupe Tel quel reprennent et précisent cette contestation. De façon implicite chez les uns, explicite chez les autres, le fondement de cette attitude n'est autre que la critique de la notion même de signe, qui entraîne immédiatement la mise en cause de toute forme d'analyse assimilant le texte littéraire à un signe ou à un système de signes. Cette attitude, qui trouve ses racines dans les travaux de Derrida 8, est notamment celle de J. Kristeva 9, de J.-L. Baudry 10, de M. Pleynet u et, de façon beaucoup plus naïve, de J.-L. Houdebine 12.

Dernière constatation, au moins aussi embarrassante que les deux premières : chez certains chercheurs, souvent les mêmes que ceux qu'on vient de citer, c'est la littérature même qui perd sa spécificité, et se trouve ainsi placée sur le même plan qu'un certain nombre d'autres « pratiques » sémiotiques. La manifestation la plus claire de cette attitude est sans doute celle de J. Kristeva :

Ce qu'on a pu appeler « objet littéraire » ne serait pour la sémiologie qu'un type de pratique signifiante sans aucune valorisation esthétique ou autre. La sémiologie considère donc la « littérature » avec le même indice de valeur que le récit de presse, le discours scientifique, etc., lorsqu'elle la désigne comme une pratique signifiante 13.

Devant ce feu croisé de critiques qui atteignent triplement l'objet de nos soins, il nous a semblé indispensable de nous interroger à la fois sur la spécificité du texte littéraire parmi les autres types de discours, et sur la légitimité d'une description de ce texte selon des procédures empruntées à la linguistique. Pour cela nous nous sommes efforcé d'extraire les principaux postulats, implicites ou explicites, sur lesquels se fondent aussi bien les travaux qui décrivent le texte selon des méthodes linguistiques que ceux qui mettent en cause la validité de ces méthodes. A pro-

6. Les Temps modernes, novembre 1966, pp. 907-928 . 7. Ce fascicule, publié en décembre 1968, rend compte exhaustivement des tr

avaux du Colloque de Cluny (16-17 avril 1968). 8. Notamment : De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967. 9. Voir la bibliographie des travaux de Kristeva en tête du compte rendu de

Coquet. 10. Notamment : « Linguistique et production textuelle », Nouvelle Critique,

numéro spécial Linguistique et littérature, pp. 48-54. 11. Notamment : « A propos d'une analyse des Mystères de Paris, par Marx, dans

la Sainte Famille », ibid., pp. 101-106. 12. Notamment : « L'analyse structurale et la notion de texte comme espace »,

ibid., pp. 35-41. 13. « La sémiologie comme science critique », in Théorie d'ensemble, Éditions du

Seuil, 1968, p. 92.

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pos des premiers, nous nous sommes demandé s'ils permettent de dégager une spécificité — - et quelle spécificité — du texte littéraire. A l'égard des seconds, nous nous sommes interrogé sur la possibilité de les intégrer à un modèle linguistique du fonctionnement du texte. Enfin, à propos de l'ensemble constitué par la totalité des postulats, nous nous sommes demandé s'ils permettent une description linguistique du texte littéraire. Pour cela nous nous sommes contenté d'examiner — d'une façon qui ne pouvait ici être que sommaire — un certain nombre de procédures méthodologiques utilisées ou utilisables, et de nous interroger sur leur efficacité réelle ou possible à l'égard de l'objet littéraire tel qu'il est dessiné par les postulats.

* * *

Nous avons cru pouvoir distinguer deux postulats principaux, dont le second comporte quatre sous-postulats. Comme on pouvait s'y attendre, ces quatre sous-postulats sont en relations les uns avec les autres, ce qui implique pour certains d'entre eux la nécessité de surseoir à leur examen jusqu'au moment d'en formuler un autre.

Premier postulat : le texte littéraire est un objet linguistique. Ce postulat, qu'on trouve aussi bien, implicite ou explicite, chez les structuralistes 14 que chez les post-structuralistes 15 est général et ambigu, dans la mesure où il ne précise pas à quel(s) niveau(x) se situe le caractère linguistique du texte. C'est pourquoi il est nécessaire de le compléter par le second postulat.

Second postulat : dans la classe des objets linguistiques, le texte littéraire constitue une sous-classe particulière, caractérisée par un certain nombre de traits distinctifs, qui sont énumérés par les quatre sous- postulats.

Premier sous-postulat : le texte littéraire est clos. Formule qu'on trouve fréquemment explicitée chez un grand nombre de chercheurs et chez certains écrivains, par exemple chez Jarry, qui compare le texte littéraire à une île 16. Formule, à vrai dire, ambiguë. On peut essentiellement lui assigner trois valeurs :

1) L'adjectif clos a le sens de « limité dans le temps et/ou dans l'espace ». C'est ce sens qui est explicité par Mitterand dans son étude sur « Le vocabulaire du visage dans Thérèse Raquin » :

Le texte de l'œuvre est un texte continu, fini, clos, enfermé entre la majuscule qui ouvre sa première ligne et le point final de sa dernière page 17.

Cette caractérisation du texte littéraire n'est pas suffisante pour l'opposer aux discours non littéraires : au sens que prend ici l'adjectif

14. Par exemple : Barthes, passim, et, récemment, « Linguistique et littérature », in Langages, n° 12, décembre 1968, p. 3.

15. Par exemple : Macherey, loc. cit. 16. Voir notamment le « Voyage de Paris à Paris par mer », in Gestes et opinions

du Docteur Faustroll, pataphysicien. 17. « Le vocabulaire du visage dans Thérèse Raquin », Nouvelle Critique, op. cit.,

p. 21.

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clos, des textes tels que le Règlement du Métro ou la Loi d'orientation sur l'enseignement supérieur sont également des textes clos, enfermés entre une majuscule et un point final.

2) L'adjectif clos peut prendre une seconde valeur : « sans relation avec l'extérieur ». Cette seconde valeur — qui est celle qu'on trouve par exemple dans la métaphore jarryque de l'île — renvoie au problème du réfèrent (voir le deuxième sous-postulat).

3) L'adjectif clos peut enfin signifier « structuralement fini ». C'est le sens retenu par J. Kristeva, notamment dans son article sur « Le texte clos ^ » :

La finition structurale caractérise, comme trait fondamental, cet objet que notre culture consomme en tant que produit fini (effet, impression) en refusant de lire le processus de sa productivité : la « littérature » (...). A la notion de littérature, saisie comme clôture, s'oppose pour J. Kristeva la notion d'écriture, saisie comme productivité. On ne fait donc, en posant ce postulat, qu'envisager la problématique du texte comme clôture ou productivité : on se reportera donc au quatrième sous-postulat.

Deuxième sous-postulat : le texte littéraire n'a pas de réfèrent. Postulat, lui aussi, fréquemment explicité 19. Il paraît en effet rendre compte immédiatement de certaines particularités du texte littéraire, quelle que soit la dimension des unités qu'on se donne pour exemples :

— unités de petite dimension (lexeme) : le lexeme phy nance \ finance dans Ubu Roi ne peut s'appliquer à aucune « finance » réelle. C'est en effet un complexe de sèmes organisé de façon cohérente, mais entièrement fictive : un horrible mélange — cornu, de surcroît, cornefinance! — de physique et de merdre — autres lexemes tout aussi inaptes que phy- nance à comporter une référence.

— unités de grande dimension (texte) : un texte tel que Ubu Roi est tout entier inséré entre la formule « La scène se passe en Pologne, c'est- à-dire Nulle Part 20 » et la phrase finale « S'il n'y avait pas de Pologne, il n'y aurait pas de Polonais » — où l'élément Polonais fonctionne comme signe du texte, dont il constitue le sous-titre (Ubu Roi ou les Polonais). Ainsi l'existence même du texte est fondée sur un être de langage. Plus évidente encore est l'absence du réfèrent dans les textes de Roussel, qu'ils relèvent du procédé sous l'une ou l'autre de ses formes, ou qu'ils recourent à la parenthétisation, qui a, à nos yeux, pour fonction de marquer le privilège accordé aux relations contextuelles par rapport aux relations de désignation 21.

Il est vrai que l'absence du réfèrent peut se manifester de diverses

18. Langages, n° 12, p. 122. 19. Voir, notamment, G. Genette, « Vraisemblable et motivation », Communicati

ons, n° 11, pp. 5-21; Stanckiewicz, « Linguistics and the study of Poetic Language », in Thomas A. Sebeok (ed), Style in language, p. 73, etc.

20. L'assimilation Pologne = Nulle Part est elle-même fondée sur une « vraisemblable (!) etymologie franco-grecque ».

21. Voir l'utilisation du même procédé, le bracketing, chez certains linguistes américains (par exemple Wells) pour rendre compte de la structure formelle des phrases.

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façons : cynique et brutale dans Ubu Roi, systématique chez Roussel, à la fois ironique, passionnée et ambiguë chez Céline22, elle peut aussi se camoufler sous les apparences de la motivation. Les textes de ce type — par exemple les romans « réalistes » — atteignent ainsi non certes le niveau du vrai, c'est-à-dire, linguistiquement, la prise en charge par le signe d'un réfèrent, mais celui du vraisemblable, c'est-à-dire la ressemblance à un discours reconnu pour vrai 23.

Après avoir posé le postulat de l'absence du réfèrent, il est cependant nécessaire de le corriger légèrement dans trois directions :

1) L'absence du réfèrent n'est pas spécifique du texte littéraire : d'une façon générale, elle caractérise également le texte écrit 24.

2) Ce qui nous fait dire que le texte littéraire n'a pas de réfèrent, c'est précisément la considération du réfèrent : si on se refuse la considération du réfèrent, il devient impossible de dire si le texte a ou n'a pas de réfèrent — sauf dans le cas, finalement exceptionnel, où l'absence du réfèrent est explicitée par le texte même. Le résultat est qu'il peut ne pas y avoir de différence formelle entre le texte le plus vraisemblable et le texte le plus arbitraire. C'est ce qui explique la possibilité de travaux tels que ceux de Jean Ferry sur L'Afrique des impressions, Petit Guide pratique à l'usage du voyageur25 : combiné de guide bleu et de guide Michelin, truffé de renseignements encyclopédiques sur le Ponukelé, et de schémas expliquant le fonctionnement des objets décrits.

3) Le postulat de l'absence du réfèrent n'implique nullement que le texte littéraire soit totalement dépourvu de relations avec la réalité extérieure. Il implique seulement que ces relations sont autres que celles qui se manifestent entre signe et réfèrent, et doivent donc être décrites selon un autre modèle.

Troisième sous-postulat : le texte littéraire est doublement soumis aux structures linguistiques :

1) II est d'une part une manifestation d'une langue naturelle. A cet égard, il s'insère dans les structures de cette langue;

2) D'autre part, il constitue par lui-même un langage, le terme langage étant pris ici avec la valeur qui lui est donnée par Hjelmslev dans les Prolégomènes 26, mais pouvant également s'accommoder de la carac- térisation de Benveniste :

Un langage est d'abord une catégorisation, une création d'objets et de relations entre ces objets 27. La relation entre les deux systèmes linguistiques hiérarchisés qui constituent le texte littéraire est précisément celle qui est décrite par Hjelmslev

22. Voir notamment l'épigraphe de Féerie pour une autre fois. 23. Voir Genette, op. cit. 24. Voir Derrida, op. cit., passim et, notamment, p. 60. 25. Éditions du Collège de Pataphysique, 95 EP (vulg. 1968). 26. Voir surtout le chapitre « Langage et non Langage ». 27. « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », in

Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 83.

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à propos des langages de connotation. Le texte littéraire est donc un langage de connotation :

Un langage de connotation n'est pas une langue. Son plan de l'expression est constitué par les plans du contenu et de l'expression d'un langage de dénotation. C'est donc un langage dont l'un des plans, celui de l'expression, est une langue (p. 161).

Il est curieux de constater que cette notion de connotation, qui est pourtant très fréquemment alléguée — il est vrai avec des valeurs très diverses — dans les travaux aussi bien structuralistes que poststructuralistes, n'a encore jamais donné lieu à une étude systématique 28. Il arrive même que le terme finisse par être employé de façon extrêmement peu rigoureuse : c'est le cas aussi bien dans Littérature et signification de Todorov que dans la Structure du langage poétique de Cohen.

La notion de connotation permet cependant de poser avec clarté l'un des problèmes centraux de la description linguistique du texte littéraire : celui de l'identification des unités du second système et de leurs relations avec celles du premier, c'est-à-dire la langue naturelle. On sait que c'est un lieu commun de la littérature glossématique que de remarquer qu'il n'y a pas nécessairement isomorphisme entre l'expression et le contenu. Pour prendre un exemple dans le domaine de la grammaire, Togeby prend prétexte de ce non-isomorphisme pour écarter l'analyse du signe — lieu de convergence entre l'expression et le contenu — comme ne répondant pas aux exigences de simplicité et d'exhaustivité :

Les unités de l'expression et celles du contenu ne sont pas conformes, les mots de l'expression et ceux du contenu, par exemple, ne coïncident pas, on trouve sous la limite du signe tant des éléments de l'expression que des éléments du contenu — par exemple cas, nombre et genre représentés dans un même affixe (Structure immanente, p. 6).

S'il n'y a pas isomorphisme entre l'expression et le contenu du premier système, il est légitime de supposer qu'il n'y a pas non plus isomorphisme entre l'expression et le contenu du second système, ni, à plus forte raison, entre le contenu du second et l'expression du premier — seul plan qui manifeste le texte. Ainsi les unités du second système peuvent ne pas se confondre avec celles du premier. On peut sans doute saisir là la possibilité d'une typologie des textes littéraires. On distinguerait ainsi plusieurs catégories de textes, par exemple :

1) Les textes où les unités (ou certaines unités) du système de connotation sont isomorphes à celles du système de dénotation. Ce serait sans doute le cas d'un texte tel que Ubu Roi, où des unités comme physique, phynance I finance et merdre sont pertinentes sur les deux plans, quoique naturellement elles ne le soient pas de la même façon : elles le sont comme

28. Voir les remarques brèves, mais extrêmement aiguës de Barthes dans les Éléments de sémiologie (in Communications, 4) et les analyses de Greimas, « Per una sociologia del senso comune », Rassegna Italiana di Sociologia, aprile-giugno 1968, pp. 199-209.

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expression et contenu au niveau du système de dénotation, uniquement comme contenu au niveau du système de connotation.

2) Les textes où les unités (ou certaines unités) du système de connotation ne sont pas isomorphes à celles du système de dénotation. Peut- être serait-ce le cas de L'Étranger de Camus. Par exemple, la qualification ď « étranger » attribuée à l'acteur Meursault n'est jamais signifiée au niveau du premier système (sinon par le titre), mais toujours au niveau du second, par des unités de dimensions variables, par exemple le paragraphe de quatre lignes qui ouvre le récit.

3) Les textes où les unités du système de connotation émergent parfois au niveau de la dénotation, dans des conditions généralement spectaculaires. Dans U Amour absolu de Jarry, l'un des chapitres est intitulé « La », forme de l'article féminin, sans expansion substantivale. Tout au long du chapitre (et d'ailleurs du roman dans son entier mais de façon moins systématique), le féminin connote la Mort : tous les substantifs animés féminins, même lorsqu'il leur arrive d'avoir pour referents fictifs des êtres masculins, signifient la Mort au niveau du système de connotation. Mais c'est seulement à la fin du chapitre que le lexeme Mort apparaît, de façon à la fois arbitraire sur le plan de la dénotation et nécessaire sur celui de la connotation : « La Mecqerbac, la Zinner, la... la Mort 29. »

L'une des implications du non-isomorphisme entre les unités des deux systèmes paraît être la discontinuité de la ligne de contenu du second par rapport à celle du premier. Pour prendre comme exemple un texte du premier type (Ubu Roi), la ligne de contenu du plan de connotation apparaîtrait donc, en première analyse, comme lacunaire, selon le schéma suivant :

« Physique » « Phynance » « Merdre » (connotation)

(dénotation) Physique Phynance Merdre

II n'est que trop évident qu'une telle interprétation du texte littéraire renverrait dans les ténèbres du non-signifiant une bonne part — dans certains textes la quasi-totalité — du tissu textuel. Il est donc nécessaire de postuler que la ligne de contenu connoté se déplace sur un nombre variable (suivant le texte) de plans hiérarchisés ou non, affectant ainsi non la forme d'une droite discontinue, mais celle d'une ligne brisée comportant plusieurs paliers intercalés entre le niveau de la dénotation et le niveau supérieur de la connotation. Là encore il est possible d'envisager une typologie des textes, suivant le degré de pertinence ou de déceptivité

29. Réédition 1964 du Mercure de France, p. 107; « la » Mecquerbac et « la » Zinner sont des camarades de classe du jeune Emmanuel Dieu.

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des unités correspondant aux paliers intercalaires. A cet égard, Ubu Roi apparaîtrait sans doute comme un texte à déceptivité élevée, où de nombreux éléments du plan de dénotation (vulgarismes et archaïsmes de potaches, jeux de mots idiots, etc.) dessinent une série de petites iso- topies 30 dans l'ensemble fortement déceptives. Est-il nécessaire de préciser que le terme déceptivité ne comporte de notre part aucun jugement de valeur?

A propos du troisième sous-postulat, il ne nous reste plus qu'à nous demander s'il permet de dégager la spécificité du texte littéraire. Même en interprétant, comme on l'a fait ici, la notion hjelmslévienne de connotation au sens le plus étroit 31, il est évident que l'on peut concevoir l'existence de nombreux langages de connotation : mythologie, récit de presse, publicité, etc. Pour mettre en évidence une éventuelle spécificité du texte littéraire à ce niveau, il faudrait donc diriger l'analyse dans la voie d'une typologie des langages de connotation.

Quatrième sous-postulat : le texte littéraire est une productivité. On reconnaît là le postulat formulé notamment par J. Kristeva 32, mais aussi par la plupart des membres actuels (janvier 1969) du groupe Tel Quel. Leur attitude peut être, suivant les cas, qualifiée de post- ou ď antistructuraliste. La tâche qui s'impose ici à nous est donc différente de celle qui a été entreprise pour les autres sous-postulats : il s'agit maintenant d'essayer d'intégrer la notion de productivité à un modèle linguistique du fonctionnement du texte littéraire.

La grammaire transformationnelle distingue dans les langues naturelles deux types de productivité — notion à laquelle elle donne le nom de créativité, ce qui ne semble pas constituer ici une différence très gênante ^ :

— la créativité (ou productivité) qui change les règles; — la créativité (ou productivité) qui est gouvernée par les règles.

Cette distinction, qui est opérée par Chomsky dans Current issues in linguistic theory 34 est reprise par Ruwet dans son Introduction à la grammaire generative :

Le premier type de créativité (celle qui change les règles), localisé dans la performance (dans la parole), consiste en ces multiples déviations individuelles dont certaines finissent, en s'accumulant, par changer le système; un exemple en est fourni par les changements par analogie. Le second type de créativité (celle qui est gouvernée par les règles) relève de la compétence (de la langue) et il tient au pouvoir récursif des règles qui constituent le système (p. 51).

30. Terme emprunté à la Sémantique structurale de Greimas. 31. Pour une interprétation extensive, voir l'article de Greimas cité à la note 28. 32. Voir, notamment, « La productivité dite texte », Communications, n° 11. 33. La critique formulée par, notamment, Macherey à l'égard du concept de

« création littéraire » n'est en effet pas pertinente à l'égard du concept de créativité linguistique.

34. Mouton, La Haye, 1964.

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Le problème est donc de savoir à quel type se rattache la productivité du texte littéraire. En tant que manifestation d'une langue naturelle, il ne peut par définition échapper à la créativité du second type. Mais en tant que langage de connotation, il participe de la productivité du premier type, celle qui change les règles, ou, ce qui revient au même, celle qui constitue les règles. On ne prendra ici qu'un exemple, gros, mais d'autant plus significatif. Dans Ubu Roi on trouve dix occurrences du verbe tuer, localisées dans les quatre premiers actes du drame. A la fin de l'acte IV et dans l'acte V, tuer n'est plus employé dans l'idiolecte affecté à Ubu, et fait place, avec des distributions comparables et un contenu voisin, quoique non absolument identique, à tuder. Si on voulait construire une grammaire generative du langage constitué par Ubu Roi, il faudrait rendre cette grammaire apte à générer comme grammatical tuer (expression et contenu) jusqu'à un point déterminé du texte, et tuder (expression et contenu) à partir de ce point. Elle devrait donc tenir compte, à ce point précis, de la production d'une nouvelle règle qui rend tuer agram- matical au profit de tuder.

Un tel changement de règle est comparable à ceux que produit la diachronie : jusqu'à tel moment de l'histoire de la langue, telle forme doit être générée comme grammaticale, et telle autre à partir de tel moment. Il est d'ailleurs amusant — et en même temps rigoureusement non pertinent — de constater que la succession tuer ->■ tuder ne fait qu'inverser la succession diachronique réelle *tuder -»- tuer.

Dans ces conditions, il n'est sans doute pas impossible de se demander si la notion de productivité textuelle n'est pas comparable à la notion de diachronie, ou, en d'autres termes, plus décisifs, s'il n'est pas possible de remplacer le postulat : le texte est une productivité par le postulat : le texte est une diachronie. Cette formule appelle quelques précisions :

1) II s'agit d'une diachronie sui generis, qui ne se confond ni avec la durée de la composition du texte, ni avec la durée de son émission : lecture, représentation.

2) La productivité-diachronie ne touche pas immédiatement les unités, mais les relations entre les unités, c'est-à-dire précisément les règles. A cet égard le texte littéraire apparaît comme une productivité de systèmes de signes. L'œuvre de Jarry donne des exemples frappants d'une telle productivité. Ainsi le texte intitulé César Antéchrist peut être décrit comme la production d'une série de systèmes de signes hiérarchisés. Dans une telle interprétation la notion de productivité textuelle peut ne pas être contradictoire avec la notion de clôture du texte : on retrouve ainsi le premier sous-postulat, dans son troisième sens d'achèvement structural, et on peut alors envisager de modifier le quatrième en lui donnant — à titre hypothétique — la forme suivante : le texte littéraire est une diachronie achevée.

A-t-on trouvé, avec la notion de productivité-diachronie, le trait dis- tinctif qui permet enfin de poser la spécificité du texte littéraire? Faute

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de pouvoir ici examiner le problème, disons simplement qu'on peut en douter.

* * *

De l'ensemble des postulats énumérés il est possible d'extraire une série de règles méthodologiques que doit suivre la description des textes :

— du postulat 1 on extrait la nécessité pour la description d'adopter les méthodes de la linguistique;

— le sous-postulat 1 du postulat 2 implique la nécessité de renoncer à toute information extérieure au texte considéré;

— le sous-postulat 2 impose la nécessité de renoncer à la considération du réfèrent;

— le sous-postulat 3 assigne pour première tâche à la description l'identification des unités du système connoté et leur fixation sur les différents paliers de la ligne du contenu de connotation;

— enfin, le sous-postulat 4 astreint la description à identifier les modifications de système qu'entraîne la productivité-diachronie textuelle.

Il nous resterait à examiner l'efficacité par rapport aux tâches ainsi distinguées des différentes procédures méthodologiques utilisées ou utilisables. Faute de place, il ne nous sera possible de traiter ici ce problème que de façon allusive. 1) Les méthodes de la stylistique traditionnelle. Il s'agit essentiellement de la considération de Г « écart 35 » et de l'examen des « intentions » de l'auteur lorsqu'elles sont exprimées par des « confidences ».

a) L'écart. Les critiques formulées depuis quelques années contre cette notion atteignent essentiellement l'assimilation du style à l'écart. En revanche, rien ne semble a priori s'opposer à l'utilisation de l'écart à des fins heuristiques : on formule alors l'hypothèse que les éléments du texte qui comportent des écarts sont susceptibles d'être pertinents au niveau du système de connotation. Mais cette démarche se heurte à deux graves difficultés, qui en limitent considérablement la portée :

— l'identification même de l'écart suppose la définition préalable d'une norme. Selon quels critères se donner cette norme 36?

— certaines unités peuvent être pertinentes sans comporter d'écart. Dans Ubu Roi, sur les trois unités retenues pour pertinentes — merdre, phynance et physique — les deux premières comportent un écart, qui se manifeste par la différence graphique et/ou phonique, mais la dernière n'en comporte pas, au moins au niveau de la paradigmatique.

b) L'examen du corpus métastylistique (les « intentions révélées par les confidences »). Cette procédure est contraire au sous-postulat 1. De toute façon, l'examen du corpus métastylistique pourrait tout au plus

35. Voir Guiraud, passim, et, ici même, l'article de N. Gueunier. 36. Voir J. Mourot, « La stylistique littéraire est-elle une illusion? », Cahiers du

C.R.A.L., n° 2, Nancy, 1966.

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donner des indications sur les intentions de l'auteur, et non sur la fonction du texte. 2) L'analyse distributionnelle du discours. Les méthodes d'analyse dis- tributionnelle du discours ont été élaborées par Z. S. Harris à propos de textes publicitaires, d'articles scientifiques ou de très brèves nouvelles37. Elles consistent essentiellement à grouper les éléments du texte en un nombre fini de classes d'équivalence, définies d'après leur environnement. Efficaces à propos de textes qui ne constituent pas des langages de connotation (par exemple, les textes « scientifiques »), ces méthodes sont inefficaces à l'égard du texte littéraire : on ne voit pas selon quelle procédure elles pourraient identifier au niveau de la manifestation textuelle les unités pertinentes au niveau du langage de connotation. 3) Les méthodes transformationnelles. Pour être efficaces à l'égard des textes littéraires — et, d'une façon générale, à l'égard des langages de connotation — ces méthodes devraient satisfaire aux exigences suivantes :

a) Elles devraient pouvoir générer deux types d'unités et de séquences d'unités : celles du langage de connotation et celles du plan de dénotation.

b) Elles devraient d'autre part rendre compte des transformations qui font passer du niveau de la connotation à celui de la dénotation, en tenant compte des différents paliers sur lesquels se déplace la ligne de contenu connoté.

c) Elles auraient enfin à rendre compte des modifications produites par la diachronie textuelle, en élaborant une série de transformations non plus verticales (comme les précédentes), mais horizontales. Ces transformations horizontales se manifestent évidemment à la fois au niveau de la dénotation et à celui de la connotation : l'analyse devrait donc dédoubler son système de transformations.

On voit que l'analyse transformationnelle devrait atteindre, à propos du texte littéraire, un niveau de complexité sans comparaison avec celui qu'elle atteint à propos des langues naturelles.

Reste enfin un menu problème de terminologie. On a pu en effet s'étonner de nous voir conserver le terme de stylistique au moment même où nous constations la mort de cette discipline. Précisons donc que les critiques dont nous avons fait état — sans d'ailleurs nous y associer totalement — n'atteignent que certaines formes historiquement délimitées de la stylistique. Nous ne voyons aucun inconvénient à utiliser le terme stylistique avec le sens de « description linguistique du texte littéraire ». C'est ce sens qui lui est affecté dans le titre de ce fascicule.

37. Notamment dans Discourse Analysis Reprints, La Haye, Mouton, 1963.

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