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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CITE&ID_NUMPUBLIE=CITE_015&ID_ARTICLE=CITE_015_0000 Pornographie et handicap par Alain GIAMI | Pre ss e s Univer sitaire s de France | Cités 2003/3 - n° 15 ISSN 1299-5495 | ISBN 2130534562 | pages 0 à 0 Pour citer cet article : — Giami A., Pornographie et handicap, Cités 2003/3, n° 15, p. 0-0. Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France . © Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
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Pornographie et handicap / Cités, 2003/3, n° 15, p. 43-59

Jan 25, 2023

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Gabriel Girard
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Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CITE&ID_NUMPUBLIE=CITE_015&ID_ARTICLE=CITE_015_0000

Pornographie et handicap

par Alain GIAMI

| Presses Universi taires de F rance | Ci t és

2003/3 - n ° 15ISSN 1299-5495 | ISBN 2130534562 | pages 0 à 0

Pour citer cet article : — Giami A., Pornographie et handicap, Ci t és 2003/3, n° 15, p. 0-0.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .

© Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Pornographie et handicapALAIN GIAMI

Je pourrais commencer par me demander, à la manière de saintBernard, ce que signifient tous ces singes lascifs, ces dragons qui sedévorent eux-mêmes, ces têtes pansues, ces ânes jouant de la lyre,ces prêtres baise-culs et ces jongleurs acrobates qui surgissent dansles marges des édifices, des sculptures et des manuscrits enluminésdu Moyen Âge1.

L’analyse critique de documents pornographiques, c’est-à-dire de docu-ments représentant des ordres génitaux, des acteurs sexuels et despersonnes impliquées dans des situations considérées comme sexuelles, etvisant à susciter une excitation érotique pose de nombreux problèmes.Tout d’abord, la simple possession de documents représentant desmineurs constitue un délit réprimé par le Code pénal, ce qui complique lapossibilité de leur analyse critique. On envisage mal de devoir demanderl’autorisation d’un juge pour réaliser un travail de recherche. Par ailleurs,la présentation, dans un contexte professionnel, de documents pornogra-phiques, y compris ceux dont la diffusion est autorisée, est, depuis peu,considérée comme une forme de harcèlement sexuel. Les documentsanalysés dans ce texte se situent, « en plus », aux marges et aux confins dela pornographie dans la mesure où ils représentent des infirmes, ce quiconstitue un genre extrêmement minoritaire de pornographie2, qui remet

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A. Giami

1. M. Camille, Images dans les marges. Aux limites de l’art médiéval, Paris, Gallimard, 1997. Cetexte est dédié à la mémoire de Michael Camille, décédé le 29 avril 2002 à l’âge de 44 ans.

2. L’analyse du catalogue des vidéos pornographiques de la Bibliothèque nationale de Francene mentionne pas ce type de documents. Voir D. Ellezam, « Les vidéos pornographiques du dépar-tement de l’Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France », Revue de la Bibliothèque natio-nale de France, janvier 2001, no 7, p. 76-78.

Cités 15, Paris, PUF, 2003

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en question la notion même de pornographie puisque les organes génitauxet les actes « sexuellement explicites » n’y sont pas toujours représentés.

Le présent travail se situe à l’intersection entre des questionnements surla sexualité des personnes handicapées, et sur le statut de la pornographiedans la subjectivité, la culture et la politique. Compte tenu du statut des« personnes handicapées »1 dans la société contemporaine, et notammentde leur statut au regard de la sexualité, la représentation visuelle depersonnes handicapées dans des documents considérés comme pornogra-phiques apparaît a priori impensable. En effet, les personnes handicapées,qu’il s’agisse de personnes atteintes d’infirmités corporelles ou de troublespsychiques, occupent un statut marginal au regard de la possibilité d’avoirdes relations sexuelles et sont souvent considérées comme « désexualisées »par leur entourage familial et par la société. La vulnérabilité sociale etpsychique qui est attribuée aux personnes handicapées, et en particulieraux personnes handicapées mentales, considérées en droit comme incapa-bles de donner un consentement pour des relations sexuelles, les exclutde facto des relations sexuelles avec des « valides »2. Les formes d’institu-tionnalisation imposées aux personnes handicapées constituent des obsta-cles supplémentaires à la possibilité de nouer des relations sociales etconséquemment des relations sexuelles, à l’intérieur et à l’extérieur desétablissements qui les accueillent3.

L’idée de cette recherche est apparue lorsque j’ai découvert, il y a quel-ques années, dans le magazine érotique norvégien Cupido (no 6, 1998)– auquel un ami m’avait malicieusement fait bénéficier d’un abonnementgratuit –, une photo représentant une femme, le visage dissimulé par unmasque noir, revêtue de la parure des « dominatrices » (guêpière en cuirnoir, gants en latex, bottes cuissardes à talons hauts) portant un fouetnégligemment posé sur ses genoux. Cette femme est installée dans unfauteuil roulant. Il n’y a pas d’autre élément de décor permettant de situerle contexte de cette représentation. Il est impossible d’affirmer que lapersonne assise dans le fauteuil roulant est effectivement privée de l’usagemoteur de ses jambes. Elle n’est, en tout cas, pas privée de leur « usage »érotique. Bien au contraire, cet usage érotique de ses jambes supposées

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1. A. Giami, J.-L. Korpès, C. Lavigne, R. scelles, « La pluralité des représentations duhandicap », p. 7-28, in : S. Aymé, J.C. Henrard, A. Colvez, J.F. Ravaud (eds). Handicap et vieillis-sement : politiques publiques et pratiques sociales. Paris, INSERM, 1996.

2. M. Iacub, Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, Paris, Épel, 2002.3. A. Giami, « Les organisations institutionnelles de la sexualité », Handicap, revue de sciences

humaines et sociales, 1999, no 83, p. 3-29.

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déficitaires constitue le « clou » de l’image. Par ailleurs, le fauteuil roulantqui constitue le symbole emblématique du handicap dans la culture occi-dentale est aussi érotisé. Le contenu visuel de la revue constitue le seulélément de contexte extérieur à l’image elle-même. Les documents qui ysont présentés reflètent plusieurs « genres » pornographiques différents ettémoignent d’une recherche esthétique marquée par une certaine diversitéde types de documents n’excluant pas l’humour ou le « bizarre ».

Cette image contraste singulièrement avec les représentations couram-ment admises de la sexualité des personnes handicapées motrices, considé-rées comme ayant un déficit d’activité sexuelle, a fortiori lorsqu’il s’agitd’une femme. En effet, les interventions médico-sociales concernant cespersonnes portent principalement sur le rétablissement de la fonctionreproductive de la sexualité, et rarement sur leur fonction érotique1. Lamajorité de ces femmes sont loin d’être considérées en position de « domi-nation » et elles font souvent l’objet d’une certaine compassion. On penseau personnage d’Édith, dans La Pitié dangereuse de Stefan Zweig, amou-reuse d’un beau lieutenant des Uhlans qui se meurt progressivement d’unamour impossible qui la remet en cause au plus profond de son être. Lareprésentation masculine est d’une tout autre nature. Dans les Lunesde fiel de Pascal Bruckner, le personnage de Didier est décrit commeun pervers sexuel qui terrifie son entourage comme pour se venger :« J’attendais un agresseur : ce fut un handicapé sur une chaise roulante quiapparut. Je ne l’avais jamais vu. La figure ravagée, les cheveux clairsemés,il me fixait avec des yeux hagards qui dans l’obscurité prenaient unedimension presque terrifiante. J’aurais bien voulu m’en aller, mais cettemain aux serres de granit me bloquait dans un étau : on eût dit que lecorps s’était vengé de son atrophie en développant sans mesure ses extré-mités. L’infirme avait rapproché de moi son triste faciès blafard. Il se mit àglapir. » La représentation de l’homme en fauteuil roulant est ici associée àune certaine perversité comprenant une forte intention de nuire. Onretrouve à propos des infirmes moteurs, le stéréotype de « l’Ange et laBête » qui avait été repéré à propos des handicapés mentaux2. Cette oppo-sition apparaît en outre organisée autour d’une conception de la diffé-rence des sexes : la femme comme Ange et l’homme comme Bête. L’image

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A. Giami

1. P. de Colomby, Handicap moteur et sexualité : une bibliographie annotée, Paris, Éd. duCTNERHI, 2002.

2. A. Giami, C. Humbert, D. Laval, L’Ange et la Bête. Représentations de la sexualité des handi-capés mentaux, Paris, Éd. du CTNERHI, 2e éd, 2001.

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publiée dans Cupido me semblait donc porteuse d’un potentiel subversif,dans la mesure où elle allait à l’encontre des stéréotypes dominants.

La représentation visuelle de personnes mutilées, dans des documentspornographiques, pose donc plusieurs questions : tout d’abord, celle dupotentiel érotique et esthétique de ces représentations qui apparaît encontradiction avec les représentations dominantes de la sexualité de cespersonnes ; ensuite, celle du rapport à la « réalité », c’est-à-dire la condi-tion et le statut social des personnes handicapées, que ces images sontcensées représenter.

MÉTHODE

J’ai donc tenté d’analyser l’ « érotique du handicap », c’est-à-dire lasource des phénomènes d’attirance – répulsion à contenu sexuel, dontsont l’objet des représentations visuelles et littéraires de personnes handi-capées. J’ai utilisé pour cela des représentations visuelles et des récitspuisés dans différentes sources. La principale de ces sources est la porno-graphie, c’est-à-dire selon le psychanalyste Robert Stoller : « Un produitfabriqué avec l’intention de produire une excitation érotique. La porno-graphie est pornographique quand elle excite. Toute la pornographie n’estdonc pas pornographique pour tous. »1 Cette définition est cependantincomplète, elle omet de mentionner les phénomènes de censure, c’est-à-dire les restrictions portant sur la diffusion, la distribution et l’usage de cesproduits qui ne peuvent que renforcer l’attrait exercé par ces images2.

Je suis parti du constat selon lequel il existait un « genre » particulier depornographie : la pornographie mettant en scène des personnes handica-pées et que ce « genre » consiste principalement en la représentation defemmes mutilées, amputées des membres inférieurs et/ou supérieurs.D’autres formes de « déficience » sont aussi représentées dans cette porno-graphie, mais à un degré moins important. Je n’ai pas inclus les représen-tations pornographiques de l’obésité, un genre qui fait florès sur certainssites Internet. Dans certains cas, ces femmes apparaissent comme réelle-ment mutilées ou amputées, ce qui renvoie à un autre « genre » contem-porain de la pornographie : la pornographie « amateur » dont l’argumentesthétique, érotique et commercial réside en ce qu’elle représente des

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1. R. Stoller, L’imagination érotique telle qu’on l’observe, Paris, PUF, 1989. p. 3.2. C. Bier, Censure moi. Histoire du classement X en France, Paris, L’Esprit frappeur, 2000.

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situations supposées réelles ou construites comme telles1. Dans d’autrescas, les situations représentées et les mutilations sont fictives (dessins,bandes dessinées, montages photographiques, images virtuelles) et visent àdonner l’illusion qu’il s’agit de personnes présentant réellement ces carac-téristiques. Mais il est cependant difficile de faire la part des choses.

Les images sont focalisées sur le point d’amputation, la cicatrice, defaçon centrale. La très grande majorité des personnes mises en scène sontde sexe féminin2. Cette situation est probablement liée au fait que lamajorité des consommateurs de pornographie sont des hommes. On peutaussi penser au statut de la féminité et du sexe féminin comme « mutila-tion » dans la culture occidentale3. L’amputation et sa marque deviennentalors des signes supplémentaires qui viendraient soit se surajouter à cettemutilation fondamentale, soit la gommer en y substituant une mutilationqui apparaît bien moindre que celle-ci4.

Cette piste interprétative s’inscrit dans la perspective du statut du féti-chisme dans la sexualité masculine : le fétiche visant à combler l’effroiproduit par la vision du sexe féminin sur le petit garçon persuadé que lepénis est la caractéristique du genre humain5. L’interprétation de GilbertLascaux se situe dans la tradition freudienne du fétichisme avec le féticheconsidéré comme le substitut du pénis manquant.

On peut aussi faire une autre lecture fondée sur un autre aspect du féti-chisme tel qu’il a été défini par Alfred Binet et récemment synthétisé parAndré Béjin, comme tendance à l’abstraction (le fétiche comme un toutindépendant des personnes réelles) ; tendance à la généralisation (aimer unobjet ou une dimension en général) ; tendance à l’exagération des particula-rités du fétiche ; et la nécessité du fétiche pour obtenir l’excitation sexuelle6.

À la dimension du fétiche, comme dimension nécessaire à l’excitation(objet, image) Robert Stoller rajoute celle du scénario (script) : « L’exci-tation sexuelle dépend d’un scénario. [...] La dynamique (de l’excitation)

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A. Giami

1. D. Ellezam, op. cit.2. Je n’ai pas effectué de recension de la pornographie destinée à des hommes homosexuels et

je ne suis donc pas en mesure d’affirmer que l’érotisation de la mutilation ne concerne que lesfemmes.

3. G. Lascaux, Le monstre dans l’art occidental, Paris, Klincksieck, 1973.4. Pour d’autres analyses sur ce thème, voir S. Gilman, Difference and Pathology. Stereotypes of

Sexuality, Race and Madness, Ithaca, Cornell University Press, 1985.5. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles » (1908), in La vie sexuelle, tr. fr., Paris, PUF,

1969.6. A. Béjin, « Du fétichisme sexuel », préface à Alfred Binet, Le fétichisme dans l’amour, Paris,

Payot, 2001.

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se manifeste dans la subjectivité au travers des scripts, c’est-à-dire deshistoires dotées d’une trame narrative qui utilise des personnages – géné-ralement des gens – dont les motifs sont définis de manière spécifique. Sinous voulons découvrir la forme précise que prend l’excitation érotique dequelqu’un, nous devons commencer par les scripts (scénarios) par ce quela personne éprouve subjectivement. »1.

Cependant l’excitation qui résulte de la stimulation par une personneamputée n’est pas considérée comme « normale » dans la psychopatho-logie. Ce type d’attirance a été codifié sous la forme de deux entités clini-ques dans le registre des paraphilies : l’acrotomophilie, lorsque l’attiranceenvers le partenaire repose sur le fait que celui-ci (celle-ci) doit nécessaire-ment être amputé(e), et l’apotemnophilie lorsque le sujet est porté parl’obsession d’être amputé d’une partie de lui-même2. Ces conceptspsychopathologiques renseignent sur le fait que les personnes handicapéesfont parfois l’objet d’une attirance sexuelle en fonction des caractéristi-ques mêmes qui leur confèrent leur statut et leur image sociale et définis-sent leur identité sur le mode de la métonymie ( « prendre la partie pourle tout » ). Mais, en même temps, lorsque cette attirance est focalisée defaçon absolument nécessaire sur ces caractéristiques, elle est considéréecomme pathologique. Cette pathologisation de l’attirance sexuelle àl’égard des mutilations et des personnes qui en sont atteintes, et l’iden-tification à celles-ci au travers du désir, du fantasme ou du projet d’êtreamputé dévoile ainsi les limites qui sont placées implicitement aux rela-tions avec ces personnes. Alors que le discours de la tolérance et du « poli-tiquement correct » pose le principe d’une égalité de droit de ces situa-tions dans le répertoire de la diversité des conditions humaines, lesconditions psychologiques et psychodynamiques qui peuvent permettrel’établissement de telles relations, sur la base d’une attirance érotique, sontconsidérées comme une forme de maladie mentale, répertoriée dansle DSM-IV.

Les documents sélectionnés ont donc été lus et interprétés en prenanten compte les objets représentés (sexe des personnes, parties du corps

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1. R. Stoller, « Dynamique des troubles érotiques », in A. Fine, A. Le Guen, A. Oppenheim(éd.), Les troubles de la sexualité, Paris, PUF, « Monographies de la Revue française de psychana-lyse », p. 119-137.

2. W. Everaerd, A case of Apotemnophilia : A handicap as sexuel preference, American Journalof Psychotherapy, vol. XXXVII, no 2, April 1983, p. 285-293 ; J. Money et K. Simcoe, « Acrotomo-philia, sex and disability : New concepts and case report », Sexuality and Disability, vol. 7, no 12,Spring-Summer 1986, p. 43-50.

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exhibées et/ou cachées, mutilations, déformations corporelles), les situa-tions dans lesquelles évoluent les personnages et les scénarios qui organi-sent la représentation. Le contexte dans lequel les documents sélectionnésont été repérés a aussi été pris en compte notamment pour distinguer lecontexte pornographique et non pornographique (en référence à l’inten-tion sous-jacente à la production du document).

Les documents pornographiques sont donc considérés et traités commedes représentations permettant un accès (une voie royale) aux fantasmes etscénarios qui sous-tendent les représentations des personnes handicapées.Ils sont en outre utilisés comme des miroirs grossissants des relations etdes représentations avec les personnes handicapées. L’abord de cette ques-tion par le biais d’une lecture de documents pornographiques mettant enscène des personnes handicapées devrait permettre d’éclairer sous un journouveau les motivations et les modalités des relations avec ces personnes.

LE MATÉRIEL ÉTUDIÉ

La pornographie qui met en scène des personnes handicapées faitl’objet d’une véritable industrie. Le site internet D-links, recense plusd’une centaine de sites dans lesquels sont présentées et commercialiséesdes images, spécialisé dans les images mettant en scène des infirmes. Cesite est explicitement géré par une ou des personnes se considérant commedes devotee, c’est-à-dire des personnes qui apprécient et sont attiréessexuellement par des personnes ayant des infirmités et principalement desamputations, mais aussi des personnes en fauteuil roulant, ou avec desplâtres ou des prothèses.

J’ai cependant procédé à une sélection de documents en provenance dedifférentes sources, au regard de l’intentionnalité et du contexte danslequel ils ont été produits. D’une part, des documents publiés dans descontextes visant à produire ces excitations érotiques volontairement etintentionnellement. Ces documents apparaissent sur des sites spécialisésd’Internet, et j’ai retenu le site Romanian Amputee, un site érotique gratuitayant des « liens » avec d’autres sites érotiques payants. J’ai retrouvé, parailleurs, des documents publiés au cours des années 1950 dans le maga-zine américain Bizarre. D’autre part, des documents puisés dans descontextes dans lesquels des personnes amputées tentent de se présentercomme attirantes socialement, sexuellement et sur le plan relationnel. Ces

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documents sont produits apparemment par des personnes revendiquantleur appartenance à la « communauté des amputés » (site Ampulove,Royaume-Uni). Ils relèvent d’une intention différente de celle qui sous-tend la pornographie, en privilégiant la relation plutôt que l’excitationsexuelle. Mais Ampulove a aussi des « liens » avec des sites érotiquesprésentant des personnes mutilées. Enfin, ces documents ont étécomparés à d’autres œuvres artistiques, et notamment l’une des plusimportantes de l’histoire de l’art occidental : la Vénus de Milo.

J’ai tenté de faire surgir les significations de ces représentations à partirde la comparaison entre des documents différents. Les documents puisésdans ces différentes sources sont sous-tendus par un même principe selonlequel l’exhibition des parties du corps mutilé, déformé ou transforméconstitue le principal foyer d’excitation érotique. La mutilation et la cica-trice se substituent, dans une majorité de cas, à l’exhibition des organesgénitaux (féminins) et viennent constituer le principal foyer d’excitation.En d’autres termes, on assiste à une érotisation de la mutilation.

UN MYTHE DU XIXe SIÈCLE : LA VÉNUS DE MILO

La Vénus de Milo fut découverte en avril 1820 sur l’île de Mélos (Milo,en grec moderne) et rapidement acquise par l’ambassadeur de Franceauprès du gouvernement turc. Entrée peu après au Louvre, elle estpresque immédiatement devenue un des marbres les plus célèbres parmiles œuvres antiques. Elle enthousiasma les écrivains et les artistes : Théo-phile Gautier gardait dans l’œil « l’éblouissement de la beauté suprême »et Rodin admirait son « ventre » large comme la mer ! La célèbre statuedécouverte près d’un théâtre antique sur l’île de Mélos, dans l’archipel desCyclades, s’est vu proposer plusieurs identifications mythologiques, maisle motif de cette femme au buste dénudé, affirmant avec vigueur féminitéet sensualité, convient particulièrement bien à la déesse de l’amour. LaVénus de Milo, ou plutôt l’Aphrodite, car tel est son nom grec, est cons-tituée de deux blocs, selon la technique des pièces rapportées. Les jambessont taillées dans un premier bloc complété d’un second des hanches à latête. Le bras gauche devait être une pièce rapportée, quant au bras droit ilétait certainement solidaire du bloc supérieur. Mais la Vénus, au momentde sa découverte, était dépourvue de ses deux bras, ce qui n’a pas manquéde susciter de nombreuses suggestions de restitutions et d’interprétations.

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On l’a parfois envisagée appuyée sur un pilier ou accoudée sur l’épauled’Arès, dieu de la guerre, son amant. D’après la position de ses épaules, onpeut malgré tout affirmer que son bras droit devait descendre jusqu’à ladraperie, et que le gauche était maintenu en position haute. L’impossi-bilité de restituer avec certitude l’aspect originel de la statue et le respectgrandissant au XIXe siècle pour les antiquités à l’état fragmentaire ontcontribué à préserver l’état originel de la Vénus. Seule l’extrémité du nez,la lèvre inférieure et le gros orteil droit ont été ajoutés. (Vénus de Milo :Mélos, Grèce. Fin du IIe siècle avant J.-C., Marbre, H. 2,11, L. 0,44,Paris, Musée du Louvre, Extrait du catalogue de l’exposition : 2000 ans decréation d’après l’Antique.)

La représentation d’un corps de femme mutilée des membres supé-rieurs est chantée par les plus grands poètes de l’époque comme« l’éblouissement de la beauté suprême ». Or il faut noter que cette œuvre,dans son état actuel, résulte d’une intervention humaine et d’une décisionqui a consisté à réparer certaines parties du corps, et notamment duvisage, et à laisser telle quelle l’amputation des membres supérieurs. LaVénus de Milo ne constitue pas un cas unique dans la muséographiecontemporaine. Le Musée Guimet regorge de statues de divinités fémi-nines asiatiques amputées des membres et exposées telles quelles. C’estprobablement leur amputation qui est à la source de l’émotion esthétiquequ’elles suscitent.

L’ABSENCE DES HANDICAPÉS

DANS LA PORNOGRAPHIE GÉNÉRALISTE

Les personnes handicapées n’apparaissent pas dans les documentspornographiques généralistes courants (magazines, vidéos) diffusés enkiosque ou en sex-shop. Ce genre particulier de pornographie ne fait pour-tant pas l’objet d’interdits visant à la restriction réglementaire de sa diffu-sion à l’instar de la pornographie mettant en scène des enfants (pédo-philie) dont la possession même est interdite et réprimée par le Codepénal, ni de la zoophilie tolérée en sex-shop et dans les établissements dontl’accès est interdit aux mineurs. La pornographie représentant des femmesmutilées semble circuler uniquement dans des réseaux spécialisés et surdes sites d’Internet spécialisés dans ce genre. Absence d’intérêt de la partde la majorité des consommateurs ou tabou social ? Cela reste à expliquer.

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Quelques exceptions cependant : au cours des années 1970, un nain decouleur noir participait à des films porno généralistes en ayant des rela-tions sexuelles avec des femmes « valides ». Il apparaissait comme particu-lièrement « vicieux ».

LA PORNOGRAPHIE FÉTICHISTE

Historiquement, la représentation de femmes amputées des membressupérieurs ou inférieurs a pris place dans la pornographie clandestineunderground relevant du genre « fétichiste », notamment dans la revueBizarre conçue et diffusée artisanalement par John Willie entre 1946et 1957 aux États-Unis et rééditée en fac-similé par Taschen en 1995. Lapornographie « fétichiste » ne représente pas des organes génitaux ni desactes sexuels, mais des situations d’imposition de domination psychiqueet physique opérées à l’aide d’un attirail spécialisé : corsets, chaussures àtalons très hauts, cordes, crochets, etc.

La revue Bizarre est construite sur le mode du témoignage. La majoritédes documents qui y ont été publiés consistent en des « lettres delecteurs » qui racontent une expérience qui est supposée être réelle. Cetype de document constitue un « genre » spécifique visant à donner un« trop de réalité »1 à la fiction. Cela est renforcé par l’existence de cas réelsd’amputation volontaire pour des motifs « non médicaux » fondés sur unemotivation érotique2. Certains sites internet contemporains diffusent destémoignages de personnes ayant été amputées, ou désirant l’être pour desmotifs similaires.

On trouve, dans ces volumes, des récits et des graphismes représentantdes femmes amputées mais pas de photographies, contrairement auxautres thèmes développés dans la revue. L’amputation des membres supé-rieurs et inférieurs s’inscrit dans la logique de la contrainte corporelle et dela modification corporelle exercée sur une femme, sous la forme dubondage (imposition de liens contraignant) visant à empêcher et limiter les

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1. A. Le Brun, Du trop de réalité, Paris, Stock, 2000.2. C. Elliott, « A new way to be mad », The Atlantic Monthly, Online Edition,

December 2000. Cet article introduit une distinction entre les devotees, qui sont attiréssexuellement par les personnes amputées et qui entreraient dans le registre de la paraphilie, et leswannabees, qui souhaitent une amputation d’une partie de leur corps et qui entreraient dans lacatégorie des troubles de l’identité de genre, à l’instar des personnes qui souhaitent changer desexe.

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mouvements de la femme. On trouve ainsi des représentations visuelles dela femme momifiée ou portant des corsets très serrés ayant pour but deredessiner le corps (la « taille de guêpe »). L’amputation volontaire ouaccidentelle apparaît comme la forme suprême, l’aboutissement duprocessus de la contrainte.

Le processus qui mène à l’amputation de la femme est initié parl’homme (le mari) et progressivement la femme en arrive à désirer la situa-tion qui lui est proposée. Il s’agit généralement de l’amputation des deuxbras, pouvant être occasionnée par un accident ou proposée volontai-rement à la femme. Par contre, dans les récits mettant en scènel’amputation de membres inférieurs, une seule des deux jambes estamputée. L’autre jambe reste sanglée dans des bas-nylon à couture etperchée sur une chaussure à talon haut. La déstabilisation et la conquêteprogressive d’un nouvel équilibre obtenu à l’aide des béquilles (qui jouentun rôle important sur le plan visuel) constitue le but du « jeu ». Laconquête d’une nouvelle maîtrise du corps par la femme entravée oumodifiée constitue l’un des ressorts du plaisir éprouvé dans le masochismephysique1. Les organes génitaux ne sont jamais représentés.

Legless with legs (Sans jambes avec des jambes)Dans le voisinage d’un couple de la banlieue, une jeune femme est amputée

d’une jambe à la suite d’un accident. Le mari remarque cette femme qui sepromène dans son jardin, vaquant à ses occupations (jardinage). Plus tard, lecouple croise cette jeune femme en ville où elle porte une jupe serrée et à sonunique pied une solide chaussure à talon aiguille, haute de 4 pouces. Le mariapparaît très excité par cette femme qui sait mieux tirer profit d’une jambe uniqueque la majorité des femmes qui ont (encore) leurs deux jambes. L’épouse de cethomme devient envieuse de l’attention que son mari porte à cette femme. Elledécouvre par hasard une vieille paire de béquilles dans un placard et commence àles utiliser pour marcher sur une seule jambe en remontant une jambe au-dessusdu genou et en l’attachant sur la cuisse. Progressivement, elle bande et attache sajambe de façon de plus en plus serrée et découvre un certain plaisir à être inca-pable de marcher sans ses béquilles. Elle apprend à se tenir sur une jambe avecune chaussure à talon haut. Elle envisage que son mari la découvre amputée à lasuite d’un accident. Elle s’arrange pour se faire surprendre par son mari avec sonattirail. Celui-ci est profondément ému et lui demande de rester dans cetteposture de façon permanente à la maison et en dehors lorsqu’ils sortent. Ill’équipe des chaussures à talons les plus hauts possibles et des plus beaux bas ennylon. Cette femme rapporte : « Quand je marche dans les rues de la ville avec

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Pornographieet handicap

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1. R. Stoller, « XSM », Nouvelle Revue de psychanalyse, no 43, p. 223-247.

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mon bas nylon et ma chaussure à talon haut de 4 pouces, je perçois autant deregards admiratifs que porteurs de compassion et de pitié » (Bizarre, no 17, 1956,et Bizarre, no 19, 1956).

La lecture de ce document fait apparaître une importante mutationsymbolique de l’amputation. Si celle-ci réside apparemment dans le faitd’avoir une partie du corps « en moins », l’érotisation qui en découleconstitue indéniablement « un plus », un atout supplémentaire. La femmeamputée, ou simulant l’amputation est dotée d’une caractéristiqueérotique supplémentaire que n’ont pas les autres femmes : « Le mari appa-raît très excité par cette femme qui sait mieux tirer profit d’une jambeunique que la majorité des femmes qui ont (encore) leurs deux jambes. »Le processus de la mutilation consiste donc en l’administration d’unequalité érotique supplémentaire à l’objet désiré, en vue de le rendre encoreplus désirable. Il s’inscrit ainsi à l’intérieur de scénarios de contrainte, cellequi est exercée par le « Maître » sur la femme et celle qui est exercée par lafemme sur elle-même, afin de développer une maîtrise supérieure sur sonpropre corps entravé.

LA PORNOGRAPHIE MUTILÉE CONTEMPORAINE

C’est principalement sur Internet que se déploie cette pornographie. Jen’ai pas trouvé ce type de documents en sex-shop ou dans les librairiesspécialisées. Il existe tout un réseau de sites commerciaux présentant despersonnes amputées. Certains de ces sites visent à venir en aide à cespersonnes en jouant sur la compassion envers ces personnes et en mettanten avant leurs « capacités » selon la nouvelle formulation de l’OMS. Parmices capacités figurent la « capacité érotique ». J’ai sélectionné le site Roma-nian Amputee, un site gratuit qui présente une large sélection de photogra-phies de femmes porteuses d’un ensemble de « déficiences » qui sont orga-nisées selon une classification rigoureuse :— femmes amputées nues et habillées : seule une faible minorité des

photos montre le sexe des femmes qui est mis en parallèle avec la cica-trice de l’amputation ;

— femmes ayant des malformations des membres inférieurs ou supé-rieurs ;

— femmes portant des lunettes à verres très épais : toutes habillées ;— femmes présentées comme aveugles avec des yeux déformés ;

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— femmes portant un bandeau noir sur un œil (borgnes) ;— prothèses et béquilles ;— femmes en fauteuil roulant ou en dehors du fauteuil roulant (page

d’accueil du site Romanian Amputee).

La majorité des photos exposées met en scène des femmes amputées. Laréférence à la Roumanie, pays de dictature, de grande pauvreté et deviolence sociale à l’égard des plus vulnérables, mais aussi la contrée ducomte Dracula, donne une impression de sadisme social. La lecture desdocuments exposés fait apparaître de grandes similitudes esthétiques etformelles avec les photos publiées sur le site généraliste VoyeurWeb.comqui diffuse des photos réalisées par des « amateurs ». Cependant, le siteprésente des photographies qui semblent représenter des femmes réelle-ment amputées qui sont mélangées avec de nombreuses photos qui ontvisiblement été grossièrement retouchées et retravaillées, ce qui, à l’heuredes technologies numériques, relève d’une simplicité technique à la portéede n’importe quel amateur averti. Une photo de l’actrice française LaetitiaCasta, amputée d’une jambe figure dans cette collection, ce qui est bienévidemment un faux grossier. Les photos retouchées représentent desfemmes jeunes, jolies et sexy, selon le stéréotype des photos érotiques.Elles pourraient, sans aucun problème, poser dans la rubrique de« charme » de Play Boy. Par ailleurs, le contexte dans lequel ces femmessont incluses est toujours un contexte imaginaire (place ensoleillée, bains àremous, grand lit circulaire). Enfin, les positions corporelles qui laissentapparaître les organes génitaux et les cicatrices relèvent d’une acrobatieprécise1. Les photos qui semblent plus « réelles » mettent en scène desfemmes plus ordinaires et sont incluses dans le contexte de leur viequotidienne.

On trouve donc deux types de photos de femmes mutilées. Celles quiprésentent ces femmes habillées, avec leurs organes génitaux et leurpoitrine dissimulée par le vêtement, mais qui dévoilent les membresamputés, et celles qui les présentent nues, seules ou en train d’avoir desactes sexuels avec un homme « valide » ou avec une autre femme.L’exposition des femmes nues ou en train d’avoir des actes sexuels estsimilaire aux photos pornographiques classiques, à ceci près que, loind’être dissimulées, la mutilation et la cicatrice de l’amputation sont misesen exergue et très visibles sur les photographies. La proximité entre les

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1. P. Baudry, La pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997.

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cicatrices des amputations des membres inférieurs et les organes génitauxsouvent épilés, de façon à rendre encore plus visibles les lèvres et l’entréedu vagin, établit une forte correspondance entre le sexe féminin et lamutilation. Par contre, dans les photographies où les femmes mutiléesn’exposent pas leurs organes génitaux, on peut supposer que la cicatrice etla mutilation remplacent et font fonction d’organes génitaux et consti-tuent le contenu sexuel de la représentation.

Gilbert Lascaux a bien montré comment la féminité et le sexe de lafemme constituent la « mutilation fondamentale » : « La féminité estvécue par l’homme et par la femme (au moins par moments) commemutilation. En ce qui concerne l’art paléolithique, l’exploration statistiquede Leroi-Gourhan établit deux séries de correspondances : homme-cheval-sagaie et femme-bison-blessure. Pour parler du sexe féminin, lesmétaphores de la scission, de la coupure sont fréquentes : l’abricot fendu,la boutonnière, la brèche, la balafre, la cave, la cheminée que l’hommeramone, la crevasse, la figue fendue, la fissure (Colette), la fente, le sésametoujours fendu. Dans ces conditions, l’inconscient verra dans le sexeféminin le début d’un démembrement plus complet de l’ensemble ducorps aimé, l’abominable annonce de la castration qui peut arriver à toutmâle, le gouffre où le phallus de l’homme, où l’homme tout entier peutêtre englouti. »1 Dans ces conditions, l’exposition d’une mutilation desmembres ne peut apparaître que secondaire et venir se substituer ourenforcer en la soulignant cette « mutilation fondamentale » que constituele sexe de la femme. L’absence d’exposition des organes génitaux fémininsdans une grande majorité de ces documents, au profit de l’exposition descicatrices résultant d’une amputation, semble indiquer une équivalenceentre les deux formes de « mutilation ». La focalisation sur la cicatricerend caduque la nécessité d’exposer les organes génitaux et constitue lefoyer de l’excitation érotique. Par ailleurs, en l’absence d’éléments decontexte ou de « paratexte » pouvant indiquer l’origine de la mutilation, lespectateur de ces photos est renvoyé à lui-même pour imaginer le scénariode l’événement – violent – qui a été à l’origine de la mutilation, ce qui faitdu spectateur le metteur en scène de ses propres fantasmes.

Il est ainsi intéressant de constater que des photos de femmes, habilléeset n’exhibant pas leurs organes génitaux, mais exhibant leur mutilation etleurs cicatrices, sont incluses à part entière dans un paratexte qui s’affiche

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1. G. Lascaux, op. cit., p. 381.

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comme pornographique1. On assiste donc à un effet de suggestion et derenforcement érotique qui procède du rapprochement entre des photospornographiques retouchées et exhibant le plus souvent des femmes nuesavec des photos qui présentent des femmes habillées. Cette situationprouve que des mutilations corporelles et leurs marques constituentl’élément érotique de la représentation.

LA PRÉSENTATION DE SOI DES PERSONNES MUTILÉES

Le site web Ampulove se présente comme « une organisation belge pourles amputés et leurs amis ». Il s’agit d’un site qui représente les intérêts etla propagande des personnes amputées et qui est censé être géré par desmembres de cette « communauté ». On trouve dans ce site toute une séried’informations scientifiques, sociales et médicales sur les personnes ampu-tées et les services auxquels elles peuvent avoir accès. Le site constitue aussile lieu de l’advocacy en faveur de ces personnes, c’est-à-dire de leur promo-tion sociale. Les photographies exposées dans une rubrique de « contacts »ainsi que les textes des « petites annonces » de rencontre mettent l’accentsur les infirmités et les mutilations dont ces personnes sont porteuses,comme leur caractéristique principale. Des femmes et aussi des hommesapparaissent dans ces documents. Ces documents apparaissent bienrenvoyer à des situations réelles. Les mutilations qui sont exposées sontbeaucoup moins « parfaites » que celles qui apparaissent sur le site Roma-nian Amputee. Elles n’ont visiblement pas été réalisées pour mieuxdévoiler les organes génitaux. Par ailleurs, ces personnes sont placées dansle contexte de leur vie quotidienne ordinaire. Elles n’exposent jamais leursorganes génitaux, et seuls leurs membres amputés sont exhibés de façoncentrale. L’intention explicite qui sous-tend la production de ces docu-ments semble être de rendre ces personnes socialement attirantes, enmettant cependant l’accent sur l’une de leurs caractéristiques. Le procédéest cependant le même que celui qui préside à la production des docu-ments pornographiques : focalisation de la photographie sur les membresmutilés et les cicatrices. Cependant un certain nombre d’éléments laissentà penser que l’intention pornographique est aussi présente dans ces docu-

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1. Le site Romanian Amputee obéit aux lois sur la diffusion de la pornographie sur Internet etdemande aux mineurs de quitter le site et aux majeurs de ne pas exposer le contenu du site à desmineurs.

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ments : tout d’abord, les personnes sont présentées dans les positionsacrobatiques qui dévoilent bien leurs mutilations. Par ailleurs, le site faitexplicitement appel à des modèles appartenant à la « communauté » etpropose des contrats d’engagement très précis quant aux droits desmodèles pour la diffusion de leurs images. La « réalité » des situations etdes personnes exposées constitue ainsi l’argument rhétorique majeur dumessage pornographique. C’est bien la mutilation en elle-même qui rendles personnes attirantes, et ce, d’autant plus que ces personnes apparais-sent comme réellement mutilées. L’imperfection de leurs mutilationstranche avec la perfection esthétique des mutilations exhibées dans Roma-nian Amputee.

CONCLUSION

L’analyse de ces documents, peu diffusés en dehors d’un milieu trèsspécialisé, nous apprend que la représentation de certains types d’infir-mités, et notamment celles qui résultent d’amputations et de mutilations,est susceptible d’être porteuse d’un potentiel esthétique et érotique, c’est-à-dire de susciter de l’excitation sexuelle. Dans certains cas, c’est le processusde production de ces infirmités, volontaire ou accidentel, qui constitue cepotentiel érotique. Dans d’autres cas, c’est bien l’exhibition de la mutila-tion qui remplit cette fonction.

L’érotisation de la mutilation a sa source dans l’histoire de l’art et de lamuséographie occidentale qui a développé tout un discours sur la beautéde ces représentations. La production et la diffusion de documents visuelsmettant en scène des femmes mutilées s’inscrit ainsi dans cette traditionesthétique, en même temps que dans la tradition de la pornographie. Ils’agit cependant d’un genre de pornographie minoritaire, diffusé dans desréseaux spécialisés à l’écart de la distribution généraliste de la porno-graphie. Ce type de pornographie qui s’inscrit historiquement dans laperspective de la pornographie fétichiste a cependant évolué et suivi sonpropre destin. Elle apparaît désormais dépouillée de l’attirail fétichistetraditionnel et l’exhibition des mutilations et des cicatrices se suffit à elle-même pour inclure ces documents dans des contextes pornographiques.L’exhibition de la mutilation fait donc office d’ « attirail » et vient ainsiconstituer un « plus » à l’exhibition du corps féminin. Ce faisant, la« pornographie handicapée » s’inscrit aussi dans l’ambiguïté sémantique

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du terme de « handicap », liée à son origine culturelle1 et qui désigne lamutilation, sa production et son traitement, ses causes et ses consé-quences, et « quelque chose en plus » en même temps que « quelque choseen moins ». Cette pornographie fonctionne ainsi comme un miroir gros-sissant qui dévoile les significations cachées du handicap et met l’accentsur l’ambiguïté de la compassion.

Ce genre de pornographie renseigne aussi sur les procédés de la porno-graphie généraliste. Il met en évidence que la représentation des organesgénitaux et des actes sexuels n’est pas nécessaire à la production intention-nelle de l’excitation chez le consommateur. Il met aussi en évidencel’importance des procédés de simulation, voire de falsification dans lafabrication de ces images2.

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1. H.-J. Stiker, Corps infirmes et sociétés, Paris, Aubier, 1982.2. Une première version de cette étude a été publiée dans : A. Blanc et H.-J. Stiker (eds). Le

handicap en images. Les représentations de la déficience dans les œuvres d’art. Ramonville, Sainte-Agne, éd. Evès, 2003.