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Poe Aventures a Gordon Pym

Jun 03, 2018

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  • 8/12/2019 Poe Aventures a Gordon Pym

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    dition

    du

    groupe

    Ebookslibre

    setgratuits

    Edgar Allan Poe

    Traduit par Charles Baudelaire

    LES AVENTURES DARTHURGORDON PYM DE NANTUCKET

    (1837)

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    Table des matires

    Prface.......................................................................................5I. Aventuriers prcoces. ........................................................... 8II. La cachette..........................................................................19III. Tigre enrag. .................................................................... 35IV. Rvolte et massacre.......................................................... 45

    V. La lettre de sang................................................................. 53

    VI. Lueur despoir................................................................... 62VII. Plan de dlivrance............................................................72VIII. Le revenant. ...................................................................80IX. La pche aux vivres. ......................................................... 89

    X. Le brick mystrieux. .......................................................... 98XI. La bouteille de porto. ......................................................103XII. La courte paille. ..............................................................111XIII. Enfin ! ...........................................................................120XIV. Albatros et pingouins....................................................132

    XV. Les les introuvables.......................................................142XVI. Explorations vers le ple. .............................................148XVII. Terre ! ..........................................................................154XVIII. Hommes nouveaux. ...................................................160XIX. Klock-Klock...................................................................168XX. Enterrs vivants ! ........................................................... 174

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    XXI. Cataclysme artificiel. ....................................................182XXII. Tekeli-li ! .....................................................................187XXIII. Le labyrinthe..............................................................194XXIV. Lvasion.....................................................................201XXV. Le gant blanc.............................................................209XXVI. Conjectures.................................................................215 propos de cette dition lectronique .................................218

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    Les aventures dArthur Gordon Pym deNantucket

    comprenant les dtails dune rvolte et dun affreux massacre bord du brick amricain le Grampus, faisant route vers les mers

    du Sud, en juin 1827 ; plus, lhistoire de la reprise du navire parles survivants ; leur naufrage et leurs horribles souffrances parsuite de la famine ; leur dlivrance par la golette anglaise laJaneGuy ; courte exploration de ce navire dans locan Antarctique ;prise de la golette et massacre de lquipage dans un groupedles au quatre-vingt-quatrime parallle de latitude sud ;conjointement, les incroyables aventures et dcouvertes danslextrme sud, dont ce dplorable dsastre a t lorigine.

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    Prface

    Lors de mon retour aux tats-Unis, il y a quelques mois,aprs lextraordinaire srie daventures dans les mers du Sud et

    ailleurs, dont je donne le rcit dans les pages suivantes, le hasardme fit faire la connaissance de plusieurs gentlemen de Richmond(Virginie), qui, prenant un profond intrt tout ce qui serattache aux parages que javais visits, me pressaientincessamment et me faisaient un devoir de livrer ma relation aupublic. Javais, toutefois, plusieurs raisons pour refuser dagirainsi : les unes, dune nature tout fait personnelle et neconcernant que moi ; les autres, il est vrai, un peu diffrentes.

    Une considration qui particulirement me faisait reculer, taitque, nayant pas tenu de journal durant la plus grande partie demon absence, je craignais de ne pouvoir rdiger de pure mmoireun compte rendu assez minutieux, assez li pour avoir toute laphysionomie de la vrit, dont il serait cependant lexpressionrelle, ne portant avec lui que lexagration naturelle, invitable, laquelle nous sommes tous ports quand nous relatons desvnements dont linfluence a t puissante et active sur les

    facults de limagination. Une autre raison, ctait que lesincidents raconter se trouvaient dune nature si positivementmerveilleuse, que, mes assertions nayant ncessairement dautresupport quelles-mmes (je ne parle pas du tmoignage dun seulindividu, et celui-l moiti Indien), je ne pouvais esprer decrance que dans ma famille et chez ceux de mes amis qui, dans lecours de la vie, avaient eu occasion de se louer de ma vracit ;mais, selon toute probabilit, le grand public regarderait mes

    assertions comme un impudent et ingnieux mensonge. Je doisdire aussi que ma dfiance de mes talents dcrivain tait une descauses principales qui mempchaient de cder aux suggestionsde mes conseillers.

    Parmi ces gentlemen de la Virginie que ma relationintressait si vivement, particulirement toute la partie ayant trait locan Antarctique, se trouvait M. Poe, nagure diteur du

    Southern Literary Messenger, revue mensuelle publie

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    Richmond par M. Thomas W. White1. Il mengagea fortement, luientre autres, rdiger tout de suite un rcit complet de tout ceque javais vu et endur, et me fier la sagacit et au senscommun du public, affirmant, non sans raison, que, si

    grossirement venu que ft mon livre au point de vue littraire,son tranget mme, si toutefois il y en avait, serait pour lui lameilleure chance dtre accept comme vrit.

    Malgr cet avis, je ne pus me rsoudre obir ses conseils.Il me proposa ensuite, voyant que je nen voulais pas dmordre,de lui permettre de rdiger sa manire un rcit de la premirepartie de mes aventures, daprs les faits rapports par moi, et de

    la publier sous le manteau de la fiction dans leMessager du Sud.Je ne vis pas dobjection faire cela, jy consentis et je stipulaiseulement que mon nom vritable serait conserv. Deuxmorceaux de la prtendue fiction parurent consquemment dansle Messager (numros de janvier et fvrier 1837), et, dans le butde bien tablir que ctait une pure fiction, le nom de M. Poe futplac en regard des articles la table des matires duMagazine.

    La faon dont cette supercherie fut accueillie minduisit enfin entreprendre une compilation rgulire et une publicationdesdites aventures ; car je vis quen dpit de lair de fable dontavait t si ingnieusement revtue cette partie de mon rcitimprime dans le Messager (o dailleurs pas un seul fait navaitt altr ou dfigur), le public ntait pas du tout dispos laccepter comme une pure fable, et plusieurs lettres furentadresses M. Poe, qui tmoignaient dune conviction tout fait

    contraire. Jen conclus que les faits de ma relation taient de tellenature quils portaient avec eux la preuve suffisante de leurauthenticit, et que je navais consquemment pas grand-chose redouter du ct de lincrdulit populaire.

    1Edgar Poe fut le premier diteur, pour ainsi dire le fondateur du

    Southern Literary Messenger. Il tait alors trs jeune. Voir la prfacedu premier volume desHistoires extraordinaires. (C.B.)

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    Aprs cet expos, on verra tout dabord ce qui mappartient,ce qui est bien de ma main dans le rcit qui suit, et loncomprendra aussi quaucun fait na t travesti dans les quelquespages crites par M. Poe. Mme pour les lecteurs qui nont point

    vu les numros du Messager, il serait superflu de marquer ofinit sa part et o la mienne commence ; la diffrence du style sefera bien sentir.

    A. G. PYM New York, juillet 1838.

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    I. Aventuriers prcoces.

    Mon nom est Arthur Gordon Pym. Mon pre tait unrespectable commerant dans les fournitures de la marine,

    Nantucket, o je suis n. Mon aeul maternel tait attorney, avecune belle clientle. Il avait de la chance en toutes choses, et il fitplusieurs spculations trs heureuses sur les fonds de lEdgartonNew Bank, lors de sa cration. Par ces moyens et par dautres, ilrussit se faire une fortune assez passable. Il avait plusdaffection pour moi, je crois, que pour toute autre personne aumonde, et javais lieu desprer la plus grosse part de cette fortune sa mort. Il menvoya, lge de six ans, lcole du vieux

    M. Ricketts, brave gentleman qui navait quun bras, et demanires assez excentriques ; il est bien connu de presque toutesles personnes qui ont visit New Bedford. Je restai son colejusqu lge de seize ans, et je la quittai alors pour lacadmie deM. E. Ronald, sur la montagne. L je me liai intimement avec lefils de M. Barnard, capitaine de navire, qui voyageaitordinairement pour la maison Lloyd et Vredenburg ; M. Barnardest bien connu aussi New Bedford, et il a, jen suis sr, plusieurs

    parents Edgarton. Son fils sappelait Auguste, et il tait plus gque moi de deux ans peu prs. Il avait fait un voyage avec sonpre sur le baleinier leJohn Donaldson, et il me parlait sans cessede ses aventures dans locan Pacifique du Sud. Jallaisfrquemment avec lui dans sa famille, jy passais la journe etquelquefois toute la nuit. Nous couchions dans le mme lit, et iltait bien sr de me tenir veill presque jusquau jour en meracontant une foule dhistoires sur les naturels de lle de Tinian,

    et autres lieux quil avait visits dans ses voyages. Je finis parprendre un intrt particulier tout ce quil me disait, et peu peu je conus le plus violent dsir daller sur mer. Je possdais uncanot voiles qui sappelait lAriel, et qui valait bien soixante-quinze dollars environ, Il avait un pont coup, avec un coqueron,et il tait gr en sloop ; jai oubli son tonnage, mais il aurait putenir dix personnes sans trop de peine. Ctait avec ce bateau quenous avions lhabitude de faire les plus folles quipes du monde ;

    et maintenant, quand jy pense, cest pour moi le plus parfait desmiracles que je sois encore vivant.

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    Je raconterai lune de ces aventures, en matire

    dintroduction un rcit plus long et plus important. Un soir, il yavait du monde chez M. Barnard, et la fin de la soire, Auguste

    et moi, nous tions passablement gris. Comme je faisaisdordinaire en pareil cas, au lieu de retourner chez moi, je prfraipartager son lit. Il sendormit fort tranquillement, je le crus dumoins (il tait peu prs une heure du matin quand la socit sespara), et sans dire un mot sur son sujet favori. Il pouvait bienstre coul une demi-heure depuis que nous tions au lit, etjallais justement massoupir, quand il se rveilla soudainement etjura, avec un terrible juron, quil ne consentirait pas dormir,

    pour tous les Arthur Pym de la chrtient, quand soufflait une sibelle brise du sud-ouest. Jamais de ma vie je ne fus si tonn, nesachant pas ce quil voulait dire, et pensant que les vins et lesliqueurs quil avait absorbs lavaient mis absolument hors de lui.Il se mit nanmoins causer trs tranquillement, disant quilsavait bien que je le croyais ivre, mais quau contraire il navaitjamais de sa vie t plus calme. Il tait seulement fatigu, ajouta-t-il, de rester au lit comme un chien par une nuit aussi belle, et il

    tait rsolu se lever, shabiller, et faire une partie en canot.Je ne saurais dire ce qui sempara de moi ; mais peine ces motstaient-ils sortis de sa bouche, que je sentis le frisson delexcitation, la plus grande ardeur au plaisir, et je trouvai que safolle ide tait une des plus dlicieuses et des plus raisonnableschoses du monde. La brise qui soufflait tait presque unetempte, et le temps tait trs froid ; nous tions dj assez avanten octobre. Je sautai du lit, toutefois, dans une espce de

    dmence, et je lui dis que jtais aussi brave que lui, aussi fatiguque lui de rester au lit comme un chien, et aussi prt faire toutesles parties de plaisir du monde que tous les Auguste Barnard deNantucket.

    Nous mmes nos habits en toute hte, et nous nousprcipitmes vers le canot. Il tait amarr au vieux quai ruinprs du chantier de construction de Pankey et Compagnie,

    battant affreusement de son bordage les solives raboteuses.Auguste entra dedans et se mit le vider, car il tait moiti plein

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    deau. Cela fait, nous hissmes le foc et la grande voile, nousportmes plein, et nous nous lanmes avec audace vers le large.

    Le vent, comme je lai dit, soufflait frais du sud-ouest. La nuittait claire et froide. Auguste avait pris la barre, et je mtaisinstall prs du mt sur le pont de la cabine. Nous filions toutdroit avec une grande vitesse, et nous navions ni lun ni lautresouffl un mot depuis que nous avions dtach le canot du quai.Je demandai alors mon camarade quelle route il prtendaittenir, et quel moment il croyait que nous reviendrions terre. Ilsiffla pendant quelques minutes, et puis dit dun ton hargneux :

    Moi,je vais en mer ; quant vous,vous pouvez bien aller la maison si vous le jugez propos !

    Tournant mes yeux vers lui, je maperus tout de suite que,malgr son insouciance affecte, il tait en proie une forteagitation. Je pouvais le voir distinctement la clart de la lune :son visage tait plus ple que du marbre, et sa main tremblait sifort qu peine pouvait-elle retenir la barre. Je vis quil tait arrivquelque chose de grave, et je devins srieusement inquiet. cettepoque, je ntais pas trs fort sur la manuvre, et je me trouvaiscompltement la merci de la science nautique de mon ami. Levent venait aussi de frachir tout coup, car nous tionsvigoureusement pousss loin de la cte ; cependant jtaishonteux de laisser voir la moindre crainte, et pendant prs duneheure je gardai rsolument le silence. Toutefois, je ne pus passupporter cette situation plus longtemps, et je parlai Auguste de

    la ncessit de revenir terre. Comme prcdemment, il restaprs dune minute sans me rpondre et sans faire attention monconseil.

    Tout lheure, dit-il enfin, nous avons le temps cheznous tout lheure.

    Je mattendais bien une rponse de ce genre, mais il y avaitdans laccent de ses paroles quelque chose qui me remplit dune

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    sensation de crainte inexprimable. Je le considrai de nouveauattentivement. Ses lvres taient absolument livides, et sesgenoux tremblaient si fort lun contre lautre quil semblait nepouvoir qu peine se tenir debout.

    Pour lamour de Dieu ! Auguste, criai-je, compltementeffray cette fois, quavez-vous ? quy a-t-il ? que dcidez-vous ?

    Quy a-t-il ! balbutia Auguste avec toute lapparence dungrand tonnement, lchant en mme temps la barre dugouvernail et se laissant tomber en avant dans le fond du canot,quy a-t-il ! mais rien rien du tout la maison nous y allons,que diable ! ne le voyez-vous pas ?

    Alors toute la vrit mapparut. Je mlanai vers lui et lerelevai. Il tait ivre, bestialement ivre ; il ne pouvait plus ni setenir, ni parler, ni voir. Ses yeux taient absolument vitreux. Danslexcs de mon dsespoir, je le lchai, et il roula comme une bchedans leau du fond du canot do je lavais tir. Il tait videntque, pendant la soire, il avait bu beaucoup plus que je navaissouponn, et que sa conduite au lit tait le rsultat dune de cesivresses profondment concentres, qui, comme la folie, donnentsouvent la victime la facult dimiter lallure des gens en parfaitepossession de leurs sens. Latmosphre froide de la nuit avaitproduit bientt son effet accoutum ; lnergie spirituelle avaitcd son influence, et la perception confuse que sans aucundoute il avait eue alors de notre prilleuse situation navait serviqu hter la catastrophe. Maintenant il tait absolument inerte,

    et il ny avait aucune probabilit pour quil ft autrement avantquelques heures.

    Il nest gure possible de se figurer toute ltendue de moneffroi. Les fumes du vin staient vapores, et me laissaientdoublement timide et irrsolu. Je savais que jtais absolumentincapable de manuvrer le bateau et quune brise furieuse avecun fort reflux nous prcipitait vers la mort. Une temptesamassait videmment derrire nous ; nous navions ni boussole

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    ni provisions, et il tait clair que, si nous tenions notre routeactuelle, nous perdrions la terre de vue avant le point du jour. Cespenses et une foule dautres, galement terribles, traversrentmon esprit avec une blouissante rapidit, et pendant quelques

    instants elles me paralysrent au point de mter la possibilit defaire le moindre effort. Le canot fuyait en plein devant le vent ; ilpiquait dans leau et filait avec une terrible vitesse sans un risdans le foc ni dans la grande voile, et plongeant compltementson avant dans lcume. Ctait le miracle des miracles quil nemasqut pas, Auguste ayant lch la barre, comme je lai dit, etjtais, quant moi, trop agit pour penser men emparer. Mais,par bonheur, le canot se tint devant le vent, et peu peu je

    recouvrai en partie ma prsence desprit. Le vent augmentaittoujours dune manire furieuse, et quand, aprs avoir plong delavant, nous nous relevions, la lame retombait, crasante surnotre arrire, et nous inondait deau. Et puis jtais si absolumentglac dans tous mes membres que je navais presque pasconscience de mes sensations. Enfin jinvoquai la rsolution dudsespoir, et, me prcipitant sur la grande voile, je larguai tout.Comme je pouvais my attendre, elle fila par-dessus lavant, et

    submerge par leau, elle emporta net le mt par-dessus le bord.Ce fut ce dernier accident qui me sauva dune destructionimminente. Avec le foc seulement, je pouvais maintenant fuirdevant le vent, embarquant de temps autre de gros paquets demer par larrire, mais soulag de la terreur dune mortimmdiate. Je me saisis de la barre, et je respirai avec un peu plusde libert, voyant quil nous restait encore une dernire chance desalut. Auguste gisait toujours ananti dans le fond du canot ; et,

    comme il tait en danger imminent dtre noy (il y avait presqueun pied deau lendroit o il tait tomb), je mingniai lesoulever un peu, et, pour le maintenir dans la position dunhomme assis, je lui passai autour de la taille une corde quejattachai un anneau sur le pont de la cabine. Ayant ainsiarrang toutes choses du mieux que je pouvais, glac et agitcomme je ltais, je me recommandai Dieu, et je me rsolus supporter tout ce qui marriverait avec toute la bravoure dontjtais capable.

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    peine mtais-je affermi dans ma rsolution, quesoudainement un grand, long cri, un hurlement, commejaillissant des gosiers de mille dmons, sembla courir traverslespace et passer par-dessus notre bateau. Jamais, tant que je

    vivrai, je noublierai lintense agonie de terreur que jprouvai ence moment. Mes cheveux se dressrent roides sur ma tte, jesentis mon sang se congeler dans mes veines, mon cur cessaentirement de battre, et, sans mme lever une fois les yeux pourvoir la cause de ma terreur, je tombai, la tte la premire, commeun poids inerte, sur le corps de mon camarade.

    Je me trouvai, quand je revins moi, dans la chambre dun

    grand navire baleinier, Le Pingouin, destination de Nantucket.Quelques individus se penchaient sur moi, et Auguste, plus pleque la mort, singniait activement me frictionner les mains.Quand il me vit ouvrir les yeux, ses exclamations de gratitude etde joie excitrent alternativement le rire et les larmes parmi leshommes au rude visage qui nous entouraient. Le mystre denotre conservation me fut bientt expliqu.

    Nous avions t couls par le baleinier, qui gouvernait au plusprs et louvoyait vers Nantucket avec toute la toile quil pouvaitrisquer par un pareil temps ; consquemment, il courait sur nouspresque angle droit. Quelques hommes taient de vigie lavant ; mais il naperurent notre bateau que quand il taitimpossible dviter la rencontre : leurs cris dalarme taient ce quimavait tellement terrifi. Le vaste navire, me dit-on, avait passsur nous avec autant de facilit que notre petit bateau aurait

    gliss sur une plume, et sans le moindre drangement dans samarche. Pas un cri ne sleva du pont du canot martyris ; il y eutseulement un lger bruit, comme dun dchirement, qui se mlaau mugissement du vent et de leau, quand la barque fragile, djengloutie, fut rabote par la quille de son bourreau, mais ce futtout. Pensant que notre bateau (dmt, on se le rappelle) ntaitquune pave de rebut, le capitaine (capitaine E. T. V. Block, deNew London) allait continuer sa route sans sinquiter autrement

    de laventure. Par bonheur, deux des hommes qui taient en vigiejurrent positivement quils avaient aperu quelquun la barre et

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    dirent quil tait encore possible de le sauver. Une discussionsensuivit ; mais Block se mit en colre et dit au bout dun instantque ce ntait pas son mtier de veiller ternellement toutesles coquilles duf ; que le navire ne virerait certainement pas de

    bord pour une pareille btise, et que sil y avait un hommeenglouti, ctait bien sa faute ; quil ne sen prt qu lui-mme ;quil pouvait bien se noyer et sen aller au diable ! ou quelqueautre discours dans le mme sens. Henderson, le second, reprit laquestion, justement indign, comme tout lquipage dailleurs,dun discours qui trahissait une telle cruaut, une telle absence decur. Il parla fort nettement, se sentant soutenu par les matelots dit au capitaine quil le considrait comme un sujet digne du

    gibet, et que, pour lui, il dsobirait ses ordres, quand mme ildevrait tre pendu pour cela au moment o il toucherait terre. Ilcourut larrire en bousculant Block (qui devint trs ple et nerpondit pas un mot), et, semparant de la barre, cria dune voixferme : la barre toute sous le vent ! Les hommes coururent leurs postes, et le navire vira rondement. Tout cela avait pris peu prs cinq minutes, et il paraissait peine possible maintenantde sauver lindividu quon croyait avoir vu bord du canot.

    Cependant, comme le lecteur le sait, Auguste et moi nous avionst repchs, et notre salut semblait tre le rsultat dun de cesmerveilleux bonheurs que les gens sages et pieux attribuent lintervention spciale de la Providence.

    Pendant que le navire tait toujours en panne, le second fitamener le canot et sauta dedans, je crois, avec les deux hommesqui prtendaient mavoir vu la barre. Ils venaient justement de

    quitter le bord de dessous le vent (la lune tait toujours trsclaire), quand le navire donna un fort et long coup de roulis duct du vent, et Henderson, au mme instant, se dressant sur sonbanc, cria ses hommes de nager culer. Il ne disait pas autrechose, criant toujours avec impatience : Nagez culer ! nagez culer ! Ils nageaient aussi vivement que possible ; mais pendantce temps le navire avait tourn et commenait aller de lavant,bien que tous les bras bord semployassent diminuer la toile.

    Malgr le danger de la tentative, le second se cramponna auxgrands porte-haubans, aussitt quils furent sa porte. Une

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    nouvelle grosse embarde jeta alors le ct de tribord hors deleau presque jusqu la quille, et enfin la cause de son anxitdevint visible. Le corps dun homme apparaissait, attach de lamanire la plus singulire au fond poli et brillant (Le Pingouin

    tait doubl et chevill en cuivre), et battait violemment contre lenavire chaque mouvement de la coque. Aprs quelques effortsinefficaces, renouvels chaque embarde du navire, au risquedcraser le canot, je fus enfin dgag de ma prilleuse situation ethiss bord, car ce corps, ctait moi. Il parat que lune deschevilles de la charpente, qui tait ressortie et stait fray unevoie travers le cuivre, mavait arrt pendant que je passais sousle navire, et mavait ainsi de la manire la plus singulire attach

    au fond. La tte de la cheville avait perc le collet de ma veste degros drap et la partie postrieure de mon cou et stait enfonceentre deux tendons, juste sous loreille droite. On mavait misimmdiatement au lit, bien que la vie part tout fait teinte enmoi. Il ny avait pas de mdecin bord. Le capitaine nanmoinsme traita avec toute sorte dattentions, sans doute pour faireamende aux yeux de son quipage de son atroce conduite dans lapremire partie de laventure.

    Cependant Henderson stait de nouveau loign du navire,bien que le vent alors tournt presque louragan. Au bout dequelques minutes, il tomba sur quelques dbris de notre bateau,et peu aprs lun de ses hommes lui affirma quil distinguait detemps en temps un cri travers le mugissement de la tempte.Cela poussa les courageux matelots persvrer dans leursrecherches plus dune demi-heure, malgr les signaux rpts du

    capitaine Block qui leur enjoignait de revenir, et bien que chaqueminute dans cette frle embarcation ft pour eux un dangermortel et imminent. Il est vraiment difficile de concevoircomment leur petit canot a pu chapper la destructionseulement une minute. Il tait dailleurs construit pour le servicede la pche la baleine et muni, comme jai pu le vrifier depuislors, de cavits air, linstar de quelques canots de sauvetagesur la cte du pays de Galles.

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    Aprs quils eurent vainement cherch pendant tout le tempsque jai dit, ils se dterminrent retourner bord. Ils avaient peine pris cette rsolution, quun faible cri sleva dun objet noirqui passait rapidement auprs deux. Ils se mirent la poursuite

    de la chose et lattraprent. Ctait le pont de lAriel et sa cabine.Auguste se dbattait auprs, comme dans sa suprme agonie. Ensemparant de lui, on vit quil tait attach par une corde lacharpente flottante. Cette corde, on se le rappelle, ctait moi quila lui avais passe autour de la taille et lavais fixe un anneau,pour le maintenir dans une bonne position ; et, en faisant ainsi,javais finalement, ce quil parat, pourvu au moyen de luisauver la vie. LAriel tait lgrement construit, et toute sa

    charpente, en plongeant, stait brise ; le pont de la cabine, toutnaturellement, fut soulev par la force de leau qui sy prcipitait,se dtacha compltement de la membrure et se mit flotter, avecdautres fragments sans doute, la surface ; Auguste flottait avec,et avait ainsi chapp une mort terrible.

    Ce ne fut que plus dune heure aprs avoir t dpos bordduPingouin quil put donner signe de vie et comprendre la nature

    de laccident qui tait survenu notre bateau. la longue, il serveilla compltement et parla longuement de ses sensationsquand il tait dans leau. peine avait-il repris un peu consciencede lui-mme quil stait trouv au-dessous du niveau de leau,tournant, tournant avec une inconcevable rapidit, et se sentantune corde troitement serre et roule deux ou trois fois autourdu cou. Un instant aprs, il stait senti remonter rapidement,quand, sa tte heurtant violemment contre une matire dure, lui

    tait retomb dans son insensibilit. En revenant lui denouveau, il stait senti plus matre de sa raison ; cependant elletait encore singulirement confuse et obscurcie. Il comprit alorsquil tait arriv quelque accident et quil tait dans leau, bienque sa bouche ft au-dessus de la surface et quil pt respirer avecquelque libert. Peut-tre en ce moment la cabine filaitrapidement devant le vent et lentranait ainsi, lui flottant etcouch sur le dos. Aussi longtemps quil aurait pu garder cette

    position, il et t presque impossible quil ft noy. Un coup delame le jeta alors tout fait en travers du pont ; il seffora de

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    garder cette position nouvelle, criant par intervalles : AuSecours ! Juste avant dtre enfin dcouvert par M. Henderson,il avait t oblig de lcher prise par suite de son puisement, et,retombant dans la mer, il stait cru perdu. Pendant tout le temps

    quavait dur cette lutte, il ne lui tait pas revenu le plus lgersouvenir de lAriel ni daucune chose ayant rapport lorigine dela catastrophe. Un vague sentiment de terreur et de dsespoiravait pris possession de toutes ses facults. Quand finalement ilfut repch, toute sa raison lavait abandonn ; et, comme je laidj dit, ce ne fut gure quune heure aprs avoir t pris borddu Pingouin quil eut pleinement conscience de sa situation. Ence qui me concerne, je fus tir dun tat trs voisin de la mort (et

    seulement aprs trois heures et demie, pendant lesquelles tous lesmoyens furent employs) par de vigoureuses frictions de flanelletrempe dans lhuile chaude, procd qui fut suggr par Auguste.La blessure de mon cou, quoique dune assez affreuse apparence,navait pas une grande gravit, et jen guris bien vite.

    Le Pingouin entra au port neuf heures du matin, aprs avoireu lutter contre une des brises les plus carabines qui aient

    jamais souffl au large de Nantucket. Auguste et moi, nous nousarrangemes pour paratre chez M. Barnard lheure dudjeuner, qui, heureusement, se trouvait un peu retarde causede la soire prcdente. Je suppose que toutes les personnesprsentes table taient trop fatigues elles-mmes pourremarquer notre physionomie harasse, car il net pas fallu unebien grande attention pour sen apercevoir. Dailleurs les colierssont capables daccomplir des miracles en fait de tromperie, et je

    ne crois pas quil soit venu lesprit dun seul de nos amis deNantucket que la terrible histoire que racontrent en villequelques marins : quils avaient coul un navire en mer et noytrente ou quarante pauvres diables, pt avoir trait lAriel, moncamarade ou moi. Lui et moi, nous avons depuis lors caus plusdune fois de laventure, mais jamais sans un frisson. Dans une denos conversations, Auguste me confessa franchement que detoute sa vie il navait jamais prouv une si atroce sensation

    deffroi que quand, sur notre petit bateau, il avait tout dun coup

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    dcouvert toute ltendue de son ivresse, et quil stait senticras par elle.

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    II. La cachette.

    En toute histoire de simple dommage ou danger, nous nepouvons tirer de conclusions certaines, pour ou contre, mme des

    donnes les plus simples. On supposera peut-tre quunecatastrophe comme celle que je viens de raconter devait refroidirefficacement ma passion naissante pour la mer. Tout aucontraire, je nprouvai jamais un si ardent dsir de connatre lestranges aventures qui accidentent la vie dun navigateur quunesemaine aprs notre miraculeuse dlivrance. Ce court espace detemps suffit amplement pour effacer de ma mmoire les partiestnbreuses, et pour amener en pleine lumire toutes les touches

    de couleur dlicieusement excitantes, tout le ct pittoresque denotre prilleux accident. Mes conversations avec Augustedevenaient de jour en jour plus frquentes et dun intrt toujourscroissant. Il avait une manire de raconter ses histoires de mer (jesouponne maintenant que ctaient, pour la moiti au moins, depures imaginations) bien faite pour agir sur un tempramententhousiaste comme le mien, sur une imagination quelque peusombre, mais toujours ardente. Ce qui nest pas moins trange,

    cest que ctait surtout en me peignant les plus terriblesmoments de souffrance et de dsespoir de la vie du marin, quilrussissait enrler toutes mes facults et tous mes sentimentsau service de cette romanesque profession. Pour le ct brillantde la peinture, je navais quune sympathie fort limite. Toutesmes visions taient de naufrage et de famine, de mort ou decaptivit parmi des tribus barbares, dune existence de douleurset de larmes, trane sur quelque rocher gristre et dsol, dans

    un ocan inaccessible et inconnu. De telles rveries, de tels dsirs,car cela montait jusquau dsir, sont fort communs, on me laaffirm depuis, parmi la trs nombreuse classe des hommesmlancoliques ; mais, lpoque dont je parle, je les regardaiscomme des chappes prophtiques dune destine laquelle jeme sentais, pour ainsi dire, vou. Auguste entrait parfaitementdans la situation de mon esprit. Vritablement il est probable quenotre intimit avait eu pour rsultat un change dune partie de

    nos caractres.

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    Huit mois environ aprs le dsastre de lAriel, la maisonLloyd et Vredenburg (maison lie jusqu un certain point aveccelle de MM. Enderby, de Liverpool, je crois) imagina de rpareret dquiper le brick le Grampus pour une pche la baleine.

    Ctait une vieille carcasse peine en tat de tenir la mer, mmeaprs quon et tout fait pour la rparer. Pourquoi fut-il choisi deprfrence dautres bons navires appartenant aux mmespropritaires, je ne sais trop mais enfin cela fut ainsi.M. Barnard fut charg du commandement, et Auguste devaitpartir avec lui. Pendant quon quipait le brick, il me pressaitsouvent avec instance de profiter de lexcellente occasion quisoffrait pour satisfaire mon dsir de voyager. Il me trouvait certes

    fort dispos lcouter ; mais la chose ntait pas si facile arranger. Mon pre ne sy opposait pas directement, mais mamre tombait dans des attaques de nerfs sitt quil tait questiondu projet ; et, pire que tout, mon grand-pre, de qui jattendaisbeaucoup, jura quil ne me laisserait pas un shilling si josaisdsormais entamer ce sujet avec lui. Mais ces difficults, loindabattre mon dsir, furent comme de lhuile sur le feu. Je rsolusde partir tout hasard ; et, quand jeus fait part de mon intention

    Auguste, nous nous ingnimes trouver un plan pour lamettre excution. Cependant, je me gardai bien de soufflerdsormais un mot du voyage aucun de mes parents ; et, commeje moccupais ostensiblement de mes tudes ordinaires, onsupposa que javais abandonn le projet. Souvent, depuis lors, jaiexamin ma conduite dans cette occasion avec autant de surpriseque de dplaisir. Cette profonde hypocrisie dont jusai pourlaccomplissement de mon projet, hypocrisie dont, pendant un si

    long espace de temps, furent pntres toutes mes paroles et mesactions, je navais pu me la rendre supportable moi-mme quegrce lardente et trange esprance avec laquelle jecontemplais la ralisation de mes rves de voyage si longuementcaresss.

    Pour laccomplissement de mon stratagme, jtaisncessairement oblig dabandonner beaucoup de choses

    Auguste, employ la plus grande partie de la journe bord duGrampus et soccupant de divers arrangements pour son pre

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    dans la cabine et dans la cale ; mais le soir nous tions srs denous retrouver, et nous causions de nos esprances. Aprs unmois environ pass de cette faon, sans avoir pu rencontrer unplan dune russite vraisemblable, il me dit enfin quil avait

    pourvu tout.

    Javais un parent qui vivait New Bedford, un M. Ross, chezqui javais lhabitude de passer quelquefois deux ou troissemaines. Le brick devait mettre la voile vers le milieu de juin(juin 1827), et il fut convenu quun jour ou deux avant quil prt lamer, mon pre recevrait, comme dhabitude, un billet de M. Ross,le priant de menvoyer vers lui pour passer une quinzaine avec

    Robert et Emmet, ses fils. Auguste se chargea de rdiger ce billetet de le faire parvenir. Ayant donc feint de partir pour NewBedford, je devais rejoindre mon camarade, qui me prpareraitune cachette bord du Grampus. Cette cachette, massura-t-il,serait installe dune manire assez confortable pour y pouvoirrester quelques jours, durant lesquels je devais ne pas memontrer. Quand le brick aurait fait suffisamment de route pourquil ne pt pas tre question de retour, alors, dit-il, je serais

    formellement install dans toutes les jouissances de la cabine ; etquant son pre, il rirait de bon cur de ce joli tour. Nousrencontrerions bien assez de navires par lesquels je pourrais faireparvenir une lettre mes parents pour leur expliquer laventure.

    Enfin, la mi-juin arriva, et tout tait suffisamment mri. Lebillet fut crit et envoy, et un lundi au matin je quittai la maisonfeignant de me rendre au paquebot de New Bedford. Cependant,

    jallai tout droit Auguste, qui mattendait au coin dune rue. Ilentrait dans notre plan primitif que je me tiendrais cach jusqula brune, et qualors je me glisserais bord du brick ; mais,comme nous avions en notre faveur un brouillard pais, il futconvenu que je ne perdrais pas de temps me cacher. Augusteprit le chemin de lembarcadre, et je le suivis quelque distance,envelopp dans un gros caban de matelot quil avait apport aveclui, pour rendre ma personne difficilement reconnaissable. Juste

    comme nous tournions au second coin, aprs avoir pass le puitsde M. Edmund, qui apparut, se tenant droit devant moi et me

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    regardant en plein visage ? mon grand-pre lui-mme, le vieuxM. Peterson !

    Eh bien ! eh bien ! dit-il, aprs une longue pause, Gordon !Dieu me pardonne ! qui ce paletot crasseux que vous avez sur ledos ?

    Monsieur ! rpliquai-je, prenant, aussi bien que je lepouvais, pour les besoins de la circonstance, un air de surpriseoffense, et parlant sur le ton le plus rude quon puisse imaginer,monsieur ! vous faites erreur, que je crois ; mon nom, avant tout,na rien de commun avec Goddin, et je dsire pour vous que vousy voyiez un peu plus clair et que vous ne traitiez pas mon cabanneuf de paletot crasseux, drle !

    Je ne sais comment je me retins dclater de rire en voyant lamanire bizarre dont le vieux gentleman reut cette bellerebuffade. Il sauta en arrire de deux ou trois pas, devint dabordtrs ple, et puis excessivement rouge, releva ses lunettes, puis,les rabaissant, fondit sur moi toute bride, en levant sonparapluie. Cependant, il sarrta tout court dans sa carrire,comme frapp soudainement dun souvenir ; et alors il sedtourna et sen alla clopinant tout le long de la rue, frmissanttoujours de rage et marmottant entre ses dents :

    a ne va pas ! des lunettes neuves ! jaurais jur que ctaitGordon ; maudit propre rien de matelot du diable !

    Aprs lavoir chapp belle, nous continumes notre routeavec plus de prudence, et nous arrivmes heureusement notredestination. Il ny avait quun ou deux hommes bord, et ilstaient occups je ne sais quoi sur le gaillard davant. Lecapitaine Barnard, nous le savions, avait affaire chez Lloyd etVredenburg, et il y devait rester fort avant dans la soire ; nousnavions donc pas grand-chose craindre de son ct. Augustemonta le premier bord du navire, et je ly suivis bien vite, sansavoir t remarqu par les hommes qui travaillaient. Nous

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    entrmes tout de suite dans la chambre, et nous ny trouvmespersonne. Elle tait installe de la manire la plus confortable,chose assez insolite bord dun baleinier. Il y avait quatreexcellentes cabines dofficier avec des cadres larges et commodes.

    Je remarquai aussi un vaste pole et un tapis trs beau et trspais qui recouvrait le plancher de la chambre et des cabinesdofficier. Le plafond tait bien une hauteur de sept pieds, ettout tait dune apparence plus vaste et plus agrable que je nelavais espr. Auguste, toutefois, naccorda que peu de temps ma curiosit et insista sur la ncessit de me cacher le pluspromptement possible. Il me conduisit dans sa propre cabine, quitait tribord et tout prs de la cloison tanche. En entrant, il tira

    la porte et la ferma au verrou. Il me sembla que je navais jamaisvu une plus jolie petite chambre que celle o je me trouvais alors.Elle tait longue de dix pieds environ, et navait quun seul cadre,qui, comme je lai dj dit, tait large et commode. Dans la partiede la cabine contigu la cloison tanche, il y avait un espace dequatre pieds carrs, contenant une table, une chaise et une rangede rayons chargs de livres, principalement de livres de voyageset de navigation. Je vis dans cette chambre une foule dautres

    petites commodits, parmi lesquelles je ne dois pas oublier uneespce de garde-manger ou darmoire aux rafrachissements,dans laquelle Auguste me montra une collection choisie defriandises et de liqueurs.

    Il pressa avec ses doigts sur un certain endroit du tapis, dansun coin de lespace dont jai parl, en faisant voir quune portiondu parquet, de seize pouces carrs environ, avait t

    soigneusement dtache et rajuste. Sous la pression, cette partiesleva suffisamment dun ct pour livrer en dessous passage son doigt. De cette manire il agrandit louverture de la trappe (laquelle le tapis restait fix par des pointes), et je vis quelleconduisait dans la cale darrire. Il alluma immdiatement unepetite bougie laide dune allumette phosphorique, et, plaant lalumire dans une lanterne sourde, il descendit traverslouverture, me priant de le suivre. Je fis comme il disait, et alors

    il ramena la porte sur le trou au moyen dun clou plant sur laface infrieure ; le tapis reprenait ainsi sa position primitive sur le

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    plancher de la cabine, et toutes les traces de louverture setrouvaient dissimules.

    La bougie jetait un rayon si faible que ce ntait qu grand-peine que je pouvais trouver ma route travers lamas confusdobjets dont jtais entour. Cependant, mes yeuxsaccoutumrent par degrs lobscurit, et je mavanai avecmoins dembarras, me tenant accroch aux basques de lhabit demon camarade. Il me conduisit enfin, aprs avoir ramp et tourn travers dinnombrables et troits passages, une caisse cerclede fer semblable celle dont on se sert quelquefois pour emballerla faence de prix. Elle tait haute denviron quatre pieds et

    longue de six bons pieds, mais excessivement troite. Deux vastesbarriques dhuile vides taient poses au-dessus, et par-dessuscelles-ci une norme quantit de paillassons empils jusquauplafond. Tout autour et dans tous les sens, tait arrim, aussiserr que possible et jusquau plafond, un vritable chaos deprovisions de bord, avec un mlange htrogne de cages, depaniers, de barils et de balles, au point que ctait pour moicomme un miracle que nous eussions pu nous frayer un chemin

    jusqu la caisse en question. Jappris ensuite quAuguste avaitdispos dessein tout larrimage dans la cale, dans le but de meprparer une excellente cachette, sans avoir eu dautre aide dansce travail quun seul homme qui ne partait pas avec le brick.

    Mon camarade me montra alors que lune des parois de lacaisse pouvait senlever volont. Il la fit glisser de ct et memontra lintrieur, dont je me divertis beaucoup. Un matelas

    enlev lun des cadres de la chambre recouvrait tout le fond, etelle contenait tous les genres de confort qui avaient pu treaccumuls dans un si petit espace, me laissant toutefois une placesuffisante pour me tenir ma guise, soit sur mon sant, soitcouch tout de mon long. Il y avait, entre autres choses, quelqueslivres, des plumes, de lencre et du papier, trois couvertures, unegrosse cruche pleine deau, un petit baril de biscuits, trois ouquatre normes saucissons de Bologne, un vaste jambon, une

    cuisse froide de mouton rti, et une demi-douzaine de cordiaux etde liqueurs. Je pris tout de suite possession de mon petit

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    appartement avec un sentiment de satisfaction plus vaste, jensuis certain, que jamais monarque nen prouva en entrant dansun nouveau palais. Auguste mindiqua alors le moyen de fixer lect mobile de la caisse ; puis, rapprochant la bougie tout contre

    le pont, il me montra un bout de corde noire qui y tait attach.Cette corde, me dit-il, partait de ma cachette, serpentait traverstout larrimage, et aboutissait un clou fix dans le pont, juste au-dessous de la trappe qui conduisait dans sa cabine. Au moyen decette corde, je pouvais facilement retrouver mon chemin sansquil me servt de guide, au cas o quelque accident imprvurendrait ce voyage ncessaire. Il prit alors cong de moi, melaissant la lanterne, avec une bonne provision de bougies et de

    phosphore, et me promettant de me rendre visite aussi souventquil le pourrait faire sans attirer lattention. Nous tions alors au17 juin.

    Je restai dans ma cachette trois jours et trois nuits (autant, dumoins, que je pus le deviner) sans en sortir, except deux fois,pour tirer mes membres mon aise en me tenant debout entredeux cages, juste en face de louverture. Durant tout ce temps, je

    neus aucune nouvelle dAuguste ; mais cela ne me causa pasgrande inquitude, car je savais que le brick allait prendre la merdun moment lautre, et, dans toute cette agitation, mon ami nedevait pas trouver facilement loccasion de descendre me voir.Enfin jentendis la trappe souvrir et se fermer, et il mappelaalors dune voix sourde, me demandant si tout allait bien pourmoi, et si javais besoin de quelque chose.

    De rien, rpondis-je ; je suis aussi bien que je puis tre.Quand le brick met-il la voile ?

    Il lvera lancre dans moins dune demi-heure, merpondit-il ; jtais venu pour vous le faire savoir, et je craignaisque vous ne fussiez inquiet de mon absence. Je naurai pas lachance de redescendre avant quelque temps, peut-tre bien avanttrois ou quatre bons jours. Tout va bien l-haut. Aprs que je

    serai remont et que jaurai ferm la trappe, glissez-vous ensuivant le filin jusqu lendroit du clou. Vous y trouverez ma

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    montre ; elle peut vous tre utile, car vous navez pas la lumiredu jour pour apprcier le temps. Je parie que vous ne pourriezpas dire depuis combien de temps vous tes enterr ici : il ny aque trois jours ; nous sommes aujourdhui le 20 du mois. Je

    porterais bien la montre jusqu votre caisse ; mais je crains quonnait besoin de moi.

    Et puis il remonta.

    Une heure environ aprs son dpart, je sentis distinctementle brick se mettre en marche, et je me flicitai de commencer unvoyage pour de bon. Tout plein de cette ide, je rsolus de metenir en joie et dattendre tranquillement la suite des vnements,jusqu ce quil me ft permis dchanger mon troite caisse pourles commodits plus vastes, mais peine plus recherches, de lacabine. Mon premier soin fut daller chercher la montre. Je laissaila bougie allume, et je mavanai ttons dans les tnbres, touten suivant la corde travers ses dtours, tellement compliqusque je mapercevais quelquefois que, malgr tout mon travail ettout le chemin parcouru, jtais ramen un ou deux pieds dune

    position prcdente. la longue cependant, jatteignis le clou, et,massurant lobjet dun si long voyage, je men revinsheureusement. Jexaminai alors les livres dont Auguste mavaitpourvu avec une si charmante sollicitude, et je choisislExpdition de Lewis et Clarke lembouchure de la Columbia.Je men amusai pendant quelque temps, et puis, sentant mesyeux sassoupir, jteignis soigneusement la bougie, et je tombaibientt dans un profond sommeil.

    En mveillant, je me sentis lesprit singulirement brouill, etil scoula quelque temps avant que je pusse me rappeler lesdiverses circonstances de ma situation. Peu peu, toutefois, je mesouvins de tout. Je fis de la lumire et je regardai la montre ; maiselle stait arrte ; je navais donc aucun moyen dapprciercombien de temps avait dur mon sommeil. Mes membres taientbriss par des crampes, et je fus oblig, pour les soulager, de me

    tenir debout entre les cages. Comme je me sentis alors pris dunefaim presque dvorante, je pensai au mouton froid dont javais

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    mang un morceau avant de mendormir et que javais trouvexcellent. Mais quel fut mon tonnement en dcouvrant quil taitdans un tat de complte putrfaction ! Cette circonstance mecausa une grande inquitude ; car, rapprochant ceci du dsordre

    desprit que javais senti en mveillant, je commenai croire quejavais d dormir pendant une priode de temps tout faitinsolite. Latmosphre paisse de la cale y tait peut-tre bienpour quelque chose, et pouvait, la longue, amener les plusdplorables rsultats. Ma tte me faisait excessivement souffrir ;il me semblait que je ne pouvais tirer ma respiration quavecdifficult, et enfin jtais comme oppress par une foule desensations mlancoliques. Cependant je nosais pas me hasarder

    ouvrir la trappe ou tenter quelque autre moyen qui aurait pucauser du trouble, et, ayant simplement remont la montre, je fismon possible pour me rsigner.

    Pendant le long espace de vingt-quatre insupportablesheures, personne ne vint mon secours, et je ne pouvaismempcher daccuser Auguste de la plus grossire indiffrence.Ce qui malarmait principalement, ctait que leau de ma cruche

    tait rduite presque une demi-pinte, et que je souffraisbeaucoup de la soif, ayant copieusement mang du saucisson deBologne aprs la perte de mon mouton. Je devins excessivementinquiet, et je ne pris plus aucun intrt mes livres. Jtaisdomin aussi par un dsir tonnant de sommeil, et je tremblais lide de my abandonner, de peur quil nexistt dans lairrenferm de la cale quelque influence pernicieuse, comme celledu charbon en ignition. Cependant, le roulis du brick me prouvait

    que nous tions en plein ocan, et un bruit sourd, un ronflement,qui arrivait mes oreilles comme dune immense distance, meconvainquait que la brise qui soufflait ntait pas une briseordinaire. Je ne pouvais imaginer aucune raison pour expliquerlabsence dAuguste. Nous tions certainement assez avancsdans la route pour me permettre de monter sur le pont. Il pouvaitlui tre arriv quelque accident ; mais je nen conjecturai aucunqui mexpliqut comment il me laissait si longtemps prisonnier,

    sauf quil ft mort subitement ou quil ft tomb par-dessusbord ; et mappesantir sur une pareille ide, quelques secondes

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    seulement, tait pour moi chose insupportable. Il tait encorepossible que nous eussions t battus par les vents debout, et quenous fussions encore proximit de Nantucket. Mais je fusbientt oblig de renoncer cette ide ; car, si tel et t le cas, le

    brick aurait souvent vir de bord, et jtais parfaitementconvaincu, daprs son inclinaison continuelle sur bbord, quilavait fait route tout le temps avec une brise faite tribord.Dailleurs, en accordant que nous fussions toujours dans levoisinage de lle, Auguste naurait-il pas d me rendre visite etminformer de la situation ?

    Tout en rflchissant ainsi sur les embarras de ma situation

    dplorable et solitaire, je rsolus dattendre encore vingt-quatreautres heures, aprs lesquelles, si je ne recevais pas de secours, jeme dirigerais vers la trappe et je mefforcerais, soit dobtenir uneentrevue avec mon ami, soit du moins de respirer un peu dairfrais travers louverture et demporter de sa cabine une nouvelleprovision deau. Pendant que je moccupais de cette ide, jetombai, malgr toute ma rsistance, dans un profond sommeil ouplutt dans une espce de torpeur. Mes rves taient de la nature

    la plus terrible. Tous les genres de calamit et dhorreursabattirent sur moi. Entre autres misres, je me sentais touffjusqu la mort, sous dnormes oreillers, par des dmons delaspect le plus sinistre et le plus froce. Dimmenses serpents metenaient dans leurs treintes et me regardaient ardemment auvisage avec des yeux affreusement brillants. Et puis des dsertssans limite et du caractre le plus dsespr, le plus chargdeffroi, se projetaient devant moi. De gigantesques troncs

    darbres gristres, sans feuilles, se dressaient, comme uneprocession sans fin, aussi loin que mon il pouvait atteindre.Leurs racines taient noyes dans dimmenses marcages dont leseaux stalaient au loin, affreusement noires, sinistres et terriblesdans leur immobilit. Et les tranges arbres semblaient dousdune vitalit humaine, et, agitant et l leurs bras de squelettes,demandaient grce aux eaux silencieuses et criaient misricordeavec laccent vibrant, perant, du dsespoir et de lagonie la plus

    aigu. Et puis la scne changeait, et je me trouvais debout, nu etseul, dans les sables brlants du Sahara. mes pieds gisait, blotti

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    et ramass, un lion froce des tropiques. Soudainement ses yeuxeffars souvraient et tombaient sur moi. Dun bond convulsif il sedressait sur ses pieds et il dcouvrait lhorrible range de sesdents. Aussitt, de son rouge gosier jaillissait un rugissement

    semblable au tonnerre du firmament, et je me jetaisimptueusement terre. Suffoqu par le paroxysme de la terreur,je me sentis enfin veill moiti. Et mon rve ntait pas tout fait un rve. Maintenant, au moins, jtais en possession de messens. Les pattes de quelque norme et vritable monstresappuyaient lourdement sur ma poitrine, sa chaude haleinesoufflait dans mon oreille, et ses crocs blancs et sinistresbrillaient sur moi travers lobscurit.

    Quand, pour sauver mille fois ma vie, je naurais eu quremuer un membre ou qu prononcer une syllabe, je naurais puni bouger ni parler. La bte, quelle quelle ft, gardait toujours saposition, sans tenter aucune attaque immdiate, et, moi, je restaiscouch au-dessous delle dans un tat complet dimpuissance, queje croyais tout proche de la mort. Je sentais que mes facultsphysiques et spirituelles mabandonnaient rapidement en un

    mot, que je me mourais, et que je me mourais de pure terreur. Macervelle flottait, la mortelle nause du vertige menvahissait, mesyeux me trahissaient, et les globes tincelants dards sur moisemblaient eux-mmes sobscurcir. Faisant un suprme et violenteffort, je lanai enfin vers Dieu une faible prire, et je me rsignai mourir. Le son de ma voix sembla rveiller toute la furie latentede lanimal ; il se prcipita tout de son long sur mon corps. Maisquelle fut ma stupfaction quand, poussant un long et sourd

    gmissement, il commena lcher mon visage et mes mainsavec la plus grande ptulance et les plus extravagantesdmonstrations daffection et de joie ! Jtais comme tourdi,perdu dtonnement, mais je ne pouvais pas avoir oubli legeignement particulier de Tigre, mon terre-neuve, et jeconnaissais bien la manire bizarre de ses caresses. Ctait lui. Jesentis comme un torrent de sang se ruer vers mes tempes, commeune sensation vertigineuse, crasante, de dlivrance et de

    ressuscitation. Je me dressai prcipitamment sur le matelas demon agonie, et, me jetant au cou de mon fidle compagnon et

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    ami, je soulageai la longue oppression de mon cur par un flot delarmes des plus passionnes.

    Comme dans une circonstance prcdente, mon cerveau,quand jeus quitt mon matelas, se trouvait dans une singulireconfusion, dans un parfait dsordre. Pendant assez longtemps, ilme sembla presque impossible de lier deux ides ; mais,lentement et graduellement, la facult de penser me revint, et jeme rappelai enfin les diffrentes circonstances de ma situation.Quant la prsence de Tigre, je mefforai en vain de melexpliquer, et, aprs mtre perdu en mille conjectures diverses son sujet, je me rjouis simplement, et sans plus de recherches,

    de ce quil tait venu partager ma lugubre solitude et merconforter de ses caresses. Bien des gens aiment leurs chiens ;mais, moi, javais pour Tigre une affection beaucoup plus ardenteque laffection commune, et jamais sans doute aucune crature nela mrita mieux. Pendant sept ans il avait t mon insparablecompagnon, et, dans une multitude de cas, il mavait donn lapreuve de toutes les nobles qualits qui nous font estimerlanimal. Je lavais arrach, quand il tait tout petit, des griffes

    dun mchant polisson de Nantucket qui le tranait leau avecune corde au cou ; et le chien, devenu grand, mavait pay sadette, trois ans plus tard peu prs, en me sauvant du gourdindun voleur de rue.

    Je pris alors la montre et maperus, en lappliquant monoreille, quelle stait arrte de nouveau ; mais je nen fusnullement tonn, tant convaincu, daprs ltat particulier de

    mes sens, que javais dormi, comme cela mtait dj arriv,pendant une trs longue priode de temps. Combien de temps ?cest ce quil mtait impossible de dire. Jtais consum par lafivre, et ma soif tait presque intolrable. Je cherchai ttons travers ma caisse le peu qui devait me rester de ma provisiondeau ; car je navais pas de lumire, la bougie ayant brljusquau ras du chandelier de la lanterne, et je ne pouvais pasmettre pour le moment la main sur le briquet. Enfin, trouvant la

    cruche, je maperus quelle tait vide ; Tigre, sans nul doute,navait pas rsist au dsir de boire, aussi bien que de dvorer

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    tout le restant du mouton dont los se promenait, admirablementnettoy, lentre de ma caisse. Je pouvais faire bon march de laviande gte, mais je sentais le cur me manquer, rien qu lidede leau. Jtais excessivement faible, si bien quau moindre

    mouvement, au plus lger effort, je tremblais de tout mon corps,comme dans un violent accs de fivre. Pour ajouter mesembarras, le brick tanguait et roulait avec une grande violence, etles barriques dhuile places au-dessus de ma caisse menaaient chaque instant de dgringoler, et de boucher ainsi lunique issuede ma cachette. Jprouvais aussi dhorribles souffrances parsuite du mal de mer. Toutes ces considrations me dterminrent me diriger tout hasard vers la trappe et chercher

    immdiatement du secours, avant que jen fusse devenu tout fait incapable. Cette rsolution prise, je cherchai de nouveau ttons le phosphore et les bougies ; je dcouvris le briquetphosphorique, non sans quelque peine ; mais, ne trouvant pas lesbougies aussi vite que je lesprais (car je me rappelais peu prslendroit o je les avais places), jabandonnai cette recherchepour le moment, et, recommandant Tigre de se tenir tranquille,je commenai dcidment mon voyage vers la trappe.

    Dans cette tentative, mon extrme faiblesse devint encoreplus manifeste. Ce ntait quavec la plus grande difficult que jepouvais me traner, et trs souvent mes membres se drobaientsoudainement sous moi ; puis, tombant prostern sur le visage, jerestais pendant quelques minutes dans un tat voisin delinsensibilit. Cependant, je luttais toujours et javanaislentement, tremblant tout moment de mvanouir dans le

    labyrinthe troit et compliqu de larrimage, auquel cas je navaisdautre dnouement attendre que la mort. la longue, faisantune pousse en avant avec toute lnergie dont je pouvaisdisposer, je donnai violemment du front contre langle aigu dunecaisse borde de fer. Laccident ne me causa quuntourdissement de quelques instants ; mais je dcouvris avec uninexprimable chagrin que le roulis sec et violent du navire avaitjet la caisse juste en travers de mon chemin, de manire

    barricader compltement le passage. En y mettant toute ma force,je ne pus pas la dranger seulement dun pouce, car elle tait trs

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    solidement cale entre les caisses environnantes et tous lesquipements de bord. Il me fallait donc, faible comme je ltais,ou lcher le filin conducteur et chercher un autre passage, ougrimper par-dessus lobstacle et reprendre ma route de lautre

    ct. Le premier parti prsentait trop de difficults et de dangers ;je ny pouvais penser sans un frisson. puis de corps et desprit,je devais infailliblement me perdre, si je tentais une pareilleimprudence, et prir misrablement dans ce lugubre et dgotantlabyrinthe de la cale. Je commenai donc, sans hsitation, rassembler tout ce qui me restait de force et de courage pourtcher, si faire se pouvait, de grimper par-dessus la caisse.

    Comme je me relevais dans ce but, je maperus quelentreprise dpassait mes prvisions et impliquait une besogneencore plus srieuse que je ne lavais imagin. De chaque ct deltroit passage, se dressait un vritable mur fait dune foule dematriaux des plus lourds ; la moindre bvue de ma part pouvaitles faire dgringoler sur ma tte ; ou, si jchappais ce malheur,le retour pouvait mtre absolument ferm par la masse croule,et je me trouvais ainsi en face dun nouvel obstacle. Quant la

    caisse, elle tait trs haute et trs massive, et le pied ny pouvaittrouver aucune prise. Enfin jessayai, par tous les moyenspossibles, dattraper le haut, esprant pouvoir me soulever ainsi la force des bras. Si javais russi latteindre, il est certain quema force et t tout fait insuffisante pour me soulever, et,somme toute, il valait mieux que je ny eusse pas russi. lalongue, comme je faisais un effort dsespr pour dranger lacaisse de sa place, je sentis comme une vibration sensible du ct

    qui me faisait face. Je glissai vivement ma main sur les intersticesdes planches, et je maperus que lune delles, une trs large,branlait. Avec mon couteau, que javais sur moi par bonheur, jerussis, mais non sans peine, la dtacher entirement ; et,passant travers louverture, je dcouvris, ma grande joie, quilny avait pas de planches du ct oppos, en dautres termes, quele couvercle manquait, et que ctait travers le fond que jemtais fray une voie. Ds lors, je suivis ma ligne sans trop de

    difficults, jusqu ce quenfin jatteignisse le clou. Je meredressai avec un battement de cur, et je poussai doucement la

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    porte de la trappe. Elle ne sleva pas avec autant de promptitudeque je lavais espr, et je la poussai avec un peu plus de dcisioncraignant toujours que quelque autre personne quAuguste ne setrouvt en ce moment dans sa cabine. Cependant, la porte, mon

    grand tonnement, resta ferme et je devins passablement inquiet,car je savais que primitivement elle cdait sans effort et lamoindre pression. Je la poussai vigoureusement, elle ne bougeapas ; de toute ma force, elle ne voulut pas cder ; avec rage, avecfurie, avec dsespoir, elle dfia tous mes efforts ; et il taitvident, en juger par linflexibilit de la rsistance, que le trouavait t dcouvert et solidement condamn, ou bien que quelquenorme poids avait t plac dessus, quil ne fallait pas songer

    soulever.

    Ce que jprouvai fut une sensation extrme dhorreur etdeffroi. Jessayai en vain de raisonner sur la cause probable quime murait ainsi dans ma tombe. Je ne pouvais attraper aucunechane logique de rflexions ; je me laissai tomber sur le plancher,et je mabandonnai sans rsistance aux imaginations les plusnoires, parmi lesquelles se dressaient principalement, crasants

    et terribles, la mort par la soif, la mort par la faim, lasphyxie etlenterrement prmatur. la longue cependant, une partie dema prsence desprit me revint. Je me relevai, et je cherchai avecmes doigts les joints et les fissures de la trappe. Les ayant trouvs,je les examinai scrupuleusement, pour vrifier sils laissaientfiltrer quelque lumire de la cabine ; mais il ny avait aucunelueur apprciable. Jintroduisis alors la lame tailler les plumes travers les fentes jusqu ce que jeusse rencontr un obstacle dur.

    En raclant, je dcouvris que ctait une masse norme de fer, et, la sensation particulire dondulations que me rendit ma lame enfrlant tout le long, je conclus que ce devait tre une chane. Leseul parti qui me restt suivre maintenant tait de reprendre maroute vers ma caisse, et l de me rsigner mon triste destin, oude mappliquer pacifier mon esprit pour le rendre capable decombiner quelque plan de salut. Jentrepris immdiatement lachose, et je russis, aprs dinnombrables difficults, effectuer

    mon retour. Comme je me laissais tomber, entirement puis,sur mon matelas, Tigre stendit tout de son long mon ct,

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    comme dsirant par ses caresses, me consoler de toutes les peineset mexhorter les supporter avec courage.

    la longue, la singularit de sa conduite arrta fortementmon attention. Aprs avoir lch mon visage et mes mainspendant quelques minutes, il sarrtait tout coup et poussait unsourd gmissement. Quand jtendais ma main vers lui, je letrouvais invariablement couch sur le dos, avec ses pattes en lair.Cette conduite, si frquemment rpte, me paraissait trange, etje ne pouvais en aucune faon men rendre compte. Comme lepauvre chien semblait dsol, je conclus quil avait reu quelquecoup ; et, prenant ses pattes dans mes mains, je les ttai une

    une mais je ny trouvai aucun symptme de mal. Je supposaialors quil avait faim, et je lui donnai un gros morceau de jambonquil dvora avidement, et puis il recommena son extraordinairemanuvre. Jimaginai alors quil souffrait, comme moi, lestortures de la soif, et jallais adopter cette conclusion comme laseule vraie, quand lide me vint que je navais jusqualorsexamin que ses pattes, et quil pouvait bien avoir une blessure enquelque endroit du corps ou de la tte. Je ttai soigneusement la

    tte, mais je ny trouvai rien. Mais en passant ma main le long dudos, je sentis comme une lgre rection du poil qui le traversaitdans toute sa largeur. En sondant le poil avec mon doigt, jedcouvris une ficelle que je suivis et qui passait tout autour ducorps. Grce un examen plus soigneux, je rencontrai une petitebande qui me causa la sensation du papier lettre ; la ficelletraversait cette bande et avait t assujettie de faon la fixerjuste sous lpaule gauche de lanimal.

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    III. Tigre enrag.

    Lide me vint tout de suite que ce papier tait un billetdAuguste, et que, quelque accident inconcevable layant empch

    de venir me tirer de ma prison, il avait avis ce moyen pour memettre au courant du vritable tat des choses. Tout palpitantdimpatience, je me mis de nouveau la recherche de mesallumettes phosphoriques et de mes bougies. Javais comme unsouvenir confus de les avoir soigneusement serres quelque part,juste avant de massoupir, et je crois bien quavant ma dernireexpdition vers la trappe jtais parfaitement capable de merappeler lendroit prcis o je les avais dposes. Mais,

    maintenant, ctait en vain que je mefforais de me le rappeler, etje perdis bien une bonne heure dans une recherche inutile etirritante de ces maudits objets ; jamais, certainement, je ne metrouvai dans un tat plus douloureux danxit et dincertitude.Enfin, comme je ttais partout, ma tte appuye presque contre lelest, prs de louverture de ma caisse et un peu en dehors,jentrevis comme une faible lueur dans la direction du poste. Trstonn, je mefforai de me diriger vers cette lueur, qui me

    semblait ntre qu quelques pieds de moi. peine avais-jecommenc me remuer dans ce but, que je lavais entirementperdue de vue ; et, pour lapercevoir de nouveau, je fus oblig dettonner le long de ma caisse jusqu ce que jeusse exactementretrouv ma position premire. Alors, ttonnant prudemmentavec ma tte, de et del, je dcouvris quen mavanantlentement, avec la plus grande prcaution, dans un sens oppos celui que javais adopt dabord, je pourrais arriver auprs de la

    lumire sans la perdre de vue. Enfin donc jy parvins, non sansavoir suivi une route pniblement brise par une foule de dtours,et je dcouvris que cette lumire provenait de quelques fragmentsde mes allumettes parpilles dans un baril vide et couch sur lect. Je mtonnais fort de les retrouver en pareil lieu, quand mamain tomba sur deux ou trois morceaux de cire qui avaient tvidemment mchonns par le chien. Jen conclus tout de suitequil avait dvor toute ma provision de bougies, et je dsesprai

    de pouvoir jamais lire le billet dAuguste. Les bribes de ciretaient si bien amalgames avec dautres dbris dans le baril, que

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    je renonai en tirer le moindre secours, et je les laissai o ellestaient. Quant au phosphore, dont il restait encore une ou deuxmiettes lumineuses, je le rcoltai du mieux que je pus, et jeretournai avec beaucoup de peine jusqu ma caisse, o Tigre

    tait rest pendant tout ce temps.

    Je ne savais, en vrit, que faire maintenant. La cale tait siprofondment sombre, que je ne pouvais pas voir ma main,mme en lapprochant tout prs de mon visage. Quant la bandeblanche de papier, je pouvais peine la distinguer, et encore centait pas en la regardant directement, mais en tournant vers ellela partie extrieure de la rtine, cest--dire en lobservant un peu

    de travers, que je parvenais la rendre lgrement sensible monil. On peut ainsi se figurer combien tait noire la nuit de maprison, et le billet de mon ami, si toutefois ctait un billet de lui,semblait ne devoir servir qu augmenter mon trouble, entourmentant sans utilit mon pauvre esprit dj si agit et siaffaibli. En vain je roulais dans mon cerveau une fouledexpdients absurdes pour me procurer de la lumire, desexpdients analogues ceux quimaginerait, pour un but

    semblable, un homme envelopp du sommeil troublant delopium ; chacun apparaissant tour tour au songeur comme laplus raisonnable et la plus absurde des inventions, selon que leslueurs de la raison ou celles de limagination dominent dans sonesprit vacillant. la fin, une ide se prsenta moi, qui me parutrationnelle, et je ne mtonnai que dune chose, ctait de ne paslavoir trouve tout de suite. Je plaai la bande de papier sur ledos dun livre, et, ramassant les dbris dallumettes chimiques

    que javais rapports du baril, je les mis tous ensemble sur lepapier ; puis avec la paume de ma main, je frottai le toutvivement, mais solidement. Une lumire claire se rpanditimmdiatement la surface, et sil y avait eu quelque chose dcritdessus, je suis sr que je naurais pas eu la moindre difficult lelire. Il ny avait pas une syllabe, rien quune triste et dsolanteblancheur ; la clart steignit en quelques secondes, et je sentismon cur svanouir avec elle.

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    Jai dj dit que, pendant une priode prcdente, mon espritstait trouv dans un tat voisin de limbcillit. Il y eut, il estvrai, quelques intervalles de parfaite lucidit et mme, de temps autre, dnergie ; mais ils avaient t peu nombreux. On doit se

    rappeler que je respirais, depuis plusieurs jours certainement,latmosphre presque pestilentielle dun troit cachot dans unnavire baleinier, et, pendant une bonne partie de ce temps, jenavais joui que dune quantit deau trs insuffisante. Pendantles dernires quatorze ou quinze heures, jen avais t totalementpriv, aussi bien que de sommeil. Des provisions sales de lanature la plus irritante avaient t ma principale et mme, depuisla perte de mon mouton, mon unique nourriture, lexception du

    biscuit de mer ; et encore ce dernier mtait devenu dun usagetout fait impossible, beaucoup trop sec et trop dur pour que magorge pt lavaler, enfle et dessche comme elle ltait. Javaisalors une fivre trs intense, et jtais tous gards excessivementmal. Cela expliquera comment de longues misrables heuresdabattement aient pu scouler depuis laventure du phosphore,avant que lide me vnt que je navais encore examin quun descts du papier. Je nessayerai pas de dcrire toutes mes

    sensations de rage (car je crois que la colre dominait toutes lesautres), quand le remarquable oubli que javais commis clatasoudainement dans mon esprit. Cette bvue naurait pas t trsgrave en elle-mme, si ma folie et ma ptulance ne leussent pasrendue telle ; dans mon dsappointement de ne pas trouverquelques mots sur la bande de papier, je lavais purilementdchire, et jen avais jet les morceaux ; o ? il mtaitimpossible de le savoir.

    Je fus, pour la partie la plus ardue du problme, tir daffairepar la sagacit de Tigre. Ayant trouv, aprs une longuerecherche, un petit morceau de billet, je le mis sous le nez duchien, mefforant de lui faire comprendre quil fallait mapporterle reste. mon grand tonnement (car je ne lui avais enseignaucun des tours habituels qui font la renomme de ses pareils), ilsembla entrer tout de suite dans ma pense, et, farfouillant

    pendant quelques moments, il en trouva bien vite un autremorceau assez important. Il me lapporta, fit une petite pause, et

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    frottant son nez contre ma main, parut attendre quejapprouvasse ce quil avait fait. Je lui donnai une petite tape surla tte, et il repartit immdiatement pour sa besogne. Quelquesminutes scoulrent avant quil ne revnt, mais enfin il rapporta

    une grande bande qui compltait tout le papier perdu ; je nelavais lacr, ce quil parat, quen trois morceaux. Trsheureusement, je neus pas grand-peine retrouver le peu quirestait de phosphore, guid par la lueur indistincte qumettaienttoujours un ou deux petits fragments. Mes msaventuresmavaient appris la ncessit de la prudence et je pris alors letemps de rflchir sur ce que jallais faire. Trs probablement,pensai-je, quelques mots avaient t crits sur le ct du papier

    que je navais pas examin ; mais quel tait ce ct ? lassemblagedes morceaux ne me donnait aucun renseignement cet gard etme garantissait simplement que je trouverais tous les mots (sitoutefois il y avait quelque chose) du mme ct, et se suivantlogiquement comme ils avaient t crits. Vrifier le point enquestion et dune manire indubitable tait une chose de la plusabsolue ncessit ; car les dbris de phosphore eussent t tout fait insuffisants pour une troisime preuve, si jchouais par

    malheur dans celle que jallais tenter. Je plaai, comme javaisdj fait, le papier sur un livre, et je massis pendant quelquesminutes, mrissant soigneusement la question dans mon esprit. la fin, je pensai quil ntait pas tout fait impossible que le ctcrit ft marqu de quelque ingalit sa surface, ingalitquune vrification dlicate par le toucher pouvait me rvler. Jersolus de faire lexprience, et je passai soigneusement mondoigt sur le ct qui se prsentait le premier ; je ne sentis

    absolument rien, et je retournai le papier, le rajustant sur le livre.Je promenai de nouveau mon index tout le long et avec unegrande prcaution, quand je dcouvris une lueur excessivementfaible, mais cependant sensible, qui accompagnait mon doigt.

    Ceci ne pouvait videmment provenir que de quelques petitesmolcules du phosphore dont javais frott le papier dans mapremire tentative. Lautre ct, le verso, tait donc celui o tait

    lcriture, si toutefois je devais enfin trouver quelque chose

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    dcrit. Je retournai donc encore le billet et je me mis luvre,comme javais fait prcdemment.

    Je frottai le phosphore ; une lumire en rsulta de nouveau,mais cette fois, quelques lignes dune grosse criture, et quisemblaient traces avec de lencre rouge, devinrent trsdistinctement visibles. La clart, quoique suffisamment brillante,ne fut que momentane. Cependant, si je navais pas t tropfortement agit, jaurais eu amplement le temps de dchiffrer lestrois phrases entires places sous mes yeux ; car je vis quil y enavait trois. Mais, dans mon impatience de tout lire dun seul coup,je ne russis qu attraper les sept mots de la fin qui taient :

    sang, restez cach, votre vie en dpend.

    Quand mme jaurais pu vrifier le contenu entier du billet, lesens complet de lavertissement que mon ami avait ainsi essayde me donner, cet avertissement, met-il rvl lhistoire dundsastre affreux, ineffable, naurait pas, jen suis fermementconvaincu, pntr mon esprit dun dixime de la matrisante etindfinissable horreur que minspira ce lambeau davis reu de

    cette faon. Et ce mot, sang, ce mot suprme, ce roi des mots,toujours si riche de mystre, de souffrance et de terreur, comme ilmapparut alors trois fois plus gros de signifiance ! Comme cettesyllabe vague, dtache de la srie des mots prcdents qui laqualifiaient et la rendaient distincte, tombait, pesante et glace,parmi les profondes tnbres de ma prison, dans les rgions lesplus intimes de mon me !

    Auguste avait indubitablement de bonnes raisons pourdsirer que je restasse cach, et je formai mille conjectures sur cequelles pouvaient tre ; mais je ne pus rien trouver qui medonnt une solution satisfaisante du mystre. Quand jtaisrevenu de mon dernier voyage la trappe, et avant que monattention et t attire par la singulire conduite de Tigre, javaispris la rsolution de me faire entendre tout hasard par leshommes du bord, ou, si je ny pouvais pas russir, dessayer de

    me frayer une voie travers le faux pont. La presque certitudeque javais dtre capable daccomplir, la dernire extrmit,

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    lune de ces deux entreprises, mavait donn le courage (que jenaurais pas eu autrement) dendurer les douleurs de masituation. Et voil que les quelques mots que je venais de lire mecoupaient ces deux ressources finales ! Alors, pour la premire

    fois, je sentis toute la misre de ma destine. Dans un paroxysmede dsespoir, je me rejetai sur le matelas, o je restai tendu,durant tout un jour et une nuit environ, dans une espce destupeur que traversaient par instants quelques lueurs de raison etde mmoire.

    la longue, je me levai une fois encore, et je moccupai rflchir sur les horreurs qui menvironnaient. Il mtait bien

    difficile de vivre encore vingt-quatre heures sans eau ; au-del,ctait chose impossible. Durant la premire priode de marclusion, javais librement us des liqueurs dont Auguste mavaitpourvu, mais elles navaient servi qu exciter ma fivre, sansapaiser ma soif le moins du monde. Il ne me restait plusmaintenant que le quart dune pinte, et ctait une espce de forteliqueur de noyau qui me faisait lever le cur. Les saucissonstaient entirement consomms ; du jambon il ne restait quun

    petit morceau de la peau ; et, sauf quelques dbris dun seulbiscuit, tout le reste avait t dvor par Tigre. Pour ajouter mesangoisses, je sentais que mon mal de tte augmentait chaqueinstant, toujours accompagn de cette espce de dlire quimavait plus ou moins tourment depuis mon premierassoupissement. Depuis plusieurs heures dj, je ne pouvais plusrespirer quavec la plus grande difficult, et maintenant, chaqueeffort de respiration tait suivi dun mouvement spasmodique de

    la poitrine des plus alarmants. Mais javais encore une autreraison dinquitude, dun genre tout fait diffrent, et ctaientles fatigantes terreurs qui en rsultaient qui mavaient surtoutarrach ma torpeur et mavaient contraint me relever sur monmatelas. Cette inquitude me venait de la conduite du chien.

    Javais dj observ une altration dans sa manire dtrependant que je frottais le phosphore sur le papier lors de ma

    dernire exprience. Juste comme je frottais, il avait fourr sonnez contre ma main avec un lger grognement ; mais jtais, en ce

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    moment, trop fortement agit pour faire grande attention cettecirconstance. Peu de temps aprs, on se le rappelle, je mtais jetsur le matelas, et jtais tomb dans une espce de lthargie. Jemaperus alors dun singulier sifflement tout contre mon oreille,

    et je dcouvris que ce bruit provenait de Tigre, qui haletait etsoufflait, comme sil tait en proie la plus grande excitation, lesglobes de ses yeux tincelant furieusement travers lobscurit.Je lui adressai la parole, et il me rpondit par un sourdgrognement ; et puis il se tint tranquille. Je retombai alors dansma torpeur, et jen fus de nouveau tir de la mme manire. Celase rpta trois ou quatre fois ; enfin sa conduite minspira unetelle frayeur, que je me sentis tout fait veill. Il tait alors

    couch tout contre louverture de la caisse, grognant terriblement,quoique dans une espce de ton bas et sourd, et grinant desdents comme sil tait tourment par de fortes convulsions.

    Je ne doutais pas que la privation deau et latmosphrerenferme de la cale ne leussent rendu enrag, et je ne savaisabsolument quel parti prendre. Je ne pouvais pas supporter lapense de le tuer, et cependant cela me semblait absolument

    ncessaire pour mon propre salut. Je distinguais parfaitement sesyeux fixs sur moi avec une expression danimosit mortelle, et jecroyais chaque instant quil allait mattaquer. la fin, je sentisque je ne pouvais pas endurer plus longtemps cette terriblesituation, et je rsolus de sortir de ma caisse tout hasard et denfinir avec lui, si une opposition de sa part rendait cette extrmitncessaire. Il me fallait, pour fuir, passer directement sur soncorps, et lon et dit quil pressentait dj mon dessein ; il se

    dressa sur ses pattes de devant, ce que je devinai au changementde position de ses yeux, et dploya la range blanche de ses crocsque je pouvais distinguer sans peine. Je pris les restes de la peaude jambon et la bouteille qui contenait la liqueur, et je les assuraibien contre moi, ainsi quun grand couteau de table quAugustemavait laiss ; puis, menveloppant de mon paletot, serr autantque possible, je fis un mouvement vers louverture de la caisse. peine avais-je boug, que le chien, avec un fort hurlement,

    slana ma gorge. Lnorme poids de son corps me frappa lpaule droite, et je tombai violemment gauche, pendant que

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    lanimal enrag passait tout entier par-dessus moi. Jtais tombsur mes genoux, ma tte ensevelie dans les couvertures, ce qui meprotgeait contre les dangers dune seconde attaque galementfurieuse ; car je sentais les dents aigus qui serraient

    vigoureusement la laine dont mon cou se trouvait envelopp, etqui par grand bonheur se trouvaient impuissantes en pntrertous les plis. Jtais alors plac sous lanimal, et en peu dinstantsje devais me trouver compltement en son pouvoir. Le dsespoirme donna de la vigueur ; je me relevai violemment, repoussant lechien loin de moi par la simple nergie de mon mouvement, ettirant avec moi les couvertures de dessus le matelas. Je les jetaialors sur lui, et, avant quil et pu sen dbarrasser, javais franchi

    la porte et lavais heureusement ferme en cas de poursuite. Maisdans cette bataille, javais t forc de lcher le morceau de peaude jambon, et je me trouvai ds lors rduit mon quart de pintede liqueur pour toutes provisions. Quand cette rflexion traversamon esprit, je me sentis emport par un de ces accs deperversit2 semblables au mouvement dun enfant gt dans uncas analogue, et, portant le flacon mes lvres, je le vidai jusqula dernire goutte, et puis je le brisai avec fureur mes pieds.

    peine lcho du verre fracass stait-il vanoui, quejentendis mon nom prononc dune voix inquite, mais touffe,dans la direction du logement de lquipage. Un incident de cettenature tait pour moi chose inattendue, et lmotion quil mecausa tait si intense, que ce fut en vain que je mefforai derpondre. Javais compltement perdu la facult de parler, et,tortur par la crainte que mon ami nen conclt que jtais mort et

    ne sen retournt sans essayer de me trouver, je me tenais deboutentre les cages, prs de la porte de la caisse, tremblantconvulsivement, la bouche bante, et luttant pour retrouver laparole. Quand mme un millier de mondes auraient dpendudune syllabe, je naurais pas pu la profrer. Jentendis alorscomme un lger mouvement travers larrimage, quelque part en

    2 Voir, pour saisir toute ltendue du terme, Le Dmon de la

    perversit et Le Chat noir, dans le 2e vol. des Histoiresextraordinaires. (C.B.)

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    une ide des ineffables dlices que me causa ce bon coup, aspirlonguement, tout dune haleine, cette boisson exquise, cettevolupt, la plus parfaite de toutes !

    Quand jeus apais peu prs ma soif, Auguste tira de sapoche trois ou quatre pommes de terre bouillies et froides, que jedvorai avec la plus grande avidit. Il avait apport de la lumiredans une lanterne sourde, et les dlicieux rayons ne me causaientpas moins de jouissance que la nourriture et le liquide. Maisjtais impatient dapprendre la cause de son absence prolonge,et il commena me raconter ce qui tait arriv bord durantmon incarcration.

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    IV. Rvolte et massacre.

    Le brick avait pris la mer, ainsi que javais devin, une heureenviron aprs quAuguste meut laiss sa montre. Ctait alors le

    20 juin. On se rappelle que jtais dj dans la cale depuis troisjours ; et, pendant tout ce temps, il y avait eu bord un siconstant remue-mnage, tant dalles et venues, particulirementdans la chambre et les cabines dofficier, quil ne pouvait gurevenir me voir sans courir le risque de livrer le secret de la trappe.Lorsque enfin il descendit, je lui affirmai que jtais aussi bienque possible ; pendant les deux jours qui suivirent, il nprouvadonc pas une bien grande inquitude mon endroit ; cependant il

    guettait toujours loccasion de descendre. Ce ne fut que lequatrime jour quil la trouva enfin. Plusieurs fois durant cetintervalle, il avait pris la rsolution davouer laventure son preet de me faire dcidment monter ; mais nous tions toujours proximit de Nantucket, et il tait craindre, en juger parquelques mots qui avaient chapp au capitaine Barnard, quil nerevnt immdiatement sur son chemin, sil dcouvrait que jtais bord. Dailleurs, en pesant bien les choses, Auguste, ce quil me

    dit, ne pouvait pas imaginer que je souffrisse de quelque besoinurgent, ou que jhsitasse, en pareil cas, donner de mesnouvelles par la trappe. Donc, tout bien considr, il conclut melaisser attendre jusqu ce quil pt trouver loccasion de me venirvoir sans tre observ. Ceci, comme je lai dit, neut lieu que lequatrime jour aprs quil meut apport la montre, et le septimedepuis mon installation dans la cale. Il descendit donc sansapporter avec lui deau ni de provisions, nayant dabord en vue

    que dattirer mon attention et de me faire venir de la caissejusqu la trappe, puis alors de remonter dans sa chambre, et, del, de me faire passer ce dont javais besoin. Quand il descenditdans ce but, il saperut que je dormais ; car il parat que jeronflais trs haut. Daprs toutes les conjectures que jai pu fairesur ce sujet, ce devait tre ce malheureux assoupissement danslequel je tombai juste aprs tre revenu de la trappe avec lamontre, sommeil qui a d, consquemment, durer plus de trois

    nuits et trois jours entiers pour le moins. Tout rcemment, javaisappris connatre, par ma propre exprience et par le tmoignage

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    des autres, les puissants effets soporifiques de lodeur de la vieillehuile de poisson quand elle est troitement renferme ; et quandje pense ltat de la cale dans laquelle jtais emprisonn et aulong espace de temps durant lequel le brick avait servi comme

    baleinier, je suis bien plus port mtonner davoir pu merveiller, une fois tomb dans ce dangereux sommeil, que davoirdormi sans interruption pendant tout le temps en question.

    Auguste mappela dabord voix basse et sans fermer latrappe, mais je ne fis aucune rponse. Il ferma alors la trappe, etme parla sur un ton plus lev, et enfin sur un diapason trs haut,mais je continuais toujours ronfler. Il lui fallait quelque temps

    pour traverser tout le ple-mle de la cale et arriver jusqu magurite, et, pendant ce temps-l, son absence pouvait treremarque par le capitaine Barnard, qui avait besoin de sesservices chaque minute pour mettre en ordre et transcrire despapiers relatifs au but du voyage. Il rsolut donc, toute rflexionfaite, de remonter et dattendre une autre occasion pour merendre visite. Il fut dautant plus inclin prendre ce parti, quemon sommeil semblait tre du caractre le plus paisible, et il ne

    pouvait pas supposer que jeusse prouv la moindreincommodit de mon emprisonnement. Il venait justement defaire toutes ces rflexions, quand son attention fut attire par untumulte tout fait insolite qui semblait partir de la cabine. Ilslana par la trappe aussi vivement que possible, la ferma, etouvrit la porte de sa chambre. peine avait-il mis le pied sur leseuil, quun coup de pistolet lui partait au visage, et quil taitterrass au mme instant par un coup danspect.

    Une main vigoureuse le maintenait couch sur le plancher dela chambre et le serrait troitement la gorge ; cependant ilpouvait voir ce qui se passait autour de lui. Son pre, li par lesmains et les pieds, tait tendu le long des marches du capotdchelle, la tte en bas, avec une profonde blessure dans le front,do le sang coulait incessamment comme un ruisseau. Il nedisait pas un mot et avait lair expirant. Sur lui se penchait le

    second, le regardant au visage avec une expression de moqueriediabolique, et lui fouillant tranquillement les poches, do il tirait

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  • 8/12/2019 Poe Aventures a Gordon Pym

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    en ce moment mme un gros portefeuille et un chronomtre. Septhommes de lquipage (dont tait le coq, un ngre) fouil