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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LS&ID_NUMPUBLIE=LS_098&ID_ARTICLE=LS_098_0105 Plurilinguisme, variations, insertion scolaire et sociale par Jacqueline BILLIEZ et Cyril TRIMAILLE | Maison des sciences de l'homme | Langage & société 2001/4 - n° 98 ISSN 0181-4095 | ISBN 2735108953 | pages 105 à 127 Pour citer cet article : — Billiez J. et Trimaille C., Plurilinguisme, variations, insertion scolaire et sociale, Langage & société 2001/4, n° 98, p. 105-127. Distribution électronique Cairn pour Maison des sciences de l'homme. © Maison des sciences de l'homme. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
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«Plurilinguisme, variations, insertion scolaire et sociale»

Mar 28, 2023

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Vincent Bucher
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Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LS&ID_NUMPUBLIE=LS_098&ID_ARTICLE=LS_098_0105

Plurilinguisme, variations, insertion scolaire et sociale

par Jacqueline BILLIEZ et Cyril TRIMAILLE

| Maison des sciences de l'homme | Langage & société2001/4 - n° 98ISSN 0181-4095 | ISBN 2735108953 | pages 105 à 127

Pour citer cet article : — Billiez J. et Trimaille C., Plurilinguisme, variations, insertion scolaire et sociale, Langage & société 2001/4, n° 98, p. 105-127.

Distribution électronique Cairn pour Maison des sciences de l'homme.© Maison des sciences de l'homme. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Plurilinguisme, variations,insertion scolaire et sociale

Jacqueline BILLIEZ et Cyril TRIMAILLELidilem, Université Stendhal Grenoble III

Depuis plus de vingt-cinq ans, la majorité des travaux des équipesdu Centre de Didactique des Langues (Lidilem), portant sur lessituations plurilingues en relation à l’insertion sociale, est consa-crée non pas au “contact de langues”, objet désincarné, mais au « vaste laboratoire pour l’étude du bilinguisme » que représente lamigration (Lüdi et Py, 1986 : 26), objet socialement situé, dont lesenjeux politiques et éducatifs posent de véritables défis. Cesannées de recherche, les renouvellements et déplacements de laproblématique liée au plurilinguisme et à l’insertion, ont contri-bué à construire un champ qui s’est avéré d’un accès difficile,voire périlleux. En effet, ce terrain nécessite une certaine passion,doublée d’une approche compréhensive (Kaufmann, 1996), etoblige à sortir des cadres bien établis, tout en préservant un équi-libre fragile entre engagement et distanciation.

C’est en suivant cette ligne que nous retracerons les actions qui,avec plus ou moins de succès, ont eu pour but de prendre en comptele plurilinguisme et la diversité langagière en vue de favoriser l’in-sertion sociale d’une partie de la population française. Nous tente-rons ensuite de montrer que la réflexion reste d’actualité, et queprendre en compte l’hétérogénéité constitutive de la société passe

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par une redéfinition de la diversité linguistique et culturelle et parla mise en place de démarches didactiques favorisant l’ouverture etla reconnaissance, dans un cadre dépassant celui des migrations.

CONTEXTE ET ITINÉRAIRE DES RECHERCHES

SOCIOLINGUISTIQUES ET DIDACTIQUES SUR LES MIGRATIONS

Tracer cet itinéraire implique de le situer dans le contexte historiqueglobal des recherches portant sur les migrations.

Survol historiqueAyant pris leur élan dans la foulée des événements de 1968, lestravaux sur l’immigration ont mis quelque temps, en France, avantde se dégager d’une perspective uniquement militante, pour conqué-rir une certaine légitimité.

Pour les linguistes, sociolinguistes et didacticiens, cette périodecorrespond à une timide et lente émergence du thème dans le champde la recherche. Dans l’introduction de l’ouvrage collectif Langueset Migrations (1981 : 9-11), Louise Dabène souligne que l’intérêt s’estd’abord manifesté au sein de l’action sociale et notamment péda-gogique, avec les cours d’alphabétisation dispensés aux hommescélibataires, le plus souvent bénévolement et dans des cadres asso-ciatifs. De cette période militante, il n’est d’ailleurs resté que trèspeu de travaux de recherche et fort peu de méthodes 1.

Au sein des sciences du langage, ce n’est qu’à partir de 1975 quela situation migratoire a fait son entrée comme sujet d’études, sous

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1. On peut constater que trente ans plus tard, la situation sur le terrain est restée en l’état;elle a même peut-être régressé, avec le militantisme en moins et des contradictions detoutes sortes en supplément. Les méthodes utilisées ne semblent pas avoir bénéficié destravaux réalisés sur l’apprentissage de la lecture-écriture, alors que les besoins d’al-phabétisation demeurent, même si le public a changé en se féminisant. Il s’agiraitpourtant d’un domaine de recherches relevant typiquement de l’enseignement du“français langue seconde”, mais le fait qu’il s’agisse d’un public essentiellement fémi-nin explique peut-être le peu d’intérêt qu’il suscite.

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l’impulsion de la sociolinguistique nord-américaine, qui remettaiten cause les objectifs et les méthodes dominantes chez les linguistes(Gardin, 1976). Et c’est encore dans les cadres associatifs ou publicsde l’intervention pédagogique, que s’est développée la réflexion surl’enseignement des langues et cultures dites d’origine, aux adultesfrancophones en contact avec les populations migrantes (Billiez,1979) puis aux enfants d’âge scolaire2 issus de ces populations (ensei-gnement de langues cultures d’origine ou ELCO) 3.

L’année 1978, date de la création par le CNRS du réseau de cher-cheurs appelé “GRECO 13 Migrations Internationales” 4, marquel’ouverture d’une période qui remplace la phase de recherche mili-tante issue de 1968, et qui va représenter celle de la conquête d’unelégitimité de ce secteur de recherche en sciences sociales (Withol deWenden, 1995a).

On peut cependant se demander quel est l’intérêt scientifique defaire porter un regard sociolinguistique et didactique sur des popu-lations immigrées, leurs pratiques multilingues et leurs rapportsaux langues. Pour la sociolinguistique, c’est souvent aborder, dans

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2. À propos des désignations des langues d’immigration comme “langues d’origine”,le point de vue d’E. Témime, spécialiste de l’histoire des migrations (Témime, 1989 :65), nous semble révélateur de l’enjeu de cette appellation : « Je n’aime pas que l’onparle de l’enseignement en ”langue d’origine”; d’abord parce que je ne sais pas tropce qu’est une langue d’origine, si ce n’est une référence obligée à des origines que jene veux pas renier, mais dans lesquelles il ne me paraît pas indispensable de medraper éternellement ». Il dénonce ainsi le ghetto culturel dans lequel on risque demaintenir les enfants issus de l’immigration, tout en insistant sur le fait que, à l’ins-tar de tous les enfants, ils ont la même curiosité pour les langues et les cultures dumonde, avec un intérêt particulier « bien naturel » pour celles de leur famille.

3. En 1973, une première circulaire autorise, à titre expérimental, un enseignement facul-tatif du portugais à l’intention des élèves d’origine portugaise scolarisés dans l’en-seignement élémentaire. Au rythme des accords bilatéraux conclus avec les paysd’origine, les années suivantes verront la même mesure étendue à d’autres langues(Boulot et Boyzon-Fradet, 1987).

4. Le réseau a regroupé toutes les équipes, jusque-là dispersées, travaillant sur les phéno-mènes migratoires. Initiative qui indique, d’ailleurs, que les phénomènes liés à l’im-migration étaient, déjà à ce moment-là, au cœur des préoccupations de la société(mais pas encore au cœur des débats politiques).

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le pays dit d’accueil, une situation de diglossie qui vient en quelquesorte amplifier celle de certains pays d’origine, avec l’émergence –au sein des familles une fois regroupées – d’un “parler bilingue”.Quels sont alors les facteurs de maintien des langues doublementminorisées en pays d’installation? Les enfants vont-ils faire usaged’un parler, socialement dévalorisé, hors de la famille, notammentdans leurs réseaux de pairs? Quel pourrait être alors l’impact de ceparler, mis en circulation dans des réseaux ouverts à des jeunes detoutes origines? Quels sont les types de relations qui s’établissententre les usages des langues et la construction identitaire? Autantde questions qui ont conduit à décrire ces parlers vernaculaires, quis’affichent aujourd’hui dans l’espace public et suscitent l’intérêt denombreux journalistes et de quelques linguistes.

Pour la didactique, il s’agissait d’abord de s’intéresser à une situa-tion exolingue durable, entraînant, du côté des professionnels, inter-locuteurs réguliers des migrants de la première génération, la demanded’apprentissage des langues de migration (principalement de l’arabemaghrébin), pour des besoins communicatifs nouveaux. Demandequi mènera au terrain médico-hospitalier, pour réaliser des analysesde besoins langagiers, afin de définir les contenus d’un enseignementd’arabe maghrébin aux agents hospitaliers inscrits dans des coursdans le cadre de la formation continue de l’université (Billiez, 1979).Puis, avec l’entrée des enfants de migrants dans le système éducatif,ce sont des instituteurs en formation dans les écoles Normales quiont réclamé, à la place des cours d’anglais des cours d’arabe, ainsique des apports de connaissances générales (économiques, sociales,linguistiques et culturelles) sur les situations migratoires.

Avec l’irruption d’enfants issus des migrations sur la scène scolaire,des questions nouvelles sont également apparues, entre autres cellesde leur intégration linguistique et de l’introduction d’un enseigne-ment/apprentissage des langues de migration.

Afin de dégager finalités et contenus d’un tel enseignement, ils’est agi entre autres, de cerner quelles étaient les compétences acqui-ses par les enfants dans ces langues d’origine, ce qui a conduit àétudier les situations de bilinguisme de ces jeunes.

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LA PROBLÉMATIQUE DES ELCO :

QUELLE PRISE EN COMPTE DE LA DIVERSITÉ?

La planification linguistique, au sein du système éducatif, représenteun lieu où diverses articulations se complexifient singulièrement :entre les décisions politiques et, sur le terrain, les acteurs organisés ounon en groupes de pression, entre les statuts formel et informel deslangues 5, entre curriculum réel et curriculum caché (les choix delangues effectués par les consommateurs avertis d’école servent biend’autres objectifs que la maîtrise d’un autre système linguistique),entre respect de droits fondamentaux (celui de pouvoir étudier salangue) et ses effets pervers, entre autonomie et ingérence pédago-gique, entre la langue standardisée enseignée et les pratiques langa-gières (ou entre l’écriture et l’oralité, ou encore entre mono-, bi- etplurilinguisme), entre les résistances aux changements pédagogiqueset les progrès des recherches en sociolinguistique et didactique deslangues, entre pesanteurs et dynamiques, etc. C’est alors peu direque l’abord de ce type de problématique plonge parfois le chercheurdans le désarroi, surtout lorsque aucune des mesures, successive-ment envisagées par l’institution éducative, ne paraît construire etfavoriser le multilinguisme des enfants issus des migrations.

C’est en nous intéressant plus particulièrement à l’enseignementde l’arabe, « langue un peu plus étrangère que les autres » (Falip etDeslandes, 1989), que ces facteurs sont apparus dans toute leur com-plexité. En effet, parmi les langues de migration présentes dans lesystème éducatif français hexagonal, c’est la seule langue enseignéeà être “variété haute” d’une situation diglossique – selon la définitionrestreinte du concept 6 – et langue officielle identique des trois États

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5. Elles peuvent être placées, formellement, sur un pied d’égalité (par exemple, dans telétablissement, le choix entre l’arabe et l’anglais comme première langue vivante (LV1)peut être offert aux familles), tout en étant diamétralement à l’opposé, dans l’ordrede la valorisation sociale.

6. Concept sociolinguistique développé par Ferguson (1959) pour décrire toute situa-tion sociétale où deux variétés d’une “même” langue sont employées dans desdomaines et fonctions complémentaires, l’une, formelle (“haute”), étant de statutsocialement supérieur à l’autre, informelle (“basse”).

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du Maghreb. Mais, du fait d’accords bilatéraux entre pays d’origi-nes et “d’accueil”, chacun de ces États gère son enseignement, defaçon séparée pour ses propres ressortissants, avec des enseignantsdétachés de leur propre système scolaire ; ce qui rend encore pluscompliqué le panorama esquissé plus haut (Falip et Deslandes, op. cit.).

Les résultats d’une étude sur l’enseignement/apprentissage del’arabe au cours préparatoire (Billiez, 1989) ont mis en évidence,mais uniquement “en creux”, quelques-unes des conditions idéalesà réunir pour qu’un enseignement et un apprentissage de l’arabepuisse être favorable à l’intégration et à la réussite des enfants demigrants dans le contexte scolaire. Parmi celles-ci, l’une des plusimportantes est de faire en sorte que ces enfants apprennent la languede leurs parents, « non comme un objet de singularité, mais commeun objet qui appartient à tous, et qui revêt une égale dignité [...]. Ilconvient au contraire qu’il (l’enfant) prenne conscience de ce qu’iln’est pas “singulier”, de ce que son appartenance à tel ou tel groupe,à telle ou telle communauté culturelle, à telle religion (à laquelle iladhère ou non, mais qui lui est en tout cas “attribuée” par les autres)ne le met pas en dehors de la communauté plus large dans laquelleil vit, bref ne le marginalise pas » (Témime, 1989 : 65-66).

Il s’agissait donc d’œuvrer, sans désorganiser le système éduca-tif, pour que ces enfants se découvrent dans leur universalité enconcevant un “enseignement d’égalité”. Ce constat dressé, il conve-nait dès lors de rechercher des solutions, s’adressant évidemment àl’ensemble des élèves – ce qui allait dans le sens des approches inter-culturelles – compatibles avec l’ensemble des contraintes institu-tionnelles et susceptibles d’installer des images positives des languesou de faire évoluer, au moment où elles ne sont pas encore enkystées,les images majoritairement disqualifiantes attachées aux langues etaux cultures minorisées dans la société.

Les interrogations soulevées à partir de là étaient doncmultiples et se posaient dans des directions diverses. Quelleslangues choisir pour éviter une concurrence fort déloyale ouencore quelle variété choisir (dans le cas de l’arabe, la question estparticulièrement cruciale)? Quels maîtres pour les enseigner?

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Quelles finalités assigner à ce type d’enseignement/apprentissage,avec quels contenus, quelles stratégies?

À cet égard, d’autres travaux alimentent la réflexion sur les choixéducatifs qu’il y aurait lieu d’effectuer, pour enrayer les déterminis-mes sociaux, en montrant tout l’intérêt qu’il y a à considérer l’enfantissu de l’immigration comme doté, face à l’apprentissage des langues,d’atouts liés à sa socialisation bilingue. Ainsi, l’étude réalisée par SylvieWharton (1996) a, entre autres, montré que ces enfants, en généralaffublés de l’étiquette dépréciative d’“handicapés linguistiques”, pré-sentaient au contraire, en regard de l’apprentissage d’autres languesétrangères à forte valeur marchande comme l’anglais, tout un poten-tiel largement ignoré et donc inexploité. Familiarisés dès leur plusjeune âge avec la “migration linguistique”, ces enfants étaient « plusconfiants que leurs camarades de même origine socio-économique às’emparer de la parole en langue étrangère » (Wharton, 1996 : 29),poursuivant ainsi une expérience cognitive et sociale, qui ne remettaitpas en cause leur identité, parce qu’ils avaient déjà pris conscienceque des langues différentes pouvaient organiser la réalité différemment.

Il apparaissait alors souhaitable de développer et d’expérimenter,dans les établissements qui les scolarisent, des enseignements linguis-tiques audacieux, intégrant non seulement les langues présentes dansleur environnement familial mais aussi les langues étrangères. On aalors cherché à relever un des nombreux défis posés plus particuliè-rement au sociolinguiste et au didacticien, ayant pris conscience dufait que l’on ne peut absolument pas calquer l’enseignement d’unelangue minoritaire et surtout minorisée sur celui des langues étran-gères socialement valorisées. Ce défi peut être formulé de la manièresuivante : quel type d’enseignement/apprentissage linguistique etculturel est susceptible de favoriser l’intégration scolaire de l’enfantissu d’une population minorisée, pour qu’il sorte de ce contextegrandi à ses propres yeux et à ceux de ses camarades? Autrementdit, il s’agit de trouver une formule curriculaire, non préjudiciable àses appartenances, apte à l’aider au contraire dans sa constructionidentitaire originale, tout en ménageant des possibilités de choix delangues qui ne le marginalisent pas.

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En tenant compte des résultats des différentes recherches réali-sées, des solutions “en positif” nous sont apparues, en portant notreregard vers des expériences, menées et généralisées Outre Manche,regroupées dans un courant appelé Language Awareness. Nous avonsalors tenté de mettre en place un programme expérimental forte-ment inspiré de ce courant, que nous avons appelé “éveil au langage”(Caporale, 1989).

Cette démarche, qu’une recherche-innovation 7 a pour but d’éva-luer, vise (par des activités mettant en jeu des langues diverses,proches et lointaines et de tous statuts, sans avoir nécessairementl’ambition de les enseigner), à favoriser le développement, chez lesélèves :

– de compétences d’observation et de raisonnement métalin-guistiques et métacommunicatifs (discrimination auditive, mémo-risation de sons non-familiers) ;

– d’attitudes d’ouverture à la diversité linguistique et culturelle.Outre une dimension favorisant une objectivation du langage et

une décentration ethno-sociolinguistique, ces savoir-faire et savoir-être sont de nature à engendrer un désir de connaître/reconnaître leslangues et cultures autres, ainsi qu’une motivation à apprendre deslangues diverses et en particulier des langues minorisées.

Si des pistes semblaient se dessiner pour l’intégration des languesdites d’origine, il fallait encore s’interroger sur l’appropriation de lalangue de l’école, en relation notamment avec d’autres composan-tes des répertoires langagiers. En d’autres termes, cet élargissementde la problématique consistait à considérer les pratiques bi-multilingues et les parlers interstitiels (Calvet, 1994), ainsi que d’au-tres éléments de variation qui en résultent, comme ressortissant deplein droit de la diversité linguistique et, à ce titre, à intégrer dans lespolitiques et la planification linguistiques.

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7. Il s’agit du programme “EVLANG - éveil aux langues à l’école primaire”, qui a étéretenu en 1997 dans le cadre du programme Socrates (Lingua, actions D), dont leterme est fixé à juin 2001. Une publication proposera en 2002 un bilan approfondide l’évaluation de cette démarche.

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DES PARLERS BILINGUES À LA LANGUE DES PAIRS, SOCIOLECTE

INTERSTITIEL OU “PARLER IDENTITAIRE”?

Les pratiques bilingues ou multilingues des enfants d’immigrésont donc fait l’objet d’études qui ont mis à jour des tendances dif-férentes dans leur gestion in vivo. Ainsi, en fonction de leur(s) lan-gue(s), de leur insertion à des réseaux sociaux et professionnels, lesjeunes issus de l’immigration ont établi des rapports contrastés auxlangues de leur répertoire verbal. Des enquêtes ont montré que siles Ibériques maintenaient généralement l’usage des langues deleurs parents en contexte bilingue, ils exposaient peu leur bilin-guisme hors de la communauté bilingue. À l’inverse, les Françaisnés de parents maghrébins ont tendance à abandonner plus facile-ment les langues de leurs parents (surtout lorsqu’il s’agit d’unarabe maghrébin), au moins en production. En famille, ce sontdonc les pratiques réceptrices qui constituent la modalité d’actua-lisation privilégiée du bilinguisme des enfants. En contexte urbaindit “défavorisé”, les usages identitaires des “langues d’apparte-nance” (Dabène, 1994), à la fois emblématiques et stigmatisants,ont, pour de nombreux jeunes, été reportés sur des sociolectesurbains, qui ont pour caractéristique fondamentale, d’intégrer deséléments de ces langues d’appartenance à une base de français,que l’on pourrait qualifier de “populaire”.

Dans les interactions au sein des groupes de pairs (à l’école,dans le quartier), les jeunes “arabophones” (Billiez et Merabti,1990) utilisent certaines unités arabes, qu’ils arborent comme desemblèmes linguistiques, notamment sous formes de “marquestranscodiques” (alternances, mélanges, emprunts, calques et trans-ferts, notamment des éléments phonologiques) ; leurs pratiqueslangagières ont une influence certaine sur les pratiques de pairsnon-arabophones, comme l’illustrent ces propos d’adolescentsbilingues 8, qui montrent aussi combien les représentations et les

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8. Scolarisés en classe de 4e dans un collège du centre de Grenoble (F = fille, G = garçon,E = enquêteur).

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attitudes jouent un rôle dans l’appropriation linguistique – dans cecas en contexte informel non scolaire – dans l’adoption ou le rejetde formes :

E entre amis vous utilisez que le français

F et G ouais ouais

F des fois aussi de l’arabe (rires)

E genre quoi tu peux y aller (il) y a pas de censure

F euh [Sepa] moi euh nardinemuk euh (…)

E d’accord et (il) y a d’autres mots aussi arabes que vous utilisez

F ouais des fois on jure aussi en arabe La Mecque

F le Coran

F ouais le Coran

F et G wallah

F et G wallah ouais voilà tout ça (…)

F normalement c’est que les musulmans mais tout le monde a prisl’habitude (…)

E et comment ça se fait comme ça que vous leur piquez leurs trucs

F parce qu’ils nous disent ça

F ça fait mieux que de dire je jure la Bible hein franchement (rires)

F je jure la Bible (…)

F La Mecque c’est mieux

E La Mecque c’est mieux pourquoi

F c’est mieux parce que [Sepa] je jure la Bible euh pff (…)

F La Mecque ça fait plus insulte

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Outre ces composantes allogènes ou perçues comme telles (cf. “LeCoran”), les sociolectes urbains se caractérisent par l’emploi de codescryptiques (verlan, veul, javanais…), par une abondante et incessanteactivité néologique, grâce à l’application de procédés formels (telsque troncation à l’initiale et à la finale, ou la (re) suffixation) ou séman-tiques (métaphores, métonymie et glissements de sens principale-ment), ou encore par certaines variations syntaxiques (antépositionde trop dans les énoncés du type « trop j’arrive pas à mentir »).

Louis-Jean Calvet (1994) a montré que ces we code, au sens défini parJ. J. Gumperz, étaient construits à partir d’un they code. Mais commenous l’avons souligné, les locuteurs des we code, sociologiques et inter-ethniques, les alimentent d’éléments empruntés aux vernaculairesfamiliaux. Il y a donc un double mouvement : utilisation de la languede référence (français, they code) comme base (notamment de néolo-gie) et emprunt d’éléments vernaculaires qui sont en quelque sortevéhicularisés, mis dans un “pot commun langagier”.

L’une des premières fonctions est donc de manifester son appar-tenance au groupe, d’une façon qui apparaîtra plus ou moins polé-mique aux yeux des non-pairs, et de délimiter les contours de cettecommunauté d’usages : il s’agit bien là d’une démarche d’insertiondans un groupe social. Mais converger vers un pôle grégaire a leplus souvent pour corollaire de diverger par rapport à un autre pôle,par rapport à un autre groupe. Si l’on se réfère à la théorie de l’ac-commodation (Giles et Smith, 1979), c’est bien aussi à une logiquedivergente qu’obéissent les sociolectes urbains de jeunes. Toutefois,tous les travaux sociolinguistiques convergent pour constater queles fonctions premières de cet argot sociologique sont identitaires,contrairement aux argots dits “de métier”, qui ont pour but de cryp-ter avant de manifester une appartenance à un groupe (Goudaillier,1997). Mais le cryptage, qui trace nettement les frontières de l’inter-locution, n’est pas absent – loin s’en faut – des préoccupations langa-gières des adolescents, de quelque milieu qu’ils proviennent, et laprésentation de soi passe également par des usages ludiques et jubi-latoires. C’est la conjugaison de ces fonctions et leur mise en concur-rence avec la récupération transgressive ou codificatrice d’autres

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groupes, qui permettent d’expliquer le processus permanent de redif-férenciation à l’œuvre dans les groupes ou réseaux de pairs. En effet,comme le note H. Boyer (1997), les sociolectes urbains tendent à êtrediffusés hors de leurs sphères d’émergence, intégrant, comme parcapillarité, à des nœuds de réseaux, les répertoires verbaux “bran-chés” de personnes dont la légitimité sociale n’est nullement remiseen question par leur usage distinctif de tels éléments.

À la faveur de la médiatisation dont les “jeunes des cités”, et pluslargement les “banlieues”, sont l’objet depuis les années quatre-vingt, ces parlers ont rapidement acquis une visibilité importantedans la société française, devenant, comme l’écrit Henri Boyer, un“objet linguistique médiatiquement identifié”. Quels qu’en soientles vecteurs : médias, musique rap, cinéma, littérature, humoris-tes…, la diffusion/propagation d’éléments des sociolectes urbains estaujourd’hui un fait bien établi. Il n’est pas inutile de s’arrêter surcette focalisation médiatique et sur les représentations des variétéset de leurs locuteurs qui en résultent. Souvent amalgamés en ungroupe à géométrie variable, les descendants d’immigrés ont été ousont, tour à tour et au gré de l’actualité, les victimes du racisme oude la crise économique, des “sauvageons” “sans foi ni loi”, des jeunes“en échec scolaire” ou “déchirés entre deux identités”, ou encoredes habitants de quartiers dans lesquels nul ne souhaiterait vivre.Mais ce florilège d’attributions serait incomplet s’il n’était associé àun sociolecte fonctionnant comme un ensemble d’« indice[s] signa-létique[s] catégoriel [s] » (Chauvin, 1985 : 58) qui se substituent àd’autres indices d’appartenance dont le pouvoir distinctif tendrait às’estomper (comme la consommation ostentatoire de certains biens).

Bien que peu d’enquêtes aient été réalisées sur les représentationssociales de sujets sociaux n’appartenant pas aux groupes de locu-teurs des “parlers urbains de jeunes”, une étude exploratoire(Trimaille et Billiez, 2000) permet d’avancer quelques hypothèses,sur la diversité des “positionnements épilinguistiques” (Canut, 1998)face aux variations linguistiques, particulièrement par rapport auxsociolectes urbains. Les sentiments à leur égard seraient en quelquesorte situés sur un continuum, qui aurait pour pôles, d’une part,

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une attitude apologétique dont les tenants ne tarissent pas d’élogessur la “créativité” et la “poésie” de “la langue des cités” 9, d’autrepart, un rejet vigoureux et offusqué, se fondant sur un respect obses-sionnel de la norme dite légitime. Dépassant la consigne 10, l’étu-diante citée ci-dessous (bilingue français-arabe) se fait l’écho desamalgames médiatiques, déroulant un point de vue se voulantdescriptif, étayé et légitimé par l’emploi de quelques termes consa-crés, tant en linguistique qu’en “sociologie de journal télévisé” :

Argot qui a dépassé la limite du vulgaire. C’est un mélange de type de lan-gage (arabe “wula”, verlan “reum”) > langage typique des cités ou quartierssensibles > violence qui est transcrite. Nervosité des personnages > visé : plu-tôt jeune. Délinquant 11 ?

S’il y a bien identification et intégration d’une variété langagière,« affirmation d’une contre-légitimité linguistique » (Bourdieu, 1983 :103), à un système de représentations dominé par une idéologiemonolingue, ce processus ne contribue guère à la légitimation dessociolectes urbains.

Connaissance n’est donc pas reconnaissance et, si l’emblèmedont se dotent les locuteurs des sociolectes urbains assume bienle rôle de bannière à laquelle ils témoignent allégeance, il fonc-tionne aussi comme stigmate 12. Ainsi, sans caricaturer une infinie

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9. Comme pour les cultures dites “exotiques” et/ou “primitives”, la connaissancesuperficielle conduit souvent à un “émerveillement” dont le corollaire est imman-quablement un discours différentialiste et une folklorisation.

10. La consigne était : « Que pensez-vous de ces énoncés et des personnes qui les ontprononcés? ».

11. Cet énoncé évaluatif, produit par une étudiante de première année en Sciences dulangage, donne une idée de l’expression verbale d’un positionnement épilinguis-tique, à l’égard d’un énoncé stéréotypique proposé à l’évaluation « wula, si i (l) vientpas ce narvalo, j(e) lui nique sa reum ». On y observe, à la fois, une dimension descrip-tive (désignation) et une dimension évaluative de la représentation sociale (attitudede rejet disqualifiant), ainsi que des attributions portant sur les locuteurs.

12. Selon Goffman, cité par J.-P. Durand et R. Weil (1997 : 250) « dans le cadre de contacts-mixtes, le stigmate traduit le désaccord entre l’identité sociale virtuelle prêtée à lapersonne, et son identité sociale réelle. Le stigmate est constitué par la mise en rela-tion des deux dans le cadre de l’interaction ».

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variété de positionnements, force est de constater qu’identifica-tion de la variation rime souvent avec stigmatisation, notammentdans les écoles.

Or, sous peine de favoriser l’exclusion de nombreux élèves, il nesemble pas qu’on puisse faire longtemps l’économie d’une réflexionsur les implications de « l’idéologie sociolinguistique [française] (…)qui ne tolère ni concurrence ni déviance » (Boyer, 1997). En effet, parle rôle qu’elles jouent dans le réglage des rapports sociaux, les repré-sentations sociales d’objets linguistiques – et les jugements à l’égardde leurs locuteurs, quand ils sont produits et/ou reproduits par lesinstitutions – ne peuvent être sans conséquences sur l’insertion socialeet scolaire des locuteurs. Quelle que soit la perception que l’on s’enfait, prohiber à l’école les éléments contre-normés de répertoiresverbaux (outre le fait que cela renforce leur potentiel transgressif),équivaut généralement, comme le soulignent B. Seguin et F. Teillard(1996), à une privation de parole et souvent à un déni d’identité.

Les élèves concernés vivent cette situation comme autant de violen-ces symboliques (au sens de Bourdieu), qu’ils n’ont dès lors de cessede vouloir retourner aux agents ou objets emblématiques de la domi-nation, les plus accessibles étant leurs enseignants et les camaradesqui n’appartiennent pas au groupe. Ce processus ne manque pas dedéfrayer la chronique et d’alimenter abondamment les opinions sur“les jeunes”, de plus en plus “incivils”, voire “violents” de plus enplus jeunes 13…

La prise de conscience de tels phénomènes nous a amenés à nousinterroger sur les facteurs, notamment représentationnels et attitu-dinaux, susceptibles de rompre ce cercle vicieux, amorcé par l’assi-gnation d’identités négatives et entretenu par le fait que celles-cisont endossées par les sujets.

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13. Pour une analyse synthétique des phénomènes de délinquance juvénile et unedéconstruction du discours dominant sur « l’escalade des violences urbaines »,voirL. Mucchielli, « Quand la jeunesse fait peur », Sciences Humaines n°116,mai 2001.

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FAIRE ÉVOLUER LES REPRÉSENTATIONS,

CHANGER LES ATTITUDES

Il semble que l’on soit face à une situation de “choc culturel 14”. Unepluralité de pratiques et de représentations, des valeurs et des nor-mes diverses, fondent des groupes sociaux et en balisent les limites.Cette plurinormativité est également à l’origine d’incompréhensionset de malentendus, qui génèrent des attitudes de repli et peuventaboutir à des conflits ou à des violences (symboliques et/ou physiques)entre ces groupes.

En amont d’un travail sur “le linguistique”, d’un apprentissagede savoir-faire, se pose donc la question cruciale de l’apprentissagede savoir-être ensemble. Partant, il paraît indispensable d’apprendreet d’enseigner (ou mieux, d’apprendre ensemble) à appréhenderdes écarts objectifs de pratiques, dans un mouvement de décentra-tion, comme une hétérogénéité constitutive et fondamentale, plutôtque, dans un immobilisme socio-ethno-centré, comme une sommede différences à réduire.

Bon nombre d’actions se donnent explicitement pour but de rappro-cher, à un niveau local, les personnes et les groupes socio-ethno-culturels, en favorisant la (re) connaissance mutuelle, et parfois mêmele métissage culturel. La prise en charge, de ce qui apparaît comme unvéritable “travail social”, est assumée non seulement par l’institutionscolaire mais également par des associations ou structures sociales.

Ainsi, MJC (Maisons des Jeunes et de la Culture) et centres sociauxdéveloppent des activités, destinées à divers publics et promouvantla découverte et la reconnaissance de la diversité culturelle. Outre lestraditionnels conférences-débats, repas et fêtes de quartiers, quipeuvent contribuer à rendre le “non-familier” moins “étrange”, onpeut évoquer d’autres types d’actions visant plus spécifiquement lamaitrise de langages par les adolescents.

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14. Ce choc peut apparaître d’autant plus violent qu’historiquement, les politiques linguis-tiques françaises ont été intriquées avec l’établissement d’un pouvoir étatique centra-lisé et déconcentré, autant qu’avec la constitution d’une “nation une et indivisible”,dont on connaît le caractère fantasmatique et homogénéisant (cf. Agulhon, 1989).

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C’est le cas par exemple des ateliers d’écriture, qui peuvent per-mettre de développer d’autres représentations du monde scripturalet de favoriser une réconciliation avec l’écrit, dont on sait le caractèreindispensable pour l’insertion scolaire et sociale. Par rapport à l’oralité,la sphère de l’écrit impose aussi une prise de distance, un désinves-tissement affectif du langage. Outre ces composantes “instrumentales”(complémentaires des enseignements scolaires), les ateliers d’écrituresont aussi un lieu d’expression propre, où chacun peut apprendre àécouter ou lire l’Autre, mais aussi se dire et entreprendre de se (re)construire une identité positive. Le statut des animateurs et éduca-teurs, leur proximité culturelle et expérientielle, y sont souvent vécuspar les adolescents comme une source de légitimité, tout aussi valableque la légitimité scolaire. C’est la représentation d’un parcours remar-quable qui confère, par exemple, aux animateurs d’ateliers d’écriturerap, une légitimité centrée, non seulement sur les valeurs du groupe(compétences et dextérité verbales, talent artistique, réussite socialeévaluée selon d’autres critères que le capital économique obtenu – entermes de loyauté et de probité par exemple –, mais aussi sur l’inser-tion sur le marché du travail. Ils deviennent, pour les jeunes adolescents,des “autorités” (De Certeau, 1974), détenteurs de ce qui est “croya-ble”. Les propos d’un animateur d’atelier rap, outre le fait qu’ilsactualisent verbalement un des traits constitutifs de la représentationsociale de l’institution scolaire chez de nombreux jeunes (définie entermes d’autorité/obéissance et de discipline/obligation), attestentde sa conscience d’un positionnement interstitiel :

Un professeur c’est autoritaire ça a de l’autorité donc du moment où il t’o-blige à faire quelque chose puisque c’est de l’obéissance de la discipline il va tediscipliner à faire quelque chose. Moi à la MJ je les discipline pas. On va direqu’on est ni à l’école ni dans la rue on va dire qu’on est entre les deux ça veutdire que ce que t’as appris à l’école c’est bien mais ce que t’as appris à la ruec’est aussi bien que l’école (Hichem, 23ans) 15.

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15. Ces propos, recueillis par entretiens semi-directifs, dans le cadre de la recherche « Unesemaine dans la vie plurilingue à Grenoble » (Billiez et al., 2000), ont été transcrits litté-ralement, puis transposés, afin de ne pas risquer de déprécier les dires, du fait desécarts entre normes de l’oralité et de la scripturalité.

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Il semble, par conséquent, nécessaire d’articuler les actions asso-ciatives, et plus généralement les actions ou expériences extra-scolaires,avec celles menées en contexte scolaire, afin que les instances de socia-lisation forment un continuum, que les adolescents puissent percevoircomme un tout cohérent. Cela implique que le travail de décentra-tion ethno-sociolinguistique soit mené, en contexte scolaire, par lesdifférentes parties en présence et impulsé par la partie “légitime”,investie du pouvoir de produire les règles du jeu.

De nombreuses initiatives pédagogiques ont en commun, de tenterde s’appuyer sur les compétences et le vécu culturel et langagier desélèves et de sensibiliser enseignants (formation initiale et continue)et élèves à la diversité et à la variation. On peut citer, entre autres, lesactivités mises en œuvre au collège par B. Seguin et F. Teillard (1996),et publiées sous forme d’un petit dictionnaire, intitulé Les Céfransparlent aux Français. Mentionnons encore les initiatives de N. Baggioli-Bilous (1999), s’appuyant sur la “production métissée” qu’est le rapet sur les actions menées au primaire en matière d’écriture créative(Raynal, 1997). Toutefois, ces actions restent relativement margina-les, et pâtissent souvent de jugements assez normatifs.

Cependant, la politique de l’Éducation Nationale semblemontrer des infléchissements vers une plus grande ouverture à ladiversité 16, puisqu’on peut lire dans le Guide pratique des actionspour la réforme, que développer et diversifier les pratiques de l’oral« implique d’accueillir la parole de chaque élève dans sa spécificité,avec attention et bienveillance, et ce quels que soient les écarts par

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16. Concernant la promotion de la diversité linguistique et notamment l’enseignementdes langues de France, plusieurs discours du Ministre de l’Éducation nationaleesquissent des éléments d’une politique linguistique novatrice et semblent être suivisde prémisses de planification. Ainsi, on peut lire, dans les récentes propositions deprogrammes pour le cycle 3, que l’enseignement d’une langue étrangère ou régio-nale, outre l’acquisition de compétences linguistiques, « vise aussi à faire découvrir[…] l’enrichissement qui peut naître de la confrontation à d’autres langues, d’autrescultures et d’autres peuples, y compris lorsqu’ils sont liés à l’histoire personnelle oufamiliale de certains élèves de la classe » (Direction de l’enseignement scolaire, 2001,La consultation sur les nouveaux programmes de l’école primaire, p.14, disponible surwww.eduscol.education.fr).

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rapport à la norme scolaire ». Le texte poursuit, en affirmant que «c’est à cette condition qu’il est possible d’amener les élèves àprendre conscience de la nécessité d’entrer dans la “langue del’école”, pour élargir son champ de connaissance, pour êtrecompris par tous ».

En s’appuyant sur les principes énoncés plus haut et en faisantsiennes les orientations européennes en la matière, le programmeeuropéen “JA-LING/La porte des langues”, promu par le CentreEuropéen des Langues Vivantes de Graz, sous l’égide du Conseilde l’Europe, a pour objectif de diffuser et de “curriculariser” l’ap-proche “éveil aux langues et au langage” 17.

CONCLUSION

Il ne s’agit, par conséquent, ni d’encenser démagogiquement etbéatement des pratiques transgressives, ni de renoncer au principed’égalité des citoyens devant les services publics, en vertu duquelchaque élève a droit à un enseignement de la langue officielle, néces-saire à toute insertion sociale, tant scolaire que professionnelle. Il enva de même pour le droit de chaque enfant de pouvoir suivre unenseignement de la langue de son choix (fût-ce une langue minori-sée, qu’elle soit dite d’origine ou régionale). Il s’agit, bien au contraire,de favoriser les appropriations linguistiques, en envisageant les fina-lités des actions en plusieurs temps :

– la découverte et la prise de conscience de la diversité et des varia-tions inter- et intralinguistiques, grâce, par exemple, à des repéragesdans des documents (textes, publicités, littérature, chansons…),offrant des supports à une approche interdisciplinaire (français,

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17. Coordonné par M. Candelier (Université du Maine), ce programme est égalementsubventionné par la DGLF (Délégation Générale de la Langue Française) et devrait,à partir de 2001, bénéficier du soutien financier de l’Union Européenne. Il réunit deséquipes d’enseignants et de chercheurs, qui conçoivent, adaptent et mettent enœuvre, des activités d’éveil aux langages et aux langues pour des classes allant dela maternelle au collège.

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langues diverses, sémiotique de l’image, notamment télévisée,histoire-géographie, éducation civique, musique…).

— La “légitimation” de phénomènes de variations et de diversitélinguistiques présents dans la classe, par leur étude dans un cadrelégitime. Des élèves généralement marginalisés par le rejet de leurspratiques, peuvent ponctuellement devenir “personne-ressource”à l’occasion d’une discussion ou d’une activité portant sur l’usage detelle ou telle langue ou variété de langue.

— L’objectivation par la mise en perspective, l’identification et lamanipulation des formes, ainsi que des fonctions des langues et deleurs variations. C’est cette phase qui permet de prendre consciencedes effets (pragmatiques, sociaux) de tel ou tel usage et qui favoriseune distanciation, notamment par un travail de comparaison multi-latérale.

Il s’agit donc, au total, tout en fixant un degré d’exigence réel, des’appuyer sur des “compétences interstitielles” (Zongo, à paraître),pour développer des compétences linguistiques, métalinguistiqueset métacommunicatives, ainsi que des attitudes d’ouverture mutuelle.

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