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65 en somme, le (retour du) beau 3 , le pittoresque n’a ou ne semble pas avoir aujourd’hui, depuis la fracture de la première guerre mondiale et la mobilisation totale qu’elle entraînera avec elle, beaucoup de lettres de noblesse ou de pertinence pour qualifier les questions vives et enjeux de la fabrique du monde moderne et contemporain. Ce préjugé, négatif, porte tout à la fois sur le terme et sur les “choses” auxquels ce concept Liminaire Contrairement au sublime (classique, pictural et émotionnel, ou technologique, lié à la photographie et à l’effroi devant la grandeur 2 ) ainsi qu’à d’autres notions, catégories, thèmes de recherches, pratiques contemporaines comme le néo-baroque, le gro- tesque, l’installation, l’immersion, le junk space, les “non lieux”, voire “quand même” mais in extremis Le pittoresque à l’ère de sa reproductibilité technique 1 Philippe Nys Fig. 1, Détail du Forum de Herzog et de Meuron, Barcelone, métaphore de la contemporanéité. Photographie de Ph. Nys 2337-CASONATO:CASONATO 3-06-2008 17:31 Pagina 65
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Picturesque within its reproductibility

Jan 29, 2023

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en somme, le (retour du) beau3, le pittoresque n’a oune semble pas avoir aujourd’hui, depuis la fracture dela première guerre mondiale et la mobilisation totalequ’elle entraînera avec elle, beaucoup de lettres denoblesse ou de pertinence pour qualifier les questionsvives et enjeux de la fabrique du monde moderne etcontemporain. Ce préjugé, négatif, porte tout à la foissur le terme et sur les “choses” auxquels ce concept

LiminaireContrairement au sublime (classique, pictural et

émotionnel, ou technologique, lié à la photographieet à l’effroi devant la grandeur2) ainsi qu’à d’autresnotions, catégories, thèmes de recherches, pratiquescontemporaines comme le néo-baroque, le gro-tesque, l’installation, l’immersion, le junk space, les“non lieux”, voire “quand même” mais in extremis

Le pittoresque à l’ère de sareproductibilité technique 1

Philippe Nys

Fig. 1, Détail du Forum de Herzog et de Meuron, Barcelone, métaphore de la contemporanéité. Photographie de Ph. Nys

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renvoie ou à ce qu’il désigne. De manière tout à faitexplicite4 mais le plus souvent implicitement, la ca-tégorie du pittoresque est plus un repoussoir qu’unconcept opératoire à l’instar de concepts et de réali-tés construites pourtant très proches comme le ver-naculaire (J.-B. Jackson5), collage city (Colin Rowe6),postmoderne (Charles Jencks7), fabriques mégalo-maniaques (Abou-Dabi ou Dubaï8). Il n’est pas ou neserait pas en phase avec le monde tel qu’il se fait outel qu’il devrait ou pourrait se faire et se penser au re-gard de l’art et de l’architecture, des jardins et despaysages, du design, de la question de l’image, de latransformation des territoires, des enjeux de la glo-balisation/mondialisation, bref de la fabrique du

monde. A la rigueur, l’on concède, mais du bout deslèvres, que la question de la relation entre pittoresqueet paysage est riche et complexe, historiquement par-lant et, éventuellement, théoriquement. Mais c’est àpeu près la seule concession, patrimoniale, qu’on luiaccorde car pour le reste, ce concept serait vieillot,obsolète, suspect.

De cette situation, on peut poser l’hypothèsesuivante: précisément parce qu’il est utilisé au-jourd’hui de manière stéréotypée, porteur de men-songes et d’inauthenticité ou de cynisme et d’op-portunisme marchand, plus spéculativement,“sans (le) savoir”, voire même comme à l’«insu»de tout savoir (comme on le verra), “le” pitto-resque est le lieu (le tenant lieu) d’un refoulé qui,en tant que refoulé, appelle et rend possible uneanalyse, voire une anamnèse, critique de l’état dumonde, sinon de notre être-au-monde. J’explicite-rai cette hypothèse selon quatre axes, prémissesd’un «programme» à déployer et à formali-ser selon diverses modalités: la question du digneet de l’indigne d’abord, la fonction méta-histo-rique et rhétorique des grands récits ensuite, leprocessus de production des 4 natures (incluant lamédiation par cet objet spécifique qu’est le livre)et enfin, plutôt que le dépassement (mortifère) dela structure du parricide platonicien, le repérage(la cartographie) d’une cosmoplastie généralisée,multiple, du divers, lieu et expression de l’actuelleglobalisation de la planète (Edouard Glissant9).Ces axes permettent de structurer, de clarifier et deguider la lecture et le choix des images et des pro-jets de design d’espaces, mais plus encore de faireapparaître l’économie générale (Bataille) d’un pit-toresque aux limites du moderne et du contempo-rain, perspective à laquelle semblent d’ailleurs fai-re écho quelques publications ou manifestationsrécentes.10

Proposition 1: digne/indigneComme on le sait et quoique extrêmement sim-

plifiée, voire mutilée, la définition générale, reçue,emblématique, de pittoresque est “ce qui est digned’être peint”. Dans le nom du medium de la surfa-ce d’inscription – peinture, pittura, pittoresco– seglisse un enjeu qui n’est pas vraiment, seulement ou

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Fig. 2, Photographie à vol d’oiseau du site de Delphes, avec cosmonaute“ à la place” d’Apollon. Montage de Ph. Nys.

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purement esthétique mais anthropologique et tech-nique. Dans cette définition, canonique, du pitto-resque, on entend en effet par “peinture” le mediumde la ... peinture, stricto sensu, ce qui, finalement,peut déboucher, sinon, sur une tautologie, du moinssur une chaîne d’équivalence qui se serait cristalli-sée (je mets le conditionnel) au XVIIIème siècle enEurope: “pittoresque = peinture = paysage =image de la nature”. Tout se passe comme si cetteimage ne pouvait être produite que par du visuel etne produisait que du visible. Sans nier cet aspect dela question qui deviendra effectivement de plus enplus important avec la production des images, il y alà, dans cette définition, immédiatement, plusieursdéplacements et un oubli, qu’il s’agit de relever. Cetoubli (analogue à celui de l’être) est celui des mots,du texte, de l’écriture, et plus précisément de la des-cription, du poème, du roman. Le roman historiqueen particulier fut d’abord, rappelons-le, nommé

pittoresque au XIXème siècle.11 Il s’agit là non seu-lement d’une question de sémantique ou d’usagedes mots, mais aussi et plus encore du statut et dela fonction d’une description, d’un récit, d’une nar-ration qui met sous les yeux, qui fait voir12. Unmonde digne d’être peint signifie que quelque cho-se passe de l’indescriptible à la possibilité de sa des-cription et donc, sinon à sa réalité, du moins à sonexistence. Que celle-ci soit réelle ou imaginaire im-porte peu à ce niveau, il s’agit d’abord de croire enson inscription. L’accès à la “dignité” d’être peint,raconté, décrit témoigne du fait que s’est projeté ouest projetable un dessein, voulu, produisant du coupun monde “lisible”, reconnaissable, désirable, “fai-sable”, reproductible, manipulable. Au-delà de sastricte interprétation/incarnation, voire réificationpaysagère, la catégorie du pittoresque joue, de cepoint de vue, le rôle, central, d’un opérateur tra-vaillant une structure d’horizon, et engendrant une

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Fig. 3, Roubaix. Photographie de Ph. Nys.

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transformation, une «métamorphose en figure»(Gadamer), une mise en intrigue (Ricoeur). Ce sontcette croyance et cette possibilité que la notion depittoresque traduit et transpose dans de multiplesmodalités et mediums de représentation (de ce quia été, de ce qui fut, de ce qui est désiré, désirable):conquêtes (héroïques) d’hier et d’aujourd’hui surdivers supports avant-hier, parcs paysagers et amé-nagement de territoires hier, images, photographies,voyages réels et virtuels aujourd’hui ainsi que bul-les et utopies concrètes. Dans la mesure où ces pro-ductions et leurs accessibilités (consommation) se

sont démultipliées à la surface de la planète (touris-me, google, téléphones mobiles), “le” pittoresque agrandi et s’est élargi sans que, nécessairement, sesagents producteurs et consommateurs aient été“conscients” du lien possible avec la notion et les

pratiques historiques, théoriques et étroites du pit-toresque, quelles que soient ses variations et ver-sions, de la plus savante à la plus kitsch. Quoiqu’ilen soit de discussions et débats (précis et précieux),on peut alors entendre par pittoresque les multiplespossibilités de représentation du monde, la volonté,la pulsion, irrépressible, de le “picturaliser”, de leraconter quelle qu’en soit la valeur ou celle de sonréférent. Deux éléments sont alors en prendre encompte, propres au XXème siècle:

- Si tout peut (doit?) devenir “pittoresque”, no-tamment en raison de la puissance technique de

transformation des habitats en général, de la natureterrestre et non terrestre, où sont les limites de la ca-tégorie, historiquement et théoriquement parlant?Quels sont les rapports entre la catégorie “d’origine”et son devenir? En se généralisant, le concept ne se

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Fig. 4, Boule chinoise.

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dilue-t-il pas dans l’indéfinissable, l’indistinction,l’instrumentalisation? Ou, au contraire, n’acquiert-il pas une nouvelle pertinence, à élaborer?

- Dans la mesure où la fabrique du monde mo-derne et contemporain se trouve aujourd’hui de-vant des situations sans précédent qui ont fractu-ré les modèles de pensée et d’action, “le” pitto-resque, historiquement, esthétiquement et théori-quement parlant, s’est retrouvé en crise. Ses mo-dalités de représentation et de fabrication, de mo-delage du monde et de ses représentations se sontrévélées insuffisantes aux yeux des modernes (maispas tous, loin s’en faut), et des “contemporains”(mais pas tous, de même) pour répondre à et desnouvelles situations et expériences de l’hommedans le monde. Pour certains, la notion même de“dignité” se serait définitivement perdue, elle serévèle nulle et non avenue, totalement inopéranteou alors au bas d’une échelle de valeurs, qui estd’ailleurs elle-même remise en question dans unmonde ni «vertical» (à l’ancienne) ni «horizontal»(démocratique et moderne), un monde devenuplastique, modelable, à l’infini… pour le meilleur,peut-être, mais aussi pour le pire, ou l’archaïqueou le déraisonnable, l’indigne. Si le monde est de-venu indigne d’être “peint”, cela ne veut donc pasdire qu’il est irreprésentable. Cela signifierait seu-lement que, plus jamais, il l’est et que donc “le”pittoresque se trouve à la croisée de trois chemins(pour reprendre une vieille image qui est aussi unestructure13), non exclusifs : ou bien il est mort etdéfinitivement enterré et il faudrait pouvoir cesserd’en parler alors même que l’on en parle maiscomme d’un cadavre encombrant dont on ne peutpas vraiment se débarrasser (Ionesco/Rem Kool-haas), ou bien il peut, éventuellement, survivre(glorieusement ou pas) au titre de témoin d’uneépoque révolue, de musée ou d’opération idéolo-gique de masquage et de mensonge perpétuel quine met pas le regard en face du réel (Depardon,par exemple), ou bien, tel un Protée, “le” pitto-resque témoigne d’une «position» critique qui dé-signe des formes et modalités de représentation etde production du monde qui travaillent et jouentdes limites de la représentation de ce monde entrain de se produire in visu, in situ et in actu.

Proposition 2 : fin des récits et fonction “méta”:au-delà de l’ironie ou le règne de l’oxymore

Si «pittoresque» est le nom donné pour la fa-brique, la translation, la traduction, le transport enimages (textuelles ou autres) et en lieux depuis la zo-ne obscure et profonde de la chora, qu’en est-il desmultiples manières de pouvoir le traduire? Quellessont les relations entre la manière de raconter, de di-re le monde et la manière de le concevoir/percevoir“in situ”, de le fabriquer, à travers l’architecture, lejardin, le parc paysager, le parc “pittoresque” si l’onconsidère que les lieux de l’habiter sont l’une des tra-ductions de l’espace, sous forme de “poèmes”, deproses, un “texte” de l’espace conçu, construit, vécu,décrit, “peint”? Une perspective “méta-poïétique”permet d’analyser les topoimis en oeuvre et en scè-ne aussi bien dans le design d’espaces que dans lesthéories de l’espace et des lieux: “lieux communs”(comme-un), hétérotopies (Foucault), zones et aut-res mots-valises qui font particulièrement florès dansle champ de la théorie de l’architecture et de latransformation des territoires, témoignant ainsi paret dans la création langagière de la multiplicité, di-versité, du caractère foncièrement hétérogène, cos-moplastique de la fabrique du monde.14

Dans le domaine des modèles théoriques de l’ar-chitecture, Hubert Damisch avait repéré une tellestructure, narrative, ternaire, héritière de Vitruve et,ajouterons-nous, au-delà, de la poétique d’Aristote15.Damisch montre que les deux scènes, tragique et co-mique, de Vitruve, représentées par Serlio, ne pou-vaient «fonctionner», opérer, que par l’intermédiai-re, la médiation d’une troisième scaena, la scène sa-tyrique, scène en général oubliée, refoulée, dans laréception contemporaine de Serlio. Plutôt que for-mée, finie et achevée, stable, modélisable et donc re-productible, cette scène est formante, «process», hy-bride et, du coup, elle peut être jugée déformée, nonconforme et donc, repoussante, dépravée comme ledit très nettement et fermement Vitruve ou, presquedeux mille ans plus tard, avec les mêmes jugementsde valeur, Winckelmann. Cependant, son inachève-ment rend possible et désirable non seulement laconformité aux modèles finis, elle permet aussi decomprendre la réversibilité, le passage, la traductiondu comique en tragique et du tragique en comique,

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les deux modèles canoniques de mise en scène et enordre de la convenance, de la dispositio, de l’utilitas,de la firmitas et de la venustas, bref des règles del’architecture comme art de bâtir. Nous trou-vons une situation structurelle analogue dans ladeuxième moitié du XVIIIème siècle, avec le relais,structurel et non pas seulement historique, de la ca-bane primitive.

Dans la trilogie devenue canonique du beau, dusublime et du pittoresque, le caractère «pittoresque»prend le relais de la scène satyrique antique et de lacabane, désignant ainsi un moment originaire, flot-tant, indécidable, qui permet d’indexer les territoi-res du «peint», lisible autant que visible. Cette struc-ture ternaire (qui fait référence à toutes les structu-res de la philosophie de l’histoire et des utopies de-puis Joachim de Flore) permet de définir le rôle et lafonction du pittoresque historique, aujourd’hui his-toricisé, patrimonialisé, mythifié. Cette matrice n’estplus suffisante ou satisfaisante pour penser la fa-brique du monde contemporain, après le relativismeet le perspectivisme nietzschéens. Pour penser le mo-ment contemporain du pittoresque généralisé, com-me économie générale des signes, il faut recourir àun cadre méta-historique. La question qui se poseen effet est celle de savoir si et comment, aujourd’-hui, un monde se met en figure, en intrigue, en sens: un sens d’un point de vue spatial, le sens comme si-gnification et les sens comme organes des sens dontles machines sont les extensions. Cette situation, quenous appelons «cosmoplasties», mot qu’il faut pen-ser d’un seul tenant (et non pas cosmos d’un côté etplastique de l’autre), relève d’une économie généra-le des signes à l’oeuvre dans la production de la va-leur, valeur d’usage, valeur d’échange, de la mar-chandise et de la fétichisation du monde (Marx), quis’accomplit dans la mobilisation totale de la repro-ductibilité, par l’industrie, de n’importe quoi en va-leur, engendrant ainsi la perte de toute valeur(Nietzsche), mais dans le même temps ou dans lemêmemouvement, u-topiquement, la possible mais,en fait, inévitable, transmutation de toutes les va-leurs. Cette structure, dans son ensemble, conduit àla question du récit, à l’organisation, à une mise-en-semble sans que cela ne débouche ou ne dépendeplus entièrement, désormais, d’une idée régulatrice,

d’une unité transcendante synthétique. Cette per-spective ne conduit pas tant au «il était une fois» del’origine qu’au «à suivre», après le «fin de partie»(Beckett).

Une vulgate s’est répandue tout autour de la ter-re depuis les années 70: notre époque, contempo-raine, ne relèverait même plus de la notion d’époquec’est-à-dire de la possibilité d’une vue d’ensembletotalisante et d’une certaine durée. Elle ne serait plusqu’actualité permanente, expression qui témoigned’un assemblage entre révolution permanente, mo-derne et omniprésence des mass media, postmoder-ne. Notre époque se définirait par le moment, l’om-niprésence, le totalitarisme du présent, écrasant soussa présence les extases du temps (François Har-tog16). Métaphysiquement parlant, le momentcontemporain ne ferait donc plus histoire en ce qu’ilserait au-delà des fins, la fin de l’histoire (l’hégélia-nisme de Francis Fukuyama (1989), mais avant ce-la, la fin de la métaphysique (Heidegger), la fin desgrands récits (Lyotard), la fin du moderne (et depuisquelque temps déjà la fin du postmoderne), la findes villes et des territoires, la fin des nations, la fin del’homme, bref le régime des fins comme si, d’unecertaine manière, “nous” (nous c’est-à-dire l’espècehumaine) avions vécu une transposition, profane, del’Apocalypse pour séjourner dans le «temps de lafin», depuis la découverte et la pratique de la puis-sance atomique.17

Deux positions, au minimum, peuvent alors ap-paraître: prendre acte de ce régime des fins jusqu’aubout, de manière radicale, et donc cesser de vouloirélaborer tout position “méta-” dont “le” (et non la)métaphysique serait non pas tellement le commen-cement et la fin que le nœud gordien, toujours déjàtranché cependant. Au revers de cet abandon ou dece constat, continue de s’élaborer (malgré tout?) uneposition “méta-” ou du moins l’affirmation d’une“fonction méta” (Greisch18), d’une logique des mon-des (Badiou19), ainsi qu’une analyse méta-historique(Hayden White) qui met en perspective, de manièrespécifique, les discours de l’histoire. L’élaboration decette position méta-historique (et non pas post-his-torique) se confronte, de manière centrale, avec l’-herméneutique dans ses divers aspects, notammentcomme élaboration d’une histoire de la métaphy-

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sique qui ne soit pas idéaliste (Dilthey) et, plus pro-fondément, avec la poétique, la rhétorique et les fi-gures du discours, autrement dit la fabrique de lalangue. L’interprétation de la méta-phore (Aristote,Nietzsche, Ricoeur), de l’image et de ses transportsdans et à travers le texte philosophique (Platon, Der-rida qui en entreprend le décryptage et la positivedissémination) ainsi que dans les discours de l’histoi-re devient dès lors centrale. C’est ainsi que, dans songrand ouvrageMetahistory 20 – dense et complexe etdont l’influence a été considérable à tel point que l’ona pu dire que son ouvrage avait marqué de son em-preinte le linguistic turn, qui s’origine avec Saussure,Jakobson, Lacan et Lévi-Strauss –, White repèrequatre grandes figures de rhétorique à l’œuvre dansles discours d’histoire, propres au XIXème siècle, unestructure quadripartite, non dialectique, parallèle aucarré sémiotique. L’un des points fondamentaux dela démonstration (et de la polémique) consiste à direque le discours de l’histoire relève de la même struc-ture narrative que la fiction et donc du roman: ro-mans historiques, romans utopiques et de science-fic-tion. Cela revient à considérer le discours et, plus pré-cisément, la production textuelle des historiens sousl’angle tropologique, dans la construction suivan-te importée de Northorp Frye, dans l’Anatomie de lacritique21: synecdoque, métaphore, métonymie, et, le

trope le plus important, l’ironie. La synecdoqueconsiste à prendre la partie pour le tout, la métapho-re se caractérise par la similitude analogique et lasubstitution, la métonymie par la contiguïté et la liai-son. A chacune de ces figures correspond une visionde l’histoire, une manière de raconter l’histoire, unargument, une position idéologique, un auteur pha-re: Michelet, Ranke, Tocqueville.Il y a une quatrième figure dont la fonction est parti-culière et la position tropologique spécifique et les im-plications. Cette figure, c’est l’ironie dont Burckhardtest, pour White, le représentant et avant lui, Giam-battista Vico. Caractérisée par la conscience de la dis-solution finale de toute chose, l’ironie est le pendant,en rhétorique, de la scène satyrique et de la catégoriedu pittoresque. L’ironie consiste à dénoncer à la foisspécifique dans son caractère impropre et généraledans la mesure où elle est la puissance de destructionde toute position. Elle n’appartient donc à aucunecatégorie puisqu’elle les détruit toutes. L’ironie setrouve ainsi dans une méta-tropologique, sans syn-thèse. L’ironie se caractérise, d’un point de vue de l’u-sage des figures, par plusieurs traits: utilisant la ca-tachrèse (le besoin irrépressible de nommer) et l’oxy-more (la coïncidence, apparemment logique, descontraires), elle court-circuite les mécanismes nor-maux de la communication, de la démonstration, de

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Fig. 5, Itsuko Hasegawa, Shondai Center, Tokyo.

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l’analyse en « niant positivement» toute position,qu’elle dissout par l’usage de paradoxes, d’expres-sions absurdes et paradoxales que tout le mondecomprend ou croit immédiatement comprendre, au-quel on adhère, par lesquelles le lecteur est séduit.Fonction critique radicale dans un cadre poïétiquepur mais qui peut se révéler dangereux, voire néfas-te, dans le discours d’histoire. Pour les cri-tiques de White comme Carlo Ginzburg 22, il y a là undanger majeur qui s’origine dans le relativisme deNietzsche, non pas tellement la perte d’une véritééternelle qui n’a jamais été qu’un horizon idéal, quela perte du caractère vraisemblable du discours de l’-historien, fondé sur l’exercice de la preuve, de la dé-

monstration, du partage des voix et du sens, de la re-cherche de la vérité à partir et sur des documents.Dans le champ du paysage, de son histoire culturelleet de ses représentations, un «exemple», crucial, de laperte des frontières, d’une coupable et dangereuse sé-duction, est apporté depuis quelques décennies, parl’usage de la photographie aérienne dont Le Corbu-sier a pu dire qu’elle tuait tout pittoresque. Les in-struments comme la photographie aérienne, si im-portante pour l’archéologie des paysages, l’ensembledes appareils et dispositifs technologiques ont faitdisparaître les limites entre construit et non construit,et, pour le dire vite, les frontières entre matière etesprit. Si tant est qu’il ait jamais pu être pratiqué à

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Fig. 6, Le pittoresque à l’ère de sa reproductibilité technique. Montage de Ph.Nys ’incrustations sur l’image de la «piazza metallica» à Duisburg, projet de Peter Latz and Co.

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plein régime (y compris dans les utopies), un certaindualisme est, sinon dépassé, du moins totalement in-suffisant pour penser la fabrique du monde d’au-jourd’hui. Effectivement, si le pittoresque historique,essoufflé, lourd et encombrant, a bien consisté dansla mise en place d’un paysage de (la) classe au pou-voir par un double système d’enfermement paradi-siaque et de masquage sinon des désastres de l’in-dustrialisation, du moins de la mise en exploitationsystématique de la force de travail et de transforma-tion de la terre, des sols et des sous-sols, la photogra-phie aérienne ne fait que révéler le travail de des-truction sans pardon initié par la première guerremondiale et la mobilisation totale qui la poursuit. Laphotographie aérienne tue le mensonge esthétique etpittoresque de cette transformation pour révéler lavérité nue et brutale de cette transformation, qu’ilfaut donc assumer, et exalter pour certains.

Proposition 3: les 4 naturesLa structure de 4 natures permet d’organiser et

de comprendre certains mécanismes de production,de transposition, de passage d’une surface d’inscrip-tion à une autre. On remarquera qu’il y a là, à nou-veau, un exercice fondateur, de «traduction», maître-mot et origine sémantique de l’herméneutique, le ver-be grec herméneuein signifiant d’abord traduire, ausens linguistique et donc philologique, avant de signi-fier interpréter, au sens philosophique. Qu’entendrepar cette structure des 4 natures dans la perspectived’un pittoresque à l’ère de sa reproductibilité tech-nique, un pittoresque «généralisé»? Cette structure seloge chez Cicéron mais on la retrouve chez Xénophonou Aristote et, finalement, au-delà du terme et de lastructure, dans toute position ou discours explicitantles rapports de l’homme à la nature. La première na-ture 23 est une nature sans l’homme: phusis (grecque),materia prima (latine), wild ou wilderness (améri-cain), sublime (européen).La deuxième nature est al-teram naturam, dit Cicéron, donc littéralement, une“autre” nature, une première nature donc mais alté-rée, devenue autre.24 Cette première nature – nonédénique – a été travaillée et transformée par lamain,les outils et instruments de l’homme. Bref, la deuxiè-me nature est produite par les technai, l’artisanat, l’artet les arts, aujourd’hui plus qu’hier. S’appuyant sur

certains textes de la Renaissance, l’historien des jar-dins J.-D. Hunt a poursuivi, plutôt qu’il ne l’a élargi,l’origine latine pour interpréter le jardin (comme lieuet comme art) comme “troisième nature”. C’est là queles choses se compliquent, d’un point de vue histo-rique, culturel, anthropologique, théorique, poïétique.Cette troisième nature est un tableau, une scène, uneimage, une méta-phore qui donne à voir et à lire lepassage, la transformation, de la première nature endeuxième nature, qu’elle met en scène, raconte, scé-narise, fabule, mythifie, “embellit”, selon une multi-plicité de formes et de styles. La fonction utilitaire etnécessaire de ce premier temps de transformation, demétamorphose – si l’on recourt à un terme chargédans l’Antiquité, ou dans la poétique d’un Elias Ca-netti –, est suspendue, elle apparaît donc en pleine lu-mière et peut se regarder en train de se faire.Transportée dans une fable, elle devient fabuleuse et… trompeuse. De beauté utile, la troisième nature faitpasser la beauté utile ou appliquée à la beauté libre,ornementale si l’on veut, décorative. L’art des jardins– oubliant l’acte qui le produit à savoir le jardinage oule logeant dans un acte suranné oumarginal – devientune (pure) représentation, un exercice de réduction,une miniaturisation, une modélisation de ce passage.On comprend la très haute valeur ajoutée (avec sesmultiples fantasmes et fétichisations) que peut pren-dre le jardin (et les arts qui lui sont joints) par rapportà la nature “brute” ou au monde technique et indus-triel qui transforme cette première nature, qui reste-raient encore englués dans le poids et la lourdeur de lamatière. Le franchissement de la clôture – in situ, invisu et in actu –, ouvre l’espace du tableau à la terretout entière, à une fantasmagorie hallucinatoire toutentière peuplée de fantasmes.

Qu’en est-il de la notion de 4ème nature? Cetteexpression a été inventée, selon ses propres dires, parHunt pour désigner le territoire propre du jardinécrit, une écriture propre et spécifique au jardin. Cet-te thèse, ajoute Hunt, n’est pas vraiment nouvellepuisqu’elle remonte aux (fameuses) Lettres de Plinedécrivant ses villas et ses jardins à Tuscum et à Ostie.“Pratiquée” sans avoir été théorisée ou nommée«quatrième nature», elle consiste à dire que le textequi décrit le jardin (in situ et in visu) tend à «trans-cender» le jardin comme matière et comme image,

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comme «image matérielle». Ce faisant, le textuel – leverbal, dit Hunt –, se substitue au visuel. La rhéto-rique des mots devient donc première. Le jardin dé-crit écrit le seul vrai jardin25, qui devient auto-réfé-rentiel. Conformément à la thèse/sentence de Derri-da “il n’y a pas de hors texte” et donc qu’il n’y a quedes métaphores –, le vrai jardin est moins un texte ausens étroit ou livre que trace, textures, graphein, écri-ture. Or, en grec, graphein traduit aussi le terme depittoresque, au sens de déchirure. Il n’y a donc desurface d’inscription que «déchirée», le peint s’origi-nant dans cet acte de commencement comme le ditl’anecdote, fondatrice, entre Apelle et Protogène. Pré-cisons aussi, dans la foulée, que rough, le rugueux,qui définit l’une des caractéristiques fondamentalesdu pittoresque historique, tactile aussi bien pour l’œilque pour la main, définit l’esquisse, rapide, crayon-née, pratiquée aujourd’hui par des rough men, spé-cialisés dans la publicité et la communication…

La problématique des 4 natures ne peut êtreseulement limitée au jardin ou à une vision histo-rique. Cette problématique est structurelle et, plusprécisément, méta-historique (et non post-histo-rique). Sans pouvoir développer ici cette perspecti-ve, je ne ferai qu’indiquer la perspective initiée parun passage (célèbre) du Phèdre de Platon sur l’écri-ture, passage séminal, longuement commenté, parDerrida ou Ricoeur par exemple, et qui communiquedirectement avec la thèse du “il n’y a pas de horstexte”. S’appuyant en toute connaissance de causesur les realia de son temps – espaces construits (lejardin public ou kèpos) et rites de fertilité (les jardinsd’Adonis, Adonidous kèpous) –, Platon invente lamétaphore des “jardins de l’écriture” (en grammasikèpous). La thèse d’une “réalité” ou d’une vérité au-tre que celle de la phusis, parce qu’elle est transpor-tée par et dans le monde de l’écriture, y est claire-ment énoncée et revendiquée. Mais il y a plus, quirenvoie à la différence entre écriture (morte, commela peinture, dit Platon) et parole et mémoire vive, enacte de parole. Quand dire, c’est faire (Austin). Dansle premier cas, l’écriture appelle une surface d’ins-cription, une technologie de l’imprimé et de l’im-pression, une extériorisation et une spatialisationmatérielle de la trace. Dans le deuxième cas, la sur-

face d’impression “est” l’organe d’expression. Lemedium est le message. C’est la parole dont la voixest l’organe et le corps parlant et agissant, l’espaceou plutôt l’expérience, c’est-à-dire spatialisation.Cette perspective pose la question des relations ent-re mediums. C’est dans cet horizon qu’il faut com-prendre le passage de la clôture comme une tentati-ve, et plus encore sans doute, comme une tentation,de faire coïncider texte et territoire, où se joue, pournous, une part de la question d’un pittoresque géné-ralisé à l’échelle de la planète et au-delà.26

Proposition 4: ceci (ne) tuera (pas) celaDans la perspective que nous faisons ainsi appa-

raître, la problématique du jardin (n’)est (qu’)unsymptôme, une cristallisation qui renvoie à tout typede “design d’espaces” d’une part, à la révolution del’imprimé d’autre part, et aux usages des lieux d’a-bord. Cette éclosion des “jardins de papier” est l’épi-phénomène d’une véritable explosion, bien plus im-portante, sinon plus profonde : les livres et multiplesmédiations de l’architecture et du design, en général,dont on peut dater un “turning point”, sans trop depeine, à la parution de SMLXL, en 1996. Laconjonction (plutôt que la disjonction) entre un ar-chitecte (Rem Koolhaas), un designer (Bruce Mau) etun éditeur (Monacelli) a démultiplié la puissance dechacun des champs couverts par ces mediums parcequ’ils portaient sur le design d’espaces de sorte ques’est ouvert «un champ de papier», inconnu jusqu’àprésent, et dont il faudrait mesurer le degré de réali-té comme le degré d’influence sur la fabrique dumonde d’aujourd’hui.27L’éclosion du livre de jardin,depuis les années 50, s’inscrit donc dans la continui-té du “jardin écrit” au sens (historique) de Pline, demême qu’avec le jardin écrit, au sens méta-histo-rique, de Platon, qu’elle renforce et démultiplie. Maisplus encore, cette conjonction fait, sinon mentir, dumoins trembler sur ses bases, un des éléments de lastructure platonicienne, le parricide, logé au coeur dela culture occidentale. Tout comme Zeus avait tuéChronos qui lui-même avait tué le temps en dévorantses propres enfant, Platon avait tué son “père” Par-ménide qui avait emprisonné la question philoso-phique dans l’alternative de l’être et du non être pourenvisager une troisième voie, celle de l’apparence et

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Fig. 7, Détail du Musée à l’envers, Strip Madison.

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toutes échelles confondues, tendrait à montrer, aucontraire, que les mediums augmentent leurs perfor-mances (mutuelles ?) quand ils portent sur des objetstels que le design et les design d’espaces en particu-lier. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de manipuler tousles modes de présentation et de représentation possi-bles et imaginables de la fabrication du monde, ent-re in visu, in situ et in actu. La question qui se posealors est de décrypter les mécanismes à l’oeuvre danscette rotation sans fin des représentations sur et pourelles-mêmes, dont le résultat et les effets relèvent,pour nous, du règne d’un pittoresque généralisé à l’è-re de sa reproductibilité technique, qui appelle unelecture critique. (Figg 1-7)

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Note1 La présente communication s’inscritdans le cadre d’une recherche subven-tionnée par le Ministère français de laculture et de la recherche depuis 2004.Pour une première approche de ce tra-vail, tout à la fois collectif et personnel,voir les rapports remis à la Dapa en 2005et 2007 et un article (bilingue fran-çais/anglais) paru dans “Architectured’Aujourd’hui”, n. 363, 2006, p. 44-55.2 Le sublime fait régulièrement l’objet deconsidérations et de reconsidérations.Relevons, entre autres, Du sublime, ou-vrage collectif dirigé par Michel Deguy,Belin, Paris, 1988; J.-F. Lyotard, Leçonssur l’analytique du sublime, Galilée, Pa-ris, 1991; B. Saint Girons, Fiat Lux, QuaiVoltaire, Paris, 1993; J. Gilbert-Rolfe,Beauty and the Contemporary Sublime,Allworth Press, New York, 1999; la nou-velle traduction du Peri hupsos par J. Pi-geaud, parue Editions Rivages, Paris, en1993; Le sublime du lieu commun par S.Goyet, Champion, Paris 1996; sans par-ler des multiples articles et livres sur lesrelations entre sublime et peinture ro-mantique. Une perspective plus auda-cieuse, et plus radicale, parce que direc-tement reliée aux hypothèses cosmolo-giques des sciences physiques contempo-raines, est examinée par Jacques Garellidans La mort et le songe, Mimèsis, Mila-no, 2007. Ayant pour effet de disjoindre,radicalement, la tension historique, es-thétique et conceptuelle entre pittoresqueet sublime, cette dernière perspective

donne, du coup, le champ libre à l’omni-présence d’un pittoresque généralisé, pu-rement terrestre, réduisant la vie sur ter-re à n’être plus qu’une machine à pro-duire, sans horizon. Opération dont ilconvient, d’une certaine manière, de for-cer le trait pour en faire apparaître, pré-cisément, le masque idéologique.3 Voir, par exemple, en 1999, l’expositionet le catalogue Regarding Beauty. A Viewof the Late Twentieth Century, organisépar le Hirshorn Museum and SculptureGarden, la Smithsonian Institution en as-sociation avec l’éditeur Hatje Cantz. L’u-ne des questions posées était “can onefind beauty in ugliness?”.4 Récemment, cette position de RaymondDepardon, directeur artistique de l’édi-tion 2006 des Rencontres photogra-phiques d’Arles: «un programme qui faitla part belle à des photographes, pourbeaucoup américains, qui évacuent ‘toutsigne pittoresque, exotique et nostalgi-que’, tout humour aussi, adoptant un re-gard ‘frontal’ et grave, distant et proche,sur une terre, une nation, une commu-nauté» [“Le Monde”, 13 juillet 2006].On voit bien que le pittoresque est doncassocié à une forme de mensonge ou demasque et que le “regard frontal” faitvoir le monde “tel qu’il est”, dans la lignedes nouvelles objectivités.5 J.-B. Jackson (1909-1996) est le fon-dateur de la revue “Landscape” auxEtats-Unis dans les années 50 et le pèrede Cultural Landscape Studies qui se

sont développées depuis. Une définitiond’un paysage culturel a toutefois été don-née dès 1925 par le géographe CarlSauer, doublement influencé par la pen-sée allemande (en remontant à traversRatzel jusque Herder) et française (Vidalde la Blache): «the cultural landscape isfashioned from the natural landscape bya cultural group. Cultural is the agent,the natural area is the medium, the cul-tural landscape is the result». Pour uneapproche d’ensemble de la situation desCultural Landscape Studies aux Etats-Unis, engagées dans un combat social etéconomique, voir D. Mitchell, CulturalGeography. A Critical Introduction,Blackwell, Oxford, 2000.6 C. Rowe et F. Koetter, Collage City(1978), InFolio, Gollion, 2002 (1ère édi-tion française en 1993, Editions du Cen-tre Pompidou).7 Ch. Jencks, Le langage de l’architectu-re postmoderne (1977), Denoël, Paris,4ème édition française, 1985.8 Sur Dubaï, voir l’article incisif de M.Davis, Le stade Dubaï du capitalisme(2006), Les prairies ordinaires, Paris,2007. Dernière phrase de ce texte: «Du-bai est la rencontre d’Albert Speer et deWalt Disney sur les rivages de l’Arabie».9 E. Glissant, Introduction à une poétiquedu divers, Gallimard, Paris, 1996. Cesconférences sont entièrement traverséespar l’expérience des paysages dont je re-tiens ceci, à titre seulement indicatif: «jecrois qu’il faudra nous rapprocher de la

de la puissance des images et des simulacres, et sor-tir de l’alternative entre l’être et le non être. La for-mule ou plutôt la structure du parricide a été reprisepar Victor Hugo, dans un autre registre: ceci (le liv-re) tuera cela (l’architecture, en l’occurrence l’archi-tecture gothique, dépositaire et incarnation de l’artde la mémoire).28 Or, cette formule est aujourd’hui,peu ou prou, l’emblème, parfois explicite mais le plussouvent implicite, des innombrables débats face à laculture propre à notre globalisation: l’internet (ceci)– avec tous les appareils et dispositifs qui se déve-loppent grâce et par cet “instrument des instru-ments” – , tue cela (la culture du livre). Au-delà d’u-ne mode évidente, l’explosion des livres de design,

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pensée de la trace, d’un non-système depensée qui ne sera ni dominateur, ni sys-tématique, ni imposant, mais qui serapeut-être un non-système de pensée in-tuitif, fragile, ambigu, qui conviendra lemieux à l’extraordinaire complexité et àl’extraordinaire dimension de multiplici-té du monde dans lequel nous vivons.Traversé et soutenu par la trace, le pay-sage cesse d’être un décor convenable etdevient un personnage du drama de laRelation. Ce n’est plus l’enveloppe passi-ve du tout-puissant Récit, mais la di-mension changeante et perdurable detout changement et de tout échange». E.Glissant, Introduction à une poétique dudivers, op. cit., p. 24-25.10 Voir, entre autres, la revue “Parame-tro” n. 264/265, Sul Pittoresco, parue enoctobre 2006, une journée de séminaireà Ghent, le 30 novembre 2007 et la pu-blication de J. MacArthur The Pictu-resque: Architecture, Disgust and OtherIrregularities, Routledge, London, 2007.11 Victor Hugo, en 1823, écrit ceci:«après le roman pittoresque de WalterScott, il restera un autre roman à créer,plus beau et plus complet selon nous.C’est le roman, à la fois drame et épopée,pittoresque, mais poétique, réel, maisidéal, vrai [...]». Enchâsser Shakespearedans Homère annonce Notre-Dame deParis, et Les Misérables.12 La bibliographie sur question de ladescription est conséquente. Eu égard àla perspective ici engagée, signalons P.

Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs. Des-cription et métalangage poétique d’Ho-mère à la Renaissance, Droz, Genève,1994, qui choisit l’enargeia homérique«contre» l’energeia aristotélicienne. Lenœud de la question vient du texte de laPoétique d’Aristote et de la confusion en-tre energeia et enargeia. Les traducteursfrançais de la Poétique penchent très net-tement pour energes, actif, efficace, effec-tif donc et non pour enarges qui signifieclair, distinct, lumineux donc mis sous lesyeux grâce à la lumière. Si energes metl’accent sur le fait que le poète se metd’abord sous les yeux, enarges vise plutôtl’objet vu, resplendissant et donc éblouis-sant.13 E. Panofsky, Hercule à la croisée deschemins et autre matériaux figuratifs del’Antiquité dans l’art le plus récent(1930), traduit de l’allemand par Daniè-le Cohn, Flammarion, Paris, 1999. De larichesse extrême du thème et des analy-ses de Panofsky, je ne retiendrai ici quel’interprétation de la mystique pseudo-pythagoricienne; cfr. Ivi, p. 58. Celle-ci –sans doute parce qu’elle est justementpseudos c’est-à-dire une des formes desimulacre –, cherche une incarnation del’esprit sacré, elle cherche donc d’abordla lettre, à la lettre, pourrait-on dire, etnon l’esprit. Cette interprétation (deve-nue une tradition) voit dans le dessin dela lettre Y le symbole des deux voies. Enréalité, il s’agit plutôt – et visuellementparlant – d’une structure ternaire. La

pseudo-mystique a vu dans le tronc del’Y le lieu de l’indifférenciation morale del’enfance, ce qui correspond très exacte-ment à l’expression freudienne de la per-versité polymorphe de l’enfance. La four-che de l’y représente quant à elle, une sé-paration et le choix entre le vice (facile)et la vertu (dont le chemin est long et dif-ficile). Le pittoresque se situerait non pastellement au croisement de ces trois voiescomme si ces voies forçait un choix,qu’en leur cœur comme une zone indé-terminée: l’indifférenciation, en généralet pas seulement morale ou sexuelle, faiten effet partie de la théorie du pitto-resque («le pittoresque peut être par-tout»), la recherche curieuse et «perver-se» de jouer avec les désirs et frayeurs del’effroi (y compris sexuel) dont le sublimeest l’expression sacrée et esthétique, lecôté vertueux, authentique ou menson-ger, libéral ou totalitaire, enfin impliquedes programmes idéologiques portant surles limites de la représentation.14 Pour une bonne introduction d’ensem-ble des penseurs contemporains del’espace, voir Ph. Hubbard, R. Kitchin,G. Valentine (eds.), Key Thinkers onSpace and Place, Sage, London, 2004. Ilfaudrait entreprendre le même travail surle concept de pittoresque et plus encorede «cosmoplastie».15 Aristote, La poétique, Seuil, Paris,1980. C’est au chapitre 5 (de 49a32 à49b16), chapitre charnière, que Aristotedéfinit les ressemblances et différences

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entre l’épopée, la tragédie et la comédie.Cependant, cette structure ternaire estprécédée au chapitre 4 d’une explicationhistorique et générique. L’expression co-mique, dit Aristote, tire son origine de lasatyre en même temps que Sophocleremplace le tétramètre par l’iambique.Or le tétramètre était utilisé pour les sa-tyres et les danses. On peut donc penserque le satyrique est l’origine commune, letronc commun à partir duquel se diffé-rencient les genres tragique et comiquequi se retrouvent d’ailleurs tous deux ducôté de la parole alors que le satyrique,dansé, se retrouve du côté de la parolechantée, donc aussi du côté de l’épopée,ce qui renforcerait la «position» originai-re du satyrique comme source communeà la différenciation. Le satyrique est doncle lieu commun de l’indifférenciation, gé-nérique des genres, ce dont attestent lespersonnages, satyres, monstres, centau-res, masques, aux limites de l’animal etde l’humain, de l’humain et du végétal,du végétal et de la pierre…16 F. Hartog, Régimes d’historicité. Pré-sentisme et expériences du temps, Seuil,Paris, 2003. A la différence du présentheureux du Second Faust, «nous, dit Fr.Hartog, au contraire, ne cessons de re-garder en avant et en arrière, mais sanssortir d’un présent dont nous avons faitnotre seul horizon [...] Ce présent est letemps de la mémoire et de la dette, del’amnésie au quotidien, de l’incertitude etdes simulations» [ivi, p. 217-218]. Ducoup, «la mémoire est devenue le termele plus englobant: une catégorie métahis-torique, théologique parfois» [ivi, p. 17].Le présent comme brèche ouverte entre

passé et futur n’est plus un concept suffi-sant pour penser notre présent.17 Günther Anders, Le temps de la fin(1960), Editions de l’Herne, Paris, 2007,première édition en français aux Editionsdu Rocher en 2006.18 J. Greisch, Le Cogito herméneutique,Vrin, 2000, Paris. «La philosophie seul, età plus forte raison, la métaphysique, n’apas le monopole de l’emploi de la parti-cule méta. Non seulement on la retrouveégalement dans d’autres secteurs de laphilosophie que la philosophie première(par exemple, on distingue couramment“éthique” et “méta-éthique”), mais lamême particule “compose” avec les ex-pressions non-philosophiques telle que“métalangage”, “fonction métalinguis-tique”, “métamathématique”, “métap-sychologie”, “métaphore”, etc.A cheval entre le sens biologique-énergé-tique du terme “fonction” (la “fonction”qui “crée l’organe”), et le sens logique (lafonction “propositionnelle”), la notion de“fonction méta” permet de penser l’uni-té sous-jacente à ces multiples emplois.Corrélativement, on peut dire de la mé-taphysique qu’elle n’est rien d’autre que“la fonction méta en l’uni-diversité de sespuissances”. La métaphysique, entendueen ce sens, serait la “fonction méta” inactu exercito, au double sens d’un princi-pe dynamique et d’un principe de substi-tution.Si nous acceptions cette définition fonc-tionnelle, la plurivocité de la particule“méta”, tout comme celle de l’être chezAristote, cesse d’être sauvage; elle devientau contraire bien ordonnée. Derrière ladiversité des usages, nous découvrons

une exigence universelle de mouvementet de dépassement. Elle se laisse com-prendre en référence aux trois puissancesde la fonction méta que Breton suggèrede distinguer et qu’il exprime dans le ter-naire terminologique de la “méta-stase”(= instabilité foncière), de la “méta-phore” (= transfert de sens sur un axehorizontal ou vertical, et de la “méta-morphose” (=puissance de transforma-tion à plusieurs visages : masque, aile del’ange, feu). Nous rencontrons à nouveauune structure ternaire qui ne nous sem-ble pas suffisante pour saisir le momentcontemporain saisi par le méta-bolismequi pourrait être incarné (si l’on ose dire)par l’atmos, le respir, l’air ambiant quinous entoure et nous enveloppe», Ivi p.174.19 A. Badiou, Logiques des mondes. L’êt-re et l’événement, 2, Seuil, Paris, 2006.Dernier paragraphe du dernier chapitrede ce très gros ouvrage de 600 pages:«Qu’est-ce que vivre?»: «l’animal dés-abusé dont la marchandise est l’uniquerepère, nous ne serons livrés à sa formeque si nous y consentons. Mais de ceconsentement nous protège l’Idée, arca-ne du présent pur». Et plus haut: «lematérialisme démocratique est un enne-mi redoutable et intolérant de toute vuehumaine – c’est-à-dire inhumaine – di-gne de ce nom», Ivi, pp. 537 et 534.20 H. White, Metahistory. The HistoricalImagination in Nineteenth-Century Eu-rope, The Johns Hopkins UniversityPress, Baltimore, 1973.21 N. Frye, Anatomie de la critique(1957), Gallimard, Paris, 1969. En réali-té, Frye introduit le jeu de plusieurs com-

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binaisons et assemblages du mythique etdu fictionnel: d’abord l’imagerie apoca-lyptique, divine ou, à l’opposé, démo-nique où l’ironie est constitutive, une ten-dance romantique qui introduit le mon-de mythique dans l’expérience humaine,la dernière imagerie est «réaliste» et secaractérise pleinement par l’ironie et lasatire que Frye distingue très nettemententre elles. Cette combinatoire débouchedonc plutôt sur une structure à cinqbranches, tragique, comique, roma-nesque, réalisme, satire. Frye indique ce-pendant que «le sens d’un poème, sonimagerie structurelle, constitue une for-me statique. Les cinq types de structura-tion signifiante constituent ce que nouspouvons appeler, en utilisant encore uneimage empruntée à la musique, les clefsde l’écriture et finalement de la compo-sition; mais le mouvement du récit en-traîne le passage d’une structure à l’au-tre dont l’apocalyptique et le démoniqueconstituent « des structures d’identitémétaphorique pure», Ivi, p. 193. C’est cerôle pur que jouent les polarités du sub-lime et du beau par rapport à la positionmédiane, mobile et de passage du pitto-resque généralisé. Le pittoresque histo-rique et patrimonial qui se trouvait dansune position critique, ironique et «im-pur» au XVIIIème siècle se retrouve au-jourd’hui dans une position de quasi pu-reté par rapport à l’ironie moderne etpostmoderne.22 C. Ginzburg, Rapports de force. His-toire, rhétorique, preuve (2000), HautesEtudes/Gallimard/Seuil, Paris, 2003, ci-tant Arnaldo Momigliano qui «redoute lesconséquences d’une approche rhétorique

de l’historiographie qui élimine la re-cherche de la vérité comme devoir fon-damental de l’historien».23 Il ne s’agit pas ici de l’entendre au sensde Hegel (ou de Nietzsche) pour qui lapremière nature est celle de l’existenceanimale de l’homme, la seconde natureétant morale, l’éthique (Sittlichkeit). Il nes’agit pas non plus de l’entendre au sensd’un autre grand philosophe contempo-rain de Hegel, Schelling pour qui, dansLes Ages du monde, la première naturedoit être considérée ou référée, comprisecomme « éternelle rotation du devenirdivin » ce qui rapproche singulièrementSchelling de Platon.24 Cicéron, De natura deorum, II, 60,151-2: «nous semons du blé, nous plan-tons des arbres, nous fertilisons la terrepar l’irrigation, nous confinons l’eau desfleuves et nous redressons et détournonsleurs cours. Bref, au moyen de nos mains,nous essayons de créer en quelque sorteune seconde nature (alteram naturam)au sein du monde naturel (in rerum na-tura)». Etymologiquement parlant, altersignifie autre de deux. Cela impliquedonc que la première nature se scinde, sesépare à l’intérieur d’elle-même.25 Cette thèse rejoint l’anecdote, égale-ment célèbre, citée par le sinologue Pier-re Ryckmans, le jardin-qui-n’existe-pas,qui symbolise l’attitude des Chinois de-vant la vanité de la conservation maté-rielle de la culture. Une vraie culturelle,une culture vivante se transmet et comp-te par ses hommes, non par les créationsmatérielles. Les implications et enjeux decette position sont plastiques, politiques,patrimoniaux et aujourd’hui «mon-

diaux».26 La question d’un pittoresque «appli-qué» aux espaces extra-terrestres est pré-sentée dans notre contribution au volumecollectif Paysage et modernité(s), textesréunis et présentés par A. Bergé et M.Collot, Recueil/Ousia, Bruxelles, 2007:Du pittoresque aux confins de l’image,pp. 66-86.27 Cette question doit être mise en rela-tion avec les perspectives théorisées parFranco Moretti dans de nombreuses pu-blications, et notamment dans Letteratu-ra vista da lontano, Einaudi, Torino,2005, trad. fr. aux Prairies ordinairessous le titre Graphes, cartes et arbres.Modèles abstraits pour une autre histoirede la littérature, Paris, 2008.28 V. Hugo, Notre Dame de Paris, illustréede 70 dessins par Brion, gravures de Yonet Perrichon, Hetzel, Paris, 1876, LivreCinquième, II, Ceci tuera cela, p. 93 et ss.[Notre Dame de Paris se passe en 1482]:«Nos lectrices nous pardonneront de nousarrêter un moment pour chercher quellepouvait être la pensée qui se dérobaitsous ces paroles énigmatiques de l’archi-diacre: Ceci tuera cela. Le livre tuera l’é-difice. A notre sens, cette pensée avaitdeux faces. C’était d’abord une pensée deprêtre. C’était l’effroi du sacerdoce de-vant un agent nouveau, l’imprimerie.C’était l’épouvante et l’éblouissement del’homme du sanctuaire devant la presselumineuse de Gutenberg. C’était la chai-re et le manuscrit, la parole parlée et laparole écrite, s’alarmant de la parole im-primée ; quelque chose de pareil à la stu-peur d’un passereau qui verrait l’angeLégion ouvrir ses six millions d’ailes».

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