-
Pièce (dé)montéeLes dossiers pédagogiques « Théâtre » du CRDP de
Parisen partenariat avec l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet
ÉditoQuinze ans après sa création par le théâtre de la Roulotte,
et à l’occasionde « l’année (…) Lagarce », La Cantatrice chauve est
reprise avec la même équipe,dans la même mise en scène du 19
janvier au 10 février à l’Athénée ThéâtreLouis-Jouvet.
Au-delà de l’hommage au metteur en scène, François Berreur et la
compagniedes Intempestifs proposent de nous (ré) interroger sur la
question mêmede la représentation, son statut face au temps.
Comment jouer, re-jouer,un texte certes déroutant, mais devenu
progressivement un classiquede nos salles de classe ? Comment jouer
et re-jouer la mise en scèned’un auteur et metteur en scène qui y
rentre progressivement ?Quels rapports entre le texte et SES
représentations, de la mise en scènehistorique à la Huchette, la
mise en scène de Jean-Luc Lagarce en 1991,à la reprise
d’aujourd’hui ?
Quoi de mieux donc pour un professeur de Lettres que
d’abordercette question et les rapports du texte à la
représentationpar La Cantatrice chauve ?… La Cantatrice où tout est
jeu, anti-jeu,références et explosion des références…
Les enseignants trouveront dans ce nouvel opus de Pièce
(dé)montéerédigé par Nunzio Casalaspro et Jean-Luc Deschamps, tous
deux professeurs,des pistes de travail pour l’avant et l’après
spectacle : comment exploiterle caractère déroutant du texte de
Ionesco, quels rapports aux conventionsthéâtrales, quelle
esthétique, quelles mises en abyme dans la mise en scènede Jean-Luc
Lagarce ?
Retrouvez les numéros précédents de Pièce (dé)montée sur le site
du�CRDP de Paris dans la rubrique arts et culture, dossiers.
La Cantatricechauve
d’Eugène Ionesco,mis en scène parJean-Luc Lagarce
janvier 2007n°16
© CHRISTIAN BERTHELOT
Avant de voir le spectacle :la représentation en appétit !
Portrait de l’auteur[voir page 2]
Portrait du metteur en scène[voir page 3]
Avant-propos[voir page 3]
La Cantatrice chauve, une piècedéroutante pour un jeune
lecteurou spectateur
[voir page 4]
La Cantatrice et le théâtre,ou comment s'en débarrasser
[voir page 5]
Parodie du théâtre et dérisionde l’homme
[voir page 7]
Prolongements[voir page 9]
Après la représentation :pistes de travail
u Langage fou etthéâtre roi
[voir page 10]
u Entretien avecFrançois Berreur
[voir page 10]
u Une esthétique singulière[voir page 11]
u Les personnages et le jeudans la mise en scène
[voir page 14]
u Pour finir, quelques jeux[voir page 21]
© PASCAL GÉLY - Agence Bernand
http://crdp.ac-paris.fr/
-
janvier 2007n°16b Étudier la genèse d'une pièce controverséeb
Parcourir la dramaturgie classique à travers une pièce qui fait
éclater les genres et les
parodies de façon systématiqueb Faire réfléchir les élèves aux
notions de tragique et comiqueb Étudier la genèse d'un nouveau
genre théâtral
PORTRAIT DE L'AUTEUR
Eugène Ionesco est né à Slatima, enRoumanie, le 26 novembre
1909, d'un pèreroumain et d'une mère française. Après uneenfance en
France, ses parents désormaisdivorcés, il retourne vivre avec son
père dansson pays d'origine à l'âge de treize ans.L'adolescent puis
le jeune homme poursuit debrillantes études, qui le conduisent à
devenirprofesseur de français. En 1938, deux ans aprèsson mariage,
la montée du fascisme le pousse às'installer en France, où il
travaille à une thèsesur Les Thèmes du péché et de la mort dans
lapoésie française depuis Baudelaire.C'est en 1950 qu'est créée sa
première pièce,célèbrissime, La Cantatrice chauve.
Pourtantl'accueil, comme on le sait, fut froid, et la cri-tique
conservatrice exprima ses réserves dansles colonnes de la grande
presse. Les pièces sui-vantes, La Leçon (1951), Les Chaises
(1952),
Victimes du devoir (1953),Amédée ou Comments'en débarrasser
(1954),connurent le même sort.Malgré quelques admi-rateurs de la
premiè-re heure, parmi les-quels Jean Paulhan,Raymond Queneauou
l'acteur GérardPhilipe, les sallesrestent vides. Ilfaut attendre
1957et la reprise de laCantatrice à laHuchette pourvoir la roue
tour-ner. Le cercledes admirateursqui saluent cecomique né
del'absurde oùl'insolite faitexploser lecadre quoti-
dien s'élargit. Beckett et son
Godot sont passés par là, et un public commenceà naître pour ce
théâtre nouveau, sans intrigue,qui met à mal la dramaturgie
classique.L'année 1960 est sans doute pour Ionesco cellede la
consécration, après que Jean-LouisBarrault eut créé Rhinocéros
(1958) à l'Odéon.La pièce a donné naissance au personnage
deBéranger, qui réapparaîtra dans Tueur sans gages(1959), Le Roi se
meurt (1962) et Le Piéton del’air (1963).1966, ouvre à un auteur
désormais reconnu lesportes de la Comédie française avec La Soif
etla Faim, suivie quatre ans plus tard par Jeux deMassacre, au
théâtre Montparnasse.Lorsque, en 1970, Ionesco est reçu à
l'Académiefrançaise, il lui reste une pièce majeure à
écrire,Macbett (1972). Son œuvre, cependant, est loinde se limiter
au théâtre et compte par exempledes essais, parmi lesquels Notes et
contre-notes(1962), Un Homme en question (1979), ouencore un roman,
Le Solitaire (1973).C'est peut-être une citation extraite de
ceroman qui nous donne une clé d'entrée dansLa Cantatrice, comme
dans toute l'œuvre deIonesco. « Je pensais, écrit-il, qu'il
étaitbizarre de considérer qu'il est anormal de vivreainsi
continuellement à se demander ce quec'est que l'univers, ce qu'est
ma condition, ceque je viens faire ici, s'il y a vraiment
quelquechose à faire. Il me semblait qu'il est anormalau contraire
que les gens n'y pensent pas, qu'ilsse laissent vivre dans une
sorte d'inconscience.Ils ont peut-être, tous les autres, une
confian-ce non formulée, irrationnelle, que tout sedévoilera un
jour. Il y aura peut-être un matinde grâce pour l'humanité. Il y
aura peut-être unmatin de grâce pour moi. »Cette pensée exprime
sans doute bien l'ambi-guité d'un théâtre aux accents apparemmentet
évidemment comiques mais qui offre un ver-sant plus sombre et
tragique : le rire laissetransparaître une interrogation et une
angois-se fondamentale face à l'absurdité possible dumonde.Ionesco
est mort le 28 mars 1994.
Avant de voir le spectacle
La représentation en appétit !
2
-
3
janvier 2007n°16
Jean-Luc Lagarce est né en 1957. Originairede Haute-Saône, il
s'installe à Besançon en1975 et suit des études de
philosophie.Parallèlement il suit les cours du Conservatoired'art
dramatique régional jusqu'en 1978, puis
ceux de Jacques Fornier auCentre de RencontresThéâtrales. Cette
époque voit lacréation, avec d'autres élèvesdu conservatoire, d'une
com-pagnie amateur, le Théâtrede la Roulotte. Lagarce réa-lise
alors ses premièresmises en scènes et com-mence à écrire (La
Bonnede chez Ducatel ; Erreur deconstruction).En 1979, sa
pièceCarthage, encore est dif-fusée par Lucien Attounsur
France-Culture. En1981, ayant obtenu samaîtrise de philoso-phie il
s'inscrit endoctorat et prépareune thèse sur Sadequ'il
n'achèverapas, préférant seconsacrer davanta-ge à l'écriture et àsa
compagnie.
Entre temps, en effet, le Théâtre de la Roulotteest devenu une
compagnie professionnelle.À partir de cette époque et jusqu'à son
décès,le 30 septembre 1995, Lagarce a partagé sontemps entre la
mise en scène et l'écriture de sespropres pièces.Bien que reconnu
très jeune, il a peu été montépar d'autres metteurs en scène de son
vivant.Depuis sa disparition, de nombreuses mises enscène ont été
réalisées autant en France qu'àl'étranger et beaucoup de ses textes
traduits enanglais, espagnol, japonais, allemand, polonais,bulgare,
russe…Certains sont parus à Théâtre Ouvert. Sonthéâtre complet est
publié aux SolitairesIntempestifs.C'est à Montbéliard, au théâtre
municipal, queJean-Luc Lagarce crée La Cantatrice. La miseen scène
de cette année est une reprise, avecles mêmes comédiens, sous forme
d'hommage,d'un spectacle monté en 1991. Cet hommageest porté par le
comédien François Berreur,dans le cadre de l’année (...)
Lagarce.L'écrivain-metteur en scène aurait eu aujour-d’hui 50 ans.
L'ambition de Berreur et de satroupe est de « reconstituer, le
temps dequelques mois, le Théâtre de la Roulotte de1991, confronter
notre réalité avec notre sou-venir, le vôtre et faire découvrir un
univers àceux qui ne le connaissent pas. » (septembre2005)
PORTRAIT DU METTEUR EN SCENE
Avant-propos
Tout cela, pour nous qui sommes d'un certain âgesemble en somme
battu et rebattu : l'accueil ini-tial plus que mitigé de La
Cantatrice ; l'admira-tion précoce de certains au regard plus
lucide ;et puis le succès, le succès phénoménal, à laHuchette,
avec, aujourd'hui -combien ? - vingt millereprésentations ?
Davantage ?Mais de nouvelles générations suivent, et cesont nos
élèves, qui ignorent cette histoire et àqui il faut la redire. Et
une question se posed'emblée, avec une réponse peut-être évidente
:comment ce jeune public, peu au fait de l'his-toire théâtrale au
XXe siècle, des luttes etcontroverses qui ont conduit un
théâtred'avant-garde à finalement s'imposer comme unthéâtre
classique, comment ce jeune publicnéophyte, donc, lira-t-il et
verra-t-il la pièce ?Réponse évidente, disais-je, qui tournera
sansdoute autour d'un mot, disons… déroutante,
c'est cela, La Cantatrice lui apparaîtra commeune pièce
déroutante, qui pourra peut-êtremotiver un rejet de sa part. Et
c'est autour dece mot qu'il me semble intéressant de
travailler,dans cette première partie de notre dossier.Certes,
l'imprévu, la surprise, ne sont pas pourrien dans le charme du
théâtre et c'est quelquechose de parvenir à désarçonner un peu
unpublic blasé, si cet inattendu suscite laréflexion, ouvre des
pistes de travail, force àmettre en cause les évidences auxquelles
noushabitue un confort dans lequel, très jeune, noussommes prompts
à nous installer. Nous sommesjustement là au cœur du sujet de la
pièce. Maisnous savons aussi, nous enseignants, que de lasurprise
au rejet pur et simple il n'y a parfoisqu'un pas. Il nous
appartient de ne pas faire dece caractère déroutant de la pièce de
Ionescoune déroute. Un échec.
-
janvier 2007n°16
D'autant plus que ce caractère déconcertant duspectacle pourra
être double : celui de la piècelue, d'abord, puis celui de la mise
en scène, quirenchérira.Il faudra donc baliser le terrain,
expliquer lecaractère déroutant en soulignant qu'il fut bienentendu
voulu comme tel ; tenter, aussi, etd'abord, de faire dire aux
élèves eux-mêmes lesraisons, pour eux, de cette surprise.Quelles
sont-elles ?Tout cela est évident, en fin de compte : nosélèves,
même faibles lecteurs ou spectateurstrès occasionnels, sont au
fait, au collège, puisau lycée, de ce qu'est le théâtre,
c'est-à-dire lethéâtre classique, celui de Molière par exemple.Ils
l'ont gardé dans un coin de leur mémoire,encore fraîche. Et cette
mémoire leur donne deshabitudes, qui créent une attente. C'est
alors ladéception, même peu consciente, de cetteattente qui
suscitera le caractère déroutant deLa Cantatrice. Sans même le
savoir, nos élèvesseront portés à reproduire les réactions des
critiques de 1950 : absence d'intrigue, langageéclaté, plat,
incohérence…C'est donc par là qu'il faudra commencer : leurmontrer
qu'ils sont finalement des lecteurs etspectateurs conventionnels,
dans le bon commedans le mauvais sens du terme, au fait
d'uneculture théâtrale classique ; leur montrer, ensomme, qu'ils
attendent cette convention dèslors qu'il s'agit pour eux de lire ou
de voir duthéâtre. Un deuxième temps sera justement l'oc-casion de
vérifier que la pièce de Ionesco met àmal, mais volontairement,
toutes ces représen-tations conventionnelles, occasion pour
lesélèves de réviser leur théâtre, si on peut dire !Il faudra, bien
sûr, saisir les intentions paro-diques. Mais comment les saisir si
on ne sait pasquelles conventions, quels genres sont ici paro-diés
? Un dernier temps cherchera les enjeuxplus fondamentaux de la
pièce : l'absurde der-rière la façade du monde, l'angoisse
possibleface à un univers où les mots, les choses ne ren-voient
peut-être à rien de certain.
Une fois le livre en main, et avant même la lec-ture de l'œuvre,
une pièce telle celle qui nousoccupe ici a de quoi dérouter un
jeune lecteur etfutur spectateur dès la première approche, parson
titre. Qu'est-ce que cette histoire de canta-trice chauve ? On
s'attend à des sourires, desrires, qui doivent nous conduire à
questionnerles élèves sur le genre théâtral auquel, seloneux, qui
doivent être habitués à séparer, distin-guer comique et tragique au
théâtre, appartientla pièce. Le caractère incongru de ce titre
doitconduire la classe, on s'en doute, à pencher ducôté du comique.
C'est, leur dira-t-on, une pre-mière piste, sans doute bonne, mais
point suffi-sante, pour le moment.
b Demander aux élèves de donner, à l'oral,les titres de pièces,
comiques ou tragiques,qu'ils connaissent et les faire
s'interrogersur le lien qui existe entre ce titre et lapièce
elle-même.Cette recherche commune, orale, est destinée àmettre en
évidence, d'abord, le lien qui existeentre le titre d'une pièce et
son sujet principal.Le titre, en somme, est déjà, au théâtre
commedans un roman, tout un programme. Qu'on diseL'Avare, Le
Misanthrope, Le Bourgeois gentil-homme, pour ne prendre que ces
troisexemples, et c'est déjà une thématique qui sur-git, que la
lecture ou le spectacle viendraconfirmer.
Ensuite, il faudra pousser les élèves vers cetteidée que ce
titre toujours, évoque bien souventla figure centrale de l'œuvre ;
que ce personna-ge soit évoqué de manière indirecte, commedans les
exemples donnés plus haut, ou bienque son nom apparaisse
explicitement : DomJuan, Bérénice, Antigone, etc. Dès lors,
biensûr, la classe s'attendra à ce que cette fameusecantatrice
chauve occupe le centre de la pièce.Nous savons qu'il n'en est
rien, comme viendrale confirmer, pour les élèves, la
lecture.Première déroute.
b Demander aux élèves d'effectuer desrecherches sur la genèse
fameuse de ce titre.Nous savons que la pièce, à l'origine,
s'intitulaitL'Anglais sans peine ; qu'un lapsus dû au comé-dien
Henri-Jacques Huet, lors de la création dela pièce a donné l'idée,
à Ionesco, de ce titreincongru et définitif. Nous savons aussi que
cepersonnage de la cantatrice est évoqué uneseule fois, au détour
d'une réplique, à la scène XIet qu'ensuite il n'en est plus
question. Cecaractère hasardeux du titre, sans lien avec lesujet de
la pièce, cette apparition éclair d'unpersonnage qu'on s'attendrait
à voir placé aucentre de l'intrigue, ne fera que renforcer
l'as-pect déroutant de cette première approche. Cesera une première
occasion de forcer la classe àrompre avec les conventions
auxquelles elle esthabituée, avant de la conduire plus loin.
4
La Cantatrice chauve, une pièce déroutantepour un jeune lecteur
ou spectateur ?
-
5
janvier 2007n°16
b Demander aux élèves de s'interroger sur lesous-titre de la
pièce.Ce sous-titre lui aussi fameux doit constituer uneseconde
surprise. Qu'est-ce qu'une anti-pièce ? Onpourra aider la classe
dans sa réflexion à l'aided'une citation de Ionesco, qui sera la
suivante : « Ilme semble parfois que je me suis mis à écrire
duthéâtre parce que je le détestais. » (Notes etcontre-notes) Doit
émerger ici cette idée que lethéâtre de l'auteur se construit
contre le théâtretraditionnel, classique. On n'hésitera pas à
rappe-ler aux élèves que pendant longtemps Ionescoconsidéra le
théâtre comme un genre mineur, gênéqu'il était par son caractère
artificiel et la grossiè-reté de ses effets dramatiques. Nous voici
sur uneseconde piste, qui nous approche un peu plus ducœur de la
pièce. Qu'est-ce qu'une pièce de théâtrequi se construit contre le
théâtre ? Second mystè-re, donc. Qui pourra, si on veut aider un
peu plusles élèves dans leur réflexion, être en partie résolupar
cette autre citation de l'auteur : « Cela étaitdevenu alors une
sorte de pièce ou une anti-pièce,c'est-à-dire une vraie parodie de
pièce, une comé-die de la comédie. » (Notes et contre-notes)
b Demander à la classe d'effectuer desrecherches sur la genèse
de l'œuvre.L'histoire de cette genèse est fameuse et facile
àdénicher par les élèves. Ionesco s'en est expliqué
à plusieurs reprises. Cette genèse, avec l'épisodecélèbre de la
méthode Assimil pour l'Anglais,vient renforcer encore le caractère
fortuit etanecdotique de l'œuvre. Qu'est-ce qu'une piècenée de la
volonté d'apprendre l'Anglais ? Quelpeut être son enjeu, son
statut, sa raison d'être ?Troisième surprise et rupture des
conventions.
b Demander enfin aux élèves de faire desrecherches sur l'accueil
réservé à la pièce à ladate de sa création, en 1950.Le but de cette
dernière recherche, pour la premiè-re partie de l'avant spectacle,
doit servir à mettreen évidence le caractère injouable de la pièce
en1950, à une époque où règnent d'autres genresthéâtraux, qu'il
faudra évoquer par la suite. La fina-lité sera aussi, et surtout,
celle déjà évoquée dansl'avant-propos : la pièce une fois lue, les
élèves doi-vent comprendre qu'ils sont finalement des lecteurset
spectateurs conventionnels, dans le bon commedans le mauvais sens
du terme, au fait d'une cultu-re théâtrale classique ; leur
montrer, en somme,qu'ils attendent cette convention dès lors
qu'ils'agit pour eux de lire ou de voir du théâtre. Leursurprise,
voire leur indignation, était déjà celle descritiques de la presse
des années Cinquante. Si per-sonne dans la classe n'a mis la main
sur un articlede l'époque, on fera lire, par exemple, un
papierécrit par J.J. Gautier, dans le Figaro.
Les surprises suscitées par une première approche de la pièce,
il est temps d'avancer et de le direaux élèves, sont bien sûr
voulues pas l'auteur. Les intentions, même récusées parfois par
Ionescopuis acceptées, sont largement parodiques. Ce théâtre
classique est mis à mal par La Cantatrice,dans tous ses aspects
dramaturgiques conventionnels. Passer en revue toutes ces entorses
faites àla tradition, c'est en quelque sorte aussi l'occasion, pour
une classe, de réviser son théâtre tout ens'en débarrassant, pour
parodier le titre d'une pièce de Ionesco lui-même.On s'attachera
ici principalement à montrer comment ce sont le décor et l'intrigue
conventionnels quisont l'objet des attaques de l'auteur dans sa
pièce.
La Cantatrice et le théâtre, ou comment s'en débarrasser
b Faire lire aux élèves la scène d'ouverture de La Puce à
l'oreille, de Feydeau (1907).La comparaison entre la scène initiale
du vaudeville de Feydeau et celle de La Cantatrice mettra en
évi-dence les points communs entre les deux ouvertures et
l'intention parodique, burlesque de Ionesco. Ils'agit du même
intérieur anglais, mais détourné de son effet de réel. Le réalisme
bourgeois du vaudevil-le est ridiculisé d'emblée par la didascalie
: « feu anglais, silence anglais, coups anglais » et par le
gagloufoque des dix-sept coups de la pendule, conclu par la
première réplique : « Tiens, il est neuf heures. »
Le décor
Prolongement
b Demander aux élèves de faire des recherches sur le schéma
récurrent des comédies demœurs ou des vaudevilles.L'idée est ici de
mettre en évidence le parallélisme, toujours parodique, mis en
place par Ionesco entrece schéma conventionnel et celui de sa
pièce. On pourra par exemple évoquer Le Dîner bourgeois, deHenri
Monnier (1830) : un premier couple, les époux Joly, se querelle en
attendant des amis ; la bonnearrive et vient aux ordres ; les amis
font leur entrée et ressemblent beaucoup aux Joly…
-
6
janvier 2007n°16
Mais c'est bien sûr surtout l'intrigue classiquequi est la plus
malmenée.
b Faire lire aux élèves une scène d'expositionclassique.La
comparaison d'une scène d'expositionconventionnelle, que l'on
laissera au choix del'enseignant, avec la scène I de La
Cantatricemontrera à quel point celle-ci rompt avec lesfonctions
habituelles visant à apporter lesinformations indispensables à la
compréhen-sion de la situation. Ce ne sont, chez Ionesco,que
banalités, paralogismes, bref une caricatu-re et une inversion de
la scène d'expositionclassique.
Si on compare le monologue d'exposition réalisépar Mme Smith
dans cette première scène aveccelui de Cinna ou du Malade
imaginaire, on serend compte à quel point on est ici dans la
cari-cature : idiotismes (« il aimera s'en mettre pleinla lampe »),
ton neutre, marqué par les bruits debouche de M. Smith. Plus loin,
le dialogue estscandé par les sonneries de la pendule, qui
faittourner à la parodie le temps dramatique tradi-tionnel. Les
propos de cette scène, enfin, gra-tuits, sans cohérence, lui
enlèvent toute valeurmorale, psychologique.
b Faire lire aux élèves le nœud d'une pièceclassique.Le nœud
d'une pièce doit lancer l'action, cristal-liser le conflit, en
faisant entrer en scène, parexemple, un personnage qui amène ce
conflit(Tartuffe). Lorsque, dans la pièce de Ionesco,entrent en
scène de nouveaux personnages,
(scènes 2,3,4) aucune action ne se met enplace. C'est donc un
autre procédé classique duthéâtre qui se voit parodié et réduit à
rien. Lascène traditionnelle de reconnaissance (Hernanireconnu
comme Juan d'Aragon) devient ici unescène bouffonne, absurde,
lorsque les Martin sereconnaissent comme mari et femme alors
qu'ilssont entrés ensemble chez leurs amis. De même,plus loin
(scène 5), Mary n'a pas plus tôt révélésa « véritable » identité de
Sherlock Holmesqu'elle quitte la scène. Fausse
reconnaissance,avortée.
b Faire lire à la classe une scène de confron-tation
classique.Rodrigue provoquant le comte (Le Cid), Ruy Blass'en
prenant aux ministres, telles sont quelquesunes des scènes de
confrontation tradition-nelles du théâtre. La scène 7 de la pièce
deIonesco s'attache à les caricaturer : l'intrigue neprogresse
nullement quand le dialogue s'attacheà rapporter une anecdote
plate, celle d'unhomme qui relace ses souliers, ou un débat
sté-rile, celui de savoir qui a sonné.Nous ne quittons jamais la
platitude. Et ce nesont pas les scènes suivantes qui nous
démen-tiront, lorsque les personnages s'attachent àrapporter des
fables absurdes, qui ne peuventtenir lieu de péripéties ou
d'épisodes. Loin defaire progresser l'action, ces fables
accroissentla confusion du spectacle.
b Mettre en parallèle le final de la pièceavec celui d'une pièce
classique.Le dénouement d'une pièce traditionnelle vientrésoudre
les conflits de manière inattendue. Leclimat doit s'en trouver
apaisé. Ici, c'est l'inversequi se produit, on monte jusqu'à un
paroxysme,qui se résout par un retour à la scène initiale.Autant
dire que ce final ridiculise et fait explo-ser cette dernière
convention, pourtant essen-tielle dans un théâtre classique.Du
point de vue de la dramaturgie, La Cantatriceest bien cette
structure vide, cette anti-pièceannoncée par le sous-titre et les
élèves doiventdésormais se sentir plus à l'aise dans un
texted'abord déroutant. Ils doivent être armés pourrire de la
parodie… Avant l'autre surprise duspectacle et de sa mise en scène
elle aussidéroutante !
L'intrigue
Prolongements
Exposés faits par les élèves, en groupes, sur les différents
genres de théâtre en 1950, en France :théâtre bourgeois de
Montherlant ou Anouilh ; théâtre de la distanciation de Brecht,
théâtre del'engagement de Camus ou Sartre, théâtre rituel de
Artaud, nouveau théâtre : Beckett, Adamov.
© CHRISTIAN BERTHELOT
-
7
janvier 2007n°16
Parodie du théâtre et dérision de l’homme
« Je puis dire que mon théâtre est un théâtre dela dérision. Ce
n’est pas une certaine société quime paraît dérisoire. C’est
l’homme. »Mais, au-delà de la dramaturgie, c’est bien sûr lelangage
lui-même, l’utilisation qui en est faitequi pourra apparaître comme
l’aspect le plusdéroutant de la pièce. Commencée dans un lan-gage
plat, l’œuvre s’achève sur une langue enfolie, à laquelle tout sens
clairement identifiable,toute visée semble manquer. Il s’agit ici
de mon-trer que, plus qu’une simple caricature et parodiedu théâtre
classique, purement gratuite ou hai-neuse, pour faire encore
référence à la citationévoquée dans la première partie de cet
avantspectacle, la pièce propose des enjeux véritables,une réelle
interrogation sur le sens du langage etla place de l’homme dans un
univers qui menacede se désunir, de perdre son sens et se vouer
àl’absurde.
b Identifier avec les élèves les procédés delangage très divers
utilisés dans la pièce afinde parvenir à un non-sens total.Cette
analyse systématique des procédés de lan-gage utilisés par Ionesco
devra mettre en évi-dence, à la fois les intentions ludiques à
effetbien sûr comiques, pour arriver, en fin d’étude,aux intentions
secondes, plus profondes si onveut, liées à la thématique de
l’angoisse face àce monde où menace de régner le non-sens.Que
disent les Smith et les Martin ? Rien, ou pasgrand chose,
banalités, lieux communs. Langageplat, degré zéro de la
communication, tourné endérision. On pourra prendre comme exemple
deces stéréotypes langagiers les propos oiseux surle coût de la vie
et de la nourriture (scène 7).Un autre aspect de cette utilisation
mécaniquedu langage est celui du langage en délire, qui
éclate à la fin de la pièce. C’est ici que le non-sens s’exprime
à plein. Les procédés utiliséspour parvenir à ces effets de
non-sens sontnombreux ; en voici quelques uns :- énoncés terminés
par un terme choisi par unjeu homophonique « Le yaourt est
excellentpour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apo-théose »
(scène 1)- onomatopées : « Oh ! » « Teuf, teuf »- mots forgés,
déformés : « cacades », « glou-glouteur »- enchaînements sonores :
« Bazar, Balzac,Bazaine »D’autres procédés visent à faire voler en
éclatsla logique traditionnelle et la rationalité :sophismes,
tautologies, analogies niaises, quiridiculisent toute prétention à
une conversationsuivie et de bon sens.Tous les principes de la
logique classique sontbafoués dans des dialogues qui ruinent le
prin-cipe d’identité, selon lequel une même proposi-tion ne peut
être à la fois vraie et fausse (leménage Watson qui a des enfants
et n’en a pasà la scène 1). D’autres principes
élémentairessubissent le même sort : celui de non-contradic-tion
(la femme de Bobby Watson à la fois gros-se et maigre, belle et pas
belle…) ; celui dutiers exclu : lorsque deux propositions
sontcontradictoires, elles s’excluent l’une l’autre et iln’y a pas
de troisième terme possible.Tous ces procédés ont, ou doivent
avoir, deseffets comiques : ils visent tantôt à faire riredes lieux
communs de la conversation, tantôt àruiner toute conversation
elle-même, dont lebut n’est pas de faire sens mais de
l’emportersimplement sur l’interlocuteur. Sous le comiquese cache
alors la violence et la tragédie. Unmonde finalement
angoissant.
© CHRISTIAN BERTHELOT
-
8
janvier 2007n°16
Prolongement
b Effectuer des recherches sur le nou-veau théâtre et son
utilisation des effetsde non sens, que ce théâtre
affectionneparticulièrement.Sous le comique, et c’est sans doute ce
qui serale plus difficile à faire passer aux élèves, secache une
tragédie, cette « tragédie du langage »évoquée par Ionesco lui-même
dans Notes etcontre-notes.Deux citations de l’auteur pourront nous
aider ày voir plus clair et illustrer cette idée.« Même dans La
Cantatrice chauve, affirmeIonesco, le comique n’est pas si comique
quecela. C’est du comique pour les autres. Au fond,c’est
l’expression d’une angoisse. » (Entretiensavec Eugène Ionesco,
Claude Bonnefoy) Etailleurs : « Je n'ai jamais compris, pour
mapart, la différence que l'on fait entre comiqueet tragique. Le
comique étant l'intuition del'absurde, il me semble plus
désespérant que letragique. Le comique n'offre pas d'issue. »(Notes
et contre-notes)
Ce monde où les conversations s’enchaînentdans leur banalité
puis où la logique estinversée est un monde finalement à
l’envers,inquiétant. Cette angoisse évoquée parIonesco peut être
celle du spectateur, renvoyéà son propre quotidien, fait de
conversationsdont la banalité menace de découvrir desabîmes :
sommes-nous des utilisateurs mécaniques
du langage, des machines à parler sans fond ?L’utilisation que
nous faisons de la logiquen’est-elle qu’apparente ?
Sommes-nouscondamnés au soliloque ? Et puis, lorsque nousrions des
personnages, n’est-ce pas de nous quenous rions, finalement, comme
le dit Gogoldans Le Révizor ? Chacun de nous est menacé dedevenir
un Smith ou un Martin grotesque etfou. (La parenté entre la pièce
de Ionesco etcelle du Russe est d’ailleurs impressionnante :dans
les deux cas, c’est la langue qui s’emballeet menace ses
utilisateurs de les faire sombrerdans la folie.)
Cet anti-théâtre n’est-il pas au fond, commel’ont vu certains
observateurs dès 1950 ou1957, lors de la reprise de la pièce à
laHuchette, un théâtre plus proche des specta-teurs qu’il n’y
paraît ? Les scènes bouffonnes,la langue tantôt plate et tantôt
folle noustendent un miroir dans lequel nous avons peurde nous
reconnaître. C’est en ce sens que cespectacle est théâtre de la
dérision et pour-voyeur d’angoisse. Il rompt de manière bruta-le la
séparation conventionnelle entre lascène et la salle. Où est le
théâtre, finale-ment, chez les comédiens ou chez les specta-teurs,
autant de Smith et Martin en puissancedont l’existence de façade
menace de sombrerdans le non-sens et qui s’avèrent impuissantsà
échapper à leur solitude, enfermés qu’ilssont dans un langage mort
?
© QUENNEVILLE
-
9
janvier 2007n°16
Prolongements
Faire lire aux élèves les autres fins possibles de la pièce, et
notamment le passage où c’est l’auteurde la pièce qui arrive sur
scène, interpelle le public en le traitant de « cons, salauds, etc.
» Ils met-tent en évidence cette rupture des barrières entre la
scène et la salle.
Revenir à l’accueil fait à la pièce en 1950 et 1957
Après avoir rappelé une nouvelle fois les réac-tions
d’incompréhension ou les réactions derefus, on mettra cette fois
l’accent sur les cri-tiques positives, conscientes qu’une
nouvelleesthétique théâtrale se fait jour dans laCantatrice.Faire
lire ou rechercher les articles favorablesde 1957 (celui de F.
Jotterand, La Gazette deLausanne, 29 février 1957 ou Marcelle
Capron,Combat , 20 févr ier) : « En mai 1950, LaCantatrice chauve…
causait un scandale. Cethomme se moquait du monde. Sept ans
plustard, à la Huchette, le public est unanime àl’applaudir, à se
moquer du monde avec lui. »(Jotterand) « Les réactions des
spectateursfont plaisir à voir : ils ne refusent plus l’inso-lite
et ils cherchent à l’insolite la significationqu’a voulu lui donner
l’auteur. » « Voilà lapièce type du théâtre de Ionesco. Solitude
desêtres, étrangers les uns aux autres, chacun
s’isolant dans son monologue intérieur : unpsittacisme
dérisoire. Absurdité du langage,de la vie, des rapports des hommes
avecl’homme – dans la famille comme dans lasociété – et de l’homme
avec soi. » (Capron)L’intention, à travers ces rappels, sera de
mettreen avant l’idée selon laquelle une nouvelleesthétique naît
souvent dans la violence, lerefus. On pourra évoquer la fameuse
batailled’Hernani, mettre en parallèle le nombre dereprésentations
initiales des pièces de Ionescoet celles de Molière, à l’époque de
leur création.25 représentations du 11 mai au 16 juin 1950pour la
Cantatrice, combien pour Tartuffe ouDom Juan ?
Voilà enfin le parcours de la pièce un peubalisé, avant une
autre surprise, celle de lamise en scène de Jean-Luc Lagarce…
Les deux citations de Ionesco évoquées plushaut le disent
clairement : comique et tragiquene sont en fin de compte que des
conventions,choisies par l’auteur d’abord, par le metteur enscène
ensuite, mais chacun de ces deux genresa la même visée : remuer le
spectateur et luifaire prendre conscience de la dimension
dra-matique et angoissante de son existence. Lemonde de Gogol ou de
Molière n’est pas moinsangoissant que celui de Racine ; pire
même,puisque le monde de l’absurde ne propose pasd’issue, pas de
sens, tandis que c’est le cas dansla tragédie, même si ce sens est
cruel pour lespersonnages.
b Faire réfléchir les élèves à la mise enscène possible de la
pièce.
Il s’agira de se demander si on doit jouer lapièce en la tirant
du côté du comique, enaccentuant encore la bouffonnerie, s’il le
faut,ou bien si on ne peut pas la tirer du côté dra-matique.
Évoquer les différentes mises enscène, en France ou à l’étranger.
Evoquer aussile théâtre de Beckett, tantôt entraîné vers lecomique,
tantôt vers le tragique.
Prolongements
b Étudier avec les élèves la thématique del’absurde, à travers
la pensée de Camus, parexemple, ou le théâtre de Beckett.Cette
étude pourra prendre la forme d’exposéspar groupes sur la notion
d’absurde chez Camus,sur le théâtre de l’absurde ou de la
dérision.
Le comique et le tragique, des conventions théâtrales