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LE PAYSAGE : UN ART ANClEN ET MODERNE POIESIS ET
CONTEMPLATION
par Raffaele Milani
Gn pourrait aborder la question du paysage en tant qu'art a
partir de considrations d'actualit concemant l'agonie de la nature
et ses dramatiques mutations. Gn entend beaucoup parler aujourd'hui
de la sauvegarde de la terre, du contraste inquitant entre
techno-sphere et biosphere, de la rpartition des espaces pour
I'exploitation des ressources, de la possibilit d'harmoniser le
dveloppement et la conservation, de I'opposition entre comptition
et coopration. Cependant le soutien et la protection de
l'environnement ne feront pas l'objet des rflexions qui suivent. Il
s'agira de la dcouverte ou, plus exactement, de l'invention du
paysage. C'est ainsi que nous pouvons, des son apparition dans les
catgories de la pense et du goilt aux XVIIIe et XIxe sieeles,
entrevoir la possibilit d'un art du paysage.
C'est au xvrne sieele que nous notons, pour la premiere fois, la
prise de conscience d'une situation culturelle nouvelle : la
naissance du paysage cornrne idal artistique et esthtique. Le
modele de I'poque des Lumieres puis celui du courant romantique, ou
celui qui en drive, sont a I'origine de toute notre rflexion, que
ce soit sur le pass ou sur le futuro Expression de la plasticit du
monde environnant, des beauts naturelles et artistiques, depuis les
modeles de la tradition jusqu'a ceux du modernisme, de I'action et
de la perception, le paysage merge dans notre analyse dans un
rayonnement disciplinaire, dans un jeu changeant d'interprtations,
de lectures et de solutions techniques, tel un cristal aux reflets
multicolores. Aujourd'hui tout le monde s'accorde sur la ncessit
d'insister sur la valeur incontestable, historique et humaine, du
paysage. Parallelement, beaucoup d'auteurs considerent ce terme
cornrne prati-
UN ART ANClEN ET MODERNE 29
quement irrempla~able, en opposition avec d'autres termes,
cornrne territoire ou milieu, a cause de son irnrnense connotation
perceptive, sentimentale, reprsentative, crative, vocatrice.
Diffrents aspects de la civilisation et du savoir s'y
confrontent : le mythe, l'identit des lieux, leur conservation,
leur destruction, leur ventuelle restauration. Dans cette optique,
le paysage est a la fois un art et une catgorie de la pense et de
l'activit humaine, dessinant une architecture complexe de l'activit
et de l'imagination.
C'est a partir du theme du ddoublement et de l'nigme, que nait
la varit de perceptions et de sentiments qui est a la base de ces
observations, pour laisser entrevoir a I'esprit les images de ce
qui apparait rel, reprsent, symbolique. C'est un theme qui avait
dja t voqu par Leopardi :
Pour l'homme sensible et imaginatif qui vit comme j'ai longtemps
vcu, sans cesser de sentir et d'imaginer, le monde et ses objets
sont en quelque sorte doubles. Lorsque ses yeux voient une tour, un
paysage, lorsque ses oreilles entendent le son d'une cloche, il
yerra en meme temps, en imagination, une autre tour, un autre
paysage, il entendra une autre cloche, un autre son. C'est dans
cette seconde catgorie d'objets que rside toute la beaut, I'agrment
des choses. Triste est la vie - si cornmune cependant - qui ne
voit, n'entend, ne pen;:oit que de simples objets, ceux-Ia dont
seuls les yeux, les oreilles et les autres sens re
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31 30 Raffaele MILANI
me jardin, selon l'expression de Rosario Assunto2, l'hornme a
redessin les formes de la ralit environnante pour faire naitre une
image et une exprience de cohsion sociale. Au-dela de la polmique
qui oppose la technique et la nature, apparait une catgorie
dynamique, polyphonique et transculturelle. De 1'lnde antique a la
Grece classique, et ainsi de suite jusqu'au XVIIIe siecle quand le
paysage devient idal esthtique , la contemplation et le travail de
la terre donnent lieu a une reprsentation unique. La thorie et
l'exprience se sont fondues dans le processus des transformations
et des mmoires.
Ethos affectif
Ce dont il faut prendre conscience, c'est que le paysage existe
en soi, avant et apres l'criture, indpendarnment aussi de sa
reprsentation. De meme, il faut comprendre que le paysage n'est pas
seulement une question modeme, mais ancienne et modeme a la
fois.
Le paysage, dfini ici comme un art, entend valoriser les formes
dans lesquelles s'exprime la nature en tant que telle. C'est un
point de vue diffrent de celui qu'adopte Kenneth Clark a propos du
paysage
3 reprsent . Dans la perspective de cette tude, le probleme du
paysa
ge ne provient pas de la transfiguration artistique, le paysage
dans la peinture, mais se situe sur le plan du travail de l'hornme
(poiesis) et ainsi de la vision, de l'imagination et de la
contemplation. 11 s'agit de comprendre le paysage Cornme catgorie
esthtique dans le domaine de la sensibilit humaine, sous le signe
de la ralit, de la valeur, du symbole, claire par la manifestation
multiple des choses qui nous en
tourent et par leur transfiguration dans l'art et dans la
littrature. Grike a un rseau d'impressions, de sentiments et de
jugements, l'exprience des formes s'offre cornme un certain projet
de connaissance. La catgorie esthtique vise a rvler la structure
meme des objets et des phnomenes, en se situant entre l'intention
humaine et la nature intime du monde. Dans ce parcours, la vrit de
la beaut du paysage naturel et du paysage construit est apprhende
prcisment dans l'optique d'un art qui est le rsultat du travail, du
sentiment et de l'imaginaire. 11 nous
UN ART ANClEN ET MDERNE
est facile de comprendre la signification et la valeur du
paysage en tant que catgorie esthtique tout au long du processus de
la civilisation4 .
C'est un gofit qui volue au cours des siecles et qui s'organise,
dans le domaine de la sensibilit humaine, a partir de rflexions
complexes a propos de la multiplicit des manifestations de la
nature. Le paysage exprime d'habitude a la fois une image qui
dessine des formes, une raction sentimentale et une exigence
d'abstraction. 11 s'agit d'une catgorie de l'objet et du sujet.
Gnralement on parle d'un art du paysage quand ce demier est con~u
et per~u dans l'optique du regard pictural, de la vue, de la
thatralisation de la nature, des suggestions visuelles. Mais, si
nous voulons l'envisager vritablement comme un art originel qui
appartient a notre pass mythologique, un art qui prexiste a la
reproduction dans l'art figuratif, il nous apparait alors bien plus
largement et profondment uni a un ensemble d'aspects qui situent
l'homme entre la nature, l'histoire et le mythe. Ce demier sera par
la suite un instrument particulierement important pour comprendre
et transmettre le mystere, l'inexplicable, l'invisible. Dans cette
perspective, les objets naturels, meme s'ils semblent indpendants
d'un travail de production de l'homme, peuvent aussi appartenir a
l'expression de l'art sur la base de la valorisation que l'homme
lui-meme, de fa~on plus intentionnelle, assigne a l'exprience
esthtique du monde.
L'art du paysage est donc un ensemble de formes et de donnes
perceptives, un produit de l'activit et de l'imagination. L'homme
modele les territoires par la culture, amliore l'amnagement des
lieux, soigne la ralisation des jardins, poursuit le reve de sites
non contamins par sa prsence, fournit ou invente des images du
monde, labore un univers d'impressions. 11 reprsente ces donnes
selon sa perception pour les traduire dans la reconnaissance des
formes, puis dans leur vocation, jusqu'a en laborer une
interprtation vivante et une annulation cathartique5. .
Le paysage, dans son statut morphologique, ne possede ni canons
ni techniques ; ce n'est pas une activit, mais il s'emploie a rvler
des formes en relation avec l'intervention matrielle et
irnmatrielle de l'hornrne. Nous y retrouvons une fusion entre
l'esprit et la matiere. Pour citer Dufrenne, nous pourrions dire,
par exemple, qu'un certain coin de
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nigme
paysage peut etre considr comme une reuvre d'art dans le sens
d'une rflexion sur la nature naturans et sur la nature naturata6;
car les lieux sont des objets a la fois culturels et naturels,
relations de donnes objectives et crations de l'hornme, ayant
cornme finalit un change entre le naturel et l'artificiel.
L'hornme, en imitant la nature, agit en tant que nature naturante,
grike au gnie de celle-ci que les hornmes ont intriorise. Dans
cette acception et dans cette direction du gOllt, on peut ainsi
affirmer que l'art et la catgorie esthtique sont ici
corrlatifs.
,
\ \
33UN ART ANClEN ET MDERNE
noplatoniciennes, et dans la thorie d'un Caros, quand ce dernier
parle des images de la vie terrestre pour une ame, celle de
l'artiste, purifie par l'lment suprasensible de la beaut naturelle.
Les images d'une vision de la nature si leve sont d~'Ofr~es afin de
parvenir a un art de la vie terrestre (Erdenlebendkunst) 10. Le
paysage; . au moment ou il exprime, selon une interprtation
romantique, l'irnmen \ sit absolue, semble etre une nigme, car il
nous met en prsence d'une \ ~anit, d'une distance et en meme temps
d'une proximit, d'une ..J fusion ; il nous fait prouver un
sentiment que nous pourrions qualifier d'inhumain ou de surhumain.
Ainsi sornmes-nous pousss du visible vers l'invisible, du matriel
au spirituel, parce que tous les paysages v~ne extase visionnaire
et p';'~e que nous, contemplateurs, nous cherchons a nous garer
parmi les domaines de la perception et de la se~ , sation. Turner,
cornme l'a dclar John Ruskin ll , a t le seul a savoir \ rendre
dans sa peinture cette extase visionnaire qui brise les formes ~
une coule de couleurs et de tonalits. La dimension concrete de
toute la donne matrielle devient comme une onde IDlIsicale gui faj
disparaltre les lments objectifs dans leur a arence reconnaissable
et les fait reapp re ans une extase du regard . On voit Turner
clbrer l'encffiiliLemem el 1 lVIesse de I'tat onginel qui provient
de la vision du monde. Turner, seIon Ruskin, parvient a l'idal
naturaliste fond sur l~ principe de l'imagination associative, de
la relation entre sensations et lois du cosmos. L'reuvre de Turner,
d'apres Ruskin, accede a la vrit d cel, de l'eau, de la terre, de
la vgtation. Mais le regard, ce regard provenant de l' nigme de la
distance et de la proximit, appartient a une tradition ancienne,
cornme on vient de le voir.
Pour les Grecs, la Nature dominait, tel un immense etre humain
vivant et intelligent, selon une explication vitaliste et animiste.
lIs la concevaient comme un miracle, comme une magie. lIs vivaient
dans un monde symbolique. Jusqu'au Roman de la Rose, la nature
continue a etre magique. Ce sont les Grecs qui, d'abord, nous ont
duqus a ce jeu de l'admiration pour le monde environnant. II
s'agissait d'un regard allant de haut en bas, contrairement a l'
ascese chrtienne. C'tait un regard horizontal, capable d'embrasser
aussi bien le dtail que l'infini. On se rfere ici au th1itre, au
theatron, au verbe theastai,
-,_.~..... ,,~.---""'--'- """-~" ' .,
Raffaele MILANI32
procher le paysage signifie donc saisir par les sens ce que la
alit nous dvoile ou rvele par l'intermdiaire des images de la
chose
elle-meme. Dans une acception phnomnologique de notre sujet, ous
pensons a certaines rflexions de Merleau-Ponty7, de Dufrenne8\
e Straus9 , et nous pouvons affirmer que toute perception est en
meme temps une projection sur la chose per~ue. Percevoir est une
maniere de se projeter sur une certaine ralit, de la synthtiser et
de la reprsenter dans l'espace et dans le temps. Toute perception
est, par consquent, intentionnelle et fondatrice. Dans l'exprience
esthtique, le paysage devient un art, grace a l'extension et a
l'intensification de l' acte intentionnel.
Dans l'reuvre littraire ou picturale, nous trouvons plutat, au
sujet de la beaut du paysage rel, 1'illusion de matrialiser la
ralit intime de l'objet. Entre l'impression de l'observateur et
l'expression de l'artiste, il existe un registre de changements qui
concerne la morphologie, la structure gographique et la sphere
motive. Il s'agit d'un processus d'incorporation et d'introjection
qui correspond a un change entre le sujet et l'objet, entre
l'intriorit et l'extriorit. Drer (1471-1528), artiste dont le gnie
se situe au dbut de la valorisation esthtique moderne du paysage,
disait que l'art vritable se cache dans la nature et que seul celui
qui russit a l'en extraire le possede vraiment. C'est la une
considration qui sera interprte diffrernment, surtout aux xvme et
XIXe siecles, dans la vision par exemple d'un Goethe avec ses
rminiscences
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35 Raffaele MILANl34
----'\'''. . ..-.__.(~r, contemIJ~~ Sur la base de cette
considration, l'on peut dplacf t'"atkItion des actes humains vers
les faits naturels et affirmer que ce qui se passe dans la tragdie,
en un certain paralllisme, nous le retrouvons dans la contemplation
de la nature. Nous pouvons remarquer une source psychologique
identique : la catharsis. Schopenhauer a delar : Cornme la nature
est esthtique ! , en faisant ensuite un parallele gnial avec la
musique. Une belle vue devait en substance se considrer comme une
catharsis de l'esprit , cornme la musique l'tait pour l'ame, pour
Aristote12. Ainsi, l'on voit l'hornme vivre a l'abri de tout
danger, habilement djou ; ce n'est pas une victime, mais il regarde
de fa~on dtache, loin des malheurs humains, et des catastrophes
naturelles : ruptions, inondations, tempetes ... Il se libere
---des vnements et s'leve au-dessus de la simple peur. Depuis
les origines du tragique et du sublime, jusqu'a leur ultime
volution, le principe de la mise a distance est repris dans un
concept esthtique. D'Aristote a Lucrece, jusqu'a David Hume, du
Pseudo Longin a Kant, l'hornme assiste, en spectateur mu, au drame
de la vie
___ et de la nature. La nature peut des lors nous apparatre
comme un vritable spectacle qui exige une participation vivante ou
attentive, cornme un hiroglyphe d'interprtation difficile, une
criture code, une nigme aux proportions gigantesques. Il en merge
une vritable rhtorique
. de 1'ineffable , pour reprendre une expression de
Stafot5fris~-'-'-"'-"'7~ Avec l'volution des arts et de la pense de
ces trois derniers sie
eles, grace aussi a la relecture des auteurs de l'Antiquit, la
nature peut s'accorder au paysage, comme idal d'une spontanit
perdue ; entre l'un et l'autre, il y a un jeu de transferts
continus par le biais de ces stratgies du gout reprsentes par les
catgories esthtiques du pittoresque, du sublime, du beau, du retour
du gothique, de la grace... Face a la nature libre, face a la
multitude de ses facettes (de l'arbre au torrent, du champ de
tournesols a l'tendue des collines), en dfinitive devant sa
ph.l!.i0nomie spirit}}.elle correspondant a la garnme de nos
sensations les plus intimes, nous sornmes convaincus qu'il existe
quelque chose au-dela de ce panorama tendu et si riche en lments
diffrents. Ce quelque chose, dans notre conscience, revet une
configuration totale qui nous enveloppe et nous pnetre, tel un flux
ininter-
UN ART ANClEN ET MODERNE
rompu d'motions et de sensations, comme un rayonnement
sentimental. Ce quelque chose est le paysage. Il est davantage que
la sornme de ses parties, des diffrents fragments de notre regard
disperss au fil du temps de la sensibilit, davantage que
l'attraction des processus psychiques : c'est l'ame d'un
enchanement infini de formes. Il se dveloppe dans 1'histoire, mais
aussi chez l'hornme, par des effets spatiotemporels unis dans le
rythme des lignes et des surfaces que 1'hornme sait composer cornme
par instinct.
Visions
~sage est une forme spw1l.lSillJqui unit vision et cratiVit~
parce que chaque regard cre un paysage idal dans notre esprit. ~~
primitifs, les Anciens, tous ceux qui nous ont prcds, ont transform
notre capacit de voir et de sentir a partir d'une prise de
conscience commune : I}Ran!~ip!ion1l..1a vie du lU.OIlde. Il s'agit
d'un processus ps),---. chique unificateur de l'exprience
esthtique, quelque chose qui apparat \
,--tout de suite, aussi bien cornme exprience sensorielle que
cornme exp-I rience intrieure. Sirnmel14 a dnornm cette tonalit
spirituelle gnrale,
Stimmung du paysage, laquelle, bien que consonante a la
sensibilit de ~ ~ poque, semble etre a la fois ancienne et moderne.
En effet, le pay~ sage est une invention moderne. Pour parvenir a
la comprhension de cette tonalit complexe, profonde, irnmdiate, il
faut entrer en cornmu
nion avec le paysage a la fois rel et idal, et non pas seulement
avec le paysage reprsent dans la peinture et dans d'autres
techniques visuelles. Depuis toujours, nous admirons la beaut du
cosmos et la beaut de sa reprsentation ; ceci sans nier
l'importance de la rvolution optique qui peut comporter, cornme le
prvoyaitAssunto, la lgitimit d'une critique du paysage, paralleIe a
la critique d'art. Dans cette perspective, l'hom
me, l'observateur, devient artiste, a partir du moment ou il
con~oit la nature dans un dessein de contemplation et
d'imagination. Nous pou
vons comprendre tout cela a partir de Sirnmel : Le paysage est
la nature qui se rvele esthtiquement . La nature-en tant qu'infinie
relation entre les choses, volution des formes, se manifeste
esthtiquement dans le
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37 36 Raffaele MILANI
paysage, bien avant toute expression artistique, a travers une
sorte de rvlation. C'est une ide partage par de nombreux
philosophes qui ont examin la question au XXe siec1e.
Comme on vient de le voir, un seul acte de la sensibilit et de
la vision unit profondment paysage naturel et paysage artistique.
Il intervient cornme instinct et non pas seulement cornme
intuition. Cassirer, analysant la perception esthtique du paysage,
avait soulign le charme qu'il exerce sur nous et qui nous introduit
dans un nouveau royaume, non plus celui des choses existantes, mais
celui des formes vivantes . L'homme, une fois abandonne la ralit
immdiate des choses, grace a un brusque changement spirituel, se
transforme en artiste vivant au rythme des formes spatiales,
lumineuses et chromatiques l5 . De cette fafon, la dcouverte
esthtique du paysage prcede l'expression picturale et potique.
C'est grace a cette dcouverte que, cornme l'a expliqu
l6Assunto , on transforme en objet esthtique ce qui n'tait
auparavant qu'une chose naturelle. La constitution du paysage
naturel en objet esthtique est l'reuvre de l'hornme et de son
histoire. C'est l'hornme qui transforme le paysage en lui
attribuant une valeur esthtique. De la meme fafon, ce que nous
pouvons appeler l'art du paysage est l'reuvre de l'homme, ou bien
une image, un reve de l'hornme. C'est pour ces raisons qu'il faut
refuser toute altration morphologique du paysage : en effet, c'est
une mutilation irrparable de la nature devenue objet esthtique. Car
chaque paysage renvoie a une mmoire mythologique, historique,
culturelle. De meme, toute blessure, dans ses valeurs formelles,
implique une modification du lieu. Dtruire un paysage revient a
dtruire tout ce qui a t dit sur lui par la posie, et tout ce qui a
t fait pour lui par la culture, 1'art et la civilisation.
Dans la rencontre entre l'reil physique et l'image mentale, avec
l'ventuelle adaptation du paysage a l'idal de l'art figuratif, nous
dcouvrons, au cours des derniers siec1es, les plaisirs du promeneur
dot d'un gofit pour le pittoresque, ou sous l'effet du sublime.
C'est un parcours qui arrive, meme dfigur,jusqu'a nous. Toutefois
les racines sont anciennes. La contemplation libre de toute la
nature, a partir de la Grece antique, est le domaine de la
philosophie, mais au fil du temps cette totalit, lie au concept de
cosmos, s'estompe. Le paysage se
. UN ART ANClEN ET MODERNE
spare de la thorie du cosmos et, dans la reprsentation mentale
de l'homme, la nature est perfue a travers celui-ci, dans sa
reproduction artistique. C'est une perte sous le signe du
dchirement et du regret qui a color de nombreuses potiques
romantiques.
Le paysage, a partir de ce moment-la, est vcu comme substitut ou
invention de la nature dont la beaut, expression d'un art du
visible et de l'invisible, se fragmente en une varit de
dterminations esthtiques dont l'volution est imprvisible.
Les formes reconnaissables d'un paysage rvelent des pages d'une
longue histoire, de la tradition ala modernit, en un profil
esthtique, entre l' art de la cration humaine, la qualit de la
contemplation, le statut morphologique de la nature. Nous sentons
alors que le paysage est moderne et ancien ala fois. Paysage et
culture composent une relation insparable. Les techniques et les
connaissances forment le systeme des savoirs traditionnels, dans
lequel et pour lequel vit cette nostalgie du Paradis dont parlait
Mircea Eliade17 , dans le sens d'un retour archtypique vers le
centre symbolique du monde, afin que I'hornme y trouve place. Le
paysage serait alors transfr dans une ontologie et une thologie du
jardin origine!. Cependant, ce n'est pas tant dans l'aura du jardin
des dbuts que dans le signe de la mmoire et du mythe que nous
pouvons analyser notre sujet. En tenant compte de l'intentionnalit
et de la poiesis, nous voulons atteindre le sentiment qui suscite
notre motion premiere.
Quelle est done l'origine du sentiment du paysage, et ou
pouvonsnous le trouver ? Nous pouvons dire qu'il vit aux racines de
la pense antique, ala lumiere de la mmoire cornme enchantement de
la posie et du mythe.
Mmoire
Qu'est-ce que la mmoire d'un paysage ? C'est une condition
affective de l' ame humaine au moment ou elle se dcide a vouloir
transmettre des cognitions dtermines comme s'il s'agissait de
secrets c1airs par la crativit et l'motion. Conserver voudra donc
dire
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38 Raffaele MILANI
passer a travers un stade de bouleversement, une exprience meme
de profondes souffrances, cornme le dsarroi procur par
I'industrialisation sauvage, par la dgradation des villes et des
campagnes. La mmoire n'est pas une rptition, mais un ethos affectif
qui s'leve comme un cri dans le marasme. De cette fa~on, sur ces
voies de la nostalgie,on s'empare du souvenir, de sa valeur
intrinseque et de son abandon : qu'est-ce qui a t oubli, effac dans
les lieux du temps et de I'histoire, et dans quelle Proportion
?
La mmoire est la capacit de conserver des informations dtermines
en les rflchissant dans un ensemble de fonctions psychiques, a
l'aide desquelles elle est en mesure de ressusciter des impressions
ou des faits du pass. Mais c'est surtout l'aura du pass qui vit
dans les beauts de la mmoire, qu'elle soit paisible ou tourmente.
Ce n'est pas un itinraire de bonheur, mais une aura de puissance,
d'motion, de tmoignage. Pour les Grecs, Mnmosyne, Mere de toutes
les Muses, ramene les hornmes aux Gestes , a la posie ; elle les
reprsente comme des hros. Le poete est possd par la mmoire, il
s'inspire des temps lointains, de l'age des origines, des mysteres
de l'au-dela. La posie est identifie avec la mmoire et fait de
celle-ci un savoir et une science, une sophia : versifier, pour
Homere, c'est se rappeler. La mmoire apparaJI cornme un don
initiatique. Elle tait source d 'irnmortalit chez les
pythagoriciens. De cette maniere, la mmoire erre entre le champ de
la cosmologie et celui de I'eschatologie, entre les signes de
l'histoire et ceux de son loignement. Meme l'image du paysage se
situe entre le temps de l'histoire et l'idal d'un temps absolu.
Notre gout esthtique et notre imagination nous restituent I'art du
paysage, entre lieux et reprsentation des Iieux. La raison, la
sensibilit, l'imagination sont les SOurces joyeuses d'une rflexion
esthtique possible.
L'univers des catgories esthtiques, le patrimoine des motions et
des sensations, la production d'images cres par analogie a travers
l'ducation esthtique constituent les canons d'une esthtique du
paysage. Nous observons qu'une multiplicit de potiques volue au
sein d'une thorie complexe. Quel est le degr de mmoire du jardin et
du paysage ? Naturellement ils doivent etre vus ensemble. Leur
mmoire est une mmoire de la beaut et de la grace.
UN ART ANClEN ET MDERNE 39
Nous pouvons comprendre comment I'artifice ou I'illusion des
jardins peut s 'unir a un sentiment authentique de la nature. La
vrit, meme quand elle semble loin de la falsification, parait
toujours lie a une ruse de l'imagination.
Sous le signe de la mmoire et du mythe apparaissent la poiesis
et le sentiment. On pourrait dire, cornme le soutient Fran~ois
Jullien1B , que le motif de la posie grco-Iatine est domin par le
pathos et la phantasia, par un monde symbolique, par l'ide de
vision et de reprsentation (Homere, Platon, Aristote, Virgile,
Horace, Quintilien...). Le poete grec, dans son vocation des
choses, ne peut manquer de se retrouver au niveau de l'expression
et des figures (celui de la lexis). On passe ainsi de I'image
cornme reprsentation mentale (phantasia) a l'image cornme
expression linguistique d'une analogie (ou de se mettre sous les
yeux du poete visualisant la scene) ... C'est la maniere ancienne
de faire tableau , une maniere de duplication dont parle
Leopardi.
Le paysage est histoire, culture, transformation. Mais
anthropologie et ontologie aiment a se conjuguer. On pourrait
envisager le paysage comme une articulation des modalits de la
vision et de la production, de la thorie et de I'activit humaine
qui, aux sources de la pense occidentale, rvele sa voix la plus
authentique dans I'tonnement. Posie et philosophie se fondent en un
seul et unique chant des origines et de la mmoire. En ce sens, nous
apprhendons le paysage cornme une catgorie esthtique, a la fois
universelle et subjective, une constance de structures et d'aspects
a partir d'expriences multiples le long d'un parcours de
changements.
Dans le cours de Heidegger sur la question de la vrit, donn a
Fribourg pendant l'hiver 1937-1938, le penseur allemand rflchit sur
l'ide d'tonnement19 Ce sujet sera repris successivement a plusieurs
reprises. L'tonnement exprime la ncessit de la pense des origines.
Dans ces pages de Heidegger, la ncessit qui est nonce dtermine
(bestimmt) l'homme en le dterminant motionnellement (durchstimmt).
L'hornme se situe au milieu d'unjeu entre l'espace et le temps, se
sentant partie prenante d'une tonalit motive fondamentale.
Les penseurs grecs cornmencent par I'tonnement (das Er-staunen ;
to thaumazein), qui caractrise la maniere mythique de raliser une
ex
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40 Raffaele MILANI
prience en y voyant une forme particuliere d'exprience vcue,
irrationnelle habite par la crainte (aidas) et la grace (charis).
Ce n'est qu'ainsi, de I'exprience de l'enchantement et de la
mmoire, de l'tonnement dans un parcours entre technique et nature,
que nous pouvons comprendre ce que disait Hraclite : La nature aime
ase cacher .
Le regard originel dans l'acte de l'merveillement, susceptible
de contenir philosophie et posie (l'art en gnral) peut nous aider,
comme le suggrait Rosario Assunto, aenvisager une rfiexion sur la
pense antrieure comme pense uitrieure, en convertissant l'Antiquit
en avemr.
NOTES
I Giacomo LEOPARDI, Zibaldone, trad. Bertrand Schefer, Allia,
2004, p. 2015. 2 Rosario ASSUNTO, II Paesaggio e l'estetica [1973],
Novecento, Palenne,
1994. 3 Kenneth CLARK, Landscape into Art [1949], 2me d. J.
Murray, 1976
(trad. frse, L'Art du paysage, G. Monfort, Saint Pierre de
Saleme, 1988). 4 Sur le sentiment de la nature chez les Anciens,
voir Dario DEL CORNO,
L'Uomo e la natura nel mondo greco, dans L'Uomo antico e la
natura, sous la direction de R. UGLIONE, d. Celid, Turin, 1997, p.
93-104. Au sujet de la nature habite par les hommes et les dieux de
l'Antiquit, voir Emst RobertCURTIUS, La Littrature europenne et le
Moyen Age latin, PUF, 1956, p. 211 et passim.
5 Voir Arthur SCHOPENHAUER, Die Welt als Wille und Vorstellung,
2me dition, F. A. Brockhaus, Leipzig, 1844 ; Le Monde comme volont
et comme reprsentation, traduction d'A. Burdeau revue par R. Roos,
PUF, 1966 (Supplments).
6 Mikel DUFRENNE, Arte e natura , dans Mikel DUFRENNE et Dino
FORMAGGIO, Trattato di estetica, Mondadori, Milan, 1981,2 volumes,
p. 25-48.
7 Maurice MERLEAU-PONTY, Phnomnologie de la perception,
Gallimard, 1945.
8 Mikel DUFRENNE, op. cit. 9 Erwin STRAUS, Vom Sinne der Sinne.
Ein Beitrag zur Grundlegung der
Psychologie, Springer, Berlin, 1956/2 (trad.frse : Du Sens des
sens, J. Millon, Grenoble, 1989).
10 Carl Gustav CARUS, Neuf Lettres sur la peinture de paysage,
trad. frse, Klincksieck, 1988.
11 John RUSKIN, Modern Painters, repris dans The Work of John
Ruskin,
41 UN ART ANClEN ET MODERNE
d. tablie par E. T. Cook et A. Wedderbum, Library Edition,
Londres, 19031912 (trad.frse: Les Peintres modernes, H. Laurens,
1914).
12 Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme volont et comme
reprsenta
tion, op. cit.13 Jean STAROBINSKI, Paysages orients dans II
Paesaggio. Dalla per
cez alla diserizione, dition de Renzo Zorzi, Marsilio, Venise,
1999. ione
14 Georg SIMMEL, Philosophie der Landschaft [1912-1913],
traduction fran,;aise : Philosophie du paysage dans La Tragdie de
la culture et autres es
sais,Payot-Rivages, 1988. 15 Emst CASSIRER, An Essay on Man
(trad. frse : Essai sur l'homme, Mi
nuit, 1975). 16 Rosario ASSUNTO, II Paesaggio e l'estetica, op.
cit. 17 Mirca ELIADE, Trait d'histoire des religions, Payot,1948,
10. 18 Fran,;ois JULLlEN, Le Dtour et l'acces. Stratgies du sens en
Chine, en
Grece, Grasset, 1995. 19 Martin HEIDEGGER, Grundfragen der
Philosophie. Ausgewiihlte Pro
bleme der Logik , Klostennann, Frankfurt am Main, 1984.
-
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
par Augustin Berque
Le sentiment, par le got,jait la beaut Chose obscure avant qu'on
la dise
Xie Lingyun
Monde, Univers et paysage
Ayant expos sa conception de l'Etre et du Monde - son
ontocosmologie, l'une allant avec l'autre -, Platon tennine le Time
sur ces mots :
El mainlenanl dclarons que nous avons atteinl le lenne de nolre
discours (ton logon hemin) sur le TOUI (peri tou Pantos). Ayanl
admis en lui-meme lous les elreS vivanls mortels el immortels el
entierement rempli de la sorte, Vivanl visible qui enveloppe
(periechon) lous les vivanls visibles, Dieu sensible fonn ala
ressemblance du Dieu intelligible, tres grand, tres bon, tres beau
el tres accompli (megistos kai aristos kallistos te kai teletatos)
, le Monde (ho Kosmos) est n : c'est le Ciel, qui esl un (heis
Ouranos) el seul de sa race (monogenes)l.
Ainsi le Monde est-il cens possd.e1':-~Ae.r qualts concevables ;
il est suprememen singulier : un et seul de sa race .
Tel n'est pas l'Univers de la modernit. Symboliquement depuis la
rvolution copernicienne, et factuellement depuis l'instauration, au
xvne siecle, du paradigme dualiste de la science moderne, celui-ci
est dpourvu de qualits. Il est objectal, gomtrique, mcanique,
purement quantitatif, et pour cette raison justement universel :
c'est 1'Uni vers ! Qui n'est pas rapport anotre discours mais
alui-meme, et dont
43COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
les cosmologues ne sauraient affirmer qu'il est un et seul de sa
race ; eertains avancent meme de bonnes raisons de croire qu'il ne
1'est pas.
S'il est facile de sehmatiser ainsi 1'opposition entre monde
ptolmen et monde copernicien - pour reprendre les expressions de
Joachim Ritter2 -, autrement dit entre vision du monde
traditionnelle et vision du monde moderne, ill'est beaueoup moins
de comprendre quel len ce changement peut avoir eu avec
l'apparition de la notion de paysage en Europe, a l'aube des Temps
Modernes. La these de Ritter est que le paysage aurait combl, par
l'esthtique, le manque ontologique entrain par le dualsme et par la
pure quantitativit de l'Univers moderne. n aurait maintenu l'unit
ce que, par ailleurs, la scienee divisait : le u t o la vrit.
Plausible voire vidente apremiere vue, eette these est en ralit
grossicrement anachronique ; en effet, les dbuts de la
reprsentation du paysage dans la peinture europenne sont antrieurs
de plus d'un siecle ala publication du De Revolutionis orbium
caelestium (1543), et de plus de deux au fameux Eppur, si muove de
Galile (1633), lui-meme apeu pres contemporain du Discours de la
mthode de Descartes (1637). A tout le moins, il s'impose donc
d'examiner plus attentivement le rapport entr~ l'onto
cosmologie moderne et la naissance du paysage en Europe. '.\
~\
"~ ~~t "1' I'v"-\;\J
Paysage et prservation du sensible
Modemit , eomme on le sait, peut s'entendre de diverses
manieres, certaines contredisant les autres. le m'en tiens pour ma
part a une dfinition qui le directement cette notion 11 la
rvolution scienti
fique du xvue siecle, laquelle a instaur ce qu'on p~t appeler le
paradigme occidental moderneclassique ( POMC ). Celui-ci suppose
d'Une pan, onrntogiquemem, te-~en, e'est-a-dire la dichotomie entre
sujet (le monde intrieur de la res cogitans) et objet (le monde
extrieur de la res extensa) ; et d'autre part, cOSmOlOgiQUe0 ment,
l'espace et le temps absolus postuls par Newton dans ses
Philosophiae naturalis prircipia'nthematica (1687). Pour ce qui
nous con cerne ici le plus directement, le POMC a instaur le
principe d'un
-
44 Augustin BERQUE
espace homogene, isotrope et infini ; l'espace purement
quantitatif des coordonnes cartsiennes, qui est par essence tranger
a l'espace du monde sensible que nous percevons dans le paysage. En
effet, le paysage livre tout au contraire a nos sens un espace
htrogene, orient,
- ~ ......li~~n. La git le pourquoi de l'hypofhse de Ritter,
avec on apparente eVldence : dans la socit modeme, l'esthtique
aurait
t 1' organe qui a prserv cet espace-la, que disqualifiait par
ailleurs la raison cope~nne.G
HormisPanachronisme que 1'0n a vu, cette hypothese peche
intrinsequement sur un autre point ; c'est qu'elle s'inscrit
entierement dans la mtaphysique platonicienne, OU le monde sensible
(kosmos aisthe-OS) est ontologiquement distinct du monde
intelligible (to noton). Or
dans une telle structure, le paysage, qui releve du sensible
(l'aisthesis) , ne peut strictement pas combler le foss (chorismos)
instaur par GPlaton entre le sensible et l'intelligible, et ne peut
donc en rien prserver 1'unit de l'etre. De plus, la mtaphysique
platonicienne ayant t relaye et renforce par le christianisme, rien
ne peut ici expliquer 1'avenement historique du paysage ; pourquoi
celui-ci se produit-il a la Renaissance, plutat qu'a l'poque de
Platon ?
L'on pourrait certes arguer que la technologie qui dcoula de la
physique galilenne (non pas du renversement copemicien, qui reste
symbolique) introduisit justement dans la gestion du monde sensible
le regne de 1'intelligible, jusque-Ia bom a la spculation
mtaphysique ; ce qui y entraina structurellement la ncessit d 'un
organe prservant le sensible - le sentiment tant reconnu par
Descartes, dans les Principia philosophiae (1644), comme notre vie
elle-meme . On retombe la cependant, a fortiori, dans la trappe de
l' anachronisme ; car ce regne de l'intelligible dans le monde
sensible n'tant autre que l'in
dustrie modeme, qui se dveloppe au XIxe siecle, il resterait a
expli
quer pourquoi l'avenement du paysage en peinture lui est
antrieur de
quatre siecles.
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE 45
Paysage et cosmophanie
11 est certes un moyen ais de rsoudre ce probleme ; c'est de le
noyer en considrant que la fibre esthtique existe de tout temps
chez tout etre humain, notamment quant a l'apprciation de
l'environnement, et que par consquent le got du paysage est aussi
vieux que l'humanit. Cette fa~on de voir ne releve pas seulement du
sens commun, elle est rpandue aussi chez les auteurs les plus
rudits. Par exemple, dans un livre rcent3, Raffaele Milani carte l'
ide qu' il fail1e distinguer les socits qui ont la notion du
paysage de celles qui De l'ont pas : Reprsentation rcente, le
paysage est en ralit une tres ancienne ide attache au sentiment
d'merveillement qui rsu1te de la contemplation4 . Et de multiplier
les citations de littrature aneiennede l'voeation de I'He d'Ogygie
dans I'Odysse a tel passage fame du Phedre de Platon - qui, selon
lui, prouveraient cette universalit anhistorique du sens
paysager.
le professe au eontraire l'ide que le paysage est non seulement
historique, mais coumnal, e'est-a-dire qu'il dpend de la maniere
dont s'tablit sur Terre le milieu existentiel propre atelle Ol!
telJe liecit5.Le paysage n'est donc pas universel ; il est
contingent eornrne l'histoire et eoncret eomme l'eoumene (la
relation de l'humanit a l'tendue terrestre). Pour saisir la
singularit d'une histoire et de son milieu, il est neessaire de
relativiser l'universalit putative des fa~ons de voir qui sont
propres a notre socit, a notre poque ; autrement dit, de se dfier
de l'ethnocentrisme et de l'anachronisme. Pour cela, il n'est
d'autre recette que la mthode comparative, avec des eriteres preis.
En 1'affaire, j'en ai adopt cinq. Par ordre de discrimination
deroissante, on ne peuo selon moi parler de paysage au sens propre
que si : 1 existe une rf1exion explicite sur le paysage en tant que
tel ; 2 existent un ou plusieurs mots pour dire paysage ; 3 existe
une reprsentation picturale du paysage ; 4 existent des jardins
d'agrment ; 5 existe une littrture (crite ou orale) chantant
l'amnit de l'environnement.
De ee point de vue, parler comme Milani de se tourner vers la
nature en tant que paysag a propos d'Ulysse, de Soerate et meme
encore de Ptrarque releve d'une eoneeption trop large, qui noie le
pro
-
47
Augustin BERQUE46
bleme. Or probleme il y a, et c'est un
problemeCQ!ltocosmologique : celui de la ralit meme. Il rside
justement dans 1;P~ I'impossibilit, d'crire abon droit en tant que
paysage 0 Ni Homere, ni Platon, ni meme Ptrarque ne remplissent
tous les criteres susdits ; et cela veut dire qu'ils apprhendaient
leur environnement non pas en tant que paysage , mais en tant
qu'autre chose.
Cet en tant que est le mode ontologique instaur par la relation
coumnale entre deux termes, dont I'un est une base ncessaire et
universelle : la Terre, ou la nature, et I'autre le Monde, ou la
culture, comme interprtation contingente et singuliere de ceHe
base. Ce mode ontologique, l'en-tant-que coumnal, est inhrent a la
ralit. ~ la ralit ; ce qui peut se reprsenter par la formule
suivant~ dans laquelle r est la ralit, S le sujet (ce qui est
prdiqu, c'est-a-dire interprt) et PIe prdicat (c'est-a-dire les
termes de cette interprtation), et qui se lit : S en tant que
P.
Le prdicat en question, autrement dit le Monde - en grec ho
Kosmos - est la o, nt nous apparait S. C'est la cosmophanie (du
grecp~l!~i~paraitre de cette base universelle et ~c~ss~i;~
qu'est~ la Terre, ou 'hM1aire ; mais elle n'est ni universelle, ni
ncessaire : elle dpend de ce que Platon,dans le Time, appelle ton
logon hmin, c'esta-dire de l'histoire que nous racontons a propos
de S. Cette histoire n 'est pas tout ; elle n'est qu'apropos du
Tout (peri tou Pantos). Entre le Tout (S), autrement dit l'Univers,
et les termes (P) dans lesquels cette histoire le relate, s'tablit
cette relation contingente et singuliere qu' est une certaine
cosmophanie (SIP), propre a telle ou telle socit, a telle ou telle
poque de l'histoire.
~~~it possede ses propres termes pour exprimcr sa propre
osmophani,., autrement dit sa marre ralit. Le devoir premier
des
setences h(maines est done de saisir la singularit de ces termes
(P), en vitant de l' absorber dans la putative universalit de la
cosmophanie propre aI'observateur lui-memeo Telle est la raison
pour laquelle ji est essentiel de comprendre pourquoi le terme
paysage est apparu a une certaine poque de l'histoire et non aune
autre, dans tel monde et non dans tel autre. En effet, ce terme est
par excellence le rvlateur de notre propre cosmophanie : anous
autres (hemin), c'est en tant que
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
paysage que le Monde apparait. Mais qu'en est-il des mondes qui
ne
sont pas le notre ?
De monde animal en vision du monde
Si le Monde (P) es!.contingent et singulier, le principe de la
cosmophanie (SIP) est en revanche universel et ncessaire, du moment
non seulement gu'existe l'humanit, mais qu'existe la vieo En effet,
tout erre vivant interp~ - prdillue - son entoura~e (S) en termes
propres a son espece,.:!...cette prdication co~~t~.~.Q.'nonde (P).
Tell'exempIe fameux de la hque tte ~
Cet animal, priv d'yeux, trouve le chemin de son poste de garde
a l'aide d'une sensibilit gnralc de la l::au ala l~~ Ce brigand de
grand chemin, aveugle et sourd, pery01t i approc e de ses proies
par son adorat. L' odeur de l'acide butyrique, que dgagent les
follicules sbacs de tous les mammiferes, agit sur lui cornme un
signal qui le fait ~
" ./" quitter son poste de garde et se lacher en direction de sa
proie. S'il tombe "-~. sur quelque chose de chaud (ce que dcele
pour lui un sens affin de la
~ temprature), il a atteint sa proie, l'animal a sang chaud, et
n'a plus besoin que de son sens tactile pour trouver une place
aussi dpourvue de poils que possible, et s'enfoncer jusqu'a la t~te
dans le tissu cutan de ceHe-ci. Il aspire alors lentement alui un
flot de sang chaud.
On a, a I'aide de membranes artificieHes et de liquides imitant
10 sang, fait des essais qui dmontrent que la tique n'a pas le sens
du gofit ; en effet, apres perforation de la membrane, elle absorbe
tout liquide qui a la bonne temprature. ( ...1
La richesse du monde qui entoure la ~ dis~arat et se rduit a une
~orme p~uvre qu~ consis~e pour I'e~s~nt!el'e--trQis c~~~t~res Mr- ~
ceptlfs et trols caracteres actLfS - son rrulleu7 . ) "::, ., ..
"f?L~ \. 1~
Les travaux d'UexkIl devaient inspirer aHeidegger l'ide que 1
l'animal est Rauvre en monde (weltarm) - et la pierre, quant aelle,
''/ tout bonnement sans mOn!e' (weltlos) -, tandis que l'humain,
lui, est formateur de monde (weltbildend)8 oCette mondanit
(Weltlichkeit), o tesait, marque kDaseino Heidegger, cependant, n'a
pas pour
-
)1[1
J suivi ces perspectives - qui eussent corrobor son +tolOgie par
les sciences de la nature, Uexkll ayant quant a lui fray le chemin
de l'thologie - dans ce qu'il devait plus tard crire a propos du
litige (Streit) entre le Monde et la Terre. Or, du point de vue
coumnal, ce qui s'bauche avec la tique, ai!!..i.~la . en gnral,
n'est autre que ce litige ; a savoir la smophanie SIP. apport
Erde/Welt chez Heidegger est en effet analogue au rapport
UmgebunglUmwelt chez Uexkll ; c'est-a-dire que l'ceuvre humaine
ouvre un monde a partir de la terre de la meme maniere que la vie
de la tique ouvre son propre milieu a partir de l'environnement ;
et que l' coumene s'est ouverte a partir de la biosphere de la meme
maniere que celle-ci s'est ouverte a partir de la planete : par la
~et&~liered'une
i: base universelle et ncessaire9. l \
"D'autre'Part'~qiia:ritIfa'~ondanit, Heidegger n' a pas tir parti
de ce que ses nombreux contacts avec des philosophes japonais lui
ont sans doute pourtant fait connatre lO ; a savoir l'ide
nishidienne que le monde est un prdicat (jutsugo)lI. Sans adopter a
d'autres gards la perspective de Nishida,je considere qu'un tel
rapprochement et t capital. En
/' effet, ce qui se passe dans l'en-tant-que coumnal, autrement
dit dans // le dploiement de l'coumene a partir de la biosphere,
c'est 1'0uverture ' I - la cosmophanie - du monde humain a partir
de la Terre : par cette .\ ceuvre humaine, c'est-a-dire par les
sens, par la pense, par les mots, par \\ l'action, le substrat (S =
hupokeimenenon = subjectum = substantia)
qu'est s n demeu de l'etre proprement humain Itdevient coumene:
oikoumen g, a terreh~
Si c'est bien le meme~SIP:-oiiTeITe -, , 1 opere aussi bien au
niveau ontologiquede1a:iriosphere(parrappot a la planete) qu'a
celui de l'coumene (par rapport ala biosphere), en revanche le degr
de prdicativit des mondes que dploie ce rapport est sans cornmune
mesure entre l'humain et l'animal. Acet gard, ni l'argumentation de
Heidegger ni celle de Nishida ne me paraissent convaincantes, car
elles sont dconnectes de l'apport des sciences positives. Or le
passage des mondes animaux au monde humain s'claire dcisivement si
on le rapproche du processus d'mergence de l'espece Homo sa~ns, et
spcialement de 1'interprtation qu'en a faite Leroi-Gourhan12 Jar
l'extriori
49
f\pJ \ V -,' lJJ
c
\...Aj
I\-.!'\~'~\
.f j'
S- .f"oj'J'~
., J-, (,r-.... {) ( (.~., ~J.I'"
\ C. ,') \/' '.,' /
1""", \..,., . \.1 ~J\
\ ....
~
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
sation des fonctions du corps animal en systemes techniques et
symboliques, processus ou s'est form ce que Leroi-Gourhan appelle
notre corps social (extrieur donc a notre corps animal), c'est tout
bonnement 1' etre-au-dehors-de-soi (Ausser-sich-sein), 1'
etre-dans-lemonde (/;;:er-We7t-sin), etc., autrement dit l'etre-le}
(Da-sein) propre
a~e humaine cornme fstaEJ, qui s'est constitu. 11 y a
effectivement un saut ontologique entre les systemes de
signaux du monde vivant13 , ou la signification reste
indissociable de la prsence physique, et les systemes symboliques
propres au monde humain, ou le principe de reprsentation l'en
affranchit. Des lors en effet, la mondanit peut se dployer
incommensurablement, car elle se libere deSos(feTa-matr~i:
autrement dit du principe d'identit (A est A) ; c'est
au'cofririre"ie'l*'incipe de mtaphore (A devient B), autrement dit
l'en-tant-que coumnal (S en tant que P), qui devient la regle.
Insub \1 stantiel, le monde comme prdicat14 ne connat plus le.. s.
limoi.t~trons d.e la SU5sfae:u'1r-tl'aatre trorizon que celui que,
dap~ la.~ontingence de nmtoire, lui assigne la concrtude de
l'coumenel5 .
La se fondelaIio~Tfriaie,et corrlativement l'impossibilit radi-)
cale d'universaliser une vision du monde, tout cornrne de dduire la
cul . ture de la nature : par rapport a celle-ci, qui en est la
base universelle (S), celle-la (P) est toujours contingente et
singuliere. iamais pcessaire. En -effet, contingent et singulier
des le niveau on.tologique du vivant -le mi )
lieu (SIP = Umwelt) de la tique
n'estjlliS.J,;elulu.rat,.bien.qu'ils vivent tous deux dans le meme
environnement (S =Umgebung) -, le rapport SIP l'est incornrn~eiplus
a p1itir du moment ou P accede au principe de reprsentation,
c'est-a-dire a la mtaphore. Alors le monde humain, propre a
l'espece Homo sapiens, se dmultiplie au cours d~~, I'histoire en
autant de mondes qu'il y a de cultures; c'est-a-dire que, de \
\ par le principe de reprsentation qui fonde les visions du
monde, se multi .....j plient indfiniment
I~~.59"Ql.2Eh3.l?-i.l?~.d_:_~~~haniesI6.
lv t"c r ~. (l..
I
-.
"/ . \". ;~: ''\; \
e) ) ~')Augustin BERQUE 48
-
~ ..-+oute cosmophanie humaine est ainsi ncessairement au
second#~... -:'\ (gegr )c'est la prdication, contingente et
singuliere, de ce qui est le ! j5teacat (le monde) propre a
l'espece Homo sapiens, lui-meme dja l, contingent et singulier
comme celui de toute espece animale. Par
exemple, l'reil humain pen;oit la couleur rouge (contrairement
aux bovins), mais il ne pen;oit pas les ultra-violets
(contrairement aux
, .papillons). Nonobstant si, dans un environnement diurne, le
corps animal l, de tous les humains - sauf dficience physique _
perc;oit le rouge, dans Ji. l'existence relle de chaque personne
humaine (ce qui comprend aussi 1ncessairement Son corps social), il
n'est de rouge qu'investi des significations propres a son milieu.
Par exemple, en Europe, une marie ne s'habille pas en rouge, comme
le fait en revanche une marie japonaise. Et en Espagne, bien que
cette couleur soit indiscemable aux taureaux, les muletas ne
peuvent qu'etre carlates ...
C'est ainsi que, pour un etre humain, l'environnement n'existe
qu'en tant qu'il est prdiqu en un milieu selon les termes propres
asa culture. Ce n'est pas la, contrairement a l'illusion
rductionniste, une convention superpose arbitrairement a la ralit ;
c'est la ralit meme. Donnons-en deux exemples.
Le premier sera celui d'une socit dont le milieu ne prsente
aucun des cinq criteres que j'ai retenus plus haut pour que l'on
puisse parler de paysage : les Kukatja, qui vivent dans le Centre
Rouge de l'Australie
17 . Dans la cosmophanie qui leur est propre, l'environne
ment n'existe pas en tant que paysage ; il existe en tant que
manifestation de ce qu'ils appellent le Tjukurrpa. Les anthr o
ccidentaux traduisent habituellement ~e par Temps du Reve , ou tout
simplement par le Reve . Une telle traduction c orcment a penser
qu'il s'agit la d'une illusion mythique ; mais dans le milieu des
Kukatja, le Tjukurrpa n'est autre que laralit. C'est en tant que
cela que leur apparalt leur environnement ; et cela n'a rien a voir
avec ce que nous appelons paysage . Depuis que, dans les annes
soixante-dix, nous avons appris a connaitre les images de ce qui
fut appel le Mouvement acrylique18 - par exemple dans une reuvre
comme
Les gens du Kangourou et du Bouclier au lac McKay, de Timmy
Japangardi -, nous avons un peu moins de mal a imaginer que cette
ralit n'a rien de paysager ; car cela nous apparait comme de l'art
abstrait. Cela n'a rien a y voir: pour un Kukatja, cela prolonge
concretement et explicitement la manifestation du Tjukurrpa dans l'
environnement. Sinon au prix d'un humble et patient travail
d'hermneutique, tel celui de l'anthropologue Sylvie Poirier, cette
cosmophanie reste totalement inaccessible a notre capacit de
reprsentation ; c'est-a-dire anotre propriooe:----.-.. .. .. -. '
....- ......
'ooLe-sc'ndl~xemplesera au contraire celui de la socit ou, pour
la premiere fois dans l'histoire humaine, l'environnement est
apparu en . .
1 :...... I~, '- .
~an~ que paysage : la ~hine d,u ~ud ~ l'poque des Six
?ynasties.; ~':S!-;, . '., \/, a-dlre au moment meme ou, a
l'mverse, l'orthodoxle augustImenne . ..,. . allait pour mille ans
dtoumer le regard europen de l' amnit du monde extrieur. On peut en
effet dater de la premiere moiti du IVe siecle l'mergence du
paysage comme tel ; et le Hua shanshui xu ~-tion a la
peintu.Cf!.-.de.[lay.sage) de Zong Bing, premier trait sur ce
theme:~~~nsdoute t crit vers 44019 . Le terme shanshui (paysage)
est form des deux mots shan (m.?ntag~.Jh&-jl)l ri"i8r.e?o. Pris
sparment, chacun de ces deux mots a videmment une tres ancienne
origine. On les trouve composs en shanshui a partir du lIle siecle
ay. J.-C., avec le sens de les eaux de la montagne , sans rapport
avec l'esthtique. Zuo Si (c. 250-305) sera le premier a employer ce
terme en posie ; comme dans ce vers : shanshui you qing yin, ce qui
peut se traduire par les eaux de la montagne ont un son cristallin
. Ce n'est pas encore le paysage, bien que celui-ci s'annonce dans
le sentimeni\ suscit; l'on est dsormais clairement dans la
dimension esthtique,/ L' avenement du paysage comme tel se produit
au cours des quelques dcennies qui suivent. Dans l'anthologie des
Lanting shi (Poemes du Pavillon des orchides, 353), shanshui a dja
indubitablement, dans plusieurs cas, le sens de paysage ; tels ces
deux vers de Sun Tong :
51
Le matre des lieux observe le paysage Levant la tete et
cherchant les traces de l'ermite
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
Dizhu guan shanshui Yang xun you ren zong
Augustin BERQUE 50
De l'Australie ala Chine
-
La dcosmisation moderne
Le genre paysager s'affirme peu apres en posie, dans l'reuvre de
Xie Lingyun (385-443), qui est exactement contemporain du peintre
Zong Bing (375-443) et qui, cornme lui, tmoigne d'une vritable
rflexion sur le theme du paysage ; tels ces vers21 :
53COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
Dans ces vers clebres de Tao Yuanming (365-427)23 se lit une
cosrnicit intgrale, ou sont en harmonie le choix de vie du poete
(retourner a la campagne), les tropismes des animaux, le souffle de
la montagne et le cours du solei1. Tout cela ici meme (ci zhong) :
dans le paysage. Mais si cela se peut, c'est parce que le paysage a
la chinoise, des 1'0rigine, a t pos comme dpassant les limites de
la substance. Dans les premiers mots de son trait, Zong Bing
affirme en effet ceci : Quant au paysage, tout en
ayan!...~lt.~s:~jl1e!lsl ve.~~"~,spt:i! (Zhi yu shanshui, zhi you
er qu ling). Dans la scene vesprale qu'voquent les vers de Tao
Yuanming, la cosmicit en question ne rduit pas l'humain aux lois
d'une nature brute ; c'est, a l'inverse, l'reuvre personnelle du
poete qui porte la nature a la/sa vrit.
Je vois pour ma part, dans le principe de Zong Bing, une
prfiguration de l'ide que la ralit d'une chose ne se borne pas a
l'identit de son topos aristotlicien, qui la limiterait a sa
substance, mais, tout en possdant celle-ci, la dploie dans la chOTa
d'un "lieu existentiel, c'est-a-dire dans le :~~.p_F-:'~15atif
d'un,ert3n monde24 . La peinture f i .() cl'llnolse. expnme. cett.e
pu~ssan.ce par ,leJ::~r, ce . blanc excde~~ 1 que le pmceau lalsse
a la libre mte retatlOI d'autrul nt pour ainsi dire a dessein le
loiel)lent de la Terre (S) en Monde (P). 9.1' \.\J t/V\-v....
Or, au temps ou elle dcouvre le paysag~ne,) ti quant a elle,
ignore le yubai ; elle s'vertue au contraire a rendre
exhaustivement son sujet (S). C'est vers la meme poque aussi
qu'elle tatonne en direction de ce qui deviendra la perspective,
cet imparable \ moyen de bornerles, choses au topos de l'objet (S),
comme plus tard le confirmera l'apparelilage physlco-chmuque de la
photographie. Il n'y a la rien qui soit une consquence du POMC ;
tout a l'inverse, par cette I investigation de la substance
mesurable, objectale, c'est la peinture qui \ annonce le POMC.
Voila bien pourquoi l'invention du paysage est antrieure a la
rvolution copernicienne, comme a fortiori al'tendue cartsienne ;
mais cela ne dit pas pourquoi la Renaissance, a son tour, a imagin
ce prdicat: l'en-tant-que-paysage ; ni pourquoi ce prdicat,
d'emble, a prsent le caractere essentiel de la modernit : rduire
l'etre a la localit de la substance, prfigurant ainsi du meme coup
ce que j'appelle le
Augustin BERQUE
Le sentiment, par le gout, fait la beaut Chose obscure avant
qu'on la dise Oubliant asa vue les soucis mondains L'avoir saisie
vous motive
~ AU loin longuement je vois le mont Sud \ 11 exhale un accord
au soleil couchant 1, Des vols d'oiseaux ensemble s'en retournent
j)En ceci est l'authenticit
Qing yong shang wei mei Shi mei jing shei bian Guan ci yi wu l
l7 wu de suo qian
52
'ou Tan jian Nanshan Shan qi Ti xi jia Fei niao xiang yu huan Ci
zhong you zhen yi
Le gofit paysager, tel celui d'un Xie Lingyun, est effectivement
n d 'une rupture, par laquelle une lite lettre s'est retire du
monde pour faire retraite a la campagne ou a la montagne, et ce
faisant y a dcouvert la nature sous un autre' r les mas ses
paysannes. S'il a des origines anciennes, ce anachortis a Connu un
essor sans prcdent apres la chute de l'empire n (220 ap. J.-C.)22.
Mais en Chine, rejeter la poussiere mondaine (chen) ne pouvait
revenir a se dbarrasser
-==!iy sublunaire pour s'abimer dans la contemplation des Ides ;
au r . contraire, c'est le spectac1e meme du paysage qui indiquait
le sens \ supreme de la ralit cosmique : \
ou l'on ?ourr~ voir l'ancetr~ de la thorie d~~lisati~d'~n ~ain
Roger; a saVOlf que la beaute n'est pas dans 1enVlf(511nelfient
lm-meme, mais dans un rapport (le paysage) qui implique
l'apprciation humaine : c'est au moyen du goOt (yong shang) que le
sentiment (qing) le rend beau (wei mei). Et ce goOt (shang), Xie
Lingyun le revendique en tant que le sien propre ; il ne l'hrite
pas de la nuit des temps.
-
54 55
Augustin BERQUE
' topos ontologique moderne (TOM)25 : l'identit corps animal:
per( sonne individuelle . Certes, les peintres qui inventerent le
paysage n'ont pas dit cela; mais ils ont dessin le champ _ la chOra
_ 011 cela, plus tard, a pu etre rig en un paradigme explicite: le
POMC.
Il faut en effet, a cet gard, souligner une diffrence
essentielle par rapport a la Chine ; c'est qu'en Europe, on a peint
le paysage avant de pouvoir le dsigner comme tel, tandis qu'en
Chine, le shanshui a d'abord t dit par les poetes, puis reprsent
cornme tel par les peintres (avec du reste un dcalage peu
significatif, s'agissant du meme pinceau de lettrs, voire des memes
auteurs). En Europe, la notion de paysage n'appara dans le
vocabulaire que plus d'un siecle26 apres les premieres peintures de
cette ralit, innornme encore sinon par l'appellation de ses divers
lments - de meme qu'en Chine, on a longtemps parl des eaux de la
montagne aVant que cela ne devint le paysage . Cela n'est pas
anodin ; cela veut dire que l'Europe a pein longuement a concevoir
la relation paysagere, et cela justement parce que c'est une
relation qui excede 1'identit de la substance individuelle. Un
paysage en effet, ce n 'est pas . , tIa tension existentielle (le
qu selon Zong Bing) qui, dploya t S en P, integre dans ce
champ-la.
Autre manifestatio ng travail qui fut ncessaire a cet
enfantement, le paysage a mis quelque deux siecles a se rpandre
dans 1'usage des peintres europens, apres certains hapax dont le
plus connu est l'reuvre d'Ambrogio Lorenzetti, Les Effets du bon
gouvernement (c. 1340). Une telle inertie a de quoi nouITr les
theses de ceux qui pensent que ces hapax fUrent inspirs par
l'exemple de peintures chinoises, que la paix mongole aurait
transportes au bout du monde occidental mais qui s'y seraient
perdues, faute d'acclimatation27.
Certes, l'hrsie plagienne - clbrer l'excellence du monde, en
mant ..le pch originel - avait depuis bien longtemps t mtabolise,
dans le .
,courant franciscain, en une orthodoxe rconciliation de l'esprit
humain 28 ~~ec les etres de la nature ; mais il s'en fallait que
cela entraint un bascu
lement subit de la vision du monde europenne. SaintFram;ois
(1l81-1226) est antrieur de trois siecles a Patinir (c. 1475-1524),
que l'on considere habituellement cornme le premier vritable
paysagiste en Europe.
Avec l'apparition du terme paysage29 et la vogue en peinture
de
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
ce que Dominique Allard a pu nornmer le ~ge cosmique ,
c'esta-dire une contemplatio mundi proprement paysagere30 , ce
n'est ainsi qu'au XVle siecle que l'Europe devient ce que j'ai
appel, une civilisa~ t}f;:! paysagere ; soit douze siecles apres la
Chine. C'est l'poque 011 vivait Copernic (1473-1543) ; mais il n'y
a sans doute de la aucune infrence a tirer. Le paysage est apparu
dans une cosmophanie trangere a ce qui allait devenir le monde
copernicien. Dans une telle cosmo-~ phanie, on aurait pu encore
affirrner, cornme Platon, que le Monde (Kosmos), c'est l'Univers
(Ouranos) , qu'il est donc un (heis) , et qu'il est a la fois tres
beau (kallistos) et tres accompli (teleotatos), car il comprend
tous les etres.
Or c'est justement cela que la modernit allait dfaire :
l'Univers newtonien est dcosmis, car il a divorc du monde sensible
(kosmos aisthetos) , cornrne l'Opticks devait eipporter la preuve,
mals en 1704 seulement. Des 10rs la ralit, en Occident, ne fut plus
une; elle tait dsorrnais divise par ce dualisme entre Monde et
Univers, qui renvoie le paysage a l'illusion des sens. IlIusion
effectivement, car il allait devenir de plus en plus vident que la
ralit que nous pouvons percevoir est fort incomplete : dans le
POMC, l'Univers recele incommensurablement plus d'objets rels que
n'en comporte notre monde extrieur (celui .q..ue nou.s po ..etqgant
a no.tr.e m.o.. .. u. v.o.ns percevoir) ; .. ... nd.e_ int~rieU~r,
il n'a plus rien a voir avec ces objets-la, qui sont ce qu'ils
sont, indpendarriffiet're iotteregard. ..- ..,.... ---.... ... ..
_....
"-_.,~"' .." ,_._..,.,..,""",~''''-''''
De la raction romantique au dpassement de la modernit >~
Le POMC dcoule d'un mythe particulier, dont l'origine est
platonicienne : a savoir que la raison calcu1ante pourrait
atteindre al' absolu d'un Rel transcendant la ralit mondaine, au
prix d'une abstraction de l'existence. Dans cette vision, l'objet
scientifique n'est autre que le sujet logique pur, la substance
vierge de toute prdication ; ce qui peut se forrnuler cornrne suit
: S = R.
Mythe il y a, car aussi bien logiquement qu'en pratique, du
moment que nous existons, S est ncessairement prdiqu par notre'
exist~ce.
-
ncessairement tout S en P par les sens, par la pense, par les
mots, par l'action.
Cette abolition est l'essence du dualisme, qui institue l'objet
en soi, c'est-a-dire l'absolutise en un S sans P, tout en mettant
hors-monde (hors-jeu) la personne humaine, refoule dans son TM
(topos ontologique modeme) et dans la transcendance corrlative du
je pense individuel, dont le discours a moi (logos emoi) est le
juste pendant de ce discours de personne qu'est la science pureo
Certes, c'est la une profession de foi et une absurdit, puisque
c'est nous-memes qui la profmns ; mais c'est aussi davantage, car
le mythe modeme, par la technologie que la rvolution scientifique
rendit possible, a effectivement plaqu sur le monde les expressions
concretes de cette universion acosmique et inhumaine par essence33
. La modemit, en effet, a cot de ses bienfaits, a non seulement
produit des machines de mort sans cornmune mesure avec celles qui
les avaient prcdes, mais elle a tendu plus gnralement a rduire
toute ralit, c 'est-a-dire toute relation SIP, aux substances
premieres d\~ans P: ;namigue prdicative (la cosmisation) qui, dans
l'histoire de l'Univers, avait d'abord34 dploy la vie a partir de
la matiere, la biosphere apartir de la planete, puis l'humain a
partir du vivant, l'coumene a partir de la biosphere ; autrement
dit, le poeme du monde (le carmen mundi qui dploiffinrp).JIl tend
au contraire a l'abolition de toute cosmophanie, c'e~ramener le
Monde a la Terre qui le porte (P a S) ; mais le principe de cette
dcosmisation - de cette WeltlOsung'"':s je pl1is risquer un jeu de
mots germanique35 n'a rien d'abstrait ni surtout de mtaphorique (au
contraire) : il s'exprime sensiblement dans notre monde, et ce,
dans tous les domaines de l'existence. En termes de sciences de la
nature, sa manifestation la plus gnrale est le ravage de la
biodiversit, lequel tend afaire retourner la biosphere a la planete
nue (S sans P). En termes de sciences humaines, on a parl de mort
du paysage 36. Quoique sans rapport avec le prsent argument, cette
expression rvele ce dont il s'agit : dcosmiser tout territoire en
une tendue seme d'objets individuelS(S,~strait de P, rpudiant la
~a1'lU\1SmttOirtCSn~. -"
Un tel parti n'a pas manqu de susciter des refus. La plupart
se
56 Augustin BERQUE
( L'absolu R (le Rel) ne peut jamais s'abstraire de la relativit
d 'un r (la ralit) ncessairement mondanis par un prdicat : il est
toujours SIP, ~c'est-a-dire saisi en tant que quelque chose.
Toutefois, ce mythe n'est pareil a nul autre ; car tous les
autres mythes - GeS paroles sans auteur que disent les choses memes
- absolutisent au co';rtrarre leursp~i~~ termes, lls res
sacralisent, en affirmant que P = R ; ce qui est pure mtaphore.
L'exemple le plus clair en est cette religion qui enseigna que
l'absolu n'est autre que la parole meme, dans un trope singulier OU
l'au-sujet-du-Tout (peri tou Pantos) qu'est le
0iscours cornmunautaire, cette parole a nous (logos hmin)
,devient le Tout lui-meme (to Pan). Autrement dit : Dieu, cette
mtaphore supreme ou le prdicat pur (le Verbe) devient substance
absolue. Autre diffrence entre le mythe modeme et tous les autres
mythes, c'est que celui-ci, dans son essence meme, dtruit la
prdication mondaine ; car illa dsacralise radicalement, rendant
impossible la mtaphore P =R. Cela commence par le sive sacrilege
d'un Deus sive natu
1M ra ce qui pose en principe la possibilit de la permutation
E,ieu Q!l. ~ bien la nature (P ou bien S), mais affirme en ait la
nature (i.e. permute effectivement P en S tout seul) ; et cela se
paracheve par le constat dsabus que la parole n'aura jamais que la
vacuit d'un au-sujet-de-l'objet (un P a propos de S), sans jamais
atteindre a son etre (S) :
le ne puis que nommer les objets. Les signes les reprsentent. le
ne . puis qu'en parler, je ne peux pas les prononcer. Une
proposition ne peut que dire cornment est une chose, pas ce qu'elle
est3! ; ce qui est l'arret de mort de toute cosmicit. L'Univers (to
Pan)32 est la dfinitivement, absolument, dconnect de la parole,
c'est-a-dire de la mond~peri tou Pantos. ~_.o' o,.
Telle fut l'altemative modeme : vous avez a choisir entre la
vrit du Rel ou la fausset mondaine. Il est clair aujourd'hui que
cette altemative est non seulement abstraite, mais qu'elle ment,
puisque nous existons et ne pouvons pas abstraire nos objets de
science (S) de cette essentielle relativit (SIP) ; mais - et c'est
la une troisieme diffrence avec tous les autres mythes - le mythe
modeme s'est expressment donn pour fin d'abolir son auteur,
l'existence humaine, et pas seulement de le cacher (comme les
autres mythes) ; car celle-ci prdique
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE 57
-
59 58 Augustin BERQUE
situent au niveau de ses expressions formelles. On dplorera par
exempIe, des les dbuts de la rvo1ution industrielle, que le paysage
devienne laid, puis que les principes de la composition
architecturale se soient perdus dans nos villes, etc. ; de la des
ractions telles que la protection des sites ou la sanctification
des formes anciennes, remedes qui n'en sont pas car ils ont au
contraire cornme effet pervers I'inflation de l'inauthentique et
l'aggravation de l'incohrence du paysage. De monde, celui-ci
devient im-monde.
Dans certains cas cependant, c'est une remise en cause radicale
du POMC qui s'est faitjour. Citons-en deux manifestations.
I
La plus remarquable en Europe fut la Naturphilosophie
allemande37 , apparue des la fin du XVIIIe siecle et dont Schelling
fut le maitre a penser. Ce courant marque le romantisme allemand,
qui, contrairement aux autres pays d'Europe, fut loin de n'etre
qu'un mouvement littraire et artistique ; il s'tendit galement a la
science, cornme les travaux de Goethe sur la perception des
couleurs devaient notamment l'illustrer38. C'est bien cornme
science (Wissenschaft) que Schelling la prsenta dans son ouvrage
tendard de 1797 : Ideen zu einer Philosophie der Natur als
Einleitung in das Studium dieser Wissenschajt39. En opposition
directe a l'option dual' trialis t mcaniste du POMC, il s'agissait
la proprement d'un ecosmisation. t de fait, Humboldt, qui
reconnaissait avoir t inspir par c elling, devait intituler son
grand reuvre Kosmos (1844). Cornme le rsume Georges Gusdorf;
La Naturphilosophie est le fondement de la vision du monde
romantique. La vision du monde n'est pas le regard de l'observateur
qui glisse sur la surface des choses ; ce n'est pas non plus le
regard de l'artiste, du poete, qui prend acte des significations
latentes du paysage, consonances et dissonances, pour en oprer dans
son reuvre la Commutation et transmutation selon les affinits de
Son etre avec la ralit globale. La vision du monde est prsence au
monde, conscience de l'homme et prsence du monde dans le fait
fondamental de l'tablissement e la ralit humaine au sein de
1'univers ou elle fait rsidence. Cette
alliance originaire commmore une prise de terre et ensemble une
prise d'etre, apartir d~ laquelle divergeront les modalits diverses
de la possession de l'univers40 . '---_.._...____D4..--"
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
Le second exemple est celui de I'cole philosophique de Kyoto
(Kyto gakuha), centre sur la grande figure de Nishida (1870-1945).
Cette cole revendiqua explicitement un dpassement de la modernit
(kindai n hkoku) , a partir de la substitution, par Nishida, d'une
( logique du prdicat > (jutsugo no ronri) ou logique du lieu
(basho no ronri) a a oglque aristotlicienne de I'identit du
sujet41. Celle-ci fonde, cornme on le sait, les infrences de la
logique occidentale, notamment celles de la science modeme. Elle
conduit donc a la dcosmisation. Nishida, au contr~tendait montrer
que la ralit du monde est prdicative, et qu'ell~ans un champ plus
originaire ce que la mOder-,{\ nit a divis: le sujet et l'objet, la
matiere et l'esprit, le moi et I'univers, etc. Plus: ultimement, ce
champ prdicatif qu'est le monde est un nant absolu ; lequel, se
niant lui-meme, engendre I'etre. Ainsi la prcdence accorde a
l'etre, qui, depuis Parmnide, avait guid le substantialisme
occidental, se trouvait retoume en une pure existentialit. Cornme
Nishida l'crit dans son reuvre demiere, LgliJUe rm lieu et vision
religieuse du monde (Bashoteki ronri to shkyteki sekaikan, 1945)
:
Le monde (... ) cela ne veut pas dire un monde qui s'oppose a
notre moi. Il n'est autre que ce qui veut exprimer
l'etre-en-son-lieu absolu (zettai no bashoteki u), c'est pourquoi
l'on peut dire que c'est l'absolu.
Qu'il comprenne indfiniment cette auto-ngation (jiko hitei),
c'est justement pour cette raison que le monde existe de par
lui-meme, qu'i! se meut de par lui-meme, et qu'on peut le considrer
comme existence absolue (zettaiteki jitsuzai)42.
L' etre-en-son-lieu (bashoteki u) de Nishida voque de pres le
Dasein heideggrien ; mais i1 procede videmment de la logique du
lieu propre a la vision nishidienne. La ressemblance n'en est que
PlUS) parlante: il s'agit d'un meme rejet de I'acosmicit du topos
ontologique modeme.
-
61 60 Augustin BERQUE
Conclusion : Au-delit du paysage moderne }}
le reprends ici le titre d'un coIloque, programmatique en son
empst 43. Un long chemin a t parcouru depuis dans la thorie du
paysage. Quant a moi, je l'ai comprise au sein d'une problmatique
de l'coumene - la demeure de l'etre humain sur la Terre44 _, dont
j'ai ici employ le prihcipe : r ~p. Il ne s 'agit ni de verser dans
1'irrationnalisme fumeux ou sombra la Naturphilosophie, ni, comme
Nishida, d'inverser le mythe modeme (S = R) en son nantiomere (R =
P). Du point de vue coumnal, il n'est pas question d'absolutiser la
mondanit (P), comme le fit l'cole de Kyto ; mais il;;~~question
no;pl~'s-craosorutiSi1~:l:ommele fit la modemit. Il y a
ncessairement cosmophanie (SIP m's cela ncessairement a partir d'un
substrat (S). TeIle est la ( prise de te dont parle Gusdorf : celle
qui nous situe au sein de l'Umvers ; et de la aussi divergeront les
cosmophanies, qui nous donnent la libert.
Quant a savoir l'origine de cette prdication,j'en laisse le soin
aux faux prophetes et aux vrais poetes. Pour ma part,je prfere
regarder la lUne au-dessus des bois :
Fuyu no kuroi ki Les arbres noirs de l'hiver kage tatare cessent
leurs ombres longues:
tanizoko no kiri i au fond du vallon, la brome tsuki wo nomu
avale le clair de lune
NOTES
1 PLATN, Time, 92 c, traduction Albert Rivaud (1925), Les Belles
Lettres, 1985, p. 228, lgerement modifie (Rivaud traduit tou Pantos
par le Monde >~Pa1" tres parfait ).
oachim RI~~aysage. Fonction de l'esthtique dans la socit
moderne, ~ :Imprimeur, Besanr;on, 1997 (Landschaft. Zur Funktion
der IEsthetischen in der modernen Gesellschaft, 1963).
3~ Esthtiques du paysage. Art et contemplation, Actes Sud,
ArIes, 2005 (L'Arte del paesaggio, 2001).
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
4 Op. cit., p. 62. Voir aussi ici meme, p. 30 et 40. 5 Position
argumente progressivement dans mes livres, Le Sauvage et
l'artifice. Les Japonais devant la nature (Gallimard, 1986,
1997), Mdiance. De milieux en paysages (RecIus/Belin, 1990,2000),
Les Raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de
synthese (Hazan, 1995) et coumene. Introduction ii l'tude des
milieux humains (Belin, 2000).
6 RaffaeIe MILANI, op. cit., p. 59. 7 Jacob von UEXKLL, Mondes
animaux et monde humain, Pocket, 2004
(Streifzge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934), p.
18 et 26. Dans cette traduction de Philippe Muller (publie
initialement en 1965 chez Denoel), qui suit a cet gard les
quivalences proposes par Henri Piron, la terminologie de von Uexkll
est rendue comme suit : Umwelt : milieu ; Umgebung : entourage
(c'est-a-dire l'environnement objectif) ; Merkwelt: monde de la
perception ; Merkmaltriiger : caracteres perceptifs (du milieu,
agissant sur les rcepteurs du sujet animal) ; Wirkmaltriiger :
caracteres actifs (du milieu, subissant la raction des effecteurs
du sujet animal). Les caracteres perceptifs sont porteurs de
signification (bedeutungstriiger), comme von Uexkll le prcise dans
La Thorie de la signification (Bedeutungslehre, incIus dans le meme
volume).
8 Sur ces rapports entre Heidegger et Uexkll, v . Giorgio
AGAMBEN, L:fl.uvert. De l'homme et de l'animal, Payot et Rivages,
2002 perto. uomo et l'ammale, 2002). On trouve du reste dja chez
Uexkll le principe que Al'animal simple correspond un milieu
simple, a I'animal complexe un milieu richement articul (op. cit.,
p. 24). Celui-ci, remarquons-le en passant, montre l'absurdit du
rductionnisme naturalisant, tels le behaviorisme, la sociobiologie
ou le dterminisme gographique.
9 Sur ces processus, voir coumene, op. cit. La notion de monde
est aujourd'hui commune en thologie ; voir par exemple HIDAKA
Toshitaka, Dbutsu to ningen no sekai ninshiki (La Cognition de
monde chez les animaux et chez 1'Homme) , Chikuma, Tokyo, 2003.
!O Contacts analyss (mais dans une autre perspective) par
Reinhard MAY, Ex oriente lux : Heidegger sWerk unter ostasiatischem
Einflufl (De l'Orient la lumiere : l'influence de l'Asie orientale
dans l'(Euvre heideggrienne), Steiner VerIag, Stuttgart, 1989.
11 Sur ce theme, voir coumene, op. cit. 12 Prcisons que la these
de Leroi-Gourhan (telle qu'elle est expose no
tarnment dans Le Geste et la parole) ne se rapporte en rien a
I'ontologie heideggrienne ; et c'est justement ce qui fait qu'elle
la corrobore, a la maniere d'une exprience en double aveugle. Ace
sujet, voir coumene, op. cit.
-
63 62 Augustin BERQUE
13 Ace sujet voir Jesper HOFFMEYER, Signs 01 meaning in the
universe, Indiana University Press, Bloomington & Indianapolis,
1996 (1993). Hoffmeyer, le fondateur de la biosmiotique, y montre
que la smiospbere est coextensive a la vie : La smiospbere est une
spbere tout cornme l'atmospbere,l'hydrospbere, et la biospbere.
Elle pnetre dans tous les recoins ces autres spberes, en
incorporant toutes les formes de la cornmunication : sons, odeurs,
mouvements, couleurs, formes, champs lectriques, radiations
thermiques, ondes de toute espece, signaux chimiques, toucher, etc.
Bref, des signes de vie (p. VII). On remarquera que dans tous les
cas il s'agit la de vecteurs physiques de la signification ; la
reprsentation proprement dite (qui transcende la localit de son
vecteur par la mtaphore, autrement dit par le corps social selon
Leroi-Gourhan) n'y est pas enjeu.
14 L'ide que le prdicat est insubstantiel (ce n'est pas l'ousia
qu'est en revanche le sujet, hupokeimenon) se trouve dja chez
Aristote (a ce sujet, voir Robert BLANCH et Jacques DUBUCS, La
Logique et son histoire, Armand Colin, 1996, p. 35). Nishida devait
radicaliser ce principe en faisant du monde un nant.
15 Insistons sur cette concrtude : contre ce que j'appelle le
mtabasisme d'un Nishida ou d'un Derrida, il n'est pas question de
mon point de vue que P puisse etre absolutis, autrement dit qu'il
puisse se passer de la Terre (S). P n'est P que de S, le signe
n'est signe que de quelque chose. Sur ces questions, voir coumene,
op. cit.
16 Ce qui n'altere pas le principe S/P : par rapport au prdicat
suprieur qui le prdique en P de P (ou p2), P est en position de S.
I1 en est le sujet. Par exemple, un tableau de paysage, qui est un
prdicat, c'est-a-dire une interpr
tation de l'environnement (lequel est son hupokeimenon) , peut
etre prdiqu a son tour par le discours du critique d'art, dont il
est le sujet (l'hupokeimenon). L'image est insubstantielle par
rapport al'environnement, mais elle est sub
stantielle par rapport au discours du critique d'art ; et ainsi
de suite. En ce sens, l'ekphrasis est analogue au dploiement de
I'existence (ekstasis) dans le litige Terre/Monde.
17 Pour ce qui suit, je m'appuie sur la tbese de Sylvie POIRIER,
Les Jardins du nomade. Cosmologie, territoire et personne dans le
dsert occidental australien, LIT Verlag, Mnster, 1996. Voir aussi
mon artic1e Cosmophanie ou paysage, p. 741-744 dans Dominique
GUILLAUD, Maorie SEYSSET et Annie WALTER (dir.) Le Voyage inachev.
AJoiR Bonnemaison, ORSTOM, 1998.
18 Ace sujet, voir Geoffrey BARDON, Papunya Tula. Art 01 the
Western Desert. Ringwood, McPhee Gribble, Ringwood (Victoria),
1991. Bardon fut le catalyseur du Mouvement acrylique.
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
19 Sur le Hua shanshui xu, voir Hubert DELAHAYE, Les Premieres
Peintuns de paysage en Chine. Aspects religieux, cole fran~aise
d'Extreme-Orient, 1981.
20 Pour l'histoire de ce terme, je me rfere aGoTo Alcinobu et
MATSUMOTO Hajime (dir.), Shigo no imji. Toshi wo yomu tame ni (Les
Images du vocabulaire potique. Pour lire la posie Tang) , Toho
Shoten, Tokyo, 2000, p. 75 et suivantes.
21 Cits p. 114-115 dans OBI Koichi, Sha Reiun, kodoku no sansui
shijin (Xie Lingyun, le poete solitaire du paysage) , Kyiko Shoin,
Tokyo,1983.
22 Ace sujet, voir KAGURAOKA Masatoshi, ChUgoku ni okeru in'itsu
shiso no kenky (Recherches sur la pense anachortique en Chine)
,Perikansha, Tokyo, 1993.
23 Extraits de Boisson V (Yinjiu wu), reproduit dans MATSUDA
Shigeo et WADA Takeshi, To Enmei zenshU ((Euvres completes de Tao
Yuanming), Iwanami, 1990, vol. 11, Tokyo, p. 142-143.
24 Sur ce rapport topos/chOra, voir coumene, op. cit. Dans la
Physique (212 a 20), Aristote dfinit le lieu (topos) COrnme la
limite immobile irnmdiate de l'enveloppe [de la chose] (to tou
periechontos peras akinton proton). C'est la bomer la substance asa
propre identit. Au contraire, la chOra (champ, milieu) dont Platon
parle dans le Time apparait irrductible ala substance, mais sans
l'exc1ure. Ni on (etre absolu) ni gensis (etre relatiD, c'est un
troisieme et autre genre (triton alZo genos, 48 e 3), qu'on ne peut
saisir que par un raisonnement btard (logismo tini nothO, 52 b
2).
25 Mnmotechniquement, ce TOM peut aussi se lire territoire
d'outremer ,c'est-a-dire le hors-monde de l'individu modeme (voir
plus loin).
26 Voire pres de deux millnaires, si l'on prend en compte les
fresques hellnistiques (que les Romains poursuivirent a Pompi).
Celles-ci sont composes de motifs picturaux (topia, au pluriel)
drivs de motifs jardiniers, qui ne sont pas synonymes des amoenia
de l'environnement, et les uns et les autres encore moins intgrs
daos un concept de paysage. C'est bien plus tard que le grec modeme
fera de topio une traduction de paysage . Je me spare sur ce point
de l'interprtation de mon ami Alain ROGER dans son article La
naissance du paysage en Occident , p. 33-39 dans Heliana ANGOTTI
SALGUEIRO (dir.) Paisagem e arte, Comite Brasileiro de Histria de
Arte, Sao Paulo, 2000, ou il juge que Rome a t la premiere socit
paysagere daos l'histoire de l'humanit (p. 34). Je pense pour ma
part que Rome ne prsente que les trois derniers criteres de
l'existence du paysage, et en tout cas certainement pas le
premier.
27 Tbeses discutes dans MIYAZAKI Ichisada, Toyo no renesansu to
Seiyo no renesansu (La Renaissance en Orient et en Occident),
Iwanarni, Tokyo,
-
65 64 Augustin BERQUE
1995. TANAKA Hidemichi a notamment analys sous cet aogle Les
Effets du bon gouvernement dans La Ville insoutenable, sous la
dircction d'A. BERQUE, Ph. BONNIN et C. GHORRA-GOBIN, Belin, 2006,
p. 251-256.
28 Voir a ce sujet Henri de LUBAC, La Postrit spirituelle de
Joachim de Fiore, l. De Joachim aSchelling, Le Sycomore, 1978.
29 Par suffixation dans les langues latines (avec l'ajout de
-age, -aggio, -aje etc. a pays, paese, pas etc.), par connotation
dans les langues germaniques, Ol! un terme dsignant initialement
une organisation territorialc (Landschaft, landschap etc.) en est
venu a prendre le sens de paysage. En outre _ c'est une diffrence
tres importante - ce terme, dans les langues latines, a d'abord
dsign I'image d'un territoire, tandis que dans les langues
germaniques il a d'abord dsign le territoire lui-meme. Cette
diffrence n'est pas trangere a la propcnsion des cultures
germaniques a naturaliser le sens du paysage, et celle des cultures
latines a le culturaliser.
30 Dominique ALLARD, Contemplatio mundi. Le paysage cosmique a
la Renaissance , dans Paisagem e arte, op. cit., p. 65-72.
31 Die Gegenstiinde kann ich nur nennen. Zeichen vertreten
sie.lch kann nur von ihnen sprechen, sie aussprechen kann ich
nicht. Ein Satz kann nur sagen, wie ein Ding ist, nicht was es ist.
. Ludwig Josef WITTGENSIEIN, Tractatus logico-philosophicus, 3.221.
Cit par Andr CORET, L'A-prhension du rel. La physique en questions,
OPA, Amsterdam, 1997, p. 124. Le wie (cornment) de Wittgenstein
quivaut a ce que j'appelle ici prdication (le rapport S/P) :
c'est-a-dire la saisie de l'objet (S) en tan! que quelque chose (P)
; mais on aura compris que j'en tire des perspectives trangeres a
la philosophie analytique.
32 Adistinguer en principe de ho Pan, le dieu Pan avec ses pieds
de chevre. 33 J'analyse cette universion daos coumene, op. cit. 34
Laissons les p(r)o(ph)etes nous dire l'origine de la matiere
elle-meme. 35 Soit le tlescopage de weltlos (sans monde, comme les
pierres) et de Lo
sung (dissolution). Ce nologisme (si c'en est un) signifie a la
lettre dissolution du monde , c'est-a-dire retoumer au niveau
ontologique de la pierre (le physico-chimique de la pure matiere).
Autres noms de ce meme principe : la logique de l'identit du sujet
(Ol! S n'est jamais que S) et le mcanicisme (Ol! les memes causes
produisent tcmellement les memes effets, comme dans le moteur a
piston). Rappelons-nous la phrasologie mcanistique d'un Le
Corbusier. La rvolution industrielle, qui introduisit dans le monde
la srialisation du meme, fut la concrtisation dcisive de ce
principe.
36 Fran~ois DAGOGNET (dir.), Mort du paysage ? Philosophie et
esthtique du paysage, Champ Vallon, Seyssel, 1982.
37 Sur ce qui suit, je me rrere aGcorges GUSDORF, Le Savoir
romantique de la nature, Payot, 1985.
COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE
38 Zur Farbenlehre (Pour une thorie des couleurs, 1810) est une
rfutation de I'optique purement gomtrique de Newton, dont Goethe
juge qu'elle ne rend pas compte de la ralit de la perception
humaine.
39 Ides pour une philosophie de la nature en introduction
al'tude de cette science .
40 Georges GUSDORF, op. cit., p. 20. 41 Sur ces questions, voir
Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dpas
sement de la modernit, Bruxelles, Ousia, Bruxelles, 2000, 2
volumes ; et plus spciaIement mon article La logique du Iieu
dpasse+elle la modemit ? , p. 41-52 dans Livia MONNET (dir.)
Approches critiques de la pense japonaise au XXe siec/e, Presses de
l'Universit de Montral, 2002.
42 Nishida Kitar zensha ((Euvres completes de Nishida Kitar),
Iwanami, Tokyo, 1966, vol. XI, p. 403 et 457.
43 Textes colligs daos Le Dbat, n 65,1991. 44 Voir Augustin
BERQUE, Etre humains sur la Terre. Principes d'thique
de l'coumene, Gallimard, 1996 ; et plus particulierement
coumene, op. cit.
-
156 John Dixon HUNT
19 [bid., p. 152. 20 [bid., p. 151. 21 [bid., p. 152. 22 A
comparer avec ce que dit aussi le marquis de Girardin, qui
parle
d' un inlret de composition qui puisse occuper l'esprit et
I'imagination , dans De la Composition des Paysages (1777), Champ
Vallon, Seyssel, 1979, p. 11.
23 Voir HEELY, Letters on the Beauties ofThe Leasowes, Hagley
and Enville (1777), Garland Press, New York, 1982 ; et mes
cornmentaires sur ces lettres dans mon livre, The Afterlife
ofGardens (Reaklion Books, Londres, 2004).
24 The Art ofMemory, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1966.
25 ;:oir le numro spcial des Studies in the History of Gardens and
Desi
gned Landscapes, XXII 3 & 4 (2001). 26 Mark LAIRD, The
Flowering of the English Landscape Garden. English
Pleasure Grounds 1720-1800, Penn Studies in Landscape
Architecture. Universily of Pennsylvania Press, Philadelphie,
1999.
27 Voir Bemard LASSUS, The Landscape Approach, Penn Sludies in
Landscape Architecture, University of Pennsylvania Press,
Philadelphie, 1998.
28 Marc TREIB, Constructing significance , Landscape Australia,
6 (1994), p. 31.
29 Hans Georg GADAMER, Vrit et mthode. Seuil, 1976, chapitre 2,
seclion B, n.
30 Voir David DILLON, The FDR Memorial. Designed by Lawrence
Halprin, D.C: Spacemaker Press, Washington, 1998.
31 Tous les deux sonl exposs et illustrs dans le livre d'Udo
WEILACHER, [n Gardens. Profiles of Contemporary European Landscape
Architecture, Birkhauser, Basel, Berlin el Boston, 2005, p. 28-33
(pour Little Sparta) et 147-151 (pour le projet de Brgi). Il existe
aussi une dition allemande de ce livre.
32 The Origin of German Tragic Drama, Editions Verso, New York,
1977, p.45.
LE CONCEPT DE STIMMUNG CHEZ CARL GUSTAV CARUS (1789-1869)
\
par Alain Deligne
Devant un site, l'Allemand dit souvent pour dterminer l'effet
produit : stimmungsvoll ! (quelle ambiance !). 11 dit Hi
srem~nt
."
quelque chose de juste, mais qui reste cependant imprci~_I,.a
Stim~ mung (ambiance) P~~.!1!~.!EL~.f[e!JJ;W..1e.~-!~tE~!ct~stiq~es
de'p00jet naturel : i~~es~~ite~;:,~abili~,_htro~~~Tt'1I faut donc
prendre en compte la ralit composite"ae fii "Stimmung~s comment des
lors analyser notre rapport au monde par l'intermdiaire de la
Stimmung, cette part chappe ? Son caractere vague apparaitra encare
mieux si 1'on oppose par exemple la Stimmungslandschaft
(paysage...atooospbri'lwe) ala Symbollandschaft
-
159 158 Alain DELlGNE
du paysage. Le paysage existe en effet a la fa~on d'une entit
une, alors que chaque lment vivant occupe en elle un lieu
irrempla~able. On s'approchera convenablement de ce probleme de
composition si l'on se dcide a voir dans le paysage un tout
relationnel, organique, une totalisation au sens actif du terme.
Chaque lment s'y trouve alors reconnu dans sa diffrence sur fond de
totalit.
Un deuxieme probleme tient au fait que, s'il est difficile de
cerner la notion de paysage, c'est en partie pour des raisons
d'ordre perspectiviste. Nanmoins, l'on sait suffisarnrnent ce
qu'est le paysage pour pouvoir affirmer qu'il ne se rvele que s'il
est apprhend a la bonne distance, ni de trop pres - auquel cas
c'est le dtail dcontextualis que l'on per~oit alors - ni de trop
loin, ou un survollui rendrait encore moins justice en le
dpouillant de son autonomie2.
Et troisiemement, par analogie avec la querelle des Universaux
dont les gens se demandaient au Moyen ge s' ils se situaient in re,
ante rem ou post rem, il faut poser le probleme du lieu du paysage.
Ou est-il en effet: in re, in mente, inpictura (elle-meme fixe ou
mobile) ou encore in verbis ? Poser la question revient a tablir la
diffrence entre paysage rel (naturel, ou artificiel comme l'art des
jardins), mental, peint-dessin-grav-film ou encore crit. C'est
rappeler aussi que la matiere premiere du paysagiste est l'espace
naturel et formuler, indirectement, la question complexe du statut
de 1'image3 .
Apres cette approche problmatique du paysage, j'en viens au
phnomene de la Stimmung.
Tentative de conceptualisation de la Stimmung
L'imprcision de la notion avait dja frapp K.-P. Moritz
(175.71793), qui la faisait driver de I,]J..r!!J!Jjfl!lung
(sensation), la Stimmun.f; tant a ses yeux une sensation (~
trange.}
-
Finalit et motivation
161 LE CONCEPT DE STIMMUNG CHEZ CARUS
Eprouvement de la nature
Or, cette conception de la nature oi! macrocosme et microcosme
se rpondent trouve son fondement dans le passage suivant :
Gravis le sommet des montagnes, contemple de la-haut [...) le
spectacle glorieux qui s'ouvre devant toi ! Que1s sentiments
s'emparebt alors de toi ? Tu te recueilles dans le silence, tu te
perds toi-mme d~s l'infinit de l'espace, tu ~))Sle ca1meJimpide
et]-puret envahir ~on tre, tu oublies ton moi. ~ n'es den,
Di~!!~U.t::.J
Le paysage se constitue atravers les cinq sens du sujet, lequel,
dans 1'acte de voi!z.E.'eTl.!~pdre~ _, " ~ et de,humer, s'identifie
a r5j.ll s'agit de osture polysesorfa'voque par Alain Corbin10 . Un
sentiment de-prseIice'reeI dfinit 1'exprience unitive (Erlebnis)
que 1'on fait de 1'espace. Mais ce n'est pas pour autant du
panthisme. Carus a diffrenci ce terrne jug trop statique de 1'
enthisme (terme employ al'poque, par exemple par Hegel et Schelling
dans le dbat sur le spinozisme). A1'ide d'enthisme (ou
encore"",..... sr de panenthisme) est le cene d'apparition du divin
dans le temps ; seule une reconstruction gntique peut nouS Y
sensibiliser. Pour dcrire le