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Annie Bélis Un nouveau document musical In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 108, livraison 1, 1984. pp. 99-109. Résumé Le fragment d'épinétron 907 du Musée d'Eleusis représente une Amazone sonnant de la trompette et appelant ses compagnes aux armes ; elle est entourée de lettres jusqu'à présent considérées comme dépourvues de sens : TOTOTETO(T)H. Ces syllabes appartiennent en réalité à une notation musicale de type « solfégique » qui ne nous était connue jusqu'ici que par des théoriciens postérieurs au IIe siècle ap. J.-C, qui la faisait cependant remonter à Damon. Cette inscription constitue le plus ancien document musical grec parvenu jusqu'à nous : œuvre du peintre de Sappho, l'épinétron est daté des débuts du Ve siècle. Elle atteste l'ancienneté de la notation solfégique, la première qu'aient connue les Grecs. περίληψη Τό πόσπασμα το πίνητρου 907 στό Μουσεο τς 'Ελευσίνας ναπαριστάνει μιάν 'Αμαζόνα πού σημαίνει μέ τή σάλπιγγα καί καλε τίς συντρόφους της στά πλα · τήν περιτριγυρίζουν γράμματα πού, μέχρι σήμερα, τά θεωροσαν χωρίς νόημα : ΤΟΤΟΤΕΤΟ(Τ)Η. Στην πραγματικότητα, ο συλλαβές ατές νήκουν σέ μουσικό τονισμό το τύπου τς « μουσικς προπαίδειας » (solfège) · τόν γνωρίζαμε μόνο πό θεωρητικούς μετά τό 2° μ.Χ. αώνα, πού μως τόν πέδιδαν στόν Δάμωνα. Ή πιγραφή ατή ποτελε τόν παλαιότερο σωζώμενο λληνικό μουσικό στίχο : ργο το ζωγράφου τς Σαπφούς, τό πίνητρο χρονολογείται στίς ρχές το 5ου αώνα. Μαρτυράει τήν ρχαιότητα το τονισμού τύπου « solfège » πού ταν καί πρτος πού γνώρισαν ολληνες. Citer ce document / Cite this document : Bélis Annie. Un nouveau document musical. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 108, livraison 1, 1984. pp. 99- 109. doi : 10.3406/bch.1984.1848 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bch_0007-4217_1984_num_108_1_1848
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"Partition" de fanfare d'appel aux armes sur un épinétron. Notation musicale syllabique.

Mar 28, 2023

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Annie Bélis

Un nouveau document musicalIn: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 108, livraison 1, 1984. pp. 99-109.

RésuméLe fragment d'épinétron 907 du Musée d'Eleusis représente une Amazone sonnant de la trompette et appelant ses compagnesaux armes ; elle est entourée de lettres jusqu'à présent considérées comme dépourvues de sens : TOTOTETO(T)H. Cessyllabes appartiennent en réalité à une notation musicale de type « solfégique » qui ne nous était connue jusqu'ici que par desthéoriciens postérieurs au IIe siècle ap. J.-C, qui la faisait cependant remonter à Damon. Cette inscription constitue le plus anciendocument musical grec parvenu jusqu'à nous : œuvre du peintre de Sappho, l'épinétron est daté des débuts du Ve siècle. Elleatteste l'ancienneté de la notation solfégique, la première qu'aient connue les Grecs.

περίληψηΤό πόσπασμα το πίνητρου 907 στό Μουσεο τς 'Ελευσίνας ναπαριστάνει μιάν 'Αμαζόνα πού σημαίνει μέ τή σάλπιγγα καί καλε τίςσυντρόφους της στά πλα · τήν περιτριγυρίζουν γράμματα πού, μέχρι σήμερα, τά θεωροσαν χωρίς νόημα : ΤΟΤΟΤΕΤΟ(Τ)Η. Στηνπραγματικότητα, ο συλλαβές ατές νήκουν σέ μουσικό τονισμό το τύπου τς « μουσικς προπαίδειας » (solfège) · τόν γνωρίζαμεμόνο πό θεωρητικούς μετά τό 2° μ.Χ. αώνα, πού μως τόν πέδιδαν στόν Δάμωνα. Ή πιγραφή ατή ποτελε τόν παλαιότεροσωζώμενο λληνικό μουσικό στίχο : ργο το ζωγράφου τς Σαπφούς, τό πίνητρο χρονολογείται στίς ρχές το 5ου αώνα. Μαρτυράειτήν ρχαιότητα το τονισμού τύπου « solfège » πού ταν καί πρτος πού γνώρισαν ολληνες.

Citer ce document / Cite this document :

Bélis Annie. Un nouveau document musical. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 108, livraison 1, 1984. pp. 99-109.

doi : 10.3406/bch.1984.1848

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bch_0007-4217_1984_num_108_1_1848

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UN NOUVEAU DOCUMENT MUSICAL

Les textes musicaux parvenus jusqu'à nous sont connus soit par des papyrus, soit encore par des inscriptions gravées sur pierre. Le nouveau document musical qui fait l'objet du présent article est d'un type encore inédit : c'est une inscription

céramique, portée sur un fragment d'épinétron à figures noires, attribué par G. E. Haspels au Peintre de Sappho1. Découvert à Eleusis en 1883, cet épinétron a été plusieurs fois publié2 ; il est conservé au musée d'Eleusis.

Il se compose de trois fragments, où sont figurées des Amazones dans diverses attitudes :

Face Λ : Fragment 1 : Une Amazone casquée, l'épée dans son fourreau au côté, s'avance vers la droite en sonnant d'une longue trompette ; elle penche le buste en avant, et tient l'instrument de sa main droite posée en dessous du tuyau, près du pavillon en cloche. Sa main gauche prend appui sur sa hanche. Devant elle est posé un bouclier.

Fragment 2 : Une seconde Amazone casquée lui fait face ; derrière elle se trouvent deux boucliers, l'un à terre, l'autre dans le champ ; un glaive est suspendu dans son fourreau.

Face B: Fragment 3: Deux Amazones, l'une à cheval, l'autre à pied auprès de sa monture, s'avancent vers la droite, chacune tenant deux javelots à la main.

Gomme l'a souligné D. von Bothmer, la face A représente une scène de préparation au combat : les guerrières s'arment au signal donné par la trompette ; quant aux cavalières, elles reviennent sans doute de la bataille3.

(*) Ce travail a fait l'objet d'une communication à l'Association des Études Grecques, le 3 mai 1983. J'exprime mes remerciements aux autorités de la 3e Éphorie, qui m'ont aimablement autorisée à étudier et à photographier l'épinétron 907 du Musée d'Eleusis. Les photos sont dues à Ph. Collet.

(1) C. E. Haspels, Attic Black-figured Lekythoi (1936), p. 104, 106, 228 et pi. 34, 1 a-b-c. (2) Δ. ΦΙΛΙΟΣ, «'Αρχαιολογικά ευρήματα των έν Έλευσϊνι ανασκαφών», ArchEph (1885), ρ. 169-

184, et pi. 8, 1-2-3. D. von Bothmer, Amazons in Greek Art (1957), p. 92 et 103. (3) II est courant de voir des Amazones sonner de la trompette ; p. ex. amphore de Ruvo, Catal. 1096,

lécythes nos 12 738 et 12 782 du Musée National à Athènes, oenochoé de Ferrare Τ 915, amphore 89.24 de Chicago, etc.

Le rôle de la trompette dans les opérations militaires est de donner le signal de l'attaque ou de la retraite (Thucydide, VI, 69, 2 ; Xénophon, Helléniques V, 19 ; Thucydide, V, 10 ; Xénophon, Anab. IV, 4, 22). Nous savons aussi qu'elle commandait des manœuvres complexes de cavalerie (Xénophon, Hipp. Ill, 12). La source la plus complète sur les différents ordres donnés par la salpinx est Aristide Quintilien [De Musica, éd.

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Fig. 1. — L'épinétron d'Eleusis.

Les trois fragments portent des inscriptions qui jusqu'à présent ont toutes été considérées par leurs éditeurs comme dépourvues de signification :

Fr. 1 : TOTOTE Fr. 2 : ΓΕΗΙ Fr. 3 : TEIT

TO<T>H

Winnington-Ingram, p. 62.11-20 et 72.12) l'assaut de front, l'attaque par l'aile, le repli, les manœuvres à gauche et à droite, l'enveloppement. Aristide explique combien les commandements par la trompette sont plus sûrs que les ordres donnés verbalement, qui risquent à la fois d'être mal compris de ceux à qui ils sont destinés et compris par l'ennemi. Il découle de ce texte que les sonneries de trompette étaient nombreuses et bien différenciées.

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Fig. 2. — L'épinétron d'Eleusis : détails.

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Fig. 3. — L'Amazone à la trompette.

Pour le premier de ces fragments, D. Philios et E. Haspels ont lu neuf lettres (TOTOTE TOH) ; un examen attentif de l'épinétron montre l'existence d'une lettre supplémentaire entre l'omicron et l'êta, dans la cassure ; on en distingue la barre horizontale ; la restitution la plus vraisemblable est un Tau.

Ces trois séries d'inscriptions ne présentent apparemment pas de sens. E. Haspels, constatant la prédilection du Peintre de Sappho pour ce genre d'inscriptions, y voyait des « presque lettres » (« near letters ») ou des « lettres de remplissage » (« filling letters »)4.

Toutefois, en 1885, D. Philios, leur premier éditeur5, leur avait cherché sinon une signification — à laquelle il ne croyait pas — , mais du moins une justification : le peintre aurait voulu imiter des cris de guerre proférés en langue barbare ; quant aux lettres entourant l'Amazone trompettiste, elles auraient imité les sonorités de l'instrument, à la manière de notre « taratata », en quelque sorte. Retenons la première de ces hypothèses, et considérons les inscriptions des fragments 2 et 3 comme des cris de guerre. Quant aux dix signes qui entourent l'instrumentiste, ils constituent en réalité la partition même de la sonnerie exécutée.

(4) G. E. Haspels, l.L, p. 104 et 106. (5) Δ. ΦΙΛΙΟΣ, ArchEph (1885), p. 176-177.

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En effet, les lettres forment cinq syllabes, chacune constituée d'un Tau suivi d'une voyelle, Ο, Ε ou H. On reconnaît là la structure propre à la notation solfégique6 en usage chez les Grecs, que nous connaissons par deux sources : Aristide Quintilien et les traités anonymes Sur la musique, dits Anonymes de Bellermann du nom de leur premier éditeur. Ces textes sont tardifs, mais l'existence d'une notation simple, concurremment avec les deux notations savantes, fort complexes, s'imposait : il était en effet impossible, lorsque l'on voulait solfier une mélodie, la chanter, ou l'exécuter sur un instrument, de désigner les notes par leurs appellations savantes ou même par leur signe instrumental ou vocal : ces noms comportaient plusieurs syllabes7. L'avantage de la notation solfégique est de désigner les notes par une seule syllabe.

Le système de solmisation des Grecs n'a guère intéressé les théoriciens antiques ; seul, Aristide Quintilien lui consacre un développement teinté de réflexions philosophiques sur le choix des voyelles ; par ailleurs, Y Anonyme III en donne un tableau. Aristide Quintilien explique que l'on a choisi, parmi les lettres de l'alphabet, celles qui se prêtent le mieux au solfiage ; il poursuit :

« On a donc utilisé quatre des voyelles pour l'émission des notes : ce sont celles qui peuvent être allongées par la voix chantante ; mais comme on avait encore besoin d'une consonne supplémentaire, pour éviter que l'emploi exclusif de voyelles ne produisît un hiatus, on a ajouté la plus belle des consonnes : le Tau (...). Pour le premier système, qui est~un tétracorde, la première note a été donnée par l'Epsilon ; les notes restantes l'ont été en série continue, en suivant l'ordre des voyelles : la deuxième par l'Alpha, la troisième par l'Êta, et la dernière par l'Oméga »8.

Les syllabes utilisées sont donc successivement : τε, τα, τη, τω. Il s'agit d'une notation économique, puisqu'elle n'a recours qu'à quatre symboles là où les notations vocale et instrumentale multiplient les signes, comme le soulignent les théoriciens9. C'est d'autre part une notation par tétracorde, les quatre syllabes se répétant en série

(6) Les voyelles utilisées dans la notation solfégique sont (voir infra) les minuscules : α, ε, η et ω, les lettres de l'épinétron étant naturellement écrites en majuscules. Comme il est normal dans les débuts du ve siècle, on lit ici un Ο et non ΓΩ ; on trouve quelques exemples de H voyelles, sinon dans les actes officiels, du moins dans les actes privés ou sur des vases, dès les débuts du ve siècle, attestant le mélange des alphabets ionien et attique avant la réforme de 403. Pour les exemples, voir L. Threatte, The Grammar of Attic Inscriptions (1980), p. 42-44.

(7) Par exemple, là où l'appellation complète d'une note comporte le nom du degré et le nom du tétracorde auquel elle appartient (υπάτη υπάτων p. ex.) et où le signe vocal et le signe instrumental se lisent, pour la même hgpate des hgpates : H = γάμμα άπεστραμμένον et Γ = γάμμα ορθόν, il suffira de la seule syllabe τα en notation solfégique.

(8) Aristide Quintilien, De Musica, II, 14 : Τέτταρα μέν οδν τών φωνηέντων τα ευφυή πρδς έ*κτασιν δια της μελωδικής φωνής [διαστήματα] προς τους φθόγγους έχρησίμευσεν * έπεί δέ έδει καΐ συμφώνου παραθέσεως, δπως μη δια μόνων τών φωνηέντων γινόμενος ό ήχος κεχήνη, τών συμφώνων τδ κάλλιστον παρατίθεται τδ τ * (..·)· Του δη πρώτου συστήματος, δ έστι τετράχορδον, ό μέν πρώτος δια του ε προήκται φθόγγος, οι δέ λοιποί κατά τδ έξης ακολούθως τη τάξει τών φωνηέντων, ό μέν δεύτερος δια τοϋ α, ό τρίτος δια του ή, ό τελευταίος δια τοϋ ω.

(9) Gaudence, Introduction Harmonique, Meib. 21 = von Jan, p. 347, explique que la notation doit pouvoir attribuer non seulement un signe par note, mais encore un signe pour toutes les * valeurs » que prennent ces notes.

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d'un tétracorde à l'autre ; l'Anonyme III donne les équivalences entre les trois notations, solfégique, vocale et instrumentale10 :

tw lie τη va ta t»j tv) Tt t*| Th> tk τκτη tw -ne τη τω no 7 Ί R<t>CPMI Θ ΓΊΓΖΕΊΓθλΜ'^ r-ri-FCorI<1VNZCUZi1Y η

On constate donc que les syllabes servent à différencier les degrés à l'intérieur des cinq tétracordes, mais que la notation solfégique, à la différence des notations savantes, ne permet pas de distinguer entre les tétracordes eux-mêmes ; l'Anonyme III l'indique de la manière suivante :

« Dans les quinze tropes, les proslambanomènes sont désignés pai τε, les hypales par τα, les parhypates par τη, les diatones par τω, les mèses par τε , les paramèses par τα, les triles par τη, et les nètes par τα. Il y a cinq tétracordes : celui des hy pâtes, celui des mèses, celui des conjointes, celui des disjointes, et celui des hyperbolées »11.

Voici la traduction musicale de cette nomenclature :

Télracordô des Téfcworde Té'fcraLcorde. Tétracorde. "Tetracorde. des des Mises des Conjointe de% Disjointes Hvparbolées

Γ : notes Pixea

Γ : notes mobiles Fig. 5.

(10) Anomjma De Musica Scripta Bellermanniana, éd. D. Na.iock (Teubner 1975), 77, p. 24. L'éditeur écrit pour la première note (proslambanomène) un τω, leçon donnée par les meilleurs manuscrits de l'Anonyme III. Cependant, comme l'a observé J. Chailley, La Musique Grecque Antique (1979), p. 55, note 1, « la leçon est sans doute fautive, car τω est toujours la 2e note mobile en montant. Tous les éditeurs sauf Najock ont corrigé, sans doute avec raison ». L'argument déterminant est que les autres textes (Anonymes et Aristide Quintilien, voir supra, note 8), donnent tous pour la proslambanomène τε.

(11) Anonyma Scripta, 77, p. 24. Les «diatones» de V Anonyme III sont les Lichanoi des théoriciens classiques.

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Cette échelle complète est formée par l'enchaînement de cinq tétracordes (quartes), disjoints ou conjoints ; chaque tétracorde comprend deux degrés fixes, qui sont ses frontières, et deux degrés intermédiaires mobiles, susceptibles de se déplacer dans les différents genres, et de déterminer par conséquent des intervalles différents, dans des limites établies par les théoriciens12.

Les inconvénients de la notation solfégique, conséquences inévitables dé sa simplicité, sont de trois ordres : en effet, si la même triade se répète de tétracordô en tétracorde (où τα désigne le premier degré fixe, τη désigne le deuxième degré, qui est aussi la première note mobile, et τω désigne enfin le troisième degré, qui est aussi la deuxième note mobile), il découle de cela qu'on ne peut pas, à coup sûr, distinguer :

1. entre les genres : ainsi, quelle que soit la position de la parhypale et de la lichanos, par exemple, leur symbole restera toujours respectivement τα et τη. Le tétracorde des mèses, écrit en notation solfégique τα τη τωτε quel que soit le genre, se lira pourtant de trois manières différentes :

rat/ τη τω Te. t«c rg τω τε τ<6 τη τω re.

DIATONIQUE" CHROMATfOUE

Fig. 6. EWHARMONÎaUE

2. entre les tétracordes : ainsi τη désignera aussi bien la parhypate des hypates que la parhypate des moyennes ou la trite des conjointes ou la trite des hyperbolées ;

3. entre les tons ou tropes.

Ajoutons à cela que cette séméiographie, comme les deux autres notations, ne donne aucune indication de rythme, lequel est exprimé au reste par d'autres moyens.

Certes, malgré ses défauts, cette notation solfégique présentait assez d'avantages pour être utilisée telle quelle : elle permettait une lecture et un solfiage immédiats de mélodies simples, en particulier pour des leçons de chant ou d'instruments à cordes ; les textes anonymes nous ont transmis les procédés par lesquels la notation syllabique exprimait différents modes d'articulation des notes, ainsi que les principaux ornements13 ; c'est dire que les Grecs avaient recours aux notations vocale et instrumen-

(12) Les déplacements des degrés intermédiaires mobiles à l'intérieur des tétracordes déterminent les genres, enharmonique, chromatique et diatonique. Ces mouvements sont codifiés par les théoriciens (Aristoxène de Tarente, Ptolémée, etc.), et s'appellent des « nuances » (χροαί) ; voyez A. Bélis, REG 95 (1982), p. 54-73.

(13) C'est là le seul raffinement de la notation syllabique. Elle permet, au simple déchifïrage, de jouer legato ou pizzicato, articulation indiquée comme suit :

τω-τε Τ£-λ

Fig. 9. Dans la procrousis, les syllabes se répètent sans altération : les notes sont exécutées détachées ; dans la

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taie pour écrire les partitions officielles, tandis que dans leur pratique musicale courante ils se servaient de la solmisation. Par suite, les trois défauts mentionnés ci-dessus ne gênaient pas réellement les musiciens : comme on le sait, chaque artiste avait la liberté d'exécuter une mélodie dans le genre et dans la région (hypatoïde, mesoïde, etc.) qui lui convenait, et accordait son instrument en conséquence de ses préférences. Enfin, parce que la notation solfégique était rudimentaire, chacun pouvait l'apprendre aisément, pour peu qu'on ne fût pas totalement ignorant en musique : qui de nos jours ignore le nom des notes?

Pour restituer l'inscription musicale du fragment 907 d'Eleusis, il faut surmonter les trois difficultés évoquées plus haut ; le texte comporte cinq notes TO, TO, TE, TO, ΤΗ, qui peuvent désigner cinq degrés différents, ou quatre, ou trois seulement :

TE peut s'appliquer à deux degrés distants d'une octave, c'est-à-dire soit à la note proslambanomène, soit à la mèse ;

TO peut noter les lichanoi et les paranèles ; TH désigne les parhypates et les trites.

Il n'est guère pensable que la fanfare jouée par l'Amazone ait comporté de grands intervalles ; d'autre part, comme l'indiquent quelques textes, la σάλπιγξ jouait dans une région grave, indication que confirme la position même de l'Amazone sur l'épiné- tron : buste penché en avant, elle ne lance pas des notes aiguës.

Les capacités de la salpinx grecque sont aisées à reconstituer ; ce type d'instrument, dépourvu de tout mécanisme tel que pistons ou coulisse, ne peut produire que des harmoniques naturels, obtenus parla division de la colonne d'air. L'échelle musicale ainsi constituée peut s'obtenir de nos jours sur une trompette jouée en clairon, sans faire usage des pistons (fig. 7) :

2. 3 4· 5 6 ? 8 9 40 Série des harmoniques naturels

Fie. 7.

Ί2.

prolepsis, au contraire, la seconde syllabe perd son Tau initial : les notes sont alors jouées legato ou en port de voix.

Si l'on veut ornementer la mélodie, le Tau initial de la seconde syllabe est remplacé par un Nu, et la première syllabe reçoit un Nu final ; c'est le mélismos et le compismos :

- Των - νω tu ν - Vw

jti j m j

3 3 3 3 Mélismos Compismos Fig. 10. Toutes ces indications sont données par l'Anonyme III, i.e. et font l'objet d'une discussion détaillée dans Fr. A. Gevaert, Histoire et théorie de la musique dans l'Antiquité (1881), p. 420.

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Plus l'on monte vers l'aigu, plus les intervalles se réduisent, mais plus aussi les notes sont difficiles à produire. En fait, une trompette comme la salpinx devait s'en tenir à quelques intervalles, probablement entre les harmoniques 2 à 7 ou 8, à en juger par la longueur du tuyau.

Par recoupement des deux échelles (celle donnée par les syllabes TO, TE et TH et celle des harmoniques), une seule restitution mélodique est possible :

1 1 Π

το p TE Τΰ ΤΗ

Fig. 8.

C'est une fanfare, jouée sans doute rapidement et répétée plusieurs fois ; elle ne comporte que trois intervalles (unisson, quarte et tierce majeure), qu'une trompette moderne en ut, jouée en clairon, c'est-à-dire sans l'aide des pistons, exécute facilement.

Le Peintre de Sappho a représenté sur l'épinétron une scène d'appel aux armes : tandis qu'une Amazone joue à la salpinx cette courte mélodie, ses compagnes se saisissent de leurs boucliers et de leurs glaives. Or, le lexicographe Pollux énumère quatre types de sonneries militaires14 : Γέξορμητικόν, sonnerie d'avertissement qui donne le signal du réveil ou du départ ; le παρακελευστικόν, sonnerie d'encouragement ; 1'άνακλητικόν, qui sonne la retraite, et Γάναπαυστηρίον, qui sonne la halte. Aristide Quintilien indique par ailleurs d'autres types de fanfares ou d'appels, et en parle comme de véritables μέλη. Tout indique donc que l'inscription musicale du fragment d'Eleusis est une sonnerie έξορμητικόν15.

Cette nouvelle partition, pour brève qu'elle soit, constitue l'unique échantillon de musique militaire grecque, en l'espèce une sorte de Diane. C'est aussi le document de musique grecque le plus ancien qui nous soit parvenu, les papyrus les plus anciens (Leyde, 510 et Zenon 59.533) étant datés du milieu du ine siècle avant notre ère16 ; quant à l'épinétron d'Eleusis, il appartient au début du Ve siècle.

Fait d'une importance majeure pour l'histoire de la transmission des textes musicaux grecs, c'est la première fois que nous pouvons lire un document musical noté dans la séméiographie solfégique, utilisant des monosyllabes et non pas des lettres de l'alphabet ionien comme les deux notations alypiennes, dont on convient généralement qu'elles ne furent pas en usage avant le ine siècle avant notre ère17. Cette notation solfégique n'était jusqu'à présent connue qu'à travers les témoignages,

(14) Pollux, Onomasticum, IV.86. (15) Nous ne possédons pas d'indications sûres quant au registre de la salpinx ; deux textes très brefs de

l'Hagiopolite (fragments III et IV) indiquent que la salpinx jouait dans le trope dorien, «le trope le plus grave », ou en phrygien. Mais ces renseignements sont tardifs, et à utiliser avec précaution.

(16) Le Papyrus de Leyde contient 9 vers (v. 784-792) d'Iphigénie en Aulis d'Euripide ; il a été identifié par Denise Jourdan-Hemmerdinger, qui en a publié une présentation provisoire, CRAI (1973), p. 292-302. Le Papyrus Zenon 59 533 porte un fragment tragique non identifié ; les signes sont très mutilés. Il a été publié pour la première fois en 1931 par J. F. Mountford, JHS (1931) 51, p. 91-100, et plus récemment par E. Pohlmann, Denkmàler altgriechischer Musik (1970), n° 35.

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fort tardifs, d'Aristide Quintilien (+ 11e ap. J.-G.) et des Anonymes de Bellermann ; Aristide Quintilien précisait cependant que le système de notation syllabique était connu de Damon (Meib. p. 95), donc, si l'on admet que Damon est né vers 500 av. J.-C, vers le milieu du ve siècle.

Or nous ignorions jusqu'à présent tout de la date d'apparition d'un système (quel qu'il ait été) de notation musicale en Grèce. Voici donc un document qui confirme que les Grecs connaissaient et utilisaient au début du ve siècle une séméiogra- phie sans doute très imparfaite, mais qui pouvait à tout le moins servir à fixer une mélodie dans l'écriture. Était-ce le seul système qu'ils connussent? Il est impossible de le savoir. Cependant, il a continué à être utilisé jusqu'à Damon, qui en a même, d'après Aristide Quintilien, établi une théorie éthique ; à la fin du ive siècle, Aristoxène de Tarente fait allusion à une παρασημαντική dont il énumère les défauts et ne précise pas en quoi consistent les signes18 ; mais il ne s'agit certainement pas de la notation syllabique, puisque Aristoxène lui reproche de n'être capable de noter que des intervalles — ce qui n'est pas le cas de la séméiographie solfégique.

Selon J. Ghailley19, Aristide Quintilien évoquerait encore un troisième système, qu'il rapporte aux αρχαίοι, c'est-à-dire Platon, à base alphabétique, et classant les sons de quarts de ton en quarts de ton. Il serait resté en vigueur pendant une centaine d'années avant d'être remplacé par la notation vocale et instrumentale (dont Alypius nous a légué les tables), dans la deuxième moitié du 111e siècle.

C'est dire que les Grecs ont sans doute longtemps cherché un système de notation à la fois efficace et rigoureux ; quant à son utilité, les modernes l'ont beaucoup discutée. Pour certains, les Grecs n'auraient eu recours à la notation musicale qu'à titre d'aide mémoire ; le chorodidascale disposait peut-être de partitions, mais enseignait aux choreutes leurs airs ad orecchio20 ; de même, les leçons de lyre ou d'aulos se faisaient sans texte musical, et l'élève apprenait par cœur les mélodies. Pour d'autres21 au contraire, il est certain qu'une notation était utilisée dès avant le ve siècle, et servait par exemple à propager par des copies la musique des Tragiques ou de Pindare.

Il est vraisemblable que les musiciens grecs utilisaient beaucoup leur mémoire auditive ; il faut bien aussi qu'on ait eu moyen de noter la musique des tragédies ou de la poésie lyrique. La tâche en revenait peut-être à des notateurs spécialisés (comme c'était le cas au Moyen Âge), dont Aristoxène, à la fin du ive siècle, critiquera les prétentions exagérées. Notre inscription musicale indique cependant que la séméio-

(17) Dates proposées par A. Bataille, « Remarques sur les deux notations mélodiques de l'ancienne musique grecque », Recherches de Papyrologie 1 (1961), p. 5-20 et par J. Chailley, « Nouvelles remarques sur les deux notations musicales grecques », Recherches de Papyrologie 4 (1967), p. 201-216. Pour deux opinions différentes, R. P. Winnington-Ingram, Philologus 122 (1978), p. 236-248 et D. Jourdan-Hemmerdinger, Philologus 125 (1981), p. 299-303.

(18) Aristoxène de Tarente, Elementa Harmonica, Meib. 39-41. (19) J. Chailley, REG 136 (1973), p. 17-35. (20) H.-I. Marrou, AntCl 15 (1946), p. 289-296 et J. Irigoin, Histoire du texte de Pindare (1952), p. 5-6

et 21-22. (21) Wilamowitz, Textgeschichte, p. 41-42; A. Machabey, La notation musicale (1952), p. 12 et 19-20.

La controverse a rebondi après la découverte de l'inscription de Thémison à l'Isthme, J. Chailley, Revue de Musicologie 40 (1958), p. 6-9 et, contre sa thèse, A. Machabey, Revue de Musicologie 41 (1958), p. 1-12 et la réponse de J. Chailley, Revue de Musicologie 41 (1958), p. 16-26.

Page 12: "Partition" de fanfare d'appel aux armes sur un épinétron. Notation musicale syllabique.

1984] UN NOUVEAU DOCUMENT MUSICAL 109

graphie syllabique était assez connue des amateurs de musique pour qu'un peintre de vases puisse l'utiliser, et soit certain que la mélodie ainsi notée soit identifiée de ceux qui la lisaient. On peut imaginer d'ailleurs que le peintre de Sappho y mettait une pointe d'humour.

En l'état de la question, nous devons donc considérer que la notation syllabique est la plus anciennement attestée à la fois par une inscription musicale comme par le texte d'Aristide Quintilien qui mentionne Damon.

Enfin, voici établi qu'une inscription céramique, tenue depuis sa découverte comme dépourvue de sens, en possède un. Il est à souhaiter que d'autres documents viennent s'ajouter à cette première inscription céramique musicale.

Annie Bélis.