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DANIELA PąLąûAN LENNUI CHEZ PASCAL ET LACÉDIE
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PALASAN - L'Ennui Chez Pascal Et L'Acedie

Jul 13, 2016

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Un solvente estudio sobre el problema del ennui -el tedio- en Pascal
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DANIELA P L AN

L�’ENNUI CHEZ PASCAL ET L�’ACÉDIE

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Daniela-Teodora P l an naquit à Bra ov, le 10 Février 1978, dans une famille d�’enseignants. Après avoir terminé les études secondaires au Collège National Andrei aguna de Bra ov, elle s�’inscrivit à l�’Université de Bucarest où elle suivit une spéciali-sation de Lettres Modernes (Anglais et Français) à la Faculté des Langues et Littératures Étrangères, dont elle obtint la Maîtrise en 2002. Participation à des concours et des conférences d�’étudiants. En tant que Boursière du Gouvernement Français à l�’École Normale Supérieure de Paris (1999-2000; 2002-2003), elle obtint en 2000 une Maîtrise en Philosophie de l�’Université de Paris IV-Sorbonne et prépara de 2002 à 2003 un mémoire de D.E.A., resté inachevé, à l�’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Paris) sous le titre La question de l�’union et de l�’unicité chez Maxime le Confesseur. Assistante de recherche au Centre « Fondements de la Modernité Européenne » de l�’Université de Bucarest (2000-2003), attachée de rédaction de la revue Studia Phaenomenologica (Bucarest) (2001-2002). Elle est décédée à Paris, le 14 Février 2003.

Publications « Le coeur chez Pascal », Contacts, Paris, 1999 (4) ; « Pesanteur de la grâce », Cahiers chrétiens, Paris, 2000 ; Le coeur chez Pascal (préface de Vlad Alexandrescu), Crater, Bucarest, 1999.

DANIELA P L AN

L�’ENNUI CHEZ PASCAL ET L�’ACÉDIE

Préface par Vlad Alexandrescu

Postface par

Anca Vasiliu

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© Editura EIKON Cluj-Napoca, 400110, str. Regele Ferdinand, nr. 11, ap. 6 tel.: 0264-593547, 0740-187109; difuzare: 0264-450236, 0740-315228, 0742-311058 web: http://edituraeikon.netfirms.com e-mail: [email protected], [email protected], [email protected]

Descrierea CIP a Bibliotecii Na ionale a României P L AN, DANIELA L�’ennui chez Pascal et l�’acédie / Daniela P l an ; préface par Vlad Alexandrescu ; postface par Anca Vasiliu. �– Cluj-Napoca : Eikon, 2005, format 13x20, 268 p. ISBN 973-7833-42-2 I. Alexandrescu, Vlad (préf.) II. Vasiliu, Anca (postf.)

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Couverture et composition : Adrian Cernea

PRÉFACE

Une phénoménologie de l�’ennui chez Pascal n�’est pas exempte de difficultés, dont quelques-unes s�’avèrent quelque-fois de vrais pièges. L�’entreprise, maintes fois recommencée, tantôt par l�’enseignant dans son activité didactique, tantôt par l�’étudiant selon les exigences propres de la question d�’examen, conduit assez rapidement vers la considération des lieux d�’où cette notion forte du discours pascalien interpelle son commen-tateur: la misère de l�’homme sans Dieu. C�’est à partir de là que nombre de notions pascaliennes, convoquées par l�’ennui, surgissent d�’elles-mêmes: le divertissement, l�’anxiété de la mort, l�’ordre des corps, les puissances trompeuses, la délectation du péché, la raison des effets.

Un mot, dont l�’évocation suscite d�’autres mots: cela suffit pour créer un parcours, qui désormais n�’est plus innocent. Daniela P l an croise le regard de Pascal, cet effrayant chrétien, dont la pensée dialectique ne cesse de nous interroger, au vif de notre existence quotidienne: l�’ennui, ce lieu propre que l�’homme habite, de par sa condition naturelle, nous définit tous, et chacun particulièrement, non dans le plein de ses occupations, mais dans le vide de ses attentes, jamais, ou très provisoirement, comblées. L�’ennui prend effet dans l�’espace intime du coeur, que l�’homme réservait jadis à la vue et à la délectation d�’un Dieu ami et compagnon (Entretien avec M. de Sacy), qu�’il a vidé, dans sa chute, de son noyau substantiel, et qu�’il remplit, depuis lors, dans un travail de Sisyphe, de divertissements de toutes mains. Car, selon l�’auteur, l�’acédie, nom de choix réservé par la tradition à l�’ennui, �“se déclenche décidément « en présence » du surnaturel, comme refus de donner cours à la sollicitation de celui-ci �– refus de participation, de consentement ; elle indique sans aucun doute et le plus fidèlement le penchant de la volonté libre à s�’opposer, en l�’homme, à la volonté créatrice�” (p. 30).

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L�’ennui pascalien, retravaillé à neuf par le commentateur, fût-il esprit inquiet ou écolier scrupuleux, a cette vertu éminente pour le phénoménologue, de révéler une dynamique de pensée qui dépasse largement la lettre du texte. En effet �– et je m�’excuse auprès du philologue de stricte observance, mais je crois que c�’est une manière de célébrer Pascal �–, l�’ennui appelle, selon l�’économie du parcours qu�’il suscite, le dénombrement exact et la description attentive de chaque station de celui qui s�’ennuie, qu�’il permet de saisir au-delà d�’elle-même, à la fois dans la justification de son existence et dans son dépassement vers ce dont elle n�’est qu�’une anticipation. Ainsi, Pascal, et par-delà lui toute une tradition chrétienne, orientale et occidentale, dont le livre que nous tenons entre les mains retrace, fidèlement et rigoureusement, les principaux jalons jusqu�’à l�’auteur que l�’on pose généralement à la source d�’une problématique de l�’acédie, Évagre le Pontique, Pascal �– pour finir �– rend possible une réflexion, dont la portée est, je dirais, au moins triple. Tout d�’abord, interpréter les textes pascaliens, selon une dynamique qui les fonde et qui les ordonne, au-delà du caractère fragmen-taire des Pensées et de l�’aléatoire biographique de la correspon-dance du savant et du mystique. Deuxièmement, cerner l�’enjeu que l�’ennui, ou acédie, ou encore paresse, pose au chrétien, dont le vécu intérieur �– malgré les modes culturelles fortement éxagérées par cette modernité tardive dont l�’agonie ne cesse de nous fatiguer l�’oreille, et la vue �– reste considérablement le même depuis deux mille ans. Ce vécu, saint Augustin l�’a bien décrit, même si avec un pathos qui, lui, est daté, la tradition s�’y réfère, le codifie, et le lègue. Désormais, il appartient à l�’historien de rassembler les différentes pièces du dossier et d�’en donner un aperçu synthétique.

Troisièmement enfin, mais non moins radicalement, mesurer le défi que l�’ennui, pascalien ou autre, adresse à celui que nous sommes, ici et maintenant, rivés dans le corps à corps de notre impuissance, à croire, à aimer, à espérer, et des espoirs, des amours et des promesses que notre esprit égrène, dans l�’attente de quelque chose d�’autre, qui, pure béance, en deçà ou au-delà de l�’histoire de notre vie, fonde la succession des jours où nous vivons.

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Reprenons ces trois ordres de réflexion qui, se font écho dans le présent de la recherche phénoménologique.

Si l�’on remarque, avec Daniela P l an, que ce dont on se divertit, c�’est une pensée (p. 43), et non une chose, il devient légitime de tracer la dynamique de l�’ennui, certes, dans le second ordre pascalien, celui de l�’intellect, mais de la fonder dans le troisième, celui de la charité. Pour le chrétien équilibré �– et le phénoménologue se dote ici d�’une théologie judicieuse, qui, résolvant la question soulevée par Pascal, frappe au coeur du mouvement janséniste �– l�’acédie, ou l�’ennui, c�’est le refus de collaborer à la grâce ou au Christ qui sollicite (p. 23), car selon un auteur que Daniela P l an connaît et utilise, �„la nature est faite pour le surnaturel, et sans avoir aucun droit sur lui, elle ne s�’explique pas sans lui. Il en résulte que tout l�’ordre naturel, non seulement dans l�’homme, mais dans le monde entier�… est déjà pénétré par un surnaturel qui le travaille et qui l�’attire lorsqu�’il en est absent, cette absence est encore une sorte de présence�”1. Sans intention polémique, ayant pris une décision dont la fermeté et la discrétion n�’ont d�’égale que l�’amplitude de l�’interprétation, Daniela P l an restitue Pascal à une tradition chrétienne beaucoup plus large, aussi bien orientale qu�’occiden-tale, pour laquelle l�’ennui n�’est pas que péché, mais aussi symptôme. En effet, l�’ennui frappe spirituels et laïcs, et s�’il ne vient pas de Dieu, il pourrait y mener, avec Saint Augustin, par la découverte de l�’écart entre les deux volontés, l�’une allant vers la délectation divine, et l�’autre vers la délectation pécheresse. A partir de cet écart, l�’homme dans l�’ennui, tel une fois Jésus (�„Jésus dans l�’ennui�”, Pensées, Laf. 919), fait l�’expérience d�’un dégradé de l�’être: je cite l�’auteur, « l�’ennui est ressenti par la nature, quoique non pas dans celle-ci�… L�’existence et la distinction ou hiérarchie de ces �„degrés�” de bonheur et d�’être, attestés originairement par le fait du désir de bonheur, redouble d�’évidence lorsque, suite à la présence du malheur dans la nature, qui se dit aussi comme affaiblissement de l�’être, le mouvement réfléxif dont la nature ne saurait se dispenser prend

1 Henri de Lubac, Théologie dans l�’histoire, Paris, Desclée de Brouwer, 1990, t. II, p. 20.

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note de ce malheur. Celui-ci, greffé sur l�’être destiné à nourrir le bonheur raisonnable des �„membres pensants�”, panique ou perturbe le plus humain de l�’homme, le vouloir intelligent qui n�’est tel que pour se réjouir de l�’être. Si ce dont il est censé se réjouir �„s�’obscurcit�” ou se marque de néant, le �„bonheur�” même s�’en trouvera gravement atteint, et cet amoindrissement co-originaire à l�’amoindrissement d�’être fait �„l�’ennui�” » (p. 32).

Le livre de Daniela P l an fait fond sur cette lisibilité de l�’ennui, dans ce qu�’il révèle et dans ce qu�’il cache, entraînant, comme je l�’ai suggéré, une herméneutique à trois niveaux : auteur, commentateur et lecteur, dans un contrepoint qui donne parfois le vertige.

*

Le chemin que Daniela P l an a suivi lors des dernières années de sa trop brève vie, il m�’est arrivé de le connaître d�’assez près. Lorsque, en 1997, je fis sa connaissance, comme étudiante en Lettres Modernes à l�’Université de Bucarest, elle se faisait remarquer par son acuité d�’esprit et son attention. Une question qu�’elle me posa dans l�’amphithéâtre sur la notion de grâce dans la doctrine augustinienne me fit comprendre son univers. Mon cours d�’introduction à la culture française du XVIIe siècle l�’intéressait sous cet angle. Nous décidâmes de parler davantage. Je fus étonné de l�’ampleur et de la qualité de ses lectures de spiritualité orientale. Je lui proposai de les utiliser dans une interrogation de la pensée de Pascal. C�’est de cette rencontre qu�’est né son essai sur la théologie du coeur chez Pascal2, qui me montra qu�’elle était tout-à-fait capable d�’appliquer, sans violence, ses connaissances de théologie orthodoxe à la culture occidentale. En fait, je pense qu�’à partir de ce moment, son projet intellectuel était déjà formulé, à savoir d�’éclairer des éléments de la culture européenne à travers la spiritualité orthodoxe, qu�’elle était arrivée à connaître et pratiquer en profondeur.

Lors des années suivantes, Dana eut la chance de rencontrer quelques jeunes, animés par l�’idéal de développer 2 Daniela P l an, Le coeur chez Pascal, Bucarest, Éditions Crater, 1999.

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notre culture, tout chargée qu�’elle fût d�’héritages et de sacrifices de toute sorte. Dans leur jeunesse et enthousiasme, ils ont pris sur eux la tâche de la purifier, tout en la continuant, ce qui nous aida beaucoup, nous autres, qui faisions partie de la génération immédiatement plus âgée, à vivre et et à espérer. Je me rappelle ce début d�’année universitaire 1998-1999 quand elle était rentrée d�’une excursion d�’études à Sighi oara : elle rayonnait de la joie d�’y avoir participé aux travaux d�’une famille intellectuelle où elle avait rencontré semblales et concurrents, ainsi qu�’une ambiance spirituelle en l�’absence de laquelle le travail intellec-tuel est voué à demeurer stérile. Dans mon souvenir, ce fut le moment où j�’ai vu Dana le plus près du bonheur et je me rappelle encore combien j�’étais soulagé de penser qu�’elle avait enfin trouvé des compagnons de route pour le chemin qu�’elle avait devant elle.

C�’est l�’année suivante qu�’elle remporta brillamment une bourses d�’études qui lui valut de partir à Paris, où elle allait rédiger, comme mémoire de maîtrise, le travail sur Pascal qui, revu deux ans plus tard, voit le jour pour la première fois ici. L�’application avec laquelle elle a fait sienne la méthode phénoménologique française et la hauteur à laquelle elle a sollicité les sources de la tradition chrétienne rendent ce travail l�’une des meilleures études de philosophie comparée que l�’on ait écrites au sujet de Pascal.

Ces années ne furent certes pas exemptes de difficultés intérieures pour Dana. Quelque éprouvantes qu�’elles fussent, je suis cependant persuadé qu�’elles a su les recevoir et les intégrer dans sa vie grâce à sa foi inébranlable en Dieu. Dana avait une vie spirituelle, au sujet de laquelle elle parlait peu ou pas du tout, et qui était tout aussi importante dans sa vie que l�’étude. De même qu�’une autre grande figure de la spiritualité européenne, Simone Weil, elle ne pouvait les séparer, même si elle formulait des rigueurs et des exigences à part pour chacune d�’elles. La conscience des dons dont elle avait été douée lui donnait la force et le courage de les développer dans un milieu académique propice comme celui qu�’elle avait trouvé en France. Comme Simone Weil aussi, elle savait que la solidarité entre les gens se fonde sur l�’amour et que l�’amour est un don de Dieu. On

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ne peut être heureux dans l�’amour si on ne se laisse aimer, écrivait-elle quelque part. C�’est le signe de l�’harmonie au monde, de la reconnaissance par ses semblables. Ou bien, comme elle observait, reprenant une réflexion de Pascal, �“la preuve suprême (sinon l�’unique) d�’avoir trouvé sa place, c�’est de savoir « régler l�’amour qu�’on se doit à soi-même »�” (p. 29).

Je l�’ai vue pour la dernière fois en août 2002, à Bucarest, avant qu�’elle ne parte de nouveau pour Paris, où elle se préparait à commencer, à l�’École Pratique des Hautes Études, un travail de thèse sur st. Maxime le Confesseur. Ce fut alors qu�’elle me rendit la version révisée de son travail sur Pascal. Elle était heureuse de repartir, de pouvoir travailler de nouveau dans les conditions magnifiques offertes par l�’École Normale Supérieure, affrontant cette fois-ci les difficultés redoutables de la pensée d�’une des figures les plus hautes de la théologie chrétienne en général. Il y avait déjà un certain temps qu�’elle s�’était mise au grec ancien. Ses méditations sur la christologie pascalienne l�’y avaient préparée aussi.

Même si les derniers mois de sa vie, je ne l�’ai plus rencontrée, je sais que Dana cherchait à trouver sa place, une place où elle pût être aimée et aimer à son tour, sans partage, à la façon dont elle accomplissait toutes les choses. Sa passion pour la vérité, l�’intensité de sa quête, mais aussi son refus du compromis lui réservèrent une place à part parmi les jeunes intellectuels roumains de Paris. Dana faisait partie d�’une génération qui vivait à fleur d�’âme les différences de la vie universitaire entre les Pays de l�’est, sortis à peine du communisme, et la tradition ininterrompue de l�’élite occidentale. Ces tensions ne furent pas sans jeter certains de ces jeunes dans le désarroi, mais pas Dana, qui était d�’une autre trempe. Tout se fût éclairci pour elle si elle eût pu continuer de vivre. Elle était parmi les esprits les plus doués dans la génération roumaine très jeune et aurait réussi à trouver une issue à toutes les épreuves auxquelles la vie l�’avait soumise. Qui plus est, je crois que si elle avait continué de vivre, elle aurait réussi à articuler une jonction dont nous, ses professeurs, avions rêvé depuis longtemps, entre le mode de vie est-européen et le savoir, la méthode, les moyens intellectuels occidentaux, à

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savoir la synthèse d�’une Europe qui, vue de la Roumanie, reste encore un projet d�’avenir.

La vocation de Dana pour la compréhension et l�’interprétation philosophique de la pensée théologique orientale et occidentale justifiait notre croyance qu�’elle était déjà une certitude de notre école. Elle travaillait de toutes ses forces à se frayer un parcours intellectuel digne de la complexité de son esprit. Ses qualités lui permettaient de se situer aux côtés des maîtres dont elle n�’a jamais cessé de se sentir proche et qui, par leur pensée, lui avaient ouvert le chemin (elle mentionnait souvent le P. Dumitru St niloae, mais la bibliographie de ce mémoire en fera découvrir d�’autres). Cette belle course se brisa, hélas! à son sommet! Dieu rappela Dana auprès de lui à un moment où elle aurait pu nous récompenser des dons de son intelligence et de ses recherches. Mais réfléchissons à tout ce qu�’elle nous a généreusement donné, dans son itinéraire passager ! Combien de lumière nous avons vue dans ses yeux, combien de compréhension pour les hommes, les circonstances, la vie, dans son jugement! Quelle réserve dans sa façon de se rapporter aux gens! Et surtout de combien de chaleur et d�’intelligence elle nous a fait don, dans ces moments, que nous avons cru revenir toujours!

Vlad Alexandrescu

Bucarest, 25 juin 2002 / 6 Août 2005

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- AD LECTOREM �–

La présente étude met devant le texte du travail d�’une maîtrise en lettres faite en 2002 à l�’Université de Bucarest sous la coordination de M. le Professeur Vlad Alexandrescu et représente l�’achèvement et la complétion d�’une période d�’études pascaliennes poursuivies aussi bien à Bucarest que pendant une année de recherche à l�’Université de Paris IV-Sorbonne, où j�’ai fait en 2000 une maîtrise en philosophie sous la direction de M. le Professeur Jean-Luc Marion. Je tiens à profiter de cette occasion pour exprimer ma reconnaissance envers mes deux directeurs de recherche, qui m�’ont guidée, conseillée et soutenue, professionnellement et moralement, pendant la réalisation de cette étude, et qui ont contribué essentiellement à la bonne menée et finalisation de mon travail. Leurs indications à la fois quant à l�’organisation interne et conceptuelle du travail, et quant aux références à viser, à y comprendre et à en tenir compte, données tout au parcours et à tous les stades de la réalisation de ce travail, aussi bien que leurs lectures et leurs suggestions de correction ou modification ont tout aussi constitutivement contribué à la structuration et au perfectionnement progressifs de ce texte. Ma gratitude va également envers Mme le Professeur Anca Vasiliu, qui m�’a beaucoup soutenue et aidée de ses conseils et indications, et qui a bien voulu donner une lecture très pertinente et précieuse à mon mémoire, et envers quelques professeurs de Bucarest et de Paris des enseignements desquels j�’ai pu tirer beaucoup de profit en vue de la bonne marche de cette étude (je ne mentionne ici que MM. les Professeurs Virgil Ciomo , Dan Slu anschi, Jean-Louis Chrétien et Olivier Clément). Je voudrais remercier ici également quelques amis et collègues qui m�’ont aidée à la fois de leurs suggestions et indications quant au contenu proprement dit de ce travail, et d�’un support moral indispensable (MM. Andrei Timotin, Cristinel Ciocan, Nicolae Florea, Mgr. Iosif Pop, Mlles Patricia Com nescu et Ana Palanciuc) ; qu�’ils soient ici tous et toutes remerciés.

Daniela P l an

Bucarest, le 22 août 2002

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INTRODUCTION

Attaquer une pièce de l�’échafaudage pascalien telle que l�’ennui, cela ne présente, d�’emblée, aucune des apparences d�’une tâche tant soit peu facile. La relative pauvreté du fait purement textuel (la liasse spéciale destinée à illustrer notre problématique comporte trois morceaux d�’étendue assez réduite), comparée à l�’importance obvie que Pascal attachait à ce moment de l�’Apologie qu�’il planifiait �– le titre de la liasse porte « Ennui et qualités essentielles à l�’homme » �– oblige, d�’une part, à redoubler de vigilance lors de toute occurrence de l�’ennui et / ou des termes que Pascal pose explicitement en synonymes de celui-ci et, d�’autre part, à tenter de relever, à ses proportions les plus fidèles possible, la figure de l�’ennui pascalien par un parcours intégral des articulations qu�’il présente ou laisse pressentir à des lieux pascaliens parents. Car si la liasse qui lui est consacrée1 n�’élève pas en toute 1 Nous avons suivi dans le présent travail le classement et la numéro-tation des fragments établis dans l�’édition des Pensées donnée par L. Lafuma en 1951, Paris, Éditions du Luxembourg, 3 vol., reprise, avec des modifications et compléments, dans son édition des �Œuvres Complètes de Pascal, Paris, Seuil, coll. « L�’Intégrale », 1963. L�’édition de L. Lafuma choisit de classer les Pensées selon l�’ordre et la disposition donnés par ce qu�’on est convenu d�’appeler la Première Copie (datant de 1662 et qui se trouve à présent à la Bibliothéque Nationale de France, MS. 9203 du fonds français), à la différence des éditions précédentes, qui s�’étaient guidées sur le Recueil original (MS. 9202, réalisé immédiatement après la mort de Pascal, en 1662, par sa famille, et contenant les papiers écrits ou dictés par Pascal en vue de l�’Apologie projetée, découpés, regroupés et collés sur des grandes feuilles, à la manière d�’un album). L�’édition de M. Le Guern, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977, riche en annotations, suit toujours l�’ordre de la Première Copie, alors que celles de Ph. Sellier, Paris, Mercure de France, 1976, reprise dans les « Classiques Garnier » en 1991, et de G. Ferreyrolles,

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ampleur une doctrine proprement dite de ce que Pascal entend professer par « ennui », il nous reste des fragments substantiels (tel le §136), soit classés dans d�’autres liasses, soit demeurés non-classés par Pascal2 , qui portent explicitement sur notre thème : §§ 24 et 36 de la liasse II (Vanité), § 136 de la liasse VIII (Divertissement), ou bien §§ 414, 622, 771, 919, 941, appartenant à des séries diverses des Papiers non-classés3.

L�’établissement du réseau, du tissu où l�’ennui se laisse enfiler, afin d�’en libérer le poids d�’invu qui étouffe �– pour le saturer �– tout lecteur tant soit peu disposé à l�’Apologie, se prête, selon le double mouvement que nous avons indiqué, à une herméneutique, pour ainsi dire, double, ou hiérarchisée, échelonnée.

1) L�’insistance devra tout premièrement s�’attacher à mettre en évidence le jeu propre de l�’ennui, son évolution quant à soi ; à partir des circonstances �– du contexte qui expose / où s�’expose l�’ennui, nous situerons par délimitations redoublées la spécificité du geste qu�’il incarne. Autrement dit, nous entreprendrons de questionner le où, d�’où, par où, le comment, par et pour quoi de l�’ennui, afin d�’en dégager, dans ce parcours cynégétique, l�’individualité exempte de toute impureté. Qu�’est-ce qui fait le « contenu » proprement dit de l�’ennui ? Celui-ci « apparaît » ou se laisse sentir explicitement, lorsque son « divertissement » habituel �– qu�’il ne faut pas (com)prendre dans un sens « résultatif », mais bien « éven-tif » ou actif : « on ne recherche pas les choses, mais la Paris, LGF, coll. « Livre de poche », 2000, adoptent l�’ordre et le classement de la Seconde Copie (faite toujours en 1662-1663, MS. 12449 du fonds français de la Bibliothèque Nationale). Pour les textes de Pascal autres que les Pensées, nous faisons toujours référence à l�’édition des �Œuvres Complètes, Seuil, 1963. 2 Il s�’agit du classement opéré en 1658, ou selon d�’autres spécialistes, vers 1660. 3 Les §§ 528, 534 et 780 peuvent être considérés comme étant d�’une importance secondaire, quoiqu�’ils gardent leur relevance indiscutable, ne fût-ce qu�’à titre de validation ou renforcement des constructions que les fragments privilégiés par notre enquête dressent de concert.

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recherche des choses » (§773) �– où le régime d�’ « occupation » est « ôté » (§36) à l�’homme ; c�’est à ce point qu�’une (première) aporie se laisse formuler : l�’homme est « laissé » dans l�’ennui sans pourtant jamais y « être » : dès qu�’on en sent le souffle, dès qu�’on y est « délaissé », on le fuit, on se hâte de ne pas le « sentir » ou s�’y laisser. L�’ennui sort « incontinent » du fond de son c�œur (§622), il s�’y forme et l�’habite malgré « l�’homme », mais dès qu�’il s�’agit de lui donner cours, s�’y baigner en personne, on s�’évade dans une recherche renouvelée, puisée n�’importe où, de l�’affairement. C�’est une affection éprouvée à des degrés d�’intensité et de « substance » distinctes : a) on éprouve, ou plutôt (et �– point qui suscitera ou soutiendra bonne partie des analyses suivantes �– non seulement pour renforcer l�’impersonnel) l�’ennui s�’éprouve (n�’étant pas encore question d�’adhérence voulue, ou de demeurance) en tant que lieu où l�’accès serait non seulement incommode, insupportable �– mortel même ; l�’ennui se définissant comme ce dont il faut par excellence fuir, son « ressentiment » est déductible du fait même de cette fuite : pour se détourner, il faut avoir de quoi se détourner �– et il faut l�’avoir : la présence du détournement ou di-vertissement présuppose la présence (du sentiment) de l�’ennui, d�’un point de référence (impliqué dans le de-) ; b) l�’ennui ne devient une épreuve que lors de l�’estance en lui ou de l�’acception, voulue, de ce qui (voir le point précédent) s�’accomplit involontairement, sans qu�’on y puisse rien, au « fond de l�’âme » (§622). C�’est à ce titre �– de possible épreuve �– que l�’ennui envahit comme « noirceur, tristesse, chagrin, dépit, désespoir » (ibid.) accablants ; ou plutôt se voit refuser le déploiement.

2) une fois fixées les coordonnées « internes » à notre affection, il nous faudra explorer le territoire où celles-ci la situent. L�’ennui est instinctivement repoussé car il ouvre une blessure naturelle, « malheur » naturalisé du péché : Pascal ne cesse de poser comme cause efficiente de l�’ennui la considération de soi-même : si on ne s�’adonne pas au divertissement, on est réduit à se voir, à voir plus

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précisément « son malheur », ce qui instaure l�’ennui. Qu�’en est-il de cet enchaînement précis et ferme ; ou plus exactement de son inflexibilité �– que l�’ennui sanctionne ? Qu�’est-ce l�’ennui, pour sanctionner infailliblement le regard porté sur soi-même ? L�’herméneutique démarrée dans une première étape redoublera d�’ampleur par le dépassement des circonstances purement textuelles, pour passer à la circonscription « conceptuelle » de l�’ennui par la cartographie respective des raccords éclos précédemment. Selon quelles lois se structure et fonctionne le dispositif constitué par voir, le vouloir (voir), malheur (déjà là, naturel, inconditionné), sentir le malheur (redoubler personnellement ou se confron-ter au malheur qui y est déjà) ? Ou encore, comment se conjuguent haine de vérité et évasion de l�’ennui, amour de vérité et insistance dans l�’ennui, répugnance de la vue de soi-même et caractère « haïssable » du « moi », dualité du « sujet de nature » et « sujet de grâce » (Entretien�…) qui entretient la tension d�’assujettissement (donc clôture) à l�’ennui, et assomption du paysage désolant des propres défaillances en vue de ce qui pourrait éventuellement s�’offrir plus « profon-dément » qu�’elles ? Une description de l�’attitude d�’ennui oblige à l�’éclaircissement du rôle et du fonctionnement de la volonté (comme fonds de volonté ou poids de l�’âme attiré de manière générique vers le bonheur : le fait du « désir d�’être heureux ») et de la « liberté » (ce que les Écrits sur la grâce désignent par « libre arbitre » �– ou « l�’homme ») dans les deux catégories du « malheur » entre lesquelles joue l�’ennui. La modalité double de ce dernier implique �– et nous allons y insister �– le « caractère vivant » de la perspective qui, par-dessus ma volonté arbitraire, accuse le « malheur » comme tel dans la nature même, constituant le point désagréable de référence dont on cherche en permanence à se distraire. La présence de la perspective de la déchéance équivaut sans doute à l�’être « ouvert » ou vivant (cf. §149), dans la condition actuelle de l�’homme, des « deux états » de notre nature : gracieux et concupiscent.

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Ces deux états se réfléchissent dans �– et laissent apercevoir �– le caractère « rongé » de ce que l�’homme a d�’être : celui-ci, « marqué du néant » (cf. §806), se dédouble en « être véritable » et « être imaginaire ». Le premier ne provient que du rapport que, bon gré mal gré, l�’homme entretient, avec et par sa nature de « membre pensant » (§360), avec le « corps » qui seul donne l�’être (§372) ; le second est l�’�œuvre personnelle de « l�’homme » et, clairement privilégié par rapport au premier, se nourrit de la recherche de la gloire et de l�’estime des autres, facteurs de l�’occupation et du divertissement. La réduction de ceux-ci dans l�’ennui amènera donc l�’homme devant son reste d�’être et, par là, devant son appartenance reniée au corps vivifiant. La « vanité » par laquelle et de ce que l�’homme érige son « être », vanité qui régit aussi la recherche du « tracas » (§136) de « l�’agitation », se révèle dans le « dégoût » et la tristesse « insupportables » (§§755, 978) qui inondent ce que l�’on pensait « occuper » par son propre « être imaginaire ».

Même s�’il est souvent décrit comme « insupportable » (§§138, 622), l�’ennui s�’avère pourtant le gardien fidèle et invincible de ce qu�’il y a de « grand »4 dans l�’homme, signalant toujours, sans faille et comme en creux, l�’intervalle incommensurable entre capacité infinie (du désir) de bonheur ou d�’amour, et remplissage inadéquat (§401) ; il est témoin de l�’actualité de ce « désir de bonheur » qui a été « laissé » (§401) à l�’homme comme aiguillon de sa vocation surnaturelle. L�’ennui est « grand » en ce qu�’il confirme l�’homme dans la dépendance de la volonté divine (en laquelle seule il trouve son bonheur) comme ce qu�’il a de plus intime dans sa constitution, mais il est « misérable » par l�’opposition à cette volonté qu�’il renferme (§§36, 136, 622).

C�’est à ce second stade que notre démarche herméne-utique se verra comprendre, dans son élan d�’expansion, une nouvelle coordonnée ; pourquoi aurions-nous recours à ce 4 Cf. Lettre sur la mort de son père, OC 277b, liasse VI �– « Grandeur », §§200, 308,352,620, 681.

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que la tradition (qu�’on nous accordera le délai, particulière-ment nécessaire ici, d�’établir ou de retrouver avec exactitude) a ramassé et préservé, « enveloppé » �– dirait Pascal, § 65 �– sous le nom de akèdia ? Afin de répondre à plusieurs exigences qui se sont formulées de manière plus ou moins explicite jusqu�’à ce point de notre parcours, ou qui lui sont sous-jacentes : 1) la requête de validation ou confirmation ; 2) le besoin d�’une perspective qui nous fournisse les moyens de mettre au jour la cohérence conceptuelle interne au texte pascalien plus loin que les circonstances directement accessibles nous l�’ont permis ; 3) la possibilité d�’une fixation aussi assurée que possible de la physionomie de l�’affection étudiée dans son hypostase pascalienne.

Nous commencerons par une enquête sur le dévelop-pement historique et doctrinaire qu�’a comporté le concept d�’acédie. Quelle connaissance Pascal aurait-il pu en acquérir ; y avait-il des sources vivantes où Pascal ait pu puiser les traits distinctifs de son « ennui » ? Si tel était le cas, s�’il y a survivance de l�’acédie jusqu�’au XVIIe siècle, conjuguée à l�’héritage du schéma plus ou moins protéique des huit / sept péchés capitaux, qu�’est-ce qui y en survit à proprement parler ? Car avant de poser la question de la connaissance directe ou indirecte des sources par Pascal, il faudra examiner à quelle mesure ce que le XVIIe siècle gardait encore de fidélité à la notion d�’acédie, telle qu�’elle avait été véhiculée par la tradition. Autrement dit, l�’acédie est-elle encore vivante, ou survit-elle, sous ce nom, à l�’époque de Pascal ? Quelque déplacée ou étrange que notre question puisse sembler, elle révélera néanmoins sa pertinence en conclusion de l�’analyse des points traditionnels de référence dans la localisation de ce vice. L�’acédie s�’avéra, en somme, une de ces régions qui survivent très peu �– toujours à condition que l�’auditeur s�’élève à la mesure de ce qu�’on lui donne à entendre �– à leur traitement thématique, ou à leur position comme problèmes. L�’acédie commence à disparaître dès que le / son problème se pose ; son intégrité corporelle

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 21

est difficilement tenable hors de son milieu naturel. Dès que le péché / pensée / esprit de l�’acédie est transmuté hors du milieu qui lui a permis de se formuler comme tel, qui lui a donné chair par saturation d�’évidence, dès que son implan-tation devient artificielle, à cause du sol non affiné, impropre, elle subira avec nécessité une mutilation irrémédiable ; la chair de l�’acédie est maculée et rendue « inefficiente » par le passage de son climat naturel ou générateur, géniteur �– celui des anachorètes, moines au sens strict du terme, du désert égyptien �– à un climat étranger, celui du cénobitisme et, à partir de là, par sa « moralisation » de plus en plus intensive, synonyme d�’un rétrécissement défigurant de sa sphère conceptuelle.

L�’intérêt que notre décision interprétative est donc capable d�’offrir se laisse dès maintenant énoncer double-ment : a) un travail qui visera à dégager, par cumul et analyse des véritables survivances de l�’acédie, le territoire qui s�’y laisse explorer. Nous allons privilégier, compte tenu des conclusions qui se sont imposées à la fin du parcours historique, les �œuvres d�’Évagre le Pontique, secondé par des écrivains religieux qui lui sont généralement endettés (Cassien, Nil d�’Ancyre, Jean Climaque). La tradition ulté-rieure sera également fréquentée, mais dans la seule mesure, ou sur les seuls points où elle suit fidèlement la signification attachée originairement à l�’acédie. Celle-ci se laisse surpren-dre en quelques points fondamentaux : suppression de la disponibilité à la grâce qui sollicite dans le Christ, relâche-ment de l�’âme ou atonie par suite de la paresse du désir de Dieu (paresse qui annule, donc, la communication à celle-là et la participation à tous ses biens), agitation et déliement de l�’esprit, recherche du divertissement et de l�’activisme (« externe »), intensification de l�’activité de l�’imagination pour suppléer à l�’inactivité de fait, et surtout pesanteur qui caractérise constamment le « démon de l�’acédie », pesanteur �– comme nous le verrons �– du manque, refus ou abandon de la grâce. b) Nous allons revenir, muni des acquis fournis par

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le travail précédent, sur ce que l�’ennui pascalien nous aura livré de sa chair. Il convient maintenant de dégager le régime sous lequel la gamme des modulations composant l�’acédie sont évoquées par Pascal, et la catégorie des interlocuteurs que celles-ci visent ou font reconnaître. La stratégie que nous adopterons ne sera pas de nature démonstrative ou argumen-tative, mais à la lettre méthodique : nous nous laisserons conduire, dans la lecture du texte pascalien, par les jalons les plus fermes que la « pensée la plus accablante » se laissera fixer ; y trouverons-nous des « concaténations » pareilles ?

La torpeur, atonie, inactivité, nonchalance et mollesse qui forment le spécifique de l�’acédie trouveront, une fois dépouillées de tout ornement qu�’auraient pu y rajouter les conditions accidentelles de son développement (les accents propres aux idiomes de la vie érémitique, son traitement de prédilection dans un registre « moral » �– devenu presque exclusif à partir des IXe-Xe siècles en Occident, et du XVIIe siècle en Orient), une place de droit dans le corpus pascalien. Elles seront alternativement dénoncées et critiquées comme « repos » par dispense de « chercher la vérité », « mollesse » ou « paresse » de l�’abandon intégral à la domination de la concupiscence.

Cela nous conduira à recevoir et recueillir autrement bon nombre de lieux pascaliens. Quand celui-ci parle de « tristesse », il la rattache à notre « état » et au « sentiment » de celui-ci �– par où nous retrouvons le dispositif de l�’ennui. La progénie du « second degré » de « tristesse » suit avec fidélité les « effets » de l�’acédie (ou ce que nous désignerons soit comme « acédie », soit comme « concept vulgaire d�’acédie », ou effets de l�’acédie pris pour le vice même) : l�’occultation ou refus de / dans la « tristesse » (« réfléchie ») d�’affronter la « tristesse » (de l�’état présent, de la marque des défauts, etc.) est critiquée comme « négligence », « indiffé-rence », « nonchalance au salut », « légèreté » par rapport au « devoir indispensable de chercher » (§427). La discrimina-tion entre ces deux niveaux de « tristesse », « malheur » ou

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« ennui », discrimination que nous allons faire ressortir tout au long de nos analyses, nous aidera aussi à départager les deux « degrés » habituellement confondus sous le nom de l�’acédie : a) le contenu propre à celle-ci est l�’état d�’accable-ment, d�’atonie et inappétence spirituelle. Ce dégoût univer-sel, qui a pour objet la grâce communiquée dans la personne du Christ, peut ensuite se « préciser » ou se donner à voir par b) de diverses « conséquences » : envie de quitter la cellule (ou tout simplement « la chambre », selon le §136) et de se distraire, impatience, inaptitude au travail ou à la concentration (à la prière), paresse psychique et somatique, indécision, lâcheté (ou lassitude, ou les deux). Le fait que l�’une ne vas pas, en général, sans l�’autre, ne doit pas nous empêcher de les séparer ; l�’acédie (a) est cause de l�’acédie (b). Tout comme plus profondément la cause de l�’acédie (a) est le refus de collaborer à la grâce ou au Christ qui sollicite ; sa « raison », ou ce qui fait la rationalité de l�’enchaînement d�’une telle cause et d�’un tel effet, ne s�’y confond pourtant pas, et doit être recherchée dans la constitution même de l�’homme : ce qui en rend compte, c�’est le fait de l�’empreinte naturelle de la vocation à la grâce (ou désir de béatitude).

L�’ « insouciance » se focalise constamment sur « l�’état de [l�’] éternité » de l�’homme (§§427, 428), état que la mort ouvrira avec nécessité. La pensée de la mort, ou plus exactement de ce qui lui suivra, remède classique de l�’acédie, se révèle, chez Pascal aussi, la seule dont la pratique pourrait secouer l�’apathie flasque des « malheureux et déraison-nables » (§160) ; l�’insouciance référant à la vérité s�’applique également à la mort et à la « vraie religion ». La violence dont Pascal se dresse contre ces « quiets » �– très actifs d�’ailleurs, ou « occupés » �– gagne d�’autant plus d�’ampleur que l�’absence de « l�’inquiétude » pour la vérité va contre « la nature » même (§§428, 163). Celle-ci recèle « assez d�’évidence » de la présence de Dieu pour donner lieu à « l�’inquiétude » pour lui et « condamner » (§835) ainsi ceux qui s�’y refusent �– et se contentent de leur « ignorance », autre nom de l�’« indiffé-

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rence ». En plus, le refus d�’aborder la pensée de la mort �– échec, par là, de l�’homme dans sa finalité (§§620, 756) et même dans son « être » (« fait » par la raison, §491, ou qui lui advient en tant que « membre pensant », §372) équivaut à l�’échec plus ou moins sensible de tout « penser » �– qui, en commençant par (le) « soi », doit y compter et « son auteur et sa fin » (« l�’état de son éternité ») (§620).

Cette immobilité de l�’esprit (le contraire de l�’ « agilité » de parcourir l�’ « entre-deux » tendant les « extrémités », mouvement qui, selon le §681, définit la vertu) « marque une force toute-puissante qui la cause » (§427), à savoir la concupiscence naturalisée. L�’asservissement à celle-ci de la volonté ou puissance de mouvement porte « naturellement » (involontairement, par défaut de domination des passions, cf. §§119, 603, 628) « l�’homme », selon le principe de la « délectation », à rejeter tout ce qui pourrait gêner son plaisir ; or l�’amour « tyrannique » ou excessif de soi-même étant le commencement et la source de ce plaisir, tout « sentiment » de l�’état non-aimable de soi-même sera indésirable et répugnant. Le fonctionnement infra-lapsaire « oblige » donc, dans la mesure où la concupiscence « oblige » la « liberté » ou « l�’homme » à la délectation mauvaise, à l` « indifférence » et à l�’ « occupation », avec tout leur appareil. Par contre, tout geste qui va à l�’encontre de cet engrenage marquera nécessairement des élans de notre première nature �– qu�’ils nous parviennent comme des « cris » de l�’avidité et impuissance au bonheur (cf. §148) ou comme des inspirations de la grâce qui a déjà formé un « sujet »5 (OC 296b). Ainsi, lorsque l�’ « occupation » s�’absente, donner cours à l�’ennui �– c�’est-à-dire s�’attrister et se dégoûter de soi-même, se recevoir comme non-aimable �– prouvera l�’incitation d�’un tel élan.

Lors de son institution, l�’acédie n�’assume l�’hypostase d�’un vice particulier que par excès d�’occurrence et

5 cf. Entretien�…, OC 296b.

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d�’évidence. Elle indique, plus essentiellement, toute défaite plus ou moins significative dans le combat perpétuel entre vertu naissante et vice restant ; l�’acédie accompagne, comme son envers nécessaire, tout engagement spirituel. Si « les justes », même dans le « sublime état », que la grâce leur impartit, de « participation de la divinité même », « portent encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute leur vie sujets à l�’erreur, à la misère, à la mort, au péché » (§208), et que « nous éprouv[i]ons à toute heure les effets de notre déplorable condition » (ibid.), on sera toujours disposé, et même sujet aux « abattements du c�œur » (§629) « dans la vue de [la] faiblesse présente » (§208, aussi §702). Si la cause de l�’ennui est présente, quoiqu�’elle diminue en permanence et qu�’elle soit rendue de plus en plus inefficace, et que la « vue des péchés » s�’impose pour bénéficier de l�’efficacité de leur « guérison » (§§ 449, 919), l�’« abattement » que ne saurait ne pas engendrer la vue des ravages du figmentum malum (§211) sera toujours l�’épreuve de ceux auxquels Dieu « se fait désirer » (EG passim). Et même les « plus impies » « sont capables de la grâce de leur rédempteur » (§208), en raison de « cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché » (ibid.), par où apparaît que l�’ennui est accessible à tout le monde, de même que l�’acédie, de même que la grâce du Christ (§221). Les « remèdes » enseignés traditionnellement au péché ou à la tentation de l�’acédie (persévérance, « fortitude » ou courage, endurance, prière) sont en fait les caractéristiques génériques de l�’attitude ferme dans le combat de tout vice ; ils décrivent la modalité ou la forme générale du « combat », forme que n�’importe quel contenu d�’un péché particulier peut venir habiter. Ce sont les « remèdes » (§§216, 214) que Pascal assigne clairement aux « impuissances » et « concupiscence » qui demeurent encore (§§214, 216, 418).

La reprise de l�’analyse scolastique du péché de l�’accidia (nous allons nous appuyer principalement sur la description qu�’en donne St. Thomas) fera apparaître en toute rigueur

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d�’une part le propre du vice (aversion non pas pour tout bien indéterminé, mais précisément pour le bien proprement ou immédiatement divin �– la joie spirituelle de la charité), d�’autre part la portée universelle qu�’il assume (comme la charité est sous-jacente à toute vertu, l�’aversion pour chaque bien particulier, aversion résultant dans les vices individuels �– renferme l�’aversion pour le bien divin ; tout péché comportera donc sa dose d�’acédie).

Même situation chez Pascal, où nous avons mis en évidence une structure récurrente de la « gradation », visant des niveaux différents, de l�’ennui (tristesse, malheur, aver-sion etc.) : a) l�’ennui ou tristesse qui surgissent « naturel-lement » et ne pourraient pas ne pas surgir, par enracinement naturel. L�’ennui se trouve donc �– expression de la naturalité du péché, du fonds indéterminé de concupiscence �–, au fondement de tout péché individuel, comme sentiment naturel du péché ; b) l�’ennui proprement dit, l�’admission hautement réfléchie, libre, de l�’ennui (a) ; c�’est celui-ci qu�’on appelle de droit «ennui », caractérisé d�’insupportable, acca-blant et répugnant : la vue par chacun de la forme que l�’infirmité de la nature prend en lui, ou de son péché qui pousse des racines génériques, et en tant que telles excédantes. L�’ennui fait jour sur la vastitude de la « capacité du péché » (cf. §208) qui demeure « durant toute la vie » (ibid.) disponible en chacun (cf. aussi §§ 351�–354, 358), en tant que opposée à et en même temps doublée par la « capacité de la grâce ». La manière spéciale dont l�’on se « considère » (ou l�’on se prend en charge) soi-même dans l�’ennui, c�’est en tant que « moi » humain invinciblement faillible et incapable de rien d�’autre �– pour ne pas parler de la grâce, dont l�’obtention paraît, dans l�’ennui avec le plus d�’évidence, non seulement impossible, mais impensable. Le fait de donner cours personnellement à l�’ennui, de s�’approprier la faillibilité naturelle et agissante, équivaut à l�’acquiescement volontaire à l�’interruption du commerce avec la grâce �– avec Dieu qui, « souverain bien », pourrait seul nous rendre heureux, car

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seul conforme à la finalité inscrite dans l�’homme (le désir d�’être heureux6 ).

Nous arriverons finalement à mettre en relief un dernier indice de la parenté et du spécifique des deux affections étudiées. Le traitement dont jouit l�’acédie est majoritairement celui d�’un vice �– du vice �– par excellence monastique ; quelle relevance aura cela pour notre démarche compréhensive ?

Le sens originaire ou fondateur du monachisme, sens dont l�’ancienne tradition s`est toujours réclamée et qu`elle a mis en évidence pour clarifier son « statut » (ou par rapport auquel toutes les autres exigences se formulent), n�’est ni de vivre selon des prescriptions plus strictes que la norme, ni de remplir des v�œux spéciaux, ni d�’adopter un rythme rituel de la vie, mais de « vivre seul », « être seul » (monazô), ou encore plus précisément de « devenir seul / simple / un / unique (monos, monachos) ». L�’acédie s�’accentue au point de gagner une place à part dans un contexte où il s�’agissait le plus sérieusement de la solitude, non pas à cause d�’un « contenu » spécifique accessible aux quelques gens qui s�’en montreraient dignes et qui se manifesterait à partir d�’un certain degré obligatoire d�’isolement, mais comme ce qui visait le plus directement le sens même de la vie anachorétique. C�’est pour cela qu�’il faut disqualifier dès le début tout préjugé qui en ferait un trouble technique des « spirituels » (sans déboucher par là sur une tentative, d�’ailleurs fructifiée en Occident à partir du VIIIe siècle �– par l�’intermédiaire des listes de confession dressées indifféremment pour moines et laïcs �– de retrouver chez les laïcs des équivalents plus légers et en même temps définitivement étrangers à toute relation à l�’acédie). L�’acédie traduit, dans le contexte chrétien où elle assume pour la première fois l�’amplitude et l�’appareil d�’un péché, les affres de l�’isolement aussi bien que de l�’esseule-ment chez tout humain, individu �– unique donc �– d�’une espèce commune, individu dont l�’unicité est telle qu�’elle 6 Voir par exemple le § 134 : « Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu�’heureux, et ne peut ne vouloir pas l�’être ».

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demande à être appropriée, et chez qui cette appropriation, unification ou individualisation, prend le caractère d�’une coopération avec ce qui est responsable du fait de son unicité, son créateur. Bref, la vocation de chacun étant d�’ « être seul » ou d�’assumer son unicité, et que le péché aille contre cette vocation (contre la volonté du créateur), des difficultés y interviendront �– difficultés accessibles à tous. L�’exigence fondatrice du monachisme, celle de l�’unification ou de l�’accomplissement exemplaire du processus d�’individuation, porte à la confrontation permanente avec ces difficultés et en même temps à en constituer l�’épreuve dans un vécu à part. On commence à voir, ainsi, que l�’assignation d�’un « conte-nu » spécifique à l�’acédie est symétrique de la formulation d�’une exigence spécifique du monachisme ; si cette exigence ne vient, néanmoins, que rendre plus impérative une exigence naturelle à l�’homme, le contenu « enveloppé » (§65) sous le nom d�’acédie ne vient qu�’exposer avec évidence renforcée le spécifique de l�’échec par rapport à cette vocation.

Chez Pascal, comme nous le verrons, une même importance sera accordée à l�’« être seul », condition obliga-toire pour l�’accomplissement du devoir le plus urgent à l�’homme, l�’« inquiétude » pour « l�’état de son éternité » (§427). L�’exigence de l�’isolement acquiert même le caractère impératif d�’un principe : « Il faut donc faire comme si on était seul » (§151). Le devoir indispensable de la pensée de la mort, se conjuguant au même devoir de « chercher » et à l�’évidence qu�’« on mourra seul » (ibid.), sont d�’ailleurs les tâches princi-pales auxquelles Pascal se proposera d�’éveiller son interlocu-teur. Imitant, par renversement perpétuel des arguments censés montrer la bassesse et la grandeur présentes dans l�’homme, le mouvement qui définit la vertu (de comprendre les extrémités, sans s�’y loger �– §§681, 682), agilité propre à la charité, Pascal essayera d�’habituer son interlocuteur au comportement de la foi, de lui faire faire « comme s�’ » il l�’avait (§418).

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Aussi le manque de remplir l�’un de ces devoirs entraînera-t-il l�’absence de tous les autres : le refus de l�’esseulement (par l�’ennui qu�’il engendre) donne toujours lieu au divertissement de « la pensée de la mort » (§138) qui suppose aussi une interrogation sur « ce qu�’ils sont, d�’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner » (§139) (n. s.). La concaténation des « effets » devient ainsi de plus en plus claire : occupation et détour-nement (divertissement) se greffent sur l�’inaptitude à l�’esseulement, qui oblige de « penser à soi-même » (§§136-139, 151, 396, 718) et ouvre par là à dégager l�’ennui recelé naturellement par chacun. L�’inaptitude à l�’esseulement double l�’inaptitude à l�’ennui, tout comme l�’acceptation du premier �– en tant que réponse à la demande essentielle d�’appropriation de soi-même par soi-même (individuation comme réponse à son unicité de fait) �– provoque, nécessairement et jusqu�’à une nouvelle intervention, le / au dégoût.

C�’est par la figure du corps de membres pensants (§§360, 362, 368, 370, 371, 372, 373, 374) que le processus d�’individuation va s�’illustrer dans les Pensées. Le caractère unique y sera déterminé comme individualité constitutive et fonctionnelle de chaque membre dans l�’ensemble du corps, et par-dessus tout comme particularité volitive de chacun : « volonté particulière » (§374), « volonté propre » (§362)7. Ensuite, ce n�’est que par rapport au propre ainsi identifié �– la place occupée dans le corps �– qu�’on verra « comment chaque membre devrait s�’aimer » (§368) : « enfin quand il vient à se connaître il est comme revenu chez soi et ne s�’aime plus que pour le corps » (§372) (n. s.). La preuve suprême (sinon l�’unique) d�’avoir trouvé sa place (« soi-même »), c�’est de savoir « régler l�’amour » �– aussi bien que la haine (§373)8 �– « qu�’on

7 §370 : « Il faut qu�’ils aient une volonté [sc. propre] et qu�’ils la conforment au corps » ; cf. §360, 373. 8 « Il faut (...) ne haïr que soi » (§373) (n. s.)..

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se doit à soi-même » (§368), et d�’éviter par là tous les ennuis qu�’un amour de soi-même déréglé engendrait.

Nous aurons à mettre en relief le rôle central de la volonté dans ce parcours du devenir unique (un membre du tout �– le corps), par rapport aux deux affections étudiées. Chez Pascal, la raison même pour laquelle les membres ont une volonté « libre » (§§360, 370, 373) de la « volonté première qui gouverne le corps entier » (§374) est leur vocation à un bonheur « pensant », réfléchi, spécifique à « nous » (§368). C�’est pour cela que la défaillance de l�’exercice de cette volonté (voir aussi §§947, 948) résulte dans un malheur �– ennui �– irrépressible au « sentiment ». De même, c�’est le rôle déterminant de la volonté qui a permis de considérer l�’acédie comme péché �– et encore contre le bien immédiatement divin (St. Thomas) que la joie de la charité �– et la distinguer ainsi de la siccité ou délaissement initié par Dieu à une intention pédagogique. L�’acédie se déclenche décidément « en pré-sence » du surnaturel, comme refus de donner cours à la sollicitation de celui-ci �– refus de participation, de consen-tement (§360) ; elle indique sans aucun doute et le plus fidèlement le penchant de la volonté libre à s�’opposer, en l�’homme, à la volonté créatrice. Or l�’unité avec Dieu étant par principe condition de l�’unité intérieure (sens central de la vie monastique), le défaut d�’y pourvoir (la séparation voulue de Dieu) sera synonyme nécessaire d�’une divergence interne et inaptitude d�’agir (selon la fin que St. Augustin attribuait en plus propre au monachos) en un, en seul9.

Cette étape finale du parcours comparatif qu�’a tenté le troisième chapitre nous permettra d�’accéder à un site où s�’impose le traitement de notre thème dans la perspective de ce qu�’on est convenu d�’appeler le « christocentrisme pasca-lien » ; en plus, ce n�’est que prise en charge par l�’anthro-pologie esquissée dans / par l�’affection essentielle de l�’ennui, que la « Médiation » �– modèle ultime et seul mobile de

9 Ennaratio in Ps. 132, 6, CCL 40, p. 1931.

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l�’Apologie �– entre Dieu et hommes qu�’accomplit le Christ dans sa personne (§449) révèlera sa portée véritable.

Si la « diversité » de « cet unique précepte » (§270) que forme, dans notre cas, le « désir d�’être heureux » est l�’une de celles qui, en pourvoyant à notre curiosité (ibid.), sont destinées à nous mener « toujours à notre unique néces-saire », la « raison » dernière de l�’ennui devra, selon le principe pascalien énoncé aux §§449, 733, 946, rejoindre la rationalité fondée et révélée dans la médiation accomplie par le Christ. Nombre des conclusions précédentes nous ont porté à analyser l�’ennui dans cette perspective : a) si c�’est la vue du propre malheur qui donne accès à l�’ennui, nous avons montré que cette « vue » (la volonté de voir) n�’advient que par et en vue de l�’union au Christ ; ce n�’est que parce que le Christ a voulu voir (§919) pour tous, que « l�’homme » peut s�’éveiller à l�’ennui ; b) la disponibilité à l�’esseulement, impraticable par l�’ennui que ce dernier engendre, devient praticable en tant qu�’imitation de l�’ « arrachement » de tout « attachement » accompli exemplairement par le Christ (§919) ; c) l�’invention d�’un « moi aimable » à la vue duquel on ne désire pas, par dégoût, se divertir, devient possible par la proximité du « moi » universellement aimable du Christ.

L�’ennui surgit « incontinent », ou naturellement, parce que 1) le malheur est dans la nature 2) la nature exige le retour sur soi (volontaire et intelligent, cf. §§360, 372) afin de donner lieu au bonheur « conscient » (car voulu ou libre) du bonheur, « naturel » par création, de l�’être : c�’est ce mouvement inné qui est appelé aussi « désir de béatitude ». L�’ennui traduit le fait que la « concupiscence » devenue naturelle (ou seconde nature) ne peut pas laisser « indifférent » le « membre pensant » �– créé tel afin de « sentir son bonheur » ou mieux « le bonheur de son être » ; que le « malheur » se puisse prédiquer de son « être », cela rend « créaturalement » malheureux celui dont le trait particularisant consiste, le plus fondamentalement, en rien d�’autre que d�’être heureux par le sentir « réfléchi » du

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bonheur que l�’être enferme par création. L�’ennui est ressenti par la nature, quoique non pas dans celle-ci, dans la mesure où la béatitude réside et dans l�’être même, et �– à un autre degré, plus « personnel » �– dans la prise en charge, ou « sentiment », conscience de cet être (via le bonheur qui le manifeste). L�’existence et la distinction ou hiérarchie de ces « degrés » de bonheur et d�’être (bien que ceux-ci restent « essentiellement » les mêmes), attestées originairement par le fait du désir de bonheur �– qui révèle comme désir la tension entre bonheur essentiel et bonheur de ressentir celui-ci �–, redouble d�’évidence lorsque, suite à la présence du « malheur » dans la nature (qui se dit aussi comme affaiblissement de l�’être, donc voilement, par celui de son bonheur, du « sol » de ce désir ou sentir), le mouvement réflexif dont la nature ne saurait se dispenser prend note de ce malheur. Celui-ci, greffé sur l�’être destiné à nourrir le bonheur raisonnable des « membres », panique ou perturbe le plus humain de l�’homme, le vouloir intelligent qui n�’est tel que pour se réjouir de l�’être. Si ce dont il est censé se réjouir « s�’obscurcit » ou se marque de néant, le « bonheur » même (conscient ou proprement humain) s�’en trouvera gravement atteint, et cet amoindrissement co-originaire à l�’amoindris-sement d�’être fait « l�’ennui ».

*

La cohérence de la pensée pascalienne de l�’ennui est

récupérable non seulement immédiatement, à partir de la « chose même », mais aussi médiatement �– par figuration. Nous nous contenterons de soutenir ce travail par des interventions ponctuelles, en guise d�’exergues introductifs à divers chapitres, de quelques fragments puisés dans les �œuvres scientifiques de Pascal (principalement le Traité du vide et le Traité de l�’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l�’air). Nous invoquons, pour assurer la légitimité de cet élargissement (qui englobe la perspective scientifique aux

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perspectives philosophique et théologique), deux principes, ou bien requêtes, formulés par Pascal lui-même : 1. La possibilité de figuration d�’un ordre par l�’ordre inférieur (§308) ; 2. La requête de comprendre « tous les sens » sous un sens global10. Si, en parlant des Écritures, Pascal affirme que « tout ce qui ne va point à la charité »11 prête à des « figures » de celle-ci, nous donnant ainsi un exemple de l�’existence de et de la possibilité de retrouver un « sens unique » ou « global » chez un auteur ou bien dans le tout d�’une �œuvre (cette fois-ci, la Bible), nous aurons là encore une évidence qu�’il est légitime, nécessaire et qu�’il convient de montrer qu�’un tel sens unique ou tout compréhensif peut aussi être relevé, dans une certaine mesure analogiquement, aussi dans les autres domaines où Pascal a déployé des recherches ; 3. La puissance clarifiante que de tels passages, en raison de la diversification, selon le type du savoir visé, des lieux référés, peuvent visiblement acquérir une fois posés en figures du discours apologétique.

10 « Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s�’accordent ou il n�’a point de sens du tout. (�…) Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrariétés » (§257). 11 « [�…] ; tout ce qui ne va point à la charité est figure. (�…) Tout ce qui ne va point à l�’unique bien en est la figure. Car puisqu�’il n�’y a qu�’un but tout ce qui n�’y va point en mots propres est figuré » (§270).

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I. « ENNUI ET QUALITÉS ESSENTIELLES À L�’HOMME »

I.1. LA QUATRIÈME LIASSE

Si nous considérons les fragments réunis dans la liasse IV (« Ennui et qualités essentielles à l�’homme »1) dans l�’ordre de l�’enfilage, le premier (et le seul d�’ailleurs qui fait de manière explicite mention de l�’ennui) s�’ouvre par l�’ouverture même de l�’ennui : « L�’ennui qu�’on a de quitter les occupa-tions où l�’on s�’est attaché » (§79). Une corrélation est d�’emblée établie entre ennui, occupation et attachement. La 1 Des approches interprétatives de l�’ennui pascalien, visant surtout à établir sa place dans l�’ensemble de l�’Apologie, dans les travaux de J. Mesnard, Les « Pensées » de Pascal, Paris, SEDES, 1976 ; rééd. revue, 1993 ; pp. 188-200 (en particulier 199-200), 221-222 ; P. Ernst, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, 99-103 ; V. Carraud, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, voit dans la figure de l�’ennui, en tant que fondement de la critique de la continuité, un appui dans la critique de la substantialité de l�’ego (pp. 290-297) ; mais surtout pp. 327-245, où c�’est autour de l�’affection fondamentale de l�’ennui qu�’une « seconde anthropologie » se construit, succédant à une « première anthropologie » de l�’opposition grandeur / misère, le passage entre les deux étant réalisé par la reprise et la destitution de l�’égologie de la Meditatio II et du « décentrement » du je en moi (p. 328). La discussion de l�’ennui pascalien dans la mise au jour d�’une « tonalité encore plus fondamentale » que celle de l�’ « angoisse » heideggerienne, ennui qui laisse paraître, par désintérêt, une région irréductible à l�’être, chez J.-L. Marion, Réduction et donation, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, pp. 284-285. R. Kuhn, « Le roi dépossédé : Pascal et l�’ennui », The French Review XLII, n° 5, 1969, p. 657-664 met l�’accent surtout sur la corrélation ennui �– double condition de l�’homme, perspective reprise aussi dans son The Demon of Noontide. Ennui in Western Literature, Princeton University Press, 1976, pp. 107-113, 117-127 ; J. Paumen, Trois rédemptions du moi. Pascal. Nietzsche. Proust, éd. Ousia, 1999, surtout pp. 69-79 où l�’ennui est considéré comme lieu de passage entre le thème de l�’inconstance et celui du divertissement.

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suite du fragment apporte, outre une illustration « ména-gère »2, le détail supplémentaire de « l�’ordinaire » de cette affection, ou de cet enchaînement d�’événements ; et cet ordinaire, par sa récurrence, frise même une naturalisation : « Rien n�’est plus ordinaire que cela ». Que nous enseigne donc cette occurrence inaugurale ?

1. S�’appelle ennui l�’épreuve du détachement de ce à quoi on s�’était auparavant attaché par occupation �– ou de ce dont on s�’était occupé par attachement. Selon la considé-ration de la phrase relative déterminant les « oppositions » comme restrictive ou non restrictive, on pourrait même éten-dre à toute « occupation », en attente de confirmation ulté-rieure, le soupçon d�’ « attachement » �– d�’en provenir ou de s�’y réduire.

2. L�’ennui a, ensuite, relation au plaisir : les occu-pations où l�’on s�’attache deviennent agréables (« vit avec plaisir », « joue avec plaisir »), on y trouve du plaisir. C�’est plus précisément quant à cet « aspect » qu�’intervient « l�’ennui » : « le voilà misérable s�’il retourne à sa première occupation » (n. s). L�’ennui ne concerne pas le « déta-chement » comme tel, mais la « misère » dont celui-ci s�’accompagne, de même que ni l�’ « occupation » n�’intéresse que par le « plaisir » qu�’on en tire. Remarquons, à ce propos, que s�’il s�’agit également de « quitter » lorsqu�’on passe de la première occupation attractive à la seconde, ce détachement n�’est point lié à un ennui ; la raison en est qu�’il ne s�’agit plus, ici, d�’une diminution du plaisir, mais de la transition à un plaisir plus grand.

Cela prouve encore une fois que la séparation d�’un attachement agréable n�’est pas en elle même ennuyeuse, si on « quitte » pour un plaisir plus grand. L�’ennui est donc non pas une grandeur d�’état, mais de relation. Il apparaît lors de

2 « Un homme vit avec plaisir en son ménage ; qu�’il voie une femme qui lui plaise, qu�’il joue 5 ou 6 jours avec plaisir, le voilà misérable s�’il retourne à sa première occupation » (ibid.).

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la cessation d�’attachement3 : cessation tout simplement ou vacation d�’attachement par diminution de tension, de lien. Il reste une disponibilité à s�’attacher non-fructifiée, que l�’ennui sanctionne instamment, par déplaisir. Ce qui nous indique que ce n�’était pas non plus l�’occupation qui « créait » l�’attachement d�’elle-même, quoiqu�’elle eût sa part pour le susciter, mais elle vient remplir une at-tente, une dis-position, l�’éclairage d�’une ouverture.

Le deuxième fragment dans l�’ordre de l�’enfilage se recommande de lui-même comme une « Description de l�’homme. | Dépendance, désir d�’indépendance, besoins » (§79). Qu�’est-ce que cela nous donne, à une première vue, à comprendre ? La dépendance s�’affirme plus clairement, dans les Pensées, du membre pensant par rapport au corps ; ainsi, au §373, « le membre qui « avait toujours ignoré qu�’il appartînt au corps et qu�’il y eût un corps dont il dépendît, 3 C�’est pour cela qu�’ « il est injuste » de prétendre aimer sous le mode de l�’attachement : « il est injuste qu�’on s�’attache à moi quoiqu�’on le fasse avec plaisir et volontairement�… Et si j�’attire les gens à s�’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu�’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m�’en revînt ; et de même qu�’ils ne doivent pas s�’attacher à moi, car il faut qu�’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher » (§396). Même remarque dans la Vie écrite par Gilberte Périer : « Voilà comment il concevait la tendresse et c�’est ce qu�’elle faisait en lui sans attachement et amusement, parce que la charité ne pouvant avoir d�’autre fin que Dieu elle ne pouvait s�’attacher qu�’à lui » (OC 29a), « c�’est pourquoi sa tendresse n�’allait point jusqu�’à l�’attachement et elle était aussi exempte de tout amusement » (OC 28b). Et cela en raison de sa pratique « éclairée » de cette tendresse : « il ajoutait que la tendresse ne peut être parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu�’elle nous fait agir par les règles de la charité. C�’est pourquoi il ne mettait pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non plus qu�’entre la charité et l�’amitié » (OC 29a). Voir aussi OC 29a-b : « Mais non seulement il n�’avait pas d�’attache pour les autres, il ne voulait pas non plus que les autres en eussent pour lui », « il�…avait fait toujours comprendre comme une maxime fondamentale de sa piété, de ne souffrir qu�’on l�’aimât avec attachement et que c�’est une faute (�…) ». Et, comme nous l�’avons vu, c�’est l�’ennui qu�’on éprouve lors de la disparition du sujet de l�’attachement (et c�’est ici qu�’il nous faudra lire le §688) qui témoigne de la culpabilité qu�’il y avait.

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(�…) et qu�’il vînt à connaître qu�’il appartient à un corps duquel il dépend » et au §372 : « il croit être un tout et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi et veut se faire centre et corps lui-même ». La « dépendance » dont il est question au §78 pourrait donc être celle de la volonté divine et « universelle » (§360), âme qui « régit le corps » (§373), le fait de cette dépendance essentielle. De même, le « désir d�’indépendance » accom-pagne la « croyance » (cf. §372) que le membre commence à se former lorsqu�’il ne se voit plus de corps ou lorsqu�’il ne se reçoit plus en membre (§§360, 372, 373), et se traduit comme refus du « consentement » (§360) à la « volonté entière » (§374), de s�’en laisser « gouverner » (§373). Ce même « désir d�’indépendance » reçoit une formulation explicitement apos-tatique au §149, où il est en position de déclencher la chute : « Mais il n�’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours ». L�’émancipation du membre et sa tentative de s�’ériger en « tout », de se faire « corps » à soi-même, provient de l�’élan de « présomption », conformé-ment au schéma augustinien ; c�’est l�’orgueil4 qui refuse la « dépendance », comme pose d�’ailleurs une variante prélimi-naire du §149 : « l�’orgueil qui vous soustrait de {l�’obéissa -- la dépendance de l} Dieu ». La malignité de l�’ « indépendance » se réfléchit au niveau même du concours des différentes facultés : « les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison » (§149), « le manque d�’intelligence entre ces facultés hétérogènes » (§44), de même que « le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n�’a plus qu�’un être périssant et mourant » (§372).

Nous pourrons donc renverser la dichotomie dans sa première hypostase et poser que la « dépendance » s�’affirme quant à l�’assujettissement de l�’homme à la délectation mauvaise de la concupiscence, devenue « seconde nature », et 4 Le §352 les associe explicitement et fait jour sur l�’enchaînement lapsaire : « L�’orgueil persuade à la présomption ».

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l�’élan d�’indépendance synonyme de l�’« instinct impuissant du bonheur de leur première nature » (§149), qui fait souhaiter « la vérité et le bonheur » (§401). Le §622 vient ajouter de l�’évidence à cette seconde possibilité de lecture, énumérant la « dépendance » parmi les causes de l�’ennui : « Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. | Incontinent il sortira du fond de son âme, l�’ennui (�…) ». La « dépendance » est nom, alors, du « malheur naturel » logé dans l�’humanité par suite du péché, et signifie plus ponctuellement l�’impuissance du libre arbitre5 de se porter sans attirance au bien ou au mal, disposant du poids de la volonté comme désir de bonheur, mais au contraire la soumission de la liberté à la délectation dans le mal ou concupiscence. Si, en plus, c�’est l�’affaire de la concupiscence que d�’attacher6 (« la concupiscence qui vous attache à la terre », §149), nous voilà capables de relier les deux fragments (§§78 et 79) par cette raison : la « dépendance » régit la réciprocité de l�’attachement et de l�’occupation où l�’on s�’attache, fait de la concupiscence. La concupiscence donne la dépendance, ou plus précisément la disposition à l�’attachement, l�’exposition coupable ou attachante aux choses, autre nom de l�’ « amour de la créature » (EG2, 317b).

Quant aux « besoins », un indice possible nous est donné au §605, qui opère une jonction entre besoins et amour : « L�’homme est plein de besoins. Il n�’aime que ceux

5 Cf. par exemple OC 331a-b, 329a. 6 Dans la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, l�’amour contraire à l�’amour de Dieu est dit attachant, et détachable par la grâce : 362b, 363a. Nous nous contentons de citer le fragment de 363b : « Que son bonheur est ferme et durable, puisque son attente ne sera point frustrée, parce que vous ne serez jamais détruit, et que ni la vie ni la mort ne la sépareront jamais de l�’objet de ses désirs ; et le même moment, qui entraînera les méchants avec leurs idoles dans une ruine commune, unira les justes avec vous dans une gloire commune ; et que, comme les uns périront avec les objets périssables auxquels ils se sont attachés, les autres subsisteront éternellement dans l�’objet éternel et subsistant par soi-même auquel ils se sont étroitement unis ».

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qui peuvent les remplir tous ». Le nom générique du besoin, ou le besoin qui comprend tous les autres, c�’est celui de l�’ « estime des autres » : « quelque possession qu�’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu�’il ait, il n�’est pas satisfait, s�’il n�’est dans l�’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l�’homme que, quelque avantage qu�’il ait sur la terre, s�’il n�’est placé avantageusement aussi dans la raison de l�’homme, il n�’est pas content. C�’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c�’est la qualité la plus ineffaçable du c�œur de l�’homme » (§470)7. Le §605 trace en conséquence le portrait de « l�’honnête homme »8 qui, pour ne pas s�’être identifié à quelqu�’un qui pourvoit à un besoin particulier9, pourrait « s�’accommoder à tous [l]es besoins généralement ». De sorte qu�’il fera un « moi aimable », auquel on pourra se dédier (cf. §597). Les « besoins » visent finalement l�’amour des autres, quoique celui-ci ne couvre que la pure haine : « chaque moi est l�’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres » (ibid.). Le besoin des autres se greffe sur la « tyrannie », propre au moi, consistant « au désir de domination, universel et hors de son ordre » (§58).

La « chasse » (§136) aux choses sera donc, semble-t-il, subordonnée à ce désir, le plus astreignant, de la gloire ou de l�’estime des autres, désir qui fera exercer une « tyrannie » au « moi », au point que son attachement aux choses prendra cette unique finalité. L�’ennui semble gêner finalement par la

7 Voir §§978, 411 : « Grandeur de l�’homme. Nous avons une si grande idée de l�’âme de l�’homme que nous ne pouvons souffrir d�’en être méprisés et de n�’être pas dans l�’estime d�’une âme. Et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime ». 8 Pour l�’idéal de « l�’honnête homme » à l�’époque de Pascal, tel qu�’il apparaît chez Méré (Lettres, t. II, p. 661) ou Mitton (Pensées sur l�’honnêteté, dans M. de Saint-Evremond, �Œuvres mêlées, Paris, 1680, C. Barbin, 6e partie) et la critique de ce modèle par Pascal, voir J. Mesnard, Les « Pensées » de Pascal, op. cit., pp. 111-126. 9 §605.

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blessure apportée au besoin essentiel10 des « autres », de leur « estime » en définitive haineuse (cf. §210).

Aussi le fragment suivant (§77) de la liasse concernant l�’ennui traitera-t-il de « l�’orgueil » et de la « vanité » : « Orgueil. | Curiosité n�’est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler, autrement on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d�’en jamais communiquer ». C�’est la vanité qui gère la diversité des préoccupations, le zèle même de la science. On désire en parler �– et le parler sert d�’habitude pour exercer la « tyrannie » : atteindre à l�’autre pour s�’approprier son « estime », pour « gagner une place » dans sa raison. Une évidence renforcée du fait que le premier ou dernier moteur de la concupiscence, attachement et occupation, via vanité, c�’est toujours la recherche des autres : on n�’a aucune envie de (sa)voir pour soi-même, ou du (sa)voir comme tel, mais toujours en vue de se faire estimer par les autres. Le « parler » est toujours un parler à, communication �– afin de se rendre aimable, à soi-même par l�’intermédiaire des autres �– d�’un « être imaginaire » (§806) qu�’on forge plus ou moins en commun11.

L�’empressement de « parler », de « faire savoir » n�’importe quel bien qu�’on aurait acquis, cela atteste que chacune de nos préoccupations, surtout zélées, est mortellement atteinte, dans son fond le plus intime, de vanité. Conclusion qui résume la totalité de la liasse �– et c�’est cette possibilité d�’une conclusion récapitulative qui éclaire davantage l�’unité de la liasse. Pascal nous fait remonter, avec chaque fragment, des effets aux causes et aux raisons des effets et des causes : de la facticité du déplaisir

10 Cf. le titre de la liasse IV �– « Ennui et qualités essentielles à l�’homme » et le §605 cité supra. 11 cf. §806 : « Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et de notre propre être. Nous voulons vivre dans l�’idée des autres d�’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable ».

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de se séparer des « attachements », à une « description12 de l�’homme » qui le rend passible d�’une telle facticité, et enfin au liant occulte qui destine à un tel dispositif et fait signe, sans encore l�’exposer, de la « raison supérieure » qui recèle le « n�œud de notre condition » (§131) forcément double : que la grandeur, de même que la bassesse de l�’homme, se soient retrouvées dans cette recherche tyrannique des autres (§§411, 470).

Nous voilà maintenant en position de tracer les premières directions de notre recherche �– elles vont gagner naturellement de l�’ampleur et de la diversité avec l�’analyse des autres voies d�’accès à l�’ennui que le texte pascalien nous donnera à parcourir �– : a) circonscrire de plus près les qualifications d�’« attachement » et d�’« occupation » emplo-yées dans la désignation de l�’ennui. Nous serons ainsi capable de fixer l�’instance de la « séparation », du « délais-sement » qui engendre l�’ennui ; b) établir les degrés d�’effica-cité de la concupiscence pour fixer la distinction, dans leur coopération, de la « dépendance » et de l�’élan d�’ « indé-pendance » et par là d�’une hiérarchie de l�’implication dans l�’occupation et l�’attachement ; c) déterminer la rationalité propre à la « vanité » �– renfermant et de la « grandeur » et de la « misère » �– qui destine toute « occupation » à l�’ennui.

I.2. OCCUPATION PAR DIVERTISSEMENT

Un lieu favorisé par les commentateurs dans l�’approche compréhensive de l�’ennui pascalien, c�’est l�’instance du divertissement13. L�’économie textuelle en est cette fois-ci

12 Le §24 reprendra la même tâche, dans une manière toute aussi succincte, sous le nom de « condition » : « Condition de l�’homme. | Inconstance. Ennui. Inquiétude ». 13 V. Carraud, Pascal et la philosophie, op. cit., pp. 330-338, compte le divertissement parmi les stratégies d�’auto-dissimulation qui attestent que le moi est « fondamentalement séducteur », la cause conjuguée du divertissement étant l�’amour et la haine de soi-même (pp. 334-335). Le divertissement dans sa corrélation avec l�’ennui et les autres hypostases de

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visiblement plus généreuse : la liasse VIII �– « Divertis-sement » réunit huit fragments dont trois de proportions considérables (§§136, 137, 139), auxquels s�’ajoutent d�’autres fragments classés ailleurs (§10 �– dans la liasse I �– « Ordre », §36 dans II �– « Vanité », §101 dans V �– « Raisons des effets ») ou non-classés (§§408, 414, 415, 478, 622).

Le §136, point de référence central et appui unique dans les Pensées, par son ampleur et ses articulations, pour toute tentative d�’analyse de l�’ennui, sera en permanence fréquenté aussi bien pour y déceler de nouvelles orientations pour notre questionnement qu�’afin d�’en vérifier les résultats successifs. Ce qui nous intéresse en ce point, c�’est la relation que ce fragment pose entre divertissement et occupation : le premier « consiste » dans le second, deux aspects du même acte d�’accomplissement de « l�’unique bien des hommes » : « L�’unique bien des hommes consiste donc à être divertis de penser à leur condition ou par une occupation qui les en détourne, ou par quelque passion agréable et nouvelle qui les occupe, ou par le jeu, la chasse, quelque spectacle attachant, et enfin par ce qu�’on appelle divertissement ». Il faut bien noter, avant de passer à tout développement ultérieur, que ce dernier « divertissement » (substantif, résultatif) n�’indique qu�’une modalité parmi d�’autres du « divertissement » proprement dit (qui donne le nom à la liasse VIII et que Pascal s�’applique à décrire), qui signifie l�’acte de se divertir, se détourner, et doit s�’entendre de manière verbale, éventive.

a) ce dont on se divertit, c�’est une « pensée » : on déteste de « penser à [sa] condition » �– que le §24 (« Condition de l�’homme ») explicite comme « Inconstance, ennui, inquiétude ».

la « misère », chez J. Mesnard, Les « Pensées » de Pascal, op. cit., pp. 196-199, 220-227. P. Ernst, Approches pascaliennes, op. cit., pp. 151-158 insiste sur la relevance du divertissement pour le caractère foncier de l�’instinct du bonheur. L. Kolakowski, God owes us nothing, 1995, trad. franç. Dieu ne nous doit rien. Brève remarque sur la religion de Pascal et l�’esprit du jansénisme, Albin Michel, 1997, s�’arrête surtout sur le caractère illusoire de l�’évasion du présent qu�’opère le divertissement, pp. 177-179.

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b) ce divertissement se fait par occupation (y compris passion qui « occupe », jeu, chasse, spectacle, divertiss-ements14) ; l�’occuper achève, instrumental presque, l�’élan d�’aversion à la vue de la « condition ». Le statut de l�’occupation comme corps du divertissement est clairement posé au §478 : « Sans examiner toutes les occupations particu-lières, il suffit de les comprendre sous le divertissement ». La même équivalence est retrouvée, cette fois-ci de manière négative, par la « réduction » des deux à l�’ennui : si le diver-tissement est « ôté », les hommes vont « se sécher d�’ennui » (§36), de même que si on « quitte[r] les occupations où l�’on s�’est attaché » on se trouve dans l�’ennui (§79).

c) si l�’occupation vient subvenir, par le divertissement, à « l�’unique bien des hommes »15, ce dont elle les détourne faisait leur unique mal : leur « condition ». La cause du divertissement réside dans le sujet de malheur : la « condition » (double, insiste Pascal) de « l�’homme ».

d) il y a intervalle de disponibilité à la pensée de la « condi-tion », intervalle fructifié par l�’occupation dans l�’acte de se diver-tir ; ainsi, l�’occupation par laquelle on se divertit est la réponse à une recherche : « ils ne recherchent en cela qu�’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi » (ibid.). Nous pouvons, à ce point, identifier l�’instance responsable de cette recherche comme « ce que le divertissement détourne ». La causalité mise au jour par ce fragment nous permet de poser que ce qui dans « l�’homme » est disponible au détournement, c�’est ce que la « pensée de sa condition » sollicite ; pour être tant soit peu efficace, le divertissement doit affecter le même endroit que la pensée de / à soi-même.

Mais s�’il s�’agit de remonter des effets les plus périphériques aux causes qu�’ils dissimulent et dévoiler par là la rationalité �– accessible uniquement au troisième ordre �– 14 Cf. aussi §714. 15 Voir §890 : « Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien et ils n�’ont ni titre pour le posséder justement, ni force pour le posséder sûre-ment. De même la science, les plaisirs : nous n�’avons ni le vrai ni le bien ».

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des premiers16, nous n�’allons pas commencer par aborder l�’origine du divertissement (ce dont on se divertit : la pensée à soi) ni sa « raison » (le « malheur » inscrit naturellement dans notre « condition »), mais la *versio que fructifie l�’occupation, le « contenu » proprement dit du « divertissement ».

2.1. divertissement / occupation comme disponibilité à se divertir / occuper

Ce qui « remplit » ou occupe l�’homme lorsqu�’il se divertit, ce n�’est pas la « prise », mais la « chasse » (§136 : « ce n�’est que la chasse et non pas la prise qu�’ils recherchent »). La chasse, c�’est proprement dit le « tracas », « l�’agitation » (ibid.)

16 Selon la « raison des effets » (liasse V), dire la raison d�’un effet revient à dévoiler la cause d�’un certain effet ; « Dire la raison des effets, c�’est montrer le raisonnable derrière, ou dans le déraisonnable » (V. Carraud, op. cit., p. 258). Sur la différence, la hiérarchie et la progression de et dans la compréhension �– une sorte de découverte graduelle d�’une réalité fondamentale cachée derrière l�’effet et en vue de laquelle celui-ci n�’est qu�’un repère, et non pas « l�’aboutissement de la quête » (p. 39) �– des faits (ce qui n�’est vu, observé et perçu que par une vue limitée aux sens corporels, au domaine du sensible, donc que par ceux appartenant au premier ordre, « les charnels », qui « n�’ont que les yeux », p. 38), des effets (des réalités spirituelles, des problèmes et des questions contenus dans ce qui se donne à voir, et qui sont vus et saisis par l�’esprit, donc par ceux appartenant au deuxième ordre, les gens qui jugent aussi par leur esprit, mais qui ne sont pas encore arrivés à voir et à se questionner aussi sur les causes et les raisons des effets qu�’ils observent), des causes des effets (ce qui provoque, amène, détermine et donc explique un phénomène) et des raisons des effets (raisons dont les causes n�’en sont qu�’un aspect, la raison d�’un effet n�’étant que « sa cause ultime, la cause de la cause », p. 44, causes et raisons des effets étant vues et découvertes, en même temps qu�’une réalité plus profonde, compré-hensive et complexe, par ceux qui connaissent et voient véritablement, les hommes appartenant au troisième ordre, ceux qui emploient leur esprit pour découvrir et dévoiler les couches profondes, bien enracinées et fondées, et bien essentielles, de la réalité et des phénomènes), voir l�’article de L. Thirouin, « Raison des effets, essai d�’explication d�’un concept pascalien », XVIIe siècle, XXXIV (1), 1982, Paris, pp. 31-50.

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en vue de quelque chose ; la prise, c�’est le « repos » ou la « satisfaction » qui mettent fin à la « chasse », le combat pour la « chose ». « Ce n�’est pas qu�’il y ait en effet du bonheur, ni qu�’on s�’imagine que la vraie béatitude soit d�’avoir l�’argent qu�’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu�’on court ; on n�’en voudrait pas s�’il était offert. Ce n�’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu�’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c�’est le tracas qui nous détourne d�’y penser et nous divertit. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise » (ibid.). La chasse qui rend efficace le divertissement est ce qui nous empêche, ou ne nous laisse pas « penser à nous-mêmes », c�’est-à-dire, d�’abord et par la nature, à nous en tant que malheureux par « condition ».

Ce qui distingue le divertissement (l�’action de se détour-ner, le détournement de la pensée à soi) du « divertis-sement » (l�’objet que la chasse prétend suivre) auquel on a fait appel afin de pourvoir au premier, c�’est la « passion » ou la « chaleur » (ibid.) de « l�’amusement » : « Faites-le donc jouer pour rien, il ne s�’échauffera pas et s�’y ennuiera. Ce n�’est donc pas l�’amusement seul qu�’il recherche. Un amusement languissant et sans passion l�’ennuiera » (ibid.). Il y a, d�’une part, « amusement » ou « objet d�’amusement », le « lièvre », et, d�’autre part, mon amusement, l�’amusement que cet objet me donne ou me monnaye, l�’amusement qui m�’occupe. Certes, les « objets du dehors » (§143) dominent dans une certaine mesure les sens par des qualités attrayantes qui suscitent des passions sans que mon besoin de me divertir y fût nécessairement impliqué (ce qui traduit la naturalisation de la concupiscence �– §§616, 433). Suite à la chute, c�’est l�’« amour de la créature » (§149, EG 2) qui caractérise le comportement dans le monde, cupidité accompagnée par divertissement lorsqu�’on teint cet assujettissement �– « culpabilité » �– « dans lequel nous naissons » du refus personnel d�’y « penser » ou de le « voir » (§§136, 137, 139, etc.).

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On ne se divertit donc qu�’en vue d�’une « félicité » qui « implique », entraîne �– autrement elle est « languissante » (§136) et incapable de « soutenir » (§136) l�’homme ; autre-ment dit, si cette « félicité » n�’est pas atteinte suite à l�’élan du divertissement, elle perd vite toute attraction, avec l�’attache pour son bénéficiaire. Ni l�’« amusement », ni la « félicité » ne tiennent seuls : il faut que s�’y ajoute le transport, l�’entrain envers ou autour d�’eux pour qu�’ils s�’agglutinent en « occupa-tion » et détournent de la considération de soi-même. C�’est surtout dans ce « supplément » apporté par le « détour-nement » que l�’on trouve son « unique bien » : le peuple « a des opinions très saines » (§101) lorsqu�’il « choisi[t] le divertissement, et la chasse plutôt que la prise » (ibid.). Le divertissement qu�’on recherche par l�’exigence combinée des deux « instincts secrets » (§136) �– par l�’agitation au repos qui pousse à « en sortir » de nouveau et « mendier le tumulte » (ibid.) �– réside principalement dans la « passion » dont on encombre un « sujet » quelconque17. Le « contenu » du divertissement n�’est pas, en conclusion, ce vers quoi l�’on se tourne, mais bien ce par quoi l�’on se porte vers « le (l�’objet de) divertissement ».

2.2. ennui du continu

C�’est le transport vers la chose qui divertit ou occupe, et non pas la chose même ; on ne désire pas les choses, mais le désir des choses. Une évidence majeure en ce sens nous est apportée par les §§771 et 773. « Nous ne cherchons jamais les

17 « Il faut qu�’il s�’y échauffe, et qu�’il se pipe lui-même en s�’imaginant qu�’il serait heureux de gagner ce qu�’il ne voudrait pas qu�’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu�’il se forme un sujet de passion et qu�’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour cet objet qu�’il s�’est formé comme les enfants qui s�’effraient du visage qu�’ils ont barbouillé » (§136). « Ils ne recherchent en cela qu�’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi et (�…) c�’est pour cela qu�’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur » (ibid.).

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choses, mais la recherche des choses » (§773). Pourquoi « l�’éloquence continue ennuie » (§771) et « la continuité dégoûte en tout » (§771) ? Parce que, si on prend l�’exemple dont Pascal se sert, la « grandeur » des « princes et rois » qui « s�’ennuient�…sur leurs trônes » (ibid.) « a besoin d�’être quittée pour être sentie »18. Voilà une nouvelle instance de la séparation d�’une « occupation » (§79) qui risque de ne pas en rester une pour longtemps, mais de sombrer dans l�’indifférence et devenir sujet d�’ennui. Pour prévenir donc celui-ci, il faut trouver une autre attache à son « occupation », pour que celle-ci en reste une, pour qu�’elle « implique ». Il faut toujours quitter l�’occupation pour mieux s�’y adonner, pour la retrouver dans la même mesure où elle trouve son sujet. Ce par quoi une chose n�’ennuie donc pas, c�’est qu�’on la sent, qu�’elle est « sentie » ; ses propres attraits ne suffisent pas pour préserver mon attachement, mais celui-ci �– la disponi-bilité d�’être attiré, transporté vers et par « l�’objet du dehors » �– a besoin d�’être renouvelé. Il faut donc toujours reprendre la « recherche des choses » (§773), la « rechercher » afin de ne point tomber19 sur « les choses mêmes », qui ne font point sa recherche �– selon la conclusion du §773 citée supra �–, puisque ce n�’est pas des « choses » que l�’on s�’occupe, se satisfait ou se remplit (cf. §148), mais du divertissement qu�’elles procurent. « Sentir » une chose, c�’est donc être à sa « recherche » ; celle-là ne « dégoûtera » pas, pour autant que le désir d�’elle, organe appropriant, soit disponible et apte à s�’en nourrir.

18 Que les rois trouvent du plaisir non pas tant dans leur royauté, que dans l�’occupation que fournit la poursuite d�’une balle, ou autrement dit « qu�’un roi sans divertissement est un homme plein de misères » (§137), nous le lisons au §39 : « les hommes s�’occupent à suivre une balle et un lièvre : c�’est le plaisir même des rois » (n.s.). 19 « S�’il est sans divertissement et qu�’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu�’il est �– cette félicité languissante ne le soutiendra point �– il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables » (§136).

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Comme c�’est donc l�’homme qui, pour la plupart, s�’offre quelque chose par les choses, et que les choses lui offrent très peu d�’elles-mêmes, il lui est difficile de développer à l�’infini de nouvelles variations sur un même thème �– l�’offre étant quasiment la même. La raison de l�’ennui engendré par la fréquentation des mêmes choses demeure, en fait, dans la « nature insatiable » (§136) de la passion �– « cupidité » (ibid.), pareille en cela à la charité (§136, cf. 615) �– ou disponibilité d�’être diverti. Dans « la (prise de la) chose » on ne trouve qu�’une félicité languissante » qui ne suffit guère à contenter (occuper) ; le fini ajouté à l�’infini compte pour négligeable, et quelle que soit la quantité de « fini » que l�’on y mette, il sera toujours « néant » (« le fini s�’anéantit en présence de l�’infini et devient un pur néant », §418) par rapport à l�’infini à remplir (« ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable », §148), à « occuper ».

La manière dont on se rapporte aux « choses » est infailliblement, qu�’il s�’agisse du « jeu » ou de la « recherche de la vérité » (§773), celle de la faim d�’elles ; le §941 reprend et précise le §771, la même monotonie et dégoût de la continuité y sont dénoncés : « On ne s�’ennuie point de manger, et dormir, tous les jours, car la faim renaît et le sommeil, sans cela on s�’ennuierait. Ainsi sans la faim des choses spirituelles on s�’en ennuie ; faim de la justice, béatitude 8e. » Par une transposition caractéristique d�’un schéma de l�’ordre de la chair dans l�’ordre spirituel, possible par figuration (§308), la faim « charnelle » (et le « sommeil » aussi, comme repos dans l�’indifférence, comme nous allons le voir plus loin) peut servir à figurer la manière de se rapporter aux « choses » en général, la « recherche ». La faim manque d�’ennuyer dans l�’assouvissement que l�’on en engage chaque jour, parce que ce n�’est pas la faim qu�’on a l�’occasion d�’assouvir itérativement, mais parce que c�’est la faim de la faim qui s�’y régale. Par conséquent, le fait que l�’on pourrait s�’ennuyer de manger ou de dormir indique que la manière dont on entreprenait ces actions était celle

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du divertissement, de l�’occupation. car c�’est bien faute de divertissement, et non pas directement de « choses », qu�’on s�’ennuie. Lorsqu�’on mange ou dort, on le fait infiniment (§418) moins pour le plaisir « des choses » que pour le plaisir de s�’occuper. Si nous suivons l�’exemple de Pascal, on ne mange pas avec satisfaction parce qu�’on aurait in-nocemment faim, mais parce qu�’on a l�’occasion de s�’occuper, ce qui �– « unique bien des hommes », §136 �– est toujours sujet de contentement, de satisfaction. La « renais-sance » de la faim ou du sommeil ne préserve pas de l�’ennui en tant que renaissance d�’un besoin naturel, mais en tant que renaissance d�’une occasion d�’occupation, de divertis-sement.

C�’est en cela, d�’ailleurs, que l�’« attrait » pour les choses est coupable ou concupiscent, et c�’est pour cela également que « ce qu�’on appelle nature aux animaux nous l�’appelons misère en l�’homme » : les animaux, s�’ils souffrent de la faim, ne sauraient point souffrir de l�’ennui lorsque l�’appétit manque car ils ne cherchent pas le repas comme divertissement, mais comme besoin naturel. Tandis que, chez l�’homme, le naturel est toujours converti, par concupiscence omniprésente de la volonté, en quelque chose de coupable, en péché.

Reprenons. Les « choses » comme telles ennuient si manque la faim d�’elles qui fasse les regarder d�’un autre �œil et puisse en rendre content. Conséquence, sans aucun doute, de l�’emprise que la délectation a gagnée, après la chute, sur la volonté (ou plutôt sur le « libre arbitre », nous aurons l�’occasion de l�’examiner plus loin), et qui fait que quod amplius delectat, secundum id operemur necesse est, sentence de saint Augustin que Pascal s�’attarde à expliquer dans les Ecrits sur la grâce20. Ainsi, ce n�’est pas la disparition de la chose qui rend malheureux, mais la disparition de l�’occasion qu�’elle offrait de se contenter en s�’occupant d�’elle.

20 Par exemple OC 332a.

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I.3. BONHEUR DU DIVERTISSEMENT

1. Que tous les corps21 ont répugnance à se séparer l�’un de l�’autre et admettre ce vide apparent dans leur intervalle ; c�’est-à-dire que la nature abhorre ce vide apparent.

2. Que cette horreur ou cette répugnance qu�’ont tous les corps n�’est pas plus grande pour admettre un grand vide apparent qu�’un petit, c�’est-à-dire à s�’éloigner d�’un grand intervalle que d�’un petit.

3. Que les corps qui bornent ce vide apparent ont inclination à le remplir.

4. Que cette inclination n�’est pas plus forte pour remplir un grand vide apparent qu�’un petit.

(Traité du vide, OC 197b-198a) Suite à cette brève interrogation sur le statut de

l�’occupation par relation au divertissement, plusieurs questions s�’y voient rattacher : si l�’homme ne se divertit qu�’en s�’y disposant, si la « chasse » même aux choses ne répond qu�’au déploiement d�’une disponibilité pour la « recherche » de cette chasse (cf. §136), comment situer ce que l�’occupation est censée remplir ? Quel espace s�’offre à l�’occupation, et d�’où s�’offre-t-il ? Afin de l�’établir, il nous faudra réduire l�’occupation ou la chasse (ce qui nous amène en position certifiée d�’ennui) et voir ce que le « sans divertissement » étale. Nous serons ainsi en position d�’établir les sources ou / et causes de ce qui porte à s�’occuper ; nous pouvons déjà en entrevoir la cause unique mais dédoublée : le désir d�’être heureux (et son fonctionnement infra-lapsaire dévié). Le même chemin du questionnement sera parcouru dans la poursuite de ce que Pascal nous donne comme point constant de référence du divertissement : le « penser à soi », « voir soi-même », « se considérer ». Cela nous offrira probablement le 21 Dans l�’analogie selon laquelle nous choisissons de lire ici ces fragments, il y aurait à homologuer les corps en question à ce que nous avons jusqu�’ici visé et explicité comme les deux pôles de l�’attachement attractif.

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liant (accès à la cause d�’un effet) entre le moteur de l�’instinct du bonheur et la fuite accoutumée de l�’homme de soi-même.

3.1. divertissement et quête du souverain bien

Qu�’est-ce qui s�’occupe dans l�’homme ? Qu�’y a-t-il à remplir, contenter, satisfaire, assouvir ?

Le §139, après avoir suivi selon un enchaînement assez visible le parcours du divertissement �– source et fonction propre �–, débouche sur une conclusion qui surprend la logique du texte. Les hommes se sont habitués et s�’habituent en permanence à employer chaque instant à « se divertir, et jouer et s�’occuper toujours tout entiers », et Pascal s�’exclame en guise de conclusion : « Que le c�œur de l�’homme est creux et plein d�’ordure ». Nous voilà donc confronté à un « creux » dans / que le c�œur de l�’homme, espace �– semble-t-il �– qui invite à être occupé, rempli ( « d�’ordure », estime Pascal). Un passage de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies vient attribuer l�’occupation du c�œur aux « vices » : « Ouvrez mon c�œur, Seigneur ; entrez dans cette place rebelle que les vices ont occupée » (OC 363a).

Au §978, « l�’homme n�’est�…que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l�’égard des autres�…et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son c�œur ». C�’est toujours dans le c�œur que l�’ennui est dit pousser des « racines naturelles » (cf. §136 : « l�’ennui�…ne laisserait pas de sortir du fond du c�œur où il a des racines naturelles »), en même temps que le « projet confus�…de ces deux instincts contraires [l�’un poussant à « l�’agitation » et l�’autre à chercher le « repos »]�…se cache à leur vue dans le fond de leur âme » et il « les porte à tendre au repos par l�’agitation ». C�’est précisément cette tension, résultante des deux forces gouvernant l�’homme, qui désigne le plus propre du divertissement ; c�’est elle que l�’occupation vient rencontrer et fructifier. Mais nous n�’examinerons pas encore cette source du divertissement que sont les deux instincts secrets ;

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restons-en ici au récipient de l�’occupation. Nous avons vu Pascal décrire un « creux » dans le « c�œur de l�’homme », vide qui se dit pourtant « plein » de vices, « d�’ordure », recelant et gérant le « projet confus » et « secret » de deux instincts contraires. C�’est apparemment ce « creux » qui s�’offre à être occupé.

On est déjà capable de remarquer, avant d�’avancer, l�’équivalence entre le mouvement « instinctif » centrifuge qui définit le divertissement et le type de récipient qui logera l�’occupation. Ce que celle-ci occupe, c�’est moins un « espace » délimité qu�’une tendance, un espace défini par la tendance à la ou la « recherche » des choses (les instincts « portent à chercher le divertissement et l�’occupation au-dehors », le « projet confus�…les porte à tendre au repos par l�’agitation », §136). La formulation qui nous semble, à ce point, la plus juste, c�’est que « l�’homme » est porté à tendre / chercher le tumulte / agitation / chasse / recherche22/ occupation (toutes de nature verbale, active) par une diversité des « occupa-tions », « divertissements », « choses » substantives attiran-tes ; ou, en d�’autres termes, l�’homme est porté à se divertir / s�’occuper par l�’occupation / le divertissement avec les « sujet[s] de passion » doués de qualités attirantes.

Une autre évidence d�’importance centrale pour notre questionnement nous est apportée par le §148, traitant d�’une « recherche » et tension similaires aux précédentes, d�’un « abîme » ou « gouffre » pareils :

« Tous les hommes recherchent d�’être heureux. Cela est

sans exception, quelques différents moyens qu�’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n�’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. 22 Pascal a remplacé, au §136, « recherche » par « tumulte » : « leur bonheur n�’est en effet que dans le repos et non pas dans {la recherche} le tumulte ».

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C�’est le motif [sc. ce qui meut, instigue, suscite] de toutes les actions de tous les hommes, jusqu�’à ceux qui vont se pendre.

Et cependant, depuis un si grand nombre d�’années jamais personne, sans la foi, n�’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent (�…).

Qu�’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu�’il y a eu autrefois dans l�’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu�’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l�’environne, recherchant des choses absentes le secours qu�’il n�’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c�’est-à-dire que par Dieu même.

Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu�’il l�’a quitté c�’est une chose étrange qu�’il n�’y a rien dans la nature qui n�’ait été capable de lui en tenir la place (�…). Et depuis qu�’il a perdu le vrai bien tout également peut lui paraître tel jusqu�’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble. »

L�’unique recherche, gouvernant tous les rangs de

recherche, c�’est donc la quête du bonheur, entreprise par « désir�…naturel »23 ; cette recherche est entée sur une « tendance » tout aussi générique qui oriente d�’emblée la volonté. On est confronté avec un « même désir », dont l�’identité ne réside pas seulement dans le type de force qui le tend, mais dans l�’unicité du but �– le « véritable bonheur » qui n�’est qu�’en Dieu (§§148, 407, 564) ; « lui seul est son véritable bien » (§148). Distinguons soigneusement les modalités de cette mêmeté : tous les hommes se retrouvent « en proie » d�’un « même désir » qui les tend et / ou fait (« ce qui fait que�… ») tendre non seulement à un même but (d�’être heureux �– « ils tendent tous à ce but »), mais de la même façon 23 « [�…] ce désir étant naturel à l�’homme puisqu�’il est nécessairement dans tous et qu�’il ne peut pas ne pas l�’avoir (�…) », §148.

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(universellement �– « c�’est le motif de toutes les actions »). Ce qui peut rendre compte en même temps et de l�’universalité ou souveraineté de cette tendance, et de son unique orientation, c�’est la nature même du « but » : « Dieu même. | Lui seul est son véritable bien ». Mais nous reprendrons plus tard la discussion de ce niveau de la tendance, car ce qui nous intéresse, dans la position humaine où nous demeurons encore quelque temps (le divertissement est le fait propre de l�’humanité déchue et diminue en proportion inverse avec le divin et ses attributs24, parmi lesquels ce désir compte aussi), c�’est de situer ce qui dans « l�’homme » est dit « s�’occuper » ? Qui s�’occupe, qui est occupé dans l�’homme ? qu�’occupe-t-il, en se divertissant, par l�’occupation (chasse, recherche des choses) ?

3.2. capacité de bonheur

C�’est par la deuxième partie du fragment qu�’il nous faudra donc commencer. Ce que « l�’homme » s�’essaie maintenant, en et par toutes ses actions, à occuper ou remplir, c�’est le vide que la disparition (ou presque, à prix d�’un « instinct » ou « désir »25) du « véritable bonheur » ménage : « il y a eu autrefois dans l�’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu�’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l�’environne, recherchant des choses absentes le secours qu�’il n�’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c�’est-à-dire que par Dieu même » (n. s.). Il semble que nous avons maintenant une réponse plus précise quant au récipient de l�’occupation : ce qu�’on remplit, avec plus ou moins d�’efficacité, c�’est une « marque » toute vide. Il semble que le bonheur de l�’homme,

24 cf. §132. 25 « Voilà l�’état où les hommes sont aujourd�’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, (�…) », §149 ; voir aussi §§136, 401, etc.

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en se retirant, laisse des traces �– ineffaçables ; la trace du bonheur se marque et se remarque sans cesse, et ne saurait arrêter, par ce remplissage �– qui veut dire et satisfaire la capacité et le désir de bonheur, et le contenu proprement dit dont on les satisfait, inadéquat ou non, en fonction de la voie choisie : celle de l�’authenticité ou bien celle de l�’inauthenticité et fausseté du bonheur et du bien désiré �– qui se dit, dans son insuffisance, inutile. Le site à occuper est positionné, en conséquence de la position du « véritable bonheur » perdu, « dans l�’homme » : si l�’homme est dit s�’occuper, c�’est à ce « dans » que le pronom réfléchi doit renvoyer. L�’homme essaie de se remplir, de s�’occuper, se satisfaire, se contenter (dans ces deux derniers termes paraît d�’ailleurs clairement l�’alliance des concepts de remplissage et bonheur) en remplissant à l�’intérieur de lui-même la trace vide du « véritable bien ». Les mots de Sénèque cités par Pascal au fragment précédent �– ut sis contentus temetipso [et ex te nascentibus bonis]26 �– réunissent dans une formule succincte les deux modalités de fixation de cet espace ; seule la position de la capacité à remplir nous intéresse ici: que tu sois satisfait ou plein �– l�’homme est rempli en se remplissant soi-même. De quoi il est rempli ou satisfait �– ce que nous lisons dans la suite de la phrase (on se satisfait de soi-même et des biens qu�’on dit naître de soi pour se les avoir appropriés) �– nous allons traiter de cela plus largement quand il sera question de la façon d�’obtenir ce reste (« soi-même ») par l�’abandon.

Ce qui, dans l�’homme, demande à être rempli et n�’est jamais plein ou satisfait, est désigné ensuite comme « gouffre infini », que seul un « objet infini et immuable » peut remplir. Voilà une autre détermination de notre capacité : l�’infinité, et encore une raison pour l�’inadéquation du remplissage. Il faut un « secours » de nature infinie pour subvenir à cette capacité, et il n�’y a rien de si puissant « dans la nature » : « les choses�…en sont toutes incapables [du secours] », « il n�’y a rien

26 Épître XX, citée au §147.

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dans la nature qui n�’ait été capable de lui en tenir la place ». Le « véritable bien » retiré, « caché » (selon l�’expression favorite de Pascal27), le vide infini (qu�’on ne prendra pas pour une contradiction dans les termes, puisque cet infini ne caractérise pas et ne s�’applique pas aux grandeurs des deux premiers ordres ; il ne s�’applique, proprement dit, à aucune grandeur �– mais au vide28 de grandeur) avale sans assimiler tout ce qu�’on y livre, sans qu�’il gagne par là de la consistance, sans qu�’il se remplisse (l�’homme « essaye inutilement de remplir » « la trace toute vide »). La trace n�’a de « consis-tance » qu�’en tant que trace, et comme trace à remplir, et non point comme quelque chose de solide, comme du « rempli ». Retenons donc, pour une explication ultérieure, l�’infinité de ce qui est (ou n�’est pas) à combler.

Il nous reste encore à considérer, à ce point, le passage dont nous nous servirons constamment pour une bonne étape de notre parcours ; il appartient à la Lettre à M. et Mme Périer du 17 octobre 1651 (à l�’occasion de la mort de M. Pascal le père), et provient d�’une tentative de persuader Gilberte quant à l�’ « erreur » que les chrétiens font de nourrir des « sentiments » de « désespoir » lors de la mort des proches, alors que « dans [la mort], par l�’anéantissement de la vie, la créature rend à Dieu tout l�’hommage dont elle est capable » (OC 276b).

« Ne considérons plus un homme comme ayant cessé de

vivre, quoi que la nature suggère ; mais comme commençant à vivre, comme la vérité l�’assure. Ne considérons plus son âme comme périe et réduite au néant, mais comme vivifiée et unie au souverain vivant : et corrigeons ainsi, par l�’attention à ces vérités, les sentiments d�’erreur qui sont si empreints en

27 « Dieu caché », en écho au verset d�’Isaïe, 45, 15, est un thème très véhiculé dans les Pensées (§§ 228, 242, 394, 427, 781, 793, 921) 28 Qui, en troisième ordre, se dit kénose (cf. Phil., 2, 5-11): « Il est venu sans éclat, avec l�’éclat de son ordre ».

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nous-mêmes, et ces mouvements d�’horreur qui sont si naturels à l�’homme.

Pour dompter plus fortement cette horreur, il faut en bien comprendre l�’origine ; et pour vous le toucher en peu de mots, je suis obligé de vous dire en général quelle est la source de tous les vices et de tous les péchés. C�’est ce que j�’ai appris de deux très grands et très saints personnages. La vérité qui ouvre ce mystère est que Dieu a créé l�’homme avec deux amours, l�’un pour Dieu, l�’autre pour soi-même ; mais avec cette loi, que l�’amour pour Dieu serait infini, c�’est-à-dire sans aucune fin que Dieu même, et que l�’amour pour soi-même serait fini et rapportant à Dieu.

L�’homme en cet état non seulement s�’aimait sans péché, mais ne pouvait pas ne point s�’aimer sans péché.

Depuis, le péché étant arrivé, l�’homme a perdu le premier de ces amours ; et l�’amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande âme capable d�’un amour infini, cet amour-propre s�’est étendu et débordé dans le vide que l�’amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s�’est aimé seul, et toutes choses pour soi, c�’est-à-dire infiniment.

Voilà l�’origine de l�’amour-propre. Il était naturel à Adam, et juste en son innocence ; mais il est devenu et criminel et immodéré, en suite de son péché.

Voilà la source de cet amour, et la cause de sa défectuosité et de son excès.

Il en est de même du désir de dominer, de la paresse, et des autres. L�’application en est aisée. »29

Nous retrouvons un même « vide que l�’amour de Dieu a

quitté », mais cette fois-ci dans un contexte plus compré-hensif : comme vide d�’une capacité, appelée aussi « gran-deur ». L�’âme de l�’homme est « grande » au sens où elle est taillée à la mesure de « deux amours » ; cette « grandeur » est d�’une espèce paradoxale, simultanément proportionnée et

29 OC 277b.

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disproportionnée au fini, car apte à être rapportée à Dieu infini : « cette grande âme capable d�’un amour infini ». Le même caractère « étrange » du « vide », immesurable (il n�’y a pas d�’espace) et pourtant a) rapportant au fini (l�’amour-propre a pu y « déborder » et s�’y loger) et b) manifeste �– par disproportion constante du remplissage : « défectuosité » et « excès » de « l�’amour-propre ».

L�’âme originairement faite pour deux, capable de deux, est maintenant trop large pour l�’homme, qui est resté seulement avec « l�’amour pour soi-même » ; or il arrive qu�’il se trouve « grand », trop large pour ses propres moyens (l�’amour propre), et que cette grandeur lui devient, après le retrait du « grand » de l�’âme (« l�’homme a perdu le premier de ces amours », l�’infini), incommode. Une incommodité irrémédiable, qui condamne perpétuellement l�’amour propre comme « criminel et immodéré », précisément par cette raison qu�’il ne sied pas (et c�’est un fait : « Dieu a créé l�’homme avec deux amours », et l�’âme reste « grande » ou « capable » des deux) de rester seul là où il y a place pour deux. Surtout lorsque ce second amour n�’a de place que par la place que lui ménage, dès le début, l�’amour perdu : « avec cette loi, que l�’amour pour soi-même serait fini et rapportant à Dieu ». La place obtenue par recul devient dès lors, par usurpation, la résidence de « la source de tous les vices et de tous les péchés ». C�’est le vide de « grandeur » dans « cette grande âme » a) que les vices viennent occuper30, b) que l�’homme cherche à remplir, à occuper (cf. §401) c) en tant que reste de la « première nature », qui se dit comme « marque » et « trace toute vide », il institue dans la dualité (cf. §131, etc.) caractéristique de notre « condition » présente ; ce vide traduit la « double condition » comme présence de la grandeur d�’une capacité infinie en l�’absence d�’un contenu adéquat. Une autre traduction sera donnée en termes des « deux instincts », hypostases ou stades d�’un même désir de

30 Cf. Prière�…, 363a.

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bonheur. Le §400 pose clairement la recherche comme �œuvre de cette dualité : « L�’homme ne sait à quel rang se mettre, il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables ».

I.4. POINT DE FUITE

Le parcours que nous avons suivi jusqu�’ici nous a éclairci plusieurs thèmes d�’interrogation visiblement concernés par l�’étude de cette affection fondamentale qu�’est l�’ennui. L�’occupation dont la cessation engendre, selon la causalité établie, l�’ennui s�’avère occuper un intervalle de tension, vide manifeste par sa seule avidité, infini d�’une capacité creuse. D�’autre part, le « projet » centrifuge du divertissement vient non pas instituer, mais exploiter cette disponibilité : elle est nourrie « naturellement » et spontané-ment, comme fait (un aspect sur lequel nous allons revenir), et porte à se divertir, à remplir le surcroît vivant dans sa culpabilité. Par l�’appareil du divertissement et de l�’occupation, l�’homme vient prendre en charge le « projet confus qui s�’est caché au fond de son âme » et agir en conséquence. Il est porté au divertissement par le même (et unique) élan qui le porte depuis toujours, le désir d�’être heureux, sous la modalité du ressentiment que donne le malheur de la « condition » présente. Ce que nous voulons fixer, avant de passer aux étapes d�’interprétation suivantes, c�’est que Pascal distingue (au moins) deux niveaux dans le dispositif mis en marche dans la recherche de l�’occupation : a) il y a dans l�’homme, plus précisément au fond de son âme, quelque instinct qui le porte : généralement au bonheur, dans sa condition présente à un bonheur coupable (rejet du bonheur unique et véritable que Dieu) ; en plus, compte tenu du fait que celle-ci est double, il se dit encore « instinct impuissant » (§149) �– reste �– de la première nature ; b) ces deux instincts portent l�’homme à la recherche de l�’occupation. Comment

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alors envisager la situation, décrite comme « ennui », où l�’occupation cesse ou est « ôtée », où l�’on se trouve « sans divertissement » ? Que découvre l�’homme de si ennuyeux chaque fois qu�’il manque de s�’occuper ? en remontant au fil du divertissement à ses sources nous allons recomposer, en nous aidant de toutes les déterminations que nos analyses fourniront, le paysage qui fait tourner le regard �– « regard » qui ne se laisse indiquer qu�’en tant que regard refusé par le regard qui se détourne (divertit) �– les degrés de l�’aversion �– de l�’ennui.

4.1. sources du divertissement

Arrêtons pour le moment le passage en revue de la « confusion » des deux « instincts », afin de la reprendre après l�’examen des « raisons » ou motifs, mobiles du divertissement. De quoi se divertit-on et en quoi ce dont on se divertit a le caractère de porter au divertissement ?

Lorsque Pascal « considère » le recours constant des hommes à « diverses agitations », à la « recherche [d]es conversations et les divertissements des jeux » (§136), il en trouve la cause de « tous nos malheurs » �– qui ne font naître que de telles agitations �– dans l�’incapacité de solitude et de constance : « tout le malheur des hommes vient d�’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (§136). Ensuite, les « raison(s) » de cette appétence de l�’ « agitation » sont découvertes « dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près » (ibid.). Rationalité doublement articulée : 1) notre malheur naturel et 2) la réflexion que nous y exerçons.

Ce qui fait divertir, c�’est le refus de penser, pour le ressentir comme tel, et pour le ressentir comme irrémédiable, le malheur de son état présent : « Divertissement. | Les hommes n�’ayant pu guérir la mort, la misère, l�’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n�’y point penser »

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(§133). Le point de référence dont on se détourne, ce sont les « misères » présentes, en tant qu�’elles forment l�’objet de la pensée et redoublent, par là, d�’évidence. La succession qui forme la « raison » du divertissement est exposée plus visiblement comme telle au §134 : « Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu�’heureux, et ne peut ne vouloir pas l�’être. | Mais comment s�’y prendra-(t)-il. Il faudrait pour bien faire qu�’il se rendît immortel, mais ne le pouvant il s�’est avisé de s�’empêcher d�’y penser ». De même au §10 : « Les misères de la vie humaine ont fondé tout cela. Comme ils ont vu cela ils ont pris le divertissement » ; §70 : « Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d�’y penser ». « Ce n�’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu�’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c�’est le tracas qui nous détourne d�’y penser et nous divertit » ; « le roi est environné de gens qui ne pensent qu�’à divertir le roi et à l�’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux tout roi qu�’il est s�’il y pense. » (§136).

Il y a donc prééminence du « malheur » (ou de la question du bonheur, si l�’on veut) sur la « raison », visible dans le fait qu�’une conduite raisonnable n�’est pas nécessaire-ment heureuse ; le bonheur, en échange, est toujours raisonnable (ibid. ; cf. §360). Nous aurons l�’occasion de constater et souligner cette prééminence, ou plutôt la dépendance de la question de la « réflexivité raisonnante » de l�’exigence du bonheur. Nous nous contentons ici de relever quelques indices.

Premier indice : dans les trois catégories établies par rapport à la poursuite ou non du devoir principal de l�’homme, de « chercher la vérité / Dieu / la véritable religion qui se charge de l�’état de son éternité (cf. §§427, 428), les « malheureux » se divisent en « raisonnables » et « déraison-nables » (§160). Ensuite, la portée « universelle » de l�’instance du troisième ordre, la volonté, et la « différence essentielle »

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(§539) entre ses « actions » et toutes les autres ; question connexe, certainement, de sa « démarche » unique en vue du bonheur (§148). En troisième lieu, le statut de la réflexivité, propre à l�’homme seul, nous est éclairé dans le cadre du topique des « membres pensants » : ceux-ci ont en propre de connaître / ressentir « le bonheur de leur union / de leur être », et c�’est pour cette raison qu�’ils sont doués de volonté (pour aimer l�’âme du corps, pour consentir à elle) et d�’intelligence (pour la connaître). Les particularités réflexives de l�’homme sont par création destinées à réfléchir (sur) le bonheur de son être et de faire ainsi le bonheur propre à l�’homme (« membre pensant »)31. Ensuite, la relation décisive que le divertissement (et par là l�’ennui) s�’avérera entretenir avec la quête du « souverain bien » fera ressortir davantage le privilège de la question du bonheur (du malheur) dans cette « seconde anthropologie » que le poids de l�’ennui convoque à la présence32.

4.2. penser à soi

S�’il s�’agissait donc de remonter du divertissement à sa source, il faut dans une même logique déterminer le statut de cette « pensée à soi » et ensuite celui de ce sur quoi elle s�’exerce ; compte tenu du « malheur » qu�’on dit accompagner chacun de ces gestes, nous allons poursuivre une distinction parallèle entre « malheur de notre condition » et « malheur réfléchi » auquel on se dérobe, et qui ne laisse d�’apparaître, à chaque moment où cette dérobade cesse, dans l�’ennui.

La « pensée à soi » semble comporter et une (première) « vue », « considération », « aperçu » de soi-même (de son état malheureux) et une « réflexion », au sens de l�’estimation,

31 Voir §§360, 362, 368, 372, 373, 374. 32 La perspective découverte par l�’ennui va dévoiler toute la consistance d�’une « pensée de la charité », encore absente, comme V. Carraud l�’a montré, du paysage que les « philosophes » laissaient entrevoir du corpus pascalien.

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de la valorisation de cet état et de son inconvenant, comme à guérir, à résoudre : « s�’il est sans divertissement » (non-occupé, sans contenu) « et qu�’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu�’il est �– cette félicité languissante ne le soutiendra point �– il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables, de sorte que, s�’il est sans ce qu�’on appelle divertissement, le voilà malheureux » (ibid.) (n. s.). La « considération » de son état comporte une vue, et la réflexion manifestement estimative se solde dans un « ressentiment de [ses] misères continuelles ». La « pensée à soi » est repoussante en ce qu�’elle porte atteinte au bonheur des hommes ; de plus, elle se dit « pensée » ou « réflexion » non pas en ce qu�’elle raisonne, mais en ce qu�’elle ressent, porteuse d�’une misère réflexive. L�’occupation détourne de penser à soi (cf. : « ils ne recherchent en cela qu�’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi », §136) non pas en tant que réflexion, raisonnement, mais comme « unique bien » : « L�’unique bien des hommes consiste donc à être divertis de penser à leur condition�…par une occupation qui les en détourne » (ibid.). L�’occupation ne vient pas en répondre (du moins non pas directement ou immédiatement) à une position manquante dans la chaîne des raisons, mais à un bonheur déficient. Mêmes remarques pour le §139 : « il ne faudrait que leur ôter tous ces soucis, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu�’ils sont, d�’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner ». Il y a « vue » et prise en charge réflexive de cette « vue » par la « pensée ».

Penser à soi, tel qu�’il porte les marques vivantes de sa « condition », cela semble nommer le point « de fuite » ; Pascal le dévoile parfois par la soustraction de l�’occupation farcissante et le dénuement de ce qu�’elle était censée farcir : « Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d�’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c�’est bien être malheureux que d�’être dans une tristesse

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insupportable, aussitôt qu�’on est réduit à se considérer, et à n�’en être point diverti » (§36, n. s.). De même au §139 : « il ne faudrait que leur ôter tous ces soucis, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu�’ils sont, d�’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner ». Ce que le divertissement occupe, ce n�’est même pas encore une « connaissance » (« sans le connaître »), mais un « sentiment ». Si l�’homme n�’est pas diverti, il sent : tristesse, ennui. La considération de soi-même est accompag-née par le sentir du « néant ». La raison en est sans doute la primauté du « c�œur »33 (c�’est par lui que « les principes se sentent », §110), dans toute sa fonctionnalité complexe et hiérarchisée, sur l�’�œuvre de la « raison » (y compris dans son hypostase noble de « pensée ») ; et cette primauté ne révèle, essentiellement, qu�’une dépendance ou corrélation fonda-mentales. Le « c�œur » ne s�’oppose pas, mais inclut et gère la raison ; celle-ci n�’est que le nom de l�’un des mouvements du « c�œur ».

Le §414 nous offre une nouvelle possibilité de distinguer entre point de référence et déploiement proprement dit du divertissement, ou de l�’occupation. Celui-ci vient comme une « consolation » (« la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement », cf. §136), par ce qu�’il « empêche principalement de songer à nous ». Le divertissement rend heureux (cf. §§132, 133, 134) parce qu�’il définit ce par quoi l�’homme « s�’empêche d�’y penser [à « ces 33 Pascal investit le c�œur de dignités multiples : il est ce qui dans l�’homme reçoit, pour y être « incliné » par Dieu, la foi (§110, 427) ; le c�œur cherche Dieu (§§427, 380, 482). Le c�œur désigne plus généralement le dynamisme de l�’âme (§§503, 978) et le « fond du c�œur » (d�’où l�’ennui sort aux §622, 136) désigne « les tendances profondes, décisives, de la volonté » (Ph. Sellier, Pascal et Saint Augustin, Paris, A. Colin, 1970, p.128). Pascal y voit également l�’organe qui connaît les « premiers principes », par un « sentiment naturel » ou « instinct » (§§110, 131, 155). Pour les sources augustiniennes et bibliques du c�œur pascalien voir Sellier, op. cit., 117-139. Sur le couple pascalien raison-c�œur, voir J. Laporte, Le c�œur et la raison selon Pascal, Paris, Elzévir, 1950.

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misères »] » (§134) ; il ne vient donc pas farcir la vue (au contraire il la présuppose comme point de fuite) mais la réflexivité exercée sur cette vue, le « penser ». En empêchant la tristesse ou l�’ennui �– bref le malheur de la vue du malheur naturel �– de se répandre, le divertissement empêche la pensée la plus requise, car inaugurale, de se déployer : « l�’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin » (§620). Or c�’est précisément cette jonction irrémédiable �– le soi n�’est à penser qu�’avec son auteur et sa fin �– qui est responsable, comme nous le verrons, du peu de fortune de la pensée à soi. Le §138, sous le titre « Divertis-sement », retrouve une jonction pareille : « La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril ». Une pensée que celle de la mort s�’accompagne nécessairement d�’un danger, « péril » qui est, en plus, insupportable. Qu�’une pensée ait du poids, ou qu�’elle ne puisse être séparée du « sentiment » qui la rend toujours répugnante, la raison ne peut s�’en trouver que dans le redoublement obligé (§539, §978) de tout mouvement réflexif par une démarche volitive prééminente34.

Nous proposons, par souci de fidélité discriminative, de distinguer dans « ce dont le divertissement se divertit » les deux instances de la « vue » de soi et de la « considération » (« penser à ») de ce qui s�’offre ainsi à voir ; cette distinction va révéler sa pertinence surtout dans la compréhension de l�’ennui. Si le divertissement et l�’occupation sont un « bien », ils ne sanctionnent pas, en tant que tels, une simple « vue », mais le « sentiment » que cette « vue » provoque. Il nous faudra regarder ainsi : ce que cette « vue » donne à voir, en quoi le « malheur » imprègne ce panorama (malheur de la « condition » et malheur que la vue de cette condition provoque) et par quel mécanisme (car cela semble ne pas 34 Ce thème a de solides raccords augustiniens, dont la conception pascalienne de la volonté est fondamentalement empreinte ; voir Ph. Sellier, pp. 111-117. Pour le rôle prééminent de la volonté dans la connaissance, Augustin, Conf., VIII, 9, De Trinitate, IX, 12.

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dépendre de notre consentement) cette vue provoque infailliblement le malheur ; il nous faudra comprendre, dans le geste de « se divertir de », et le verbe proprement dit, et son complément nécessaire.

4.3. aversion

4.3.1. aversion pour la vérité

Le §978 nous fournira une des pierres de touche de notre édifice, par l�’équivalence qu�’il établit entre voir et vouloir voir35 �– nous pourrons, ainsi assurée, comprendre la complémentarité obligée de l�’acte du divertissement, vue et détournement de cette vue.

« La nature de l�’amour propre et de ce moi humain est

de n�’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu�’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d�’imperfections ; il veut être l�’objet de l�’amour et de l�’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu�’il soit possible de s�’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l�’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu�’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c�’est-à-dire qu�’il met tout son soin à couvrir ses

35 Cf. Augustin, De Civ. Dei, XIV, 7, De Trinitate, XI, 6; le rôle de l�’écart (de prééminence) entre volonté et raison, en particulier dans l�’intention apologétique (et en son instance pascalienne) chez J.-L. Marion, « L�’évidence et l�’éblouissement », dans Prolégomènes à la charité, Paris, Ed. de la Différence, 1986, pp. 76-80. Sur le « voir » comme « vouloir voir », Id., Étant donné, Paris, PUF, 1997, pp. 419-423.

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défauts et aux autres et à soi-même, et qu�’il ne peut souffrir qu�’on les lui fasse voir ni qu�’on les voie.

C�’est sans doute un mal que d�’être plein de défauts ; mais c�’est encore un plus grand mal que d�’en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c�’est y ajouter encore celui d�’une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trouvons pas juste qu�’ils veuillent être estimés de nous plus qu�’ils ne méritent : il n�’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu�’ils nous estiment plus que nous ne méritons. (�…)

Que devons-nous dire donc du nôtre [sc. de notre c�œur], en y voyant une disposition toute contraire ? Car n�’est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu�’ils se trompent à notre avantage, et que nous voulons être estimés d�’eux autres que nous ne sommes en effet ? (�…)

Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité ; mais on peut dire qu�’elle est dans tous en quelque degré, parce qu�’elle est inséparable de l�’amour-propre. (�…) on nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache ; (�…).

L�’homme n�’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l�’égard des autres. Il ne veut donc pas qu�’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son c�œur. »

Les fragments cités élaborent une opposition entre le

vouloir et le voir de « ce moi humain », dont les « contra-dictions » �– §§177, 199, 257, 458, 962 (« contrariétés », §§119-131, 149) engendrent un tel « embarras » qu�’on ne saurait s�’en sortir qu�’au prix de la haine et de l�’acharnement, débouchant finalement sur une « illusion volontaire », contre la « vérité » de ce « moi ». Il y a ici plusieurs points à relever.

a) Cette « vérité » est telle qu�’elle « le reprend et le convainc de ses défauts », elle s�’impose à ce « moi », en sorte

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qu�’on ne saurait pas « la détruire en elle-même », quoiqu�’on le souhaite. Il y a évidence de la vérité qu�’on n�’épargne rien pour occulter, en raison même de son imposition. Cet « embarras » est une situation où l�’on se trouve, et dont on se charge comme telle : 1) et en tant que fait, 2) et en tant que (fait de l�’) « embarras ». Le « moi humain » se trouve devant un fait qui se laisse énoncer doublement : et comme fait d�’imposition de la vérité, de son évidence, et comme fait de la valorisation de ce fait, la réception naturelle de la vérité comme « embarras ». 1) La présence de la vérité est un fait : « Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu�’il aime ne soit plein de défauts et de misère�… » (n.s.), où il faut entendre : « Il ne saurait empêcher de voir que�… ». Et ici encore, la rigueur nous impose de distinguer entre « il ne saurait empêcher de voir que�… » et « il ne saurait empêcher que cet objet ne soit plein de défauts » (n. s.). Le fait de l�’évidence se laisse dire, selon le contenu conceptuel même de l�’ « évidence », doublement : évidence conjugue et vue et monstration. Tiennent donc ensemble, convergeant dans une même catégorie d�’évidence, 1a) monstration incontrôlable de la vérité du propre état et 1b) vue inconditionnée de cette vérité (« l�’objet » plein de défauts et misère). Nous pouvons donc naturellement y entrevoir l�’�œuvre d�’une instance reliante, dans l�’assignation réciproque de ces deux aspects, indiscutablement distinguables, de l�’imposition de la vue (dans les deux sens, fait du regard et fait de ce qui est vu) de soi-même.

2) Il y a ensuite fait de la réception de cette évidence (dans ses deux aspects) comme « embarras ». Cela se traduit dans le déjà-agissant de « l�’amour-propre » : le « moi humain » commence toujours par là, il en est naturellement l�’acteur �– selon la doctrine du « mystère le plus incom-préhensible de tous », « celui de la transmission du péché » (§131). Le caractère de celui-ci, d�’une « chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes » (ibid.) ne vient que vérifier l�’obligation de ne pas

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faire l�’économie de sa présence irrémédiable. Dans la donnée du péché originel qui infecte tout humain naissant36, une (sinon la) pièce principale est cet amour-propre, obtenu (comme nous l�’avons vu dans le fragment de la Lettre sur la mort de son père, OC 277b) par l�’usurpation d�’un territoire taillé selon d�’autres lois et mesures (si l�’on peut encore en parler, selon le §308). Le fragment §978, par son commencement abrupt, suppose cette donnée : « La nature de l�’amour-propre et de ce moi humain est de n�’aimer que soi et de ne considérer que soi ».

Ce premier degré de facticité, dans son aspect double, est repris par la suite du fragment : « c�’est sans doute un mal que d�’être plein de défauts [; mais c�’est encore un plus grand mal que d�’en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître] ». Nous interrogeons ici la première partie de cette sentence, qui rassemble présence indéniable des « défauts » �– « être plein de défauts » �– et estimation tout aussi indéniable et « naturelle » de cet état de « l�’objet » comme « mal ». Degré de facticité qui retrouve le point 1) de la distinction précédente. Le passage à la seconde partie de la phrase, ou au second degré du « mal », est opéré par ce liant, devenu naturel, de l�’amour-propre, dont nous avons distingué le degré de facticité au point 2). L�’ « embarras » devant lequel on se résout à l�’aversion se laisse formuler selon trois paramètres. Sa raison est double : 1a) présence des « défauts » ou misères propres, 1b) ils sont tout aussi présentement ou naturellement sanctionnés comme tels, comme mal, défauts, misères. En plus, leur estimation naturelle comme maux coïncide avec l�’exercice inconditionné de la « vue » : on voit ses défauts et cette vue sert à en certifier le mal. C�’est la vue �– cette vue �– qui, plus précisément, rapporte le « mal » de notre état, ou notre état comme mal. Deuxièmement, il y a du mal pleinement ou hautement volontaire37, qui ajoute au premier le propre de l�’aversion : « de ne les [sc. les défauts] vouloir pas reconnaître » �– ce qui 36 §§616, 617 : « C�’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés (�…) ». 37 Cf. par exemple §813.

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fait « une illusion volontaire ». Notons, parmi d�’autres, que c�’est dans la détermination de ce second degré de malignité que le volontaire est par excellence prédiqué ; celui-ci agit comme liant entre le premier et le second niveau du mal, comme ce qui fait le passage entre prémisse et conclusion. Un pied dans le moindre mal et l�’autre dans le mal « plus grand », la volonté ne peut en assurer le passage que si elle infléchît et l�’un et l�’autre, d�’une certaine façon, comme nous allons le constater.

Il y a donc lieu de parler d�’une prédilection de la volonté, lieu où l�’on dispose de ce premier fait, complexe, que la vue du mal de ses défauts, lieu converti (ou diverti, ou occupé) par l�’aversion. C�’est ici le lieu de haïr cette vérité (« il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts » ; « nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent »). C�’est à ce point que le moi humain intervient plus exactement : il n�’agit pas encore de son initiative lorsqu�’il se voit, et se voit misérable, mais il se déploie lorsqu�’il prend en charge cette situation ressentie comme « embarras ». Car sa « nature » est de « n�’aimer que soi » ; il ne prend donc pas en charge « directement » sa nature, mais ce dont celle-ci le rend capable : aimer (ou haïr). « Cette aversion pour la vérité�… est en tous en quelque degré, parce qu�’elle est inséparable de l�’amour-propre », étant proprement l�’�œuvre du « moi humain ». En plus, celui-ci est défini ou retrouvable chez tous comme gérant de l�’amour-propre ; ayant la « racine naturelle dans (le) c�œur », l�’amour-propre fait « qu�’il ne veut�…pas qu�’on lui dise la vérité » �– en raison de la dépravation de la volonté par la concupiscence dont l�’amour-propre est un nom. L�’aversion pour la vérité, revenant strictement à la haine de soi-même (« cet objet plein de défauts »), se laisse traduire tout aussi strictement comme ennui : est mihi in odio.

b) Une clarification et en même temps une nouvelle observation nous sont apportées par le §539. Nous avons déjà observé que l�’occultation de la « vérité », par la haine même

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dont elle fait l�’objet, va de pair avec une vision ; l�’action toujours reprise de « couvrir » (§978) est relative à une prospection. On ne cesse de couvrir la vérité parce qu�’on ne cesse de la voir ; et conformément au §539, l�’esprit ne se détourne que de ce à quoi la volonté ne se plaît pas : « la volonté est un des principaux organes de la créance, non qu�’elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on les regarde. La volonté qui se plaît à l�’une plus qu�’à l�’autre détourne l�’esprit de considérer les qualités de celle qu�’elle n�’aime pas à voir, et ainsi l�’esprit marchant d�’une pièce avec la volonté s�’arrête à regarder la face qu�’elle aime et ainsi il en juge par ce qu�’il y voit » (n.s.). La considération des choses par l�’esprit est régie par l�’instance prééminente de la volonté, principe du plaisir au sens où elle est tendue par le désir générique de béatitude (cf. EG 2, §§148, 401, 418, etc.). Ce qui détourne, divertit, c�’est donc un mouvement de volonté auquel obéit la réflexion de l�’esprit : la volonté aime, l�’esprit va regarder ; la volonté hait, l�’esprit s�’en détournera. Et comme la volonté est à présent contaminée génériquement par le péché, geste inaugural et prolongé d�’amour-propre (cf. Lettre�…OC 277b ; EG, OC 317b), agissant selon la nécessité de la « délectation », et que « la nature de l�’amour-propre », selon la phrase inaugurale du §978, soit de « n�’aimer que soi », on comprend aisément comment « ce moi humain » arrive 1) à « ne considérer que soi » (selon la logique du premier « mal », de la première « vue », involontairement) et 2) de « produire » cette « passion » de « haine mortelle » contre la vérité et de s�’en détourner. L�’amour propre, détermination infra-lapsaire de la volonté38, interprète et le mal de la « condition » comme « embarrassant » (sc. pour le moi, qui se veut aimable, par soi-même et par les autres), et l�’évidence de ce mal comme à 38 Sur les sources augustiniennes de la théorie des deux amours, voir Sellier, op. cit., pp. 140-151. L�’amour-propre recouvre et l�’ « amor sui » augustinien, et la « concupiscentia » ou « cupiditas », cf. In. Ps. 9, 15, De civ. Dei, XIV, 7 ; XIV, 15 ; Contra serm. Arian., 7.

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couvrir, à s�’en divertir : c�’est lui, élan de la volonté, qui instigue partout le « moi » à agir en vue de lui et contre tout ce qui s�’y opposerait. Remarquons finalement que l�’amour-propre, nom de la volonté concupiscente, se fait ressentir indiscutablement aux deux « niveaux » que nous avons réussi à distinguer, puisque la « condition » ne saurait s�’interpréter comme « embarras » qu�’en sa présence, de même que l�’ajout de « l�’illusion volontaire » �– « de ne les [sc. les défauts] vouloir pas reconnaître » �– ne saurait provenir que de ce par quoi le moi veut de tout son élan se faire aimer (avec « tyrannie »), donc toujours l�’amour-propre.

On est dans « l�’ennui » (haine pour soi-même, car aversion pour la vérité) et on y renouvelle en permanence l�’adhésion, car on hait d�’une haine toujours nouvelle, vivante, une vérité qui est également vivante, ne fût-ce que parce qu�’on ne peut pas « la détruire en elle-même ». Si cette vérité était destructible et non plus, à partir de ce moment-là, susceptible d�’être couverte, offusquée, et qu�’alors on fût parvenu à s�’en délivrer, la haine à son égard cesserait, sans aucun doute, avec la disparition de ce contre quoi elle s�’insurgeait. On couvre donc ce qu�’on hait, et parce qu�’on hait : le moi, la vérité, les défauts ; le mouvement d�’occulta-tion, de divertissement, doit se comprendre doublement comme aversion : détournement et haine. Si l�’aversion est toujours renouvelée, cela signifie, en conclusion, que a) les sources de cette haine (objet défectueux et vue de cet objet) sont là, b) que leur jonction continue de qualifier cet état de « mal », c) que l�’aiguillon de l�’aversion, l�’amour-propre, un pied dans le mal de la condition, un pied dans l�’instance dont les actions sont qualifiées de « volontaires », signalant « l�’embarras » de la situation et son caractère indésirable, fait son devoir.

C�’est toujours le §539 qui nous livre, comme principe, la raison qui gouverne cette dépendance : « Il y a une différence universelle et essentielle entre les actions de la volonté et toutes les autres » (n.s.) ; différence visible également dans l�’éco-

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nomie des trois ordres. La volonté (détermination essentielle du troisième ordre, §933) atteint chaque ordre à sa manière, fait remarquable surtout dans la portée universelle de la concupiscence, individualisée selon les idiomes hiérar-chiques. Apparaît ainsi clairement, avec l�’autorité d�’un principe, ce que le reste du fragment avait décrit : voir / connaître / considérer/ penser revient à vouloir voir / connaître / considérer / penser.

c) Ce qui retient encore notre attention c�’est le caractère obligatoire du passage, devenu naturel, de l�’évidence du mal de sa condition au détournement de cette vue, passage qu�’aménage et accomplit l�’amour-propre. Le fait de la prééminence définitoire, pour ce qui est de « ce moi humain », de l�’�œuvre de l�’amour-propre, gagne de clarté par la correspondance qu�’on peut établir, en toute rigueur, avec l�’illustration d�’un même obscurcissement par le thème du Dieu caché. Selon le §840, « elle [sc. la vérité] erre inconnue [car indésirable, donc haïe, selon la logique précédente] parmi les hommes. Dieu l�’a couverte d�’un voile qui la laisse méconnaître à ceux qui n�’entendent pas sa voix ». La vérité (« qui ne loge qu�’en Dieu », §131) s�’est couverte d�’un voile en même temps que Dieu « s�’est voulu cacher ». Ce qui certifie la contribution « naturelle » à l�’�œuvre accomplie exemplaire-ment et volontairement par le « moi humain » : l�’obscurcis-sement volontaire.

Il y a donc « fonds » de l�’obscurcissement �– au sens où la concupiscence aveugle (à) l�’évidence de Dieu ; ainsi, par exemple, au §781 : « Dieu est un Dieu caché et �…depuis la corruption de la nature il les a laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par J.-C. hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée ». L�’aveuglement par suite du péché fait signe, au niveau de la « nature », ou de ce que nous avons distingué comme région qui échappe à l�’exercice du vouloir propre du « moi humain » (car ce vouloir tenant strictement au « moi humain » et ne désirant, par là, que laisser considérer l�’amabilité de ce moi, il ne saurait voir, et

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estimer comme « mal », ce que le moi n�’a pas d�’aimable). Examinons à ce point le caractère de cette « évidence » qui ne dépend pas, selon toutes les apparences, de l�’initiative de l�’homme, mais de la volonté divine39.

L�’évidence qui est, de Dieu, dans le monde, est de telle sorte que, présente, elle ne s�’impose pas avec une clarté si explicite qu�’elle oblige la volonté propre de l�’homme à s�’y soumettre (§835). Cette évidence est « présente », mais de telle manière qu�’elle se voit et ne se voit pas. Voyons le §449 : « Si le monde subsistait pour instruire l�’homme de Dieu, sa divinité y reluirait de toutes parts d�’une manière incontes-table ; mais comme il ne subsiste que par Jésus-Christ, et pour Jésus-Christ et pour instruire les hommes et de leur corruption et de leur rédemption, tout y éclate des preuves de ces deux vérités. | Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni une présence manifeste de divinité, mais la présence d�’un Dieu qui se cache. Tout porte ce caractère. (�…) | Il ne faut (pas) qu�’il ne voie rien du tout ; il ne faut pas aussi qu�’il en voie assez pour croire qu�’il le possède, mais qu�’il en voie assez pour connaître qu�’il l�’a perdu ; car, pour connaître qu�’on a perdu, il faut voir et ne voir pas ; et c�’est précisément l�’état où est la nature ». En quoi la manière de se manifester de cette évidence redouble-t-elle et éclaire le jeu de l�’évidence et de l�’occultation du soi, qui ouvre le divertissement et finalement l�’ennui ? Le clair-obscur de la présence d�’un « secret impénétrable »40 réfléchit la dualité de notre « condition » présente.

Rappelons aussi un fragment du §835 : « ainsi il y a de l�’évidence et de l�’obscurité pour éclairer les uns et obscurcir les autres, mais l�’évidence est telle qu�’elle surpasse ou égale pour le moins l�’évidence du contraire, de sorte que ce n�’est pas la raison qui puisse déterminer à ne la pas suivre, et ainsi 39 Car « toutes choses concourent à l�’établissement de ce point, que Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l�’évidence qu�’il pourrait faire » (§449). 40 Lettre IV aux Roannez, OC 267a.

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ce ne peut être que la concupiscence et la malice du c�œur. Et par ce moyen il y a assez d�’évidence pour condamner, et pas assez pour convaincre, afin qu�’il paraisse qu�’en ceux qui la suivent c�’est la grâce et non la raison qui fait suivre, et qu�’en ceux qui la fuient c�’est la concupiscence et non la raison qui fait fuir ». a) La décision concernant cette évidence, la réflexivité exercée sur elle, sont fondamentalement �œuvre de la volonté (dans ses deux hypostases, de fonds de grâce et fonds de concupiscence, que la loi de la délectation admet) ; b) cette évidence est telle qu�’elle sollicite la volonté ; il s�’agit d�’une « vue » ou une « présence » destinée à être prise en charge non pas par la raison (esprit etc.) mais par la volonté ; c�’est ainsi qu�’il y a lieu, dans le rapport avec cette évidence, de condamner ceux qui ne la suivent pas �– pour ne pas vouloir la voir.

Dieu ou la vérité sont, dans un certain degré, visibles à tous, et à partir de cette visibilité les deux voies �– de la « nature » et de la grâce �– se bifurquent : celle qui la fuit, pour la « sentir », et celle qui la suit, pour l�’aimer (selon OC 349a, §926, on n�’atteint à la vérité que par la charité). Les données du geste de l�’occultation décrit au §978 peuvent aisément se retrouver ici, mais réorganisées selon la présence des éléments nouveaux : si la concupiscence ou amour-propre était ce qui gouvernait également, par le don même de sa présence, le mouvement d�’aversion au §978, on nous indique ici que ce qui fait, en échange, se « convertir » �– ne pas se détourner de la vue de la vérité �–, c�’est la grâce. Le §449 le précise davantage : la provenance de cette grâce (par rédemption �– signalant donc, par le pardon, le péché) enseigne que l�’origine de tout mouvement de conformité ou conversion à la vérité (le contraire de l�’aversion) se trouve dans le Christ. L�’éclat des preuves (cf. §558) n�’est tel qu�’en ce qu�’il livre « ces deux vérités », de corruption et de rédemp-tion, comprises dans le Christ ; la preuve que toute la nature fournit, c�’est celle de la perte, marquant Dieu par l�’évidence, et l�’abandon coupable de l�’homme dans l�’obscurité. Mieux,

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l�’évidence dans la nature n�’est mystagogue que par la « grâce du rédempteur », qui nous ouvre une vérité « en perspective », tendue par les extrêmes (la corruption �– être « sans Dieu », et la grâce �– être « avec Dieu »). Notre abandon n�’apparaît pleinement, dans toute sa profondeur, que dans la présence de ce qu�’il a abandonné, de son origine. La perte ne devient évidente, « monstrueuse »41, que si elle recèle d�’une manière ou d�’une autre ce qui l�’assigne comme perte �– déchéance, abandon.

4.3.2. aversion : « par la nature même »

Dans la discussion du mouvement de divertissement, la clarification de la nature de cette évidence nous aidera à retracer la figure, au niveau naturel, « involontaire », du geste d�’aversion « volontaire » qui dépend de l�’initiative chaque fois renouvelée de l�’homme : la chute se donne à lire « naturellement », et le détournement réitéré volontairement marque la nature même. « Pour moi, j�’avoue qu�’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité ; car la nature est telle, qu�’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l�’homme, et hors de l�’homme, et une nature corrompue » (§471) (aussi §§449 et 491). La nature elle-même donne à lire sa corruption, renfermant, au delà des « défauts » ou « misères » naturelles, ce qui les qualifie naturellement de défauts, misères, corruption : « Que la nature est corrompue, par la nature même » (§6). La « grandeur » est nécessairement présente partout où il y a « misère » : c�’est ce qui fait que notre « misère » s�’appelle aujourd�’hui « misère » et non pas « nature », comme chez les animaux : « La grandeur de l�’homme est si visible qu�’elle se tire même de sa misère, car ce qui est nature aux animaux nous l�’appelons misère en

41 cf. §131 : « N�’est-il pas clair comme le jour que la condition de l�’homme est double ? » (n. s.).

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l�’homme par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd�’hui pareille à celle des animaux il est déchu d�’une meilleure nature qui lui était propre autrefois » (§117).

C�’est un des principes (sinon le principe) les plus importants dans la construction de l�’Apologie, que la dualité de la condition de l�’homme se trahisse partout parce que toute chose recèle, à sa manière, des indices des deux pôles qui s�’assignent réciproquement comme « misérable » et « heureux », et ne sauraient garder leur individualité que dans cette co-présence42 : « la misère se conclu[t] de la grandeur et la grandeur de la misère » (§122). C�’est pour faire ressortir l�’actualité obligée (quoique « étrange », comme il la désigne ailleurs) de cette perspective �– présence des extrémités qui seule les fait persister comme telles �– que Pascal qualifie d�’« ouverts », vivants, les deux « états » qui forment notre « condition » : « Ces deux états étant ouverts il est impossible que vous ne les reconnaissiez pas. | Suivez vos mouvements. Observez-vous vous-même et voyez si vous n�’y trouverez pas les caractères vivants de ces deux natures » (§149).

Nous sommes donc convoquée, par les rigueurs mêmes que « l�’évidence » de sa propre condition s�’est vu exiger pour apparaître comme telle à l�’homme, à tenir compte de ce qu�’il

42 Pour nous limiter seulement à quelques fragments représentatifs, voir §149 : « Les grandeurs et les misères de l�’homme sont tellement visibles qu�’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu�’il y a quelque grand principe de grandeur en l�’homme et qu�’il y a un grand principe de misère. Il faut encore qu�’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés. (�…) Il faut qu�’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. (�…) Voilà l�’état où les hommes se trouvent aujourd�’hui. Il lui reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature » ; §122 : « c�’est être d�’autant plus misérable qu�’on est tombé de plus haut ». Les « contrariétés » résident dans la nature même : « Contrariétés. | L�’homme est naturellement crédule, incrédule, timide, téméraire » (§124) ; voir aussi §121.

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nous semble convenable d�’appeler « divertissement par la nature même », incipient, ou tout simplement « naturel ». C�’est d�’ailleurs dans ces termes que Pascal décrit la nature du « mal » générique qui infecte �– transmission du péché d�’origine (cf. §131) �– même les « incapable[s] de volonté » (ibid.). Ainsi, il y a de l�’ « empêchement » par la nature même de « consentir » (cf. §360) à la vérité qui n�’est qu�’en Dieu (§§131, 149, etc.), de s�’y convertir : « nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l�’aimer, et�…ainsi nos devoirs nous obligeant d�’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d�’injustice » ; « les faiblesses�…nous en détournent » (n. s.) ; « il n�’y a pas d�’autre ennemi de l�’homme que la concupiscence qui les détourne de Dieu » (§269). L�’aveuglement et l�’affliction, avant d�’être grandeurs de relation, sont à leur tour des grandeurs d�’état : « voilà l�’état où les hommes sont aujourd�’hui. (�…) ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature » ; l�’homme est maintenant « dans les ténèbres qui l�’aveuglent, (�…) dans la mortalité et dans les misères qui l�’affligent » (§149).

Le §119 reprend en rassemblant et l�’idée de la présence des contraires, l�’idée de la provenance de celle-ci par rétrécissement ou évidemment d�’une « capacité » créée aux mesures sans mesure (capacité d�’amour infini, selon la Lettre sur la mort de son père�…, OC 277b) du « bien », et l�’idée de la force déterminante �– voire détournante �– « d�’elle-même » de la « concupiscence », puissance naturelle d�’aveuglement à l�’évidence présente de l�’unique bien des hommes : « Qu�’il s�’aime, car il y a en lui une nature capable de bien ; mais qu�’il n�’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu�’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu�’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu�’il se haïsse, qu�’il s�’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d�’être heureux ; mais il n�’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante. | Je voudrais donc porter l�’homme à désirer

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d�’en trouver, à être prêt et dégagé des passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s�’est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu�’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d�’elle-même, afin qu�’elle ne l�’aveuglât point pour faire son choix, et qu�’elle ne l�’arrêtât point quand il aura choisi » (n.s.). L�’obscurcissement, avant de se démarquer comme initiative �– « volontaire » donc, cf. §978 �– de l�’homme à l�’adresse d�’une vérité désagréable, marque la dépravation du fonds de volonté que la concupiscence, l�’obscurcissement de sa fin véritable (de son « objet ») au désir de béatitude qui donne du poids à la volonté. L�’ « aveuglement » primaire, fruit de la concupiscence, se précise davantage par son complément : la concupiscence aveugle quant au choix que l�’homme doit faire (« afin qu�’elle ne l�’aveuglât point pour faire son choix ») ; et ce choix consiste d�’habitude (« naturellement ») dans un redoublement, voulu, de l�’occultation originelle de la vérité �– nous l�’avons vu en action au §978, comme sous-jacent au geste plus complexe du divertissement.

d) Selon les conclusions précédentes �– il y a fait de la (vue de la) vérité �– on ne peut, par nécessité essentielle, vouloir ne pas se voir �– dans le stade de la naissance de l�’aversion qui n�’est pas dit explicitement « volontaire » ; Puisqu�’il y a, comme point de fuite, présence de la vue de soi-même. Étant donné l�’équivalence que nous avons mise en évidence entre voir et vouloir voir, cela veut dire qu�’il y a donc volonté qui porte ma vue jusque là, jusqu�’à l�’état véritable du moi, car ma vue ne porte pas sans être portée par ma volonté. La « provenance » de cette volonté ne se laisse pas si facilement déterminer, puisqu�’on ne peut pas l�’attribuer au « moi humain », qui imprègne tout ce qu�’il touche de son amour-propre, mais elle se déploie néanmoins sous les auspices de ce « moi » ; elle est assumée, car agissante, en « moi ». La « vue » involontaire et la « volonté involontaire » se soutiennent réciproquement dans la production de l�’évidence.

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En plus, comme dernière observation, ce n�’est pas seulement la vastitude ou l�’étroitesse de l�’horizon posé par la volonté qui fait apprendre la force ou la faiblesse de l�’amour / haine, mais c�’est le fait même de l�’horizon qui est fruit de l�’aversion. Comme « il n�’y a point de bornes dans les choses » (§540) et ce n�’est que « les lois [qui] en veulent mettre », le rétrécissement par « bornes » suit un rétrécissement dans la volonté, processus décrit dans ces termes par la Lettre.

*

Nous nous étions arrêtée à l�’analyse du §978 en vue d�’un repérage plus fidèle des principaux jalons dans le chemin vers / de l�’ennui. Celui-ci nous est en général livré, dans les textes pascaliens, comme affection obtenue par reste à partir de la suppression de l�’occupation / divertissement. C�’est donc ceux-ci qu�’il nous a fallu commencer à questionner, afin d�’établir ce qu�’ils occupent, à quel manque ils subviennent, ce qu�’il y a « derrière » eux. Comme occupation et divertissement se laissent fixer conceptuellement par relation aux divers facteurs (malheur de l�’état présent de l�’homme, vue et réflexion sur ce malheur, amour-propre, désir de bonheur, degrés de facticité), nous laisserons notre analyse considérer chacun de ces facteurs et en formuler la relation à notre thème, pour que le « sans divertissement » ne nous trouve pas entièrement inintelligente. En plus, les rapprochements précédents nous conduisent au commentaire des mêmes points que les circonstances du divertissement / occupation, et plus originairement celles de l�’ennui, nous avaient indiqués. Nous reprenons ici la question de ce de quoi le divertissement se divertit et que l�’occupation occupe, poursuivant dans les discussions qui suivent de distinguer, le cas échéant, les degrés de réflexivité et / ou de naturalité, plus précisément de détermination volontaire (comme nous l�’avons vu au cas de l�’aversion déclarée pour la vérité de son état) ou « involon-taire », ou devenue involontaire (comme c�’est le cas de la con-

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cupiscence qui « détermine d�’elle-même », §119). Nous allons donc examiner ce qui s�’est imposé comme le complément obligatoire d�’un verbe ou d�’un nom : refus de penser à son malheur, vue de sa condition, évidence de son état etc.

4.4. malheur

« Les raison(s) » du divertissement (cf.§136), sur lesquelles Pascal enquête après en avoir mis au jour les causes (« de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre »), sont découvertes « dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près ». Le malheur est enregistré à plusieurs niveaux : 1) celui de notre condition : faiblesse, mortalité. Ce malheur ne se consume pas dans les entrailles de la nature, mais suscite, à son tour, du malheur dans la réflexivité qui s�’y exerce : il est apte à rendre malheu-reux (misérable). 2) ce qui donne lieu au second degré de malheur �– celui du « sentiment », misère au second degré, misère d�’être misérable. C�’est de ce malheur réfléchi qu�’on a besoin d�’être « consolé », et c�’est à celui-ci que le divertis-sement apporte de la « consolation ». Comme rien ne peut consoler, il faut prétendre (et c�’est cela qui fait la vanité du divertissement) se consoler par l�’occupation. Le divertissement constitue un remède non pas au malheur naturel, mais au malheur que la réflexion (et « raisonnable » et affective, comme nous allons le voir) sur le malheur naturel suscite, chaque fois qu�’elle s�’y exerce (c�’est-à-dire en permanence, car c�’est la permanence, par innéité, de la réflexivité qui répond de la fortune du divertissement). Même « fondement » au §10 : « Les misères de la vie humaine ont fondé tout cela. Comme ils on vu cela ils ont pris le divertissement ».

Trois étapes décelables dans la décision du détourne-ment, provoquée par les deux « malheurs » : 1) il y a « misères de la vie humaine », sur lesquelles 2) s�’exerce une réflexivité, une « vue » qui a en propre de produire de la tristesse, du chagrin, du dégoût �– tous noms de l�’ennui,

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devant lequel 3) « le commun des gens » (§626, cf. §§28, 405, 407) se décident (car il est toujours question de décision, c�’est pour cela que le divertissement est lui-aussi qualifié de « misère » �– « la plus grande », §414 �–, de vice) à s�’en divertir, à le fuir. Cette distinction opérant dans la causalité propre de l�’ennui est décelable également dans d�’autres fragments43. Prenons par exemple le §133 : « Les hommes n�’ayant pu guérir la mort, la misère, l�’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n�’y point penser ». 1) Il y a mort, misère, ignorance, infirmitas naturae lapsae, que 2) je veux guérir, car 3) l�’état où ma nature est réduite ne me convient pas ; je veux une nature heureuse, une condition « toute heureuse »44, pour que 4) je puisse être heureux dans la considération de cette condition, lorsque j�’y pense. Il y a donc bonheur ou malheur à y « penser » �– ce qui fait proprement mon bonheur ou malheur. Je me divertis non de ma nature, ce qui serait inconcevable, mais de voir cette nature, en quoi je souhaite goûter mon bonheur tellement désiré. Mais cela semble ne pas suffire, car ma « condition » guette à tout pas, comme l�’ennui, pour « se répandre ». Malheur naturel qui rend malheureux celui qui, par création (cf. EG, OC 317), « veut être heureux et ne veut être qu�’heureux, et ne peut ne vouloir pas l�’être » (§134). Nous allons nous arrêter à chaque maillon de cet engrenage.

4.4.1. malheur naturel

Il y a « misère continuelle »45, ressentie par chacun à sa manière, mais dont le « contenu » reste, conceptuellement, le même, « misère » qui fournit une « raison�…bien effective » à 43 Voir aussi §§132-139. 44 Cf. §136: « Dire a un homme qu�’il soit en repos, c�’est lui dire qu�’il vive heureux. C�’est lui conseiller �…d�’avoir une condition toute heureuse et laquelle il puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d�’affliction ». 45 « Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l�’occupation qui les porte à chercher le divertissement et l�’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles » (§136).

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l�’agitation dont naissent « tous nos malheurs » (§136). Elle ne dépend pas, pour s�’attester comme malheur, de l�’instance décisionnelle de « l�’homme », mais constitue d�’emblée une donnée irrécusable. D�’abord, parce qu�’on naît avec : « Nous naissons injustes et dépravés » (§421). La dépravation innée est celle de la volonté (« la volonté est donc dépravée ») et consiste en ce que « tout tend à soi », tandis qu�’ « il faut tendre au général » (ibid.). Cette tendance dépravée de la volonté, par laquelle nous naissons injustes, consiste plus exactement à vouloir l�’amour des autres alors qu�’ « il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment » (ibid.). Nous nous « trouvons », comme au §978, dans cette « impuis-sance » (§205) d�’aimer notre unique « principe » et « fin » (ibid.) que Dieu, dans « l�’impuissance d�’adorer ce que nous ne connaissons pas et d�’aimer autre chose que nous ».

Double défaut inné, donc : ignorance et amour-propre, qui résument la culpabilité où l�’on naît : « Nous naissons si contraires à cet amour de Dieu et il est si nécessaire qu�’il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste » (ibid.). La « faiblesse » est présente indifféremment à chacun, ce qui fait que ceux qui sont « sans ces divines connaissances » arrivent à « s�’abattre dans la vue de leur faiblesse présente », par considération de la nature comme « irréparable » (§208). Ce malheur, celui d�’ « un si misérable état »46 que le nôtre,

46 « [�…] les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature », « ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien » ; « vos maladies principales sont l�’orgueil qui vous soustrait de Dieu, la concupiscence qui vous attache à la terre » �– maladies qu�’« ils [les philosophes] n�’ont pas seulement connus » pour pouvoir ainsi « donner des remèdes » comme ils le promettent. (§149) ; « aujourd�’hui [sc. dans ce second état de la nature] l�’homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu�’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l�’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l�’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par

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« infirmité de la nature »47 (§208) nous est toujours « sen-sible » ; « nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable condition » (ibid.), bref, nous sommes porteurs, même dans l�’état de justification, de « la source de toute la corruption qui [les] rend durant toute la vie sujets à l�’erreur, à la misère, à la mort, au péché » (ibid.).

Le « premier » malheur est celui de notre « malheureuse condition » (§946 ; « les incrédules�…sont assez malheureux [second malheur] par leur condition [premier malheur, attestée dans le « par »] », §162) « de la corruption et du péché » (§131) qui s�’y est transmis et l�’infecte. La source et le nom le plus puissant du « malheur naturel » est, comme nous l�’avons déjà vu, la dépravation de la volonté et sa délectation dans le mal ou concupiscence (cf. EG 1, « sa volonté...se trouve maintenant charmée par la concupiscence qui s�’est élevée dans ses membres », « ce péché ayant passé d�’Adam à toute sa postérité�…tous les hommes sortis d�’Adam naissent dans l�’ignorance, dans la concupiscence, coupables du péché d�’Adam et dignes de la mort éternelle », OC 317b). Le malheur qui se dit naturel, où tous naissent, subsiste principalement dans ces deux points, ou plutôt dans un seul, car le second en est une conséquence : concupiscence délectant la volonté, et obscurcissement de l�’esprit ou ignorance (par suite de l�’ « aveuglement surnaturel » �– § 623 �– de la volonté au seul véritable objet de béatitude, Dieu). La volonté, dévoyée par l�’aversion (détournement et haine à la fois) de Dieu du désir de béatitude qu�’elle incarne, met la félicité de l�’homme dans la créature, et c�’est ce qui fait la chair du péché : « Adam, ayant péché et s�’étant rendu digne de mort éternelle, | pour

leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse. » (§149) ; voir la liasse « Misère » et §§198, 199, 70, 414. 47 « [�…] qu�’ils [les hommes] s�’aimaient eux-mêmes, qu�’ils étaient esclaves, aveugles, malades, malheureux et pécheurs » (§271).

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punition de sa rébellion, | Dieu l�’a laissé dans l�’amour de la créature » (317b)48.

Les Écrits sur la grâce tracent de manière claire et concise les principaux points doctrinaux, puisés dans St. Augustin49, concernant « les deux états des hommes avant et après le péché » et les « deux sentiments » que celui-ci montre « con-venables à ces deux états » (OC 317a). Nous y ferons appel pour éclairer la signification de ces que les Pensées appellent « malheur naturel », car même si nous pouvons convenir sur certains déplacements de point de vue ou de prédilection dans les Pensées par rapport aux Écrits, ceux-là ne sauraient aucunement atteindre la doctrine défendue par les derniers et les Provinciales, et il n�’y a aucun doute que les fondements doctrinaux sur lesquels Pascal établit l�’édifice des Pensées restent fidèles à l�’élaboration qu�’en donnent les Écrits.

Au premier Écrit, il est posé que « Adam �…s�’est révolté contre Dieu par un libre

mouvement de sa volonté50�… a corrompu et infecté toute la masse des hommes » (OC 313a).

« sa volonté,�…s�’est trouvée remplie de concupiscence que le Diable y a semée, et non pas Dieu. | La concupiscence s�’est donc élevée dans ses membres et a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres on rempli son esprit de telle sorte que sa volonté, auparavant�…suivant, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu�’il connaissait de plus convenable à sa félicité, se trouve maintenant charmée par la concupiscence qui s�’est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très juste, très éclairé, est obscurci et dans l�’ignorance.|�… Tous les hommes sortis d�’Adam naissent dans

48 « Et sa volonté, laquelle auparavant n�’était en aucune sorte attirée vers la créature par aucune concupiscence�… », 317b. 49 Pour les sources augustiniens de la doctrine de la grâce que Pascal expose �– dans les Écrits sur la grâce, en particulier, mais qu�’il reprend également dans les Pensées �–, voir Ph. Sellier, op. cit., la section « La grâce souveraine », pp. 230-354, surtout pp. 236-256, 268-294. 50 OC 313b : « la damnation [provient] de la volonté des hommes »

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l�’ignorance, dans la concupiscence, coupables du péché d�’Adam et dignes de la mort éternelle.

Le libre arbitre est demeuré flexible au bien et au mal ; mais avec cette différence, qu�’au lieu qu�’en Adam il n�’avait aucun chatouillement au mal, et qu�’il lui suffisait de connaître le bien pour s�’y pouvoir porter, maintenant il a une suavité et une délectation si puissante dans le mal par la concupiscence qu�’infailliblement il s�’y porte de lui-même comme à son bien, et qu�’il le choisit volontairement et très librement et avec joie comme l�’objet où il sent sa béatitude. » (OC 317a)

Qu�’est-ce que l�’ensemble de ces fragments pose ? 1) Les Écrits distinguent entre volonté et libre arbitre. La

volonté est présentée comme ce qui est mû, ou ce qui se meut par désir de béatitude. Le désir de béatitude se distingue de la faculté du libre arbitre. La volonté est plutôt vue comme fonds de (la) volonté, comme instance définie par le désir de bonheur, comme poids de l�’âme / esprit.51

Le libre arbitre est ce qui décide de l�’orientation particulière de la volonté ; c�’est lui qui choisit proprement dit. Il peut fléchir au bien ou au mal,52 « suivant son bon plaisir » (cela, jusqu�’à la chute ; ensuite, il peut toujours fléchir, mais n�’a plus de plaisir bon).

La volonté a pour trait essentiel de suivre l�’objet de félicité ; le libre arbitre choisit cet objet et l�’assigne comme tâche à la volonté. On veut généralement sa félicité par la 51 C�’est St. Augustin qui pose le désir de bonheur comme premier principe de la volonté, par exemple Conf., X, 21, Sermo 306 de diversis 112, 3 : « Omnis autem homo, qualiscumque sit, beatus vult esse. Hoc nemo est qui non velit�… », comme son poids « Pondus meum amor meus ; eo feror quocumque feror » (Conf., XIII, 9), De Civ. Dei, XI, 28. La tension qui entraîne la volonté est l�’amour ou délectation, In. Ps. 9, 15 ; De musica, VI, 11. Voir Sellier, op. cit., 82-83, 111-113. « C�’est seulement à sa cime que la volonté devient l�’équivalent du libre arbitre et la souveraine de toutes les décisions ». 52 « De sorte que son libre arbitre pouvait, comme maître de cette grâce suffisante, la rendre vaine ou efficace, suivant son bon plaisir », OC 317b.

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volonté, et on veut une certaine félicité par la décision du libre arbitre.

Notons encore que le désir de béatitude est en quelque sorte « au-delà du bien et du mal », il n�’est pas dit bon ou mauvais lui même, en tant que volonté, il est « indifférent[e] pour le bien et pour le mal ».

2) Le libre arbitre choisissant la créature au lieu du Créateur, la volonté aimera53 la créature (cf. « Dieu l�’a laissé dans l�’amour de la créature », OC 317b) ; et lors de son penchant vers la créature, « la volonté s�’est trouvée remplie de concupiscence ». Son choix n�’a donc de poids autre que celui de la volonté. La concupiscence est dans la volonté, la corruption est celle de la volonté, la délectation, comme nous verrons, de même. Avant la chute, il appartenait au libre arbitre de l�’homme de s�’approcher ou de s�’éloigner de Dieu (OC 331a-b), d�’user dans une direction ou dans une autre, bien ou mal, du secours suffisant dont il disposait ; la persévérance y était soumise. C�’est ainsi qu�’on peut parler, avant la chute, d�’une « liberté de la volonté » (OC 331a), tandis que « l�’homme [est] aujourd�’hui esclave de la délec-tation » (332b) du mal ou de la grâce, « de la chair ou �…de l�’esprit, et il n�’est délivré d�’une de ces dominations que par l�’autre ». Ce qui est en jeu, c�’est « le pouvoir soumis au libéral arbitre » (331b). L�’homme disposait d�’un tel pouvoir « prochain » avant la chute, il n�’en dispose plus après : « Saint Augustin soutient que le libre arbitre n�’est point maintenant capable de ce pouvoir prochain » (331b). Si auparavant le libre arbitre pouvait disposer des mouvements de la volonté (317b, 331a-b, 332a), c�’est à l�’intérieur de la concupiscence (318a, 331a) ou généralement de la délectation (331-332) qu�’il choisit maintenant (318a, 331a-b, 332b). Il y a faculté du libre arbitre (333a), mais celui-ci ne peut plus être « indifférent » (sc. « ni forcé, ni attiré de part ni d�’autre », 53 La traduction du désir de bonheur comme amour �– la volonté est ce qui naturellement aime (cf. §423) �– constitue de nouveau un thème augustinien, cf. Sellier, op.cit., pp. 113-114.

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« n�’était attiré par aucune concupiscence », 332a) ; il y a encore « liberté » (333a, 317b) de l�’homme, mais la liberté n�’est plus celle de la volonté, celle-ci « résiste » par « bonne ou mauvaise convoitise » à l�’exercice du libre arbitre : « au lieu que dans la liberté [sc. pour ce qui est du libre arbitre] de l�’homme dans les deux conditions, c�’est la volonté qui est elle-même liée, et liée par délectation » (333a). Il y a « deux libertés » distinctes, ante- et post-lapsaire, la première « indifférente » au sens ou rien ne l�’attirait ou lui résistait de la part de la volonté (« Adam�…était entièrement libre et dégagé », 332a), la seconde « esclave » de la délectation qui attire la volonté (« Il est maintenant esclave de la délectation ; ce qui le délecte davantage l�’attire infailliblement », 332a, etc.). Autrement dit, si auparavant il y avait empire du libre arbitre sur la volonté, par pouvoir prochain et suffisant, maintenant c�’est la volonté qui impose au libre arbitre, selon la loi de la plus grande délectation : quod amplius delectat, secundum id operemur necesse est. Que « l�’homme �…sui[ve] infailliblement celle [sc. la délectation] de la chair ou celle de l�’esprit », cela pourrait se traduire comme : le libre arbitre ou « la liberté » (qui traduit ou fait l�’homme54 suit infailliblement la (délectation de la) volonté ; c�’est maintenant la volonté qui exerce son empire sur l�’homme.

Récapitulons : le « malheur naturel de notre condition » est bien celui du second « état » « dans la nature humaine » (312b) que « les disciples de saint Augustin » « considèrent », au Premier Écrit : « l�’état où elle [la nature humaine] a été réduite par le péché et la révolte du premier homme, et par

54 C�’est le libre arbitre qui indique l�’orientation de l�’individu par rapport au fonds de volonté dépravée ou guérie, par exemple OC 318 a-b : « de sorte que ceux à qui il plaît à Dieu de donner cette grâce, se portent d�’eux-mêmes par leur libre arbitre à préférer infailliblement Dieu à la créature », « ils méritent la gloire et par le secours de cette grâce qui a surmonté la concupiscence, et par leur propre choix et le mouvement de leur libre arbitre qui s�’y est porté de soi-même volontairement et librement ».

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lequel elle est devenue souillée, abominable et détestable aux yeux de Dieu » (312b). Cette corruption suit le « mouvement de sa volonté [d�’Adam] » par lequel celui-ci, ayant « mal usé », par son libre arbitre, de la grâce suffisante que Dieu avec justice lui accordait (cf. 313a), « se révolta contre Dieu » (313a, 317b). Le malheur naturel est celui de toute la nature humaine qui pécha en Adam (318b), et par là elle « naît digne de damnation avec les deux fléaux de l�’ignorance et de la concupiscence ». Le libre arbitre ayant mal choisi, il se laisse maintenant choisir par la délectation son champ d�’exercice, quoiqu�’il n�’ait pas perdu sa flexibilité au bien et au mal. Il se porte au mal « comme à son bien » (318a) c�’est là que son inanité est manifeste. C�’est la délectation (concupiscence aussi bien que grâce) qui lui assigne son bien. Le libre arbitre choisit le mal comme son bien, au cas de la concupiscence, parce qu�’il y voit (ou « sent », 318a) sa béatitude ; tel est le cas aussi pour « la loi de Dieu » que choisit le libre arbitre « charmé par des douceurs et par les plaisirs que le Saint-Esprit lui inspire ». Le libre arbitre ne fait plus qu�’acquiescer aux bonnes ou mauvaises délectations de la volonté, qu�’il ne pose plus lui-même, mais en est mû ; le bien ou le mal de l�’homme ne révèlent plus le penchant du libre arbitre, mais la bonté ou la culpabilité d�’une délectation ou de l�’autre.

Se trouvant dans ce « malheur naturel » que le divertis-sement élude et dont l�’ennui désespère ou s�’attriste, le bien que choisira « volontairement et très librement et avec joie » « l�’homme » par son libre arbitre �– qui ne perd pas sa fonction de décider concrètement de la tournure de toutes ses actions �– sera infailliblement le mal qui fait la félicité de la concupiscence. Le libre arbitre se porte donc à « l�’unique bien des hommes [qui] consiste�…à être divertis de penser à leur condition » (§136). Sans que cela implique un mouvement particulier de notre volonté, le « malheur naturel » désigne bien l�’état de celle-ci de « vouloir et ne pas pouvoir » (§75)55 : 55 Le §198 offre une description globale du paysage désolant de la « condition » présente, tel que le contemple (ou non, selon V. Carraud,

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« personne, sans la foi, n�’est arrivé à ce point [sc. d�’être heureux] où tous visent continuellement » (§148, cf. §401). « Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu�’heureux, et ne peut ne vouloir pas être. Mais comment s�’y prendra(-t-)il�…. » (§134). « Vouloir et ne pas pouvoir » se dit de la volonté et du libre arbitre : la volonté désire en général la béatitude et est impuissante à ne pas la désirer, mais l�’homme ne peut, par inanité du libre arbitre, se porter vers d�’autre béatitude que dans le mal, le libre arbitre étant maintenant sans pouvoir (prochain).

Plus radicalement encore, l�’impuissance par rapport aux exigences de la volonté se retrouve même à l�’intérieur de celle-ci : vouloir et ne pas pouvoir, c�’est vouloir et ne pas (pouvoir) vouloir ; c�’est une situation générale, mais qui paraît le plus évidemment chez ceux qui veulent trouver la vraie religion qui réponde à la question de « l�’immortalité de notre âme » (§427) et ne sont pourtant pas arrivés à la connaître, leur volonté étant encore dans la délectation du mal. Ils cherchent à tâtons dans l�’obscurité où le péché les a jetés, mais ils n�’y trouvent des lumières que si Dieu leur donne la bonne volonté d�’en connaître. Ils recherchent étant encore dans le malheur, à la différence de ceux qui recherchent ayant connu la délectation de l�’Esprit, dont la volonté a auparavant été renouvelée.

op. cit., pp. 403-422), l�’effrayé : « [en voyant] l�’aveuglement et la misère de l�’homme, en regardant tout l�’univers muet et l�’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l�’univers sans savoir qui l�’y a mis, ce qu�’il y est venu faire, ce qu�’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j�’entre en effroi (�…) et sur cela j�’admire comment on n�’entre point en désespoir d�’un si misérable état ». C�’est le divertissement, ici sous l�’espèce de « l�’égarement », qui vient l�’empêcher : « ces misérables égarés, ayant regardé autour d�’eux et ayant vu quelques objets plaisants s�’y sont donnés et s�’y sont attachés ». Une des meilleures évidences que le divertissement est une option et non pas une nécessité, aussi est-il « blâmable » (cf. §136) ; et que c�’est la propre disponibilité, et non pas l�’attraction « nécessaire » des « objets », qui prédomine dans « l�’attachement ».

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Reste encore à interroger l�’équivalence, qui n�’est pas si facilement nécessaire, entre corruption et malheur de la nature. Pourquoi ce que les Écrits sur la grâce, aussi bien qu�’une bonne partie des Pensées (surtout lorsqu�’il s�’agit de mises au point doctrinales) désignent de préférence comme « corruption » ou « dépravation »56, est rendu dans d�’autres cas comme « malheur » ? En quoi ce qui est corruption dans la nature m�’est-il malheur ?

4.4.2. malheur comme malheur

Nous retrouvons ainsi le deuxième point de notre interrogation, auquel nous avons distingué deux étapes : a) la réception de ce malheur naturel comme malheur, par un « sentiment de la misère » agissant infailliblement, la liberté de l�’homme n�’étant pas atteinte par son surgissement ; b) un mouvement connexe de fuite (le divertissement), cette fois-ci explicitement coupable, car indiscutablement et chaque fois volontaire, mais qui ne laisse pourtant pas de définir la conduite commune (naturelle) par rapport à l�’ennui (tristesse, malheur insupportable, « abattement du c�œur » �– comme Pascal choisit parfois de le décrire57).

La jonction de ces deux points est si constante (écho, en cela, de la succession « bien effective », cf. §136 des choses mêmes) dans les pensées qui en traitent, et néanmoins si centrale pour la compréhension de l�’ennui, qu�’il faudra ne pas mépriser, là où Pascal s�’emploie à la rendre visible, l�’évidence de leur séparation à l�’intérieur (ou non) de cette jonction, chaque fois que notre lecture saura la laisser paraître.

Lisons ce double fait (on s�’y trouve toujours) du malheur comme malheur au §75 : « (�…) l�’homme sans Dieu est dans 56 §§149, 449, 416, 444, 446, etc. 57 §§432, 629, 208, ou l�’occurrence remarquable de la 8e Lettre aux Roannez, OC 269b : « si elle ne réussissait pas, j�’en craindrais cette mauvaise tristesse dont saint Paul dit qu�’elle donne la mort [II Cor., 7, 10], au lieu qu�’il y en a une autre qui donne la vie. (�…) Mais si elle réussisait mal, il ne devrait pas en tomber dans l�’abattement (�…) ».

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l�’ignorance de tout et dans un malheur inévitable, car c�’est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir. Or il veut être heureux et assuré de quelque vérité. Et cependant il ne peut ni savoir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même douter58 ». Il y a le fait de l�’être sans Dieu et le fait de la transcription de celui-ci en malheur (« un malheur inévita-ble »). « Car » le « sans Dieu », laissant l�’homme dépourvu de la puissance de communication avec et à Dieu, ne manque pas de le laisser toujours désireux de « son unique bien », qui est cette communication même59. C�’est là que se lisent « des caractères ineffaçables d�’excellence » (§208), bref la « gran-deur » de l�’homme (voir liasse VI) qu�’ « il [est] plus clair que le jour que nous sentons en nous-mêmes » (§208).

a) L�’état présent de la nature advient à « l�’homme », donc, comme malheur, en malheur, et c�’est cet « enregistre-ment » de la corruption de la nature en malheur que nous essayerons de comprendre ici. Le §136 pose comme principe à la recherche du divertissement le « ressentiment » du pro-pre état de « misère » : « Ils ont un autre instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l�’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ». L�’ « inconstance » (autre nom de l�’ « agitation », de la « chasse ») a son principe, en un même sens, dans « le sentiment de la fausseté des plaisirs présents » (§73).

Le §10 fait précéder la décision au divertissement par une « vue », toujours des « misères » : « Les misères de la vie humaine ont fondé tout cela. Comme ils ont vu cela ils ont pris le divertissement » (n. s.). Bon nombre des fragments qui établissent une succession dans le divertissement placent cette instance qui précède et instigue à s�’occuper ou à s�’agiter dans la « pensée » à « notre condition » : « Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d�’y penser » (§70)60. 58 Voilà du bien étonnant pour Descartes : l�’homme n�’est pas capable de doute. 59 Cf.§§401, 148. 60 Cf. §§ 136-139.

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Le « sentiment » joint à la « vue de leur faiblesse pré-sente » se précise au §208 comme « abattement »61 (« s�’abattre dans la vue de leur faiblesse présente »), « horrible abatte-ment de c�œur » (§629) touchant de près au « désespoir » qu�’engendre un « abaissement » hors de la loi de la « simpli-cité » évangélique (§208) qui rend capable de « s�’abaisse[r] sans désespoir » (§212)62. Une autre affection réflexive sur la « condition » présente, affection sur laquelle nous aurons l�’occasion de nous arrêter plus longuement, afin d�’en établir la relation à l�’ennui, c�’est « l�’effroi » (§§198, 199). Nous n�’allons pas l�’étudier ici, son statut n�’étant pas identique à celui des « sentiments » portant au divertissement ; nous verrons que, même s�’il est toujours question d�’une réflexivité sur une même « condition » qui porte et à s�’ennuyer et à s�’effrayer, il s�’agit de registres distincts de réflexivité.

Au §427, la fidélité au « sentiment » se traduit dans l�’épreuve du « malheur » ; sans être « injustes » (car ils « cher-chent en gémissant » �– §405 ou « gémissent sincèrement » �– §427), ceux qui n�’auront pas « perdu tout sentiment » sont simplement « malheureux » (ou « malheureux et raison-nables »63, ce qui nous indique que ce « sentiment » est conforme à et a le caractère de la rationalité64). C�’est la fidélité à ce « sentiment », manifestée sous la modalité de la « recherche », de la persistance dans le « doute » (ibid.), qui distingue « le

61 Dans le même fragment, Pascal avait écrit « abattement », puis remplacé par « désespoir » : « s�’ils reconnaissent l�’infirmité de la nature, ils en ignorent la dignité, de sorte qu�’ils pouvaient bien éviter la vanité mais c�’était en se précipitant dans {l�’abattement} le désespoir ». 62 Cf. §§351, 352, 353, 354, 358. 63 §§160, 427. 64 Car c�’est l�’ignorance la plus « monstrueuse » (§427) que de « négliger » (ibid.) la question de la vraie religion, qui nous importe souverainement. « Rien n�’accuse davantage une extrême faiblesse d�’esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d�’un homme sans Dieu », « il y a deux sortes de personnes qu�’on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur c�œur parce qu�’ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur c�œur parce qu�’ils ne le connaissent pas » (§427).

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 95

commun des gens » visés par l�’invective pascalienne d�’avec ceux qui sont dignes de sa compassion (ibid.). Mais n�’allons pas encore si vite au problème du « choix », restons aux autres données communes aux deux catégories. Au §428, ce « sentiment » se précise comme « sentiment[s] de la nature », et la différence entre « malheureux et raisonnables » et « malheureux et déraisonnables » (§160, etc.) consiste dans le choix de « l�’aveuglement » (§428) �– par là « injuste », §427 �– par rapport aux « premières vues du sens commun et [aux] sentiments de la nature ». Et qu�’est-ce que seraient ces « sentiments » ? �– : « [Car il est indubitable] que le temps de cette vie n�’est qu�’un instant, que l�’état de la mort est éternel, de quelque nature qu�’il puisse être » (§428), « qu�’il n�’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu�’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d�’années, dans l�’horrible nécessité d�’être éternellement ou anéantis ou malheureux » (§427). Ce sont les pensées dont le « déraisonnable », « l�’insouciant » et surtout le « malheureux » se détourne ou se divertit. L�’invective de Pascal vise ceux qui, « en en [de l�’éternité] détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement », en s�’adonnant au divertissement (cf. §136 etc.)65. L�’ennui ne se distrait pas, il est par contre provoqué, ou « laissé paraître » par la « vue de leurs misères », etc. Tandis que le divertissement le néglige, l�’ennui se soucie de soi-même (cf. §§427, 428).

I.5. GRANDEUR DANS L�’ENNUI

Il y a sans doute une certaine « grandeur » dans ce « sentiment », même si le « choix » ultérieur lui réserve un sort ingrat ; il s�’agit même, in nuce, d�’un premier degré de ce que la

65 « Je blâme également et ceux qui prennent parti de louer l�’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant » (§405).

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« grandeur » a de plus propre : la connaissance de la misère (« En un mot l�’homme connaît qu�’il est misérable. Il est donc misérable puisqu�’il l�’est, mais il est bien grand puisqu�’il le connaît » §§122,114). Même s�’il ne s�’agit pas, dans l�’engrenage du divertissement, d�’une connaissance que seul « l�’homme » puisse recevoir (tandis qu�’ici, l�’homme cherche à s�’occuper, donc à ne pas se connaître ou se voir), on parle, plus modestement, d�’une « vue » ou d�’un « sentiment » de « soi-même » qui fait qu�’on puisse choisir de ne pas en savoir / sentir plus. Cette étape de notre parcours nous permet d�’envisager les concepts centraux de « grandeur » et « misère » (et nous n�’en resterons pas uniquement à eux) comme « un chiffre à double sens » (§260) ; il s�’agit toujours d�’un effet du principe que pour l�’estimation de l�’un des deux « états ouverts » qui constitue la « condition double » de l�’homme (§131), la présence et la manifestation complémentaires des deux sont exigées (§§208, 214, 205, 239, 131, 149, 119, etc.).

Nous avons auparavant insisté sur le fait que ce qui provoquait le mouvement d�’occultation de la vérité était la vue perpétuelle de celle-ci, s�’imposant au moi et l�’incom-modant, car elle lui donnait à voir sa misère tandis que celui-ci se voulait digne d�’amour et donc sans défauts qui puissent le rendre haïssable. La grandeur consistant en la connais-sance de sa misère se dit donc doublement : 1) Grandeur « inconditionnée », grandeur en tout cas, dans l�’amour-propre même �– par la connaissance qu�’il empêche (d�’autres fragments dans la même liasse parlent, d�’ailleurs, d�’un bon usage de la concupiscence : §§118, 106). Il y a grandeur de ne pas vouloir connaître sa misère. 2) Grandeur de connaître sa misère [sc. de vouloir la connaître], qui se donne par grâce.

« La grandeur de l�’homme est grande en ce qu�’il se connaît misérable », et petite en ce qu�’il ne se connaît pas tel �– ajouterions-nous. Pourquoi Pascal aurait-il redoublé le nom par l�’adjectif qui le reprend en le subvertissant, en y discriminant, s�’il n�’avait pas senti le besoin de distinguer entre « une grandeur grande » et une « petite »?

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 97

La grandeur se tire donc de la misère, non pas au sens où celle-ci serait une donnée, visible et maniable par tous ; c�’est pour cela qu�’elle ne s�’appelle « misère » qu�’ « à l�’homme » et non point « aux animaux ». En plus, ce n�’est qu�’en l�’appelant misère, en la posant telle, que nous « reconnaissons que sa nature étant aujourd�’hui pareille à celle des animaux il est déchu d�’une meilleure nature qui lui était propre autrefois ». Seule la perspective de la déchéance nous donne à voir la misère ; la « nature » d�’« aujourd�’hui » n�’est déplorable qu�’à l`opinion avertie d�’un « auparavant » qui crée un écart au sein de cet « aujourd�’hui » même, qu�’au regard qui ait parcouru et pris en compte la distance des deux états, et en ait assumé la perspective66. Ce qui nous est confirmé rigoureusement au §437 : « On n�’est pas misérable sans sentiment : une maison ruinée ne l�’est pas. Il n�’y a que l�’homme de misérable. Ego vir videns. » (n. s.) L�’homme est le seul à être misérable car il est le seul à avoir du sentiment (ou) de la perspective: sentir sa misère, c�’est sentir d�’où on est tombé ; la distance entre « sentir » et « connaître » la « condition » est parcourue par « la vraie religion », distance que l�’Apologie par son projet même tente de parcourir ou, en en dépeignant l�’imminence, d�’en donner au moins l�’envie. Toute sa logique et ses stratégies se déploient à partir de et en vue de l�’évidence « première », souveraine, de la « duplicité de l�’homme » (« cette duplicité de l�’homme est si visible�… », §629)67. « Connaître » la condition, ce n�’est qu�’à celui qui « connaît » la dualité de celle-ci, en même temps que la « raison » de cette dualité. « Sentir » la

66 §352 : « l�’incarnation montre à l�’homme la grandeur de sa misère par la grandeur du remède qu�’il a fallu » . 67 Citons seulement le §6, qui esquisse un schéma de la future Apologie : « (1.) Partie. Misère de l�’homme sans Dieu. | (2.) Partie. Félicité de l�’homme avec Dieu. | autrement | (1.) Part. Que la nature est corrompue, par la nature même. | Partie. Qu�’il y a un Réparateur, par l�’Écriture ». Pour la stratification du projet pascalien et ses étapes probables, voir P. Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, Universitas, Paris, Voltaire Foundation, Oxford, 1996.

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« condition », cela se donne à n�’importe qui se trouve, pour quelques instances, sans divertissement.

5.1. sentir sa déchéance : l�’ennui en absence

C�’est de cette manière que Pascal préfère retrouver la plupart du temps « l�’ennui » : comme « sentiment » (dont les manifestations, comme nous l�’avons vu, se laissent enregistrer et énoncer selon les divers visages d�’une réflexivité caractéris-tique de l�’homme) que dévoile la cessation du divertissement. Ainsi au §36 : « Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d�’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c�’est bien être malheureux que d�’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu�’on est réduit à se considérer, et à n�’en être point diverti » (n. s). De même au §622 : « Ennui. | Rien n�’est si insupportable à l�’homme que d�’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. | Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. | Incontinent il sortira du fond de son âme, l�’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ». De quoi le divertissement peut-il donc contribuer à « empêcher l�’ennui de se répandre », puisque ce « sentiment » ne laisse d�’être secrété au plus « humain » de l�’homme ? C�’est que lorsque l�’occupation cesse, l�’on « sent » sa « condition » cette fois-ci non plus « naturellement », mais (aussi) (par) là où l�’on s�’employait à se divertir ; autrement dit, le « sentiment » d�’être misérable ne se manifeste plus uniquement comme occulté, comme point de fuite, mais il est laissé paraître, se déployer et retentir dans toute son ampleur. Si dans le divertissement il s�’agit toujours d�’un choix (§§10, 978, etc.) �– c�’est pour cela qu�’il est coupable (§§136, 414) �–, c�’est l�’instance de ce choix que l�’ennui envahit et inquiète, sinon paralyse. Expliquons-nous.

Dans le cas d�’un « sujet de la nature », qu�’il soit ou non secondé par un « sujet de grâce »68 (que la volonté, c�’est-à- 68 Entretien�…, 296b.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 99

dire, ait été ou non transformée par la grâce et que Dieu ait incliné ou non le c�œur à croire en lui), c�’est la concupiscence qui « détermine d�’elle-même » le sujet dans son choix (cf. §119), et celui-ci trouve son bien dans le mal. C�’est la concupiscence (amour-propre, comme maladie de la volonté, voir §§978, 933) qui porte « le moi humain » à se divertir d�’un moi non-aimable (prolongeant, par ce choix même, sa défectuosité) ; or l�’ennui découvre ce moi haïssable, en même temps que le désir infaillible d�’amabilité : c�’est en cela que son « surgissement » est si difficile à soutenir. Car il faudrait soutenir le désir d�’être aimé par un objet convenable, ce qui n�’est pas le cas ; la persistance dans l�’ennui équivaudrait donc à l�’insistance de trouver d�’aimable dans le moi, et il n�’y a d�’aimable, en moi, de non-défectueux, de non-corrompu, que de ce qui est, en moi, à Dieu69 (§§616, 617, 618).

Ainsi, le moi, pour rester « humain » (cf. §978), ne s�’épuise pas dans les assauts où il se livre contre la « vérité », mais persiste, par-dessus d�’eux, à viser ce qu�’il veut à tout prix couvrir. C�’est ce qu`indique le scholium que la seconde partie du §117 : « Car qui se trouve malheureux de n�’être pas roi sinon un roi dépossédé. (�…) on trouvait Persée si malheureux de n�’être plus roi, parce que sa condition était de l�’être toujours qu�’on trouvait étrange de ce qu�’il supportait la vie ». La fuite de l�’ennui qu�’incarne le divertissement se laisse esquisser, elle aussi, doublement, selon les deux modes d�’existence de ce qui, en l�’homme, n�’est pas lui-même (ce qui ferait de lui un possible objet d�’amour) : a) si l�’une des deux composantes de notre « condition » est donnée par l�’ « instinct impuissant du bonheur » qui reste de la « première

69 Voir §§618, 407, 564 : « La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l�’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d�’un chacun de tous les hommes. Or il n�’y a que l�’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n�’est pas nous ».

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nature » et suscite des « mouvements de grandeur et de gloire que l�’épreuve de tant de misères ne peut étouffer » (§149), c�’est premièrement (par) celui-ci que le divertissement fuit (et Pascal va l�’en déclarer explicitement comme source, au §136) ; c�’est d�’ailleurs ce « reste » qui, nous l�’avons vu, révèle le « moi » comme défectueux, constituant le pôle présent par rapport auquel le défaut est défaut.

Le dévoilement de notre « condition » double pose « l�’homme » (y compris / c�’est-à-dire ce par où il se divertit) devant les « contradictions » des deux « natures » ou « états » coexistant en lui et manifestes70 (« ouvertes ») (« L�’homme ne sait à quel rang se mettre, il est si visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables », §400). C�’est cette « ouverture », évidence, visibilité ou manifesteté qui (1) rend la duplicité de la condition présente, et tout ce qui va avec, un fait, et (2) répond de « l�’inévitable » du malheur (de l�’ennui) : si la condition présente de l�’homme rassemble ces deux aspects (§§470, 471, 468, etc.), que « l�’homme est fait pour Dieu », qu�’il « n�’est heureux qu�’en Dieu » et que pourtant il est « si contraire à Dieu » (§399), se trouver devant ces contradictions �– par la vue de soi-même, point d�’inflexion du divertissement �– apporte nécessairement, manifestement, le manque de bonheur. Car cela ne donne à voir rien d�’autre que « son abandon », « son insuffisance, sa dépendance, son impuis-sance, son vide » (§622) �– tous noms de la « capacité vide » de Dieu (§§119, 117, Lettre�…). Comme la capacité reste �– « grandeur » �–, son vide est étrangement manifeste et ne

70 « [�…] leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l�’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse » (§470), « il n�’y a rien sur la terre qui ne montre ou la misère de l�’homme ou la miséricorde de Dieu, ou l�’impuissance de l�’homme sans Dieu ou la puissance de l�’homme avec Dieu » (§468) ; « L�’homme ne sait à quel rang se mettre, il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver » (n. s.).

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 101

laisse même pas d�’ « envahir », de « surgir », comme senti-ment de la co-présence des extrémités de l�’intervalle lapsaire.

L�’intervalle est toujours reçu comme « misérable » (« malheureusement déchus »), et c�’est lui-même qui fait sa propre herméneutique. Partout où il y a « malheur », il y a intervalle de malheur, de chute, « vide ». Voir sa condition, c�’est se trouver, avec son « tout » (comprenant, c�’est-à-dire, l�’instance du divertissement), devant un intervalle vide, donc misérable. La variante plus faible de la « connaissance » (qui n�’est acquise qu�’avec la foi71), le « sentiment », de la misère, ne laisse pour cela d�’accompagner silencieusement l�’inter-valle malheureux et �– dans la mesure où c�’est celui-ci qui administre la « condition » présente �– nous-mêmes. « Senti-ment » de la « condition », l�’ennui paraît « incontinent » (§622) car il a « des racines naturelles » au « fond du c�œur » �– qui n�’est pas seulement porteur de l�’instinct du vrai bonheur, mais s�’avère aussi « creux et plein d�’ordure » (§139) et se dit figmentum malum car rempli de concupiscence (§211). La « nature double » attestant partout l�’échec du désir d�’être heureux �– dont la corruption fait à proprement parler la corruption de celle-là �–, l�’orientation essentielle de sa volonté (§401), son « désir�…naturel » (§148), se trouveraient contre-dites à chaque pas, donc paralysées.

5.2. la désertion : ennui en présence

Si la grâce a déjà trouvé un « sujet » dans l�’homme, l�’ennui devient exponentiellement grave, voire pesant, « insupportable » : car maintenant il y a manifestement et (car) volontairement quelque chose d�’aimable en l�’homme, et la volonté est d�’autant plus coupable qu�’elle est maintenant

71 « J�’avoue qu�’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité ; car la nature est telle, qu�’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l�’homme, et hors de l�’homme, et une nature corrompue » (§471) ; voir §131, etc.

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transformée et apte à aller à son bien véritable. L�’« homme » n�’est plus « paralysé » devant la détermination de sa concu-piscence, devant son impuissance (§§199, 208, 214, 216) à « démêler » le « n�œud de sa condition » (§131), à trouver d�’aimable dans le malheur qui la « marque ». Ses « yeux » ne sont plus « aveuglés », mais « la vraie religion » les « ouvre » à « voir « la vérité de son état » (§131, cf. Sur la conversion du pécheur, OC 290-291). L�’ennui, dans ce second cas, marque toujours la présence et efficacité du « sujet naturel » du vice, « qui y [est] encore ». Maintenant, la concupiscence ne détermine plus d�’elle-même en aveuglant, mais en « arrêt[ant] » (cf. §119). L�’ennui, arrêt devant la force de la concupiscence, s�’oppose maintenant directement à la volonté divine, présente par la grâce dans le « c�œur nouveau » : lorsque l�’homme, persistant dans la concupiscence, ressent l�’ennui, celui-ci est le premier signe (car il signale infail-liblement la « considération » de la « condition » du point de vue du damné, conduit par la concupiscence) de l�’aveu-glement cette fois-ci voulu, non plus « naturel » à la volonté rédemptrice. Si, dans l�’ennui, l�’homme se trouve impuissant devant la concupiscence par laquelle il agit, s�’il se sent malheureux car il voit « plus clair que le jour » sa « misère » et la distance impraticable à son véritable bien, dans le cas où Dieu a « daigné toucher l�’âme » �– et donc lui donner un moi aimable pour exercer sa capacité d�’amour jusqu�’alors « vide » (car le fini de l�’amour-propre s�’anéantit dans la présence d�’un vide « infiniment infini », §308, incommensurable à la fini-tude de l�’amour humain �– qui « au fond, n�’est que haine ») �– la présence de l�’ennui atteste rigoureusement la détermi-nation, dans « l�’homme », de la concupiscence, donc du sujet de la nature, et donc du manque de consentement de la liberté au bien qui lui est maintenant présent par la grâce.

L�’étude de l�’efficacité de ce « sentiment » ou « vue » de soi-même qui joue essentiellement dans l�’ennui et dans le divertissement sera obligée de s�’arrêter sur plusieurs facteurs qui s�’y conjuguent : le rôle de l�’instinct du bonheur comme

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 103

source du divertissement et comme ce qui le voue en même temps à l�’échec, la question connexe du divertissement en quête du souverain bien, pour définir finalement l�’ennui comme signal de l�’échec de cette quête. Cela nous permettra d�’envisager plus directement l�’ennui comme relevant de la vanité �– vide d�’une capacité, impuissance d�’une puissance (d�’aimer), abandon de « l�’homme » au « moi humain », néant (que le péché creuse dans l�’ «être véritable » de l�’homme), « infiniment infini » réduit (et en même temps irréductible) à l�’infiniment fini (voir §308).

I.6. INSTINCT DU BONHEUR

« Vous savez quel sentiment les philosophes ont eu sur ce sujet : Tous ont tenu pour maxime que la nature abhorre le vide ; et presque tous, passant plus avant, ont soutenu qu�’elle ne peut l�’admettre, et qu�’elle se détruirait elle-même plutôt que de le souffrir. J�’ai travaillé, dans mon abrégé du traité du vide, à détruire cette dernière opinion, et je crois que les expériences que j�’ai rapportées suffisent pour faire voir manifestement que la nature peut souffrir et souffre en effet un espace, si grand que l�’on voudra, vide de toutes les matières qui sont en notre connaissance, et qui tombent sous nos sens. Je travaille maintenant à examiner la vérité de la première, et à chercher des expériences qui fassent voir si les effets que l�’on attribue à l�’horreur du vide, doivent être véritable-ment attribués à cette horreur du vide, ou s�’ils le doivent être à la pesanteur et pression de l�’air ; car, pour ouvrir franchement ma pensée, (�…) j�’incline bien plus à imputer tous ces effets à la pesanteur et pression de l�’air, parce que je ne les considère que comme des cas particuliers d�’une proposition universelle de l�’équilibre des liqueurs (�…). »

(Lettre de M. Pascal le jeune à M. Périer, du 15 novembre 1647, OC 221b)

« Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent,

qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous

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ne pouvons réprimer qui nous élève » (§633), instinct qui se livre, lui aussi, doublement, désir d�’être heureux qui, d�’une part, instigue à, d�’autre part fait échouer tout divertissement. Cet « instinct qui nous élève » (voir aussi §§148, 401), marque sans doute de notre première nature, est celui qui se manifeste, bien qu�’indignement, par le biais de l�’amour propre, ou par le malheur �– « ressentiment » �– que celui-ci provoque72. Le §136 fait nourrir le divertissement du « projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme », « projet » que forment les « deux instincts contraires » �– hypostases, en fait, d�’un seul �– « Ils ont un instinct secret73 qui les porte à chercher le divertissement et l�’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n�’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme qui les porte à tendre au repos par l�’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu�’ils n�’ont point leur arrivera si en surmontant 72 Il ne faut pas donc ignorer la portée du « Malgré » qui ouvre le §633, correspondant au « mais » du §978 (« mais que fera-t-il ? ») ; malgré la vue de nos misères, nous avons un instinct irrépressible qui nous pousse a) à n�’aimer que soi et de ne considérer que soi, b) à chercher par-dessus tout l�’amour et l�’estime des autres, car on ne cherche finalement que c) à être heureux. L�’ennui est donc le témoin le plus fidèle de l�’innéité de notre désir de bonheur et de son absolue primauté par rapport à tout autre élan constitutif de l�’ « homme ». 73 Le topos de l�’ « instinct secret » masque en fait une superficie assez vaste, qui nourrit en profondeur le texte des Pensées. On doit bien sûr le rapprocher de la pensée augustinienne du désir du bonheur comme le désir le plus foncier et ineffaçable, essentiel, de l�’homme, mais l�’emploi que Pascal en fait déborde, comme il en est généralement le cas, celui qu�’assignait ses sources (voir Ph. Sellier, op. cit., pp. 117-139) : il y va, chez Pascal, de la complexité dont il charge la notion de « coeur », de l�’esprit de finesse ou de justesse, de la connaissance par « sentiment » qui ne s�’oppose pas, mais soutient celle de la raison, et parmi d�’autres, comme nous verrons, de l�’affection fondamentale de l�’ennui.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 105

quelques difficultés qu�’ils envisagent ils peuvent s�’ouvrir par là la porte au repos ». Au §401, la succession est en quelque sorte renversée ( « ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d�’où nous sommes tombés »), le désir du bonheur prévenant, en tant que cause, le ressentiment de la peine. On pourrait donc penser que c�’est le désir d�’être heureux qui agit dans les deux « instincts », la différence résidant, si nous voulons, dans le terme par rapport auquel il se définit : en tant qu�’instinct « impuissant » (§149), il souligne la « misère » où l�’homme « sans Dieu » est tombé ; en tant qu�’instinct de la première nature, il signale le lieu où seul demeure le « véritable bonheur » de l�’homme : « le bonheur�… est en Dieu » (§407) ; le divertissement est fondamentalement l�’�œuvre d�’un seul désir, de vérité et de bonheur, qui par le fait même de survivre dans l�’état présent accuse le péché comme péché, manifeste dans l�’incapacité « ni de certitude ni de bonheur » (§401), et instigue à les souhaiter (ibid.), car il en garde la « trace toute vide » (§148)74.

Si le vrai bonheur reste inaccessible, la présence de ce souhait oblige à en « former » un (idolâtrique, donc) : « Ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n�’y point penser [à la mort, à la misère, à l�’ignorance �– c�’est-à-dire] » (§133), en sorte que « l�’unique bien des hommes consiste donc à être divertis de penser à leur condition » (§136) (n. s.). L�’esquive souffre même les exigences d�’un impératif, elle gagne la force d�’une loi : « Il faut en sortir et en mendier le tumulte » (§136), « si notre condition était véritablement heureuse, il ne nous faudrait pas divertir d�’y penser pour nous rendre heureux » (§889)75. Il faut s�’en divertir, pour se rendre heureux, on souhaite être consolé devant ces misères, pour se sentir

74 Le désir de Dieu reste tel, même pendant son vain exercice post-lapsaire (parce qu�’il est justement désir de Dieu et, en tant que tel, ne saurait choir) et c�’est ce qui fait proprement notre malheur. « Tout ce qui n�’est pas Dieu ne peut remplir mon attente. » (OC 363) 75 Dans le même sens, « les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n�’être pas fou » (§412).

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heureux ; mais cela n�’en donne pas encore la « raison ». Pourquoi cette exigence plus haute, que d�’être heureux ? La raison du divertissement n�’est pas la vue ou le sentir des misères présentes, mais le désir d�’être heureux, la requête du bien76. Le §134 le formule d�’ailleurs clairement : « Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu�’heureux, et ne peut ne vouloir pas l�’être. »

La loi qui régit le divertissement est celle de la recherche du bien77 ; ainsi, « sans le divertissement il n�’y a point de joie » (§136) parce qu�’il n�’y a d�’autre bien pour l�’homme déchu que celui que sa concupiscence lui montre ; l�’autre bien, le véritable (§148), manque, ce qui fait que sans divertissement paraît la « tristesse ». La « dispute du Souverain Bien » (§147) ne saurait trouver une meilleure application que dans la question du divertissement (et de l�’ennui, qui ne devient visible que par là).

Ce rapprochement est fait explicitement par Pascal au §626 : « Recherche du vrai bien. | Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors ou au moins dans le divertissement ». On cherche le divertissement (517b) parce qu�’on cherche « d�’arriver au bien par nos efforts » (§148) ; nous attendons de nous nos biens78 sans que la déception que chaque expérience apporte à notre attente nous instruise une fois pour toutes de la futilité de nos tentatives (cf. §148). On tend au repos par l�’agitation, mais ce repos ne nous satisfait point, tout comme on tend au vrai bien par « tout » ce qui est « dans la nature », mais « rien 76 « Désir [du bien universel ou véritable]�…naturel à l�’homme » (§148), qui « nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d�’où nous sommes tombés » (§401), « instinct impuissant du bonheur de leur première nature » (§149). 77 Cf. §136 : « l�’unique bien des hommes consiste donc�… » ; aussi le §890 : « Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien et ils n�’ont ni titre pour le posséder justement, ni force pour le posséder sûrement. De même la science, les plaisirs : nous n�’avons ni le vrai ni le bien ». 78 Cf. §147.

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n�’[est] capable de lui en tenir la place » ; du soi-disant repos il faut sortir et mendier le tumulte, et « ainsi s�’écoule toute la vie », tout comme nous ne cessons de chercher à nous procurer nous-mêmes le bien, même si l�’expérience nous dément continuellement, « nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu�’à la mort qui en est un comble éternel » (§148).

Si on rapporte la question du divertissement, dans sa convergence avec celui du Souverain Bien, à la thématique des trois ordres (principalement §308 et §933) qui est, sous multiples formes, l�’un des principes d�’organisation de l�’ensemble des Pensées, on peut poser que son règne s�’étend au premier ordre79 : « unique bien » du « commun des hommes » (§626), il manifeste le refus de penser, car refus d�’affronter la vue de leur « malheur », et le recours au domaine des corps, l�’espace, par la première concupiscence, du corps. Le divertissement est blâmé par les « philosophes », mais non par la bonne « raison », parce que tout simplement il voient le divertissement ailleurs qu�’il ne l�’est, n�’ayant pas la perspective du troisième ordre. Ils blâment « la chasse » car « ils ne connaissent guère notre nature » (§136). Au deuxième ordre, le divertissement est critiqué, mais sans pertinence : dans leur ignorance de la prééminence du troisième ordre, les « philosophes » se montrent moins humains que même « le commun des hommes », au sens où ils pensent vraiment penser, mais en effet réduisent le « sentiment de la misère » propre à l�’homme, ils méconnaissent le caractère foncier du désir du bonheur qu�’incarne la volonté. La condamnation du divertissement ne vient que de ce dont il se détourne : « Ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d�’où nous sommes tombés » (§401). Le divertissement est « la plus grande de nos misères » seulement là où il est question du véritable bien dont il obture la quête (cf. §§132, 414, etc.). 79 Voir J. Mesnard, « Le thème des trois ordres dans l�’organisation des Pensées », in La culture au XVIIe siècle, Paris, PUF, 1992, p. 482.

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I.7. VANITÉ

Pour débrouiller toutes ces idées, je lui en ai donné cette définition, où il peut voir que la chose que nous concevons et que nous exprimons par le mot d�’espace vide tient le milieu entre la matière et le néant, sans participer ni à l�’un ni à l�’autre ; qu�’il diffère du néant par ses dimensions ; et que son irrésistance et son immobilité le distinguent de la matière : tellement qu�’il se maintient entre ces deux extrêmes, sans se confondre avec aucun des deux.

Car pour examiner les objections en particulier : Cet espace, dit-il, n�’est ni Dieu, ni créature. Les mystères qui concernent la Divinité sont trop saints pour les profaner par nos disputes ; nous devons en faire l�’objet de nos adorations, et non pas le sujet de nos entretiens : si bien que, sans en discourir en aucune sorte, je me soumets entièrement à ce qu�’en décideront ceux qui ont droit de le faire.

Ni corps, ni esprit. Il est vrai que l�’espace n�’est ni corps, ni esprit ; mais il est espace : ainsi le temps n�’est ni corps, ni esprit : mais il est temps : et comme le temps ne laisse pas d�’être, quoiqu�’il ne soit aucune de ces choses, ainsi l�’espace vide peut bien être, sans pour cela être ni corps, ni esprit.

Ni substance, ni accident. Cela est vrai, si l�’on entend par le mot de substance ce qui est ou corps ou esprit ; car, en ce sens, l�’espace ne sera ni substance, ni accident ; mais il sera espace, comme, en ce même sens, le temps n�’est ni substance, ni accident ; mais il est temps, parce que pour être, il n�’est pas nécessaire d�’être substance ou accident : comme plusieurs de leurs Pères soutiennent : que Dieu n�’est ni l�’un ni l�’autre, quoiqu�’il soit le souverain Être.

Qui transmet la lumière sans être transparent. Ce discours a si peu de lumière, que je ne puis l�’apercevoir : car je ne comprends pas quel sens ce Père [le R. P. Noël] donne à ce mot transparent, puisqu�’il trouve que l�’espace vide ne l�’est pas. Car, s�’il entend par la transparence, comme tous les opticiens, la privation de tout obstacle au passage de la lumière, je ne vois pas pourquoi il en frustre notre espace, qui la laisse passer librement : si bien que parlant sur ce sujet avec mon peu de connaissance, je lui eusse dit que ces termes :

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 109

transmet la lumière, qui ne sont propres qu�’à sa façon d�’imaginer la lumière, ont le même sens que ceux-ci : laisser passer la lumière ; et qu�’il est transparent, c�’est-à-dire qu�’il ne lui porte point d�’obstacle : en quoi je ne trouve point d�’absurdité ni de contradiction.

Il résiste sans résistance. Comme il ne juge de la résistance de cet espace que par le temps que les corps y emploient dans leurs mouvements, et que nous avons tant discouru sur la nullité de cette conséquence, on verra qu�’il n�’a pas raison de dire qu�’il résiste : et il se trouvera, au contraire, que cet espace ne résiste point ou qu�’il est sans résistance, où je ne vois rien que de très conforme à la raison. (�…)

Enfin, le P. Noël s�’étonne qu�’il fasse tout et ne fasse rien, qu�’il soit partout et nulle part ; qu�’il soit et fasse merveilles, bien qu�’il ne soit point ; qu�’il ait des dimensions sans en avoir. Si ce discours a du sens, je confesse que je ne le comprends pas ; c�’est pourquoi je ne me tiens pas obligé d�’y répondre. »

Lettre de Pascal à M. Le Pailleur (extraite de la correspon-dance échangée à propos des expériences sur le vide), OC 210b-211a

Le moteur de la recherche du divertissement ou du bien

« naturel » est l�’insatisfaction de notre désir du repos80, du vrai bonheur ou du véritable bien �– de la « félicité » qui ne se trouve qu�’ « avec Dieu » (cf. « Félicité de l�’homme avec Dieu », §6), insatisfaction qui ne fait qu�’attester la vanité de cette recherche : « s�’ils ne le cherchaient que comme un divertissement, mais le mal est qu�’ils le recherchent comme si la possession des choses qu�’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c�’est en quoi on a raison d�’accuser

80 Un autre nom du bonheur : « le bonheur n�’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte », « on cherche le repos en combattant quelques obstacles [qu�’on dresse soi-même, voir § 166] et si on les a surmontés le repos [du bonheur] devient insupportable par l�’ennui qu�’il engendre. Il faut en sortir et en mendier le tumulte », §889 : « In omnibus requiem quaesivi. Si notre condition était véritablement heureuse, il ne nous faudrait pas divertir d�’y penser pour nous rendre heureux. » (n. s.)

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leur recherche de vanité » (§136)81 (n.s.). Le §77, classé le premier dans la liasse « Ennui », indiquait déjà la complicité entre celui-ci et « l�’orgueil » conjugué à la « vanité ». Si la « recherche » dont les gens s�’occupent est taxée de « vaine », c�’est moins par apostrophe que par stricte conséquence au « mobile » de cette « recherche » : désir jamais plein, rempli, satisfait, content, capacité vide que rien de « naturel » (§401, cf. §148) ne peut remplir. Ainsi, être « sans divertissement » (liasse VIII, §§414, 622) ne signifie pas « sans les choses où l�’on s�’était attaché », mais « sans l�’agitation » qu�’on déployait en vue d�’elles, sans la « chasse ». L�’ennui �– rester sans divertissement �– ressent le vide d�’occupation car cette occupation elle-même est vaine : elle souhaite remplir, satisfaire, contenter un « vide » que « toute chose » est « incapable » de remplir (§148). La recherche des choses est vaine parce qu�’elle pense occuper une place qui n�’est « tenable » que par Dieu : « il n�’y a rien dans la nature qui [soit] capable de lui en tenir la place » (ibid.). Ce qui permet toujours de faire le saut, de parcourir d�’une façon plus ou moins efficace cet « abîme » (§148), c�’est le désir de gloire ou de l�’estime des autres, nourri par l�’amour-propre. La 81 Mais pour voir la vanité et le déraisonnable de cette recherche là où ils sont, il faut avoir saisi le « n�œud » de notre « condition double » ou « entendre la nature », ce qui n�’appartient qu�’à la foi. Ainsi, quoique « les philosophes » (§626) ou « ceux qui font sur cela les philosophes » (§136) aient cru voir la « vanité » du divertissement, ils n�’ont pas vu ce dernier d�’assez haut qu�’il fallait, et par conséquent ils n�’ont pas mis le vrai bien, récemment dénié au divertissement, à l�’altitude de la vérité : « Les philosophes ont montré la vanité de tout cela et l�’ont mis où ils ont pu ». Ils succombent eux-mêmes à la vanité qu�’ils dénoncent, et le bien qu�’ils choisissent n�’est pas moins « naturel » : « La vanité est si ancrée dans le c�œur de l�’homme que�…les philosophes mêmes en veulent [des admirateurs] » ; ceux-ci, pour avoir « blâmé » (cf. §136) le recours au divertissement comme vain, n�’ont pas pu arracher la vanité de leurs c�œurs �– ce que fait uniquement l�’�œuvre de la grâce. Ils sont toujours des « hommes », et des hommes déchus, « sans rapport » au véritable bien �– qui n�’est « communicable » que par la médiation du Christ (§449).

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poursuite de ce désir entretient le « creux » dans l�’être véritable de l�’homme, demeure un autre nom de la vanité. Nous suivrons donc les deux aspects sous lesquels la vanité intéresse notre problématique : l�’obtention de son « creux » (c�’est précisément celui-ci que l�’ennui sanctionne) et sa valorisation par l�’amour-propre.

7.1. désir de gloire

Si au §136 l�’homme n�’est content que dans le divertis-sement ou agitation, le §470 fonde, conjointement, son contentement et satisfaction dans l�’assurance de l�’estime des autres, sans laquelle aucune satisfaction n�’est valide. « La plus grande bassesse de l�’homme est la recherche de la gloire, mais c�’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car (�…) il n�’est pas satisfait, s�’il n�’est dans l�’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l�’homme que, quelque avantage qu�’il ait sur la terre, s�’il n�’est placé avantageusement aussi dans la raison de l�’homme, il n�’est pas content. C�’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c�’est la qualité la plus ineffaçable du c�œur de l�’homme ». Nous retrouvons ici plusieurs traits du divertissement : portée double de la « recherche » �– de l�’occupation, dont le mobile se précise ici comme désir de gloire �– : l�’homme est tenu dans la plus haute estime, même s�’il sert d�’ustensile à l�’amour-propre. L�’aspiration à la gloire découvre ensuite la raison par laquelle une « chose » peut se constituer ou non dans un « sujet de passion » : on est porté à s�’y attarder si cela sert à procurer l�’estime des autres.

La prééminence de cette recherche est pareille à celle de la quête du bonheur ou du souverain bien : Pascal n�’hésite pas d�’ailleurs à homologuer la qualification du désir de gloire à « la qualité la plus ineffaçable du c�œur de l�’homme » �– trait propre au désir du bonheur. On peut donc poser que le moteur du divertissement ou sa cause se trouve dans la recherche de la gloire �– d�’être dans l�’estime / l�’esprit des autres. Comme l�’occultation de la vérité à laquelle travaille le

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divertissement, le privilège absolu accordé à l�’estime des hommes empêche de « chercher la vérité », car les deux (cf. §§136, 151) témoignent du refus de « faire comme si on était seul » : « et si on le refuse [d�’être seul] on témoigne estimer plus l�’estime des hommes que la recherche de la vérité » (§151). L�’«orgueil » (§§477, 628) ou l�’ « amour-propre » (§978) sont explicitement posés comme ressources de cette aversion. Toutes ces indications nous conduisent à relier la recherche de l�’occupation aux stratégies de séduction déployées par l�’homme.

Le §806 nous permet d�’ajouter des déterminations ontologiques à la recherche de la vaine gloire. D�’abord, l�’insuffisance propre déclenche (en collaboration avec l�’amour-propre) une quête d�’« être » et de « vie » ; les nôtres ne satisfont, ne remplissent pas : « Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être. Nous voulons vivre dans l�’idée des autres d�’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître ». Cette nouvelle acquisition sera distinguée ensuite par opposition à ce que nous avons de « véritable » : « Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité ou la générosité ou la fidélité nous nous empressons de le faire savoir afin d�’attacher ces vertus-là à notre autre être et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l�’autre. »

Tout comme la grandeur et la misère, l�’être se dit doublement: Pascal distingue ici entre « notre propre être » ou « le véritable [être] » et « notre autre être », mais il ne se contente pas de les séparer : il dit leur complémentarité et dépendance, la cause en étant « le néant de notre propre être » : « grande marque du néant de notre propre être de n�’être pas satisfait de l�’un sans l�’autre et d�’échanger souvent l�’un pour l�’autre ». L�’« être imaginaire » ne peut habiter et usurper « notre propre être » que parce que celui-ci fait défaut : le péché est un deuxième néant car il sépare de Dieu,

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seule source d�’être. Que se passera-t-il, donc, lorsqu�’on se trouve dans l�’ennui ?

Le divertissement était censé nourrir l�’être imaginaire, le « sans divertissement » le suspend. Reste « l�’autre être », « marqué de néant » �– nom du vide que la « recherche » souhaite toujours remplir. Mais tout ce qu�’on a d�’être (véritable) n�’advient que de Dieu : « être membre est n�’avoir de vie, d�’être et de mouvement que par l�’esprit du corps, le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n�’a plus qu�’un être périssant et mourant » (§372)82 ; c�’est celui-ci que l�’ennui découvre, et dont il s�’attriste. Ou, plus correctement, qu�’il hait : la « haine de notre être » est en fait subsumée à une telle offrande au « rien » : « Mourir pour rien, haine de notre être » (§123). Comme l�’amour-propre recèle essentiellement de l�’aversion pour la vérité (voir §978), et que la faiblesse de notre être donne à sentir, sinon à voir cette vérité de notre condition double, l�’ennui �– où l�’on est dépourvu de vie et être imaginaires �– laissera resplendir en toute sa « monstruosité » « l�’orgueil [:] voilà un étrange monstre, et un égarement bien visible. Le voilà tombé de sa place, il la cherche avec inquiétude. C�’est ce que tous les hommes font » (§477). Si la vaine gloire que l�’orgueil forgeait est « ôtée », celui-ci reste dénué d�’objet et exhalant la haine qui meut, « au fond », « tous les hommes » (§210).

Si on se rapporte aux fragments qui élaborent la thématique du corps des membres pensants, on trouve que l�’être du membre n�’est dit que par / dans sa relation au corps : « Être membre c�’est n�’avoir de vie, d�’être et de mouvement que par l�’esprit du corps. Et pour le corps, le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n�’a plus qu�’un être périssant et mourant. » ; le membre « n�’a d�’être qu�’en lui [sc. en le corps], par lui et pour lui ». Si le membre ne reconnaît pas sa dépendance du corps, et donc renie sa qualité de membre, « il ne fait que s�’égarer et 82 Cf. §360 ; aussi OC 276b : « en adorant [de Dieu] sa souveraine existence qui seule existe réellement ».

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s�’étonne dans l�’incertitude de son être » (§372) (n. s.). Mais si le membre « abandonne » le corps, celui-ci ne laisse pas de revendiquer son membre, il ne l�’abandonne pas complètement, car il y a inscrit leur relation, de « béatitude aussi bien que [de] devoir » (§360). La « haine de notre être » serait donc haine de ce qui, et par ce qui me relie au corps, qui fait mon être.

7.2. bon usage du vide

Le vide de la capacité d�’amour (cf. Lettre�…, 277b) que la vanité traverse n�’est pas, chose « étrange », muet, et dans un double sens : a) c�’est un vide « misérable », un vide de misère ; il a cette propriété (dont l�’attribution reste un mystère, n�’y ayant rien qui la reçoive) qu�’il manifeste le « sans Dieu » où l�’homme se trouve déchu, et le manifeste comme misère. Il fait connaître sa provenance, et s�’atteste donc lui-même comme mé-content et se donnant à « sentir » comme tel (in-satisfaction perpétuelle), sous l�’espèce du malheur. « Toutes ces misères-là même prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur. Misères d�’un roi dépossédé » (§116). Nous insistons à distinguer, comme il en est d�’ailleurs lieu, entre ces deux aspects que le « sentiment du vide » rassemble, ou, si nous voulons, entre la lecture alternative du génitif comme possessif (le vide a un sentiment, se donne à sentir, à recevoir donc �– et / car il se reçoit comme sensible, d�’une manière ou d�’autre) et attri-butif, qualificatif : la nature de ce sentiment est co-donnée dans le même geste par lequel ce vide se manifeste, et ce sentiment a le caractère générique du manque de « béati-tude » (§360). Le vide de « grandeur » est toujours reçu, et reçu comme misère, ou autrement dit : il n�’est reçu comme vide qu�’en tant que vide d�’une « grandeur », défaut de contenu d�’une largesse originairement contente. Dans un même geste sont indissolublement livrés et manque (« cette

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capacité naturelle », domestique de la nature présente83 « capable de bien », « est vide » �– §119) et traduction de ce manque comme manque de bonheur.

C�’est en tant que porteur du manque d�’un bonheur que l�’homme doit actuellement s�’aimer �– estimer en lui ce vide, pour la grandeur que celui-ci « incarne » : « qu�’il s�’aime, car il y a en lui une nature capable de bien », « qu�’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu�’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu�’il se haïsse, qu�’il s�’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d�’être heureux ; mais il n�’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante » (ibid.). On ne saura « estimer » son « prix » (ibid.) que par la considération « juste » de la grandeur de sa misère.

*

Le statut et l�’importance décisive de la « vanité » pour l�’éclosion et l�’évolution de l�’ennui sera mieux fixé par l�’étude de la manière d�’obtention de ce vacuum ; selon toute probabilité, nous allons obtenir d�’un même coup son caractère « misérable ».

7.3. infiniment

Le paradoxe du fait de la détermination de ce vide trouve son illustration centrale dans la figure de l�’infini : le creux que la vanité dénonce est infini (cf. §148 : « gouffre infini », Lettre�… : « grande âme capable d�’un amour infini »). Ce caractère se préserve dans ce qui manifeste fondamen-talement le « reste » de la première nature heureuse, le désir « insatiable » d�’être heureux : dans le divertissement, ce caractère est dénoncé par « la nature insatiable de la cupidité » (§136). Et s�’il nous est permis (selon le §308) de

83 « Car il y a en lui une nature capable de bien », « il a en lui la capacité », §119 (n. s.).

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voir dans un ordre la figure de l�’ordre supérieur, nous emploierons la méditation du §199 sur la disproportion du fini à l�’infini (aux deux infinis), relevant encore de l�’infini des philosophes et destinée à rester dans l�’ordre de la nature (cf. §308), pour donner une image (cf. §934) de l�’inutilité (cf. §148) de l�’occupation par rapport à ce qui exige, dans l�’homme, d�’être occupé : « Dans la vue de ces infinis tous les finis sont égaux�… La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine »84.

Une première réponse se trouve dans la distinction faite par la Lettre : « il [sc. « cette grande âme »] s�’est aimé seul, et toutes choses pour soi » (277b) (n. s.). L�’âme faite pour aimer Dieu, donc « grande », se réduit par l�’excès défectueux (cf. ibid.) de l�’amour dû à soi-même. L�’amour propre n�’est « criminel et immodéré » que par son « enflure » �– usurpation par débordement du « vide que l�’amour de Dieu a quitté » (ibid.) ; « l�’origine de l�’amour-propre » est congénère à l�’origine de la « vanité », car c�’est lui qui l�’accomplit �– il traverse le vide d�’amour comme si de rien n�’était. Mais, pourrait-on objecter, il n�’en est rien, puisque la place de Dieu est vide. Si, car ce vide a le caractère de pouvoir être interprété, faussement, sans doute, mais effectivement, par l�’amour-propre comme lieu vide d�’amour. Ce vide a le (seul) caractère qu�’il se prête à être pris en charge par l�’amour-propre, ce qui fait la naissance de la vanité. C�’est ainsi que l�’homme peut « s�’aimer seul » : il s�’aime infiniment, de rien, d�’un vide d�’amour, il s�’aime également de là où l�’amour manque ; c�’est la transposition de l�’infini de manque comme

84 C�’est ainsi qu�’il faut que l�’homme s�’habitue, par la puissance des preuves de sa faiblesse que prodigue le §199, à se considérer (lorsqu�’il le pourra, sc. lorsqu�’il sera in nuce aimable) et entre temps (?) de ne plus attendre la révélation du « n�œud de sa condition » de lui-même, et d�’ « entre[r] en effroi » sous le mode d�’une attente sans aucune finalité préconçue : « ce n�’est point de vous que vous devez l�’attendre, mais au contraire en n�’attendant rien de vous que vous devez l�’attendre » (§202).

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 117

adverbe qui fait et l�’effet et le drame de l�’amour- propre �– que l�’ennui met en scène. On ne peut « s�’aimer seul » d�’un amour infini, puisque celui-ci vient d�’être répudié ; on assume uniquement la manière dont la « grandeur » paraîtra dès maintenant : infiniment. La situation qui s�’ouvre dans l�’ennui est « insupportable » (§622) parce qu�’on a affaire précisément à un mode infini d�’un amour fini, le « seul » que l�’homme possède (à vrai dire) : l�’incommensurabilité fausse, inefficace, de l�’amour coupable de soi-même ne peut, pour cette raison même, assurer le bonheur « qui n�’est qu�’en Dieu » �– seul objet à la mesure du désir.

L�’inefficace se lit �– comme il est d�’ailleurs normal �– nulle part mieux que dans la souffrance que la mise à nu de l�’�œuvre de l�’amour-propre provoque sans faille. La raison en est que l�’infini d�’amour n�’est tel qu�’en tant qu�’infini de son objet : « que l�’amour de soi-même serait infini, c�’est-à-dire sans aucune autre fin que Dieu même » (277b), « ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c�’est-à-dire que par Dieu même. | Lui seul est son véritable bien » (§148). L�’infini que la vanité tente d�’approprier, ou de remplacer, se détermine comme tel seulement en tant que nom du bonheur qu�’il livre : c�’est l�’infini d�’« amour », du « véritable bien », de « Dieu même ». Le « vide » que laissera l�’aversion pour / de cet objet sera nécessairement ressenti �– car celui-ci visait ce qui en l�’homme est susceptible de nourrir, « ressentir » l�’amour (son « c�œur », dit la Prière�…OC 362b, 363a) �– et ressenti comme malheur �– car c�’est la perte d�’un bien.

La vanité fait tendre à soi-même (au « moi humain ») comme si de rien d�’autre n�’était. Et il faut entendre ce « rien d�’autre », selon le texte de Pascal, comme le rien d�’une perte (« l�’homme a perdu le premier de ces amours », 277b) : c�’est en tant que perte que la vanité donne à lire et à comprendre ce passage, autrement strictement incompréhensible (car infini). Le divertissement est blâmable (§§136, 414) en ce « point » précisément (cf. §21) �– on en recherche comme si cela pourrait

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rendre heureux (§136), satisfaire, contenter �– par cette raison même qu�’il « s�’occupe » comme si le vide d�’amour était « occupable ». Le « comme si » sert à figurer la distance « infiniment infinie » du troisième ordre par rapport aux autres, en même temps que la différence d�’ordre qu�’elle parcourt : « un autre ordre surnaturel » (§308)85.

7.4. abandon

L�’autre manière d�’envisager l�’obtention du vide, c�’est l�’abandon �– et tout ce qui va avec : délaissement, séparation, bref �– déchéance. Au §149, la chute de notre première condition, heureuse, chute par et dans la « présomption », est dite comme défaillance de « soutenir [la] gloire » : « Mais il n�’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. » S�’il fait l�’économie de sa gloire, l�’homme est naturellement incapable d�’en recevoir ; il s�’en trouvera abandonné : « Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s�’est soustrait de ma domination et s�’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même je l�’ai abandonné à lui (�…) ». « Se soustraire » traduit à peu près « se divertir », « se détourner », « se distraire »86. On se divertit (de soi-même, c�’est-à-dire, de son « centre ») en détournant son « désir de trouver [la] félicité » (OC 520b) de Dieu à soi-même. C�’est la visée que le « désir de trouver sa félicité » assume qui décide de l�’emplacement du « centre ». On ne devient « à soi » (cf. « je l�’ai abandonné à lui », ibid.) que sous l�’espèce de

85 Pour les vertus institutrices et destitutrices du « comme si » dans le rapport du « monde » à ce qui l�’excède, voir J.-L . Marion, « L�’envers de la vanité », dans Dieu sans l�’être, op.cit., pp. 181-188 ; Id., L�’idole et la distance, Paris, Grasset, 11977, 31991, p. 228. 86 Ainsi, c�’est la « conversion de mon c�œur » que la Prière�… oppose à la soustraction que les « affections » du monde ont opérée : « mon c�œur est tellement�…plein�…des attachements du monde » ; « Seigneur, prenez mes affections que le monde avait volées », OC 363a-b ; §269 : « la concupiscence qui détourne de Dieu ».

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 119

l�’abandon87 �– on ne se définit, on ne se clôt qu�’en tant que rejeton, en tant qu�’abandonné. « Je suis » [c�’est-à-dire, je suis heureux avec moi-même] revient à « je suis abandonné », le je est un reste ; c�’est par l�’abandon que « je » est laissé à soi-même, que ces deux arrivent à se superposer. Se conjuguent donc, comme au cas de la « capacité vide », abandon et déviation (« éloignement ») de l�’unique bien : le déplacement d�’un « centre » à un autre traduit le jeu similaire des « félicités ». En plus, nous apprenons que la « dépendance » et « l�’indépendance » s�’établissent, en tant qu�’adéquation du

87 A contrario, « qu�’une âme est heureuse dont vous êtes les délices, puisqu�’elle peut s�’abandonner à vous aimer, non seulement sans scrupule, mais encore avec mérite ! » (0C 363b) (n. s.). La con-version, le recen-trement revêt lui aussi la modalité de l�’abandon, premièrement parce que le propre du c�œur est de se donner : « ayant donné aux créatures mon c�œur » (OC 363b), « les choses auxquelles je me suis attaché, et où j�’ai mis mon c�œur » (362b), « le c�œur aime l�’être universel naturel-lement et soi-même naturellement, selon qu�’il s�’y adonne » (§623). L�’abandon est cette fois-ci méritoire parce que volontaire : « l�’âme » s�’abandonne, elle n�’est plus abandonnée ; elle se laisse d�’elle-même, n�’est plus laissée à elle-même ; le décentrement et recentrement, la diversion et conversion se disent toujours comme rétrécissement et ex-tension d�’un écart : je recule de ma situation originelle de témoin, par grâce, de « la majesté de Dieu » (§149) ou de partenaire de Dieu dans l�’amour (OC 277b), et ce je qui se soutenait par grâce de Dieu, dès qu�’il refuse Dieu et par là sa grâce (« je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles », §149), se rétrécit à soi-même (cf. « je l�’ai abandonné à lui), se délaisse ou se détend sur soi-même, tandis que l�’abandon à l�’amour divin, remplissant l�’at-tente, restitue l�’écart initial. Notons encore que, quoique l�’intervalle initial de grâce s�’évide, les deux pôles qu�’il tendait ne cessent pourtant de se distinguer, même s�’ils sont rabattus l�’un sur l�’autre, et la marque s�’y inscrit en creux comme « avidité et impuissance » qui « nous crie�…qu�’il y a eu autrefois dans l�’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu�’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l�’environne » (§148). C�’est cette inutilité qu�’accuse l�’ennui. Par contre, à « s�’abandonner à l�’aimer », l�’âme regagne l�’intervalle qui l�’écartait, au début, de « soi-même », elle fait le saut d�’amour qui la restitue pleinement à elle-même.

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désir à une félicité ou à une autre, comme acception ou refus du « secours » offert par Dieu.

La superposition de l�’homme à soi-même que son « abandon » devait installer ne va pas sans souffrance : la souffrance réside originellement dans la perte de l�’unique bien, et se reproduit perpétuellement chez l�’homme aban-donné comme ressentiment de cet abandon. L�’homme s�’aime exclusivement soi-même, est c�’est ce qui le rend exclusivement malheureux, car c�’est son unique souffrance (tout comme le divertissement est son nouvel « unique bien », §136). L�’« excès » de son amour-propre est à la fois louable, en tant qu�’il manifeste l�’excès de l�’homme à soi-même, et blâmable, comme source des misères. La « double condition de l�’homme » que le §131 loue et blâme à la fois se traduit justement dans cet « excès » que notre « première nature » provoque en permanence au sein de celle que les « philo-sophes » pensent exclusive : « que l�’homme passe infiniment l�’homme », cela ne peut s�’entendre que dans la perspective de « l�’infiniment vide » de la capacité de l�’âme d�’aimer :

« L�’homme passe infiniment l�’homme (�…). N�’est-il donc pas clair comme le jour que la condition de l�’homme est double ? Car enfin si l�’homme n�’avait jamais été corrompu il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l�’homme n�’avait jamais été que corrompu il n�’aurait aucune idée ni de la vérité, ni de la béatitude. Mais malheureux que nous sommes et plus que s�’il n�’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et nous ne pouvons y arriver. Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge. Incapables d�’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus » (§131) (n. s.). Récapitulons, à partir de ce morceau particulièrement riche, les points établis jusqu�’ici : il y a évidence de la condition, et notamment de sa duplicité. Celle-ci s�’entend comme déchéance, et simultanément comme déchéance

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 121

malheureuse, reproduisant la défaillance de « soutenir la gloire » et donc de gagner d�’assurance dans la félicité. L�’éloignement de Dieu ôte d�’emblée et félicité et stabilité (dans cette félicité). En outre, ce que nous avons vu désigner habituellement par Pascal comme « désir d�’être heureux » (§148) ou « instinct impuissant de la première nature » (§149) est repris ici comme « idée de vérité et de bonheur ». Le même couple est présent au §401 sous l�’espèce du souhait ou désir : « Nous souhaitons la vérité�…| Nous recherchons le bonheur�…| Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur...| Ce désir nous est laissé�… ». La tendance au souverain bien se laisse énoncer, comme nous voyons, de manière multiple.

C�’est maintenant qu�’on a la possibilité d�’apercevoir une raison plus haute, sur l�’échelle des « raisons des effets », de l�’incapacité qu�’éprouve l�’homme, ou plutôt du refus qu�’il renouvelle habituellement, de « penser à soi ». Car le « soi » n�’est jamais exempt de « l�’homme » ; si le « je » semble bien pouvoir se penser, pour Descartes, il refuse obstinément de penser à soi, pour Pascal. Car ce serait « penser à notre malheureuse condition » (§136), « à son auteur et sa fin » (§620), « ils penseraient à ce qu�’ils sont, d�’où ils viennent, où ils vont » (§139). Le « soi » ne peut jamais, pour Pascal, se cogiter sans perspective, sinon il se présenterait comme un « embrouillement » à ne pas humainement démêler (cf. §131). Le « soi » n�’est pas sans « l�’homme », le soi n�’est pas sans malheur. Souvenons-nous de la conclusion qui s�’imposait à l�’analyse du §539 : on ne pense, comme règle, que jusque là où l�’on est heureux. Or l�’homme qui penserait à soi-même serait irrémédiablement triste, car il ne peut pas échapper à sa « condition double » (§131) dont les « deux états » sont « ouverts » (§149). Il ne peut se comprendre, dans les deux sens, (cf. §131) ou « rentrer en soi » (§136) sans y compter l�’amour de Dieu qui le constitue par création88. C�’est cet 88 Pour la délimitation par rapport à Descartes quant à la solitude de l�’ego pensant, à la différence de la requête d�’amour qui définit le moi

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amour qui pose sa limite, ou plutôt son manque de limites �– comme il-limitation éternellement avenante.

I.8. UNE VOIE ROYALE À L�’ENNUI : LE « CORPS DE MEMBRES PENSANTS »

Nous proposons de lire ici l�’ensemble des fragments de la liasse XXVI �– « Morale chrétienne » �– qui façonnent la thématique pascalienne du « corps de membres pensants », lieu qui révélera au long de notre parcours ses vertus systémiques, assurant une admirable cohésion aux articula-tions que nous avons vues. Nous y trouverons des éclaircissements quant à la rationalité (équivalente, selon la « raison des effets » pascalienne, à la cause que l�’effet dissimule, et relevant finalement de la logique du troisième ordre) du « désir d�’être heureux », reprenant et complétant �– grâce à une refonte et un rafraîchissement conceptuel �– le parcours entrepris, selon les dogmes, dans les Écrits sur la grâce, la Lettre sur la mort de son père et bon nombre d�’autres pensées (§§119, 148, 149, 401). Dieu crée ce type particulier de membres �– « pensants », ce qu�’il faudra comprendre, nous le verrons, non pas comme « cogitant », mais comme « réfléchissant » �– à cette unique fin que de « sentir le bonheur de leur être / de leur union » (§360) : c�’est dans cette réflexivité particulière, qui fait leur trait individualisant, que réside la « béatitude » unique des membres, ou plus précisément c�’est cette constitution unique qui assure d�’emblée un accès réfléchi à l�’être (à l�’être des membres, créé par Dieu) et le bonheur des membres dans ce trajet même qu�’ils sont destinés à parcourir. Notons que le « contenu » de ce « sentiment », ce qu�’il s�’agit proprement dit de « sentir », c�’est le bonheur secrété déjà par l�’être commun ; les hommes (« car nous sommes

pascalien, voir J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, PUF, 1986, p. 346.

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membres du tout », §368) sont destinés à accomplir leur bonheur dans la modalité spécifique du retour (volontaire et intelligent) sur le bonheur de leur être.

La dot dont chaque « membre » se trouve muni en raison de la volonté du « tout » ou « corps » (cf. §360) qui le destine à une participation spécifique se formule, compte tenu aussi de nos considérations précédentes, de manière multiple.

A. Les membres sont destinés par création à composer, connaître, sentir, vouloir, voir « le bonheur de leur être ». Distinguons, d�’abord, entre leur destination à la corporalité / union / composition, et les modalités destinées à « accomplir », à rendre effective cette corporalité (« laisser passer la nourriture » et par là témoigner de son être-membre, aussi bien que du caractère de membre des autres récipients, donc de son et leur existence dans un corps) et par là le caractère originel de membre : la volonté, le « senti-ment », l�’intelligence. Ces derniers ne suffisent pas par eux-mêmes pour satisfaire au bonheur (« que si ayant reçu�…ils s�’en servaient »), mais le membre doit les exercer afin d�’obtenir celui-ci : « il faudrait pour cela qu�’ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l�’âme universelle » (§360). Dans le don de ses facultés individualisantes, le membre retrouve d�’emblée une finalité bien précisée, rendue ici par le pour : on ne reçoit qu�’afin d�’en user pour, sans que cela force à un mode unique d�’emploi.

Il est néanmoins vrai que le mode adéquat d�’emploi est inscrit comme « devoir » �– à rien de moins que la « béati-tude », que ce « devoir » même �– dans la rationalité de la dot d�’origine : « Que si ayant reçu l�’intelligence ils s�’en servaient à retenir en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non seulement injustes mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s�’aimer, leur béatitude aussi bien que leur devoir consistant à consentir à la conduite de l�’âme entièr(e) à qui ils appartiennent, qui les

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aime mieux qu�’ils ne s�’aiment eux-mêmes » (ibid.). Béatitude inscrite comme devoir dans ce qui fait le spécifique des « membres » que nous sommes (« car nous sommes membres du tout », §368) : sentir le bonheur de l�’être en union (cf. §360) en consentant à / avec la volonté / l�’âme du corps. De même au §370 : « Pour faire que les membres soient heureux il faut qu�’ils aient une volonté et qu�’ils la conforment au corps ». Le « désir d�’être heureux » infléchit en les rassemblant dans un élan commun et mouvement de connaissance, et « senti-ment », et surtout volonté. C�’est pourtant la volonté qui répond (par le privilège de la « différence essentielle » entre ses actions et toutes les autres �– §539) de la « conduite » de toutes les autres modalités de désirer : le « consentement » à la volonté générale, c�’est la « volonté particulière » (§374) qui l�’accomplit, que cet accomplissement prenne le nom de béatitude, amour ou connaissance (cf. §§360, 368).

L�’évolution du membre mis en relation, par la volonté dont il se trouve mû, avec l�’âme entière / universelle (§360) / première (§374) ou tout simplement au « corps » (§§370, 372, 373) se laisse résumer et décrire en termes d�’amour ou de haine. L�’ « égarement » ou la « séparation » (cf. §372) du membre par rapport au « corps auquel il appartient » se définit dans les mêmes termes qui traçaient, dans la Lettre, l�’origine et / de la culpabilisation de l�’amour pour soi (OC 277b) : la règle qui départage justice et injustice de l�’amour de soi-même est formulée en termes de finalité. Aimer « pour soi-même », « s�’aime[r] plus que tout » (§372), cela est synonyme de la tendance du membre à soi comme à son tout et de la constitution de soi-même comme « centre » de « dépendance ». Cette « injustice « (§360) qui fait que, en reniant son appartenance à un corps (fait donc de plusieurs membres), le membre « séparé » retienne en soi-même la nourriture (ibid.) sans en reconnaître d�’autres donataires, revient pourtant à rien d�’autre qu�’à se haïr, et non pas à s�’aimer (« ils seraient non seulement injustes mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s�’aimer », ibid.).

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 125

S�’aimer soi-même pour soi revient à se haïr, pour l�’unique raison que le corps seul aime, et non seulement avec « justice », �– « [le membre] devrait s�’aimer de la même sorte que l�’âme l�’aime ; tout amour qui va au-delà est injuste » (§372) �– mais avec « félicité » (« hors de là ils sont dans le malheur », §374, « ils seraient non seulement injustes mais encore misérables », §360).

L�’amour ne revient, à juste titre, au membre, que s�’il vient du corps ; s�’aimer « pour le corps », cela signifie qu�’on n�’est heureux dans son amour (c�’est toujours cela qui décide, semble-t-il, de la justice ou injustice de l�’amour89, selon §§360, 372, 374) que si on se laisse aimer, ou plutôt on « consent » à se trouver aimé : « La volonté propre ne satisfera jamais, quand elle aurait pouvoir de tout ce qu�’elle veut ; mais on est satisfait dès l�’instant qu�’on y renonce. Sans elle on ne peut être malcontent ; par elle on ne peut être content » (§362). Si « contentement » ou « satisfaction » se disent, comme nous l�’avons vu, de la capacité de l�’âme d�’aimer, nous apprenons ainsi que l�’insatisfaction (illustrée de manière paradig-matique par le divertissement, l�’occupation inefficace) est provoquée par le refus de « consentir » à la « volonté pre-mière », tout comme le « contentement » s�’ensuit du renonce-ment à une volonté propre, c�’est-à-dire autre que celle du corps. En conclusion, la « béatitude » en même temps que la « connaissance » reviennent au consentement de la volonté du membre à la volonté / âme (du) / corps, ce qui a nom amour.

Selon la sentence constante sous la plume de Pascal, « Il faut n�’aimer que Dieu et ne haïr que soi » (§§373, 380, 381, 382, etc.), l�’amour qui ne vient par l�’amour de Dieu n�’est, « au fond », « que haine » (§310). Tout amour « par [la] nature »

89 Voir §§360, 362, 370, 374 : « jamais ils ne seraient dans leur ordre [de « membres pensants », c�’est-à-dire] qu�’en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là ils sont dans le désordre et dans le malheur ; mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien » (n. s.).

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(§372) rapporte tout à soi en tant que tout, ce qui fait que « tous les hommes se haïssent naturellement l�’un l�’autre » (§210). Le membre n�’arrivera à s�’aimer que par l�’amour du corps (« il �…ne s�’aime plus que pour le corps », « en aimant le corps il s�’aime soi-même », « on s�’aime parce qu�’on est membre de J.-C. », §372). Le « moi » ne sera ainsi « haïssable » sans « tyrannie » que dans la mesure où il résiste au consentement qui fait (s�’) aimer. Ce n�’est que son amour-propre qu�’il faut haïr (« Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé », §617)90. Il y a également une haine injuste pour soi-même, recelée par rien d�’autre que l�’amour-propre : on se hait là où il fallait s�’aimer. Dans notre condition double, la haine de soi « tyrannique » se traduit dans l�’ignorance des « caractères ineffables d�’excellence », mouvements de grandeur et de gloire, �œuvres d�’un « désir qui nous est laissé » (§401) par Dieu, or c�’est ici que l�’homme doit s�’aimer : « qu�’il s�’aime, car il y a en lui une nature capable de bien (�…). Qu�’il se méprise, parce que cette capacité est vide, mais qu�’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu�’il se haïsse, qu�’il s�’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d�’être heureux ; mais il n�’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante » (§119).

Ce que l�’ennui dévoilera, avec la réduction de l�’occupa-tion, ce sera une haine fondamentale, autre nom de l�’amour-propre ; confrontant l�’homme à sa condition, l�’ennui voit la « contrariété » essentielle de celle-ci : opposition à l�’amour de Dieu, donc impuissance d�’aimer �– « Nous naissons si contraires à cet amour de Dieu et il est si nécessaire qu�’il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste », « Nous nous trouvons dans l�’impuissance d�’adorer ce que nous ne connaissons pas et d�’aimer autre chose que nous » (§205). Le « sans divertissement », révélant le vide d�’occupation de 90 Voir J. Mesnard, « Sur les origines grecques de la notion d�’amour-propre » et « Sur le terme et la notion de �‘philautie�’ », in La culture du XVIIe siècle, PUF, 1992, respectivement pp. 43-47 et 48-67.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 127

la capacité d�’aimer, laisse apparaître « nos impuissances, orgueil et concupiscence » (§216), noms de l�’unique impuis-sance d�’aimer ; les deux « impuissances » font le « pouvoir » de la « volonté propre » (cf. « La volonté propre ne satisfera jamais, quand elle aurait pouvoir de tout ce qu�’elle veut », §362) �– et y retrouvent la raison rigoureuse de l�’in-satisfaction connue ou au moins « sentie » dans l�’ennui.

Le manque de consentement �– manque auquel pourvoit, tant bien que mal, l�’occupation �– sera ainsi formulable essentiellement comme haine, selon la volonté (par amour-propre), malheur, souffrance ou dégoût selon la béatitude et ignorance ou inappétence spirituelle selon l�’intelligence. Toutes ces déterminations expliquent l�’incompatibilité entre la portée inscrite dans les facultés propres à l�’homme par création (cf. §§360, 372), infléchies essentiellement par la volonté �– qui comprend et répond de la conduite entière de l�’âme �– et l�’objet que leur emploi erroné �– égaré, « éloigné », car « on ne s�’éloigne qu�’en s�’éloignant de la charité », §948 �– leur offre. Le refus du seul bien, « infini et immuable » (§148), seule « occupation » de son unique désir, se ressent, selon les multiples aspects du « bonheur » que l�’homme est créé pour y puiser, de manière multiple.

Béatitude étant nom de l�’union des volontés, à fin d�’amour et de connaissance, le mal qui désigne de façon tout aussi générique la perte ou le refus de ce bien, même dans leur expression analytique, peut et doit s�’entendre synthétiquement : si connaissance et félicité sont volontaires, la déchéance qui est ignorance dans l�’ordre du savoir se précisera comme aversion pour la vérité et ennui (haine d�’une félicité toujours « languissante », qu�’obtiennent les §§136, 622). Si la connaissance vient accomplir un désir, la déchéance sera inappétence spirituelle (« sans la faim des choses spirituelles », §941) ; si, selon l�’insatisfaction, l�’amour-propre régira la connaissance, « curiosité » �– nom du divertissement dans l�’ordre du savoir �– « n�’est que vanité ».

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Les diverses modalités selon lesquelles le mal �– déchéance �– s�’articule originairement s�’identifient successi-vement aux formes du divertissement et plus profondément de l�’ennui que nous avons relevées dans le texte pascalien. La hiérarchie causale du divertissement et de l�’ennui se précise ici comme gradation des réflexivités. Si une première réflexivité définirait la constitution même de l�’homme par création, comme don de la volonté qui incarne également désir et intelligence, et si la déchéance s�’affirme à ce niveau comme infidélité à la finalité marquée dans ce don, c�’est ici que se creuse essentiellement le vide de grandeur. Ce que l�’ennui sanctionne, lorsqu�’on est réduit à en considérer la « condition », c�’est la déception de cette finalité assumée naturellement comme concupiscence, corruption de la nature (cf. §§616, 617, 62891). Voir sa « condition », c�’est voir sa corruption �– la déchéance qui habite la nature comme « contradiction » / « contrariété » malheureuse. Si l�’on y souffre de son manque d�’occupation, nous avons montré que c�’est par rapport au consentement ou refus de la volonté propre de s�’accorder à la volonté divine que ce mé-contentement doit s�’entendre ; or l�’amour-propre s�’est naturalisé (« la nature est corrompue »), la transmission du péché originel perpétuant le « sans Dieu » (sc. sans véritable occupation) en tout humain, voilà un obstacle naturellement indépassable et, selon le malheur, insupportable92.

91 §628 rassemble remarquablement vanité, orgueil et détermination naturelle, divertissement : « Du désir d�’être estimé de ceux avec qui on est. | L�’orgueil nous tient d�’une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreur, etc. Nous perdons encore la vie avec joie pourvu qu�’on en parle. | Vanité, jeu chasse, visités, comédies, fausse perpétuité de nom ». Voir aussi §77. 92 Voir par exemple le §617 : « Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n�’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d�’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C�’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous

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Le divertissement ou les modalités d�’évasion de l�’ennui opèrent au second degré de réflexivité, là où il s�’agit pour l�’homme, toujours par création (c�’est l�’�œuvre de sa volonté), de « se servir » de ce qu�’il a « reçu » (§360). Comme ce qu�’il reçoit par naissance, c�’est le manque d�’occupation perpétué dans l�’inclination de sa volonté (concupiscence ou délectation dans le mal), en même temps que la mesure « ineffaçable » de sa réflexivité, de son « véritable bien », il exercera cette seconde réflexivité sur une base déjà cariée : il tend au bien (même au bien véritable, lorsque celui-ci s�’est fait connaître) pour soi93.

Reprenons maintenant la piste d�’associations ouverte par la polyphonie du manque d�’occupation (manque de Dieu qui assouvit le désir) que le « malheur » de la déchéance du membre de sa corporalité. La haine sera raisonnable, elle se revêtira de la raison / des raisons, et selon la béatitude, on y trouvera son plaisir. L�’impuissance (que les EG et §§205, 214 placent dans la volonté, comme impuissance d�’aimer) sera, selon la connaissance, ignorance innée (§205) de la vérité. C�’est pour cela également que les Écrits énoncent l�’assujettissement à / par l�’amour-propre comme ignorance, et notamment méconnaissance de son vrai bien par la volonté. Si les membres « ne [sont] dans leur ordre qu�’en soumettant cette volonté particulière à la volonté première », et que « hors de là ils sont dans le désordre et dans le malheur » (§374), ce désordre, en s�’affirmant selon la béatitude, ne laisse de retentir dans l�’ordre de la pensée, comme désordre de celle-ci (§§137, 620). La correspondance que §490 établit entre volonté, pensée et être de l�’homme s�’approfondit dans cette nouvelle clarté apportée par la

défaire. | Cependant aucune religion n�’a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d�’y résister, ni n�’a pensé à nous en donner les remèdes » ; aussi §450. 93 Car l�’amour-propre immodéré naît, selon la Lettre�…, par ce que l�’homme « s�’est aimé seul, et toutes choses pour soi, c�’est-à-dire infiniment » (277b).

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thématique des membres pensants. Ainsi, le §372 pose qu�’« être membre est n�’avoir de vie, d�’être et de mouvement que par l�’esprit du corps. Et pour le corps, le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n�’a plus qu�’un être périssant et mourant ». « Agir par raison », c�’est donc accorder sa volonté à la volonté du corps pour en recevoir les biens ; l�’être se « fait », se maintient ou gagne de consistance par l�’accord des volontés �– du membre au corps. Le manque d�’accord des volontés traduira ainsi la privation ou vide d�’être, vanité. C�’est donc ce désaccord, vide d�’être, que la « recherche » veut « accorder » �– ce qui fait sa vanité.

Si c�’est toujours la volonté qui soutient toute « démar-che » de l�’homme (§148), et que cette démarche n�’est qu�’en vue du bonheur que la volonté recèle, par sa raison même, ou par son élan essentiel, comme finalité (elle se donne à l�’homme pour que celui-ci consente, qu�’il sente son bonheur conjointement avec la volonté qui fait le bonheur de son être, selon les §§360, 372), son impuissance d�’atteindre son objet �– comme insatisfaction perpétuée �– et son exigence essentielle font en sorte qu�’elle ne pourra jamais se reposer, se fixer. L�’inconstance, l�’agitation, le « tumulte » qui décrivent le divertissement ou la « recherche » d�’occupation pour l�’inter-valle de sa déchéance pourront être décrits, selon le « sentiment », comme dégoût de continuité et, selon la connaissance, comme curiosité (§§77, 933).

I.9. OUVERTURE

On prétend que cette suspension vient de l�’horreur que la nature a pour le vide, qui arriverait à la place que l�’eau quitterait en tombant, parce que l�’air n�’y pourrait succéder : et on le confirme, parce que si on fait une fente par où l�’air puisse s�’insinuer, toute l�’eau tombe incontinent. (�…)

Il y a plusieurs autres effets pareils que j�’omets à cause qu�’ils sont tous semblables à ceux dont j�’ai parlé, et qu�’en tous il ne paraît autre chose, sinon que tous les corps contigus résistent à l�’effort

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 131

qu�’on fait pour les séparer quand l�’air ne peut succéder entre eux : soit que cet effort vienne de leur propre poids, comme dans les exemples où l�’eau monte, et demeure suspendue malgré son poids ; soit qu�’il vienne des forces qu�’on emploie pour les désunir, comme dans les premiers exemples.

Voilà quels sont les effets qu�’on attribue vulgairement à l�’horreur du vide : nous allons faire voir qu�’ils viennent de la pesanteur de l�’air.

Traité de la pesanteur de la masse de l�’air (OC 246a-b)

9.1. y être comme n�’y étant pas

La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c�’est la plus grande de nos misères. Car c�’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l�’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d�’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.

§414 Examinons ce privilège que peut offrir l�’ennui. En sortir,

c�’est d�’abord une situation assez rare, parce qu�’on évite, ordinairement, d�’y « être ». Y être, ce serait renoncer à « l�’unique bien des hommes [qui] consiste�… à être divertis de penser à leur condition » (§136). Ce qui fait s�’installer ou bien s�’épanouir l�’ennui, ce qui fait « être dans » l�’ennui, c�’est précisément le manque de cette esquive. Ce serait faire face à « l�’effroyable distance » des « contrariétés » qui composent la condition présente de l�’homme.

Pascal ne cesse pourtant de solliciter à ses interlocuteurs �– et c�’est le mobile même de l�’Apologie �– de se regarder / considérer / suivre/ voir eux-mêmes, afin qu�’ils retrouvent ce dont celui-ci s�’emploie à tout pas à les avertir : qu�’il y a dans leur état présent des caractères indiquant « deux natu-res », « ouvertes » dans l�’homme. Que « tant de contradic-

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tions » (§149) résultent dans un « embrouillement » (§131) qui fait et la difficulté, et l�’intérêt de l�’ennui : car c�’est un « n�œud » à ne pas humainement démêler (ibid.). Les « philo-sophes » s�’égarent ou pour avoir « abaissé » l�’homme jusqu�’aux « bêtes », lui déniant toute marque de grandeur, ou pour l�’avoir « élevé » jusqu�’à le rendre semblable à Dieu, sans voir ses défaillances évidentes. L�’erreur paradigmatique de ceux qui se sont mis à se considérer eux-mêmes, étant donc susceptibles d�’ennui, c�’est de ne « reconnaître » (§149) que l�’un de ces deux pôles, ce qui revient à ne pas le connaître véritablement �– car il ne s�’individualise que par rapport à l�’autre. La distance des contrariétés manquera donc d�’« effrayer » (§§430, 198, 199, etc.), faute d�’être « mesurée » comme incommensurable et silencieuse (§199). Une première sortie de la vue (« anti-contemplation ») des contrariétés indissolubles que l�’homme recèle serait donc une fausse sortie, n�’y ayant pas de véritable entrée94 : la vue « immodérée » �– sans relation à la grandeur �– de la misère, « persuade le désespoir » (§352), la vue exclusive des marques de son excellence « le [rend] horriblement vain » (§351). Vanité et désespoir font la matrice du vice (orgueil et paresse, §774) et ne réussissent qu�’à raffermir l�’ennui dans ses positions.

La raison de l�’abaissement ou de l�’élévation excessifs reste toujours la vanité : on manque de reconnaître le vide « misérable » de la déchéance et on s�’abstient de le parcourir, yeux fermés �– ce qui fait la vanité. Faute d�’aller « aussi loin » que de « mesurer » du regard les marques d�’excellence, on s�’abaisse trop et désespère d�’avoir jamais communication à Dieu (§149) : c�’est parce qu�’on n�’a pas encore renoncé à « mesurer » : « Car je voudrais savoir d�’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d�’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il 94 On ne porte pas sa vue « aussi loin » qu�’il le faudrait : « cette considération n�’est tirée que de la vue de votre bassesse, mais si vous l�’avez bien sincère, suivez-là aussi loin que moi �… » (§149).

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 133

sait si peu ce que c�’est que Dieu qu�’il ne sait pas ce qu�’il est lui-même » (ibid.). L�’homme place le « n�œud de sa condition » (§131) plus bas qu�’il ne le faut �– ce qui montre qu�’il ne la voit pas encore ; il ne fait pas encore place à sa propre démesure (ibid.). L�’orgueil est également, comme nous l�’avons vu, synonyme d�’une « enflure » (§432) et constitue la ressource du divertissement �– sortie par définition de l�’ennui qui menace (invisiblement vu). Ces deux moments décrivent des sorties illusoires parce qu�’ils ne réussissent pas d�’abord à s�’y situer, refusant d�’emblée tout autre que l�’incompréhensibilité de l�’homme : « S�’il se vante je l�’abaisse. | S�’il s�’abaisse je le vante. | Et le contredis toujours. | Jusqu�’à ce qu�’il comprenne | qu�’il est un monstre incompréhensible » (§130). L�’incompréhensibilité résulte de l�’éloignement « infiniment infini » (§308, cf. §430) de ses deux états dont il porte les marques. L�’homme n�’arrive à se comprendre que lorsqu�’il comprend son incompréhen-sibilité : or pour cela il lui faut le « mystère » (§131) qui livre d�’emblée ses deux natures, l�’entre-deux qui ne peut se « comprendre » autrement (« on ne la [sc. la vérité] peut connaître qu�’à mesure qu�’il lui plaît [à Dieu] de la révéler », §149)95.

Dans l�’ennui, il s�’agit de « sentir » sa condition en tant que misérable, en tant que double96. L�’ennui appréhende donc la condition « véritable » �– « malheureusement déchus » (§149) ; la meilleure évidence que dans l�’affection de l�’ennui 95 La déchéance est radicalement inconcevable, elle ne se connaît autrement que par le médiateur : « Nous ne concevons ni l�’état glorieux d�’Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s�’en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans l�’état d�’une nature toute différente de la nôtre et qui passent l�’état de notre capacité présente. | Tout cela nous est inutile à savoir pour en sortir ; et tout ce qu�’il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus-Christ ; et c�’est de quoi nous avons des preuves admirables sur la terre. » (§431). 96 Des clarifications sur l�’usage des concepts de « condition », « état » et « nature » chez Pascal, chez V. Carraud, op. cit., pp. 126-135.

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l�’homme accède, les yeux plus ou moins fermés, à sa véritable condition, c�’est le malheur dont ce sentir l�’encombre (malheur qui, notons, n�’est pas encore désespoir : on n�’en a rien encore décidé). L�’évidence (« tant il est manifeste�… », « n�’est-il donc pas clair comme le jour �… », ibid., §477) de la dualité de l�’état présent se donne, dans l�’ennui, à être sentie. Il n�’est pas, dans l�’ennui, question de concevoir la dualité, donc la vérité de notre état présent, que la foi seule peut connaître (« Concevons donc que l�’homme passe infiniment l�’homme, et qu�’il était inconcevable à soi-même sans le recours de la foi. Car qui ne voit que sans la connaissance de cette double condition de la nature on était dans une ignorance invincible de la vérité de sa nature »).

Avant de se rendre manifeste à la connaissance �– ce qui n�’arrive qu�’à ceux qui ont la foi �– la dualité du double état, le vide irremplaçable de la déchéance, se laisse parcourir �– laisse parcourir sa vanité �– par le « sentir », comme malheureux, attristant, dégoûtant. L�’ennui ne se permet pas encore l�’expérience de l�’incompréhensibilité, car il a déjà affaire à la déchéance comme insupportable, insoutenable, lourde (cf. §§622, 136). « On n�’est pas misérable sans sentiment » (§437) : c�’est à cela que l�’ennui s�’arrête. Comme il lui faudrait résoudre, avant de le concevoir, l�’infini de malheur, il ne peut passer outre. Si la considération de son incompréhensibilité, de son emplacement entre deux infinis, se reçoit par l�’étonnement ou l�’effroi, c�’est que celui-ci est prêt à recevoir le « mystère » (§131) de la foi : il a dépassé l�’ennui, pour pouvoir ainsi s�’étonner.

9.2. l�’ennui dépassé : effroi

La vision des deux infinis incompréhensibles ne saurait guère attrister : elle étonne, effraie (par son silence éventuellement). Le creux que l�’ennui sanctionne n�’est, au contraire, aucunement silencieux : il fait mal. Lorsqu�’il « entre en effroi » (§198) et qu�’il peut « s�’étonner » (« voilà notre état véritable »), l�’homme en a déjà surmonté la

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 135

tristesse qui empêchait de donner cours à l�’évidence afin de la rendre connaissable (ou inconnaissable). L�’évidence de son état sollicite comme incompréhensibilité dans l�’étonnement en tant qu�’elle « ne laisse pas d�’être », tandis que dans l�’ennui l�’évidence ne sollicite pas si loin. Ce qui est manifeste, visible dans l�’ennui, c�’est le caractère haïssable de cette condition, le manque d�’amabilité du moi par la misère de sa défectuosité. L�’évidence de la déchéance apparaît, de soi-même, et au désir de bonheur �– constitutif de l�’homme �–, comme évidence de malheur ; en plus, elle est reçue infailliblement, et n�’a pas besoin d�’attendre sa reconnaissance �– comme au cas de l�’effroi dans la contemplation des infinis environnants �– par la raison (cf. §199 : « voilà notre état véritable. C�’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d�’ignorer absolument. (�…) notre raison est toujours déçue par l�’inconstance des apparences »97).

Le désir d�’être heureux reconnaît par lui-même le bien véritable là où il est ou n�’est pas (cf. §148) : il n�’a pas besoin d�’une instance autre qui atteste son inassouvissement : il dit lui-même l�’inadéquation de son contenu �– il dénonce la déchéance �– comme mécontentement. Avant d�’être étonnante, la déchéance est misérable : tout et chacun « se sèche » (cf. §36) d�’ennui « lorsqu�’il est réduit à se considérer », tandis que rares sont (c�’est l�’urgence d�’en accroître le nombre qui porte Pascal à l�’Apologie) ceux qui s�’en étonnent en attendant qu�’ils comprennent, éventuellement par la foi.

Le caractère intermédiaire du régime de l�’effroi est d�’abord rendu par le titre de la liasse qui renferme les §§198 et 199 : « Transition » ; c�’est son rapport à l�’ennui qui lui raffermira ce statut. Quelle différence y en a-t-il ? Celui qui « entre en effroi » (§198) le fait « comme un homme qu�’on

97 « Ce que nous avons d�’être nous dérobe la connaissance des premiers principes qui naissent du néant, et le peu que nous avons d�’être nous cache la vue de l�’infini. | Notre intelligence tient dans l�’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l�’étendue de la nature » (§199). Cf. aussi §188.

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aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s�’éveillerait sans connaître et sans moyen d�’en sortir ». Par rapport au même état d�’abandon que sa « condition » renferme par sa dualité, l�’homme passe de l�’assoupissement98 (ignorance de son abandon) à l�’éveil (conscience de l�’abandon). Celui qui est en état, au §199, de se « considérer » sous l�’espèce de l�’effroi, c�’est « l�’homme (..) revenu à soi même ». Il « considère ce qu�’il est au prix de ce qui est, (�…), il se regarde comme égaré » ; « ce qui est » se précisera ensuite comme « l�’infini » (« Qu�’est-ce qu�’un homme, dans l�’infi-ni ? »), assez « loin »99 du « vide » que la vanité souhaite occuper. L�’injonction de cette évidence est intelligible ou effrayante en tant que révélation des « bornes » de « cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes » (§199).

La distinction de l�’ordre de l�’ennui par rapport à celui de l�’effroi est rendue également par l�’objet d�’exercice des respectives affections. Ainsi, l�’effroi s�’effraie de l�’excès inadéquat : « bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n�’aperçoivent rien d�’extrême »100. Tandis que ce de quoi l�’ennui s�’attriste, ce que la vanité occupe inutilement, c�’est le « vide que l�’amour de Dieu a quitté ». L�’ennui souffre de la capacité infinie et malheureusement occupée, l�’effroi considère, à un autre niveau, le peu que nous pouvons comprendre des choses. Les deux accèdent à notre « véritable condition », l�’un sans condition, par la nature même (« Ennui et qualités essentielles à l�’homme », titre complet de la liasse IV) et l�’autre après l�’éveil à la nature. L�’ennui ressent son égarement, dans la mesure où celui-ci est malheureux, l�’effroi

98 « Assoupissement surnaturel », précise le § 427. 99 Cf. § 377. 100 « [�…] ; trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche la vue. Trop de longueur et trop de brièveté de discours l�’obscurcit, trop de vérité nous étonne », etc. Si dans l�’effroi « trop de vérité nous étonne », nous avons vu que dans l�’ennui c�’est précisément la même raison qui fait haïr, qui provoque de l�’aversion.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 137

se connaît comme égaré. Le §36 rend claire la distinction dans la description de l�’ennui : « Mais ôtez leur divertissement vous les verrez sécher d�’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c�’est bien être malheureux que d�’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu�’on est réduit à se considérer, et à n�’en être point diverti ». L�’ « assoupisse-ment » sur l�’île déserte semble être voulu, la cause découverte ici en étant le divertissement.

Le §198 décrit d�’ailleurs l�’attachement ou l�’occupation comme alternative à la vue de la misère, du « misérable état » qui effraie l�’éveillé : « Et sur cela j�’admire comme on n�’entre point en désespoir d�’un si misérable état. Je vois d�’autres personnes auprès de moi d�’une semblable nature. Je leur demande s�’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d�’eux et ayant vu quelques objets plaisants s�’y sont donnés et s�’y sont attachés. Pour moi je n�’ai pu y prendre d�’attache et considérant combien il y a plus d�’apparence qu�’il y a autre chose que ce que je vois j�’ai recherché si ce Dieu n�’aurait point laissé quelques marques de soi ».

Notons, premièrement, que l�’éveillé a accès à son « misérable état » sans désespoir ; les autres ne désespèrent non plus, ils prennent des « attaches » et se divertissent. Il nourrit en même temps le désir de chercher des « marques » de Dieu, l�’évidence qu�’il aurait laissée. Toutes ces indications sont le signe d�’une transformation préalable : le désir de Dieu est l�’�œuvre de Dieu même, c�’est lui qui se fait désirer (EG101, Sur la conversion du pécheur), et c�’est uniquement la connais-

101 Par exemple OC 328b, sentence de Fulgence: « Cette grâce que Dieu donne aux vaisseaux de miséricorde commence par l�’illumination du c�œur, et ne trouve pas la volonté de l�’homme bonne, mais la rend bonne ; et afin qu�’ele soit élue, elle-même élit la première ; et elle n�’est reçue ou aimée, si elle-même n�’opère cet effet dans le c�œur de l�’homme : Donc la réception et le désir de la grâce est l�’ouvrage de la grâce même. (�…) Donc elle-même se fait connaître, aimer et désirer davantage » (De Verit. Praedestin., I, XV ; XVI).

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sance de sa misère conjointe à la connaissance de Dieu qui fait qu�’on ne désespère pas de son état (voir §§189, 190, 192, 212), « car ce Dieu-là n�’est autre chose que le réparateur de notre misère »102 (§189). En plus, l�’indisponibilité à « s�’atta-cher » ne peut venir que du remplacement que Dieu opère, dans le c�œur, des « affections que le monde avait volées » par l�’attachement à lui103. Ce ne sont que « ces divines connais-sances » qu�’apporte la religion véritable (cf. §208) qui font éclater l�’évidence de « la vérité de ces deux états » : « Pour moi, j�’avoue qu�’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité ; car la nature est telle, qu�’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l�’homme, et hors de l�’homme, et une nature corrompue » (§471). C�’est en tant que « touché » par Dieu (cf. Sur la conversion�…, 290a) ou incliné, par lui, vers lui (cf. §§110, 380, 382) que l�’homme peut « voir » son « aveuglement » et sa « misère » (§198), son incapacité (ibid.), et donc en chercher ensuite de réponse / remède.

La « considération de soi-même » qui fait naître et ennui et effroi s�’exerce en conclusion dans des étapes et à des niveaux différents : ce n�’est que soutenue par une transformation préalable que la volonté acceptera de voir (car c�’est toujours elle la première concernée), de « connaître le néant ». À cause de la prééminence absolue du désir de bonheur dans la constitution de l�’homme, il n�’y a d�’autre manière de dépasser la « tristesse insupportable » pour avoir ressenti le vide de bonheur que la double nature « crie » (§§208, 148) que la réparation du fonds inconsolé de la volonté en fonds de bonheur, par la grâce.

102 « J.-C. est un dieu dont on s�’approche sans orgueil et sous lequel on s�’abaisse sans désespoir » (§212). Cf. la citation (§213) de St. Bernard, In Cantica sermones, LXXXIV: Dignior plagis quam osculis, non timeo quia amo ; la raison du manque de désespoir dans l�’abaissement, c�’est l�’amour. 103 Prière�…, OC 362-363.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 139

I.10. CONCLUSIONS

L�’ennui se conjugue donc en toute justice et rigueur aux « qualités essentielles à l�’homme » (cf. le titre de la liasse que Pascal lui a dédiée), puisque celles-ci portent l�’essence au-delà d�’elle-même, offrant le fondement naturel de « l�’hu-main » auquel « l�’homme », pour le devenir pleinement, est censé acquiescer.

L�’ennui ne dépend, dans son contenu et installation, que de la « nature » de l�’homme, en tant que celle-ci recèle une dualité irrévocable et en tant qu�’elle n(e l)�’ est jamais sans s�’excéder ou s�’extasier en vue du bonheur �– deux raisons qui reviennent à la même. C�’est ce fait d�’être « réfléchie » (sur l�’état heureux ou malheureux, corrompu / double ou innocent) qui instaure, « autour de la nature », l�’écart habité par l�’ennui. Écart qui est destiné à déboucher, avec l�’ennui qui éventuellement y réside, personnellement : écart assumé et à assumer, synonyme de la réalisation �– fidélité ou défaillance �– personnelle de l�’aspiration naturelle. L�’ennui naît naturellement par ce qui, en la nature, est ou vise plus que la (ou plus de) nature ; et ne peut ne pas en viser : l�’ennui sortira donc « incontinent » du fond du c�œur (cf. §§622, 136) où il habite, pour ainsi dire, tout aussi « incontinent » �– par le c�œur même.

Deuxièmement, c�’est parce que le « c�œur » est, par orientation et « contenu », pareil chez tous104, que la « nature » ou l�’être » (§ 360) recèle un même bonheur, de sa création, et que finalement la béatitude que le désir vise, de manière unique en chacun, mais identique d�’essence (ou de non-essence), est unique �– « ne se trouve qu�’en Dieu » �–, c�’est donc à cause de l�’identité d�’aspiration (« tendance » commune de leur nature) que quiconque se trouve dans 104 « Image de Dieu », dit la Prière, 363b ; récipient d�’une même « grâce de Jésus-Christ, qui n�’est autre chose qu�’une suavité et une délectation dans la loi de Dieu, répandue dans le c�œur par le Saint-Esprit », OC 318a.

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l�’ennui 1) aura le « c�œur » ouvert �– c�’est par là que l�’ennui sort �– et 2) se trouvera en situation d�’y regarder. S�’il est « disposé » à y voir Dieu �– s�’il l�’ « a » au fond du c�œur, lui et non pas les « biens temporels » (§503) �– et avec lui la « vérité » de son état défectueux, il s�’y « trouvera » (et s�’y trouvera) en attente de la grâce qui habite les mêmes profondeurs.

C�’est ici qu�’apparaît le plus puissamment le caractère vertueux du « se haïr »105, que l�’ennui accomplit instincti-vement : pour être dans l�’ennui, on hait ce que celui-ci donne à voir ou à sentir, « le sujet d�’ennui » car « sujet de nature » ou « de concupiscence ». On n�’arrive à « se haïr » sans « tyrannie » qu�’en « collaborant » à l�’ennui, à ce qu�’il accomplit déjà naturellement. Ce n�’est que l�’accès engagé à l�’ennui (§414) qui peut « pousser à chercher un moyen plus solide d�’en sortir » ou un « moi véritablement aimable pour l�’aimer » (§564) �– le « sujet de grâce », en soi-même et en chacun (cf. Lettre sur la mort de son père, 276a-b) que ménage le « moi universel » de grâce qu�’est le Christ. Dans l�’attitude naturelle, on se résout à « (se) haï[r] naturellement », comme font « les hommes » (§210), et rien d�’autre �– ce qui fait la « tyrannie » : on (se) hait également là où il y a lieu (témoin l�’ennui) de plus.

L�’ennui, fait de nature tout comme la concupiscence, régira de la même force que cette dernière toute action du « moi humain ». Tout ennuie, et on retrouve tout dans l�’ennui, en raison de la naturalité (omniprésence) de la concupiscence. L�’abolition de la recherche (de la recherche) des choses ou le divertissement me laissent dans l�’ennui non parce que les « choses » auraient contribué si profondément à mon bonheur que leur perte me rende irrémédiablement triste, mais parce que cette abolition me laisse là où je suis : déjà naturellement ennuyé. Avec ou sans le « divertisse-ment », je suis déjà dans l�’ennui �– par la nature même.

105 §564 : « la vraie et unique vertu est donc de se haïr ».

II. ENNUI ET ACÉDIE

Je ne saurais mieux vous témoigner la circonspection que j�’apporte avant que de m�’éloigner des anciennes maximes, que de vous remettre dans la mémoire l�’expérience que je fis ces jours passés en votre présence avec les deux tuyaux l�’un dans l�’autre qui montre apparemment le vide dans le vide. Vous vîtes que le vif-argent du tuyau intérieur demeura suspendu à la hauteur où il se tient par l�’expérience ordinaire, quand il était contrebalancé et pressé par la pesanteur de la masse entière de l�’air, et qu�’au contraire, il tomba entièrement, sans qu�’il lui restât aucune hauteur ni suspension, lorsque, par le moyen du vide dont il fut environné, il ne fut plus du tout pressé ni contrebalancé d�’aucun air, en ayant été destitué de tous côtés. Vous vîtes ensuite que cette hauteur ou suspension du vif-argent augmentait ou diminuait, et qu�’enfin toutes ces diverses hauteurs ou suspensions du vif-argent se trouvaient toujours proportionnées à la pression de l�’air.

Certainement, après cette expérience, il y avait lieu de se persuader que ce n�’est pas l�’horreur du vide, comme nous estimons, qui cause la suspension du vif-argent dans l�’expérience ordinaire, mais bien la pesanteur et la pression de l�’air, qui contrebalance la pesanteur du vif-argent. Mais parce que tous les effets de cette dernière expérience des deux tuyaux, qui s�’expliquent si naturel-lement par la seule pression et pesanteur de l�’air, peuvent encore être expliqués assez probablement par l�’horreur du vide, je me tiens dans cette ancienne maxime, résolu néanmoins de chercher l�’éclaircissement entier de cette difficulté par une expérience décisive. J�’en ai imaginé une qui pourra seule suffire pour nous donner la lumière que nous cherchons, si elle peut être exécutée avec justesse. C�’est de faire l�’expérience ordinaire du vide plusieurs fois en même jour (�…).

Lettre de M. Pascal le jeune à M. Périer, du 15 novembre 1647, concernant la grande expérience de l�’équilibre des liqueurs

(OC 221b-222a).

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II. 1. AKÈDIA

1.1. aperçu historique

Un examen du parcours autant historique que concep-tuel de la notion complexe de ce que la tradition chrétienne a retenu, « enveloppé » (§65) sous la notion complexe de doit commencer par se fixer comme principale règle métho-dologique de se restreindre à déployer le contenu de cet « enveloppement » précis, et non pas de ce qui pourrait paraître, au cours de cette recherche, lui ressembler d�’une manière ou d�’une autre ; la diversité, complexité et confusion qui caractérisent la destinée de notre objet d�’étude ne sauraient autrement que décourager toute tentative compré-hensive. Les décisions et de présentation et d�’herméneutique vont se plier également aux exigences de ce présent travail : sa finalité n�’exige ni de suivre la configuration et les méta-morphoses de l�’histoire d�’une idée �– une tâche particu-lièrement gratifiante, d�’ailleurs, compte tenu des multiples bifurcations et de la richesse de nuances que ce concept a pu revêtir1 �– ni de plaider pour une perspective ou une autre d�’envisager sa dégénérescence, mais de configurer et don-nées historiques et appréciation d�’authenticité en vue de

1 La meilleure réussite d�’une telle entreprise est le livre de S. Wenzel, The Sin of Sloth : Acedia in Medieval Thought and Literature, Chapel Hill, 1967, dont nous nous servirons comme appui pour l�’identification des moments clef dans l�’évolution de la notion. Voir aussi G. Bardy, art. « akèdia » dans Dictionnaire de Spiritualité, Beauchesne, 1937, t. 1, col. 166-169. D�’autres enquêtes moins compréhensives sur le sujet, chez R. Kuhn, The Demon of Noontide, Princeton University Press, 1976, pp. 39-66, qui fait une sommaire prospection sur la naissance et l�’evolution de l�’acédie jusqu�’aux poètes de la Renaissance ; P. Miquel, Lexique du désert, Bellefontaine, 1986, donne les principales caractéristiques du vice à partir des descriptions les plus significatives chez les auteurs monastiques, pp. 17-35. D�’autres références passagères à ce thème chez M-Cl. Lambotte, Esthétique de la Mélancholie, Paris, 1984, M. Huguet, L�’ennui et ses discours, Paris, PUF, 1984, pp. 55-89.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 143

l�’établissement d�’un modèle qui nous permette de voir l�’ennui pascalien à partir de son « point juste » et simulta-nément de valider ou invalider les résultats précédents. Il s�’agira donc de créer un champ et historique et conceptuel assez large pour nous assurer la fidélité par rapport à cet objet, en fixant les points de référence dans les deux directions, par rapport en permanence à ce qu�’il s�’agit de clarifier. Les raccords à la problématique pascalienne étudiée seront faits et ponctuellement et dans un sous-chapitre à part, les conclusions visant tout le réseau ainsi établi.

L�’acédie gagne une amplitude, dignité et destinée décisives dans le contexte de la spiritualité chrétienne où elle désignera un vice capital. Sa préhistoire ne laisse pourtant d�’offrir de l�’intérêt, et pour l�’histoire proprement dite du concept, et en tant que source possible de sa fructification ultérieure par le christianisme. Akêdia ou akêdeia apparaît dans l�’usage classique dans les deux sens d�’insouciance, négligence, et de fatigue, lassitude, épuisement. Le terme apparaît plus notablement dans les Septante, où il garde plutôt ce second sens. Jusqu�’à sa naissance comme l�’un des huit péchés capitaux par les écrits d�’Évagre le Pontique, le terme a des occurrences assez réduites chez les auteurs chrétiens. Le Pasteur d�’Hermas l�’emploiera ensuite en y ajoutant le sens de tristesse, ennui provoqué par les soucis du monde2. Origène l�’emploie dans un sens plus proche de sa carrière ultérieure : dans une homélie sur Luc3 il compte l�’acédie parmi les trois tentations portées au Christ pendant les quarante jours dans le désert : « [le diable] l�’a tenté par le sommeil (di�’hupnou), par l�’acédie (akèdia), par la lâcheté (deilia) et des pareilles tentations ». Toujours sous le nom d�’Origène, des commentaires sur les Psaumes se réfèrent occasionnellement à la tentation de l�’acédie, l�’identifiant au « démon de l�’après-midi »4 en relation avec la négligence 2 Visio, III, 11, 3. 3 In Lucam 29, SC 87, pp. 502-503. 4 PG 12, 1552.

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accompagnée par le dégoût pour la poursuite des vertus, avec le sommeil (un verset souvent invoqué dans la description de l�’acédie sera le Ps. 118, 28 �– « Dormitavit anima mea prae taedio ») conduisant éventuellement à la mort5 ; l�’acédie dénote une lassitude spirituelle et le relâchement de l�’attention. Chez Grégoire de Nazianze (Poemata moralia 34, 70, PG37, 950A) l�’acédie désigne l�’incapacité de se décider promptement : « la décision est le choix libre après délibération de l�’intellect, l�’acédie est le rejet de tout cela ». D�’autres occurrences chez Athanase et Basile envisagent l�’acédie toujours comme fatigue mentale ou spirituelle, ennui, alanguissement ou asthénie qui doivent être combattus et dépassés dans le combat spirituel. Les Regulae fusius tractae de Basile recommandent la variation entre prière et psalmodie en raison de la monotonie qui risque de s�’installer et donner place à l�’acédie, « car l�’esprit souffre souvent d�’akedia et est distrait à cause de la monotonie »6. La Vie d�’Antoine écrite par Athanase compte l�’acédie parmi les effets des attaques démoniaques et l�’emploie pour désigner la défaillance et le manque d�’attention dans les pratiques ascétiques7. Nil d�’Ancyre dédie, au Ve siècle, des passages assez consistants à la description de cette tentation, mais l�’attribution de nombre d�’eux est également incertaine, l�’un des deux De octo vitiotis cogitationibus (PG 40, 1456-1460) étant en fait un florilège de textes d�’Évagre, Nil et Cassien. Nous citons ici un passage de De octo spiritibus malitiae :

5 La position d�’Origène dans l�’histoire de la notion reste néanmoins assez ambiguë, vu l�’incertitude de l�’attribution des plusieurs textes où l�’acédie apparaît ; le commentaire sur le Psaume 139, 3 est fréquemment attribué à Évagre, de même que les Selecta in Psalmos et l�’homélie mentionnée sur Luc. La Philocalia qui contient également des références à l�’acédie a été compilée un siècle après sa mort par Basile et Grégoire de Nazianze, déjà entrés en contact avec les pères du désert égyptien. Cf. Wenzel, op. cit., pp. 7-11. 6 Regulae, 37, 5 (PG 31, 1616C) 7 Vie d�’Antoine 35, 5, SC, p. 235.

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« l�’acédie est l�’atonie de l�’âme ; elle survient dans l�’âme qui ne possède pas une bonne nature et ne tient pas généreusement devant les tentations. En effet, comme la nourriture pour un corps bien portant, ainsi la tentation pour l�’esprit généreux. Le vent du nord nourrit les jeunes pousses, et les tentations affermissent la force d�’âme. Les nuages sans eau sont chassés par le vent, et l�’esprit sans persévérance (hypomonè) par le vent de l�’acédie. La rose printanière fait croître le fruit du champ, et une parole d�’esprit relève le niveau de l�’âme. Le flot de l�’acédie chasse le moine hors de sa cellule ; celui qui pratique la persévérance (hypomonè) demeure dans le repos / paix (hesuchia) »8.

On peut ajouter à ces occurrences extra-évagriennes les

descriptions dans la Historia lausiaca de Palladius9, au Ve siècle, racontant des scènes dans la vie des anachorètes près d�’Alexandrie. Palladius lui-même a été disciple d�’Évagre et a vécu un bon nombre d�’années parmi ces anachorètes. L�’acédie trouve sa place aussi parmi les Apophtegmata patrum10, recueil semblable des anecdotes et des enseignements des moines égyptiens contemporains à Évagre. L�’acédie y apparaît généralement comme la tentation de fuir, de déserter le champ de combat que la vie religieuse, la cellule ou le désert à force d�’un dégoût et d�’un ennui insupportables ; en plus, elle est reçue comme la pire tentation, la plus difficile, « accablante » (particularité que nous allons rencontrer constamment dans les diverses descriptions de l�’acédie).

L�’individualisation de l�’acédie comme l�’un des péchés capitaux vient décidément avec les écrits d�’Évagre le Pontique, en écho bien sûr à la floraison de la vie

8 PG 79, 1157C-D 9 Hist. Laus. 21, trad. L. Leloir, DDB, 1981. 10 Les sentences des Pères du désert. Collection alphabétique, Solesmes, 1981, trad. L. Regnault. L�’apophtegme inaugurale, dépeignant un Abba Antoine dans l�’acédie, est le lieu privilégié par R. Brague dans l�’analyse de la notion, dans « L�’image et l�’acédie », Revue thomiste 85 (1985), pp. 197-228.

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anachorétique aux déserts de Skète et Nitria dont témoigne la seconde moitié du IVe siècle. Comme nous l'avons vu, ce n�’est pas Évagre qui identifia le premier l�’acédie comme tentation ni décrit ses manifestations les plus habituelles ; des textes précédents ou parallèles concernant généralement la vie spirituelle en tant que polémique avaient déjà sanctionné le phénomène que nous pourrons désigner comme désistance : fatigue dans la résistance qu�’il fallait opposer aux tentations en général et incapacité exemplaire de demeurer, dans le régime de vie habituel, dans le même lieu ou dans la même occupation. L�’importance que la littérature non-chrétienne accorde au concept est visiblement disproportionnée par rapport à la signification que l�’acédie revêt dans le contexte chrétien où elle identifiera sous un terme technique très précis l�’un des moments clef du combat spirituel (sinon, comme nous allons le voir, le point même d�’inflexion du combat spirituel comme tel), dénoncé sous cet « envelop-pement » particulier par les écrivains spirituels traitant surtout du régime de la vie solitaire des moines égyptiens.

Évagre est le premier à avoir conféré une analyse complète de l�’acédie, en l�’intégrant dans la liste des huit péchés capitaux (gastrimargia, porneia, philargyria, thymos, lype, akedia, kenodoxia, hyperephania), dont il est également le « Père », quoiqu�’une telle initiative, aussi bien que les « esprits » composants puissent se retrouver avant lui dans la tradition chrétienne (le plus notablement chez Origène) ou dans les milieux juifs et judéo-chrétiens de l�’époque hellénistique11. C�’est Évagre qui donne consistance à cette liste, et parmi les huit « pensées » qu�’il y énumère, celui où se manifeste pleinement son originalité est l�’acédie12. Par exemple,

« Le démon de l�’acédie, qui est appelé aussi « démon du

midi », est le plus pesant de tous ; il attaque le moine vers la 11 Voir l�’introduction doctrinaire de A. Guillaumont à l�’édition du Traité Pratique ou le Moine, SC 170, Paris 1971, p. 84sq. 12 Cf. Guillaumont, « Introduction », op. cit., p. 89.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 147

quatrième heure et assiège son âme jusqu�’à la huitième heure.

D�’abord le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite, ce démon force le moine à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s�’il est loin de la neuvième heure et à regarder de-ci, de-là. En outre, il lui inspire de l�’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel, et, de plus, l�’idée que la charité a disparu chez les frères, qu�’il n�’y a personne pour le consoler. Et s�’il se trouve quelqu�’un qui, dans ces jours-là, ait contristé le moine, le démon se sert aussi de cela pour accroître son aversion.

Il l�’amène alors à désirer d�’autres lieux, où il pourra trouver facilement ce dont il a besoin et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage ; il ajoute que plaire au seigneur n�’est pas une affaire de lieu : partout, en effet, est-il dit, la Divinité peut être adorée. Il joint à cela le souvenir de ses proches et de son existence d�’autrefois, il lui représente combien est longue la durée de la vie, mettant devant ses yeux les fatigues de l�’ascèse ; et, comme on dit, il dresse toutes ses batteries pour que le moine abandonne sa cellule et fuie le stade.

Ce démon n�’est suivi immédiatement d�’aucun autre : un état paisible et une joie ineffable lui succèdent dans l�’âme après la lutte »13.

13 Traité pratique, 12, SC 171, pp. 521-527. Dès maintenant nous emploierons les abréviations suivantes pour les �œuvres évagriennes : De diversis malignis cogitationibus (MC), PG 79, 1200D-1233A, trad. française par L. Regnault et J. Touraille dans Philocalie des pères neptiques, t. 8, Bellefontaine, 1987, pp. 27-43 (et MC r.l., id. recensio longior, éd. J. Muyldermans, A travers la tradition manuscrite d�’Évagre le Pontique, Le Muséon 3, Louvain, 1932, p. 47sq) ; Tractatus de octo spiritibus malitiae (Osp), PG 79, 1145A-1164D, publié par J. Muyldermans dans Le Muséon 52 (1939), pp. 235-274 ; Traité pratique (Pr.), op. cit. ; De oratione tractatus, PG 79, 1165A-1200C, traduit dans la Philocalie, t. 8, op. cit., pp. 47-65 ;

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Nous aurons l�’occasion de nous arrêter plus longue-ment sur l�’individualité que l�’acédie acquiert chez Évagre lors de l�’analyse conceptuelle de cette notion, où celui-ci constituera l�’un des deux points de référence. Nous notons ici que l�’acédie indique, chez lui, la torpeur et l�’épuisement psychique, l�’ennui provoqué par la monotonie de la vie érémitique, l�’abattement qui suit l�’attaque prolongée des tentations. L�’acédie laisse paraître une sollicitation par les passions des deux facultés qui forment la partie non-ration-nelle (alogon) de l�’âme : l�’appétit et l�’irascibilité, à la diffé-rence de la tristesse (lype) qui indique principalement une frustration de l�’appétit. Ses effets sont la dépression, l�’inqui-étude, l�’aversion pour la cellule, pour les frères et pour les lieux et situation où l�’on se trouve �– souvent sous l�’apparence de la charité (on prétexte l�’exigence d�’aller visiter des frères éloignées, ou de trouver une place meilleure pour travailler à son salut). Si elle ne se solde pas par la fuite ou l�’abandon du combat, l�’acédie débouche dans une lassitude psychique et physique prolongée, somnolence et inertie ou indolence dans la prière, et finalement elle creuse le lieu ou d�’autres tentations, des plus graves, peuvent s�’installer et ravager le moine acédiaste14. L�’éprouvé devient, par incapacité de se mouvoir vers aucune �œuvre bonne, par l�’insouciance où il se délaisse, une proie facile devant toute tentation, l�’acédie découvrant l�’abandon par l�’âme de toute initiative ; aussi sera-t-il appelé « le plus oppressif » des démons.

Les siècles suivants, d�’autres écrivains religieux vont décrire l�’acédie suivant les traits qu�’Évagre avait indiqués ; ce seront d�’habitude des auteurs appartenant à un milieu

Skemmata (Sk), éd. J. Muyldermans, Evagriana (Le Muséon 44), Paris, 1931, p. 373 sq. 14 Voir Hugues de Saint-Victor : « L�’acédie fouette l�’homme dépouillé�… par l�’acédie, l�’âme est brisée�…l�’acédie est la tristesse née de la confusion de l�’esprit, ou l�’ennui et l�’amertume excessifs de l�’âme, par lesquels la joie spirituelle est éteinte et, comme par un début de désespoir, l�’âme est abattue sur elle-même » (De sacramentis, II, 13, PL 176, 525).

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monastique, Jean Climaque dans sa fameuse Échelle sainte ou Syméon le Nouveau Théologien. En Occident, avec sa transmission par Cassien dans son enseignement de la vie monastique, l�’akèdia subira une procès de transformation que nous suivrons de plus près. Nous n�’offrons ici que quelques illustrations de la manière où la tradition concernant la spécificité de cet « esprit » a été perpétuée dans la tradition monastique orientale ultérieure, qui dessine une représen-tation en grandes lignes identique aux images déjà fixées par les écrivains antérieurs, en écho à la spiritualité des Pères du désert.

Au XIIIe degré de son Échelle sainte, Jean Climaque vient à l�’encontre de l�’esprit de l�’acédie ; celle-ci semble s�’attacher de prédilection à ceux qui vivent seuls, ou retirés.

« La vie commune des monastères est contraire à

l�’acédie ; mais les anachorètes l�’ont pour compagne insépa-rable dans leur solitude, elle ne les quitte point avant leur mort, et elle ne finit point avant la fin de leur vie les combats qu�’elle leur livre à toute heure. Lorsqu�’elle voit la cellule de quelqu�’un de ces solitaires, elle sourit en elle-même et, s�’approchant de lui, elle établit sa demeure près de la sienne.

Le médecin visite les malades au matin ; mais cette langueur intérieure vient visiter vers le midi ceux qui s�’exercent dans la vie religieuse. »15

Selon la manière d�’envisager la naissance de toute

passion dans l�’âme �– trajectoire reconnue aussi bien par les moines au milieu desquels Évagre écrit, que par ceux qui vont fonctionner à l�’intérieur de cette spiritualité de provenance érémitique �– l�’attachement à une passion ne tient que par une disponibilité présente dans son sujet, et nous allons examiner de plus près cette doctrine en discutant le statut de l�’acédie chez Évagre. La relation traditionnelle entre

15 Jean Climaque, L�’Échelle Sainte, SO 24, Bellefontaine 1978, XIII, 5-9, p. 149.

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pathè, logismos et daimon est évidente dans la sentence suivante de Maxime le Confesseur : « à partir des passions (pathè) cachées dans notre âme, les démons saisissent l�’occasion de déclencher en nous des pensées passionnelles (empatheîs logismous). Ensuite, combattant par eux la raison (noûs), ils la forcent de consentir au péché. Lorsque la raison a été vaincue, ils la conduisent au péché par la pensée ; et lorsque celui-ci est accompli, ils la portent finalement, prisonnière, à l�’action [pécheresse] »16. La tentation et le commencement du péché sont ainsi le résultat d�’une combinaison de l�’agent externe et d�’une disposition de la nature humaine. C�’est pour cela d�’ailleurs que l�’acédie est appelée sans contradiction soit un esprit, un démon (« objectif ») soit une « mauvaise pensée » (personnelle) ou un « mouvement de l�’âme »17. Le fait que la « pensée » de l�’acédie préfère les solitaires découle donc d�’une disponibilité à l�’acédie que la solitude semble nourrir de manière privilégiée.

« Elle excite à satisfaire avec soin aux devoirs de

l�’hospitalité, et elle conjure tous les frères de faire beaucoup d�’aumônes en travaillant fortement des mains. Elle exhorte les autres avec ardeur à visiter les malades, les faisant ressouvenir de cette parole de Jésus-Christ : « J�’étais malade et vous m�’êtes venu me visiter ». Elle les porte à aller voir ceux qui sont dans la tristesse et l�’abattement d�’esprit, leur inspirant de consoler et de fortifier les faibles, lorsqu�’il n�’y a rien de plus lâche ni de plus faible qu�’elle-même.

Quand nous sommes à l�’office et dans la prière, elle nous fait souvenir de quelques affaires nécessaires et pressées et, toute déraisonnable qu�’elle est, elle s�’efforce de tout son pouvoir de nous tirer par quelque raison spécieuse de cette occupation si sainte. »18 16 Centuries sur la charité, SC 9, Paris, 1943, II, 31. 17 Cf. Wenzel, op. cit., p. 14. 18 Jean Climaque, loc. cit.

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Cette disponibilité à l�’affairement, à un activisme dépourvu de prière (contraire donc à l�’impératif monastique) est la forme que viendront habiter une diversité incroyable des manifestations ou effets de ce logismos « insupportable ». L�’autre hypostase apparemment contraire mais fondée dans une même répugnance au repos sera décrite ensuite comme somnolence, pesanteur devant toute sollicitation spirituelle19. La caractéristique de ces diverses types d�’activisme revient au refus de faire converger les mouvements de l�’esprit, ce qui équivaut au refus de la prière qui pourrait raffermir la communication avec Dieu ; Évagre nous le fera comprendre en toute clarté. L�’inappétence spirituelle, explicite ou impli-cite, trouve son appui, comme l�’indique la relation entre logismos �– daimon �– pathè, dans une disponibilité ou indisponi-bilité spécifique, une appétence centrifuge « cachée dans l�’âme ».

Au même degré de son « échelle », Jean Climaque fait un inventaire des noms d�’un même mal que l�’acédie : « engourdissement (préférable à relâchement) de l�’âme, déliement (préférable à affaiblissement) de l�’esprit, mépris de l�’ascèse, aversion des v�œux faits, envie des choses mondai-nes, considération de Dieu comme sans c�œur et sans amour des hommes, atonie dans la psalmodie, asthénie dans la prière, dureté comme fer dans le service, empressement dans le travail manuel, disposition à écouter (des bavardages) »20. Pour lui aussi bien que pour Syméon le Nouveau Théologien, 19 « Ce démon nous cause, trois heures avant le repas, des frisson-nements, des maux de tête, des chaleurs de fièvre et des douleurs dans les intestins. Et quand l�’heure de none est venue, il nous réveille en nous donnant un peu de relâche ; puis, la table étant servie, il nous fait sauter avec joie de dessus le lit pour y aller. Mais lorsque ensuite le temps de l�’office et de la prière est venu, il commence de nouveau à nous rendre le corps pesant. Et lorsque nous prions, il nous plonge dans le sommeil et, par des bâillements qu�’il excite à contre-temps, il nous empêche de prononcer des versets entiers » (ibid.). 20 Ibid., XIII, 2; définition pareille chez Théodore le Studite, Conf. 6, PG 99, 1724C.

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le nom le plus compréhensif de l�’acédie, c�’est « la mort de l�’âme (psuchè) et de la raison (noûs) »21, en raison de son efficacité inégalable : « Chacune des autres passions est détruite par une vertu, mais l�’acédie est pour le moine une mort générale (periektikos = qui embrasse, comprend le moine, qui réunit toute passion et s�’assure ainsi d�’une portée universelle) » (XIII, 6).

La transmission du concept en Occident entraîne, au contraire, des transformations sensibles qui ne cesseront d�’évoluer, grâce à une extrême diversification et selon la sphère intensive et selon la qualité des récepteurs. C�’est par Jean Cassien que le passage s�’accomplit, et les germes des changements ultérieurs s�’y retrouvent déjà. Cassien a eu une connaissance directe de la vie monastique et dans sa forme cénobitique (dans un monastère à Bethléem) et dans sa forme anachorétique : vers 386 il fait un voyage en Egypte et visite les ermites de Nitria et Scète. Il a l�’occasion d�’y faire la connaissance d�’Évagre et de se familiariser avec son enseignement, qui aura une influence décisive sur les écrits futurs de Cassien. Il quitte l�’Égypte au début du Ve siècle et s�’établit en France où il fonde plusieurs monastères. C�’est à l�’intention de ces communautés que Cassien écrit les deux traités qui intéressent l�’évolution de l�’acédie, De Institutis Coenobiorum et Collationes Patrum, qui entendent transmettre la vie et l�’enseignement des Pères du désert tels qu�’il les avait reçus, notamment la doctrine des « huit mauvaises pensées » (gastrimargia, fornicatio, filargyria, ira, tristitia, acedia, cenodoxia, superbia). La manière dont il traite l�’acédie est, en tant que description, assez proche d�’Évagre ; il y a néanmoins de changements de vision qui se manifestent aussi dans le privilège accordé à la discussion de certains aspects de l�’acédie (la paresse, le manque d�’entrain physique) par rapport aux autres (relâchement de l�’âme, dégoût) qu�’Évagre favorise nettement.

21 Chapitres théologiques, gnostiques et pratiques, SC 51, Paris, 1957, 1, 74, p. 62.

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Au livre X des Instituta Cassien donne la description classique du vice22 : il apporte aversion pour les lieux, dégoût de la cellule et mépris pour les autres frères. Tout travail dans la cellule devient répugnant au moine, il considère sa vie spirituelle comme inutile et pense qu�’il ferait mieux ailleurs ; s�’il ne cède pas, sous prétexte de la charité, à l�’impulsion d�’aller visiter des frères ou des malades, il sombre dans le sommeil ou cherche consolation dans la compagnie des autres23 ; il devient instable et errant (X, 6). Au X, 4 il identifie l�’esprit de l�’acédie à celui que décrit Ps. 118, 28 (lieu récurrent dans la description du vice) : dormitavit anima mea prae taedio, « id est prae acedia » (précisant ensuite que ce n�’est pas le corps, mais l�’âme qui s�’est assoupie24), après avoir traduit au début le terme grec par « anxietas sive taedium cordis » (X, 1), mais continuant, comme ses successeurs, de le translittérer afin de désigner ce mal précis. Si la fuite devient coutume, le moine risque de quitter même la vie religieuse ou ses v�œux (X, 3). Cassien dédie ensuite une longue section (X, 7-16) au commentaire de l�’enseignement de St. Paul sur la vertu du travail manuel (particulièrement I Thés. 4, 9-11 ; II Thés 3, 6-15) que Cassien apporte comme remède principal à l�’acédie (X, 7-25). Premier indice important du changement de vision : l�’insistance sur le travail manuel, invoquée et recommandée également par les moines d�’Égypte, devient ici le moyen principal de combat de l�’acédie, tandis que pour ceux-ci le principal remède était de garder la cellule, s�’exercer à l�’endurance, à la patience, nourrir leur confiance en la 22 « Sextus nobis certamen est, quod Graeci vocant, quam nos taedium sive anxietatem cordis possumus nuncupare », Institutions cénobitiques, SC 109, Paris, 1965, X, 1. 23 « [�…] et ita quodam irrationabili mentis confusione uelut taetra subpletur caligine omnique actu spiritali redditur otiosus ac uacuus, ut nulla re alia tantae obpugnationis remedium quam visitatione fratris cuiuspiam seu somni solius solacio posse aestimet inueniri » (X, 2). 24 « proprie satis non corpus dixit, sed animam dormitasse. Vere ab omni contemplationem virtutum et intuitu spiritalium sensuum dormitat anima » (X, 4).

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miséricorde de Dieu. Dans les Collationes Cassien recom-mande également de cultiver la fortitudo, courage dans le combat (la vertu opposée25 au vice de l�’acédie, Coll., V, 23), et de garder la cellule (V, 23 ; XXIV, 5), tandis que dans les Instituta il ne parle que du travail manuel.

Le changement d�’optique s�’explique par la différence des intentions qui régissaient les écrits d�’Évagre et de Cassien : le second écrit pour les membres des communautés où les règles doivent viser le bon fonctionnement de l�’ensem-ble, et la paresse pesait beaucoup plus lourd que dans la vie solitaire des ermites26. Étroitement lié à la prééminence (exclusivité même) accordée au travail manuel dans le combat contre l�’acédie, il apporte un changement semblable dans la vision sur la nature même du vice : si les Collationnes comptaient la paresse (otiositas) parmi les progénitures de l�’acédie (Coll. V, 16), les Instituta établissent une équivalence conceptuelle, sinon verbale (« somno otii vel acediae », X, 21) entre acedia et otiositas. La discussion des préceptes pauliniens et l�’ensemble des dix-sept derniers chapitres (des vingt-cinq) du livre X des Instituta combattent le vice de la paresse (otium ou otiositas), phénomène qui accompagne la translation de l�’acédie du désert à la vie communautaire des monastères.

Cassien introduit également d�’autres aspects nouveaux dans la tradition du schéma des huit vices ; il établit une progénie pour chacun et tente diverses classifications. Il distingue par exemple les vices selon la manière dont ils 25 Les écrivains grecs opposaient principalement à l�’acédie la patience (hypomonè), cf. Évagre, Tractatus ad Eulogium, 4 ; MC, 12 et (Ps-) Nil, De octo spiritibus malitiae, 14. 26 Dans sa préface à l�’édition française de G. Bunge, Akèdia. Die Geistliche lehre des Evagrios Pontikos vom Überdruss, Köln, 1983, trad. fr. Akèdia, La doctrine spirituelle d�’Évagre le Pontique sur l�’acédie, SO 52, Bellefontaine, 1991, pp. 9-10, A. de Voguë place le commencement de « l�’occultation de l�’acédie » toujours dans le changement d�’optique apporté par Cassien, qui polémique excessivement avec le syndrome de l�’oisiveté et donne ainsi lieu à une déviation. Mêmes conclusions chez Wenzel, op. cit., p. 22.

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s�’installent : gastrimargia et fornicatio ne peuvent s�’accomplir sans la coopération du corps, filargyria et ira sont provoquées dans l�’âme par des causes externes, superbia et cenodoxia n�’ont pas besoin de corps pour s�’accomplir, tristitia et acedia « sont nées par des mouvements internes » de l�’âme (Coll. V, 4). Ces deux derniers finissent par occuper une place spéciale car, n�’ayant pas besoin d�’impulsions externes, ils sont propres aux solitaires et aux ermites (Coll. V, 9). Une autre division qui retient notre attention est faite au Coll., XXIV, 15, dix-huit vices sont distribués selon la tripartition platonicienne de l�’âme ; l�’acédie appartient à la partie irascible, tandis que les Grecs insistaient sur le fait qu�’elle attaquait toutes les parties de l�’âme (c�’est ainsi d�’ailleurs qu�’Évagre réussira à distinguer clairement l�’acédie de la tristesse, cette dernière concernant uniquement l�’appétit)27. Une autre division sépare l�’orgueil et la vaine gloire des six autres vices, ces derniers étant reliés par une parenté (cognatione) et une concaténation (concatena-tione), chacun naissant du surcroît du prédécesseur (Coll., V, 10). L�’acédie naît de la tristesse, qui naît de la haine, en sorte que pour en éradiquer les successeurs il faudra commencer par le combat contre l�’acédie, dernier maillon de toute concaténation. La tentative de classification, peut-être, la plus importante vient de l�’établissement d�’une progénie pour cha-que vice, en sorte que « de acedia [nascuntur] otiositas, somno-lentia, importunitas, inquietudo, peruagatio, instabilitas mentis et corporis, verbositas, curiositas » (Coll., 5, 16).

Nous approchons ainsi de la transformation d�’impor-tance majeure pour le concept d�’acédie qui va être opérée presque deux siècles plus tard par Grégoire le Grand. Dans ses Moralia in Job (XXXI, 45)28, Grégoire parle de sept vices qui s�’enracinent dans l�’orgueil, sans compter parmi eux l�’acédie. Elle n�’est pas pourtant si facilement omise, mais plusieurs de 27 Cf. Évagre, Kephalaia gnostika (KG), éd. Guillaumont, Les six Centuries des « Kephalaia Gnostica » d�’Évagre le Pontique, Paris, 1958, 28; Maxime, Centuries sur la charité, I, 67. 28 Morales sur Job, ed. A. de Gaudemaris, SC 31, Paris, 1952.

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ses traits se retrouvent dans la tristitia, sans qu�’il s�’agisse de plus que d�’une affinité : la tristesse de Grégoire n�’est pas un autre nom de l�’acédie, mais on peut néanmoins y trouver des réminiscences29 au niveau de la progénie du vice. Cassien faisait dériver de la tristitia : rancor, pussilanimitas, amaritudo, desperatio, et de l�’acedia les vices cités supra. Grégoire fait naître de la tristesse : malitia, rancor, pussilanimitas, desperatio, torpor circa praecepta, vagatio mentis erga illicita. Trois des termes de Grégoire correspondent ainsi verbalement à trois « progénitures » de la tristesse de Cassien : rancor, pusillani-mitas, desperatio, et d�’autre côté les torpor circa praecepta et vagatio mentis erga illicita de Grégoire retrouvent des effets de l�’acedia de Cassien (otiositas, peruagatio, instabilitas mentis et corporis, curiositas). L�’acedia disparaît donc dans la liste des sept péchés de Grégoire ; quelques-unes de ses manifesta-tions restent, mais exilés de leur source précédente et par là nécessairement appauvries ou au moins désorientées.

L�’explication la meilleure et la plus directe de cette transformation réside dans le statut distinct des récepteurs : si l�’acédie d�’Évagre et même de Cassien (Inst., X, 1) tentait 29 Plusieurs raisons ont été avancées pour cette disparition : 1) la possible ignorance des textes de Cassien par Grégoire ; partant du concept d�’acédie (le terme se retrouve une fois dans le Commentaire sur I Rois, mais la parenté n�’en est pas absolument certaine, cf. l�’ « Introduction » aux Morales sur Job, éd. cit., par R. Gilet) qui de nouveau ne va pas de soi, Grégoire parle, dans les Moralia, de taedium (X, 18), gravitas cordis (I, 36), desidia (IX, 34), torpor negligentiae (IV, 23), mais non pas de acedia. 2) soit Grégoire ne réussit pas à la distinguer de la tristesse, soit 3) il considére l�’acédie comme un mal de nature pathologique et non pas morale, mais il n�’y a aucune évidence de cette opinion parmi ses contemporains ; 4) soit que la connaissance de la doctrine aristotélicienne selon laquelle le plaisir et la tristesse étaient deux états auxquels conduisaient toutes les autres passions (Eth. Nicom., II, 4, 1105b), déjà largement répandue à l�’époque, ou de la considération, dans l�’enseignement stoïcien, de la tristesse parmi les quatre affects principaux, ait conduit Grégoire à conserver la tristitia comme vice séparé, en y ajoutant également des traits de l�’acédie d�’Évagre ou de Cassien. Voir R. Gillet, « Introduction » à Grégoire le Grand, Morales sur Job, op. cit., p. 84sq. ; Wenzel, 24-26.

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particulièrement les solitaires ou, dans les circonstances plus précises où ces auteurs ont écrit, les anachorètes, sa transition à l�’Ouest est accompagnée par la transition à une vie monastique qui présentait des différences remarquables par rapport aux idéaux qui animaient la vie érémitique d�’Égypte30; ce sont principalement des conceptions diffé-rentes du monachisme qui régissent la disparition de l�’acédie chez Grégoire, aussi bien que son évolution en Occident dans la direction que déjà Cassien indiquait. L�’anachorèse appor-tait une intimité beaucoup plus aiguë aussi bien que soutenue avec les mouvements des propres pensées, un accord avec l�’idéal évagrien de l�’apatheia, alors que la spiritualité monastique occidentale, à partir de la Regula Benedicti31, est centrée sur l�’obédience complète à l�’abbé32, allant de pair avec la soumission à des activités prescrites, souvent en commun, ne permettent pas une confrontation continue aux propres pensées qui arrivait à éventuellement opprimer les moines égyptiens de la « pesanteur » de l�’acédie33.

L�’évolution ultérieure de l�’acédie sera tracée par deux mouvements simultanés : la fixation de la liste des sept principalia vitia de Grégoire comme les sept « péchés mortels » et le remplacement graduel de la tristitia de celui-ci par l�’acedia de Cassien ; jusqu�’à l�’accomplissement de ce compro-

30 Cf. R. Gillet, loc. cit. 31 Celle-ci, faisant mention du frater acediosus, donne la description suivante �– qui l�’égale tout simplement au paresseux : « On ne manquera pas de nommer un ou deux anciens, qui parcourent le monastère aux heures consacrées à la lecture. Ils examineront s�’il ne se trouve pas quelque moine paresseux, perdant son temps à l�’oisiveté ou au bavardage au lieu de s�’appliquer à la lecture, et qui ainsi, non seulement se nuit à lui-même, mais dissipe les autres », Regula, XLVIII. 32 Regula, I. 33 Cf. R. Gillet, op. cit., p. 102 ; Wenzel, op. cit., p. 27. « Boredom with religious life will, of course, continue to plague the monk, but it will no longer be the specific kind described by Evagrius, so heavily fraught with noonday heat and desert solitude » (ibid.).

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mis au XIIe siècle les deux schémas fonctionnent alternati-vement. La raison pour la perpétuation de l�’acedia de Cassien sous la figure de la tristitia grégorienne qui, au-delà de l�’autorité doctrinaire de son auteur, semblait un vice accessible dans la même mesure à chacun, sans garder la résonance élitiste de l�’acédie des Pères du désert �– en tant que Cassien avait réussi à la faire survivre hors de son pays natal �– est la fréquentation intense et même prescrite (Regula Benedicti, 73) de Cassien dans les milieux monastiques occidentaux, continuée même jusqu'aux XIVe-XVe siècles. Ses occurrences chez les divers écrivains religieux jusqu�’au XIIe siècle, quoiqu�’elles présentent un noyau commun référant aux particularités de l�’acédie de Cassien, se modulent selon l�’intention de l�’auteur et le courant plus général de la spiritualité de l�’époque respective34. Des auteurs comme St. Bernard, Aelred de Rievaulx ou Isaac de L�’Étoile traitent de l�’acédie de préférence comme d�’un état d�’esprit et la conju-guent souvent avec des termes comme tristitia, taedium, fastidium, tepiditas ; l�’acédie désigne principalement l�’alan-guissement ou la lassitude de l�’esprit, dégoût des exercices spirituels, manque d�’entrain ; elle indique généralement le côté dépressif de la vie spirituelle �– la « tiédeur » �– accompagnant les fluctuations de celle-ci35. L�’acédie peut également survenir à cause de l�’impuissance de se dédier à une unique activité prolongée, en sorte qu�’il faut varier les

34 Ainsi, au XIe siècle les auteurs insistent sur l�’acédie comme paresse et somnolence (par exemple Petrus Damianus, qui voit dans l�’acédie la tentation de l�’alourdissement des paupières, inertie physique dans les exercices monastiques, par ex. PL 145, 355 : « Acedia vel somnolentia deprimit »), tandis qu�’au XIIe l�’intérêt se focalise sur la psychologie de la vie religieuse et donc sur une acédie beaucoup plus « spirituelle », l�’envisageant surtout comme un état de l�’esprit. 35 Selon Richard de St. Victor, l�’acédie est l�’état opposé à celui de présence et consolation de la grâce et caractérise le combat perpétuel (la défaite) de la chair contre l�’esprit (Explicatio in Cantica, XXXIII, PL 194, 1786, référence de Wenzel).

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occupations pour chasser l�’acédie36. Isaac de l�’Étoile, l�’unique au XIIe siècle à dédier tout un sermon à l�’acédie, indique comme opposition à ce mal l�’observation perpétuelle des pensées, l�’abandon de la veille équivalant au sommeil du Christ dans l�’âme négligente37. L�’acédie restera donc jusqu�’au XIIe siècle majoritairement un vice monastique, visant surtout ceux qui se dédiaient en exclusivité à la vie religieuse.

Suivent différentes tentatives des théologiens des XIIe-XIIIe siècles de rendre compte de la rationalité propre du vice, par une explication compréhensive premièrement de la nature des passions, de leur �œuvre individuelle et de leur corrélation à partir principalement de quelques schémas explicatifs. Soit la tripartition platonicienne de l�’âme38 et les vertus correspon-dantes : logistikon, thymoeides, epithymètikon (respectivement prudence, courage ou fortitude et modération), soit la psychologie aristotélicienne des cinq puissances de l�’âme39, suivant leur fonctionnalité �– végétative, sensitive, locomotive, appétitive (sensitive �– irascible et concupiscible �– et intellective ou volitive, selon la terminologie de St. Thomas) et intellective �– seront les modèles employés, y ajoutant occasionnellement le dispositif traditionnel de la concaténation des vices (par exemple Hugues de St. Victor40). De telles analyses et efforts systématiques intéressant nos propos apparaissent chez Hugues de St. Victor (Summa de sacramentis christianae fidei), Alexandre de Hales (Summa theologica), Albert le Grand (In Sententias Petri Lombardi) et plus notablement chez Hugues Ripelin de Strasbourg (Compendium theologicae veritatis), avant 36 St. Bernard (Epistulae, LXXVIII, 4, PL 182, 193), Aelred, De institutione inclusarum, 9, PL 32, 1456. Pour l�’évolution détailée de l�’acédie jusqu�’au XIIIe siècle, S. Wenzel, «Acedia 700-1200 », Traditio 22 (1966), pp. 73-102. 37 Sermo XIV (PL 194, 1735). 38 Par exemple Rep. IV, 439-42. 39 De anima, II, 2-3. 40 Par exemple « Ex confusione mentis nata tristitia, sive taedium et amaritudo animi immoderata ; qua jocunditas spiritualis extinguitur ; et quodam desperationis principio mens in semetipsa subvertitur », Summa de sacramentis fidei, II, XIII, 1 (PL 176, 526).

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l�’analyse particulièrement clarificatrice de Thomas d�’Aquin, sur laquelle nous allons nous arrêter plus longuement dans les pages suivantes.

L�’analyse scolastique réussira à réconcilier les deux positions rivales de l�’acédie de Cassien et de la tristesse de Grégoire, comme nous allons le constater chez St. Thomas, par la classification de l�’accidia comme espèce de la tristitia (tristitia aggravans) et l�’assignation en même temps d�’une place spécifique, selon le bien spécifique dont elle s�’attriste �– le bien divin de la charité. En dehors de l�’approche scolas-tique, les auteurs mystiques des XVe et XVIe siècles continue-ront de se placer, en se référant à l�’acédie, dans le territoire ouvert par Cassien : elle définira majoritairement la négli-gence ou la tiédeur dans l�’accomplissement des �œuvres spirituelles, la faiblesse de la volonté et de l�’esprit et l�’indif-férence dans le service de Dieu. L�’acédie sera explicitement distinguée de la sécheresse spirituelle41, cette dernière étant l�’effet d�’une intervention pédagogique de Dieu et accom-pagnée par une dévotion fervente, d�’habitude profondément affligée par son état de désertion, sterilitas mentis ou indevotio �– ce qui n�’est pas du tout le cas de l�’acédiaste, par définition insouciant de son erreur et n�’y cherchant pas un plus profond engagement.

Ce qui pouvait arriver à la connaissance de Pascal �– pour revenir au principal objet de notre travail �– reviendrait donc soit à un écho plus ou moins éloigné de l�’acedia transmise par Cassien et de ses effets consacrés (par des textes médiévaux, St. Bernard, les Victorins, les mystiques

41 Par exemple St. Bernard, In Cantica sermones, 54 (II, 107-8), Jean de la Croix, La nuit obscure de l�’âme, I, IX : le propre de l�’acédie (tiédeur) est « de rendre la volonté languissante et de chasser l�’esprit de toute sollicitude relative aux choses de Dieu » ; Voir M. Lot-Borodine, « L�’aridité ou la siccitas dans l�’Antiquité chrétienne », in Études carmélitaines, 1937 ; pour des descriptions de l�’acédie dans la spiritualité espagnole, R. Ricard, « En Espagne : Jalons pour une histoire de l�’acédie et de la paresse », in Revue d�’Ascétique et de Mystique 45 (1969), pp. 27-45.

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espagnols), soit aux classifications scolastiques. D�’autre part, il est très possible que Pascal ait eu accès aux traductions des textes des Pères grecs qui traitent largement de l�’akèdia : Arnauld avait traduit lui même l�’Échelle de Jean Climaque �– Scala paradisi �– en 1644, Syméon le Nouveau Théologien est lui aussi traduit au XVIIe siècle, et il ne faut pas oublier que la tradition de Port-Royal avait un fort penchant à la tradition primitive des Pères de l�’Église �– Jean Chrysostome est souvent invoqué dans les débats théologiques de l�’époque, par Arnauld et par Pascal lui-même (§962) �– de même qu�’une bibliothèque remarquablement dotée de leur textes (par exemple celle de Sacy), accessibles directement à Pascal. Il ne faut pas exclure donc une connaissance textuelle de la notion d�’acédie, soit par l�’intermédiaire des auteurs occidentaux, soit (ce qui est pourtant moins probable) par les orientaux.

Une source plus importante (surtout, comme nous le verrons, par la corrélation remarquable au texte pascalien) de la familiarité que Pascal aurait pu acquérir avec cette notion (au moins dans sa variante latine �– taedium �– premièrement suggérée par Cassien, Inst., X, 1) sont les textes bibliques. L�’occurrence très suggestive de l�’ennui dans le Mystère de Jésus �– « Jésus dans l�’ennui », §919 �– recèle en fait de surprenants antécédents bibliques42. La version grecque sur laquelle s�’accordent à l�’unanimité les éditions présentes donne à Marc 14, 33 « èrxato ekthambeîsthai kai adèmoneîn�… ». L�’appareil critique dans l�’édition S.C.E. Legg de la British and Foreign Bible Society indique qu�’un minuscule médiéval grec MS, 472 lit au lieu d�’adèmoneîn akèdiân, quoiqu�’il retienne également adèmoneîn dans le verset suivant (kai tote adèmonôn legei autoîs). Un appui indirect vient du codex Bezae, en ce que le copiste a uni akèdiân et adèmoneîn et a donné akèdemoneîn. La tradition latine apporte encore de l�’évidence à ce propos : le codex

42 Nous résumons ici les arguments de l�’article de J.L. North, « Akedia and akedian in the Greek and Latin Biblical Tradition », Studia Evangelica 6, TU112, 1973, pp. 387-392.

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Jésus dans l'ennui - pensamiento 919
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Vercelli lit la forme translitérée43 acediari, ajoutant et deficere ; d�’autre part, la Vulgate emploie taedium et des termes apparen-tés, qui reflètent akèdiân plutôt qu�’adèmoneîn, qui n�’a certaine-ment rien à faire au taedium (la traduction latine usuelle étant des équivalents de maestus)44. La seule raison pour laquelle taedium ou taedet, qui ne traduisent guère maestus, sont emplo-yés par la Vulgate à Marc 14, 33 est que la tradition latine y lisait uniquement akèdiân ; même si les preuves textuelles (les ancien-nes versions latines) font reculer cette variante jusqu�’au IIe siècle et que l�’évidence de adèmoneîn est majoritaire, il y a lieu d�’attes-ter une substitution de celui-ci pour akèdiân. La cause n�’est pas difficile à trouver : avec la spécialisation de cette notion, surtout dans la vie monastique, pour désigner un péché (assez grave), les copistes ont craint de tolérer ce dangereux état dans une telle proximité du Seigneur et ont décidé d�’y substituer le terme plus innocent de adèmoneîn45, le changement ne « s�’imposant » qu�’avec l�’accentuation péjorative de l�’acedia46. L�’ennui du Christ pascalien, retrouvant le taedere de la Vulgate (ou l�’acediari des quelques versions), retrouve une akèdia originaire.

1.2. deux analyses de l�’acédie

Les deux réussites les plus importantes (sinon les seules) de placer l�’acédie dans un contexte rigoureux et de lui conférer une carnation propre, à l�’intérieur d�’une doctrine

43 La version latine de Eccles. 22, 13 et un minuscule latin ancien du Ps. 101.1 donnent toujours la translittération de akèdiân. Le latin translittère ou mè akèdiasès (22.13) par non acediaberis et logous akèdias (29, 5) par verba acediae et murmurationum. 44 Chaque fois que acediari ou acedia sont employés, la traduction normale est taediari ou taedet, jamais maestus. Cf. ibid., p. 388. 45 Surtout que le lexicon de Hesychius donne akèdia et adèmonia comme possibles définitions d�’un même terme, alukha, et que les deux sont encore des équivalents de traduction : adèmoneîn dans Symmachus, akèdiasai dans les LXX. 46 Plus de références concernant les sens du terme en hébreu et dans les traductions grecques et latines, dans le même article, pp. 390-392.

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assez puissante et solidement enracinée pour résister à une pensée tellement oppressive, se rencontrent chez le « Père » de l�’akèdia, Évagre, et dans les Quaestiones disputatae de Malo et la Somme théologique de St. Thomas d�’Aquin �– qui réussit finalement à trancher entre la tristitia (de Grégoire) et l�’acedia (de Cassien), par l�’attribution précise de la portée et de l�’objet de chacune. Nous proposons de reprendre ici le fil de leurs arguments afin d�’établir les raccords avec la pensée pascalienne de l�’ennui, là où ils s�’imposeront.

1.2.1. Évagre

Dès le début il faut préciser que l�’akedia désigne chez Évagre47 une mauvaise « pensée » (logismos)48, « esprit » (to akèdias pneuma)49 ou démon (to tès akèdias daimôn). Les logismoi sont, quant à eux, des manifestations naturelles de la vie de l�’âme (cf. MC passim) et révèlent à chaque instant l�’état de celle-ci. Elles deviennent « mauvaises » lorsqu�’ils sont véhicules d�’une mauvaise inclination du « c�œur » (MC 6, 7, 21, 26), orientation déviée �– détournée de Dieu �– vers le monde sensible50. Les logismoi deviennent ainsi, par la disponibilité

47 Le thème de l�’acédie chez Évagre est discuté par G. Bunge, Akèdia. La doctrine spirituelle d�’Évagre le pontique sur l�’acédie, op. cit. ; voir aussi l�’article d�’A. Louth, « L�’acédie chez Évagre le Pontique », Concilium 99 (1974), 113-117. 48 Cf. le traité De diversis malignis cogitationibus (dès maintenant M.C) dans PG 79, 1199-1228 toujours sous le nom de Nil. Évagre et les auteurs grecs s�’y référent (et à tout autre « péché ») comme « démon » ou « esprit » (pneuma) (références dans G.H. Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford, Clarendon Press, 1961 (1), 1978 (5), S. 62). En dehors de MC et Osp, Évagre emploie aussi pneuma akèdias (Tractatus ad Eulogium, 6 et 8, PG 79, 1101, 1104 ; Speculum monachorum, 55 et 56). 49 Surtout si on lui accorde la paternité du traité Peri ton okton pneumaton tes ponerias (De octo spiritibus malitiae), publié dans PG 79, 1145-1164 sous le nom de Nil d�’Ancyre) 50 Voir par exemple MC2 : « Toutes les pensées du démon insinuent dans l�’âme les images des choses sensibles qui, s�’empreignant dans la raison, la font porter les formes (tupoi) de ces choses. Ainsi c�’est à partir

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El ennui de cristo
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passionnée qu�’ils transportent, les voies ou les outils des tenta-tions démoniques (Tractatus ad Eulogium, 15). Les « pensées » se distinguent selon leur « provenance » (les sens, la mémoire ou le tempérament, OR. 62, MC 4, 7) ou plus précisément selon les instances qui interviennent (MC 6) au parcours de leur formation (les logismoi peuvent être « humains », « démoni-ques » ou « angéliques » �– MC 7, Ep. 18, 1 ; Pr. 24, 80). Il dépend de l�’homme d�’adhérer ou de ne pas adhérer (Ep. 18, 5, MC 6) à l�’intention « supplémentaire » suscitée par ces dernières. S�’il y consent, la mauvaise pensée deviendra une passion (pathos) ou une habitude (hexis), soit qu�’elle provienne de la « nature » ou de la « faiblesse de notre volonté » 51: « A la pensée démoniaque s�’opposent trois pensées et elles la coupent, si elle s�’attarde dans notre esprit. La première est celle qui est suscitée en nous secrètement par les saints anges. La seconde, celle qui provient de notre volonté, qui penche vers ce qui convient. La troisième est celle qui a son origine dans la nature humaine, à l�’instigation de laquelle même les païens aiment leurs enfants et honorent leurs parents » (Ep. 18, 1).

La culpabilité d�’une « pensée » relève non pas de son existence comme telle, ni de son origine « naturelle », mais de l�’aliénation d�’un mouvement de l�’âme52 par le congrès d�’une disponibilité intérieure et d�’une instance extérieure. Selon Évagre, la nature humaine n�’est pas intégralement détruite par le péché (Ep. 18, 2), il lui restent encore des « semences de la vertu » indestructibles (KG I, 40), qui font l�’image ineffaçable de Dieu dans l�’homme, le noûs, la partie centrale dans la constitution de l�’homme. Les « passions » désignent le

de la chose sur laquelle la pensée insiste, qu�’on peut connaître quel démon s�’est approché de toi ». 51 Voir aussi Ep. 55, 2s, Prov. 24, 1 52 « si toute malice est engendrée par l�’intelligence, par le thumos et par l�’epithumia, et que de ces puissances il nous soit possible d�’user bien ou mal, il est évident, donc, que c�’est par l�’usage contre nature de ces parties (de notre âme) que les maux nous arrivent. Et si cela est ainsi, il n�’y a rien qui ait été créé par Dieu qui soit mauvais » (Kephalaia gnostika, III, 59).

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fonctionnement dévié, hors de leur ordre, de la partie irrationnelle de l�’âme (irascible et appétitive), coupables parce qu�’elles l�’empêchent de suivre son orientation constitutive vers Dieu : « Que signifie pour les démons l�’excitation en nous de la gourmandise, de l�’impureté, de la cupidité, de la colère et de la rancune, et des autres passions ? C�’est pour que notre intelligence, épaissie par elles, ne puisse pas prier comme il faut ; car les passions de la partie irrationnelle, venant à dominer, ne lui permettent pas de se mouvoir rationnellement et de chercher à atteindre le Verbe de Dieu » (Or. 51). Comme il revient à la raison de distinguer ses bonnes « pensées » des mauvaises et de ne pas se laisser influencer par ces dernières, nous comprenons mieux l�’exigence d�’une veille perpétuelle qui faisait la préoccupation principale des anachorètes, leur but étant d�’atteindre a un état de calme (hèsychia ou apatheia) �– qui nomme précisément la constance de la raison devant les mouvements présentés à elle par les démons. L�’impassibilité est atteinte lorsque les trois parties constitutives de l�’homme (logistikon, thymikon et epithymètikon, avec les respectives facultés : noûs, thymos et epithymia) sont guéries (cf. Pr. 56) et chacune agit selon sa nature53 ; c�’est l�’appétit et l�’irascibilité, « la partie passionnelle (to pathètikon meros) de l�’âme » (Pr. 84) qui doivent revenir de leur déviation coupable, acquiescée par l�’intelligence, pour l�’apatheia. Celle-ci est « le but ultime de toute ascèse : pouvoir user des facultés irrationnelles de l�’âme de façon rationnelle »54 et, dépassant toute pensée, même les pensées « simples »55, « aller immatériel vers l�’Immatériel »56.

C�’est en ceci que réside le rôle central de la prière : celle-ci n�’est rien d�’autre que la communication du noûs avec Dieu sans céder à aucune disponibilité centrifuge qui la rendrait

53 Voir Guillaumont, �„Introduction�”, op.cit., p. 105, Bunge, op.cit., pp. 66-68, pp. 126-130. 54 Gnostikos, 2, Le Gnostique ou A celui qui est devenu digne de la science, SC 356, Paris, 1989. 55 Or. 56-58 56 Or. 67

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susceptible d�’assujettissement à une insinuation démoni-aque : « Il n�’y a qu�’une espèce de prière, l�’homilia de l�’intellect avec Dieu, qui laisse l�’intellect « sans empreinte ». Par « sans empreinte », j�’entends l�’intellect qui, au temps de la prière, ne se représente rien de corporel. En fait, seuls des noms et des mots qui désignent quelque chose de sensible, laissent dans l�’intellect une empreinte et lui donnent une forme. Lorsqu�’il prie, l�’intellect doit donc être libre de tout ce qui est sensible. La pensée de Dieu laisse l�’intellect nécessairement sans empreinte, car (Dieu) n�’est pas un corps » (In Ps. 140, 2a). L�’abandon de la prière contribue donc fondamentalement à la texture de toute passion, car si la première nomme le plus proprement la surveillance de la raison, sa vigilance (c�’est-à-dire l�’imposition de soi-même, de sa tendance constitutive vers Dieu) envers toute pensée qui s�’y présente, la seconde dénote la domination de la disponibilité passionnelle sur le pouvoir de décision (en tous les sens). Inappétence pour la prière (symptôme d�’acédie) nomme plus qu�’un mal particulier : c�’est l�’inappétence de combattre toute « mau-vaise pensée » par la surveillance de la raison ou simplement le refus d�’en user, par le privilège accordé à « l�’enflure » de l�’irascibilité et de l�’appétit.

Évagre assigne une place à cette « enflure » dans le mécanisme de la « tristesse », compagne de l�’acédie (à laquelle celle-ci aboutit comme dépression). Frustration d�’un plaisir (stèresis hèdounês) présent ou attendu (Pr. 19), la tristesse est la suite, dans la partie appétitive, de la colère ou déviation dans la partie irascible (Pr. 10). La tristesse suit une « enflure » qui caractérise l�’abandon de l�’âme aux plaisirs, donc la cessation de l�’exercice de la capacité discriminante de la raison : « Et quand elles [sc. les pensées] voient que, loin de résister, l�’âme se met à les suivre, et qu�’elle se dilate intérieurement (diakheoménèn57) dans les plaisirs [contre la raison], alors elles s�’emparent d�’elles et la plongent dans la 57 Notons que la sphère sémantique du verbe rassemble atonie, manque de tension (relâcher, détendre, amollir), et dissipation, dispersion.

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tristesse » (Pr. 19) ; celle-ci est donc l�’effet d�’une privation des plaisirs, par les démons qui les « soutenaient » par des pensées conjointes ; la tristesse désigne la soustraction d�’un « appui » également noétique et appétitif, elle-même étant toujours la fructification, par une « pensée » semblable, d�’une disponibilité aux plaisirs à l�’�œuvre dans l�’âme.

Au Pr. 14, l�’orgueil fait naître un mouvement pareil : extension, expansion coupable suivant la méconnaissance du secours divin, car il décrit lui-même une déchéance, perte de sol, étant « la chute la plus grave » : « [L�’orgueil] incite [l�’âme] à ne pas reconnaître l�’aide de Dieu, mais à croire qu�’elle est elle-même la cause de ses bonnes actions, et à regarder de haut les frères (�…). Viennent à sa suite la colère, la tristesse et, ce qui est le dernier des maux (kai to teleutaton kakon = le plus accompli, parfait, plénier), l�’égarement d�’esprit (ekstasis phrenôn) ». Une extase qui se précise, selon l�’indication de A. Guillaumont, comme privation : stèresis phrenôn (PG 79, 1225) et comme insistance dans le mal après avoir connu la vertu : « L�’extasis est le fait que l�’âme raisonnable incline de nouveau vers le mal, après la vertu et la science de Dieu » (Sentences en série 9, PG 40, 1265B). Les mouvements simultanés d�’inclination au mal et de refus d�’admettre le secours de Dieu, se formule et comme perte, et comme égarement de l�’esprit. Le chapitre précédent avait attribué à la vaine gloire (kenodoxia) �– toujours une privation, cette fois-ci, de contenu, voire de vraie gloire �– l�’instigation à l�’orgueil, et non seulement : la vaine gloire « abandonne » l�’âme à trois autres « maux » : l�’orgueil, la tristesse et la fornication. L�’enflure de la tristesse retrouve donc l�’égarement de l�’orgueil, par la provenance d�’une même « enflure » que la vanité.

Les huit « mauvaises pensées », qualifiées de génériques (Pr. 45) et parce qu�’elles engendrent toutes les autres et à cause de leur génération réciproque, sont exposées par Évagre dans un ordre fixe : la gourmandise (gastrimargia), la fornication (porneia), l�’avarice (philargyria), la tristesse (lype),

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la colère (orgè), l�’acédie (akèdia), la vaine gloire (kenodoxia) et l�’orgueil (hyperephania). Leur racine commune, exclue de la liste en tant que générique de toutes les autres, c�’est la philautia, la « tendresse pour soi », « universelle haïsseuse »58 (SK. 53). Aux huit pensées s�’opposent huit vertus : l�’absti-nence (enkrateia), la continence (sophrosynè), la pauvreté volontaire (aktèmosynè), la joie (chara), la longanimité (makrotymia), la patience (hypomonè), la modestie (akenodoxia) et l�’humilité (tapeinophrosynè). À la philautia s�’oppose l�’agapè, qui reste, comme son antagoniste, en dehors de la liste.

Bien qu�’Évagre les rapporte parfois l�’une à l�’autre59, il y a entre la quatrième et la sixième « pensée », entre la tristesse et l�’acédie, une distinction qui permet de mieux comprendre le spécifique de l�’acédie (compte tenu surtout de la destinée ultérieure des deux maux). Si la tristesse, nous l�’avons vu, se définit comme « frustration [du] désir (�…) [qui] accompagne toute passion » (Osp. 11), à l�’acédie contribue également l�’irascible en sorte de former une « pensée complexe » : « L�’acédie est un mouvement simultané, de longue durée, de l�’irascible et du concupiscible, le premier étant furieux de ce qui est à sa disposition, le dernier par contre languissant après ce qui ne l�’est pas » (In Ps. 118, 28)60. Car il arrive que « les démons troublent l�’homme parfois en tant qu�’il est un être rationnel (logikon), parfois en tant qu�’il est un être irrationnel (alogon) », dans ce dernier cas s�’agissant des facultés appétitive et irascible (MC r.l., p. 90sq), par lesquelles l�’homme ne se distingue pas, pour Évagre, de tout « être animé », zôon (cf. KG 1, 85, Ep. 64, 41), la spécificité de la 58 Traduction de I. Hausherr, dans Philautie. De la tendresse pour soi à la charité selon Saint Maxime le Confesseur, OC A137, Rome, 1952, p. 39. 59 « Acédie �– compagne de la tristesse » (Ant. II, 12) et « Tristesse �– condisciple de l�’acédie » (Ant. II, 64, IV, 35.37, VI, 31.49) 60 Un fragment des Skemmata parle d�’une même contribution double, mais en quelque sorte « redoublée » : dans l�’acédie se mélangent et pensées qui proviennent de l�’appétit et de l�’irascibilité, et celles qui « nous proviennent en tant qu�’hommes », notamment « de la tristesse, de la vaine gloire et de l�’orgueil » (SK. 40).

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nature humaine consistant, selon lui, dans la partie intelligente (logistikon) qui renferme, par le noûs, l�’image de Dieu dans l�’homme. Un autre fragment nous apporte une nouvelle évidence pour ce qui est de la distribution des « pensées » : l�’homme en tant qu�’homme est tenté par la vaine gloire, l�’orgueil, l�’envie, la critique, « choses qui ne touchent pas les animaux sans raison », tandis qu�’en tant qu�’il a quelque chose en commun (MC 21) avec ceux-ci, il est tenté par la colère contre nature et le désir. La « complexité » de la pensée de l�’acédie provient de la double contribution de l�’irascible et du concupiscible, de la colère et du désir : « les démons�…mettent en mouvement colère et désir en même temps, desquels naît ce que l�’on appelle la pensée �‘complexe�’. Celle-ci n�’arrive pourtant qu�’au temps de l�’acédie, tandis que les autres s�’approchent par intervalles, se succédant mutuellement. À la pensée de l�’acédie, par contre, ne succède en ce jour-là aucune autre pensée, d�’abord parce qu�’elle dure, et puis parce qu�’elle contient en elle presque toutes les pensées » 61. Lieu très important pour l�’emplacement correct de l�’acédie : elle apparaît comme une « pensée » compréhen-sive de toutes les autres, ce que retiendra également la définition de Jean Climaque �– « l�’acédie est pour le moine une mort généralisante (periektikos thanatos = générale en tant que compréhensive, irradiante, embrassante) »62. Retenons aussi que l�’acédia est toujours le dernier maillon dans une chaîne des « pensées », et la durée significative qui lui est attribuée à cause de son caractère global.

Se manifestant et quant à l�’irascibilité et quant à l�’appétit, comme simultanément colère pour choses présentes et désir des absentes, l�’acédie réalise un obscurcissement vraisemblablement intégral de l�’intelligence, car elle synthétise le mouvement dévié de la « passion » proprement 61 In Ps. 139, 3. 62 Voir aussi Syméon : « l�’acédie est la mort de l�’âme et de l�’intelligence », Chapitres théologiques, gnostiques et pratiques, ed. J. Darrouzès, SC 51, Paris, 1957, p. 61.

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dite des deux composantes de la partie passionnelle ou irrationnelle de l�’âme. Arrêtons-nous sur ce geste complexe.

Évagre définit l�’activité sans culpabilité, conforme à leur nature, des trois facultés de l�’âme de la manière suivante : « L�’âme raisonnable agit selon la nature quand sa partie concupiscible tend à la vertu, quand sa partie irascible lutte pour elle, et que sa partie rationnelle perçoit la contemplation des êtres » (Pr. 86). Une même fonctionnalité ressortit aussi du Pr. 24 : « La nature de la partie irascible est de lutter contre les démons, et de lutter pour un certain plaisir ». Que ce plaisir ne soit pas nécessairement coupable, mais le contraire de tout plaisir coupable et ce qui détermine même �– en tant que désir �– l�’irascibilité de lutter pour lui, c�’est ce que la suite du fragment nous montre : « Ainsi, les anges, nous suggérant le plaisir spirituel et le bonheur qui provient de celui-ci, nous instiguent à diriger l�’irascibilité contre les démons ; ceux-là, nous attirant de nouveau vers des désirs du monde, obligent la partie irascible à lutter contre les prochains, pour que l�’intellect obscurci et déchu de la connaissance trahisse la vertu ».

L�’irascible règle son « combat » selon le désir de l�’appétit, et s�’exerce sans coulpe lorsque l�’appétit désire la vertu ou son vrai plaisir, qui est dans la connaissance. En sorte que le péché spécifique de l�’intellect sera l�’ignorance (KG I, 84), qu�’il faudra guérir par le fonctionnement correct des facultés passionnelles �– que lui fournira, en ce cas-ci, la charité (KG III, 58) (passion à laquelle elles sont destinées, donc sans péché) qui le soutienne dans la connaissance (KG III, 35) ; c�’est en cela que consiste l�’idéal de l�’apatheia63. Au Pr. 89, Évagre nomme ces modes de fonctionnement non-dévié selon chacune des facultés : « Quand la vertu est dans la

63 « Celui dont l�’intellect est en tout temps auprès du Seigneur, dont la partie irascible est pleine d�’humilité par suite du souvenir de Dieu et dont le concupiscible est tout incliné vers le Seigneur, à celui-là appartient de ne pas craindre nos adversaires qui circulent en dehors de nos corps » (KG IV, 73).

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partie rationnelle, elle s�’appelle prudence, intelligence et sagesse ; quand elle est dans la partie concupiscible, elle s�’appelle continence et abstinence ; quand elle est dans l�’irascible, courage et charité ». Dans les Kephalaia gnostika, il reprend et précise les vertus et les maux spécifiques à chaque partie de l�’âme : « à l�’intellect la science et l�’ignorance sont unies, le concupiscible est susceptible de l�’abstinence et de la luxure, et à l�’irascible ont coutume d�’arriver l�’amour et la haine » (KG I, 84), de sorte que « la science guérit l�’intellect, l�’amour l�’irascible, et l�’abstinence le concupiscible » (KG III, 35). L�’impassibilité des deux dernières facultés engendre « la charité [qui] est la porte de la connaissance naturelle, à laquelle succèdent la théologie et l�’ultime béatitude » (Prologue du Pr., 47-51).

Si nous avons vu naître les « passions » à partir de la convoitise ou disponibilité que les mauvaises « pensées » trouvent en l�’homme64, l�’acédie en tant que « pensée complexe » indique en quelque sorte le noyau de cette disponibilité, visant et objet de l�’appétit et déplacement vers cet objet. C�’est ici qu�’Évagre verra en fait la caractéristique la plus insigne de l�’acédie : « Alors que les autres démons, semblables au soleil levant ou couchant, n�’atteignent qu�’une partie de l�’âme, le « démon du midi » [nom consacré du démon de l�’acédie]65, lui, a coutume d�’envelopper l�’âme tout

64« Un certain plaisir misanthrope, qui naît de la libre volonté et contraint l�’intellect à abuser des créatures de Dieu » (Pr. 74) « Si nos souvenirs sont passionnels, c�’est parce que nous avons dès le début reçu les choses en nous avec convoitise ; et inversement : des choses que nous avons reçu avec convoitise nous retiendrons des souvenirs passionnels » (Pr. 34), « Les sensations déclenchent les passions. Là où il y a amour et continence, mes passions ne se déclenchent pas ; tandis que là où l�’amour et la continence manquent, les passions débondent » (Pr. 38) ; « les passions de l�’âme ont leur racine dans l�’homme, les passions du corps, dans le corps. Les charnelles sont coupées par l�’abstinence, les spirituelles par la charité spirituelle » (Pr. 35). 65 Évagre, MC 7, Athanase, Exp. Ps. 90, 6 (PG 27, 401 B), Cyril In Ps. 90, 6 (PG 69, 1220A-B).

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entière et d�’étouffer l�’intellect » (Pr. 36) ; l�’acédie retrouve, par là, le geste paradigmatique de toute tentation ou, plus encore, de tout péché : » la tentation du moine, c�’est une pensée qui monte à travers la partie passionnée de l�’âme et obscurcit l�’intellect » ; « le péché du moine, c�’est le consentement au plaisir défendu que propose la pensée » (Pr. 74, 75). Cassien se souviendra du même « obscurcissement » de l�’intellect (qui représentait, chez Évagre, l�’image divine dans l�’homme) qui arrive lors de l�’acédie : « Son esprit troublé sans aucune raison devient si obscurci, paresseux et vide de tout travail spirituel (�…) » (Inst., X, 2), « l�’âme malheureuse est accablée par l�’esprit de l�’acédie » (X, 3), Syméon de « l�’esprit obscurci et l�’âme relâchée » (Chapitres�…, 71, cf. 72 ). Jean Climaque verra à l�’�œuvre dans l�’acédie la scission de la volonté charnelle et de la volonté de l�’esprit : « l�’homme obéissant ne connaît pas l�’acédie de l�’âme. Car par les sens il accomplit les tendances de la pensée » (XIII, 2).

L�’autre trait récurrent de l�’acédie, qui doit se relier également au caractère « complexe » de celle-ci, c�’est l�’op-pression, la pesanteur. « Le démon de l�’acédie, qui est appelé aussi �‘démon du midi�’, est plus pesant (baryteros)66 que tous les démons » (Pr. 12), « le démon de l�’acédie qui, parce qu�’il est le plus pesant de tous, rend l�’âme éprouvée67 au plus haut point » (Pr. 28). Ce que cette passion vise, par l�’affection conjointe de l�’appétit et du concupiscible, c�’est l�’esprit destiné à la communication avec Dieu, et l�’accomplissement de cette « pensée complexe » se traduit comme fonction-nement contre la nature des deux parties, à savoir : si dans la 66 Cf. Syméon le Nouveau Théologien : « akèdia kai baros toû sômatos » (Centuries I, 66, Darrouzès, SC 51, p.58, 12), « to baros tês akèdias » (ibid., p. 58, 23), Nicétas Stéthatos (SC 81, p. 90, 22-23) ; barytatos apparaît dans Homélie 26 d�’Antoine (PG. 89, 1513D) ; une épithète semblable est deinos : Ps.-Nil, PG 79, 1466D, Antoine, loc. cit. 67 Cf. Sententiae ad monachos 55 : « Quand l�’esprit d�’acédie monte sur toi, ne quitte pas ta maison et n�’esquive pas, au moment opportun, la lutte profitable, car, comme si on blanchissait de l�’argent, ainsi ton c�œur sera rendu éclatant », trad. Guillaumont, p. 565.

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formation d�’une passion s�’imbriquent désir (comme tendance vers un certain bien) et irascibilité (déportement effectif vers le bien désiré), un désir frustré de (finalement) tout objet, qui fait la tristesse, va entraîner une colère universelle, car elle lutte strictement pour rien68. Ce mouvement simultané va regrouper tous les effets ou manifestations de l�’acédie69 : instabilité interne débordant aussi dans la horror loci de Cassien, envie de changement, dégoût de continuité, haine pour les autres, activisme déchaîné, négligence ou inertie. La forme attribuable à l�’acédie serait donc une « haine aveugle », où les commentateurs voient le propre de la « philautia »70. Celle-ci désigne la frustration du désir de connaissance, uni à l�’intellect et qui en fait la béatitude (KG IV, 50) ; selon la conjonction des deux facultés, la philautia hait tout car elle ne trouve nulle part la connaissance qui assouvisse ce désir �– de même que le désir de l�’acédique est �– en tant que tristesse �– en permanence privé d�’un bien qui lui convienne71, et en tant que soutenu par l�’irascibilité, il fera naître une haine sans

68 « L�’acédie est un mouvement simultané, de longue durée, de l�’irascible et du concupiscible, le premier étant furieux de ce qui est à sa disposition, le dernier par contre languissant après ce qui ne l�’est pas » (In Ps. 118, 28). 69 Nous ne citons ici que l�’énumération, assez drôle d�’ailleurs, que retient le De vitiis quae opposita sunt virtutibus PG 79, 1140B-1144D: « Acédie �– amour volage - invitation à l�’errance �– haine de l�’application au travail �– combat contre la quiétude �– orage dans la psalmodie �– nonchalance de la prière �– relâchement de l�’ascèse �– assoupissement inopportun �– sommeil récurrent �– poids de la folie �– haine de la cellule �– adversaire des fatigues �– contre-pied de l�’endurance �– musellement de la méditation �– ignorance des Écritures �– associé de la tristesse �– horloge de la faim » (Ch. 4, 74). 70 Cf. la sentence déjà citée �– « Oh, la philautie, universelle haïsseusse ! » �– qui apparaît dans le recueil de A. Elter, I. Gnomica, Sexti Pythagorici Clitarchi Evagrii Pontici Sententiae, Leipzig, 1892, LIII, n° 48, trad. de I. Hausherr, op. cit., p. 39. Bunge, 70. 71 « Tous les démons enseignent à l�’âme d�’aimer le plaisir. Seul le démon de la tristesse ne s�’y entend pas, mais il gâte les pensées de ceux en qui il entre, leur coupant et desséchant tout plaisir par la tristesse. Car �‘les os de l�’homme triste se dessèchent�’ (Prov. 17, 22) ».

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objet fixe, disposée à l�’aversion72 pour tout ce qui se présenterait.

Évagre définit encore l�’acédie comme atonie, relâche-ment de l�’âme : « l�’acédie est un relâchement de l�’âme (atonia psychès), mais un relâchement qui n�’est pas conforme à la nature et ne résiste pas vaillamment aux tentations » (O sp. 13) ; « Chez le moine en proie à l�’acédie, les ressorts (tonous) de l�’âme sont relâchés » (O sp. 14) ; on comprend mieux, ainsi, que l�’un de ses symptômes sera la deilia, la lâcheté (Pr. 28). Comme nous l�’avons montré plus haut, le relâchement de l�’âme était la suite de l�’entrain dans les plaisirs par son appétit, qui aboutit à la tristesse par la frustration du bien auquel on s�’était attaché par convoitise. Évagre précisera que la tristesse accompagne naturellement toutes les autres passions, puisqu�’elle ne naît pas sans l�’appétit définitoire à celles-ci. En sorte que « qui a vaincu l�’appétit a vaincu aussi la passion, et qui a vaincu les passions ne sera plus en proie à la tristesse (�…) ; car ils sont détournés énergiquement de l�’appétit de ces choses » (O sp. 11). La tristesse par suite de la privation d�’une chose indique donc que la manière dont on se rapportait à celle-ci était la convoitise, ou l�’appétit hors de son ordre.

L�’inertie ou atonie de l�’âme ne fait qu�’indiquer conjointement et la présence des passions dans l�’âme, en général, et le manque de la vertu de l�’irascible, le courage qui s�’élèverait contre ces passions. Car le remède principal contre l�’acédie, selon Évagre, c�’est la persévérance, ou autrement dit le combat : « la persévérance réprime l�’acédie »73, « persévé- 72 « l�’acédie�…déteste le travail manuel du métier qu�’il connaît, et désire apprendre un autre métier qui le nourrira mieux et ne lui procurera pas tant de peines » (Ant. IV), « la pensée qui cherche assidûment à trouver une autre cellule pour y habiter, puisque la première qu�’il avait est tout à fait odieuse et pleine d�’une humidité qui entraîne toutes sortes de maladies » (Ant. VI, 26). 73 Institutio ad monachos (PG 79, 1236A), voir aussi Mn. 55 : « Si l�’esprit de l�’acédie tombe sur toi �– ne quitte pas ta maison | et n�’esquive pas, au moment donné, | la lutte profitable. | Comme l�’argent que l�’on fait

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rance �– retranchement de l�’acédie » (Vit. 4) ; un autre remède récurrent74, c�’est la pensée de la mort, destinée à restaurer la lucidité quant à l�’urgence de l�’�œuvre présente : « Mes adversaires, dit l�’acédie, sont la psalmodie et le travail manuel ; mon ennemie, la pensée de la mort ; mon meurtrier, la prière accompagnée de l�’espérance certaine des biens futurs »75. Il arrive, en fait, que dans l�’économie des vertus et des maladies propres à chaque faculté, le manque de courage, s�’unissant au manque de la charité (les deux vertus de l�’irascible, KG I, 84) soit rendue comme haine (ibid. ; cf. KG III, 35). La lâcheté (deilia) se manifeste aussi comme indif-férence ou insensibilité (anaisthesia), insouciance pour l�’état de son âme, indiquant une victoire complète des passions (KG IV, 85) et résultant de la vanité (kenodoxia) (MC 11) ; l�’insensibilité est l�’un des effets de l�’acédie et c�’est toujours le même remède qui lui est assigné : ne pas fuir ou ne pas se relâcher, se détendre �– ce qui revient à ne pas cesser d�’« incliner l�’appétit vers Dieu » (cf. KG IV, 73) de sorte qu�’il

briller, | ainsi ton c�œur deviendra étincelant ». « Il ne faut pas déserter la cellule à l�’heure des tentations, si plausibles que soient les prétextes que l�’on se forge ; mais il faut rester persévérant (kathèsthai kai hypomeneîn) et accueillir vaillamment les assaillants, tous, mais surtout le démon de l�’acédie, qui rend l�’âme éprouvée au plus haut point ; car fuir de telles luttes et les éviter, cela apprend à l�’intellect à être inhabile, lâche et fuyard », Pr. 28. Voir aussi Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, I, 52, SC 9, p. 79 : « Au temps de la tentation, ne quitte pas ton monastère mais supporte vaillamment les flots de pensées, surtout celui de la tristesse et de l�’acédie. » 74 Évagre enseigne également comme remèdes les larmes (Or. 7.8, Mn. 56, Sent. ad virg. 39), l�’antirrhèsis ou la « contradiction » des « pensées » par des divers versets scripturaires convenables à la situation particulière de tentation où l�’on se trouve. 75 Jean Climaque, L�’Échelle sainte, XIII, 66, p. 150. Cf. aussi Marc le Moine, Traités spirituels et théologiques, II, 36, Bellefontaine, p. 45 : « Si, pressé de toutes parts sous le mal, tu tombes dans l�’acédie, souviens-toi de la sortie de ce monde et des amers supplices » ; la pensée de la mort fait partie toujours de l�’hypomonè, persévérance et endurance �– cf. (Ps. -) Nil, PG 79, 1460A.

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ne risque pas de se relâcher par suite de la frustration d�’une passion attachante76. Car c�’est précisément « l�’�œuvre de Dieu » que l�’acédiaque néglige �– il peut, au contraire, s�’employer à maintes autres activités, mais pour satisfaire son propre désir (O sp, VI, 6, 7) �– « le moine en proie à l�’acédie est nonchalant dans la prière et parfois il ne dira même pas du tout les mots de la prière. Car comme le malade ne se charge pas de fardeaux pesants, ainsi l�’acédiaque ne fait pas avec application l�’�œuvre de Dieu. L�’un, en effet, est privé de la force du corps, et l�’autre a les ressorts de l�’âme détendus » (O sp. 14).

Il nous faudra, avant de conclure, dissiper le préjugé que l�’acédie soit la maladie d�’une élite �– comme elle se trouve souvent classée. S�’il est vrai que c�’est dans un milieu d�’ermites qu�’elle s�’individualise et qu�’elle gagne une stature propre dans les textes d�’Évagre, s�’il est tout aussi vrai que c�’est un milieu monastique qui assure sa tradition, il faut examiner de plus près la rationalité qui conjugue spécifique du vice et solitude �– sans y ajouter nécessairement, ne fût-ce que par souci du pléonasme, l�’attribut « monacale ». Cela va nous aider aussi à comprendre le changement de vision sur la notion d�’acédie accompli à partir de Cassien, en même temps que le passage à une conception différente du monachisme. Comment se prononcent, à ce sujet, ceux qui marquent ses débuts ?

L�’acédie éprouve principalement ceux qui se dédient à la retraite religieuse : « Ceux qui vivent dans la quiétude (hesychia), c�’est surtout la passion de l�’acédie qui leur fait guerre » (Ps.-Nil, PG 79, 1460A), « la vie cénobitique est contraire à l�’acédie ; mais celui qui vit dans le repos l�’a toujours pour compagne. Elle ne le quittera jusqu�’à sa mort, elle lui portera combat jusqu�’à la mort. Voyant la cellule de

76 Cf. O sp. V, 24 : « Qui aime Dieu sera libre de la tristesse, car �‘l�’amour parfait chasse�’ [1 Jn. 4, 18] la tristesse », aussi V, 25.

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l�’ermite, elle sourit. Et s�’approchant, elle demeure près de lui » (Échelle, XIII, 3)77.

1. Évagre lui-même confirme cette prééminence : « Quitter cette maison sensible est donc une honte, car c�’est le signe d�’une défaite. Or cela arrive à ceux qui vivent seuls » (Ep. 27, 2). C�’est toujours lui qui nous en indique les raisons : les anachorètes ont à combattre avec les pensées « nues », par défaut d�’objets d�’attachement pour celles-ci : « Avec les séculiers, les démons luttent en utilisant de préférence les objets. Mais avec les moines, c�’est le plus souvent en utilisant les pensées ; les objets, en effet, leur font défaut à cause de la solitude » (Pr. 48)78. Ce qui, dans le désert, renforce l�’évidence de l�’acédie et en dénonce l�’�œuvre spécifique, c�’est la pauvreté des « objets » d�’attachement qui fourniraient et un certain bien à l�’appétit, et la matière à l�’aversion, en sorte que celles-ci s�’incarnent dans leur exercice, et dissimulent et leur origine comme logismoi et d�’autant plus leur congrès, en tant que tels, dans la formation de la pensée complexe de l�’acédie. Si ses « effets » peuvent être tant bien que mal sensibles et enregis-trables à des niveaux moins « restrictifs » de la vie monastique (comme ce sera le cas avec la tradition occidentale), voire dans des milieux laïques �– mais risquant et réussissant d�’habitude à être considérés sans référence à leur source, sans l�’assignation d�’une source commune, la « pensée » qui les réunit et permet, dans des termes pascaliens, de les voir là où ils sont, devient manifeste en proportion directe avec la réduction des « objets » destinés à l�’incarner.

Compte tenu de la valeur universelle des « passions » génériques de la liste d�’Évagre, compte tenu du point de référence par rapport auquel se définit principalement

77 Voir Cassien, Inst. X, 1 ; Jean Climaque, Echelle, 27 ; Athanase, Vie d�’Antoine, 19 ; Basile, Regulae fusius tractae, 37, 5. 78 Au Pr. 5, il distingue encore entre anachorètes, vrais solitaires, et les cénobites : « Contre les anachorètes, les démons combattent �‘ nus�’ ; mais contre ceux qui s�’exercent à la vertu dans les monastères ou dans les communautés, ils arment les plus négligents d�’entre les frères ».

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l�’acédie (l�’action réunie des deux facultés passionnelles), son éclosion n�’est limitée que par l�’extirpation de l�’appétit convoiteur et nullement par une qualité supplémentaire du passionné. Le surcroît d�’évidence qui a fait accorder à l�’acédie une place distincte (qui se dégage le plus proprement par l�’unicité de sa double provenance) dans l�’ensemble des huit pensées génériques est provoqué par le caractère particulier du combat contre les passions exercé par les anachorètes : les mouvements passionnels des trois parties de l�’âme79, nés à partir des impressions des choses sensibles accueillies par une disponibilité convoiteuse de l�’esprit (MC 2, 3, Pr. 5 ; 38), car c�’est cette disponibilité qu�’il fallait finalement combattre et que c�’est au niveau des logismoi que les passions maintenant se jugent.

Si tous les efforts de l�’ermite ne visent que l�’obtention de l�’apatheia qui lui permette l�’exercice de la véritable prière et donc la connaissance de Dieu, ce qui empêchait immédiate-ment et de manière générique l�’oraison, ce qui « étouffe l�’intellect » et le détourne de son activité unique80 devait se percevoir de façon plus aiguë qu�’ailleurs : or c�’est précisément la tristesse et la colère, les deux composantes de l�’acédie, qu�’Évagre décrit comme principaux obstacles à la prière : « Le moine triste n�’excite pas son intellect à la contemplation ni n�’élève une prière pure ; car la tristesse est une entrave à l�’égard de tout bien. Un lien au pied entrave la course, et la tristesse entrave la contemplation » (O sp. 11)81, « Comme un 79 Le Pr. 15 formule, selon la tripartition classique, ce fonctionnement coupable : « l�’inteligence vagabonde » (noûs planomenon), « l�’appétit attisé » (eputhymian ekphlogoumenon), « l�’irascibilité agitée » (thymon kykomenon). 80 « L�’oraison fait exercer à l�’intellect l�’activité qui lui est propre » (Or. 83), « l�’oraison est l�’activité qui sied à la dignité de l�’intellect, autrement dit l�’emploi le meilleur et adéquat à celui-ci » (Or. 84). Évagre désigne d�’ailleurs la prière comme le principal indice du propre état intérieur (Ep. 25, 6). 81 « Ne t�’abandonne pas à la pensée de la colère, en combattant intérieurement celui qui t�’a contristé, ni à celle de la fornication, en

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nuage empêche les rayons du soleil de briller, ainsi la colère éteint la lumière de l�’âme » �– qui signifie la contemplation82. Or l�’acédie ne vient que réunir ces deux sources d�’obscurité �– perturbations dans la principale activité du noûs qu�’est la prière, et obstacles pour la connaissance (KG I, 74) : « Contre l�’intellect qui ne comprend pas que les pensées de l�’acédie, quand elles s�’attardent en lui, perturbent son état et obscurcissent au temps de la prière la sainte lumière dans ses yeux » (Antirrhètikos, VI, 16). C�’est par rapport à l�’exigence unique d�’une prière qui rende apte à la connaissance de Dieu que tout empêchement gagne une réceptivité accrue, et que simultanément l�’acédie gagne sa place à part dans l�’économie des maux. Comment expliquer l�’affinité entre ces deux gestes ?

Évagre accorde une importance unique à la prière, qu�’il nous faudra résumer ici pour situer définitivement l�’action spécifique de l�’acédie ; toutes les manifestations de celle-ci seront retraçables comme états opposés aux dénominations de la prière. Si cette dernière représente une tranquillité par-faite et un intellect lucide, l�’acédie sera traditionnellement décrite comme trouble et obscurité (instabilité, incapacité de garder une même demeure, agitation de l�’esprit, respecti-vement négligence, insouciance, indifférence, ignorance). La prière est l�’�œuvre la plus propre de l�’intellect, qui accède ainsi à la connaissance (gnôsis). Par sa nature, celui-ci est

imaginant continuellement le plaisir. D�’un côté, l�’âme est obscurcie, de l�’autre, elle est invitée à laisser s�’embraser la passion ; dans les deux cas, ton intellect est souillé ; et, comme au moment de la prière tu te représentes de telles images et n�’offres pas pure ta prière à Dieu, tu te heurtes aussitôt au démon de l�’acédie, qui bondit précisément sur de telles dispositions et met en pièces l�’âme » (Pr. 23). 82 In Ps. 37, 1 ; voir aussi Pr. 64 ; KG V, 27, Or. 26. Voir aussi MC 42 r.l., concernant également le rôle des « pensées » dans ce qui fait la principale activité du moine : « Les pensées démoniaques aveuglent l�’�œil gauche de l�’âme qui s�’applique à la contemplation des êtres. Les pensées, par contre, qui s�’impriment dans notre raison et l�’informent, troublent l�’�œil droit qui contemple au temps de la prière la bienheureuse lumière de la Sainte Trinité ».

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destiné à être « demeure de Dieu », le « lieu de Dieu » (Sk. 34)83, et on y accède après avoir « dépouillé le vieil homme »84 : « quand l�’intellect, après s�’être dépouillé du vieil homme, aura revêtu celui qui est né de la grâce, alors, au moment de la prière, il verra aussi son état, semblable au saphir ou à la couleur du ciel, celui que l�’Écriture nomme encore �‘lieu de Dieu�’, contemplé par les Anciens au pied du Sinaï » (MC 18) ; or ce dépouillement n�’est proprement dit que le refus de « consentir » aux « pensées », ce qui entraîne-rait l�’obscurcissement de l�’esprit : « l�’intellect ne peut voir en lui-même le �‘lieu de Dieu�’ s�’il n�’est arrivé au-delà de toutes pensées des choses (sensibles). Il n�’est pas arrivé au-delà (d�’elles) s�’il ne s�’est pas dépouillé des passions qui l�’attachent au moyen des pensées liées aux choses sensibles. Il se dépouillera des passions grâce aux vertus, des pensées simples par la contemplation spirituelle, et de celle-ci à son tour lorsque lui apparaîtra cette lumière qui indique au temps de la prière le �‘lieu de Dieu�’ » (MC 40 r. l.)85.

C�’est ici le lieu où s�’éclaire ce qu�’Évagre entend par « état paisible » et « joie ineffable » qui suivent à l�’acédie (à la victoire sur elle) : « L�’oraison », dit-il, « est l�’exclusion de la tristesse et du découragement » (Or. 16), étant « un fruit de la joie et de la reconnaissance » (Or. 15). Nous retrouverons d�’ailleurs ce rapport particulier entre acédie et joie dans les

83 « Le �‘lieu de Dieu�’ est donc l�’âme raisonnable, son �‘habitation�’, par contre, l�’intellect lumineux, qui a renoncé aux convoitises mondaines et a appris à scruter les raisons (des choses) de la terre » (Sk. 25). 84 Voir aussi Pr. 61 : « Car, d�’habitude, tout trouble intérieur la fait retourner à l�’état dont elle vient de sortir. » 85 « Ce �’lieu�’, (l�’Écriture) l�’appelle aussi �‘vision de paix�’ [Ps. 75, 3], où l�’on voit en soi-même cette �‘paix�’ qui dépasse notre entendement et qui garde nos c�œurs [Phil. 4, 7]. Car dans le c�œur pur est imprimé un autre ciel, dont la vision est lumière et dont le lieu est spirituel, où l�’on voit dans une certaine mesure les intellections des êtres. Les saints anges aussi se joignent à ceux qui en sont dignes. Cette vision, la rancune la fait paraître obscure et le bouillonnement de la colère l�’éteint par la fureur totalement » (Ep. 39, 5).

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analyses de St. Thomas ; voyons de quelle manière Évagre l�’entend. Il y a, selon lui, une seule joie véritable (qui, strictement, ne peut être sanctionnée par la tristesse, ni donner matière à l�’acédie �– qui, au contraire, l�’empêchent), celle qui est reliée à la connaissance dont la prière est responsable : « Seul le Père (�…) est lui-même et la fin et l�’ultime béatitude » (Ep. 63, 22 ; voir aussi Pr. 57), rendue accessible par la connaissance (ibid.) ; or le propre de la connaissance (ou « état paisible », Pr. 57, nom aussi de l�’état qui suit à l�’acédie, selon Pr. 12), elle-même « illimitée » (In Ps. 70, 14 ; 138, 7) est d�’engendrer « un désir infini » (ibid. ; KG IV, 50) ou « insatiable » (Or. 118) de Dieu.

La « vraie connaissance » ne peut, à son tour, être visée que par un tel désir : « Il y a un désir qui est bon et éternel, celui qui se dirige vers la vraie connaissance ; et on dit qu�’il est inséparable de l�’intellect » (KG. IV, 50), désir satisfait par son insatiabilité même, provenant de l�’infini de son objet : « Dans l�’unité (entre Dieu et l�’intellect créé) �…règne une paix indicible et il n�’y a que des intellects nus qui toujours se rassasient de son insatiabilité » (KG I, 65). En sorte que le désir dont la tristesse vient sanctionner la frustration, désir propre à toute passion (O sp. 11) car convoiteur, ne sera jamais proprement satisfait, marqué d�’une insatiabilité à rebours (en quoi nous retrouvons littéralement le rappro-chement pascalien : « ils [ceux qui blâment le divertissement avec « tyrannie »] n�’ont pas connu la nature insatiable de la cupidité », §136, ressemblant en cela à la charité : « rien n�’est plus semblable à la charité que la cupidité, et rien n�’est de plus contraire », §615) : « Tu ne peux (donner) satisfaction à la concupiscence. En effet, de même que (en) ceux qui se sont livrés à la colère, la bile se forme continuellement (et) à propos de tout, et qu�’ils y ajoutent encore par la nourriture qu�’ils prennent, de même aussi ceux qui obéissent à la concupiscence, soit qu�’ils prennent la nourriture, soit qu�’ils regardent l�’aspect du corps, augmentent considérablement

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leur concupiscence »86. La tristesse et la colère, les deux composantes de l�’acédie, ne peuvent « blesser » (ibid.) qu�’un désir tendu par un tel appétit, car c�’est celui-ci qui, « relâché » (Pr. 19) par le « plaisir », peut se « remplir », lors de sa cessation, par la tristesse. Le manque de saturation seul engendre la tristesse, cause de l�’acédie ; l�’apparition de celle-ci indiquera toujours un préalable passionnel, réunissant vide du contenu (par inanité de l�’objet désiré), éventuellement à cause de l�’obscurcissement du seul objet vraiment désirable par des mouvements de colère ou d�’aversion87 pour ce bien qui seul apporte connaissance ou joie (Ant. VI, 16 ; IV, 61, etc.).

L�’acédie décrit, en conclusion, la forme pure qui loge toute passion, aussi bien que l�’aboutissement ou le désabusement de celle-ci. Elle est enregistrée surtout par des auteurs monastiques parce que la naissance et la finalisation des passions y ressortissent avec une évidence renforcée, vu le régime unique du combat qui s�’y portait ; comme telle, elle désigne in nuce toute forme d�’opposition à la connaissance, paix ou joie que la communication avec Dieu, accessible par le dépouillement de la disponibilité même que les passions trouvent dans l�’âme pour s�’incarner.

1.2.2. St. Thomas d`Aquin

Au XIIIe siècle, le système des sept vices s�’est vu plusieurs fois mis en rapport avec le mécanisme de la volition et la psychologie aristotélicienne, en conjonction ou non avec d�’autres modèles explicatifs (tels, par exemple, Alexandre de Hales, Albertus Magnus ou Hugues Ripelin de Strasbourg)88. Dans les analyses de St. Thomas, les sept vices traditionnels

86 J. Muyldermans, « Évagre le Pontique. Les �‘Capita Cognoscitiva�’ dans les versions syriaques et arméniennes », in Le Muséon 47 (1934), p. 101, n°14 (référence de Bunge). 87 Cf. Pr. 38. 88 Pour une présentation des analyses de chacun, v. Wenzel, op. cit., pp. 42-44.

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dérivent de la confrontation de la volonté (qui inclut l�’appetitus rationalis, irascibilis et concupiscibilis) avec les objets qui meuvent l�’appétit ; si le bien attire à soi l�’appétit, c�’est selon sa raison propre, mais que l�’appétit fuie un bien donné, cela provient de la considération d�’une raison particulière qui regarde ce bien (De Malo, qu. VII, a. 1, resp.) ; c�’est par cette raison qu�’on peut distinguer les vices capitaux. Il y a dans tout péché deux éléments, selon l�’appétit désordonné du bien propre (selon la conversion vers un bien muable) et l�’aversion pour un bien immuable (cf. Summa theologica, I-II, qu. 35, a.2, 3).

Thomas définit de manière générale l�’accidia comme « tristesse ou dégoût du bien spirituel ». Si l�’objet de la tristesse est un mal présent, il faut compter que ce mal est double : « il y a mal véritable et absolument parlant et mal apparent et sous un certain rapport, et qui est vraiment un bien, absolument parlant » (De Malo, qu. XI, a. 1, resp.). La tristesse pour un mal véritable est louable, mais celle qui porte sur le second type de mal, est péché, car elle fuit par là un bien véritable89 ; Selon ST, I-II, qu. 36, a.2, celle-ci révèle une haine contre un objet véritablement aimable. L�’acédie90 89 « odium, fastidium et tristitia que sunt de eo quod est uere malum sunt laudabilia, que autem sunt de eo quod est secundum quid uel apparens malum et simpliciter bonum sunt uituperabilia et peccata. Accidia autem est tedium uel tristitia boni spiritualis et interni, (�…) ; et ideo cum internum et spirituale bonum sit uere bonum et non possit esse malum nisi apparens, in quantum scilicet contrariatur carnalibus desideriis, manifestum est quod accidia de se habet quod sit peccatum », Q. XI, a. 1 resp. 90 « acedia secundum Damascenum (De fid. orth., II, 14) est quaedam tristita aggrauans, quae scilicet ita deprimit animum hominis, ut nihil ei agere libeat, sicut ea quae sunt acida [étymologie erronée de Damascène, par superposition du latin acidum et du grec akèdia] etiam frigida sunt. Et ideo acedia importat quoddam taedium operandi, ut patet per hoc quod dicitur in Glossa super illud Psalm. (CVI, 18) : omnem escam abominata est anima eorum. Et a quibusdam dicitur, quod « acedia est torpor mentis bona negligentis inchoare. Hujusmodi autem tristitia semper est mala (�…) » (q. 35, a.

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isole et magnifie ce mouvement, car elle fuit le bien spirituel, destiné spécialement à être aimé par la charité.

En plus, on distingue entre l�’acédie en tant qu�’acte de l�’appétit sensitif, et alors elle est une passion, et en tant qu�’acte de l�’appétit intellectuel, étant un mouvement de volonté, auquel cas l�’acédie est un péché. L�’acédie peut être considérée comme doublement mauvaise : la tristesse pour un bien spirituel est mauvaise en soi, car ce bien spirituel est un vrai bien, et deuxièmement en ses effets, si elle a pour objet un vrai mal, dont on se laisse accabler de manière immodérée et qui empêche ainsi toute �œuvre bonne (ST, II-II, 35, a.1). Le bien spirituel, le vrai bien de l�’homme qu�’on doit toujours aimer par charité, peut apparaître comme mal et donc provoquer l�’aversion, indiquant le mépris par ingratitude des biens reçus de Dieu (ibid.). Ensuite, comme le dégoût pour le bien spirituel semble commun à tout vice, car tout vice s�’attriste du bien spirituel opposé (a. 2) ; en outre, la joie à laquelle le dégoût s�’oppose n�’est non plus considérée comme une vertu spéciale. Or ici Thomas distingue entre le bien contenu dans toute vertu et le bien proprement divin, qui ne s�’y identifie pas. Ainsi « le dégoût, considéré comme une tristesse que l�’on ressent du bien divin qui doit être l�’objet de la charité, est un vice spécial, opposé à la charité ; tandis que le dégoût qui fait que nous nous attristons du bien d�’une vertu quelconque, est un vice commun » (a. 2). L�’acédie n�’est pas un vice spécial en tant qu�’il s�’oppose au bien spirituel à cause du travail corporel qui est demandé (c�’est ainsi que Thomas avait défini l�’acédie dans I-II, qu. 84, resp.) pour sa poursuite (a. 2), mais en tant qu�’il a pour objet le bien divin auquel se rapportent tous les biens particuliers contenus dans chaque vertu particulière. Car l�’�œuvre de toute vertu particulière est aimable à double titre : « l�’�œuvre 1). Damascène avait distingué quatre espèces de tristesse (lype) : tristesse qui empêche de parler (tristitia vocem amputans, comme l�’emploie Thomas dans I-II, qu. 35, a. 8) �– akhos, tristesse accablante (akhthos), envie et miséricorde.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 185

d�’une vertu particulière �– par exemple de la chasteté �– peut être agréable de deux façons. D�’abord, en tant qu�’elle est �œuvre de cette vertu particulière, et cela est propre à la chasteté, et d�’une autre façon en tant qu�’elle est ordonnée au bien divin, et cela est propre à la charité » (De Malo, qu. XI, a. 2). La tristesse pour le bien spirituel renfermé dans chaque vertu n�’est pas le fait d�’un vice spécial, mais se retrouve dans touts les vices, « tandis que s�’attrister du bien divin, dont la charité se réjouit », se définissant par là comme vertu spéciale, « c�’est le propre d�’un vice spécial, qui s�’appelle dégoût (acedia) » (a. 2, qu. 35).

Si le bien divin peut être renié par ingratitude91 et mépris, il peut provoquer ce refus en tant qu�’il est contraire à la volonté de la chair, qui le revêt ainsi de l�’apparence d�’un mal : « or ce bien divin est source de tristesse pour l�’homme à cause de l�’opposition entre l�’esprit et la chair, parce que, comme le dit l�’Apôtre dans la Lettre aux Galates (5, 17), la chair convoite contre l�’esprit ; et c�’est pourquoi, lorsque l�’amour charnel domine dans l�’homme, il a du dégoût pour le bien spirituel comme lui étant contraire, comme un homme qui a le goût perverti a du dégoût pour une nourriture saine et s�’attriste si parfois il lui faut prendre une telle nourriture. Donc une telle tristesse, horreur ou dégoût du bien spirituel et divin constitue l�’acédie, qui est un péché spécial » (De Malo, qu. XI, a.2, resp.).

91 L�’ingratitude (akharistia) à l�’égard de Dieu constitue également pour les écrivains grecs une source de l�’acédie : « Dans la solitude, privée de consolation (aparaklètos), l�’âme est tentée par le démon de l�’akedia et de l�’acharistia » (Jean Climaque, Échelle, XXVI, 15, p. 235) ; « L�’acédie et la pesanteur du corps, qui atteignent jusqu�’à l�’âme par suite de la paresse et de la négligence, éloignent le moine de son règlement habituel et provoquent dans la pensée ténèbres et découragement. De là vient que les idées de lâcheté et de blasphème s�’établissent dans le c�œur de celui qui est tenté par le démon de l�’acédie ; il ne peut plus se rendre au lieu habituel de la prière, il se relâche, des pensées folles lui viennent à l�’esprit contre le Créateur. » (Syméon le Nouveau Théologien, Chapitres théologiques et pratiques, I, 66 , SC 51, p. 58.

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La gravité du péché de l�’acédie est établie ensuite par rapport au degré de consommation du péché ; si dans son genre l�’acédie est un péché mortel, elle peut être plus ou moins grave selon qu�’il y a un non consentement de la raison. Si le mouvement du dégoût n�’est amorcé que dans l�’appétit sensitif, « à cause de la guerre de la chair contre l�’esprit », il n�’y a que péché véniel, mais s�’il y a consentement de la raison dans le rejet du bien divin, le dégoût est péché mortel92. Le débat ultérieur (a. 4) porte sur l�’attribution ou non à l�’acédie du statut de vice capital ; celui-ci se définit comme celui qui engendre d�’autres vices, comme leur cause finale (I-II, qu. 86, a. 3 et 4) ; dans le cas de la tristesse pour le bien divin, il faut considérer les actions qui visent soit d�’éviter cette tristesse, soit sont entraînées par celle-ci à cause du propre poids. Comme « personne ne peut demeurer longtemps dans la tristesse, privé de tout plaisir » (Aristote, Ethic., VIII, 5 et 6), il faudra que l�’homme s�’éloigne des choses attristantes et passe à d�’autres où il trouve son plaisir93.

C�’est ainsi que Thomas classifie les six « progénitures » de l�’acédie énumérées par Grégoire pour la tristitia (Moralia, 31, 17) : la malice, la rancune, la pusillanimité, le désespoir, la lâcheté quant aux choses commandées, la légèreté d�’esprit quant aux choses défendues ; selon qu�’on considère l�’aversion pour la fin ou les moyens qui parviennent au bien spirituel, ce qui se soustrait à la fin est le désespoir, ce qui se soustrait aux biens qui y conduisent, ce sont la pusillanimité et la lâcheté ; si on s�’en prend aux hommes qui excitent aux biens spirituels, on arrive à la rancune, si on s�’en prend aux biens mêmes, c�’est la 92 « Quandoque vero pertingit usque ad rationem, quae consentit in fugam et horrorem et detestationem boni divini, carne contra spiritum omnino praevalente ; et tunc manifestum est quod acedia est peccatum mortale » (I-II, qu. 35, a. 3). 93 « necesse est quod ex tristitia aliquid dupliciter oriatur : uno modo, ut homo recedat a contristantibus ; alio modo, ut ad alia transeat in quibus delectetur : siut illi qui non possunt gaudere in spiritualibus delectationibus, transferunt se ad corporales, secondum Philosophum in X Ethic. », qu. 35, a. 4 resp.

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malice. Selon qu�’on passe par désir de complaisance des biens spirituels haïssables aux plaisirs extérieurs, l�’acédie engendra la légèreté de l�’esprit sur les choses illicites. Finalement, considérant la distinction faite par Cassien entre acédie et tristesse et la disparition de la première chez Grégoire, Thomas explique la manière dont les deux peuvent coexister : la tristesse est considérée comme un vice spécial (acédie) non parce qu�’on s�’attriste d�’un bien quelconque, mais seulement en tant qu�’on s�’attriste du bien divin �– qui est le propre du dégoût, « lequel cherche un repos immérité, autant qu�’il méprise le bien divin » ; ainsi, on peut établir l�’équivalence suivante : l�’amertume de Cassien est un effet de la rancune, l�’oisiveté et la somnolence reviennent à la lâcheté d�’accomplir les préceptes, et l�’importunité d�’esprit, la curiosité, le verbiage, l�’agitation du corps et l�’instabilité (indiquées par Cassien comme « filles » de l�’acédie) appartiennent toutes à la dissipa-tion de l�’esprit quant aux choses défendues94.

L�’acédie gagne une place à part dans la classification de Thomas, en tant qu�’il l�’oppose à la vertu spéciale de la charité, censée se réjouir du bien divin ; l�’acédie est la tristesse opposée à « la joie qui vient de la charité, [qui] appartient nécessaire-ment à la vie spirituelle, comme la charité elle-même, et c�’est pourquoi l�’acédie est péché mortel » (De Malo, qu. 11, a. 3). Elle est contraire, en plus, au « précepte de sanctification du sabbat qui ordonne, en tant qu�’il est un précepte moral, le repos de l�’esprit en Dieu », exigence commune avec Évagre. La raison pour laquelle ce bien véritable provoque de la tristesse est qu�’il 94 « omnia autem alia quinque quae ponit ex acedia oriri, pertinent ad evagationem mentis circa illicita ; quae quidem secundum quod in ipsa arce mentis residet, volentis importune ad diversa se diffundere, vocatur importunitas mentis ; secundum autem quod pertinet ad cognitionem, dicitur curiositas ; quantum autem ad locutionem, dicitur verbositas ; quantum autem ad corpus in eodem loco non manens, dicitur inquietudo corporis, quando scilicet aliquis per inordinatos motus membrorum vagacitatem indicat mentis, quantum autem ad diversa loca, dicitur instabilitas ; vel potest accipi instabilitas secundum mutabilitatem propositi » (qu. 35, art. 4, resp).

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apparaît comme mauvais ou désagréable à l�’appétit corrompu par la volonté charnelle, et s�’accomplit pleinement lors du consentement par délibération et du mouvement volontaire contre ce bien spécial. « [l�’acédie] comporte, en effet, une cer-taine tristesse qui vient de la répugnance de la volonté hu-maine pour le bien spirituel divin : une telle répugnance, en effet, s�’oppose manifestement à la charité qui adhère au bien divin et se réjouit en lui. Donc, puisque ce qui fait qu�’un péché soit mortel, c�’est son opposition à la charité, par laquelle l�’âme a la vie, il s�’ensuit évidemment que l�’acédie est un péché mortel par son genre, parce que, comme il est dit en saint Jean, qui n�’aime pas demeure dans la mort (I Jn., 3, 14) » (De Malo, q. XI, a. 3).

Il arrive néanmoins souvent que même des personnes saintes fassent l�’expérience de tels mouvements, sans tomber en péché mortel, mais à cause du penchant concupiscent propre à la nature déchue ; l�’acédie reste imparfaite, au niveau uniquement de la sensibilité, sans avoir le consentement de l�’intellect. « Chez lez hommes parfaits, il peut y avoir un mouvement imparfait d�’acédie, du moins dans la sensibilité, en raison de ce qu�’aucun homme n�’est parfait au point que ne demeure en lui quelque opposition de la chair contre l�’esprit » (De Malo, qu. XI, a. 3, aussi ST, I-II, qu. 35, a.3).

Si toute vertu se réfère finalement à l�’unique bien de la charité, et est censée par là apporter la joie, l�’acédie indiquera et la validité d�’une vertu particulière �– car la tristesse du bien divin ne peut pas coexister95 avec ce qui doit se référer à, ou contenir celui-ci �– et plus précisément la défaillance de participation au bien divin « auquel l�’âme doit de toute nécessité être unie » (qu. XI, a. 3). Autrement dit, si l�’âme n�’aime pas Dieu, tôt ou tard elle manifestera les symptômes de l�’acédie ; l�’acédie s�’installe infailliblement dès que l�’âme n�’est plus unie à Dieu, et ruine toute possible vertu par 95 Car la tristesse signifie pour Thomas la réaction de douleur par rapport à un mal présent (et non pas anticipé), ST, I-II, qu. 36, a. 2.

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manque de référence au bien divin de la charité. Tout faux bien sera reconnaissable selon le manque de joie au sujet de Dieu, ce qui indiquera que dans l�’accomplissement d�’un bien ou d�’un autre l�’âme n�’a pas été unie à Dieu, car elle ne peut pas se réjouir dans la poursuite du bien respectif. Si l�’on finit par tomber dans la tristesse accablante que désigne l�’acédie, cela arrivera à la fin d�’une concatenatio plus ou moins longue de faux biens, ou des plaisirs concupiscents. Et comme la tristesse apporte également l�’aversion et la fuite96 de ce qui attriste, l�’âme fuira son manque de joie sous-jacent à la poursuite de la concupiscence (« or, à la fuite des biens spirituels qui peuvent causer la joie, appartient l�’abandon du bien divin espéré, et c�’est le désespoir, et aussi l�’abandon du bien spirituel a faire », De Malo, qu. XI, a. 4).

Mais pour cela il faudra que tout premièrement le bien divin se présente comme haïssable, ce que seul un appétit corrompu peut �– par définition �– réaliser. Thomas répondra à l�’objection qu�’ « il n�’est pas dans le pouvoir de l�’homme de prier avec dévotion, donc il n�’est pas au pouvoir de l�’homme d�’éviter l�’acédie » (a. 1, obj. 7) que s�’il est certain que « la dévotion de l�’homme vient de Dieu », « pourtant, en tant que l�’homme peut se disposer à avoir de la dévotion, ou même empêcher la dévotion, le manque de dévotion est un péché » (a. 1, resp.). Si la tristesse se heurte à un mal présent, le bien divin doit être haï en présence, c�’est-à-dire en tant que se présente à l�’homme la sollicitation à y participer : « aussi l�’acédie n�’est pas une tristesse qui porte sur la présence de Dieu lui-même, mais sur un bien qui est divin par participation » (a. 3).

*

L�’acédie accompagne, en des stades incipients ou pas encore mortels, la vie spirituelle, car elle tient, en tant que

96 Et la fuite implique mouvement : « quia ipsa fuga est quidam motus appetitivus et non est privatio sola » (qu. XI, a. 1, ad 7).

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mouvement de concupiscence sans consentement de la raison, au désagréable que le travail pour la réception (et non pas le mépris, ST, qu. 35, a. 1, resp. 3) de l�’amour ou la joie du bien divin exige (qu. XI, a. 3, resp. 8 : « De même que la concupiscence qui demeure seulement dans la sensualité et qui vient de la corruption de la nature n�’est pas un péché mortel, parce que c�’est un mouvement imparfait, de même une telle acédie n�’est pas non plus péché mortel »).

L�’observation est constante chez Pascal également, selon laquelle la double capacité de grâce et de péché reste « ouverte » toute la vie du juste (§208). L�’opposition du « sujet de la nature » et du « sujet de grâce » nourrit jusqu�’à la fin le combat que le juste doit, selon la doctrine des Écrits�…, reprendre à chaque moment. Le consentement total au rejet du bien divin, le « souverain bien » chez Pascal, reviendrait à l�’asphyxie du sujet de grâce, par qui l�’opposition à la concupiscence est entretenue �– pour nulle autre raison que celle que ce n�’est plus le « moi humain » qui agit, mais le « moi » acquis par le Christ. Tout mouvement d�’acédie, respectivement d�’ennui, refusera donc directement la person-ne du Médiateur par qui seul le bien divin est accessible à l�’homme. Une fois le divertissement ôté et l�’ennui installé, on s�’attristera ou éventuellement désespérera de rien d�’autre, finalement �– ou en premier lieu �– que du Christ. Si l�’accable-ment n�’est dû, chez Évagre, chez Pascal aussi (sous l�’espèce de « l�’insupportable ») qu�’à la pression de la force de concupiscence sur le pouvoir de consentement de « l�’hom-me », cette pression n�’indiquera que l�’absence de « guérison » du péché encore présent et pesant.

Nous pouvons déjà retrouver bon nombre des détermi-nations pascaliennes de l�’ennui : symptôme toujours de l�’insatisfaction du seul désir qui met en démarche la volonté de l�’homme, désir du bonheur qui n�’est qu�’en Dieu, recher-che de l�’agitation et du divertissement, désordre de la pensée, amour-propre et concupiscence comme forces déterminantes dans la voie de l�’occultation de la vérité de soi-même, de la

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condition double, de la vérité �– voire de l�’évidence du Dieu caché. Nous allons esquisser, à ce point, un mouvement double : mettre à jour, à partir du texte pascalien, la forme qui peut accueillir l�’ennui comme vice, comme « misère », et deuxièmement y poursuivre les trajets respectifs des principaux noms de l�’acédie, pour résumer finalement ce que le territoire ainsi configuré nous donne à voir.

II.2. L�’ACÉDIE PASCALIENNE

Les deux descriptions de l�’acédie que nous avons présentées opèrent à l�’intérieur d�’une conceptualisation spécifique, en grandes lignes convergente, des « passions » et « vertus », de leur genèse, interdépendance, progénie. L�’acé-die n�’y gagnait une figure propre que dans un tel réseau. Une première obligation de notre travail serait donc de dégager, dans le texte pascalien, un réseau semblable où l�’ennui s�’incarne. Est-il possible de retracer un réseau semblable, fût-il schématique, chez Pascal97? Comment est-ce que celui-ci accorde passion, péché, vertu, bien et plaisir dans l�’économie de son Apologie ? Une investigation de ce type serait d�’autant plus bienvenue que nous avons suivi l�’acédie se définir soit comme un mal commun de tout vice, en tant qu�’opposition à la référence au bien divin que tout acte vertueux devait incarner, soit comme mouvement conjugué, dans sa dénaturation, des deux facultés qui forment la partie passionnelle de l�’âme, résultant dans une oppression sans reste de la faculté directrice de l�’âme. L�’acédie s�’individualise surtout par son caractère générique, compréhensif, comme possibilité (et fin) de tout péché spécifique, dévoilement à des 97 Dans sa prise en compte de l�’ennui pascalien R. Kuhn (The Demon of Noontide, op. cit., p. 134) indique le « sentiment du vide » comme rapprochement possible de l�’acédie médiévale, mais ce jugement est susceptible d�’invalidité par l�’ignorance de la distinction entre acédie et « aridité » ou « nuit de l�’âme ». Pour cette distinction, voir M. Lot-Borodine, art. cit., pp. 191-205.

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degrés plus ou moins intenses de la convoitise de l�’âme : attribut de la tension générale entre vertu et vice, c�’est la relation à et de ceux-ci qui va la figurer. Il est ainsi à attendre que l�’ébauche d�’une compréhension pascalienne de la vertu nous éclaire simultanément la dépossession de celle-ci que l�’ennui, s�’il rejoint l�’acédie, signale de manière paradigmatique.

2.1. selon les circonstances

2.1.1. bon et mauvais usage des passions

Le §603 attribue aux « passions » un régime double, discriminant entre l�’usage du « mode » « pour soi » et « pour ses passions » ; ceux-ci deviennent des vices lorsque « l�’âme » ne les « domine » pas, mais s�’en laisse dominer en usant du monde avec « tyrannie », hors de son ordre : « Ainsi le juste ne prend rien pour soi du monde, mais seulement pour ses passions dont il se sert comme maître en disant à l�’une : Va et viens, sub te erit appetitus tuus [Gén., IV, 7]. Ses passions ainsi dominées sont vertus ; l�’avarice, la jalousie, la colère, Dieu même se les attribue. Et ce sont aussi bien vertus que la clémence, la pitié, la constance qui sont aussi des passions. Il faut s�’en servir comme des esclaves et leur laissant leur aliment empêcher que l�’âme n�’y en prenne. Car quand les passions sont les maîtresses, elles sont vices et alors elles donnent à l�’âme de leur aliment, et l�’âme s�’en nourrit et s�’en empoisonne ». Le vice s�’installe lorsque la passion alimentée franchit la limite du « pour soi », entrant par là dans le domaine revendiqué par l�’amour propre �– et de tout ce qui va avec, susceptible donc d�’ennui.

Une distinction semblable est opérée au §795 : le terme de référence y est la honte qu�’une certaine action apporte ou non à « l�’homme », selon la volonté ou le manque de décision volontaire qu�’elle implique. Il est honteux de « succomber » sous le « plaisir » qui ainsi rend esclave, mais il est « glori-eux » de succomber à la « douleur », car il n�’y a que la volonté propre de « l�’homme » qui puisse, contre « l�’hom-

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me », prendre une décision contre la poursuite de son plaisir. « D�’où vient donc qu�’il est glorieux à la raison de succomber sous l�’effort de la douleur, et qu�’il lui est honteux de succomber sous l�’effort du plaisir ? C�’est que ce n�’est pas la douleur qui nous tente et nous attire ; c�’est nous-mêmes qui volontairement la choisissons et voulons la faire dominer sur nous, de sorte que nous sommes maîtres de la chose, et en cela c�’est l�’homme qui succombe à soi-même. Mais dans le plaisir c�’est l�’homme qui succombe au plaisir. Or il n�’y a que la maîtrise et l�’empire qui fasse la gloire, et que la servitude qui fasse honte ». Il faut premièrement remarquer que l�’instance qui se revêt de gloire ou de honte, c�’est la « raison » �– reprise dans le « soi-même » sous lequel il est glorieux à « l�’homme » de « succomber ». Au contraire, la défaillance à « soi-même » s�’enregistre comme « plaisir » �– ce sous quoi il est honteux à « l�’homme » de succomber. L�’homme domine le plaisir, ou maîtrise ses passions, lorsqu�’il « choisit volontairement » �– ce dont le choix d�’un bien opposé à un plaisir qui les rend esclave offre la meilleure évidence.

Le choix de la douleur volontaire n�’est sans doute qu�’une hypostase, la plus riche, de la maîtrise des plaisirs. La « servitude » ne consiste pas dans l�’accomplissement d�’un « plaisir », mais dans la fin de cette action : on est « esclave » lorsqu�’on choisit le plaisir pour le plaisir même, donc selon son appétit et contre la raison (qui doit combattre les passions) et on en est « maître » lorsque, dans l�’accomplissement d�’un «plaisir », on ne prend pas celui-ci pour sa propre fin, mais pour une autre : « (�…) quoiqu�’on se le procure néanmoins c�’est contre son gré qu�’on se le procure. Ce n�’est pas en vue de la chose même c�’est pour une autre fin. Et ainsi ce n�’est pas une marque de la faiblesse de l�’homme, et de sa servitude sous cette action » (ibid.). La honte, le vice est de se laisser aller à ce qui « tente et attire », c�’est de ne pas choisir la direction de la « passion », mais de laisser celle-ci choisir �– en quoi elle « domine ». Si le plaisir est ce qui attire et tente, la vertu se définirait comme aversion pour ce dont le plaisir se réjouit,

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donc tristesse pour un mal qui apparaît comme bien. Le « contre son gré » est ce pour quoi on ressentira « involontaire-ment » de l�’aversion, c�’est le cas, nous l�’avons vu, de la vérité ou évidence qui montre les défauts, aversion qui est dite inséparable de l�’amour-propre (§978). Naturellement, il y a « tristesse » ou aversion pour l�’évidence �– de la « vérité », de la « condition », du « Dieu caché ».

Le §502 va reprendre et préciser l�’attribution du caractère vertueux selon la double finalité d�’une action, en employant la distinction augustinienne de uti et frui98 : c�’est la cupidité qui empêche d�’atteindre les « véritables biens », car elle « détermin[e] [le] sens aux biens de la terre. Mais ceux qui n�’avaient de bien qu�’en Dieu, les rapportaient unique-ment à Dieu ». La cupidité empêche de rapporter les biens de la terre à Dieu, faute d�’avoir le bien en Dieu, faute du bien divin du rapport à Dieu, ou de l�’amour de Dieu (Lettre�…, 277b). « Car il y a deux principes qui partagent les volontés des hommes : la cupidité et la charité. Ce n�’est pas que la cupidité ne puisse être avec la foi en Dieu et que la charité ne soit avec les biens de la terre, mais la cupidité use de Dieu et jouit du monde, et la charité au contraire ».

La tristesse et la joie, si nous nous situons dans le système de coordonnées de Thomas, se définissent, par con-séquent, comme il suit : la tristesse fuit ou se met en aversion pour un bien �– le bien divin, « la foi en Dieu » ou l�’amour de lui, bien radicalement inhumain car Dieu seul la / le donne, (§§110, 588, 380, 382, 381) �– que la volonté régie par la cupidité considère comme répugnant, « ennemi ». La tristesse qui s�’attriste du bien divin se traduit, strictement, comme le mouvement (de l�’appétit et surtout de la volonté �– involontaire car concupiscente) qui regarde le rapport à Dieu comme ennemi, et en conséquence le fuit et se répand vers des objets « attirants » �– ce que ne régira pas le rapport à Dieu. La joie ennemie de Dieu est régie par « la convoitise »,

98 Voir Sellier, op. cit., pp. 152-163.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 195

alors que la joie selon Dieu, ou du bien divin du rapport à lui, est ennemie des « passions » : « Or la dernière fin est ce qui donne le nom aux choses : tout ce qui nous empêche d�’y arriver est appelé ennemi. Ainsi les créatures, quoique bonnes, seront ennemies des justes quand elles les détour-nent de Dieu, et Dieu même est l�’ennemi de ceux dont il trouble la convoitise » (ibid.). C�’est « la charité » qui s�’oppose à la tristesse du bien divin, en ce qu�’elle seule jouit de Dieu. L�’acédie se retrouve donc dans tout mouvement de cupidité, suivant en cela la classification de Thomas, car en toute action de cupidité il y a aversion ou détournement de la joie de Dieu. La cupidité rend ennemi, par la convoitise, ce dont la charité se réjouit : la convoitise infecte toute action de l�’inimitié pour Dieu. La cupidité (§502) ou les « passions » (§§603, 795) sont coupables en ce qu�’elles ne sont pas « avec la foi en Dieu » (§502).

C�’est la foi en Dieu que Pascal semble investir avec un privilège absolument divin : ce n�’est que Dieu qui « donne la religion par sentiment du c�œur », c�’est lui qui « incline le c�œur à lui croire » et opère la « conversion » ; c�’est à lui, en plus, de renouveler à chaque instant la grâce aux justes, qui n�’en sont point assurés par eux-mêmes. Si Dieu est l�’unique bien de l�’âme, il n�’apparaît comme tel, comme aimable, comme « dernière fin » qui donne le nom aux choses, qu�’aux lumières de la foi. Pour exercer un nouveau regard sur « les choses » (290a), pour leur attribuer une autre fin, il faut que l�’homme se convertisse99 : « La première chose que Dieu inspire à l�’âme qu�’il daigne toucher véritablement, est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l�’âme considère les choses et elle-même d�’une façon toute nouvelle. | Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu�’elle trouvait dans les choses qui faisaient ses délices. | Elle ne peut plus 99 Cf. §378 : « La conversion véritable�…consiste à connaître qu�’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce ».

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goûter avec tranquillité les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle s�’abandonnait avec une pleine effusion de c�œur » (290a). La joie de l�’homme et sa « douceur » étant, sans Dieu, dans le « charme » des choses et dans l�’attachement à elles, la « vue intérieure » qu�’il reçoit ne permet plus de jouir du monde avec tranquillité, comme si de rien n�’était. Cette nouvelle lumière sur les choses dévoile leur « vanité »100, que l�’âme s�’interdisait (§978) de recevoir avec ses anciens yeux. Si son affection et aversion étaient « tran-quilles », « sans souci », « simples », maintenant voilà qu�’elles se redoublent, en conséquence d�’une nouvelle fin qui s�’étend sur les choses.

Selon les anciens critères, la nouvelle joie n�’est pas explicite : elle ne ressemble pas à la douceur de la convoitise, étant reçue au contraire comme « amertume » : « mais elle trouve encore plus d�’amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde. D�’une part, la présence des objets visibles la touche plus que l�’espérance des invisibles, et de l�’autre la solidité des invisibles la touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi la présence des uns et la solidité des autres disputent son affection ; et la vanité des uns et l�’absence des autres excitent son aversion ; de sorte qu�’il naît dans elle un désordre et une confusion�… » (ibid.). Le « scrupule » qui ôte la jouissance des « choses périssables (�…), périssantes et même déjà péries » (ibid.) ne recommande la « nouvelle lumière » que, d�’abord, comme « amertume », car l�’âme aura à aimer, « en absence », des « invisibles ».

Considérons, à ce point, l�’affinité que cette situation présente avec l�’état de l�’acédique évagrien et scolastique. « L�’acédie est un mouvement simultané, de longue durée, de l�’irascible et du concupiscible, le premier étant furieux de ce 100 Sur la vanité qui frappe le monde d�’une clôture à la distance, voir J.-L. Marion, Dieu sans l�’être, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991, ch. IV �– « L�’envers de la vanité ».

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 197

qui est à sa disposition, le dernier par contre languissant après ce qui ne l�’est pas » (In Ps. 118, 28 ). « Présence » et « vanité » se conjuguent, chez Pascal, dans la première combinaison qui naît de l�’appétit et de l�’aversion troublés : ce sont les mouvements spécifiques de l�’âme qui fait le territoire d�’une « dispute » ; non pas que les objets de son attachement convoiteur n�’aient été jusqu�’alors présentes et vaines, mais c�’est maintenant qu�’elle les « considère » telles, et c�’est maintenant qu�’elle s�’en sent « troublée ». Ce n�’est que par rapport au bien divin présent, ou désirable (dès lors l�’âme « se porte à la recherche du véritable bien », 290b), que l�’acédie ou tristesse du bien divin, est « mise au jour » �– l�’âme troublée est celle qui a reçu de la lumière, et qui ne peut ne pas (vouloir) voir, connaître son ennui. Non pas qu�’elle ne l�’ait « senti » jusqu�’alors, mais l�’ « aveuglement » (290b) à la vanité de ses plaisirs l�’empêchait de le connaître �– par où nous retrouvons la distinction du §36, qui relie précisément ignorance de la vanité, ignorance de l�’ennui et vanité des plaisirs présents (le « divertissement »), sentiment de la vanité et sentiment d�’ennui : « Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. (�…) | Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d�’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c�’est bien être malheureux que d�’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu�’on est réduit à se considérer, et à n�’en être point diverti » (n. s.).

2.1.2. bien véritable

Si le spécifique de l�’acédie se configure par rapport au « bien divin » qu�’elle refuse, et dont la charité se réjouit, il nous faut questionner la possibilité de cette fuite ou réception à partir des déterminations que Pascal aurait assignées à ce « bien ». Si nous considérons toujours l�’opuscule Sur la conversion du pécheur, la « vue nouvelle » que « Dieu inspire à l�’âme » la porte à considérer l�’inanité de ses félicités présentes, « biens temporels », leur incapacité de satisfaire aux exigences d�’un vrai bien : « De sorte que l�’âme s�’étant

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amassé des trésors de biens temporels, de quelque nature qu�’ils soient, soit or, soit science, soit réputation, c�’est une nécessité indispensable qu�’elle se trouve dénuée de tous ces objets de sa félicité ; et qu�’ainsi, s�’ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n�’auront pas de quoi la satisfaire toujours ; et que si c�’est se procurer un bonheur véritable, ce n�’est pas se procurer un bonheur durable, puisqu�’il doit être borné avec le cours de cette vie » (290b). En sorte que l�’âme se porte à la recherche de ce qui pourra la « soutenir » toujours, qui doit avoir « ces deux qualités : l�’une qu�’il dure autant qu�’elle et qu�’il ne puisse lui être ôté que de son contentement, et l�’autre qu�’il n�’y ait rien de plus aimable » (290b-291a) �– celui-ci sera « le souverain bien ».

Cette recherche, dans laquelle l�’âme bénéficie d�’une « lu-mière toute pure », « sa raison [étant] aidée par les lumières de la grâce », ne trouve son accomplissement qu�’ « au trône de Dieu, dans lequel elle commence à trouver son repos et ce bien qui est tel qu�’il n�’y a rien de plus aimable, et qu�’il ne peut lui être ôté que par son propre consentement » (OC 291a). Dans le cas du « bien divin », l�’appétit est attiré par celui-ci à sa poursuite, et alors il y a joie du bien divin. Là où la dernière fin n�’est pas le bien divin, il n�’y a pas de « bonheur » ou joie « véritable », mais des « félicités » insatisfaisantes (cf. §136). La part de l�’âme consiste plutôt, dans l�’obtention de ce bien, dans une tristesse louable envers les faux plaisirs, qui va avec la considération de leur vanité, donc avec l�’ennui. Dans l�’âme qui « entre dans une sainte confusion et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire » (290b), l�’ennui deviendra « connu » et non seulement « senti », car devient maintenant « considérable », aussi bien que « supportable », la « vanité » ou le « néant » (290a) de tout ce qui n�’est pas à la mesure de son désir101. Il s�’ensuit que si la recherche, la démarche vers le 101 « De sorte qu�’elle comprend parfaitement que son c�œur ne s�’étant attaché qu�’à des choses fragiles et vaines, son âme se doit trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu�’elle n�’a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 199

bien divin, l�’amour pour lui (car l�’une des deux requêtes le désire comme souverainement « aimable ») est accompagnée par la considération de la propre vanité102, néant, solitude et abandon �– tous des endroits que l�’ennui retrouve, lorsqu�’il « sort » (§622) �–, la joie devra avec nécessité trouver l�’âme dans l�’ennui.

Car la nouvelle fin attirante donne d�’emblée les moyens d�’y arriver, afin d�’en jouir : le « chemin » entre la tristesse pour la vanité de bonheur que le « monde » offre (cf. 290b) et le bien divin qui se découvre ou se manifeste, donnant ainsi lieu à la joie après en avoir fourni les moyens, c�’est Dieu qui la fait parcourir à l�’âme qui ne peut qu�’ « aspirer » �– ce qui est proprement l�’�œuvre de la prière : « elle fait d�’ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que comme il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire et lui faire naître les moyens d�’y arriver. Car comme c�’est à Dieu qu�’elle aspire, elle n�’aspire encore y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu même, parce qu�’elle veut qu�’il soit lui-même son chemin, son objet et sa dernière fin. En suite de ces prières, elle commence d�’agir et cherche�…Elle commence à connaître Dieu, et désire d�’y arriver ; mais comme elle ignore les moyens d�’y parvenir�… » (291b). Si l�’acédie provenait, chez Évagre comme chez Thomas, de la privation, perte ou aversion d�’un bien, d�’un plaisir ou d�’un désir, comment Pascal traduit-il cette perte ?

soutenir durant et après cette vie ; | de la vient qu�’elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté, la disgrâce, la prospérité, l�’honneur, l�’ignominie, l�’estime, le mépris, l�’autorité, l�’indigence, la santé, la maladie et la vie même ; enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le désir de cette âme qui recherche sérieusement à s�’établir dans une félicité aussi durable qu�’elle-même » (290a-b). 102 « Elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu�’aux derniers abîmes du néant, (�…), elle se considère comme sa vile et inutile créature », « elle entre en confusion d�’avoir préféré tant de vanités à ce divin maître » (291a-b).

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Si les biens temporels se perdent par leur insuffisance quant à l�’éternité et à la liberté de l�’homme, en sorte que �– « choses fragiles et vaines » �– leur disparition laisse l�’âme « seule et abandonnée », le bien divin « ne peut être ôté qu�’à ceux qui le rejettent » (291a), c�’est-à-dire à ceux qui ne le désirent pas, car « c�’est le posséder que de le désirer, et que le refuser c�’est le perdre » (ibid.). La tristesse du bien divin équivaut à n�’y pas consentir �– ne pas consentir à sa recherche, au désir qui s�’incarne comme prière103 ; car le bien divin est donné en même temps que la puissance de le désirer : « la grâce donne ce à quoi elle oblige » (§825). C�’est un principe que Pascal pose comme fondement, ayant comme point d�’appui les de textes de St. Augustin et d�’autres Pères (Fulgence, Prosper), dans ses Écrits sur la grâce.

Le texte suivant va nous éclairer de façon admirable l�’attribution récurrente de la pesanteur (Pascal ne laissera pas d�’ailleurs de qualifier la tristesse de l�’ennui d�’« insuppor-table », §622) à l�’état d�’acédie. Au 4e Écrit, Pascal explique l�’exigence absolue de la charité pour l�’accomplissement des commandements : « ils ne sont pas impossibles à la charité, et [qu�’] ils ne nous sont faits que pour nous faire sentir le besoin que nous avons de la charité qui seule les accomplit » (346b). Le texte de St. Augustin invoqué ensuite montre que la charité seule peut alléger le poids de la loi (qui, selon §824, « obligeait à ce qu�’elle ne donnait pas »), car « ce qui se fait par amour n�’est pas difficile » (346b), et « bien loin d�’accabler par son poids, elle soulève comme si elle nous donnait des ailes. Et cette charité ne vient pas de notre libéral arbitre si la grâce de Jésus-Christ ne nous secourt, parce qu�’elle est infuse et mise dans nos c�œurs, non par nous-mêmes, mais par le

103 Augustin, De corrept. et grat., c. III : « O homme, reconnais dans le précepte ce que tu dois : dans la correction, que c�’est par ton vice que tu ne le fais pas ; et dans la prière, d�’où tu peux en avoir le pouvoir », cité par Pascal au IVe Écrit sur la grâce, 347a. En sorte que le §550 posera la prière comme opposition à la tentation : « Priez de peur d�’entrer en tentation. Il est dangereux d�’être tenté. Et ceux qui le sont c�’est parce qu�’ils ne prient pas. »

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 201

Saint-Esprit104» (346b). Si l�’ennui s�’attriste du bien divin, de qui la charité jouit, c�’est qu�’il ne demande pas cette dernière105.

2.1.3. donner la foi

Cela veut dire que l�’air commun que nous respirons soit pesant.

Seconde Lettre du Père Noël à Pascal (OC 207b)

6. Que la force de cette inclination est limitée, et toujours égale à celle avec laquelle l�’eau d�’une certaine hauteur, qui est environ de trente et un pieds, tend à couler en bas.

7. Qu�’une force plus grande de si peu que l�’on voudra, que celle avec laquelle l�’eau de la hauteur de trente et un pieds tend à couler en bas, suffit pour faire admettre du vide, et même si grand que l�’on voudra : c�’est à dire, à faire désunir les corps d�’un si grand intervalle que l�’on voudra : pourvu qu�’il n�’y ait point d�’autre obstacle à leur séparation, ni a leur éloignement, que l�’horreur que la nature a pour le vide.

Expériences nouvelles touchant le vide (OC198b) Selon le §393, « la vraie nature de l�’homme, son vrai bien

et la vraie vertu et la vraie religion sont choses dont la connaissance est inséparable » ; souhaitant « donner » cette dernière de la seule manière dont cela est humainement possible, « par raisonnement », Pascal « [attend] que Dieu la (�…) donne par sentiment du c�œur, sans quoi la foi n�’est qu�’humaine et inutile pour le salut » (§110) ; comment 104 « Et l�’Écriture nous avertit que les préceptes ne sont pas difficiles, par cette seule raison qui est afin que l�’âme qui les ressent pesants entende qu�’elle n�’a pas encore reçu les forces par lesquelles il lui soit doux et léger, etc. », 346b. 105 Augustin, De perfect. Justit., XI, V : « Car la loi commande, afin que l�’homme, sentant qu�’il manque de force pour l�’accomplir, ne s�’enfle pas de superbe, mais étant fatigué, recoure à la grâce, et qu�’ainsi la Loi l�’épouvantant le mène à l�’amour de Jésus-Christ. », cité à 347a. « Les préceptes ne nous sont donnés que par cette seule raison, qui est de nous faire rechercher le secours de celui qui nous commande » (citation de Prosper, Epist. ad Demetriad.), 346b.

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réussira-t-il à donner un aperçu de la « considération » de la « vanité » des biens du monde, à laquelle c�’est toujours la « lumière de la grâce » qui ouvre ? Il tentera d�’amener son interlocuteur dans l�’ennui.

L�’esclavage qui soumet l�’âme se formule en termes de « passions » et de « concupiscence », les deux s�’accordant pour son « aveuglement » : « sa connaissance s�’est obscurcie par les passions », et « la concupiscence (�…) le détermine d�’elle-même » (§119), elle aveugle à « faire son choix » et « arrête » une fois le choix fait106. Ce que Pascal voudra accoucher dans son interlocuteur �– qui ne l�’écoute que parce qu�’il veut déjà, un peu, l�’écouter, que parce qu�’il y est déjà un peu disposé à entrevoir ses « contrariétés » et, par là, ce qui fait leur coexistence �– se dira ainsi de manière multiple.

2.1.3.1. se laisser « renverser »

Pascal demandera à « l�’homme » qu�’il amènera au seuil de sa dualité d�’exercer une attitude, à première impression, dédoublée (selon la dualité qui se présente) et néanmoins praticable d�’un seul geste : « qu�’il se haïsse, qu�’il s�’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d�’être heureux ; mais il n�’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante »107. Double mouvement qui retrace en parallèle, du côté de l�’interlocuteur, la stratégie de mise en visibilité (de la « condition ») que Pascal déclare adopter : « S�’il se vante je l�’abaisse. | S�’il s�’abaisse je le vante. | Et le contredis toujours. | Jusqu�’à ce qu�’il comprenne | Qu�’il est un monstre incompréhensible » (§130), « contradiction » destinée à ne

106 Cf. §119 : « Je voudrais donc porter l�’homme à désirer d �‘en trouver, à être prêt et dégagé des passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s�’est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu�’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d�’elle-même, afin qu�’elle ne l�’aveuglât point pour faire son choix, et qu�’elle ne l�’arrêtât quand il aura choisi ». 107 Voir aussi §§450, 464.

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jamais perdre de vue les deux « natures » présentes et agissantes dans l�’homme.

Le §119, « après avoir montré la bassesse et la grandeur de l�’homme », laisse celui-ci « estimer son prix », c�’est-à-dire s�’estimer digne de commencer à travailler à la réduction de ses passions (cf. §5), estimant que cela viendrait en réponse aux marques de « grandeur » qui l�’assignent de façon constitutive à la « vérité ». Pascal exige de l�’homme que, sans autre « amour » présent que l�’amour-propre, il porte atteinte ou fasse une brèche dans le mécanisme même de celui-ci : comme l�’amour-propre attache aux créatures ce qui ne doit s�’attacher qu�’à Dieu, la diminution des passions signifierait le dévoilement de ce lien, sans l�’assurance d�’un autre. Si « le c�œur de l�’homme est creux et plein d�’ordure » (§139), en voilà du « figmentum malum » (§211) que les « logismoi » peuvent trouver et fructifier108.

Dans les termes du §603, il faut tenter de dégager ce dont l�’âme s�’empoisonne, en présence de ce qui la porte « d�’elle-même » à le faire, la concupiscence ou l�’amour-propre. La manière de faire cela serait d�’opposer à la concupiscence une haine ou un amour en raison de rien d�’autre que l�’exigence d�’un « choix ». Le §418 (dit « du pari ») ne vise d�’ailleurs qu�’à opérer la même brèche : « Puisque la raison vous y porte [sc. à choisir l�’ « éternité de vie et de bonheur »] et que néanmoins vous ne le pouvez, travaillez donc non pas à vous convaincre par l�’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. (�…) Suivez la manière dont ils [sc. « les gens qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien »] ont commencé. C�’est en faisant tout comme s�’ils croyaient, en prenant de l�’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. Mais c�’est ce que je crains. �– Et pourquoi ? qu�’avez-vous à 108 « Quand nous voulons penser à Dieu n�’y a(-t-)il rien qui nous détourne, nous tente de penser ailleurs ; tout cela est mauvais et né avec nous » (§395).

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perdre ? mais pour vous montrer que cela y mène, c�’est que cela diminue les passions qui sont vos grands obstacles, etc. ». On devra donc s�’habituer à considérer les passions comme obstacles �– à quelque chose dont on ne connaît pas la nature, mais qu�’on connaît de préférable, selon la raison. Cela revient à déterminer le degré où ils « maîtrisent », l�’assujet-tissement de l�’âme : on sera obligé, par le choix qu�’il faut faire, de voir qu�’il y a assujettissement, qu�’il y a obstacles, sans savoir ou s�’être assuré d�’une norme (cf. §530) préalable. « La raison n�’y peut rien déterminer », c�’est la « béatitude » qui ne doit pas laisser indifférent celui qui fait le choix : « Votre raison n�’est pas plus blessée puisqu�’il faut néces-sairement choisir, en choisissant l�’un que l�’autre. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? ». C�’est toujours donc à partir de la « béatitude » que Pascal s�’adresse à l�’incroyant (à celui qui se veut encore tel, mais se voit porter devant le déraisonnable de son opinion : « on ne me relâche pas et je suis fait d�’une telle sorte que je ne puis croire »).

La clarification vient dans la suite de cette objection : reconnaître les passions comme obstacles, comme maîtresses, et soi-même comme esclave, revient à reconnaître son impuissance à croire, et que celle-ci vient des passions : « Il est vrai [que « je ne suis pas en liberté, on ne me relâche pas et je suis fait d�’une telle sorte que je ne puis croire »], mais apprenez au moins que votre impuissance à croire vient de vos passions ». La seule (et) bonne nouvelle que Pascal a à (et peut) donner 109 est qu�’il y a béatitude qui pourrait être 109 Car il se donne soi-même dans cette nouvelle, c�’est la seule manière dont l�’autre pourra apprendre en vue de quoi il doit se donner de la peine ; selon l�’Art de persuader (355a-b), il faut persuader la volonté, dans ces choses non-humaines, et non pas la raison : par conséquent le passage le plus éloquent (et simultanément le moins éloquent �– cette fois-ci l�’interlocuteur ne peut rien comprendre, car l�’humilité ne se donne que par Médiateur) du dialogue est celui que Pascal dévoile à la fin : « si ce discours vous paraît fort, sachez [que c�’est parce] qu�’il est fait par un homme qui s�’est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet être infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se

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« blessée » par un choix ou un autre, et que pour qu�’elle soit acquise (car le choix est raisonnablement l�’éternité) il faut diminuer les passions, et �– à son titre précisément �– les considérer comme des obstacles. Le refus du choix équivaut au refus de prendre en compte la propre béatitude, ce qui revient toujours à perdre de vue la « condition » ; ce serait refuser de nouveau l�’évidence de sa double nature présente, car « cela est démonstratif », « et si les hommes sont capables de quelque vérité, celle-là l�’est ». Le choix néanmoins ne se peut, d�’une manière ou d�’autre, refuser, car sa facticité dépeint la même que celle du désir d�’être heureux, la facticité de la requête de béatitude : « cet instinct nous est laissé » (§401) (n. s.). Refuser de voir les passions là où elles sont vices sera donc synonyme au refus (§§418, 119) de « faire le choix », selon l�’intention avouée au §119 : « Je voudrais donc porter l�’homme à désirer d�’en trouver, à être prêt et dégagé des passions, pour la suivre [la vérité] où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s�’est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu�’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d�’elle-même, afin qu�’elle ne l�’aveuglât point pour faire son choix, et qu�’elle ne l�’arrêtât point quand il aura choisi ». Le refus de diminuer ses passions (de soumettre « l�’automate », de « s�’abêtir », cf. §418) et par là d�’en libérer l�’âme est à celui qui ne cherche pas, donc, à se trouver dans l�’ennui.

La situation où Pascal entend amener son interlocuteur a toutes les apparences du désabusement où l�’acédie trouve son sujet : la chair des passions évanouie, il se retrouve devant sa disponibilité « nue » aux passions, l�’inanité de celles-ci les rendant en même temps haïssables. Ce que le gageur doit lui aussi concéder, c�’est toujours l�’inanité de ses passions, le courage de les confronter comme telles, sans aucun appui « immédiat » (du « c�œur », qui pourrait le rendre « légitimement persuadé », §110). Il doit arriver à soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire, et qu�’ainsi la force s�’accorde avec cette bassesse »).

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confronter son malheur naturel, la force de détermination mauvaise, innée, sans compter sur une délectation autre que celle promise et que Pascal montre raisonnable : « or quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable�…À la vérité vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices, mais n�’en aurez-vous point d�’autres ? | Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, et que à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n�’avez rien donné » (§418).

2.1.3.2. se contrarier

Les « contrariétés » devant lesquelles l�’interlocuteur doit être amené à prendre attitude sont manifestes surtout dans la « guerre intérieure entre la raison et les passions » ; comment devrait-on s�’y prendre, afin de ne pas se trouver dans l�’une des « deux sectes » également inefficaces ? Car « cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute (�…) mais ils ne l�’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l�’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s�’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer » (§410). C�’est pourtant cela que Pascal ne laisse de vouloir obtenir de ses interlocuteurs, du gageur : ne pas invoquer sa raison pour motiver les passions, mais faire face à la corruption de sa raison, à son errance ; puisque la raison doit concéder la justesse du pari, cela l�’amène à voir son injustice, à voir qu�’elle agit contre soi-même et pour les passions. Nous avons vu le §603 distinguer entre le « pour soi » coupable et le « pour les passions » juste et sans tyrannie ; il semble néanmoins que, de manière générale, le

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« pour les passions » rejoint généralement le « pour soi » dans la culpabilité : depuis la chute, « l�’homme s�’est aimé seul, et toutes choses pour soi, c�’est-à-dire infiniment » (OC 277b).

Il s�’agit de faire voir qu�’on prend « pour ses passions » de la partie qui devrait les dominer, la raison, les deux étant, dans notre « condition » présente, contraires : « Guerre intestine de l�’homme entre la raison et les passions. | S�’il n�’y avait que la raison sans passions. | S�’il n�’y avait que les passions sans raison. | Mais ayant l�’un et l�’autre il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l�’un qu�’ayant guerre avec l�’autre. | Aussi il est toujours divisé et contraire à lui-même ». Une bonne source de « contrariétés » que l�’incroyant devra admettre, afin d�’être prêt à admettre ce qui pourrait en rendre compte, le « mystère » (§131) perpétué de la déchéance. Par le déraisonnable de son comportement, « déraisonnable » que Pascal s�’essaye à rendre manifeste à l�’incroyant, apparaît ce qui retient de « chercher » ou de « servir » Dieu : « Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais puisque cela nous empêche, ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher si nous l�’ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal, donc nous devons nous haïr nous-mêmes, et tout ce qui nous excite à autre attache qu�’à Dieu seul ».

Il n�’y a d�’autre voie, à ce que la stratégie de persuasion déployée par l�’Apologie nous indique, de mieux « dispos[er] à�…connaître Jésus-Christ », que lorsqu�’« on se hait véritablement soi-même » (§475). C�’est par rapport à cet unique point que Pascal établira une consistance et une hiérarchie de vertus et de vices : « La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l�’aimer » (§564). Même requête qu�’au §119 : « je voudrais qu�’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d�’elle-même », car c�’est à cela qu�’aboutit la connaissance de la « condition » présente :

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« Connaissez-vous donc et sachez que vous n�’êtes qu�’un roi de concupiscence et prenez les voies de la concupiscence » (§796). Il faudra donc se connaître « attaché » aux choses par les plaisirs « empestés », ou selon la distinction du §918 (« qu�’on voit si ce plaisir est stable ou coulant ; s�’il passe, c�’est un fleuve de Babylone »), les plaisirs « coulants », qui ne demeurent guère.

Récapitulons le trajet parcouru jusqu�’ici : les passions maîtresses de la raison, donc coupables, constituent la princi-pale source et manifestation des « contrariétés » vivantes dans l�’homme. Or, selon la logique de l�’Apologie, il faut amener le « sujet » à voir sa double condition, bassesse et grandeur agissantes, et donc à se confronter à ses « contrariétés ». Le geste exemplaire du raisonnement du pari n�’est persuasif qu�’en ce que, « réduisant » l�’opposition que pourrait professer la « raison », il met « l�’homme » devant une « impuissance » (cf. §418) manifeste de sa déchéance, une impuissance « injuste ».

La « solidité » ou la « fluidité » d�’un « plaisir » se définit par rapport à sa relation (voire identité) à l�’unique « bien véritable » qui n�’est qu�’en Dieu, « souverain bien » (cf. §148, etc.). Les faux biens se définissent comme des biens « humains », désignant la jouissance de soi-même et des biens qui naissent de soi-même (selon la phrase de Sénèque citée au début de la liasse X �– « Le souverain bien ») ; c�’est de tels biens qu�’on s�’ « attache » et c�’est eux que, par conséquent, on sentira s�’ « écouler » : la sensation sera « horrible » �– « L�’écoulement. | C�’est une chose horrible de sentir s�’écouler tout ce qu�’on possède », §757 ; cf. Sur la conversion du pécheur, OC 290a) ou « dégoûtante » (« Unusquisque sibi deum fingit [Sag., 15, 8 ; 16]. | le dégoû(t). », §755). En quoi nous retrouvons et la situation typique de l�’ennuyé (les « attache-

ments » lui sont ôtés) et celle de l�’acédiaque (désabusement de tout « bien », maintenant insatisfaisant, par la frustration de ce qui assouvissait l�’appétit convoiteur).

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Si pour celui qui ne veut pas se regarder soi-même, tout bien sans « attachement » apparaît comme « languissant », impuissant donc à divertir (cf. §136 : « félicité languissante »), la situation de l�’acédique ne diffère guère : délaissé de toute passion par la tristesse, son appétit convoiteur sera soit constamment insatisfait de tout ce qui est à sa disposition, haïssant sans discrimination tout ce qui ne peut lui fournir un sujet de « chasse » (qui fait, dans l�’acédie, la part de l�’irascible). Il ne faut pas oublier que le mal de l�’acédique vient de la défaillance de son appétit de désirer selon la raison ou, dans des termes pascaliens, de ne pas « agi[r] selon la raison, qui fait son être » (§490). L�’acédie désignant la force de détermination (« obscurcissement » selon Évagre, « aveu-glement » selon Pascal) de la partie passionnelle en son entier sur la raison, la domination de l�’intellect par l�’appétit coupable (et donc son défaut d�’impassibilité, défaillance à l�’exigence de la communication avec Dieu), nous retrouvons avec exactitude l�’état où le délaissement de l�’ « attachement », soit réel, soit souhaité par l�’apologie, trouve celui que la concupiscence délecte naturellement.

Dans l�’opuscule De l�’Art de persuader, Pascal distingue entre la manière dont on reçoit les « vérités naturelles », les « vérités de notre portée », et les « vérités divines » qui appartiennent à un « ordre surnaturel » (355a) et qu�’il a « garde de faire tomber sous l�’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l�’âme, et par la manière qu�’il lui plaît » (ibid.). La différence principale en est que les secondes sont « opposée[s] à nos plaisirs » (355b) et c�’est pour cela que la « créance » n�’est pas « réglée » par « l�’agrément » (ibid.). C�’est la volonté qui choisit de les entendre, et non pas l�’esprit qui décide de leur solidité : car à la différence des « choses humaines » qu�’ « on dit qu�’il faut connaître avant que de les aimer », pour ce qui est des « choses divines » « il faut les aimer pour les connaître, et (�…) on n�’entre dans la vérité que par la charité ».

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La vérité de la religion chrétienne que Pascal veut « porter l�’homme à désirer d[e] trouver, à être prêt et dégagé des passions, pour la suivre où il la trouvera » se heurtera principalement à la volonté concupiscente, qui « se porte au mal comme à son bien » ; le raisonnement n�’y pourra rien, car il est également corrompu par l�’obscurité que l�’amour-propre jette sur le bien véritable. « Je sais qu�’il a voulu qu�’ils entrent du c�œur dans l�’esprit, et non pas de l�’esprit dans le c�œur, pour humilier cette superbe puissance de raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s�’est toute corrompue par ses sales attachements » (355a).

Mettre l�’homme devant sa « condition », c�’est donc le mettre devant la force d�’attachement qui déprave sa volonté. Deux éléments viennent préciser le caractère de cet attachement : « la délectation des choses, dont le désir de les posséder, ou la crainte de les perdre, nous fait pécher » (344a). L�’attachement mis à nu par la réduction des « choses », on se trouvera devant un désir désabusé et un lien de possession relâché, lâche à la rigueur. Une fois l�’attachement relâché faute d�’objet satisfaisant, sera dévoilée la forme « pure » de la délectation, pendant l�’ennui ; car ce que le « sans passions » dévoile �– et il faut l�’entendre, selon Pascal, conjointement avec « être dans un plein repos, [sans passions], sans affaires, sans divertissement, sans application » (§622) �– c�’est précisément la déchéance, la double condition �– « il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide » �– qui porte à l�’ennui et à ses noms : « incontinent il sortira du fond de son âme, l�’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ». Et comme « rien n�’est si insup-portable à l�’homme », le propos de Pascal n�’est que de soutenir, au moins de l�’appui du raisonnement, ce moment : son interlocuteur, pour entamer le « sans passions », la diminution des passions, se trouvera nécessairement dans l�’ennui �– c�’est tout ce que Pascal peut moyenner, et peut essayer de soutenir par voie de « raisonnement » (cf. §110). Car

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si l�’ennui sanctionne, comme l�’acédie, l�’aveuglement « surna-turel » générique �– de la « connaissance » (§119) �– par la volonté concupiscente, par les « attachements », il ne peut être remédié que par Médiateur : « La nature est corrompue. �– Sans J.-C., il faut que l�’homme soit dans le vice et dans la misère. Avec J.-C. l�’homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité. | Hors de lui il n�’y a que vice, misère, erreur, ténèbres, mort, désespoir » (§416 ; cf. §417). Si l�’ennui ne peut ne pas « surgir », par « misère », ce n�’est que par le Médiateur que, une fois cette « misère » « reconnue » (§351), elle ne déverse pas dans le « désespoir » (§§351, 352, 354) �– pour revenir, éventuellement, au divertissement.

2.1.3.3. par Médiateur

Voilà posé l�’autre critère de « toute vertu » �– le Christ ; dans l�’état de corruption que sanctionne exemplairement l�’ennui, toute communication avec Dieu n�’est possible que par Médiateur. La seule manière d�’apprendre sa condition110, de « comprendre » l�’intervalle de sa déchéance, c�’est par connaissance du Médiateur : « J.-C. n�’a fait autre chose qu�’apprendre aux hommes qu�’ils s�’aimaient eux-mêmes, qu�’ils étaient esclaves, aveugles, malades, malheureux et pécheurs ; qu�’il fallait qu�’il les délivrât, éclairât, béatifiât et guérît, que cela se ferait en se haïssant soi-même et en le suivant par la misère et la mort de la croix » (§271, cf. §460). La vertu pascalienne, tout comme le vice, a une coordonnée double : la haine pour le « moi humain » et la connaissance de Jésus-Christ, qui moyenne le revers de la première 110 Cf. par exemple §131 : « entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. - Ecoutez Dieu » ; « la vérité n�’est pas de notre portée, ni de notre gibier, qu�’elle ne demeure pas en terre, qu�’elle est domestique du ciel, qu�’elle loge dans le sein de Dieu, et que l�’on ne la peut connaître qu�’à mesure qu�’il lui plaît de la révéler. Apprenons donc de la vérité incréée et incarnée notre véritable nature » ; aussi §600.

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requête, un « moi véritablement aimable pour l�’aimer » : « car tout ce qui est dans les hommes est abominable, et comme Dieu ne considère les hommes que par le Médiateur Jésus-Christ, les hommes aussi ne devraient regarder ni les autres ni eux-mêmes que médiatement par Jésus-Christ car si nous ne passons par le milieu, nous ne trouvons en nous que de véritables malheurs, ou de plaisirs abominables mais si nous considérons toutes choses en Jésus-Christ, nous trouverons toute consolation, toute satisfaction, toute édification » (276a-b). Le vice, que nous avons vu au début de notre analyse consister dans l�’usage des « passions » avec tyrannie, peut également s�’entendre comme l�’être hors du Christ.

2.1.3.4. sans arrêt

Une troisième manière d�’envisager la vertu s�’esquisse à partir des §§681 et 564 : « Je n�’admire point l�’excès d�’une vertu comme de la valeur si je ne vois en même temps l�’excès de la vertu opposée�…car autrement ce n�’est pas monter c�’est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l�’entre-deux » (§681). La vertu consiste donc à ne jamais se figer à l�’un des pôles des diverses qualités opposées, car ce serait « tomber » et non pas se reposer ; il faut au contraire viser à la fois les extrémités, ce qui, selon la théorie des indivisibles exposée dans L�’Esprit géométrique, revient à se situer dans un ordre différent que celui des grandeurs divisibles, car si on reste aux niveau des deux infinis, de grandeur et de petitesse, on sera toujours « infiniment éloigné[s] de ces extrêmes » (352a) ; car la vertu ne se définit pas par différence de gradation, mais par différence d�’ordre, ne se trouvant qu�’en Jésus-Christ. Les deux « extrémités » de notre « condition » ne sont point commensurables, n�’étant pas des parties séparées d�’une étendue, mais deux indivisibles qui, unis, ne font pas une étendue (cf. 354a) ; la grandeur de l�’homme, reste de la première nature, n�’est pas « de même genre » que la

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 213

concupiscence qui fait la seconde nature (§616), de sorte que l�’accroissement de l�’une ne retrouve pas l�’autre. L�’abais-sement excessif n�’arrive pas à anéantir la grandeur, de même que l�’élévation hors d�’ordre ne détruit pas la misère ; les deux ne s�’équilibrent que par le Médiateur (§§358, 449).

Une même exigence du mouvement apparaît également dans d�’autres fragments ; le plaisir qui, n�’étant pas de l�’espèce de l�’occupation, n�’engendre pas l�’ennui, c�’est le bien reçu sans référence au mal contraire, précisément parce qu�’il n�’appar-tient pas au même ordre (des contraires, voire des deux infinis �– grandeurs divisibles) : « Nous sommes si malheureux que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose qu�’à condition de nous fâcher si elle réussit mal, ce que mille choses peuvent faire et font à toute heure. (Qui) aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C�’est le mouvement perpétuel ». La raison de l�’inanité d�’un tel plaisir est qu�’il provient d�’une « nature » qui, elle-même porteuse de malheur, ne sait que rendre malheureux �– elle ne sait pas contenter ou assouvir le désir : « La nature nous rendant toujours malheureux en tous états nos désirs nous figurent un état heureux parce qu�’ils joignent à l�’état où nous sommes les plaisirs où nous ne sommes pas et quand nous arriverions à ces plaisirs nous ne serions pas heureux pour cela parce que nous aurions d�’autres désirs conformes à ce nouvel état » (§639). S�’il y a également un mouvement donné par l�’incapacité des biens naturels de contenter le désir qui les vise, c�’est le nom d�’agitation �– recherche de la recherche ou chasse aux occupations �– qui lui revient en propre.

La différence fondamentale entre les deux mouvements �– de vertu et de passion �– réside dans la différence de l�’espace qu�’ils parcourent : le premier, un « infini sans quantité, indivisible et infini » (§682), le second dans un infini de grandeur, divisible. La recherche du « point juste », de la mesure dans les diverses actions, figure la même différence d�’ordre : l�’excès d�’un côté ou d�’un autre, « trop » ou « trop peu », indiquent l�’ignorance de la véritable mesure et ce sont

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de tels mouvements qui donnent lieu à « l�’inconstance » et à « l�’inquiétude », s�œurs de l�’ennui (§24) ; on cherche par des approximations, se situant donc dans une étendue divisible, mesurable, de quantité, d�’assigner une norme qui n�’est pas à retracer de cette manière. Car « il n�’y a qu�’un point indivisible qui soit le véritable lieu. (�…) La perspective l�’assigne dans l�’art de la peinture, mais dans la vérité et dans la morale qui l�’assignera ? » (§21 ; cf. §§38, 41). La vertu (« unique ») ne s�’assigne pas dans le même ordre que le vice, mais relève du parcours « infini » de l�’intervalle (« entre-deux ») indivisible, �– « point qui remplit tout » (§681) �–, entre les « extrémités » qui ne se réconcilient �– pour donner à voir « la double condition » �– que dans la perspective que la foi assigne (§131). La vertu ne tient donc finalement qu�’à l�’emplacement dans cet entre-deux �– indivisible et infiniment infini �– que seule la foi ouvre, qui s�’ouvre, c�’est-à-dire, dans le Christ. Il y a erreur dans l�’attribu-tion des deux états au même « sujet », erreur provenant de l�’ignorance du Christ : « au lieu que la foi nous apprend de les mettre [sc. les « oppositions » de la grandeur et de la faiblesse présentes dans l�’homme] en des sujets différents : tout ce qu�’il y a d�’infirme appartenant à la nature, tout ce qu�’il y a de puissant appartenant à la grâce. Voilà l�’union étonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n�’est qu�’une image et qu�’un effet de l�’union ineffable de deux natures dans la seule personne d�’un Homme-Dieu » (Entretien, OC 296b). La distance entre les extrémités ne se parcourt que dans le Christ, et la vertu se formule par conséquent comme l�’amour de cet « être universel », conjugué avec la haine pour la concupiscence qui empêche cet amour111.

111 « Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d�’un chacun de tous les hommes. Or il n�’y a que l�’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-mêmes et n�’est pas nous » (§564).

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Ainsi, c�’est en guise de prolégomènes à la vertu que Pascal va formuler son projet apologétique : « Je ne souffrirai point qu�’il repose en l�’un ni en l�’autre afin qu�’étant sans assiette et sans repos�… » (§464). Il va enseigner à son interlocuteur, par « renversement continuel du pour au contre », par l�’indication successive de l�’un ou de l�’autre des deux états « ouverts », le mouvement de la vertu.

2.2. lieux acédiques chez Pascal

Si le parcours antérieur a permis d�’entrevoir le dispositif qui laisse s�’éclore l�’ennui selon les lois de l�’acédie, nous proposons de découper ensuite dans le corpus pascalien des figures de ce qui fait, selon la tradition, l�’héritage de l�’acédie. S�’il y a des noms de l�’acédie chez Pascal, de ses « progéni-tures » ou de ses manifestations, est-ce qu�’ils renvoient à la sphère conceptuelle que l�’ennui a réussi à décrire?

2.2.1. tristesse

La « tristesse » est premièrement celle du second « état » de l�’homme, « déchu d�’un état de gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence et d�’éloigne-ment de Dieu » (§281)112. Si dans notre « misère » ce qui nous « punit » est le désir de béatitude « laissé » à cet égard par Dieu �– par où notre état est de « pénitence » �– et si « on ne s�’éloigne qu�’en s�’éloignant de la charité », la tristesse de notre état semble recouvrir un défaut de charité qui nous avère inconsolables ; en plus, le fragment lui-même assigne comme « tristesse » la privation de gloire et de communication avec Dieu ; le §427 qualifie le même état d�’« enténèbrement »,

112 Voir aussi §483 : « afin que je sache consoler par ma parole celui qui est dans la tristesse », quoique cela peut s�’appliquer également à la seconde modalité de tristesse. Toujours le §483 : « Vous serez tous dans la tristesse et dans les souffrances », cette « désolation » procédant non pas de « la faim et la soif de pain et d�’eau, mais [de] la faim et [de] la soif d�’ouïr les paroles de la part du Seigneur ».

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d�’obscurité (« les hommes sont dans les ténèbres et dans l�’éloignement de Dieu »), notre « tristesse » étant simultanée du retrait de Dieu sous les « voiles » (cf. Lettre IV aux Roannez, OC 267a) : « il s�’est caché à leur connaissance ». Nous revêtons le malheur au même temps que les « voiles » (« toutes choses », OC 267b) abritent le Dieu qui s�’est voulu cacher ; notre vue ou connaissance s�’obscurcit, et ne distingue plus Dieu « partout », ni en soi-même, qu�’à force de le chercher sincèrement (cf. ibid).

Deuxièmement, il y a « tristesse », relevant cette fois-ci d�’une autre instance, d�’intensité et densité différentes, qui qualifie le « sentiment » des hommes par rapport à l�’état de tristesse où ils se trouvent. Ainsi, au §36, les gens sont tristes ou malheureux à la fois, ou indifféremment, lorsque, tout divertissement ôté, ils « sentent leur néant » et sont absorbés par l�’ennui : « car c�’est bien être malheureux que d�’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu�’on est réduit à se considérer, et à n�’en être point diverti ». La tristesse « réflé-chie » ou de second degré accompagne toujours l�’abandon de soi à soi-même où aboutit la cessation du divertissement �– « sans divertissement il n�’y a point de joie, avec le divertissement il n�’y a point de tristesse », confirmera le §36. Et il ajoutera : « et c�’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes ». La seconde tristesse se délimite donc, conjuguée à ce second bonheur (« unique bien des hommes [qui] consiste �…à être divertis », §136), de la première tristesse �– celle de notre « état », ou « malheur naturel », qui venait à l�’encontre du « désir de béatitude » inscrit dans notre volonté. Au §622, la tristesse rejoint, ou bien remplace113, l�’ennui : « Incontinent il sortira du fond de son âme, l�’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ». Une occurrence au moins tout aussi remarquable est celle du Mystère de Jésus (§919): le Christ, lors de l�’épreuve d�’une

113 Pascal avait écrit « il sortira du fond de son âme {une trist - - un} l�’ennui ».

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« douleur excessive » qui lui fait avouer que son « âme est triste jusqu�’à la mort », est dit être « dans l�’ennui ».

Notable partout le redoublement, jamais manqué, de la tristesse « naturelle » rapportant, disons, à la « béatitude » unique que la volonté désire, et de la tristesse ressentie dans l�’ « ennui », ressentie même « excessivement », tristesse de la tristesse où « l�’homme » se trouve, tristesse suivant la « considération » de soi-même, dont le divertissement cherche à fuir. Il y a donc tristesse dont on ne saurait fuir, puisqu�’elle est inscrite dans la condition même de l�’homme, et que la dualité de cette condition sanctionne promptement (cf. §§131, 401, 919 etc.) et tristesse que nous pouvons « manier », dont on peut à un certain degré (cf. §132, etc.) se détourner, mais qui paraît instantanément114 dès que l�’ « occupation » cesse. Et il ne saurait guère nous surprendre que « l�’ennui�…a[it] des racines naturelles » au « fond du c�œur », puisque le malheur auquel il donne cours s�’enracine dans le malheur de notre condition, tout comme la tristesse pour notre état prolonge la tristesse de cet état. L�’ennui surgit « incontinent » du c�œur parce que celui-ci « est étrangement penchant à la légèreté115, au changement, aux promesses, aux biens » (§310), il est « creux et plein d�’ordure » (§139).

Encore faut-il compter le traitement différencié que ce second degré de tristesse, toujours susceptible d�’envahir « l�’âme », peut recevoir en fonction de son occultation ou, par contre, de son affrontement. La première variante est criti-quée comme « négligence », « indifférence », « nonchalance au salut », « légèreté » « étonnante » dans sa « monstruosité » (cf. §427 : « cette négligence�… »)116 par rapport au « devoir indispensable de chercher » (§427) dans le « doute » �– man-

114 Cf. §622 : « Incontinent il sortira du fond de son âme l�’ennui,�…la tristesse�… » (s.n.). 115 Expression qui rejoint avec une exactitude surprenante celle de rhathymia , « c�œur léger », utilisée dans les descriptions de l�’acédie. 116 Négligence traduit fidèlement a-kedia, dérivée par préfixation privative de kydos (souci, soin).

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que de certitude correspondant dans « l�’homme » au clair-obscur du retrait de Dieu, de son « évidence cachée »�… C�’est en fait dans les variations autour de cette « négligence » ou « indifférence », visées (surtout dans ses possibles lecteurs) avec une vigueur infatigable par l�’auteur de l�’Apologie, que vont se regrouper nombre des caractéristiques traditionnel-lement repérables dans la description des manifestations de l�’acédie. Qui est donc « négligent », en quoi et par rapport à quoi ?

2.2.2. négligence

La négligence s�’oppose à, ou refuse, la « recherche » (de Dieu, de la véritable religion, de la vérité, du Souverain / vrai bien, §429). Sont négligents ceux qui, se jugeant eux-mêmes « si peu dignes de leur soin », « vivent sans le [sc. Dieu] connaître et sans le chercher » ou « sans songer à cette dernière fin de la vie » que l�’état de l�’éternité qui s�’annonce (cf. 427)117. Il y a négligence en ce qu�’ils se soustraient au « trouble »118 qui est le complément naturel de notre « condition double », où il y a « trop pour nier et trop peu pour s�’assurer » (§429). Or, « cette négligence n�’est pas supportable », déclare Pascal, et il poursuit toujours au §427 : « Cette négligence�…m�’irrite plus qu�’elle ne m�’atten-drit ; elle m�’étonne et m�’épouvante : c�’est un monstre pour moi ». Un « monstre », manifestation non seulement de

117 Notons que c�’est bien par rapport à la question de l�’éternité, et non pas de la mort, que se pose le problème et de l�’authenticité, et de la totalité de l�’homme, cf. §427 : « cette négligence, dans une affaire où il s�’agit d�’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout » ; « il s�’agit de nous-mêmes, et de notre tout ». Cf aussi le §428 : « cependant, cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement dans peu de temps dans l�’horrible nécessité d�’être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu�’ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée » ; « l�’immortalité de l�’âme est une chose qui nous importe si fort�… » (n. s.). 118 Cf. §429.

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l�’aveuglement, mais du « surnaturel » (cf. §308) de celui-ci ; et non pas à n�’importe quels yeux, mais à ceux qui ont la foi, la perspective d�’où l�’aveuglement apparaisse en toute sa « monstruosité »119 ; l�’ampleur de l�’aveuglement donne à voir, aux yeux avisés, l�’ampleur de ce à quoi on est aveuglé. Cette « insensibilité » (sc. manque de « sentiment » : cf. « il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l�’indifférence de savoir ce qui en est », §427) est dite « étrange » ou « étonnante », synonyme d�’ « un enchantement incompré-hensible » et marque d�’« un assoupissement surnaturel ». Pourquoi ce bouquet d�’épithètes ?

L�’étonnement, l�’incompréhensibilité et l�’étrangeté carac-térisent par défaut l�’infini de la distance des ordres (cf. §§308, 430) ; la distance, en plus, du deuxième au troisième ordre est dite « surnaturelle » (§308). La négligence ou insensibilité est « étonnante » en tant qu�’elle s�’adresse au surnaturel. Et Pascal de conclure : « [cela] marque une force toute-puissante qui le [sc. l�’ « assoupissement surnaturel »] cause » (§427).

La « négligence « de ceux qui ne cherchent pas se voit apporter une réprobation aussi violente que l�’exigence du contraire est absolue. « Rien n�’est important que cela, et on ne néglige que cela » (§432). Et qu�’est-ce qui importe si vive-ment, si absolument ? « L�’immortalité de l�’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu�’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l�’indifférence de savoir ce qui en est » (§427).

1. La requête de la prise au compte, pour le bien ou pour le mal, de l�’état de l�’éternité ouverte par la mort revient avec la même acuité à des nombreux endroits dans l�’Apologie. Au §427, « toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu�’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu�’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu�’en les réglant par la vue de ce 119 Même type de phénoménalité qu�’au §400 : « L�’homme ne sait à quel rang se mettre, il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu » (n. s.), d�’une distance que le §430 déclare (ou contemple comme) « effrayante ».

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point, qui doit être notre dernier objet. | Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d�’où dépend toute notre conduite ». L�’exigence est absolue car il s�’agit, avec notre « éternité », de notre « tout » (cf. ibid). De même au §428 : « Car il est indubitable que le temps de cette vie n�’est qu�’un instant, que l�’état de la mort est éternel, de quelque nature qu�’il puisse être, et qu�’ainsi toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon l�’état de cette éternité, qu�’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu�’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet ».

L�’exigence ne sollicite pas d�’un autre monde, elle ne retentit de et ne vise que l�’intérêt que l�’homme doit porter à soi-même, ne fût-ce que par amour-propre: « Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d�’une dévotion spirituelle. J�’entends au contraire qu�’on doit avoir ce sentiment par un principe d�’intérêt humain et par un intérêt d�’amour-propre » (§427). Si donc la prééminence indiscutable de la question de son éternité heureuse et malheureuse n�’envisage, en s�’affirmant, que « l�’homme » en tant qu�’ « homme » (sans y compter, c�’est-à-dire, le « sujet de grâce » opposé au « moi humain » d�’amour-propre), il doit y avoir, dans celui-ci en tant que « rien d�’autre » que « lui-même », une « instance » assez ferme d�’où cette sollicitation puisse retentir, indifféremment de l�’état de grâce ou damnation, de foi ou d�’athéisme, où l�’homme se trouve, de la forme que prend chez lui « l�’intérêt humain » (d�’aimer, par amour-propre, le moi haïssable, ou de le haïr par amour de soi rapportant à Dieu). Il faut qu�’il y ait de « constance » dans l�’homme, de loi qui s�’y manifeste et avant et après la chute, chose inaudible si nous comptons l�’acharnement dont Pascal veut faire voir à son lecteur que la nature de l�’homme est visiblement corrompue. Et pourtant il y a une nécessité qui régit infailliblement l�’homme, et se dit avec la même assurance et avant, et après la chute : « Dieu a créé le premier homme, et en lui toute la nature humaine�…

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Désirant sa béatitude, et ne pouvant pas ne pas la désirer »120 (EG 2, OC 317a) ; et respectivement « nonobstant ces misères [sc. de sa corruption] il veut être heureux et ne veut être qu�’heureux, et ne peut ne vouloir pas l�’être »121 (§134, le troisième, selon la classification, que Pascal avait lui-même ordonné dans la liasse « Divertissement »). L�’éternité nous importe absolument car nous sommes absolument voués, par désir ou volonté, à la béatitude122. Notre volonté est la « raison » même (quoique non pas la dernière), au sens pascalien, de notre éternité.

2. La « cause » présumable de cette « négligence » pourrait être la perte totale du « sentiment » ; ce « sentiment » se précise au §428 comme concernant la « nature » : « de tous leurs égarements, c�’est sans doute celui qui les convainc le plus de folie et d�’aveuglement, et dans lequel il est le plus facile de les confondre par les premières vues du sens commun et par les sentiments de la nature ». Aussi l�’indif-

120 Voir, à ce propos, les conclusions de H. de Lubac, dans Surnaturel. Études historiques, Aubier-Montaigne, 1946, rééd. DDB, 1991, pp. 431-494 ; Id., Augustinisme et théologie moderne, Paris, Aubier, 1965, le chap. « Nature pure et désir naturel », surtout pp. 207-223 ; E. von Ivanka, Plato christianus, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1964, trad. fr. Plato christianus. La réception critique de platonisme chez les Pères de l�’Eglise, Paris, PUF, 1990, pp. 160-173 (pour St. Grégoire de Nysse), pp. 179-198 (pour St. Augustin), pp. 291-366 (pour l�’évolution du problème au Moyen Age occidental). 121 Voir également : « Tous les hommes recherchent d�’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu�’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guere et que les autres n�’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C�’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu�’à ceux qui vont se pendre » (§148). 122 Remarquable également la reprise de la même idée au §428 : « l�’indifférence de chercher la vérité d�’une chose qui leur est si importante, et qui les touche de si près » (n. s.). Et pourtant, si « rien n�’est si important à l�’homme que son état, rien ne lui est si redoutable que l�’éternité » (§427).

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férence en cause est-elle qualifiée, au fragment suivant (selon l�’enfilage) comme contraire à la nature : « et ainsi, qu�’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d�’une éternité de misères, cela n�’est point naturel » ; ou plus haut, « ils servent admirablement à montrer la corrup-tion de la nature, par des sentiments si dénaturés ». Or ce « sentiment de la nature » n�’est pas autre que celui qui, au §131, « soutient la raison impuissante et l�’empêche d�’extrava-guer »123, sentiment précisément de la « double condition de la nature », du malheur présent qui se dit tel par rapport au bonheur, perdu mais « ouvert » (§149, §208 : « double capa-cité qui est commune à tous et de la grâce et du péché »), les deux présents dans l�’homme et s�’entretenant l�’un l�’autre. Ce « sentiment » peut parfois se matérialiser dans un cri absolument non-localisable : « Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse sinon la vérité de ces deux états avec une voix si puissante qu�’il est impossible de résister ? » (§208), ou s�’attester comme trait distinctif de l�’homme : « On n�’est pas misérable sans sentiment : une maison ruinée ne l�’est pas. Il n�’y a que l�’homme de misérable. Ego vir videns. » (§437). Perdre le sentiment, c�’est donc perdre ce qui reste d�’humain en l�’homme, ce qui donne à voir sa « véritable nature » à partir des sentiments si contraires qui le travail-lent, son irrépressible « dualité » (cf. §§131, 149), c�’est perdre enfin le sentiment du « dépassement infini » (cf. §131) de l�’homme par rapport à soi-même.

La négligence vise finalement, et par conséquent, l�’« être véritable » de l�’homme, en faveur de l�’ « être imaginaire » (selon le §806) ; on rapporte sans cesse les « actions » du

123 Saisissante la rationalité que ce passage dévoile à la diuagatio / peruagatio traditionnelle : moins la « nature » se fait sentir, plus la raison est libre à extravaguer. Cette indifférence quant à l�’éternité est le plus insensé des « égarements » (cf. §428), de la même sphère sémantique de la « vagation » ; la raison nous en est éclairée par un autre fragment, qui réduit toute espèce d�’éloignement au défaut plus général de la « charité » : « on ne s�’éloigne qu�’en s�’en éloignant de la charité » .

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premier (car après tout c�’est seulement par le véritable être qu�’on agit réellement124) au second, preuve d�’une carie, ou d�’une carence, qui ronge celui-là (« grande marque du néant de notre propre être ») : mon être manque d�’être, et cette défaillance est prise en charge et infiniment approfondie et détaillée, toujours aux dépens de l�’être qui, bon gré mal gré, me reste. Je le néglige en ce que, si on reprend la distinction augustinienne, j�’use de lui pour jouir de moi, j�’use de mon être pour jouir de ce que je fais de lui, par où je le déclare « ennemi » (cf. §502) et vais par conséquence le haïr (cf. §§978, 428, 123). Je le néglige en ce que je me soucie, par lui, de « moi », (sc. de ce que je désire faire de moi-même) ; l�’aversion qui fait de l�’acédie une espèce de tristesse acquiert ici une « cible » qu�’elle seule peut haïr : le bien (explicitement) divin (§§ 148, 401) de ce qui fait la « grandeur » de l�’homme : désir de bonheur qui ne connaît que Dieu et être véritable qui ne tient qu�’à Dieu.

2.2.3. indifférence

Nous sommes arrivée, en parlant de la négligence, à la traduire parfois, suivant les décisions de Pascal, par « indiffé-rence », retrouvant ainsi un autre élément de l�’étalage de l�’acédie. L�’indifférence rend immun au « doute » et à l�’ « inquiétude » dont tout ce qui est dans la nature sollicite la vue qui s�’y porte (cf. §429 : « La nature ne m�’offre rien qui ne soit matière de doute et d�’inquiétude »). Le « péril de l�’éternité de misères » ne suffit pas pour remuer dans le manque d�’ « intérêt » (§427), l�’ « état de la mort [qui] est éternel » ne suscite dans l�’homme aucun mouvement ; on ne se dérange pas de chercher �– car c�’est alors que l�’indifférence est rompue : quand on bouge pour « savoir ce qui en est » ou pour « chercher » (§428).

124 Au sens où Pascal dit, au sujet de la différence que devait faire l�’état de notre éternité : « il n�’y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible » (§427, s. n.).

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L�’indifférence ramasse plusieurs sans : sans souci (négligence), « sans réflexion et sans inquiétude » (§428), « sans le connaître et sans le chercher » (§427), sans ennui �– pourrait-on ajouter ; car tout ce qui suit le « sans » fait la différence. Et la première et disséminante différence est celle des deux états de notre nature (« des choses qui se sont passées dans l�’état d�’une nature toute différente de la nôtre et qui passent l�’état de notre capacité présente [ou bien absente, ajouterions-nous] », §431), qui pour être extrême ne manque pas d�’être « ouverte » dans notre état actuel, car ces deux états sont eux aussi « ouverts » (§149), manifestes. Cette différence-ci devrait en premier lieu nous intéresser, consti-tuer « notre premier intérêt et notre devoir » (§427), car s�’y joue le plus décisivement notre condition (cf. §131, 148, 149).

2.2.4. ou ignorance

L�’indifférence est « ignorance » (cf. §428 : « ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse ») au sens où ceux qui y sont ne prennent pas la peine de « penser sérieuse-ment » (cf. §427 : « S�’ils pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l�’homme, si éloigné en toutes manières de ce bon air qu�’ils cherchent, qu�’ils seraient plutôt capables de redresser que de corrompre ceux qui auraient quelque inclination à les suivre »). L�’indifférent ne pense pas comme il faut, « l�’ordre de la pensée [étant] de commencer par soi, et par son auteur et sa fin 125» (§620) (n. s.). Aussi les « indifférents » se voient-

125 Illustration parfaite de ce défaut en tant que cause de l�’ignorance, dans le monologue que Pascal imagine dire à un homme qu�’on ne saurait en aucune manière considérer comme raisonnable : « je ne sais qui m�’a mis au monde, ni ce que c�’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c�’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. (�…) Voilà mon état, plein de faiblesse et d�’incertitude. Et, de tout cela, je conclus que je dois donc

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ils accuser de la plus grande « folie » et « aveuglement » (cf. §428 : « de tous leurs égarements, c�’est sans doute celui qui les convainc le plus de folie et d�’aveuglement »), voire « stupidité »126 (« une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l�’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie », §428). L�’urgence de considérer l�’état heureux ou malheureux de son éternité est si sensible (ou « visible », §428) « qu�’ainsi, selon les principes de la raison, la conduite des hommes est tout à fait déraisonnable127, s�’ils ne prennent une autre voie » (n. s.).

Les racines de cette ignorance sont « naturelles » (§83)128, dues à la chute suivie par l�’obscurcissement de l�’esprit (voir

passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m�’arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n�’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin (�…) je veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l�’incertitude de ma condition future » (§427) (n. s.). 126 À la différence de la folie, stultitia de la religion (§291, 695). Le « défaut de raison » propre à la foi est tout contraire à celui de l�’ignorance coupable ; la « folie » de la foi chrétienne intègre la raison en le dépassant surnaturellement (cf. Liasse XIII, « Soumission et usage de la raison ») : « Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus�….» (§695). 127 « Il n�’y a que deux sortes de personnes qu�’on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur c�œur parce qu�’ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur c�œur parce qu�’ils ne le connaissent pas » (§427). 128 Cf. §45, où Pascal ayant dans un premier temps rajouté, puis raturé « et d�’ignorance » à l�’ « erreur naturelle » : « un sujet plein d�’erreur {et d�’ignorance} naturelle, et ineffaçable sans la grâce ». Pour la « naturalité » et la nécessité de l�’ignorance, voir §83, §131 (« ignorance invincible de la vérité », « incapables d�’ignorer absolument et de savoir certainement », voir à peu près la même phrase au §199), §133

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EG, etc.), conséquence nécessaire de l�’abandon de et par Dieu : « l�’homme sans Dieu est dans l�’ignorance de tout et dans un malheur inévitable » (§75). Il y a donc ignorance caractéristique de notre état présent, que Pascal ne condamne pas comme telle, mais plaint ; nous la retrouvons, traitée de « malheur » �– puisqu�’elle en fait partie �– dans l�’appellation dont il gratifie ceux qui, inquiets ou bien nonchalants, ne sont pas (encore) atteints par la foi : les « déraisonnables et malheureux » et « les malheureux et raisonnables» (§160). C�’est à l�’intérieur de cette masse ignorante et travaillée d�’emblée par le doute, que vont se séparer ceux qui sont dignes soit de commisération, soit d�’apostrophe ou blâme : « Et c�’est pourquoi, entre ceux qui n�’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s�’en instruire, à ceux qui vivent sans s�’en mettre en peine et sans y penser » (§427); « c�’est donc assurément un grand mal que d�’être dans ce doute ; mais c�’est au moins un devoir indispensable de chercher, quand on est dans ce doute ; et ainsi celui qui doute et qui ne recherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste ». On est maintenant en position de déceler, dans le traitement de cette « maladie » de « l�’homme » que « l�’ignorance », les stades de chronicité (« naturelle ») et d�’acuité (« volontaire », coupable) que nous avons eu l�’occasion de constater partout où il s�’agissait d�’envisager et d�’apprécier la portée, profondeur et efficacité de ce que la désignation générique de « misère » comprend.

2.2.5. immobilité

L�’immobilité (manque d�’inquiétude) de l�’esprit « mar-que une force toute-puissante qui l[a] cause », à savoir la concupiscence (cf. §97). L�’ignorance qui baigne les « indifférents » « prend ses plis et replis dans cet abîme » (cf.

(énumérée parmi les faiblesses dues au péché : « la mort, la misère, l�’ignorance »), etc.

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§131) qu�’est l�’amour-propre (et celui-ci dans la pire variante129), équivalent (au troisième ordre, et partout) de la concupiscence130. C�’est celle-ci qui fait ignorer ou fuir les marques de soi que Dieu a laissées dans la « nature » : « afin qu�’il paraisse qu�’en ceux qui la suivent c�’est la grâce et non la raison qui fait suivre, et qu`en ceux qui la fuient c�’est la concupiscence et non la raison qui fait fuir » (§835). Ce ne sont que les passions qui « aveuglent »131.

L�’ignorance est contentement dans « l�’obscurité »132 et par le plaisir qu�’elle en dérive elle est blâmable133 ; car il n�’est pas juste qu�’on ne cherche pas plus loin, et qu�’on s�’en justifie par l�’impuissance, où l�’on se voit à chaque instant, de s�’installer dans une assurance quelconque dont rien ne donne la fermeté. L�’évidence ou les « marques » qui sont disponi-bles à tout esprit qui entend suivre son plus propre et irréductible devoir, celui de s�’éclairer en vue du « tout » de l�’homme, cette évidence est de telle sorte qu�’elle condamne ceux qui la rejettent (cf. §835 : « l�’évidence est telle qu�’elle surpasse ou égale pour le moins l�’évidence du contraire, de sorte que ce n�’est pas la raison qui puisse déterminer à ne la pas suivre, et ainsi ce ne peut être que la concupiscence et la malice du c�œur. Et par ce moyen il y a assez d�’évidence pour 129 A la différence des §§427 et 432 qui réclament la légitimité à cette « recherche » à partir précisément de l�’intérêt pour soi-même que devrait véhiculer l�’amour-propre. 130 cf. §433 : « Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes (�…). A cela s�’opposent tous les hommes, (�…) par l�’opposition naturelle de la concupiscence » (n. s.). 131 Selon le §269 : « il n�’y a pas d�’autre ennemi de l�’homme que la concupiscence qui le détourne de Dieu » (§269 ; aussi §§149, 270, etc.). 132 §§149, 119. 133 « [�…]Que s�’il est avec cela tranquille et satisfait, qu�’il en fasse profession, et enfin qu�’il en fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n�’ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature », §427. Nous retrouvons ici le cas d�’une perversion de l�’appétit intellectif : on trouve du plaisir dans un mal reçu comme bien ; et ce mal se détourne de nouveau d�’un « bien divin », que seule la charité connaît (§926) : la vérité.

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condamner, et non assez pour convaincre »), en sorte que « celui qui doute et qui ne recherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste » (§427; n. s.). Cette injustice est, par-delà l�’injustice naturelle (§205) constitutive de notre « misère », celle de l�’attitude hautement volontaire, donc cou-pable, que nous prenons vis-à-vis de celle-ci. Nous rejoignons ici la figure de l�’aversion mise en évidence dans l�’analyse du §978, où la remontrance qu�’une vérité irréductiblement subsistante ne taisait jamais faisait concevoir, au « moi humain », une « haine mortelle » et un désir forcené de l�’anéantir. Même haine insensée au §123 : « Mort pour rien. Haine de leur être ».

Au §428, ce qui suscite la haine, aversion (détourne-ment) ou désir de l�’ « anéantir », c�’est « l�’éternité » : « ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui se laissant conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et, comme s�’ils pouvaient anéantir l�’éternité en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement. | Cependant, cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement�…dans l�’horrible nécessité d�’être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu�’ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée » (§428) ; La « négligence » dont les insouciants font état couvre alors, sous l�’apparence de la « mollesse », une strate primaire de haine, complément naturel de tout amour-propre.

Par conséquent, lorsqu�’ils sont confrontés aux « preu-ves » qu�’on leur apporte de la « chose » qu�’ils négligent d�’examiner, ils refusent de regarder : « ainsi ils ne savent s�’il y a vérité ou fausseté dans la chose, ni s�’il y a force ou faiblesse dans les preuves. Ils les ont devant les yeux et refusent d�’y regarder » (§428)134. Par où paraît que ce qui 134 Voir aussi la conclusion du §697 : « Car, sans cela [sc. sans la véritable religion], que dira-t-on qu�’est l�’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s�’en fût-il aperçu par sa raison,

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motivait leur ignorance n�’était pas l�’impossibilité « réelle » de connaître, ni le caractère à eux à jamais occulte de ce qu�’il s�’agissait de connaître, mais la mauvaise volonté135 : ils choisissent (quoique c�’est trop dire) l�’ignorance car leur volonté choisit (le) mal ; ils veulent être heureux et la vérité qu�’ils doivent chercher les empêcherait, semble-t-il. « Il lui est mieux de s�’ignorer pour être heureux », conclut le §687, en écho au §428 : « dans cette ignorance, ils prennent le parti de faire tout ce qu�’il faut pour tomber dans ce malheur au cas qu�’il soit, d�’attendre à en faire l�’épreuve à la mort, d�’être cependant fort satisfaits en cet état, d�’en faire profession et enfin d�’en faire vanité. »

2.2.6. repos

Cet état, où le souci pour la chose qui concerne l�’homme du plus près est évacué, est remarquablement appelé « repos » : « ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse ». Repos totalement déraisonnable et contre la nature, puisque celle-ci « n[e m]�’ offre rien qui ne soit matière de doute et d�’inquiétude » (§429). Il tente de substituer au devoir de la « recherche », plus intime à l�’homme que celui-ci ne le souhaite, une « molle » immobilité dans l�’obscurité qui l�’entoure de toute part. Repos d�’autant plus « monstrueux » que ce dont il se soustrait « est une chose qui nous intéresse assez pour nous en [sc. de l�’amour-propre] émouvoir ». Chercher est un « devoir indispensable » à l�’homme en tant qu�’homme, donc porteur d�’une condition double, dont le « n�œud » (cf. §131), le « point indivisible » (§21, ou « fixe », §697) est caché si « haut » que l�’incréé de la vérité (§131) qui seule peut le révéler. Se reposer, c�’est prétendre devoir trouver dans la nature la certitude qui « assure » (cf. §599), c�’est dire que s�’il y a vérité, elle doit bien être visible et

puisque c�’est une chose contre la raison, et que sa raison, bien loin de l�’inventer par ses voies, s�’en éloigne, quand on le lui présente? » 135 §176.

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apparente à tout �œil, que le regard n�’a à se redoubler d�’aucun effort pour la chercher, pour la voir. « Se reposer », c�’est méconnaître gravement sa propre nature et le caractère de la vérité qui y est inscrite, qui est double et ne saurait être que double : « car la nature est telle, qu�’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l�’homme, et hors de l�’homme, et une nature corrompue » (§471).

1. Par quels moyens arrive-t-on à s�’adonner (se livrer) à ce coupable repos ? Par suite de quoi, et de quelles manières différentes peut-on se reposer coupablement ? Le §136 ouvre sur un repos qui est redoutable et par là rarement praticable à l�’homme. Ne pas savoir �– entendons « ne pas pouvoir » �– « demeurer en repos dans une chambre », c�’est le moteur du divertissement et la cause de tous nos malheurs. On ne peut prétendre avec justice au repos que si la « condition » de son présent état est « heureuse », en sorte qu�’on puisse sans peine et sans aversion ni détournement se considérer soi-même. Pour cette raison, « les hommes qui sentent naturellement leur condition, n�’évitent rien tant que le repos », et ne cherchent rien tant que la recherche des choses, qui fait leur unique bonheur. Ils aiment et requièrent le « bruit et le remuement », l�’« agitation » mais néanmoins ne peuvent s�’empêcher de concevoir, à force d�’être remués par deux instincts contraires, « un projet confus qui les porte à tendre au repos par l�’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu�’ils n�’ont point leur arrivera si en surmontant quelques difficultés qu�’ils envisagent ils peuvent s�’ouvrir par là la porte au repos ». Un repos qui s�’averre, quoique tellement requis, point satisfaisant et pleinement inconfor-table, « insupportable par l�’ennui qu�’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte ». Une première figure du repos, coupable parce qu�’il n�’est point véritable, en raison de sa provenance corrompue (les deux « instincts contraires »), de la « confusion » dont il est l�’écho. Ce repos est chétivement désiré et mal né, repos « impuissant » tout comme notre « instinct » de bonheur �– dont il est d�’ailleurs l�’indispensable

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avorton136. La défaillance de ce « repos » rejoint précisément « notre impuissance d�’arriver au bien par nos efforts » (§148), ceux-ci étant infailliblement pervertis par l�’inclination du poids de la volonté au mal « comme à son bien » (EG, 318a). Nous ne pouvons pas demeurer en repos parce que plus profondément ou originairement nous ne savons ou ne pouvons plus demeurer dans, et consentant à, la volonté de Dieu.

La deuxième modalité de « se reposer » avec blâme, c�’est celle que nous avons indiquée au début de cette section : le manque de souci pour la vérité, voire pour sa propre vérité, « son tout » : « Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en voilà assez pour vous laisser en repos », §150). L�’insouciant, ou à l�’extrême le « philosophe » (« C�’en serait assez pour une question de philosophie, mais ici où il va du tout... », ibid.) récuse, par son apathie de « regarder plus en détail », le reste d�’humanité qui lui manifeste avec on ne saurait plus d�’évidence son devoir le plus astreignant, de pourvoir à son éternité, tout comme il s�’avère ainsi résister à tout mouvement de vertu, puisque « la vraie et unique vertu est de haïr soi-même et de chercher un être véritablement aimable pour l�’aimer » (§564). A ne pas se haïr soi-même, on ne cherche point, tout comme on ne se « repose » qu�’à force de s�’aimer excessivement.

Se « reposer », ce n�’est pas seulement une désertion devant la requête de béatitude mais, par là, devant une exigence de la connaissance �– car se reposer c�’est préférer l�’ignorance et l�’obscurité à une pensée « sérieuse » et conforme à elle-même (§§620, 137) ; ce qui apparaît comme le plus ridicule et non-conforme au cas des « philosophes », piégés dans et par une connaissance accordée à l�’orgueil (§§627, 933) et nécessairement partielle ; ils sont les moins « humains » de tous, moins que « le commun des 136 « Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n�’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte », §136 ; §622.

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hommes »137. Une hypostase plus particulière de ce faux repos, philosophes compris, tient à la « guerre intérieure de la raison et des passions », polémique inévitable aux facultés de l�’homme corrompu. Ainsi, s�’il s�’en trouve qui veulent jouir d�’une certaine « paix », soit en renonçant à la raison, soit aux passions, « mais ils ne l�’ont pu ni les uns ni les autres 138», évidemment faute de vocation �– c�’est qu�’ils ont voulu se donner humainement la « paix », anachronisme grave. Au §427, Pascal ne laisse pas de s�’étonner des « si extravagante[s] créature[s] » qui, « par cette seule raison qu�’ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs » et en plus ils sont « avec cela tranquille[s] et satisfait[s] » et même en fassent le sujet de leur joie et vanité.

Le « repos » se traduit par plusieurs « sans » : sans in-quiétude et sans émotion », sans y penser / songer, sans s�’en mettre en peine, sans le connaître et sans le chercher, « sans réflexion et inquiétude » �– à la différence des « sentiments » du « malheureux et raisonnable » que, se confesse-t-il au §429, tout « trouble » et à qui tout fournit « matière de doute et d�’inquiétude ». Cette différence gagne une heureuse transcription si on regarde les « c�œurs » des concernés : endurci, chez les indifférents (cf. §427), « tendu » chez les « gémissants » (cf. le §429 : « mon c�œur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre »). La tranquillité anticipant (ou plus) la fixité de la mort, est aveuglement à la distance que tout incarne et donne à voir, et qui assigne l�’état présent de l�’homme et de la nature comme malheureux139 ; le « quiet » ne s�’effraie pas de la surnaturelle distance, telle

137 Même situation aux §407, §430, Entretien avec M. de Saci, OC 294b, 295b. 138 « Et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l�’injustice des passions et trouble le repos de ceux qui s�’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer », suite du §410. 139 Cf. §§444, 448, 449, etc.

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qu�’énonce le §430 : « Que deviendra donc l�’homme ? Sera-t-il égal à Dieu ou aux bêtes ? quelle effroyable distance ! Que serons-nous donc ? Qui ne voit par tout cela que l�’homme est égaré, qu�’il est tombé de sa place, qu�’il la cherche avec inquiétude, qu�’il ne la peut plus retrouver ». On ne se laisse guère « émouvoir » dans cette indifférence où l�’on s�’est installé, ni même par sa plus intime urgence, celle de l�’éternité140.

2.2.6.1. mollesse

Le descriptif de cette funeste négligence inclut, de manière significative pour notre propos, la mollesse. Inertie et défaut de vigueur, a-tonie selon la stricte étymologie, qui se détermine comme telle par rapport à l�’attitude, juste ou injuste, c�’est-à-dire d�’intérêt ou de désintéressement, quant à l�’état de son éternité. Il est toujours, avec la mollesse, question de la tension des pouvoirs de l�’âme, dirigés et désignés fondamentalement par la volonté : comme cette-ci n�’est pas « inquiète », mais « immuable » ou « inamovible » par aucun souffle du désir si familier et si astreignant à l�’homme autre que la recherche de son unique ou éternelle béatitude, une détente s�’installe, se généralise et éventuel-lement s�’éternise. L�’ « homme » qui se détache ainsi de toute tache (ou tâche) éventuelle de rationalité (« Comment se peut-il faire que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable ? ») peut aller jusqu�’à prétendre à la joie et à la satisfaction là où manque presque toute ressource de (volonté pour incarner ou accomplir la) joie (« Quel sujet de joie trouve-t-on à n�’attendre plus que des misères sans ressources ? », §427); ce n�’est que sa « vanité » démesurée qui

140 « [�…] et parce que c�’est une chose qui nous intéresse assez pour nous émouvoir, d�’être assurés, qu�’après tous les maux de la vie, une mort inévitable qui nous menace à chaque instant doit infailliblement, dans peu d�’années (nous mettre) dans l�’horrible nécessité (d�’être éternellement ou anéantis ou malheureux) » (§432).

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le « soutient » dans une telle démarche (« Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables ? »). Ce ne sont plus de « sentiments », mais des fantoches qu�’on ne peut « prendre » (« Où peut-on prendre ces sentiments ? », ibid.) que dans la capacité « insatiable » de l�’homme de désirer faussement son bien. Aussi peut-on entendre, et c�’est l�’usage (dont l�’une des hypostases était le « libertinisme » de l�’époque) des discours qui finissent par : « Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n�’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin �– (quelque certitude qu�’ils en eussent, c�’est un sujet de désespoir, plutôt que de vanité) �– je veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l'incertitude de l�’éternité de ma condition future » (§427) (n. s.). C�’est précisément pour son « nonchalance du salut » �– ferment de la « paresse » (Entretien�…, OC 296) �– « sans crainte et sans repentir » (§680) que cette « mollesse » caractérise Montaigne : « mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort�… Or il ne pense qu�’à mourir lâchement et mollement par tout son livre » (n. s.).

Nous sommes enclins à la mollesse parce que, étant du « monde », nous somme régis par la « force » : « La force est la reine du monde, et non pas l�’opinion, mais l�’opinion est celle qui use de la force. | C�’est la force qui fait l�’opinion. La mollesse est belle selon notre opinion »141. Pourquoi ? parce que « qui voudra danser sur la corde sera seul, et je ferai une cabale plus forte de gens qui diront que cela n�’est pas beau » (§554). Nous avons la présomption de déclarer désirable et aimable un état où nous faisons exemplairement preuve de faiblesse du désir qui nous induise au bonheur.

141 Ce n�’est que par l�’opinion que la force de la vanité ménage que l�’homme puisse « faire gloire d�’être dans cet état » (§428) ; une fausse « gloire » d�’un « être imaginaire ».

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C�’est cette immobilité et inappétence à chercher que Pascal veut troubler, cela étant le moteur même de l�’apologétique animant les Pensées : « je ne souffrirai point qu�’il se repose en l�’un ni en l�’autre afin qu�’étant sans assiette et sans repos�… ; » (§464) ; « quelque parti qu�’il prenne, je ne l�’y laisserai point en repos » (§449). L�’Entretien avec M. de Saci stigmatise et le « repos » résultant du manque totale d�’ « assurance », velléité de Montaigne, et le repos par soumission totale et enflé de « superbe » d�’Epictète. C�’est surtout le premier que Pascal s�’attarde de combattre dans la « commodité et tranquillité » (OC 296a) que celui-là choisit de prendre comme « règle de son action », pour avoir dit « Que sais-je ? », « ne voulant pas dire �‘Je ne sais�’ » (OC 293b). Son « assiette » est paradoxalement « toute flottante et chancelante » (OC 294a), la seule constance �– qui en fait une �– étant celle de l�’écoulement continu142. Montaigne acquiert force d�’exemple pour ceux qui, proclamant que « rien ne montre », se dispensent de « chercher » (cf. §§427, 428, etc.). La « vertu » qu�’avance Montaigne se caractérise principa-lement par les traits que nous avons jusqu�’ici dégagés à titre d�’ingrédients de l�’acédie : « elle [sc. sa vertu] suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons ou mauvais, couchée mollement dans le sein de l�’oisiveté tranquille, d�’où elle montre aux hommes qui cherchent la félicité avec tant de peine, que c�’est là seulement où elle repose, et que l�’ignorance et l�’incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il dit lui-même ». Nous avons souligné, à titre d�’exemple, les termes qui sont ordinairement emplo-yés pour cartographier le territoire de l�’acédie, afin d�’illustrer la proximité, sinon la superposition, des deux sites. L�’usage à un certain degré métaphorique de nombre de termes (après tout il s�’agit globalement d�’une personnalisation) ne rend pas notre rapprochement facile, premièrement parce qu�’il s�’agit d�’une description d�’une attitude constante de l�’esprit, celle

142 Situation paradigmatique de l�’ « égaré » du §199.

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que Pascal, sans souci de métaphore, appelle ailleurs négligence ou indifférence, et deuxièmement parce que dans le cas le d�’acédie les symptômes majoritairement décrits sont des indices ou des effets, dans une continuité de substance assez difficile à saisir avec ce qui fait le contenu proprement dit du péché.

2.2.6.2. orgueil et paresse

La faiblesse ou imperfection des « lumières » (OC 296b) des deux philosophes viennent « de n�’avoir pas su que l�’état de l�’homme à présent diffère de celui de sa création » (296a), autrement dit de méconnaître la double condition de l�’homme (cf. §131)143. Ainsi n�’ont-ils pas pu situer, ni enten-dre convenablement l�’exigence ou « devoir » de « se donner sans réserve à Dieu seul » (297a), ni l�’impuissance où se trouve l�’homme de l�’accomplir, ne pouvant pas comprendre que « l�’homme n�’est pas digne de Dieu mais il n�’est pas incapable d�’en être rendu digne » (§239)144. L�’un a ignoré les « devoirs de l�’homme », l�’autre son impuissance (296b), ce qui les « abat » soit dans la « lâcheté » (ou « paresse »), soit dans «la présomption » (ou « orgueil », « superbe »)145. Leur complémentarité est pourtant impossible, leurs assertions se ruinant l�’une l�’autre ; « et ainsi ils se brisent et s�’anéantissent pour faire place à la vérité de l�’Évangile » (296b). Or c�’est précisément au sujet de cette place que Pascal exerçait sa requête absolue d�’assumer le devoir de chercher, s�’avisant et de la grandeur et de la misère de celui qu�’il fallait solli-citer

143 « [�… ] de sorte que l�’un remarquant quelques traces de sa première grandeur, et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe ; au lieu que l�’autre, éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité, traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le désespoir d�’arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté », OC 296a-b. 144 Voir §§208, 241, 354, 351, 352, 358. 145 Respectivement OC 296a, 297b.

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(sollus (lat.), tout ; ciere (lat.), mouvoir), qui devait se mouvoir en vue de et à cause de son tout. De là l�’équivalence de la perte de tout « sentiment » (de sa « misère ») et du refus de la recherche. Hors de la connaissance de sa double condition, qui ne se donne que par la foi, l�’homme peut soit ne pas perdre tout « sentiment » qui lui fournissait tant soit peu une appréhension de son double état, et tenter de « chercher », soit, ayant perdu le « sentiment » ou ayant endurci son « c�œur » à le lui vivifier, il est « persuadé » soit à une « présomption inouïe », soit à un « horrible abattement du c�œur » (§629) : soit à l�’orgueil, soit au désespoir.

Ces deux vices, « racine de tous autres », sont deux faces d�’un même aveuglement quant au véritable état de l�’homme, d�’une même « perte » du sentiment de sa véritable condition à cause de la réduction de la perspective (rappelons que le « n�œud » de notre condition se trouve placé très « haut ») de notre déchéance, dans une direction ou dans l�’autre (cf. §131); la partialité de la vue que l�’homme s�’offre à et de soi-même correspond à la cessation de la communication avec « la vérité incréée et incarnée » qui seule peut lui apprendre sa vérité, car pour connaître que « l�’homme passe infiniment l�’homme « il faut l�’entendre de Dieu (« Écoutez Dieu », dit le même fragment). Et comme hors de Jésus-Christ « toute communi-cation avec Dieu est ôtée », comme hors de lui ne s�’érige pas, en moi, du moi qui soit autre que le « moi humain » (cf. §978 et l�’exigence des deux « sujets » différents, de péché et de grâce, dans l�’Entretien�…, OC 296b), tous ceux qui tombent et ne se relèvent des deux vices contraires, équilibre qui donnerait la vertu (cf. §56, Entretien�…, 297b) le font pour ne pas avoir acquis la foi dans le Médiateur. « Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un même sujet ; au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents : tout ce qu�’il y a d�’infirme appartenant à la nature, tout ce qu�’il y a de puissant appartenant à la grâce. » Et le monde ne peut concevoir l�’union des deux « contraires », car il ne connaît pas le Christ : « Voilà l�’union étonnante et nouvelle

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que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n�’est qu�’une image et qu�’un effet de l�’union ineffable de deux natures dans la seule personne d�’un Homme-Dieu » (OC 296b).

Aussi Pascal se laisse-t-il « emporter ainsi devant [M. de Saci] dans la théologie, au lieu de demeurer dans la philosophie qui était seule [son] sujet ; mais�…il est difficile de ne pas y entrer, quelque vérité qu�’on traite, parce qu�’elle est le centre de toutes les vérités ». Devant la personne du Christ et « l�’union ineffable » qu�’il incarne, tout genou, surtout des « philosophes » qui font profession d�’être « les seules conformes à la raison » (296a), doit fléchir : « Aussi je ne vois pas comment aucun d�’eux pourrait refuser de la suivre [la théologie]. Car s�’ils sont pleins de la pensée de la grandeur de l�’homme, qu�’ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses de l�’Evangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d�’un Dieu ? Et s�’ils se plaisaient à voir l�’infirmité de la nature, leurs idées n�’égalent plus celles de la véritable faiblesse du péché, dont la même mort a été le remède. Ainsi tous y trouvent plus qu�’ils n�’ont désiré ; et ce qui est admirable, ils s�’y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s�’allier dans un degré infiniment inférieur » (OC 296b-297a).

2.2.7. évasion du présent

L�’acédie dans ses deux hypostases renferme une relation essentielle au temps : désir languissant des choses absentes et colère des présentes, aversion pour un mal présent, les effets de l�’acédie convergent dans une évasion du présent �– retrouvant par là le divertissement pascalien, comme l�’une des effets de la « misère » de l�’homme. L�’incapacité de demeurer dans le présent accompagne le geste naturalisé d�’occultation de la vérité, « inséparable de l�’amour-propre » (§978) : « Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l�’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l�’arrêter comme trop prompt, si imprudents que

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nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste » (§47). On peut sans difficulté en dégager des caractéristiques de l�’acédie : les biens dont l�’appétit s�’enquiert sont inconsistants, vains, car leur manque le bien véritable (grâce, foi, vérité, charité). C�’est en tant que manifestation de l�’ennui, donc, que le divertissement fuit le présent146. L�’ « inconstance » (§73) n�’est provoquée, d�’ail-leurs, que par un même « sentiment de la fausseté des plaisirs présents » (la tristitia pour un mal �– faux plaisir �– présent ; la lype comme stèresis hèdounè d�’Évagre) et par « l�’ignorance de la vanité des plaisirs absents » (ignorance de la plénitude qui les atteste comme vains, du même bien divin).

Le §919 reprend et précise l�’évasion du présent comme défaillance de la « seule et unique vertu », d�’aimer un moi dans le Christ : « c�’est me tenter plus que t�’éprouver, que de penser si tu ferais bien, telle et telle chose absente. �– Je la ferai en toi si elle arrive » (n. s.)147. Le refus de vivre au présent, c�’est le refus de ce qui fait naître « incontinent » l�’ennui : refus de recevoir notre condition présente et de se plier à sa dualité. Refus de connaître la « misère » et par là le Rédempteur (« au 146 Voir aussi §148 : « nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l�’autre, et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l�’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu�’à la mort qui en est un comble éternel », tout comme le divertissement « nous fait perdre insensiblement » (§414). 147 Cf. aussi Lettre 8e aux Roannez : « Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n�’avons qu�’à avoir regret de nos fautes. Mais l�’avenir nous doit encore moins toucher, puisqu�’il n�’est point du tout à notre égard, et que nous n�’y arriverons peut-être jamais. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C�’est là où nos pensées doivent être principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet qu�’on ne pense presque jamais à la présente et à l�’instant où l�’on vit ; mais à celui où l�’on vivra. De sorte qu�’on est toujours en état de vivre à l�’avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre Seigneur n�’a pas voulu que notre prévoyance s�’étendît plus loin que le jour où nous sommes » (OC 270a).

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lieu que ceux qui ont connu Dieu par médiateur connaissent leur misère », §190), car voir la misère « sans Dieu » porterait au désespoir (§192), « le dernier malheur »148. La constance ne serait accessible, comme demeurance dans un « point fixe » (§697), qu�’avec l�’obtention de ce « point » �– le seul qui permet de « voir la condition » sans tomber dans l�’orgueil ou dans le désespoir : « la source en est l�’union des deux natures en Jésus-Christ » (§733).

Puisqu�’il y a en nous d�’« instinct » qui « nous jette au-dehors » (§143, qui s�’attache aux choses et rend celles-ci atta-chantes et « attachables », on fait « réduction » de quantité de « choses » vers lequel on « sort », et il reste à combattre cet « instinct », l�’urgence de la « recherche de la recherche » des choses. La pauvreté ontique ne fait que permettre de se confronter plus « franchement », « ouvertement », à ce qui pousse vers eux : l�’instinct de « sortir en-dehors » (§136) mendie toujours le tumulte, l�’occupation, puisqu�’il ne tient pas premièrement aux possibles qualités « attirantes » des choses, mais à notre volonté d�’être attirés par elles, à notre « appel » ou même exhortation d�’ « occupation » lorsque nous nous comportons vers elles. Ce déportement vers les choses de l�’extérieur est laissé maintenant bouillir dans le jus propre, celui de la vanité ou néant qui nomme premièrement la corruption. Le désert n�’ôte le divertissement que lorsqu�’il est transféré dans le c�œur du moine.

On n�’abolit les possibles « objets » des passions que pour permettre aux « passions » qui logent dans le c�œur de se manifester d�’une manière plus puissante, à cru et à nu. Akèdia ne fait que nommer ce dévoilement, et c�’est ainsi qu�’on a pu dire qu�’elle accompagne presque toujours le solitaire dans ses prouesses.

148« Il est sans doute qu�’il n�’y a point de bien sans la connaissance de Dieu ; qu�’à mesure qu�’on en approche on est heureux et que le dernier bonheur est de le connaître avec certitude ; qu�’à mesure qu�’on s�’en éloigne on est malheureux et que le dernier malheur serait la certitude du contraire » (§432).

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 241

L�’acédie, dans une première étape, incarne ce que nous avons analysé comme divertissement : le besoin coupable de l�’occupation par les choses et l�’intime instinct centrifuge qui suffoque par définition et fonction toute chance de véritable bonheur. L�’affairement est laissé torturer visiblement ; puisqu�’on n�’est pas disposé à renoncer, selon non seulement les v�œux mais plus fondamentalement à la vocation même du chrétien, à l�’ « amour coupable de la créature » (EG 2, 131) ou à la recherche, par dessus tout, du bien insatisfaisant (le mal, bien déficient ou amoindri, ne saurait par cela même satisfaire, puisqu�’il se définit comme carie, manque). D�’où l�’ « agitation » propre à l�’acédique : il ne peut pas « sister », l�’agitation le conduit dans chacun de ses mouvements, la tranquillité lui reste ennemie ; il accomplit la loi naturelle de la « recherche » de la recherche et le besoin d�’être attiré le prend si invinciblement en possession que tout �– les moin-dres détails ontiques, esprits, pensées inclus �– revêtent pour lui cette qualité « attirante ». D�’autres lieux semblent le convoquer d�’un appel obsédant, tout détail qui pourrait le dispenser de « persister » dans cet état difficile est investi d�’une force anormale et gagne prégnance d�’impératif, d�’obligation. Tout est censé appeler ou attirer, et la pauvreté du désert ne change, dans ce paysage post-lapsaire, que la qualité �– ici, excellente �– de la mise en scène : la vocation de « l�’instinct secret » dispose d�’un milieu plus apte de la faire retentir.

II.3. CONCLUSIONS

La Lettre 7e aux Roannez nous confronte avec une « tristesse » qui accompagne, à cause de l�’inanité des plaisirs qu�’on n�’a pas encore quittés : « s�’il y a quelque tristesse mêlée, et surtout à l�’entrée, c�’est de nous qu�’elle vient et non pas de la vertu ; car ce n�’est pas l�’effet de la piété qui commence d�’être en nous, mais de l�’impiété qui y est encore. Ôtons l�’impiété, la joie sera sans mélange » (OC 269b). Non

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que la piété soit d�’elle-même pénible et désagréable, mais s�’y fait ressentir l�’« opposition naturelle de la concupiscence » (§433), « l�’impiété qui y est encore » (§924).

La « difficulté » de suivre la volonté de Dieu, une fois révélée, vient de notre corruption qu�’il faut éliminer : « Si nos sens ne s�’opposaient pas à la pénitence et que notre corruption ne s�’opposât point à la pureté de Dieu il n�’y aurait en cela rien de pénible. Pour nous nous ne souffrons qu�’à proportion que le vice qui nous est naturel résiste à la grâce surnaturelle ; notre c�œur se sent déchiré entre ces efforts contraires, mais il serait bien injuste d�’imputer cette violence à Dieu qui nous attire au lieu de l�’attribuer au monde, qui nous retient » (§924). C�’est bien une guerre qu�’il faut mener, dont la désertion a nom acédie. La persévérance dans l�’ « opposition », hypomonè chez les moines, subjacente du don de la persévérance dans la justice dont il est question dans les Écrits, se traduit dans l�’insistance de la prière �– par la suite de laquelle on tient la vertu (cf. §930, Écrits sur la grâce, passim ; Sur la conversion du pécheur, OC 291b), et c�’est cela qui fait mériter le juste. Or la persévérance dans la prière, ou le secours prochain de prier, n�’est donné que par Dieu (OC 322a). Comment Pascal distingue-t-il entre les persévé-rances ?

Au deuxième Écrit, les justes qui persévèrent, par la volonté de Dieu qui les élit, dans la « préférence » de la loi de Dieu (OC 318a-b), « méritent la gloire et par le secours de cette grâce qui a surmonté la concupiscence, et par leur propre choix et le mouvement de leur libre arbitre qui s�’y est porté de soi-même volontairement et librement ».

Il ne dépend pas du juste d�’avoir le pouvoir prochain de persévérer dans la prière (321b), c�’est Dieu qui peut la donner ou ôter ; et ce pouvoir de prier conduit nécessairement au pouvoir de persévérer de la justice, selon la promesse de Dieu qu�’il exaucera les prières des justes. Pascal, à qui on avait demandé d�’éclaircir le sens global du chapitre XI de la session 6 du Concile de Trente, (« Que les commandements

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ne sont pas impossibles au justes »), s�’applique à mettre partout en évidence « deux sens tout différents et éloignés l�’un de l�’autre » (OC 319b) : l�’un « sémi-pélagien », qui ne suit pas l�’esprit du Concile, l�’autre véritable149 : « en l�’un, on entend proprement que les justes ont le pouvoir de persévérer dans la justice : en l�’autre, on entend proprement que les commandements sont possibles à la charité, telle qu�’elle est dans les justes en cette vie », en sorte que ce chapitre veut faire voir seulement « que le juste agissant par l�’amour de Dieu peut faire des �œuvres exemptes de péché ; et qu�’ainsi il peut observer les commandements, s�’il agit par charité, et non pas qu�’il a toujours le pouvoir prochain de conserver cette charité qui les rend possibles » (320b). Il y a donc persévérance (dans la justice) et pouvoir de persévérer qui fait l�’objet d�’un « secours spécial, c�’est-à-dire qui n�’est pas commun à tous » (322a). « Dieu ne donne pas toujours aux justes le pouvoir prochain de persévérer dans la prière » ; ce secours n�’est pas « général », donc indifféremment accordé (ibid.).

Il y a deux manières, selon l�’Écrit, de rechercher, quitter, et persévérer en Dieu, et également deux manières dont Dieu recherche, quitte et persévère dans le bien qu�’il fait à l�’homme (cf. 322b). Selon que Dieu se fait soit connaître, soit désirer ou trouver, nous le cherchons soit « faiblement » (lorsque « l�’homme lui crie dans la vue de son égarement : Seigneur, cherchez votre serviteur », 322b), soit de la manière où, « après qu�’il a rompu les liens, nous marchons vers lui en courant dans la voie de ses préceptes ». Premier degré de la recherche correspond à la « persévérance à prier et à demander simplement les forces dont on se sent dépourvu », alors que la persévérance est différente quand il s�’agit de l�’accomplis-sement effectif des vertus, de « l�’usage de ces mêmes forces et [de] la pratique des mêmes vertus ». On peut donc, avec Pascal et suivant St. Augustin, distinguer, sur le modèle de la

149 OC 319b-320a.

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considération en particulier et en commun de la justification (322b), entre « la première lumière de la foi�…et les actions qui en naissent » ; cela n�’empêche qu�’on voie partout leur complémentarité, et qu�’on les considère « en commun et comme en un corps, et ainsi en parler diversement »150.

Le combat donc revêt d�’autant plus de nécessité qu�’on y est engagé, « embarqué » (§418) par son tout ou par le poids de son âme �– volonté ou c�œur. Se soustraire à ce combat, c�’est à la fois se soustraire à soi-même et à celui qui est venu l�’apporter et le maintient constamment ouvert (cf. §924) ; car, selon la conduite que tracent les Écrits et la logique même du commerce de la grâce que ceux-ci et les Provinciales déploient �– logique qui forme tout l�’enjeu des controverses doctrinales qui dominent et occupent majoritairement l�’Église de l�’époque �– il faut toujours reprendre le combat et jamais se délaisser dans une vaine assurance d�’un pouvoir toujours à portée de la main, d�’un pouvoir suffisant qui rende automatiquement capable d�’accomplir les préceptes. On n�’est jamais assuré d�’avoir le pouvoir prochain de prier à l�’instant prochain ; la grâce doit perpétuellement être renouvelée : il faut donc demander toujours, par prière, les forces de travailler dans la voie des vertus (cf. EG et §930). Ce serait chercher des excuses (geste typique de l�’acédique) que d�’objecter que Dieu peut très bien décider de « quitter », de délaisser le juste selon le scénario complet tracé au troisième Écrit, (OC 319b-335b), car cette situation n�’intéresse guère notre question : le retrait de la grâce, signifiant que « Dieu n�’attire plus » (cf. §924), résulte strictement dans le manque du « combat ». Une fois disparue l�’une des tensions « contraires » qui rendent pénible, mais paisible (selon le §924) la vie du chrétien, il n�’est plus question ni de piété, ni d�’impiété, c�’est-à-dire de l�’opposition de pureté et impureté dans l�’être du juste, mais de juste damnation. Il n�’est non plus question de « paix », tout comme avant que le Christ 150 « Ainsi, si nous considérons la vie chrétienne, qui n�’est autre chose qu�’un saint désir�… », etc. (OC, 323a).

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 245

vînt « apporte[r] le fer et le feu » (ibid.), « le monde » universellement damné ignorait complètement la « paix » de cette guerre, et « vivait » obscurément et incorrigiblement « dans cette fausse paix ». Sans le Christ et sa grâce il n�’est question ni de combat, ni de paix ; mais de damnation et de la tranquillité mortuaire du « repos » indifférent.

Ce qui fait la tension et la peine de ce « combat », c�’est que le « sujet de (la) nature » et le « sujet de grâce » doivent s�’unir, selon le modèle de l�’ « union ineffable » de la nature humaine et de la nature divine dans la personne du Christ (cf. Entretien�…OC 296b, §449) ; le « moi humain » doit « se rapporter », se soumettre au « moi de grâce ». La volonté transformée, donc Dieu attirant, tout obstacle vient de la concupiscence qui empêche l�’homme de choisir partout le bien que la grâce lui montre, et de céder au mal restant.

Si le mal traduit l�’aversion à Dieu et l�’amour excessif de soi-même, ce qui en reste dans l�’homme après la transfor-mation de grâce ne saura suivre les mêmes mouvements sans empiéter sur le nouveau « sujet de grâce » (qui répond à la « grandeur » infinie de l�’« âme humaine » �– cf. le Mémorial). L�’indifférence à laquelle il pourrait succomber après sa transformation serait, à un second degré cette fois-ci �– car in praesentia �–, surnaturelle151 et d�’autant plus pesante que l�’infini auquel elle reste sourde est maintenant venu habiter l�’homme, et il l�’habite par grâce ; car c�’est le Christ qui donne un et se donne en sujet(s) de grâce en ses « élus »152 �– et le §919 (la seconde partie classée séparément par Brunschvicg �– §791), etc. vient attester cette présence : « Je la ferai en toi si elle arrive », « Laisse-toi conduire à mes règles. Vois comme j�’ai bien conduit la Vierge et les saints qui m�’ont laissé agir en

151 §623 : « Si c�’est un aveuglement surnaturel de vivre sans chercher ce qu�’on est, c�’en est un terrible de vivre mal en croyant Dieu. » 152 Voir §948 : « Nos prières et nos vertus sont abominables devant Dieu si elles ne sont les prières et les vertus de Jésus-Christ. Et nos péchés ne seront jamais l�’objet de la miséricorde, mais de la justice de Dieu, s�’ils ne sont les péchés de [assumées par et pardonnés en] Jésus-Christ. »

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eux », « comme j�’ai fait [sc. je suis mort pour toi] et je suis prêt à faire et fais dans mes élus �– et au Saint Sacrement », « Qu�’à moi en soit la gloire et non à toi, ver et terre » ; « Il faut ajouter mes plaies aux siennes et me joindre à lui et il me sauvera en se sauvant ». La grandeur ou « gloire » présente de l�’homme �– autrement « ver et terre », §919 �– ne vient que du Christ venu habiter �– mourir �– en lui153. Nous ne sommes reçus par Dieu que dans son Christ : « Nos prières et nos vertus sont abominables devant Dieu si elles ne sont les prières et les vertus de J.-C. Et nos péchés ne seront jamais l�’objet de la (miséricorde) mais de la justice de Dieu s�’ils ne sont (les péchés) de J.-C. ». Et l�’indifférence �– « éloignement », dit le §948, est d�’autant plus prégnante et coupable, d�’autant plus pécheresse, qu�’elle s�’oppose non plus à une volonté (de Dieu) dont notre « instinct impuissant de bonheur » seul retient l�’écho, mais à une volonté qui s�’est rendue familière et intime à la nature humaine, à laquelle cette-ci est devenue perméable, à la « charité » (§948) du Christ (cf. §948 : « On ne s�’éloigne qu�’en s�’éloignant de la charité »).

Un témoignage définitif nous est apporté par l�’évidence du §730 : « Et enfin les deux hommes qui sont dans les justes [toujours conformément à « l�’union des deux natures en Jésus-Christ », source de l�’harmonie des contraires154]. Car ils sont les deux mondes, et un membre et image de Jésus-Christ. Et ainsi tous les noms leur conviennent de justes pécheurs, mort vivant, vivant mort, élu reprouvé, etc. ». L�’union dans l�’homme des « deux mondes », de grâce (par le Christ) et de nature corrompue, mais renouvelable (le vice qui doit être éliminé) se nourrit toujours du ferment de toute union qu�’a apporté, dans la nature humaine, le Christ155.

153 Cf. §869 : « Pour faire d�’un homme un saint il faut bien que ce soit la grâce et qui en doute ne sait ce que c�’est que saint, et qu�’homme. » 154 Cf. §733. 155 §372 : « Adhaerens deo unus spiritus est [I Cor., 6, 17] ; on s�’aime parce qu�’on est membre de J.-C. ; on aime J.-C. parce qu�’il est le corps dont on est le membre. Tout est un. L�’un est en l�’autre comme les trois personnes. »

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 247

C�’est l�’inaction que décrit de façon paradigmatique la situation du membre émancipé du corps, qui pense se débrouiller tout seul, ou bien qui est si profondément schizoïde qu�’il ne ressent même plus la plaie ouverte de sa fêlure. Il veut agir de soi, mais à s�’être renié l�’appartenance au corps il n�’a plus de quoi agir : ni d�’être, ni de vie, ni de mouvement. Le membre ne peut agir que s�’il se laisse agir par, ou coopère avec, l�’âme du tout. Autrement, sa destinée sera inévitablement l�’inertie, l�’apathie, la mollesse, le relâche-ment, noms consacrés de l�’acédie. Toute sorte de divertis-sement est donc déicide en ce qu�’il refuse d�’agir, [sc. d�’opérer ensemble avec le Christ] ; le divertissement ne manifeste pas « l�’homme », mais bien le « moi humain », fait d�’être imaginaire et « soutenu » partout, dans son impondérabilité même, par la vanité. L�’ « homme » ne se manifeste que soit en libérant la grâce que renferme son « sujet » plus profond, soit en « sentant » son « néant, impuissance, vide »; dans les deux cas, le « moi humain » se voit assigner sa vraie place, comme subordonné à « l�’homme », au « moi » vide ou plein, de grâce, à ce qui peut se dédier à l�’amour de Dieu. L�’ennui ne saurait donc être que toujours bienvenu car, réduisant l�’ « être imaginaire » et face à la vanité �– « néant » (§622) �– instituée par l�’infirmation de la « relation » au « tout », il porte devant ce que le Christ à ouvert, en soi et potentiel-lement en tout « soi » ami : la capacité et la puissance d�’aimer Dieu, et de s�’aimer sans « tyrannie ».

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CONCLUSIONS

« CC. Homo existens (te deum facis). | Scriptum est dii estis et non (potest solvi scriptura). | CC. Haec infirmitas non est ad (mortem) sed ad vitam. | Lazarus dormit, et deinde dixit Lazarus mortuus (est) » (§730). On pourrait aisément comprendre les références bibliques que le fragment regroupe, en les rapportant à la problématique de l�’ennui. Pascal rapproche de manière surprenante les deux principaux ingrédients de celui-ci : la faiblesse naturelle par suite de la corruption, et la vocation des hommes de devenir, par esprit de filiation, des dieux. Cette vocation auparavant impuissante est vivifiée dans le Christ, dont l�’épreuve de l�’ « ennui » (cf. §919) dans son agonie est figurée par la maladie de Lazare, « qui n�’est pas pour la mort, mais pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu en soit glorifié » (Jn., XI, 4). L�’infirmitas de la nature humaine n�’a pas été, chez le Christ �– et par excellence dans son agonie �– « pour la mort », mais pour qu�’il la vivifie. Le sommeil de l�’homme, exemplairement incarné par celui des disciples pendant l�’épreuve du maître (cf. §919), ou ce que Jésus appelle en deuxième temps sa « mort », décrivant les effets du péché au niveau essentiel, reprennent des traits principaux de l�’acédie (sommeil ou mort de l�’âme). Sclérose de la volonté ou immobilité, assoupissement du désir de Dieu, c�’est cela qui pesait la nature corrompue, surtout dans la « solitude » qui l�’a laissée apparaître. Cette infirmité n�’a pas porté à la mort du péché, comme infailliblement chez les humains, mais elle ouvre le lieu où la vie puisse resplendir en toute puissance ; ainsi l�’ennui de l�’agonie du Christ précède et soutient l�’ennui de l�’agonie de tous ceux qui, par là, s�’avèrent être à lui �– car « Jésus sera dans l�’agonie jusqu�’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là » (§919).

L�’ « attitude » « unique » du Christ dans son épreuve ne laisse pas néanmoins de nous instruire quant au fait que, dans l�’évasion devant l�’ennui, ce qui nous fait défaut est un

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vouloir personnel non-abîmé �– un « mode de vouloir » conforme, et non contraire, au désir naturel de bonheur. Si l�’ennui désigne, plus radicalement, la situation de « vouloir [naturellement] et non pas pouvoir [humainement] » (cf. §668), le Christ n�’y succombe pas car le « mode » hypostatique de son vouloir n�’est pas quelque mode propre à la volonté naturelle humaine1, corrompue et affaiblie (ou n�’est pas celui qui a provoqué en elle cet affaiblissement, et maintenant s�’en ressent par l�’impuissance), mais la volonté naturelle humaine du Christ agit divinement. En plus, ce qui s�’avère responsable de l�’apparaître de l�’ennui, de sa montée au visible ou à « l�’éprouvable », c�’est le facteur hautement personnel �– incarné par le libre arbitre ; dans la mesure où celui-ci défaille, c�’est-à-dire manque de se plier au vouloir naturel, l�’ennui est refusé (quoiqu�’il fourmille naturellement dans les plis de ce dernier).

Le refus de l�’ennui, ou plus précisément de s�’y adonner, est congénère du refus de l�’orientation imprimée par la tendance de la nature ; dans des termes pascaliens, « l�’hom-me » ne peut rien quant à la naissance et à la fortune de l�’ennui, au même titre où il ne peut rien quant à l�’effectivité de son « désir de bonheur ». Il dispose, en échange (ou « personnellement »), de modes déficients de subvenir à ce désir, tout comme à l�’ennui naturellement enraciné dans le c�œur : il tend au bonheur par l�’agitation, tout en sachant que ce n�’est pas le bon moyen d�’y arriver, tout comme il se refuse à l�’ennui par le divertissement, en présence perpétuelle de ce dont il entreprend de se détourner. L�’ennui sanctionne 1 Le débat concernant l�’existence, l�’opération et la liberté de la volonté humaine du Christ, qui a atteint son apogée lors des disputes christologiques du VIIe siècle, a pu faire parler d�’une « théologie de l�’agonie » du Christ ; voir, en ce sens, F.-M. Léthel, Théologie de l�’agonie du Christ. La liberté humaine du Fils de Dieu et son importance sotériologique, mises en lumière par Saint Maxime le Confeseur, Paris, Beauchesne (Théologie historique 52), 1979 et Maxime le Confesseur. L�’agonie du Christ, introd. F.-M. Léthel, biographie, traduction, index et glossaires par M-H. Congourdeau, coll. Migne « Les Pères dans la foi », Paris, 1996.

L�’ennui chez Pascal et l�’acédie 251

l�’appropriation du désir naturel du bonheur surnaturel �– c�’est pour cela qu�’il se laisse dire comme tristesse ou malheur insupportables (§§136-139) �–, et ne peut lui suivre si promptement qu�’en tant que cette appropriation est immanente (sans que, par cela même qu�’elle signifie, elle puisse jamais s�’y confondre) à ce désir. La facticité du désir de bonheur provoque la nécessité de l�’ennui.

Le « sentir » de son être, dot de l�’homme par création, destiné à en recueillir consciemment ou personnellement le bonheur �– sentir qui non seulement fait, mais est le bonheur de l�’homme �– 1) est un trait individualisant de la nature humaine, marque commune à tous les individus de cette espèce ; 2) il vise essentiellement plus haut que celle-ci, et doublement : i) à être exercé par « l�’homme » et ii) à faire reconnaître à celui-ci, via le bonheur de son être, le créateur qui s�’y donne à voir. Définitoire de l�’homme, le bonheur pour / du bonheur de son être requiert en vue de son exercice, par ce pour (/ de) même, une autre instance que l�’être, mais ne laisse de dépendre « substantiellement » du bonheur recelé par l�’être, hors duquel le « sentir » ou le « désir » n�’auraient d�’ « objet » ou de « champ » d�’exercice. L�’ennui, ayant un même « contenu » �– tout comme le « bonheur » avait un unique « lieu » : « il n�’est qu�’en Dieu » (§148) �– , va affecter par conséquent tout porteur de cet être, mais l�’affecte en tant que mode unique (« membre » clairement distingué) d�’exis-tence de celui-ci. Autrement dit, l�’ennui retrouvera un même « contenu » chez chacun, puisque la « béatitude » que le désir vise est à son tour unique �– le consentement à la volonté de Dieu, §360 �–, mais il se dira de façon multiple, selon le mode distinct où chaque membre �– distinct �– est voué accueillir, manifester et user de la vie qui y circule �– bonheur, être, mouvement « communs » au corps entier.

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POSTFACE

LE REGARD DE DANIELA

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260 ANCA VASILIU

LE REGARD DE DANIELA in memoriam

Le regard de Daniela frappait par sa propreté. Ni donné sans

réserve ni retenu jusqu�’à devenir impersonnel, il était là, comme une clarté vive, expression entière de son être. Toujours dirigé vers le haut, il exprimait confiance et donc ouverture, présence et mise en relation. De lui jaillissait un sourire, qui répondait à quelque chose d�’intérieur, sans cause apparente. Au contraire d�’un acquiescement béat ou heureux, ce sourire n�’était pas passif, récepteur silencieux d�’un don, mais actif, créateur lui-même d�’un état qui pouvait se répandre. Il irradiait d�’ailleurs, et transmettait tout autour une sorte de bonté, comme un air de joie légère, indéfinissable et irréductible à un seul nom. C�’est cette bonté joyeuse qui créait la confiance dont l�’être même se nourrissait ; et c�’est elle aussi qui donnait à l�’entourage le sentiment de se trouver bien en sa présence, sans devoir de réserve ni besoin de déterminer à son égard une quelconque stratégie par l�’expression ou par l�’acte. Cette propreté du regard venait de la conscience de son intégrité. La bonté joyeuse qui sourdait de ses yeux était, pour sa part, le propre d�’une nature cultivée, c�’est-à-dire assumée dans sa profondeur et à partir de son origine.

Se connaissant à cette profondeur et ayant saisi son origine là où rarement un être aussi jeune d�’âge va chercher la source jaillissante de la nature humaine, cet être frêle, d�’apparence délicate et de caractère plutôt réservé, ne se cachait pas à la rencontre, mais ne se laissait pas non plus surprendre par les aléas de la temporalité linéaire d�’une réalité sans racines. Voir, voir tout ce qui se donne à voir, oui ! pourquoi pas ? si c�’est à la portée de notre faculté. Mais laisser s�’allumer l�’étincelle du regard, cela ne pouvait lui arriver que si tout d�’un coup l�’occasion de saisir l�’essentiel se présentait sous l�’aspect d�’un livre, d�’une rencontre de paroles, ou de toute voie qui pouvait mener directement vers le sens des choses, quelles qu�’elles soient. Son regard s�’allumait, et illuminait ainsi tout son visage, dès qu�’il saisissait l�’opportunité de sortir des ressemblances passagères pour se tourner vers les significations profondes à la fois de ce que l�’être vit et de ce vers quoi il aspire, une fois accepté que l�’objet de

Le regard de Daniela 261

cette aspiration soit incirconcriptible à la vie d�’un être seul. Plus d�’une fois je fus frappée par ce retournement soudain de son comportement et par ce tressaillement qui se lisait dans son regard à l�’instant même où de toutes les choses belles qu�’elle pouvait voir, et des plus raffinées beautés que pouvait lui offrir l�’apparence du monde où elle a vécu, elle arrivait enfin à extraire une cause invisible et à remonter à travers les obscures profondeurs que suscitait sa pensée vers une clarté de vérité. Aussi n�’avait-elle d�’intérêt pour rien qui soit attrayant en surface, fût-ce de la couleur, du son ou de la lumière du soleil, et encore pour rien qui ne soit qu�’une demi-mesure, propre à l�’existence limitée par les leçons d�’humilité du corps. Cherchant l�’unité avant toute chose, son regard n�’avait d�’yeux (sic) que pour ce qui pouvait le conduire vers l�’esprit. Et son esprit avait soif du seul ressourcement qui lui soit approprié : l�’absolu.

Certes, son agissement tenait de la volonté. Mais il n�’y avait pas de place, dans l�’exercice souvent ardu de sa volonté, pour l�’expression de la perfection formelle, ni lieu pour manifester une tentation de type luciférien. Vouloir aller toujours plus loin dans la compréhension des sujets abordés exprimait à son égard un indéfectible désir de concentration sur ce qui lui apparaissait comme essentiel pour l�’esprit. Cette forme de volonté exprimait aussi, à l�’évidence, son dégoût pour les compromissions et son inacceptation à jamais de céder devant les limites de la nature humaine, en faisant l�’inévitable choix de dissimuler ces limites par des stratégies de pouvoir. Bref, l�’être entier qu�’elle était désirait rester toujours entier : à l�’égard de ce qui venait à sa rencontre autant que dans ce qu�’elle pouvait assumer et donner d�’elle-même. Mais se donner ainsi, comme un être sans réserve, faire fi des compromissions et de l�’expression de médiation nécessaire, imposait aussi une exigence de rigueur tout autour, une mise à hauteur qui consommait vite les possibilités des êtres et la patience limitée dans les relations habituelles du monde. Le pari de sa volonté brûlait alors de son exigence les modalités mises à sa disposition par l�’existence. Or faut-il le rappeler ? la modalité finit toujours par avoir raison de l�’essentiel lorsque l�’amour n�’arrive pas à plier la volonté sur les limites qui font de la faiblesse naturelle un pouvoir caché de l�’être. C�’est cette puis-sance de l�’impression sans nuisance qui agit immanquablement

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262 ANCA VASILIU

sur et pour l�’humain ; c�’est elle qui le restructure à chaque étape existentielle à partir de l�’état où l�’exercice de la volonté propre cède la place à une autre volonté que la sienne. Appelons cela amour ou amitié, foi ou confiance. Celles-ci ne lui ont pas manqué, bien au contraire. Et pourtant la vie, qui s�’était frayé un chemin étroit, fut débordée. Sa nature présentait, sans doute, une fragilité qui la rendait incapable de se mesurer à la force de sa volonté et au pouvoir de la raison dominante.

J�’ai croisé le regard de Daniela pendant ses trois dernières années. Je l�’ai lu et entendu, en paroles traversées de silence ; je l�’ai porté, aussi, dans ma pensée, avec le souci de me situer à la hauteur requise et à la bonne distance nécessaire à sa compréhen-sion. Son regard me transmettait toujours la même sérénité et la même inquiétude : jusqu�’où peut-on aller dans la profondeur du mystère par le piètre élan de notre être ? Comment chercher l�’essentiel qui ne se donne pas et comment se donner entièrement à ce qui ne peut pas nous contenir, nous circonscrire, nous rece-voir, si ce n�’est dans le plus grand qui soit, et dans lequel nous sommes, quoiqu�’il en soit, depuis toujours ? Il m�’apparaissait évident que le choix ne pouvait porter un tel être ailleurs que vers l�’étude de la philosophie, et qui plus est, vers des esprits assoiffés de pureté et d�’absolu, tel Pascal, figure de spirituel emblématique pour les modernes. Son choix ne pouvait aller que vers les thèmes les plus difficiles de la pensée, ainsi que vers les penseurs les plus ardus à comprendre. Et à chaque fois, à l�’égard de Pascal comme à l�’égard de Maxime le Confesseur, ce n�’était pas le cas particulier d�’un thème de méditation, ou l�’histoire des idées chez un philosophe-théologien, qui l�’avait attirée, mais le témoignage des possibilités ultimes de l�’esprit à la recherche de sa nature et de son origine. L�’histoire des idées ou l�’histoire textuelle, comme l�’ana-lyse du langage et des raisons doctrinales, restaient, sans manquer pour autant dans son travail, loin derrière par rapport au but visé.

Quelque chose de difficile à discerner et à nommer me pousse à croire qu�’il n�’a pas été nécessaire que Daniela fasse le tour complet des exercices et des figures imposés par le cycle universitaire et par les étapes d�’une carrière professionnelle habituelle. Comme elle n�’a pas eu à mesurer ses propres limites à travers les épreuves données à l�’homme dans cette vallée de

Le regard de Daniela 263

larmes et de joie qui partage la terre entre l�’ombre et la gloire. Elle a pourtant compris, me semble-t-il, dans son inquiétude ultime, la nature de l�’être et le sens du don de la vie. L�’inquiétude n�’est-elle pas la forme première de la création, et la matière dont sont tissées la forme et la puissance de toute existence ? Inquiétude comme absence de repos (non-hésychie, dit Platon dans le Timée) tant que les choses existantes ne sont pas prises dans et selon l�’ordre de beauté désiré par tout esprit créateur et universel. Mais au-delà de la lettre et de l�’esprit de la philosophie, qu�’elle s�’est appropriés avec une remarquable finesse, Daniela a compris le subtil attachement que représentent pour l�’étude les racines de l�’amour et l�’invincible ressourcement du don de soi. Encore fallait-il pouvoir tenir à la profondeur de cette découverte intime en l�’absence, souvent cruelle pour la fragilité de la jeunesse, d�’un répondant à la hauteur de son c�œur et de son intelligence.

Peut-être n�’avait-elle plus rien à apprendre au niveau de son exigence. Peut-être avait-elle encore à saisir, dans le mystère de chaque jour, ce qui pouvait la combler de repos et de confiance dans la profondeur de l�’humain. Il ne nous est pas donné à nous de savoir ni de trancher. Nous avons, en revanche, à recevoir quelque chose de sa part, et nous avons aussi le devoir de saisir cette opportunité. Sa mémoire, au-delà des textes critiques et du récit estompé des événements, nous conduit à comprendre le sens des mots authenticité, rigueur, don total de soi. Ces mots ont reçu, pour ceux qui l�’ont connu, le contenu et la couleur de ses yeux, la vivacité et le sourire de bonté qui irradiaient de son regard. J�’aime-rais, si cela m�’était permis, la remercier pour la chair qu�’elle a donnée pour moi à ces mots, la remercier pour la conciliation avec le monde que chaque rencontre avec elle m�’offrait à travers sa rigueur et son pouvoir de concentration sur l�’essentiel. Et surtout la remercier pour la propreté de son regard, dont le souvenir me permet aujourd�’hui encore de croire que le bien et le beau représentent réellement la condition naturelle de l�’être humain.

Anca Vasiliu

Paris, février 2003 / août 2005

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Table des matières

Préface........................................................................................................5 INTRODUCTION........................................................................................15 I. « ENNUI ET QUALITÉS ESSENTIELLES À L�’HOMME »............................35

I.1. La quatrième liasse ........................................................................... 35 I.2. Occupation par divertissement...................................................... 42

2.1. divertissement / occupation comme disponibilité à se divertir / occuper ............................................................................... 45 2.2. ennui du continu .......................................................................... 47

I.3. Bonheur du divertissement ............................................................ 51 3.1. divertissement et quête du souverain bien.............................. 52 3.2. capacité de bonheur..................................................................... 55

I.4. Point de fuite...................................................................................... 60 4.1. sources du divertissement .......................................................... 61 4.2. penser à soi .................................................................................... 63 4.3. aversion.......................................................................................... 67

4.3.1. aversion pour la vérité ......................................................67 4.3.2. aversion : « par la nature même » ....................................77

4.4. malheur .......................................................................................... 82 4.4.1. malheur naturel................................................................83 4.4.2. malheur comme malheur ...............................................92

I.5. Grandeur dans l�’ennui..................................................................... 95 5.1. sentir sa déchéance : l�’ennui en absence................................... 98 5.2. la désertion : ennui en présence............................................... 101

I.6. Instinct du bonheur........................................................................ 103 I.7. Vanité................................................................................................. 108

7.1. désir de gloire.............................................................................. 111 7.2. bon usage du vide...................................................................... 114 7.3. infiniment .................................................................................... 115 7.4. abandon........................................................................................ 118

I.8. Une voie royale à l�’ennui : le « corps de membres pensants » ............................................................................................... 122 I.9. Ouverture.......................................................................................... 130

9.1. y être comme n�’y étant pas....................................................... 131 9.2. l�’ennui dépassé : effroi............................................................... 134

I.10. Conclusions.................................................................................... 139

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266 DANIELA P L AN

II. ENNUI ET ACÉDIE...............................................................................141 II. 1. Akèdia............................................................................................. 142

1.1. aperçu historique........................................................................ 142 1.2. deux analyses de l�’acédie.......................................................... 162

1.2.1. Évagre ............................................................................163 1.2.2. St. Thomas d`Aquin .......................................................182

II.2. L�’acédie pascalienne ..................................................................... 191 2.1. selon les circonstances ............................................................... 192

2.1.1. bon et mauvais usage des passions .................................192 2.1.2. bien véritable ..................................................................197 2.1.3. donner la foi....................................................................201 2.1.3.1. se laisser « renverser ».................................................202 2.1.3.2. se contrarier.................................................................206 2.1.3.3. par Médiateur..............................................................211 2.1.3.4. sans arrêt .....................................................................212

2.2. lieux acédiques chez Pascal ...................................................... 215 2.2.1. tristesse...........................................................................215 2.2.2. négligence.......................................................................218 2.2.3. indifférence .....................................................................223 2.2.4. ou ignorance ...................................................................224 2.2.5. immobilité.......................................................................226 2.2.6. repos ...............................................................................229 2.2.6.1. mollesse .......................................................................233 2.2.6.2. orgueil et paresse .........................................................236 2.2.7. évasion du présent ..........................................................238

II.3. Conclusions..................................................................................... 241 CONCLUSIONS........................................................................................249 Bibliographie.................................................................................................... 253 Postface. Le regard de Daniela........................................................................ 259