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Rester hindou en mer.
Le voyage en Angleterre dun maharaja orthodoxe du Rajasthan
(1902)
par
Catherine Clmentin-Ojha (mars 2014) Bien que nous ayons
plusieurs milliers dhindous dans ce pays, nous navons pas encore eu
la faveur dune visite dun membre orthodoxe de cette communaut. Le
vritable hindou adhre de manire tout fait tenace ses coutumes. Lide
mme de rforme est un pch et il ne peut jamais imaginer venir sur
notre rivage, parce que cela implique de traverser le kalapani (eau
noire ou ocan), ce qui signifierait pour lui perdre sa caste. Daily
Chronicle, May 23 1902. Ce nest pas pour soi que lvnement est dpec,
dsarticul. Cest pour ce quil nous rvle, par lbranlement dont il est
la cause, et qui sans lui resterait inaperu. Le contrecoup nous
intresse plus que le coup lui-mme : ce remous qui fait merger des
profondeurs des choses chappant dordinaire au regard de lhistorien.
Duby 1990 : 261.
Dans les dernires dcennies du 19e sicle les hindous orthodoxes
ne tiennent plus les monts Vindhya pour la frontire sud de leur
territoire1. Mme si tout dplacement loin de leur foyer augmente
leurs yeux les risques de transgression rituelle, ils nhsitent plus
sortir de lancien ryvarta, leurs circulation, prgrination,
migration et conqutes ayant depuis longtemps tendu lensemble du
sous-continent laire de laccomplissement du dharma lordre idal et
immuable sur terre2. Mais un autre interdit, non moins ancien,
comme on le dcouvre dans les textes canoniques sur le dharma
(dharmastra), reprend toute sa vigueur entre 1875 et 1910. Qui sort
de lInde en voyageant sur locan (samudryana), en traversant l eau
noire (klpn), peut tre incrimin davoir dlibrment enfreint les us et
coutumes de sa caste, ou stre trouv dans limpossibilit de les
observer. Une fois rentr, considr souill il est dchu (patita),
ostracis ; on ne partage plus de repas avec lui, on naccepte plus
son hospitalit. Car cest un point majeur quil faut garder lesprit,
les difficults ne se prsentent quau retour du voyageur quand le
corps social se voit mis en demeure
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de rcuprer son membre contamin. Aprs 1920 de plus en plus
dindividus enfreignent linterdit du voyage en mer. Cest donc un
pisode bien situ dans le temps encore quil nait pas entirement
disparu aujourdhui (Clmentin-Ojha 2011 : 372-377). Linterdit ne
sapplique pas tout le monde, voir la carrire des hindous qui depuis
lpoque ancienne traversent la mer pour se livrer au commerce
(Markovits 1999). Il ne concerne que les hautes castes. Or,
prcisment, cest parmi ces castes qui forment llite sociale au
tournant du 20e sicle que, du fait de la conjoncture historique, le
nombre des aspirants au voyage en Angleterre augmente dans ces
annes-l3.
Une fois ralise lannexion dune grande partie de lInde lempire
britannique, de plus en plus dhindous duqus prennent conscience
dappartenir un nouveau territoire, un territoire beaucoup plus
vaste que le leur et qui lenglobe totalement. Ils sont dautant plus
tents de lexplorer depuis louverture du Canal de Suez (1869). Cest
aussi quaugmente le nombre de jeunes hommes dsireux dexercer une de
ces professions nouvelles et lucratives introduites en Inde par le
rgime colonial et auxquelles seule permet daccder lducation
suprieure dispense en Grande-Bretagne (Carroll 1977). Leur
principale destination est la capitale de lempire. Ils partent pour
Londres malgr les obstacles surmonter : au pays, les pnibles
tensions avec leur famille ; ltranger, les dures conditions
dexistence et les examens difficiles (Sen 2005 : 59-60). Puis ils
reviennent. Mais pour recouvrer leur place dans le corps social la
plupart dentre eux doivent subir les pnitences (pryacitta)
prescrites par leur Conseil de caste (pacyat) ou par tout autre
instance charge de rguler les affaires internes de leur caste. Ceux
des voyageurs qui rsistent, en tenant ces rites pour une aberration
dun autre ge ou en refusant davoir commis une faute, restent
excommunis4.
Sil ne faut pas surestimer linterdit, il ne faut pas davantage
le sous-estimer. La gravit extrme du problme social suscit par le
voyage en mer partir des annes 1880 semble avoir t oublie
aujourdhui. On ne sait plus quel point il a profondment divis les
familles et les castes, suscitant parmi les lites hindoues des
dbats aussi vifs que le mariage des enfants, lducation des filles,
le remariage des veuves et la conversion au christianisme. Il
suffit de lire les mmoires et biographies des hommes de ce temps
pour sen convaincre. Face ceux qui encouragent lexpatriation au nom
de la modernisation du pays, de son progrs conomique et social, on
trouve les dfenseurs de lorthodoxie qui sen remettent lautorit de
ceux qui disent le dharma. Pourquoi au juste ces derniers
critiquent-ils le voyage outremer ? Deux raisons se conjuguent dans
leurs arguments. La premire est que ce voyage occasionne le contact
physique avec des substances ou avec des personnes impures ; il
contrevient aux rgles de bonne conduite (cra). La seconde raison
est quil fait sortir du territoire sacr de lInde ou, plus
prcisment, de lordre social (dharma) qui y prvaut et en dehors
duquel un hindou de haute caste risque la dgradation (ptaniya),
autrement dit lexclusion de la caste. En apparence indpendantes
lune de lautre, ces deux raisons ont une parent profonde : elles
refltent un mme idal dtanchit. Elles enferment lhindout dans des
limites spatiales et corporelles infranchissables.
Chez nombre dhindous acquis ces conceptions, on trouve pourtant
lide quil faut vivre avec son temps. Des interprtes clairs du
dharma partagent ce point de vue. A Jaipur mme, certains dnoncent
lattitude frileuse des hindous leur dharma de tortue (kacu-dharma)
dira Candradhr arm Guler (18831922) dans un essai rest clbre5. La
plupart se contentent
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daccompagner cette adaptation aux temps modernes plutt que dy
rsister. Ils affirment que le voyage peut tre ralis sans trop de
danger pour son dharma de caste si on prend certaines prcautions.
Le Movement for the Sea-journey, qui sorganise dans la Calcutta
coloniale des annes 1890, offre lexemple le plus significatif de
cette dmarche6. Aucune entreprise de cette ampleur ne sobserve
alors dans les royauts du Rajputana (Rajasthan). Le voyage en mer,
en effet, ny est pas (encore) un moyen de promotion sociale.
Celui-ci concerne seulement la petite poigne dindividus dont les
intrts de classe sont lis ceux de la puissance coloniale. Au
premier rang, se trouvent les ttes rgnantes et ceux qui les guident
sur la voie du dharma. Cest ce que nous allons constater en
considrant les rgles de conduite que la Dharma-sabh, le Conseil de
lettrs charg de dire le dharma la cour de Jaipur, dicte en 1902 au
trs orthodoxe maharaja Mdhosingh (Mdhavsigh II, r. 1880-1922) alors
que, soudainement, celui-ci se voit contraint de se rendre Londres
et dentreprendre la traverse prohibe.
Ici, nulle qute de promotion sociale. Le maharaja ne se rend pas
en Angleterre pour y poursuivre des tudes suprieures. Il est
faiblement duqu, ne parle que quelques mots danglais et adhre
strictement aux rgles dvitement orthodoxes. A la diffrence de son
prdcesseur Rmsingh II (r. 1851-1880) qui frayait volontiers avec
les Britanniques posts dans son royaume, il nest pas
personnellement intime avec ces trangers et rsiste leur influence.
Comme il doit bien se rsoudre les recevoir, il fait construire un
pavillon spcial, le Mubarak Mahal, dans une cour situe en priphrie
du sarhad, la frontire qui ceint le domaine du palais royal7. Des
limites ne pas franchir, l encore. Cest un enchanement de faits qui
se sont drouls dans le lointain Londres qui explique son voyage. Le
22 janvier 1901, la reine Victoria est dcde. Aussitt la
Grande-Bretagne dcide de faire du couronnement de son successeur
Edouard VII un vnement mondial, en convoquant lEmpire et la Plante.
Cest ainsi que le 7 octobre 1901, le maharaja de Jaipur a linsigne
honneur de recevoir une invitation aux crmonies du couronnement
fixes au 26 juin 19028. Invitation des plus embarrassantes, mais
quil ne sagit pas de refuser. Aussi la Dharma-sabh conseille-t-elle
au maharaja de voyager de faon ne pas enfreindre son dharma et donc
de ne pas sexposer son retour une expiation plus quhumiliante,
inconcevable.
Ce voyage en Angleterre ne passe pas inaperu des contemporains.
En Inde et en Angleterre, la presse lui consacre plusieurs
articles. Le souvenir en a aussi t soigneusement entretenu au
palais de Jaipur. Peu de temps aprs le retour, Madhusdan Ojh, le
principal exgte du dharma la cour, compose un savant trait en
sanskrit pour expliquer que le maharaja na commis aucune faute. En
1922, iv Nrya Saksen, haut fonctionnaire du royaume, publie en
hindi la relation officielle de ce voyage exotique qui,
naturellement, dfend la mme position. Les rcits quon a faits par la
suite de lvnement reposent sur ces deux textes9. Ces derniers ont
aussi aliment de nombreuses anecdotes restes clbres Jaipur. On
garde en outre la trace des prparatifs du voyage et des crmonies du
retour dans le Registre royal (Syh Huzr ) o lon notait les activits
du maharaja10. Aujourdhui deux grandes jarres en argent, exposes la
vue de ceux qui visitent le Mubarak Mahal (devenu un muse), dans le
City Palace de Jaipur, portent tmoignage que parmi les provisions
emportes par le maharaja en Angleterre se trouvait une large
quantit deau du Gange. Ce fut l lune des prcautions que prit
Mdhosingh pour rester dans les limites du dharma .
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Etant consacr examiner la signification de ces prcautions, cet
article ne traite pas des pripties du voyage lui-mme ou de celles
du sjour en Angleterre. Il ny sera question quen passant de
linterdit frappant le voyage en mer ou des dbats quil suscita au
19e sicle11. Ce sont les arguments utiliss par Madhusdan Ojh et iv
Nrya Saksen, le lettr expert en dharma et le haut fonctionnaire,
pour expliquer et justifier la conduite du maharaja qui seront
analyss. Il faut garder lesprit que nos deux auteurs refltent un
seul point de vue, celui de la cour de Jaipur. Ils crivent des
ouvrages de propagande politique qui ne correspondent pas
ncessairement la ralit quils dcrivent. Mais cest justement le
caractre normatif de leurs arguments qui mintresse. Ceux-ci sont
rvlateurs des conceptions et pratiques religieuses auxquelles il
convenait quun souverain hindou se montre ostensiblement attach
dans une situation o son orthodoxie pouvait tre mise en doute.
Derrire la singularit de ce voyage hors frontires, en effet, se
profile une question dhistoire culturelle plus large : comment
rester hindou hors de lespace hindou licite ? Cette question nest
pas dnue dimportance pour saisir les transformations de lhindouisme
lpoque coloniale. En minterrogeant sur les ressources religieuses
que les hindous orthodoxes mobilisent pour ajuster les bornes de
leur primtre spatial et social une poque o ils sont confronts au
monde non hindou comme jamais ils ne lont t au cours de leur
histoire, je propose un clairage sur la relation que lhindouisme
entretient au tournant du 20e sicle avec le territoire de
lInde.
Il faut dabord dresser un tat des relations du royaume de Jaipur
avec la puissance britannique, afin de comprendre pourquoi il tait
hors de question que le trs orthodoxe Mdhosingh refuse de se rendre
Londres. Un royaume dans lempire
En 1902, au moment de son voyage, Mdhosingh II a 40 ans. Il rgne
depuis 22 ans sur quelque 3 millions de sujets, soit un centime de
la population de lInde. Plus des deux tiers du territoire indien
appartiennent alors lempire britannique. Le royaume de Jaipur nen
fait pas partie mais il en dpend. Il est soumis au systme dit de
lindirect rule depuis 1818, date laquelle son maharaja a sign un
trait dalliance avec la Compagnie des Indes orientales (East India
Company) afin dassurer la scurit extrieure de son royaume moyennant
le versement annuel dun tribut. Selon les termes du trait, la
politique intrieure reste le domaine rserv du maharaja, mais lagent
politique anglais, qui supervise le bon tat des finances du
royaume, se mle demble de ladministration de celles-ci. A partir de
1858, la couronne britannique ayant remplac lEast India Company,
lagent politique relve dune chane de commandement aux ordres du
Vice-roi et Gouverneur-gnral de lInde, bas Calcutta. Le Vice-roi
lui-mme dpend de lIndia Office Londres et de son responsable, le
Secrtaire dtat lInde qui est aussi membre du Cabinet
britannique.
Au seuil du 20e sicle, le royaume de Jaipur est un rouage de la
gigantesque configuration territoriale, administrative et politique
qui sous le nom d Inde (India) englobe les territoires directement
placs sous la couronne britannique (British India) et les
territoires indignes sous la suzerainet de Sa Majest 12. Labsence
de souverainet extrieure, commente en 1916 le journaliste indien
Sant Nihal Singh, coupe compltement toute relation entre les Rajas
et une quelconque puissance autre que la britannique. Ils ne
peuvent ni indpendamment ni en sassociant
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dclencher ou terminer une guerre, ni engager des ngociations
avec un quelconque gouvernement tranger concernant ladministration
de leurs affaires . Pour toutes les questions caractre officiel,
ils ne peuvent davantage communiquer directement entre eux mais
doivent en passer par les Britanniques (Singh 1916 :
107-108)13.
Mdhosingh II en 1902 (Collection du Maharaja Man Singh Museum,
Jaipur)
Du point de vue britannique, Jaipur est lun des dix-neuf tats
princiers du territoire
indigne du Rajputana rgion qui correspond approximativement
lEtat du Rajasthan daujourdhui , une entit politique et
administrative spare place sous la protection du gouvernement de
lInde par lintermdiaire de la Rajputana States Agency, base Ajmer.
Mr. Cobb, le Resident du gouvernement de lInde Jaipur, en relve
directement. A ce titre, il accompagnera Mdhosingh jusquau port de
Bombay le 12 mai 1902, et ly attendra son retour dAngleterre le 11
septembre 1902.
Si vu de lextrieur, Jaipur nest quun maillon dune vaste chaine
de commandement qui aboutit Londres, il en va autrement localement,
mme si l aussi le ton se veut grandiose. Epique mme. Mdhosingh se
pense comme le dernier rejeton de la dynastie plurisculaire des
Kachvh dont lanctre nest autre que le dieu Rma, fondateur de la
ligne solaire, lune des deux grandes lignes auxquelles, en
principe, se rattachent les Rajputs de lInde, lautre tant la ligne
lunaire fonde par le dieu Ka. Les Kachvh font en effet remonter
leur lignage au divin roi dAyodhya, modle de droiture et de
justice, poux de la vertueuse Sita, dont le Rmyaa conte la
geste.
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Les faits historiques connus montrent des clans rajpoutes
rivalisant pour le contrle de la terre. Au dbut du 11e sicle, les
Kachvh mergent comme le clan dominant dans la rgion de lactuelle
Jaipur. Diviss en plusieurs lignages, ils ont pour divinit
domestique (kula-devat) la desse Jamv Mt, et sont tablis Amer
(Amber), o, sur les hauteurs escarpes des monts Aravalli, ils ont
construit un imposant fort quils vont agrandir jusqu la fin du 17e
sicle. La famille rgnante clbre les rites de perfectionnement
(saskra) qui jalonnent la vie de ses membres dans le temple de Jamv
Mt. Par la suite, au fur et mesure que leur territoire sagrandit,
les Kachvh se placent sous la protection dautres divinits :
Viu-Narasiha, Strma (cest--dire Rma poux de St), et ildev, une
image de la desse Durg enleve par Mnsingh I (r. 1550-1614) au
Bengale au cours dune opration militaire. Sous Mdhosingh, les
Kachvh aiment voquer la bravoure de Mnsingh I dans les campagnes
quil mena pour le compte dAkbar (r. 1556-1605) aux marges de
lempire moghol, au nord, annexant Kaboul en 1581, lest, conqurant
lOrissa en 1592 et le Bengale quelques annes plus tard. Nous en
aurons un cho plus loin. Un autre Kachvh remarquable dont les
chroniqueurs royaux chantent la gloire au tournant du 20e sicle est
Sav Jaisingh (Jaisingh II, r. 1700-1743), le vritable fondateur du
royaume dont Mdhosingh hrite. Lui aussi enrichit la famille des
divinits protectrices en mettant sur le devant de la scne
Govindadeva, le divin Ka sous sa forme dternel jeune homme amoureux
de Rdh, dont il ne se spare jamais. En 1727, il fonde Jaipur, la
cit de la victoire (et de Jaisingh) dans la vaste plaine qui court
aux pieds des Aravalli au sud dAmber. Construite selon un plan
parfait, dote de larges rues paves se coupant angle droit bordes de
riches demeures, et protge par une enceinte aux remparts crnels,
Jaipur devient la nouvelle capitale royale. Au 19e sicle, la
famille des divinits protectrices sagrandit encore quand Rmsingh
II, le pre adoptif de Mdhosingh, installe iva-Rjarjevara au coeur
du palais, non sans susciter dans le trs krishnate royaume une
crise religieuse de grande ampleur (Clmentin-Ojha 1999). Sous
Rmsingh II, sans conteste le plus remarquable Kachvh avec Sav
Jaisingh, le royaume de Jaipur devient lun des plus fidles
serviteurs des intrts de Londres. Proche des Britanniques, qui ont
veill sur son ducation ds son jeune ge, Rmsingh leur dmontre sa
loyaut en les abritant dans son propre palais en 1857 lors de la
Rvolte des cipayes, et en contribuant rprimer militairement les
mutins. Jusqu sa mort en 1880, trois ans aprs la proclamation de
Victoria comme impratrice des Indes, il ralise dimportantes rformes
administratives et politiques dans le sens souhait par Londres, non
sans en profiter pour affermir son propre pouvoir (Stern 1988). La
couronne britannique le rcompense en agrandissant ses possessions
territoriales. Elle lui accorde aussi le droit dadopter un hritier
et de transmettre ce droit ses successeurs signe quelle met un
terme la fameuse Doctrine of lapse adopte sous le mandat du
Gouverneur-gnral Lord Dalhousie (1848-1856), qui autorisait la
Compagnie des Indes orientales annexer les territoires de
souverains hindous et musulmans morts sans descendance.
Sur son lit de mort, en septembre 1880, Rmsingh adopte Mdhosingh
issu du lignage dsard apparent au sien. Promis au destin peu
enviable de tout cadet dun fief rajput modeste, Mdhosingh se voit
propuls sur le trne de lun des principaux royaumes du Rajputana.
Rmsingh lui laisse un Etat sain. Non seulement il a mis en uvre des
rformes administratives, mais il a aussi fait raliser de grands
travaux dirrigation qui en permettant la culture du pavot ont
considrablement accru les
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richesses de Jaipur. Au tournant du sicle, prs des trois quarts
des 3 millions de sujets du royaume sactivent dans lagriculture,
secteur dont lEtat tire la plus large part de ses revenus.
Mdhosingh lui-mme senrichit normment, doublant les revenus annuels
de ses terres pendant son long rgne de 42 ans (Sarkar 1994: 366;
Stern 1988 : 189). Le joyau du royaume, cest sa capitale. Eduqu et
progressiste, Rmsingh a considrablement transform Jaipur, y faisant
installer lclairage au gaz et la dotant de nombreuses institutions
publiques, dont les plus notables sont le Mayo Hospital, lArt
School, le Maharaja College (qui est affili luniversit dAllahabad
et compte mille tudiants) ; la grande bibliothque publique ;
lobservatoire mtorologique; le muse du Albert Hall; une mnagerie.
Pour accueillir le Prince de Galles futur Edouard VII , qui visite
la ville en 1875, il la fait intgralement peindre en rose, couleur
quelle a garde.
Mdhosingh poursuit la politique dintgration de Jaipur lempire,
si bien quen 1902, il passe pour lun des plus fidles allis de la
Grande-Bretagne. Sa fiabilit, sa gnrosit, son caractre dbonnaire
sont les traits que les Britanniques soulignent. Dans leurs
rapports, le nom de Mdhosingh est le plus souvent associ dnormes
sommes offertes en donation. A les lire, Mdhosingh donne avec
prodigalit. Est tout particulirement bien note sa contribution
financire la lutte contre leffroyable famine qui ravage lInde dans
les annes 1898-1900 et sur laquelle Pierre Loti, qui justement
visite Jaipur en avril 1900, apporte un tmoignage saisissant14. Dj
Grand Commander of the Star of India, Mdhosingh est fait Grand
Commander of the Indian Empire en 1901 (Showers 1916: 2-3 et
12-13). Lempire lui est aussi reconnaissant de contribuer la dfense
des frontires toujours agites du Nord-ouest, en participant au
financement du Imperial Service Troops Scheme et en maintenant en
son sein le Jaipur State Transport Corps, un contingent de 600
voitures deux poneys chacune (Showers 1916 : 2-3 ; Stern 1988:
194-202)15. Mais cest surtout parce que Mdhosingh sait tenir son
royaume quil gagne la confiance des Britanniques. Si comme les
historiens lont observ, les Princes ne jouent quun rle marginal
dans ladministration de lInde, ils sont en revanche des acteurs
indispensables et irremplaables sur le terrain domestique. Ainsi
Lord Hamilton, le Secrtaire dtat lInde, qui ne tarit pas dloges sur
Mdhosingh, souligne la considration dont ce dernier jouit dans la
socit indigne 16. Les Britanniques ont pris le contrle de tout sauf
de lordre moral. Or du contrle de ce dernier dpend la perptuation
dune grande partie du pouvoir du maharaja. Cest dans cet clairage
aussi quil faut considrer limpeccable conduite personnelle de
Mdhosingh pendant son voyage en Angleterre.
Laffaire du raja de Khetri
Loyal Mdhosingh mais pas dsintress. Ce quil souhaite par-dessus
tout, cest que les Britanniques ne se mlent pas de ses rapports
houleux avec ceux quil nomme ses feudataires , ces nobles
turbulents tous chefs de lignages apparents au sien , qui il arrive
de contester tre ses tributaires . Considrant le royaume un peu
comme ses anctres considraient leur fief (hik), Mdhosingh veut
rester matre de son sol, tout comme son frre an, qui na pas eu
comme lui la chance dtre adopt dans un grand royaume, est matre du
fief dsard (Stern 1988 : 175). Or en labsence de cadastre et de
mesure commune de la surface, les frontires sont imprcises entre
les terres du royaume et celles que les nobles disent tre les leurs
(Stern 1988 : 187). Problme
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rcurrent chaque rgne, vrai dire. Dj au 18e sicle, Jai Singh II
avait exig que les chefs de fiefs btissent une demeure dans la
capitale afin dy faire des sjours prolongs, de faon surveiller
leurs alles et venues. Dans la seconde moiti du 19e, Rmsingh en a
spoli plus dun en rationalisant la machinerie tatique dans le sens
voulu par les Britanniques. Mdhosingh va plus loin encore en sen
prenant leurs prrogatives judiciaires. Les Britanniques, qui
enregistrent de nombreuses plaintes de nobles, notent la duret et
la condescendance du maharaja leur gard et signalent quil empite
sur leurs terres, confisque leurs villages, tranche de manire
partiale leurs querelles de succession ou exerce trop souvent son
droit de regard sur leurs adoptions (Stern 1988 : 206). Au fond, la
forme de pouvoir que le maharaja exerce sur eux nest pas sans
rappeler celle quil subit lui-mme de la part de la puissance
coloniale. Dans un cas comme dans lautre, le pouvoir se mesure la
loyaut des infrieurs lgard des suprieurs. Les darbr offrent
rgulirement des occasions de le rappeler.
A Jaipur, lors de ces grands rassemblements crmoniels, le
maharaja install au milieu de sa cour dispose dans un ordre
protocolaire qui traduit la hirarchie sociale des diffrentes
catgories reprsentes, manifeste sa puissance symbolique par
lintermdiaire du spectacle quil donne de lui-mme. Une part
essentielle de ladministration de lEtat se joue dans ces assembles,
o on schange des hommages et des honneurs. Selon lanthropologue
amricain Bernard Cohn (1990), ce systme protocolaire symbolise
traditionnellement lincorporation des nobles lautorit du raja. Les
Britanniques le dtournent leur profit pour organiser en Inde de
gigantesques mises en scne destines manifester leur prminence
politique sur ceux quils nomment les Native Princes . Dans leurs
darbr, ils placent autour du vice-roi et des hauts responsables
administratifs les maharajas, raja et autres chefs politiques selon
le rang quils leur attribuent. Il en est ainsi en 1875 lors de la
visite en Inde du prince de Galles, le futur Edouard VII; encore
ainsi, avec plus de pompe encore, Delhi en 1877 lors de la
proclamation de la reine Victoria comme impratrice des Indes le
premier grand darbr imprial. En 1902, pour le couronnement dEdouard
VII le nouveau king-emperor , en conviant Londres cette fois, au
centre mme de leur pouvoir, Mdhosingh et dautres souverains
indiens, il va de nouveau sagir pour la couronne britannique de
marquer son autorit et de resserrer les liens de fidlit.
Dans la hirarchie du pouvoir qui aboutit au plus haut
reprsentant de la puissance coloniale, le maharaja de Jaipur, comme
les autres grands Princes , se tient sur un barreau relativement
lev. Il jouit dune grande proximit avec le sommet. Lors des darbr
de 1875 et 1877, Rmsingh II est plac tout prs du vice-roi et du
prince de Galles. Cet accs au plus puissant est un privilge. Cest
prcisment cette prrogative que va prtendre le raja de Khetri, lun
des deux grands fiefs de la Shekhavati (au nord de Jaipur) avec
celui de Sikar, en se rendant en Angleterre cinq ans avant
Mdhosingh. Les consquences seront pour lui trs malheureuses, comme
on va le voir.
Lpisode en question se droule sur un fonds de querelles
ancestrales entre Jaipur et les nobles de la Shekhavati qui
rechignent se reconnatre comme tributaires des Kachvh. Sous
Mdhosingh, Ajitsingh (1861-1901), le raja de Khetri, est lun des
Shekhavats qui manifestent le plus rsolument leur vellit
dindpendance, dautant quil a hrit de son prdcesseur un royaume bien
not par les Britanniques. Ceux-ci le considrent comme lun des mieux
administrs du Rajputana17. A loccupant du trne de Jaipur, nettement
moins duqu et ouvert sur le monde que lui, le raja de
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Khetri reproche de vouloir empiter sur son domaine en y exerant
la justice sa place. Les Britanniques, qui entendent par-dessus
tout que Mdhosingh poursuive la politique de centralisation engage
sous son avis prdcesseur, dcouragent Khetri dans ses tentatives de
se poser en chef rgnant (Stern 1988 : 178, 211). Ils lempchent de
nouer avec lempire une relation directe, indpendante de Jaipur, et
ne lautorisent pas participer au financement du prestigieux
Imperial Service Troops Scheme, se rendre Simla, la capitale dt du
gouvernement britannique o pendant la saison chaude rajas,
maharajas et nawabs aiment se retrouver, correspondre directement
avec le vice-roi ou solliciter une audience prive avec lui. Plus
grave encore, ils ne le laissent pas exploiter ses riches mines de
cuivre sans la permission du maharaja. Ce sont l dintolrables
brimades pour un homme duqu, parlant anglais et bien introduit dans
le petit milieu colonial qui, Jaipur, sest constitu autour des
quelques Britanniques employs sur place.18 En avril 1897, dans ce
climat de rancunes accumules, le raja de Khetri fait savoir que
pour des raisons de sant il a dcid de se rendre en Angleterre sur
le conseil de son mdecin. Or son sjour va concider avec les
crmonies du 60e anniversaire du rgne de la reine Victoria (Diamond
Jubilee) clbres en juin 1897 crmonies la participation desquelles
sattache une valeur symbolique due la proximit avec le sige du
pouvoir imprial qui en rsulte. Quoique le raja de Khetri sembarque
en mai pour lAngleterre avec laccord des Britanniques, il part sans
lautorisation du maharaja de Jaipur, en dpit mme dune mise en garde
expresse de ce dernier contre les srieuses consquences dun tel
voyage. Le 27 avril 1897, le Premier ministre de Jaipur, Kanti
Candra Mukherj lui a en effet crit : Vous irez en Angleterre et
lorsque vous en reviendrez, les nobles (sardr) et les membres de
votre caste sen prendront vous pour avoir viol les usages. Aussi
veuillez bien rflchir auparavant toutes ces choses.19 Il lui crit
de nouveau le 28 avril : Pour poursuive ma lettre date dhier, je
vous cris pour vous assurer, de crainte que cette lettre ne soit
source de malentendu, que sa Majest le maharaja nest pas
personnellement oppose votre projet de vous rendre en Angleterre.
La lettre que je vous ai crite hier la demande de sa Majest tait
destine vous avertir en toute amiti des srieuses consquences pour
vous-mme qui ne manqueraient pas de rsulter de ce voyage. Quoique
Sa majest nait pas chang dopinion le moins du monde sur les
srieuses consquences de laction que vous envisagez, elle vous
laisse libre den dcider pour vous-mme.20
Nonobstant cet avertissement (le ton diplomatique ne doit pas
nous tromper), mais non sans
stre prudemment assur du soutien moral des belles familles de
ses deux filles, le raja de Khetri part pour lAngleterre21. Sa sant
sen trouve amliore. Et non seulement il assiste au Jubilee de la
reine Victoria, mais encore reoit des mains de la souveraine une
mdaille en or. A son retour en octobre 1897, il est triomphalement
accueilli au port de Bombay par un comit de rception que dirige
Mahdev Govind Rnae (1842-1901), lun des rformateurs sociaux les
plus en vue du temps. Le raja de Khetri a dailleurs lui aussi des
ides progressistes. Cultiv et fru dides philosophiques et
scientifiques modernes, il est devenu le disciple de Svm Viveknanda
(1863-1902), quil a reu chez
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10
lui en 1891, 1893 et 1897. En mai 1893, il a mme financ le
voyage du religieux bengali aux Etats-Unis, lui permettant de
participer au Parlement des religions du monde de Chicago, et
dexposer sa conception dun hindouisme universaliste et dbarrass des
divisions entre les castes (et donc des rgles dvitement). Il aide
aussi financirement la famille de Viveknanda (Chattopadhyaya 1999 :
89, 108). Une fois de retour au Rajputana, loin dtre inquit, le
raja de Khetri est accueilli la table de ses parents et allis et il
les reoit la sienne, indications on ne peut plus nettes quil reste
pur leurs yeux22.
On sait que tous les Rajputs ne partagent pas la crainte du
maharaja de Jaipur des srieuses consquences dun voyage en
Angleterre. Pratpsingh (1845-1922), frre du maharaja de Jodhpur, la
famille duquel celle de Jaipur est apparente, sest ainsi rendu en
Angleterre pour le Golden Jubilee de juin 1887 alors quil tait le
Premier ministre du royaume, puis de nouveau pour le Diamond
Jubilee de juin 1897, cette fois en tant que rgent ; il se trouve
quil fait la traverse sur le mme bateau que son ami le raja de
Khetri (Sharma 1940 : 175). Avant mme ces voyages, Pratpsingh a
aussi servi lempire lextrieur des frontires de lInde en prenant
part la seconde guerre dAfghanistan en 1878 et la guerre des Boxers
en Chine fin aot 190023. Et en 1902, il retraversera locan pour les
ftes du couronnement dEdouard VII. Plusieurs autres exemples de
voyages outremer de membres de familles hindoues rgnantes
pourraient tre mentionns dans ces annes-l. Face la possibilit qui,
pour la premire fois, lui est offerte de dcouvrir le monde
extrieur, laristocratie indienne ne ragit pas dun mme mouvement.
Les diffrences ne sexpliquent pas seulement par des raisons
religieuses. Pour les apprcier correctement, il faut aussi tenir
compte du niveau dducation de ses membres, de limportance de leurs
fiefs et de leur degr dexposition la prsence britannique, critres
au demeurant troitement lis. Ceux qui, tel Pratpsingh de Jodhpur,
se sont dj en partie occidentaliss ne reculent devant aucun
voyage.
Tout cela est-il un sujet dirritation pour Mdhosingh ? Toujours
est-il que quelques mois aprs le retour en Inde du raja de Khetri,
en fvrier 1898, le maharaja interdit aux grands du royaume de
partager la table de celui-ci (Parikh 1984 : 216). Laffront est
svre. Humili, abattu, le raja de Khetri sexile. Il part sinstaller
Agra. Le 18 janvier 1901, alors quil participe la restauration du
mausole dAkbar Sikandra, il se tue en tombant de lchafaudage ;
certains disent quil en saute (Chattopadhyaya 1999 : 123, 270).
Le 22 janvier 1901, quatre jours aprs cette mort brutale, la
vieille reine Victoria steint. Les Britanniques lancent des
invitations pour le couronnement de son successeur fix au 22 juin
1902, coule la priode de deuil. Sont concerns une poigne de Princes
indiens que le vice-roi et gouverneur gnral Lord Curzon (1899-1905)
a lui-mme choisis. Mdhosingh est lun deux. Ce voyage outremer quil
avait si vivement dconseill son feudataire de Khetri, le maharaja
de Jaipur va donc devoir lentreprendre lui-mme. Mais dans son cas,
la raison politique lemportera sur les interdits religieux.
Il reste dire que dans ces annes-l, les Britanniques eux-mmes
manifestent une ambivalence certaine vis--vis des contacts des
Princes indiens avec ltranger. Dune part, ils souhaitent que ces
derniers reoivent une ducation moderne au Mayo College lcole quils
ont fonde Ajmer en 1875 leur intention , cultivent leur compagnie
ou encore adoptent leurs
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usages administratifs ou leurs rformes. Dautre part, ils ne
veulent pas quils sexposent trop la socit europenne elle-mme. Comme
les hindous orthodoxes au fond, certains Britanniques pensent que
le sjour en Angleterre est corrupteur. Mais leurs raisons sont
autres. Eux craignent que les rajas ne se livrent des dpenses
extravagantes et oublient leurs devoirs envers leurs sujets. Non
moins proccupantes leurs yeux sont les ventuelles consquences
politiques de tels sjours, qui permettent de rencontrer dautres
Indiens, ou des Anglais qui ne seraient pas acquis la politique
mene par leur nation en Inde. Le voyage en Angleterre est pour les
Indiens une occasion de sinformer sur le fonctionnement des
institutions politiques anglaises et de prendre pleinement
conscience de leur condition car limage de la colonisation de lInde
est seulement visible de Londres (Burton 1998). Les autorits
britanniques nignorent pas que cela peut leur causer de grands
embarras: nont-elles pas t confrontes depuis la fin du 18e sicle
des missions diplomatiques indiennes venues contester dans la
capitale britannique diverses spoliations (Fisher 2004a) ? Lord
Curzon est lun des plus virulents critiques des sjours ltranger des
Princes . Au cours de sa premire anne en Inde (1899), il a observ
linaction de plusieurs dentre eux devant la famine qui svit alors
et il ne cesse de critiquer leurs frais de voyage. A Lord Hamilton,
il crit dsapprouver vivement the theory at Home that an enlightened
Prince had to travel for the improvement of his own mind and
ultimate edification of his devoted and delighted subjects 24. Les
voyages en Europe tournent la tte de certains dentre eux,
ajoute-t-il ; nest-il pas grotesque et lourd de consquences
malheureuses, par exemple, qu Vienne le jeune maharaja de Jodhpur
ait t reu dner par lempereur tout comme sil tait un potentat
oriental (Butt 2007: 68-69) ! En mai 1900, le Gaikvd de Baroda, qui
depuis une dizaine dannes se rend rgulirement en Europe, dclenche
lire de Lord Curzon en partant pour Londres, cette fois avec son
pouse et ses cinq enfants ; le fait que le Gaikvd soit proche de
lIndian National Congress narrange pas ses affaires (Sergeant 1928
: 105-106 ; Moore 2004 : 79-81). En tout cas, voil encore un raja
hindou qui ne fait pas dhistoires pour prendre la mer ! En juillet
1900, Lord Curzon publie une leave-circular qui intime expressment
aux Princes de demander au gouvernement de lInde la permission de
se rendre en Europe25. Un certain nombre de ttes rgnantes
sempressent dapprouver cette mesure, dont le maharaja de Jaipur,
encore chaud par le voyage du raja de Khetri. La lettre quil crit
au vice-roi est si remarquablement tourne que ce dernier songe un
temps lenvoyer la reine Victoria (Butt 2007: 59) !
Mais il se trouve que peu de temps aprs la promulgation de la
circulaire de Lord Curzon, la reine Victoria dcde. A linjonction de
rester en Inde succde celle non moins premptoire de faire le voyage
vers Londres ! Le maharaja de Jaipur a linsigne honneur dtre invit
aux crmonies du couronnement prvues pour le 26 juin 1902. Le 10
octobre 1901, revtu des insignes du pouvoir, de toutes ses
dcorations, et entour des nobles du royaume disposs selon leur rang
autour de lui, Mdhosingh reoit formellement la lettre (khalto
[sic]) de lempereur Edouard VII (snshj r ivar haphtamj) des mains
du Resident, Mr Cobb, au cours dun darbr solennel organis selon le
dcorum prescrit pour les grandes occasions, de sorte que tout un
chacun en comprenne la signification politique26. Peu de temps
auparavant, Auto Mukherj (1864-1924), intellectuel et scientifique
bengali de grand renom, que Lord Curzon avait pressenti pour
reprsenter Calcutta au
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couronnement a dclin linvitation en allguant que sa mre
sopposait ce quil traverse la mer.27 Ce refus inflexible, outre
quil est rvlateur de la persistance du tabou de klpn dans un milieu
pourtant acquis aux rformes sociales (le remariage de veuves, par
exemple), attire lattention sur la relation de subordination qui
lie le maharaja de Jaipur la puissance britannique. Mdhosingh, lui,
nest pas son propre matre.
Par-del la frontire
En 1858, pendant la rvolte des Cipayes, Rmsingh a protg les
Britanniques contre les mutins ; moins dun demi-sicle plus tard
Mdhosingh est son tour mis en demeure de leur prouver sa fidlit:
chaque rgne sa dmonstration de loyaut envers la puissance suprme.
Que le principal problme pos par ce voyage outremer ait t dordre
socioreligieux, la preuve en est fournie par la nature des mesures
que le maharaja prend avant son dpart. On sen fait quelque ide la
lecture du rcit officiel du voyage rdig par iv Nrya Saksen.
Comme son nom lindique, Saksen est kyastha, membre dune caste de
spcialistes des besognes administratives qui exigent de
linstruction. On sait aussi quil est le Deputy magistrate (nyab
faujdr) de Jaipur en charge dune fonction de police judiciaire. Le
rcit en hindi de 137 pages intitul Jayapura narea k igle ytr, le
voyage en Angleterre du roi de Jaipur , quil publie peu de temps
avant la fin du rgne de Mdhosingh, partage des traits avec les
comptes rendus quotidiens des activits du maharaja rdigs par les
chroniqueurs du palais (vkay-navs). Comme ces derniers, Saksen
centre son rcit sur la personne royale, en accumulant une profusion
de dtails dcrivant en particulier les conditions extravagantes dans
lesquelles se droule le voyage. Mais son rcit possde des traits
originaux. A la diffrence des vkay-navs qui enregistrent les faits
au fur et mesure, Saksen, qui ne sest pas lui-mme rendu en
Angleterre, base sa relation sur les souvenirs de trois des
compagnons de voyage de Mdhosingh, et probablement aussi sur le
journal tenu par ce dernier, quoiquil ne le mentionne pas28.
Saksen crit pour justifier le maharaja et le laver de tout
soupon de conduite inapproprie. On aimerait savoir pourquoi ce haut
fonctionnaire du royaume publie son rcit une vingtaine dannes aprs
le retour de Mdhosingh, si longtemps aprs les faits. Lintention en
tout cas est clairement apologtique. Voici, par exemple, lentre en
matire de son rcit:
Ce livre na pas t crit pour chanter la gloire (krti) de rmna
Mahrjdhirj il est clbre (yaa) dans les quatre directions. La
principale raison de sa publication est de permettre aux sujets
(praj) de la ville de Jaipur, aux serviteurs du royaume (rjya
karmacr) et au monde entier de tirer un profit dharmique (dharmnurg
lbha) du voyage en Angleterre du roi (narea) de Jaipur et une
sainte leon (pavitra ik) de son message (upadea) spirituel
essentiel : la protection (rak) de la coutume (maryd) et
linbranlable (aal) amour du royaume (rja-bhakti).
Le maharaja nest pas parti pour lAngleterre pour son propre
plaisir mais par devoir, dans un
esprit dabngation, au service de son royaume (rja). Son voyage
hors de ses frontires fut un acte de patriotisme. Car on se rendait
en Angleterre pour servir ses compatriotes, en reprsentant leur
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cause ou en acqurant ces nouveaux savoirs indispensables au
progrs de lInde les apologues du voyage en mer manient ce dernier
argument , ou pour servir le roi-empereur 29. Dans lide dtre utile,
ce voyage rprouv trouvait sa justification. Si on ne pouvait sy
soustraire, on pouvait du moins le moraliser.
Saksen poursuit son rcit. Il note, comme on pouvait sy attendre,
que linvitation de Londres emplit le maharaja de flicit (nanda). En
ralit, on la compris, elle le plonge dans la plus grande perplexit,
en le confrontant une pnible alternative : ou risquer de perdre sa
caste en allant ltranger, ou risquer de se rendre dsagrable aux
yeux de la Couronne britannique en ny allant pas. Pour rsoudre ce
dilemme, qui en ralit nen est pas un puisque le parti prendre est
connu davance, Mdhosingh se tourne vers les lettrs de la
Dharma-sabh signe manifeste de la nature socioreligieuse de lunique
solution envisageable : rendre le voyage compatible avec les rgles
de caste. Dans son espace social, seuls ces lettrs peuvent en
dcider. Lautorit religieuse quils reprsentent est lgitime parce
quinstitutionnelle : ils lexercent au sein du conseil de
spcialistes de dharma quil a nomm et quil a seul le pouvoir de
runir. Et parmi ces jurisconsultes tout la fois thoriciens et
praticiens du dharma qui il revient de rdiger des avis
(vyavasth-patra) rglementant les usages, nul nest plus important
que Madhusdan Ojh (1866-1939). Or sur le voyage en Angleterre lui
aussi laisse un tmoignage sous la forme dun savant trait en
sanskrit. Quittons donc un instant Saksen pour nous intresser cet
autre regard intrieur, dune nature toute autre.
Madhusdan Ojh vers 1900, en compagnie de son fils (Collection
prive, Jaipur)
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On connat Madhusdan un peu mieux que Saksen, peut-tre parce quil
a beaucoup crit et
conserve dans le Rajasthan daujourdhui (et mme au-del) nombre
dadmirateurs enthousiastes de ses thses30. Ses portraits
photographiques montrent un petit homme au visage cisel lgrement
prognathe. Madhusdan dirige la Bibliothque royale (pothkhn) de
Jaipur fonction qui lui donne de solides revenus financiers, des
privilges permanents et des honneurs quil peut goter
quotidiennement (comme celui dtre transport sur la voie publique
dans un palanquin couvert, entour de deux gardes tenant chacun une
cane colore pour ouvrir le passage). Ses jugements comptent
beaucoup. Originaire du Mithila, rgion orientale (dans le Bihar
actuel) connue pour ses familles de grammairiens et de logiciens,
Madhusdan a reu une excellente formation intellectuelle Benares et
passe pour avoir une connaissance encyclopdique des dharmastra et
du Veda. On lui reconnait une vive intelligence malgr ou cause de
loriginalit de ses ides. Madhusdan donne en effet du Veda une
lecture trs loigne de celle des coles de philosophie tablies, et
prtend avoir redcouvert la science vdique originelle. La thorie du
cosmos quil propose combine hardiment des conceptions
traditionnelles et le savoir scientifique moderne. William Blake
aurait aim ses livres visionnaires remplis de diagrammes complexes
sur les relations entre les diffrents univers.
Sur le voyage hors de lInde, Madhusdan pose le regard dun exgte
des dharmastra, dun spcialiste qui sefforce dnoncer des arguments
recevables du point de vue des textes canoniques sur le dharma. Son
objectif, tel quil lannonce tout au dbut de son ouvrage, est de
rduire au silence ceux qui se demandent si le voyage du maharaja en
Angleterre fut bien conforme aux [dharma]stra. Toutefois pour lui
la question du voyage en mer nest pas un simple problme thorique de
droit religieux. Elle le concerne personnellement parce que
Mdhosingh la emmen, lui le brahmane orthodoxe du Mithila, en
Angleterre31. Autant que le maharaja, cest lui-mme que le trait,
quil rdige aussitt rentr Jaipur, vise exonrer de tout soupon de
conduite fautive. Et il destine ses arguments aux autres lettrs -
car qui dautre que ses pairs aurait t en mesure de lire son
absconse Pratyantaprasthnamms ( investigation sur le voyage hors
frontire )32 ?
Louvrage est divis en sept parties (I-VII). Dans les cinq
premires, Madhusdan se livre deux rfutations (khaana) ; la premire,
quil dcline de trois manires diffrentes (I, II, III), porte sur
linterdit lge Kali (kalivarjyat) lge cosmique prsent du voyage en
mer (samudraytr) ; la seconde, dcline de deux manires (IV, V), sur
linterdit dinviter aux repas funraires (rddha) les personnes ayant
fait un tel voyage enjeu social considrable. Dans la sixime partie,
il montre que linterdit du voyage en mer nest pas universel mais
dpendant (anuag) du contexte dans lequel ce voyage est ralis
(ainsi, aller en mer dans le cadre dun plerinage est-il licite).
Conformment la procdure hermneutique de la mmas, l investigation
(sur le dharma), Madhusdan ouvre chaque dmonstration en nonant les
arguments des adversaires avec leurs rfrences scripturaires. Les
propos (vacana) qui font du voyage en mer une faute entranant la
dchance (ptaka) et du voyageur une personne dchue (patita) ne
manquent pas dans la ruti (le Veda) et la smti (les dharmastra) :
les lettrs opposs la pratique nont que lembarras du choix pour
asseoir leurs arguments. Madhusdan le sait bien. Comme il ne peut
rfuter les critures elles-mmes, il semploie sinterroger longuement
sur leur sens exact puis les interprter de manire les rendre
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compatibles avec son point de vue, ou dmontrer que leurs
prescriptions ne sont pas valides de manire universelle mais
seulement quand certaines circonstances sont runies. Que cela soit
du fait de sa trop grande technicit ou de sa confusion intrinsque,
louvrage qui rsulte de cet exercice dexgse est difficile pntrer,
mme pour un pandit33. Toutefois la conclusion (VII) est sans dtour
: Madhusdan tablit que pour lge Kali, linterdit du voyage en mer ne
concerne que les brahmanes du Sud (dkintya-brhmaa), aucunement ceux
qui vivent au nord des monts Vindhya34 !
Un autre enseignement net est indiqu ds le titre. Par pratyanta
( frontire , pays limitrophe , pays des barbares ), Madhusdan
entend le pays des mleccha , quil dfinit ainsi dans son
introduction : le pays dans lequel on ne voit pas le systme des
quatre vara, on lappelle le pays des mleccha, lautre est le
territoire des rya (cturvaryavyavasthna yasmin dee na vidyate sa
mlecchadeo vijeya ryvartastata para). Classiques, la bipartition du
monde habit et le mpris implicite des impurs mleccha reflet de la
division fondamentale en fonction de quoi sordonne la vision
brahmanique du monde , nont rien qui puisse surprendre ses pairs.
Leur implication est plus inattendue : par ce titre d investigation
sur le voyage hors frontire , Madhusdan indique quil ne faut pas
considrer le voyage de Mdhosingh comme un voyage en mer en tant que
tel, mais comme un voyage en mer effectu dans le cadre dun voyage
ltranger.35 Distinction cruciale ! Car comme le pandit le dmontre,
il est possible de suivre les rgles de conduite de sa caste
(svadharma) mme loin de chez soi, dans un pays loign (dradea), en
adoptant les mthodes hindoues de prparation et de partage de la
nourriture dont le respect est crucial pour rester pur. En revanche
cela est beaucoup plus difficile sur lespace troit et dans la
promiscuit dun bateau. Ayant tabli ce point, Madhusdan entreprend
de dmontrer que le maharaja sest comport de telle manire sur le
bateau que bien quen mer il en avait t comme sil tait dans un pays
tranger. Lextrait suivant donne une bonne ide de son raisonnement :
Bien que le voyage en mer soit interdit par les pura, il ne peut en
aucune manire tre cause de dchance (ptitya) si le voyageur voyage
en la compagnie de plusieurs personnes dsireuses de respecter leur
dharma. Si donc on sen tient aux stra, il semble que le voyage en
mer soit interdit aux personnes pauvres, isoles et dpourvues de
moyens. Aussi certains tiennent-ils que si un roi, qui a la capacit
de respecter son svadharma en y mettant de grands moyens (upaya),
entreprend un voyage en mer avec des membres des trois vara
suprieurs, il naura aucune possibilit de fauter. Cest pourquoi le
maharaja et ses compagnons, quoiquils sachent que voyager en mer
est interdit, peuvent tre srs quils nont commis aucune faute ; leur
voyage en mer fut partie prenante dun voyage pour le dharma36.
A ct de largument de lampleur des moyens (upaya) matriels mis
par le maharaja de Jaipur
au service de ses relations avec les Britanniques, on remarque
celui de la justification morale. Mdhosingh et ses compagnons de
voyage, dont lauteur du trait, ont t protgs de toute impuret grce
aux conditions dans lesquelles ils ont accompli leur voyage en mer
mais aussi du fait de leur motivation dsintresse. En accomplissant
leur voyage pour le dharma, ils ont accru sa licit. Nous avons dj
crois cet argument. Semployant le dvelopper afin de rassurer le
maharaja et ceux qui,
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comme lui, ont t forcs de laccompagner en Angleterre, Madhusdan
lui donne une inflexion politique. Celui qui se rend en mer par
obissance au roi , crit-il, ne commet aucune faute. En outre, il
faut aussi considrer quil naccomplit quun seul voyage en mer
(samudraga), quoiquil reste en mer longtemps et se rende dans
diffrents pays. A ce stade de la dmonstration, lintroduction de
cette distinction entre ceux qui voyagent rgulirement en mer
(samudrayayi) et ceux qui nont t en mer quune fois (samudraga) est
de premire importance. Madhusdan lassocie en effet un jugement de
valeur : seul le voyage en mer unique est religieusement licite (
condition de prendre toutes les prcautions dj nonces). Or le voyage
en mer en question fut bien un samudraga, un voyage en mer unique
(mme sil y eut un aller et retour) parce quil fut une seule action,
tout entire accomplie dans le seul but de servir, qui son
king-emperor, qui son maharaja. Nen va-t-il pas toujours ainsi,
demande Madhusdan de manire toute rhtorique, que celui qui est au
service dun roi , reste de fait auprs de ce dernier, en tant son
service, mme sil doit sortir du royaume pour une raison particulire
? La conclusion de cette dmonstration labore simpose delle-mme: on
ne peut considrer dchu, patita, ceux qui sur lordre de la Couronne
britannique ou du maharaja ont voyag une fois en mer tout en
respectant les rgles. Il en va autrement pour ceux qui vont
frquemment ltranger pour gagner leur vie (jivika) et y sjournent
longuement : ceux-l sont dchus et doivent faire une pnitence
(pryacitta) pour tre radmis dans leur caste.
Ce bref rsum donne quelque ide des raisonnements dploys pour
rendre licite lillicite. Avec lhabilet dun sophiste rompu lart de
la polmique, Madhusdan se livre une exgse fouille des citations des
textes sacrs, accumules par les adversaires du voyage comme autant
darguments irrfutables (pramaa) de linterdit, pour les dmanteler
une une. Son principal objectif semble avoir t dbranler ses
lecteurs en mettant au jour les nombreuses contradictions qui
existent entre des textes qui, pour toute la tradition
hermneutique, sont dots de la mme autorit. Ne comprend pas le sens
des stra qui veut, semble-t-il dire.
A en juger par la flche quil leur dcoche en conclusion,
Madhusdan vise surtout ses confrres brahmanes originaires du sud
des monts Vindhya. Les brahmanes de Jaipur ne forment pas en effet
une communaut homogne : ils sont diviss socialement (et aussi
religieusement, mais ceci est une autre histoire). Llite est
originaire de lextrieur, nette indication que le royaume nest pas
lcart du reste du monde indien. Les brahmanes locaux souffrent de
la concurrence de Maharashtriens, Gujeratis, Tamouls et Maithilis,
qui unanimement les considrent de statut infrieur. Mais ces
trangers eux-mmes saccusent mutuellement de divers manquements aux
rgles de lorthodoxie et, de plus, rivalisent entre eux pour obtenir
les faveurs de la cour. Les tensions les plus exacerbes opposent
les brahmanes du Sud aux Maithilis. Cette rivalit a aussi des
causes extrieures. Elle sexplique en particulier par un certain
revirement dans la politique royale de patronage de lettrs
trangers. Tandis que dans le sicle et demi qui a suivi la fondation
de la ville de Jaipur (1727), ont surtout profit de cette politique
des brahmanes paca-drvia, qui dailleurs restent puissants la cour,
sous Rmsingh II, le prdcesseur de Mdhosingh, plusieurs brahmanes de
la plaine gangtique sont arrivs Jaipur, tel le Maithili Rajvlocan
Ojh, oncle et pre adoptif de Madhusdan (Clmentin-Ojha 1999:
273-274).
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Quoiquinstalls Jaipur depuis plusieurs gnrations, les brahmanes
mridionaux conservent des relations matrimoniales avec leur milieu
dorigine, ainsi que leur langue, leurs habitudes alimentaires et de
nombreux usages qui les distinguent des septentrionaux . Le trait
de Madhusdan reflte quelque chose des sarcasmes que cela leur vaut
de la part de ces derniers. On y lit en particulier des remarques
trs dsobligeantes sur la rgle du mariage prfrentielle entre cousins
croiss (un homme pouse la fille de sa tante paternelle) qui
prvalent chez les brahmanes tamouls coutume qui aux yeux de
brahmanes paca-gaua est considre comme un inceste. Quoique ses
propos plein de fiel paraissent lloigner de son sujet principal,
Madhusdan ritre l en ralit largument le plus dcisif car le moins
contestable de son trait: les rgles du dharma varient selon le
contexte, elles ne lient pas tout le monde de la mme manire, leur
validit dpend de certaines conditions. Mme ses diatribes
sinscrivent dans sa stratgie dapologie de la conduite du maharaja.
De mme que certains brahmanes pousent leur cousine sans pour autant
violer les usages de leur vara, Mdhosingh est all en mer (pratique
illicite) sans transgresser les rgles de sa caste parce quil a pris
toutes les prcautions ncessaires.
En affirmant quil est possible de vivre lhindoue sur un bateau,
Madhusdan ninnove pas. Les pandits du Hindu Sea-voyage Movement
sont parvenus la mme conclusion quelques annes plus tt Calcutta37.
Son trait tmoigne des tensions durables que le voyage de Mdhosingh
a suscites au sein des brahmanes lettrs de Jaipur. Il montre aussi
avec quelle habilet un lettr patronn par le pouvoir propose une
exgse des textes canoniques adapte aux besoins du souverain car mme
de lexonrer de toute faute et de le protger de toute sanction38.
Bien que visant le mme but que le savant pandit, Saksen, qui crit
dans la langue vulgaire et sadresse un public plus large, procde
tout autrement, comme nous allons le constater en reprenant le fil
de son rcit. dans les limites permises
Un mot revient frquemment sous la plume de Saksen: maryd. Quand
Madhusdan parle de frontire (pratyanta), Saksen parle de limite .
Mme loin de chez lui, crit-il, le maharaja respecte sa maryd .
Prenons garde ce terme. Littralement limite , mais aussi frontire
et ce qui peut ou non tre travers , maryd circonscrit pour le
locuteur hindi un ensemble dusages et de rgles de bonne conduite
(cra) quon est tenu dobserver (maryd k plana karn), quil ne faut
pas violer (maryd k ullaghana nahi karn), dans le cadre desquelles
il faut rester (maryd ke bhtar kma karn). Le terme dsigne les
limites du comportement correct, de la moralit et de la biensance.
Il renvoie tout la fois aux convenances, conventions sociales et
coutumes, et galement lhonneur et au prestige. Depuis linstant o il
est mont sur le trne (21.9.1880), crit Saksen, le maharaja ne sest
jamais: cart de la voie du dharma (dharma-mrga). Il est de notorit
publique (vikhyta) quil a observ ses devoirs religieux (kartavya).
Il respecte sa maryd tout comme son clbre anctre du lignage des
Raghu (raghukula). (Saksen 1922: 5).
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Comment faire en sorte que le maharaja ne scarte pas du dharma
et respecte sa maryd pendant sa traverse de l eau noire et loin de
chez lui ? Saksen rapporte que la Dharma-sabh ayant dlibr sur ce
point dclara Mdhosingh que son voyage ne serait daucune manire
contraire au dharma sil emportait avec lui Gopla, sa divinit
dlection (iadeva, iadevat), lui rendait un culte et ne prenait pour
toute nourriture que son prsada le reste consacr des mets qui lui
avait t rituellement offerts , tout comme il le faisait
quotidiennement Jaipur. A lvidence, nous sont exposs l les moyens
(upaya) que Madhusdan mentionne dans son trait. La suite du rcit de
Saksen sattarde les dtailler, rvlant les modalits concrtes du
voyage et lampleur des ressources quelles mobilisent. A peine la
Dharma-sabh a-t-elle publi son avis (vyavasth-patra), quune
nouvelle difficult surgit:
[.] il fallait aussi penser que r hkuraj [le Seigneur,
cest--dire Gopla, la divinit dlection du maharaja ] ne pourrait pas
aller sur un bateau sur lequel on avait consomm de la viande et de
lalcool. Mais Dieu merci, cette difficult aussi fut leve. Grce
laide dun agent de Thomas Cook and Sons, les serviteurs du royaume
(rja ke karmacriyo) se mirent enqute dun bateau vapeur nouvellement
construit et ils trouvrent le S.S. Olympia39.
En outre il fallait penser grand : le maharaja nallait pas
voyager seul. Sur ce bateau vapeur (steamer), lou au prix stupfiant
de 200 000 Rs., il serait accompagn de cent-vingt-cinq personnes,
dont quatre Britanniques le vieux Colonel Jacob, son pouse Lady
Jacob et deux accompagnatrices, Mrs and Miss Skelton ( ?), les
seules figures fminines de ce voyage40. Dans le premier groupe,
outre Madhusdan Ojha, Saksen identifie par leur nom une vingtaine
dindividus, dont les chefs des fiefs de Chomu et de Sikar, deux des
plus puissants nobles du royaume, et il dsigne les autres sous le
collectif serviteurs de lEtat et accompagnateurs 41.
Mdhosingh entour de ses plus proches compagnons de voyage (en
haut gauche Madhusdan Ojh ; la
droite du maharaja le colonel Jacob, sa gauche Sansr Candra Sen,
ses pieds Khavs Blabaka) (Collection du Maharaja Man Singh Museum,
Jaipur)
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Tout neuf, certes, le bateau, trouv grce Thomas Cook and Sons,
mais impur. Il allait falloir
lamnager. Ici Saksen revient aux moyens prventifs voqus de
manire toute thorique par Madhusdan. Selon lui, le S.S. Olympia fut
purifi par vingt-cinq brahmanes, tout spcialement envoys de Jaipur,
puis on y installa six cuisines diffrentes42. Car voyager ensemble
ne signifiait pas manger ensemble. Limpuret, cette irruption
organique dans la vie sociale, devait tre circonscrite tout
particulirement au moment de la prparation des repas. Aussi en ces
temps-l voit-on plus dun voyageur emmener son cuisinier avec lui en
Angleterre. Ceux qui, tel le maharaja de Jaipur, en ont les moyens
sarrangent pour faire maintenir une sparation physique stricte
entre les cuisiniers et les cuisines des diffrentes castes prsentes
bord43.Dans ces conditions, et entour de personnes choisies,
dsireuses de respecter leur dharma , le maharaja allait pouvoir
recrer loin de chez lui un cadre de vie compatible avec lobservance
des rgles dvitement et dchanges alimentaires, en somme un cadre ne
prsentant aucune possibilit de faute .
Le 9 mai 1902, le maharaja part pour Bombay dans train
spcialement amnag. Avant de monter bord du S.S. Olympia, il rend un
culte la mer (samudra k pjana) vnement quimmortalise le photographe
de la cour.
Mdhosingh rend un culte la mer avant dembarquer, en arrire-plan,
le S.S. Olympia
(Collection du Maharaja Man Singh Museum, Jaipur) Quoiqualler
ltranger ait cess dtre une prouesse pour les hindous de haute
caste, cela
reste un vnement marquant. Linfluence prdominante de la caste
lexplique : quitter lInde entrane
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encore de fcheuses consquences sociales. Le voyage lui-mme nest
pas sans dsagrment, ni sans danger. Aussi les dparts ne se font pas
sans une certaine solennit. Le voyageur est accompagn par ses amis
; il reoit dultimes recommandations et mises en garde contre les
dangers de la socit occidentale. Le coteux culte la mer quil clbre
en public sur le port de Bombay est la mthode royale que choisit
Mdhosingh pour afficher sa rsolution rester fidle son dharma vaille
que vaille. Comme pour bien imprimer le message sur ses lecteurs,
Saksen saisit loccasion pour voquer un prcdent fameux: le dharmique
roi Rma, fondateur mythique de la dynastie des Kachvh et divinit
tutlaire de Jaipur, a lui aussi ador la mer avant de sembarquer
pour Lanka (afin de dlivrer Sita enleve par le mchant roi Rvaa) :
Le culte (pjana) fut clbr exactement selon les mmes rgles (vidhi)
que celles que r Rmacandraj avait lui-mme suivies quand il avait
rendu un culte au Pont Setu lre Treta. On fit la mer des offrandes
(bhea) dor pur (khlisa), de pots (kalaa) en argent (cnd), de
colliers de vraies perles (mot) et de vtements couteux. Des
milliers de marchands (seha) et de changeurs (shkra) staient
installs sur des bateaux pour voir cela. r Darbr [le maharaja]
faisant lrat aprs le culte (pjana), le spectacle en valait vraiment
la peine (dekhane yogya)44 ! Mdus, tout le monde tait mu aux larmes
(premru). On ne se lassait pas de contempler (darana) r Darbr. Le
bateau reut un culte semblable, puis fut purifi (uddhi) lui aussi
(Saksen 1914: 20).
Le 12 mai, le S.S. Olympia quitte le port de Bombay. Saksen
campe le maharaja et son
entourage debout sur le pont du navire et contemplant les ctes
de lInde qui sloignent peu peu : Quand le bateau quitta le port de
Bombay, tous les hommes debout sur le pont contemplaient leur cher
(pyra) pays (dea), le regardant encore et encore avec amour
(premabhar nigho se). Mais bien que personne naime quitter (jud)
son propre pays (nija dea), ils ne se laissrent pas dominer par le
chagrin du dpart. Pendant ce temps-l, notre r Hazr Mahrja Shib [le
maharaja] regardait avec le plus grand calme tantt du ct de la cte
de lHindustan tantt du ct de locan sans limites (apr samudra). Et
il tait heureux de penser quil se rendait en Angleterre (igalistn)
en traversant la mer, et que celui lui donnait loccasion de faire
preuve du mme patriotisme (rjabhakti) inbranlable que ses aeux. Et
r Goplaj Mahrj, sa divinit dlection (iadeva) tait avec lui (Saksen
1914: 20-21).
Voir lInde de lextrieur! Une exprience nul doute charge de vives
motions45. Pour Saksen, la situation, si totalement nouvelle, exige
lexpression de lunit : vue du dehors lInde napparat pas seulement
comme un territoire bien spatialement dlimit, mais aussi comme un
ensemble unifi auquel les hros de son rcit appartiennent et quils
peuvent nommer notre pays. Mais peut-tre traduit-il les impressions
des voyageurs eux-mmes puisque sa narration repose sur les
souvenirs de certains dentre eux.
La terre entire appartient Gopla Gopla et Gag
Mdhosingh emporte avec lui sa divinit dlection (iadeva,
iadevat), suivant en cela les conseils de la Dharma-sabh (Saksen
1914: 13-14). Absente du savant trait de Madhusdan, cette
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divinit, appele Gopla, joue dans le rcit de Saksen un rle
central. A la cour de Jaipur, Gopla jouit dun statut spcial,
puisque il est la forme divine en laquelle le maharaja place toute
sa confiance. Gopla est arriv Jaipur avec Mdhosingh, quand celui-ci
a t adopt par le maharaja prcdent, et il a agrandi la famille des
dieux et desses qui, un titre ou un autre, gardent la dynastie et
le royaume: les deux desses Jamv Mt, desse du clan ; ildev,
protectrice du territoire; les trois dieux Strma, Govindadeva et
iva-Rjarjevara. Mdhosingh vnre aussi la desse Gag (le Gange
divinis). Son profond attachement Gopla et la desse-fleuve ne le
dtourne pas des autres divinits. Strictement priv, le culte quil
leur rend sajoute aux rites officiels quil clbre quotidiennement ou
lors des grandes ftes du calendrier hindou dans le cadre de sa
fonction royale.
Gopla et Gag sont insparables dans le coeur de Mdhosingh. Il les
adore ensemble quotidiennement. Et quand il doit sjourner en dehors
de son palais, il les emporte tous deux avec lui. Cest ce que
Saksen rapporte dans son langage fleuri: Notre mahrja shib est
continuellement immerg dans lamour de Dieu (bhagavad-bhakti). Ds
son lever, avant tout autre chose, il contemple (darana) son adeva
r Goplaj Mahrja et r Gagmahra. Ensuite il contemple (darana) une
vache, puis il soccupe des affaires du royaume (rjakrya). Il croit
(vivsa) sincrement dans tous les dieux (devat) des hindous
(hinduo), mais il na pas son gal comme bhakta (ananyabhakta) de r
Goplaj Mahrja et de r Gag Mahra, la Taraatri46, quil considre comme
son iadeva. Il ne boit que de leau du Gange (gagjal). Quand il est
en voyage, il emporte son iadeva avec lui (Saksen 1914: 9).
On sait que le maharaja quitte sa capitale assez souvent, que ce
soit pour sjourner dans la
distante Shimla la capitale dt du pouvoir britannique , ou pour
rendre visite un autre raja, faire un plerinage Vrindaban la ville
sacre de Ksna dans le pays Braj voisin , ou Haridwar lun des sites
sacrs sur les bords du Gange. O quil aille, il voyage toujours
entour dune partie de la cour et sous la protection dune garde
permanente. Laccompagnent des nobles, son chapelain, des prtres,
des pandits, des femmes de son gynce, des potes, un grand nombre de
serviteurs et parfois aussi des Britanniques travaillant Jaipur.
Rgulirement donc, la cour se fait itinrante. Mais on ne change rien
sa routine. A chaque arrt les serviteurs montent des tentes de
diffrentes tailles. Celles-ci reconstituent le cadre et les
conditions de vie du palais de telle sorte que le maharaja puisse
poursuive ses activits politiques et religieuses habituelles, que
rien ne doit interrompre. Gopla se dplace avec lui. Gag de mme. Les
transporter partout fait partie du quotidien de la vie de cour. A
chacune de ses sorties, o quil soit, Gopla et Gag protgent
Mdhosingh de toute pollution extrieure. Au fond le problme quil
fallait rsoudre en 1902 ntait pas sensiblement diffrent de celui
qui se prsentait chaque fois que le maharaja quittait son palais.
La seule diffrence tait que cette fois Gopla et Gag, les divinits
voyageuses, allaient devoir prendre la mer.
Quappelait-on au juste Gopla et quappelait-on au juste Gag ? On
voit aujourdhui larrire du palais royal de Jaipur, derrire le
temple de Govindadeva, deux petits temples qui se font face dans la
mme cour, lun ddi Gag, lautre Gopla. Le premier abrite une
statuette de
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Gag, le second deux statuettes : Gopla et Rdh. Inaugurs en 1914,
ces deux temples forment une paire, et on dit que Mdhosingh les a
fait btir pour le plaisir de son iadevat (Parikh 1984: 163 ;
Sachdev et Tillotson 2008 : 45). On a not que sous la plume de
Saksen aussi Gopla et Gag semblaient constituer ensemble une seule
entit, la divinit dlection du maharaja. Cest troublant car
inhabituel. Une autre question quil faut laisser en suspens
concerne Rdh. Dans le temple de Gopla, le dieu nest pas seul mais
en compagnie de Rdh. Or les descriptions du voyage ne mentionnent
que Gopla, celle de Saksen comme celles des journaux anglais. 47 La
statuette de Rdh est-elle arrive plus tard quand le temple a t
construit ou fit-elle partie du voyage ? Les termes de Gopla et de
r hkuraj employs par Saksen ne permettent pas de trancher.
Prcautionneusement port par trois serviteurs, Gopla dbarque Douvres
sur le sol anglais dans un grand coffret trois poignes et recouvert
dun drap48. Mais aucune personne extrieure nayant vu le contenu de
ce grand coffret, il est difficile de dire si la statuette de Gopla
sy trouvait seule ou en compagnie de celle de Rdh49. Et sous quelle
forme la desse Gag fit-elle le voyage ? Aucune statue nest
mentionne. Mdhosingh prit-il avec lui son image peinte ? Ou la
desse voyagea-t-elle sous sa forme liquide ? On sait que lors de
ses dplacements en Inde le maharaja transportait toujours des
dizaines de litres deau du Gange. Et quil en emporta Londres dans
deux immenses jarres en argent est ce quapprennent les visiteurs
qui voient exposes ces dernires dans le Mubarak Hall au palais de
Jaipur50. Larrive de rcipients est mentionne par la presse
anglaise51. Tandis que le maharaja voguait vers lAngleterre,
celle-ci a aussi averti ses lecteurs des usages alimentaires de
Gopla:
Jamais auparavant une image de dieu hindou na t transporte en
dehors de lInde, et encore moins au-del des mers. Transporter
Gopalji par mer est une grande responsabilit et suppose des
arrangements extrmement labors. On a mis bord toutes les provisions
requises pour la cuisine de Gopalji du riz, de la farine et du ghee
(beurre clarifi) jusqu la plus petite bagatelle. Mme quand le
maharaja sera en Angleterre, on enverra par bateau de Bombay tous
les lgumes frais aussi bien conservs que possible car Gopalji ne
peut toucher rien qui ne soit cultiv en Inde. On a mme apport de la
terre bord au cas o on en aurait besoin52. Comme ses aeux
A deux reprises dj nous avons vu en passant la rfrence aux
anctres de Mdhosingh. Revenons-y prsent plus longuement. Quiconque
consulte le Registre royal qui note les activits quotidiennes du
maharaja remarque les mentions des rgnes prcdents. Les faits et
gestes des maharaja du pass sont convoqus pour guider ceux du
maharaja du prsent. Il en est ainsi pour ltiquette, que sa
dimension rituelle rend, en principe, peu sujette au changement.
Mais il en va de mme de ladministration. Pour elle galement, le
pass reste une source dinspiration. Souligner la continuit avec le
pass est un instrument de lgitimation politique bien connu.
Sagissant dun rgime dynastique comme celui de Jaipur, les lments de
continuit avec le pass les plus forts sont les liens de parent. La
relation de Mdhosingh avec son royaume est en effet toute
domestique. Jaipur est le fief hrditaire du clan des Kachvh. Les
gens qui ont rgn avant lui sont ses aeux. Que leurs hauts faits
soient des modles de bonne conduite, des prcdents dignes dtre
imits, quils
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constituent en tant que tels une sorte de jurisprudence est ce
que Saksen veut mettre en lumire lorsquil crit: Et il tait heureux
de penser quil se rendait en Angleterre (igalistn) en traversant la
mer, et que cela lui donnait loccasion de faire preuve du mme
patriotisme (rjabhakti) inbranlable que ses aeux. Et r Goplaj
Mahrj, sa divinit dlection (iadeva) tait avec lui (Saksen 1914:
21).
A Jaipur, chacun saisit immdiatement le sens de cette
association entre aeux , patriotisme et Gopla . Pour notre part,
nous avons besoin dun bref rappel historique pour en apprcier
limplication. Saksen fait ici allusion un pisode du rgne du futur
Mnsingh I (1550-1614) qui prit place en juillet 1581. Promis au
trne dAmber, et gnral dAkbr, Mnsingh secondait son oncle Bhagavands
la tte de la campagne militaire qui allait conduire lannexion de
Kaboul lempire moghol53. Alors quil tait devant lIndus, ses soldats
refusrent davancer, un interdit pesant sur la traverse du fleuve.
Pour bien lire ce qui suit, gardons lesprit que le mot aak, qui en
hindi signifie barrire , obstacle mais aussi hsitation , est le nom
du site (anglicis en Attock). Cest aussi celui donn, parfois, au
cours de lIndus cet endroit o le fleuve, imptueux partout ailleurs,
peut tre pass gu quand on va de Delhi Kaboul. L obstacle nest donc
pas matriel : il est religieux. Quoiquon puisse traverser lIndus
Attock, il est en effet interdit aux hindous daller de lautre ct de
ce fleuve prcisment parce quil marque lune des limites de lespace
hindou et du territoire autoris (Kane 1974: 16, 18). Nous pouvons
lire Saksen prsent : Quand en route pour Kaboul, au moment de
traverser le fleuve Aak (aak nad), larme rajpoute (rjpta sen) fit
la sourde oreille (nkn), en invoquant le dharma (dharma k duh de
kar), alors Mahrja Mnasihaj [Mnsingh] rcita ce fort fameux couplet
(doh) : Sabh bhm gopla k y me aak kah/ Jke mana me aak hai soh aak
rah// La terre entire appartient Goplas, o est aak? Cest en celui
qui a aak en son cur quon trouve aak et avant tout le monde il
sauta dans lAak avec son cheval, et le traversa lesprit fix sur sa
divinit dlection (iadeva)54.
Lintention de Saksen est claire: transgresser les limites
territoriales a eu un prcdent, et quel
prcdent ! En allant en Angleterre, Mdhosingh naurait fait que
marcher dans les pas de son illustre anctre Mnsingh. Tout comme
lui, cest au nom dun objectif suprieur, dsign comme rjabhakti (
amour du royaume ) quil franchit les limites permises. Comme lui
encore, il mne son entreprise sous la protection de Gopla. Il
semble, au demeurant, que Mnsingh aussi ait emport au combat une ou
plusieurs images divines avec lui55. Ce quoi son anctre tait
parvenu en traversant lIndus, Mdhosingh y parvint en traversant la
mer. Depuis Akbr, le monde des Rajputs stait considrablement
agrandi56
Gopla est cens protger la maryd du maharaja de deux faons. Il
agit comme le purificateur des aliments trangers quil aura absorber
et le purificateur du sol tranger quil aura fouler. Partout o est
Gopla, la puret rgne57.
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Dire que la terre entire appartient Gopla ne peut manquer
dvoquer le mythe puranique de Vmana, le nain avatra de Viu qui, par
ruse, parvint dbarrasser la terre de lasura Bali. Ayant demand
trois pas de terre Bali, le nain reprit sa gigantesque forme
divine, enjamba les trois mondes et rtablit le dharma sur la terre
entire, non sans offrir au passage la dlivrance au dmon vaincu.
Quiconque adore Viu est libr, tel est le message du mythe. Faire de
Gopla le purificateur absolu appartient au mme univers conceptuel,
celui o la dvotion intense un Dieu personnel (bhakti) dbouche sur
la libration. Une telle construction idologique repose sur la
conviction que la grce divine seule sauve. Elle relve du thisme
vishnoute, non de lorthodoxie brahmanique dun Madhusdan parce
quelle fait fi des rgles de caste. Le vrai bhakta met la loi damour
pour Dieu au-dessus des lois. Le monde rgi par la bhakti nest pas
cloisonn et hirarchis ; ses frontires ne sont pas celles de lordre
social brahmanique ; quelle que soit leur naissance, tous ses
habitants peuvent tre sauvs par Dieu sils se consacrent entirement
lui (condition indispensable). Cest pour radiquer cet tat desprit
subversif et ses consquences sociales que dans les annes 1860,
Rmsingh sen tait pris aux finances des puissantes sectes vishnoutes
de longue date bnficiaires dun gnreux patronage royal , et avait
fait excommunier par leur caste les brahmanes tombs sous le contrle
moral de leurs gurus (Clmentin-Ojha 1999). Tout bhakta quil soit,
son successeur Mdhosingh ne remet pas en cause lordre social
dominant. Certes la terre entire appartient Gopla, mais il nen est
pas moins prescrit de rester lintrieur de sa maryd. On pouvait,
puisquil le fallait, aller par-del la frontire , on ne devait pas
pour autant franchir toute limite .
Cest lInde elle-mme qui vient en Angleterre
Arriv Marseille au terme de 21 jours de voyage en mer, le
maharaja de Jaipur descendit du S.S. Olympia, traversa la France en
train et le 3 juin 1902 sembarqua Calais pour Douvres sur le
Duchess of York. De l il prit le train pour Londres, o il arriva le
mme jour la gare Victoria58.
Mdhosingh nest pas le seul invit indien au couronnement dEdouard
VII. Ont aussi t convis quelques Princes en exercice (tel les
maharajas de Gwalior, Bikaner et Cooch Behar, le raja de Kolhapur,
le Nizam de Hyderabad) et diverses personnalits reprsentant les
villes de Calcutta, Bombay, Madras et les provinces de lInde
britannique (Bengale, Bombay, Madras, Provinces Unies, Panjab,
Provinces Centrales, Assam, Birmanie et Frontire du Nord-Ouest)59.
India , dans ses deux parties, britannique et indienne, est donc
bien reprsente. A Londres, les htes indiens vont ctoyer la famille
royale dAngleterre, les hommes et femmes les plus minents du
royaume, des ttes couronnes et des membres de la noblesse dEurope
laquelle compte encore un grand nombre de monarchies , et des
dignitaires de nations du monde entier, dont plusieurs sont alors
sous domination britannique. Sorte de gigantesque darbr organis sur
une chelle indite, la mesure de lempire, les crmonies du
couronnement dEdouard VII sont destines produire un effet
politique. Elles participent la consolidation de lhgmonie mondiale
britannique et sinscrivent dans le vaste projet de construction de
l espace tatique colonial du Royaume-Uni (Goswami 2004) espace qui
concide avec celui de la plante toute entire. Il est parlant que
pour Hopkins, le premier biographe dEdouard VII, la caractristique
la plus frappante du couronnement fut dtre le premier
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auquel assistaient des chefs dEtat de Colonies autonomes
(self-governing Colonies) et des Princes feudataires de lInde
(Hopkins 1910: 416).
Les journaux dcrivent les festivits, les somptueuses toilettes
des dames, leurs extravagants chapeaux ; ils donnent la liste des
noms des invits, des membres de la famille royale, de laristocratie
et de llite sociale. Les rceptions se succdent60. Sur cette scne
domestique, les acteurs indiens reprsentent une attraction majeure.
La presse signale lanciennet de leurs maisons, la richesse de leurs
cours61. Certes ils ne jouent aucun rle lors des crmonies du
couronnement, mais quil sagisse de cortges ou de processions, on ne
parle que deux, de leurs soieries, de leurs uniformes chamarrs de
galons dor, de leurs turbans aigrette, de leurs fabuleuses pierres
prcieuses et perles fines. Ne leur a-t-il pas t expressment demand
de venir Londres avec leurs vtements dapparat et leurs dcorations62
?! Les Indiens ont t mis l pour dfiler, pour donner voir Londres
mme la richesse du vaste continent sur lequel lAngleterre exerce
imprialement son emprise.
Au milieu de cette foule de personnes de qualit qui rivalisent
dclat et de majest, le maharaja de Jaipur parvient attirer
lattention. Tout singularise Mdhosingh : sa prestance et son
maintien imposant, le faste de son train, les conditions
extravagantes de son voyage en mer comme de son sjour Londres. A
son arrive la gare de Victoria, Mdhosingh, vtu dun vtement de satin
noir couvert de broderies en fil dor, et dun turban rose dune forme
particulire offre un spectacle pittoresque , tout la fois grandiose
et divertissant :
[] Au citoyen ordinaire, la venue de ces dignitaires extrmement
pittoresques, avec leur escorte clatante, doit donner une
impression comparable celle que lon a quand on voit tout un vol de
paons, de faisans, doiseaux du paradis, et dautres semblables
descendre en voligeant du bois dans la clairire. Mais mme une
faible connaissance de ce quest lInde et de la signification
vritable de cette invasion royale et princire suffirait faire
comprendre aux personnes les plus inattentives quelles contemplent
et assistent un merveilleux chapitre de lhistoire. Cest dabord et
avant tout un pisode dans les annales anglaises, cest aussi un fait
trs marquant de la race humaine. Car tout cela, enfin, cest lInde
elle-mme qui vient en Angleterre. [] 63.
Le journaliste oublie-t-il que de nombreux Indiens vivent,
tudient et travaillent Londres (Lahiri 2000 ; Fisher, Lahiri,
Thandi, 2007) ? Ou pense-t-il en termes politiques ? Lun de ses
confrres souligne cette dernire dimension parce quil prte attention
aux propos de Mdhosingh lui-mme: Le maharaja est prsentement en
Angleterre comme invit de la nation. Cest un hindou pieux. Il ne
connat pas un mot danglais. En dautres termes, sa tradition toute
entire est oppose la traverse de la mer, et son confort sera
considrablement amoindri par son sjour dans une terre au parler
trange. Cependant, comme il la dit M. Ian Malcolm, dput ( la
courtoisie duquel nous devons le prt de la photographie [qui
accompagne larticle]) : Ces choses ne doivent pas me retenir quand
mon roi-empereur minvite son couronnement, et maintenant et plus
tard jespre prouver par ma conduite mon peuple quun Rajput, mme
quand il traverse locan, peut rester un hindou probe quand il
accomplit son devoir de vassal de la Couronne britannique64.
Ne croirait-on pas lire les arguments de Madhusdan Ojh et de
Saksen ?
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Mdhosingh retient surtout lattention par son mode de vie, et par
le traitement de faveur que celui-ci lui vaut de la part de la
couronne britannique. Cette dernire met sa disposition Moray Lodge,
une large rsidence situe Campden Hill prs de Kensington Garden65.
Cette attention rappelle que Jaipur, le plus riche royaume du
Rajputana, est une pice cl de lalliance entre British India et
Indian India. La presse anglaise sempresse de prciser qu Moray
Lodge, le maharaja
sera entour de tout le luxe auquel il est accoutum dans son
propre pays. Sa cour conservera sa splendeur indienne, et ses
serviteurs ne changeront rien leurs vie, nourritures ou habitudes
pendant leur sjour ici. Les restrictions de caste affectent la
teneur de leurs vies un point quun esprit occidental a du mal
concevoir. Les rgles ne concernent pas seulement la nourriture,
mais sa prparation, et les personnes avec lesquelles elle peut tre
consomme 66.
Pendant les deux mois et demi quil passe en Angleterre,
Mdhosingh sattache imperturbablement dmontrer quun hindou orthodoxe
peut vivre ltranger sans se mettre en danger de perdre sa caste ;
traduisons : sans partager la table ni les mets de qui que ce soit,
en consommant seulement la nourriture prpare par ses propres
cuisiniers.67 Tout autre est le comportement du maharaja de Gwalior
Mdhavro Sindhi, le plus anglicis de nos amis orientaux 68. Pourtant
chez lui, poursuit le mme journaliste, il adhre toutes les rgles en
usage. Mais justement Mdhosingh nest pas un homme deux visages, lun
pour les Britanniques, lautre pour ses sujets. Lawrence, le
secrtaire de Lord Curzon, en fait personnellement lexprience quand
il reoit le maharaja dans sa rsidence de Peterborough: Le Maharaja
est venu par son train spcial avec quelques personnes de son
entourage. Je les ai bien accueillis mais comme hte ma tche fut
facile car Mdhosingh fournit ses cuisiniers, ses ustensiles de
cuisine et sa chre eau du Gange et sa nourriture. (Lawrence 1928 :
213)
Aprs une traverse de trois semaines sans encombre, Mdhosingh
rentre en Inde. Le 14
septembre 1902, il arrive par le train Jaipur. Retrouvant leurs
prrogatives aprs quatre mois dinoccupation, les officiers chargs de
lorganisation des activits royales ont convoqu la gare les tzim
sardr69, les hauts fonctionnaires, la cavalerie et une centaine de
voitures pour transporter les bagages. Tous accueillent le maharaja
au son de vingt-cinq coups de canon, puis lescortent Khas Kothi,
une belle rsidence situe tout prs de l au bas du fort de Hathroi o
on accueille des htes de marque70. Car sil est de retour Jaipur,
Mdhosingh est loin de son palais. Il va devoir attendre une
quinzaine de jours que les astrologues royaux, qui reprennent en
main lorganisation temporelle de ses journes, dclarent venu le
moment propice de son retour.
Dans lintervalle, deux vnements se droulent dont le Registre
royal garde la trace. Le premier a lieu le 17 septembre : au raja
de Sikar Mdhosingh ekhvat, qui vient prendre cong de lui pour
retourner sur ses terres, Mdhosingh fait don dun lphant caparaonn
avec en prime cinq cents roupies pour son entretien, et de trois
coteux effets pour lui-mme, un collier, un turban et un chle. Juste
rcompense du puissant feudataire qui a accept de braver linterdit
du voyage outremer ses cts71. Quatre jours plus tard, le religieux
Brahmacrij Govindaara, qui tait arriv de Vrindaban le 4 mai pour
bnir le maharaja juste avant son dpart pour Londres, et stait
install au temple de
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Rmacandra en face du palais pendant tout le temps du voyage,
retourne chez lui avec limage de son Seigneur (hkuraj), ses
disciples, ses serviteurs et ses nombreux bagages72. Quil sagisse l
encore dun fait suffisamment important pour tre officiellement
enregistr est certain ; en revanche, son sens exact est mystrieux.
Par sa seule prsence, le guru tait-il cens protger le palais en
labsence du maharaja ?
Finalement les astrologues annoncent que le bon mharat (sanskrit
muhrta) pour le retour royal tombera le 4 octobre entre le lever du
soleil et deux heures de laprs-midi. Il ny a rien l dinhabituel.
Pas davantage que lespace, le temps nest un cadre neutre pour qui
proclame respecter le dharma ; il est lui aussi constitutif de la
licit des actes. La tradition voulait que le maharaja et sa cour
quittent le palais et y reviennent en respectant strictement le
moment propice calcul par les astrologues. Quand il arrivait quon
ne soit pas prt temps, on allait camper dans un jardin lextrieur de
la ville pour se livrer aux derniers prparatifs ou on faisait
partir lheure dite un objet symbolisant le maharaja. Cest trs
probablement parce que la date faste pour le dpart du maharaja
avait t fixe au 6 mai que le Registre royal enregistre que ce
jour-l son chapelain (purohita Cchajurm), aprs avoir clbr les rites
du dpart (prastano), sest rendu la gare en emportant avec lui lpe
royale et quil sest install sur le quai (jusquau dpart effectif du
9 mai).
Le jour dit, donc, Mdhosingh quitte Khas Kothi 6h30 du matin,
puis en grande pompe (lavzm) franchit successivement les deux
enceintes qui le sparent du sige de son pouvoir : la muraille de la
vieille ville et celle du sarhad, la frontire qui ceint le palais A
la tte du grand cortge qui le raccompagne se trouve lquipage de
limage de Gopla, suivi de prs par les palanquins des chefs des
grands monastres et temples (sant-mahant), puis par les montures
des tzim sardr, tous convoqus pour loccasion73. Ainsi plac sous
haute protection religieuse et militaire, Mdhosingh entre dans un
Jaipur particulirement festif qui clbre Navartra, la fte qui marque
le dbut de lanne liturgique. Au palais, son premier souci est de
rendre grce aux divinits protectrices du royaume dans leurs temples
respectifs. Un peu plus tard, il reoit une bndiction spciale de la
part des prtres qui, depuis le 28 avril, clbrent un rite de
pacification (mahanti yaja) au temple de Strmadvr. Ce que Saksen
rapporte ainsi :
r Huzr alla au petit temple et au grand temple du palais et fit
une offrande (bhea), puis aprs stre un peu repos, Strmadvr, r
Govindadevaj et au cnotaphe (chatr) dvarvatra [le samadhi
dvarsingh, le fils de Sav Jaisingh II] et fit des offrandes. Il
rentra au Candramahal 10h. Alors on entendit encore retentir
vingt-cinq coups de canon du fort de Nahargarh. Ce jour-l les
brahmanes mirent un terme leur observance (bara 74), et aspergrent
r Annadtj [le maharaja] deau bnite (anti jal) (Saksen 1914:
120-121).
Laffaire se clt comme elle avait commenc, par un darbr (6
octobre 1902), o lon retrouve les
mmes acteurs que lors de linvitation formelle aux crmonies du
couronnement du 10 octobre 1901 : le maharaja en tenue dapparat et
portant toutes ses dcorations, entour des nobles disposs en ordre
protocolaire autour de lui (ceux qui avaient t du voyage ayant t
pris dpingler les mdailles quils avaient reues Londres), du Premier
ministre Sen et de H.V. Cobb, le Resident. Celui-ci fait le premier
discours. Parmi les congratulations et les compliments, il glisse
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A part nous autres ici prsents, personne ne sait exactement
jusqu quel point il a fallu enfreindre (tajvuj karn) les anciens
usages et les coutumes (rasm) de Jaipur pour excuter ce dcret
(pharmn) royal. Jusquau jour o le bateau du Mahrja Shib Bahdur
partit pour ltranger (vilyat), nombreux taient ceux qui navaient pu
deviner (andj) ltat desprit (tabyat) du Mahrha Shib. Ils taient
attachs cette ide (khayl) errone que le Mahrja Shib renoncerait
srement son intention (ird) daller ltranger. Aujourdhui, en cette
occasion de rjouissances et de congratulations, [] nous pouvons
dire que votre voyage ltranger a t tous gards merveilleux (kamla)
et quil vous a valu (sabab) beaucoup de succs (kmayb) (Saksen 1914
: 151). Ce quoi, au nom du maharaja, le Premier ministre Sansr
Candra Sen fait cette rponse habile: [] notre cher ami Mr Cobb a
rapport (bayn) que dans ce voyage il fallut renoncer (chon) de
vieux usages (cla) et coutumes (rasm). Dun ct, cest tout fait vrai.
Sil fallait raconter en dtails les nombreuses difficults quon
rencontra pour mener bien (tai karn) laffaire (mml) complique
(pecd) de ce voyage, nous avons le sentiment (khayl) que les
gentilshommes (sabhyagaa) prsents dans ce darbr se lasseraient. La
principale et grande affaire (mml) fut comment faire pour vivre
Londres de faon intgralement respecter les coutumes (pband) de
notre pays (dea) et de notre caste (jti) et les conceptions (vicro)
et la conduite (cra) dont notre dharma dpend (paricarita), et pour
quil ne soit pas non plus question daller contre (viruddha) les
usages (rivj) de l-bas (Saksen 1914 : 124-125).
Le retour triomphal Jaipur
(Collection du Maharaja Man Singh Museum, Jaipur) Conclusion
Dans la situation historique du colonialisme, crit
lanthropologue amricain Bernard Cohn, les matres blancs et les
peuples indignes se frquentaient continuellement. Partout des
Blancs sintroduisirent dans le monde dautres peuples avec des
logiques, des moyens de reprsentations, des formes de savoir et
daction, quils adaptrent pour construire de nouveaux
environnements,
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habits par de nouveaux autres. Dans le mme mouvement, ces autres
eurent restructurer leur monde afin de prendre en compte la
domination blanche et leur propre impuissance . (Cohn 2004: 44) De
fait, la colonisation fit entrer les Indiens dans un ordre social,
conomique et politique plus large.
A ce nouvel ordre correspondit un norme agrandissement de
lespace: lextension poli