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The Romanic Review Volume 102 Numbers 3–4 © The Trustees of
Columbia University
Nouveaux Contes à Ninon
Corinne Saminadayar-Perrin
NOUVEAUX CONTES À NINON : AUTOPORTRAIT DE L’ÉCRIVAIN EN
MILITANT
La mise en volume est l’épreuve suprême pour les articles
[. . .] Quand on recueille les pages jetées au vent et
qu’elles se trouvent faire un
ensemble, un tout qui a sa raison d’être, c’est que la besogne
est bonne. – Émile Zola, « Le Reporter »,
préface à La Vie parisienne
d’Émile Blavet, supplément littéraire du Figaro, 9 mars
1889.
Lorsque Zola entre en littérature avec les Contes à Ninon
(1864), il entend s’imposer par une stratégie à double détente. Le
débutant se fait recon-naître comme écrivain en démontrant sa
maîtrise narrative : d’où un recueil déployant une large
palette de genres et de styles hérités de prestigieux devan-ciers.
D’autre part, le jeune homme encore presque inconnu se fait un nom
grâce à une réception médiatique méticuleusement
programmée – opération d’autopublicité qui n’a d’ailleurs
pas échappé à certains de ses contemporains1.
Il en va tout autrement dix ans plus tard, avec les Nouveaux
Contes à Ninon. La carrière de Zola écrivain est désormais bien
lancée : après ses bruy-ants débuts comme critique d’art et
critique littéraire, il est devenu un journali-ste républicain de
premier plan, notamment à La Tribune puis à La Cloche ; les
quatre premiers romans des Rougon-Macquart le consacrent comme un
romancier de talent et d’avenir, notoriété soutenue par la
politique éditoriale offensive de Charpentier. Dans ce contexte,
pourquoi ce nouveau recueil, dont le titre assume pleinement ses
résonances un peu désuètes (les Contes à Ninon avaient été réédités
quelques mois plus tôt) ?
Outre l’argument financier (il est toujours avantageux de
reprendre en vol-ume des récits déjà rentabilisés par une ou
plusieurs publications dans les journaux), l’ouvrage soutient un
plan de conquête fondé sur l’expansionnisme générique : en
même temps que l’écrivain tente de s’imposer au théâtre avec Les
Héritiers Rabourdin, le recueil de récits brefs traduit l’ambition
de rivaliser
1. Jules Vallès écrit dans Le Progrès de Lyon (3 janvier
1865) : « Les journaux sont pleins de son nom, et on n’a
pour lui dans tous les coins que des épithètes aimables. Mais ces
adjectifs sentent la réclame, et M. Zola doit s’effrayer de ces
louanges. Qu’il fasse taire – il le peut, je
pense – tous ces applaudisseurs qui ne l’ont pas lu pour
la plupart ». (Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », t. I, 1975, p. 482).
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306 Corinne Saminadayar-Perrin
avec, notamment, Alphonse Daudet – autre romancier de
sa génération en pleine trajectoire ascendante, dont Zola critique
avait salué, peu auparavant, les Contes du lundi (1873). Plus
radicalement, le recueil exprime une volonté tenace chez Zola de
« se rassembler », d’exposer un ensemble de textes
per-mettant au public de juger sur pièces l’œuvre de l’écrivain
journaliste, tout en affirmant la cohérence d’une esthétique et
d’un tempérament2 : d’où le soin avec lequel se construit
l’autoportrait de l’écrivain en militant. Enfin, la com-position du
recueil permet d’expérimenter, en modèle réduit, les techniques de
montage que déploie à tous les niveaux la poétique du cycle
romanesque : « Entre [l]es trois parties distinguées par
leur forme s’instaure tout un jeu de rapports, par le retour des
situations, par la réapparition des décors, par la récurrence des
thèmes [. . .] C’est le montage qui donne leur sens aux
éléments ainsi agencés3 ». Du point de vue formel et
thématique, les Nouveaux Contes à Ninon construisent un dialogue
serré avec l’œuvre romanesque en plein développement.
Scénographies : une trajectoire d’écrivain
Par son expérience de journaliste, Zola connaît la tendance
spontanée du public à fabriquer de fabuleux écrivains imaginaires4,
où viennent se cristal-liser fantasmes et marqueurs
idéologiques : par exemple, La Vie de Jésus a donné à Ernest
Renan, aux yeux de ses adversaires, « le profil terrifiant de
l’Antéchrist », cependant que les progressistes discernent en
lui « le géant de la négation [. . .] la science
tuant la foi5 ». Le critique littéraire joue un rôle
essen-tiel dans la constitution de cette galerie de
portraits ; ainsi, Zola fait de Littré (comme de Taine et de
Sainte-Beuve) une icône de « bénédictin
positiviste »,
2. C’est une constante chez Zola ; on en trouve une
formulation explicite dans la préface d’Une campagne (1881) :
« Si des esprits impartiaux se décident à instruire mon
procès, la besogne devient donc pour eux très facile. Qu’ils lisent
et qu’ils prononcent ». Alain Pagès analyse la tonalité
rousseauiste de cette fière déclaration (La Bataille littéraire.
Essai sur la réception du naturalisme à l’époque de Germinal,
Paris, Séguier, 1989, p. 134).3. Roger Ripoll, notice des Nouveaux
Contes à Ninon, Émile Zola, Contes et nouvelles, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 1358. Toutes les
références aux Nouveaux Contes à Ninon, désormais insérées dans le
corps du texte, renverront à cette édition.4. L’expression est
empruntée à José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies
auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007. La notion
de scénographie, comme celle de paratopie, a été définie par
Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène
d’énonciation, Paris, Armand Colin, « U Lettres »,
2004.5. Émile Zola, « Lettre à la jeunesse », article
repris dans Le Roman expérimental [1880], Paris, GF, 2006, p.
101.
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NOUVEAUX CONTES À NINON 307
d’intègre serviteur de la vérité6. D’où la nécessité, pour
l’auteur très discuté de Thérèse Raquin et des Rougon-Macquart, de
travailler son ethos d’écrivain, et de prendre en main la gestion
de son image publique non seulement dans ses textes critiques, mais
au sein de l’œuvre même.
Telle est la fonction du prologue intitulé « À Ninon
» : ce fragment d’autobiographie fictionnalisée s’origine
dans la « terre de Provence » (p. 399) déjà célébrée dans
les Contes à Ninon, mais évoquée aussi, plus récemment, dans La
Fortune des Rougon (1870) et La Conquête de Plassans (1874). À ces
pages initiales répondent les tableaux sensuels ou nostalgiques des
« Souve-nirs » : les bains dans les « ‘goures’,
comme on dit dans le Midi » (p. 479), la chasse au poste (p.
480), les promenades en compagnie des poèmes de Musset
(p. 489) ; ces échappées au grand air ont pour pendant
les scènes situées dans une « petite ville du Midi » (p.
506), Aix ou Plassans : processions religieuses ou défilés de
troupes chamarrées. En réaffirmant avec force ses origines
pro-vençales, Zola affiche une double paratopie : la province
s’oppose au Paris décadent des « petits crevés » et des
journalistes du boulevard ; la libre cam-pagne s’oppose à la
vie mesquine et étriquée de la bourgeoisie des petites villes (on
retrouvera dans L’Œuvre cette même évasion des futurs artistes loin
des servitudes sociales).
Si bien que Ninon, plus qu’un amour d’adolescence (une Sylphide
natu-raliste ?), devient une allégorique Muse ; elle
incarne une littérature issue de la vie et de la nature, résolument
différente des livres frelatés, des « romans décents »
appréciés par les mondains. Une métaphore insistante établit une
opposition entre Ninon, « fleur libre [. . .] fille
de la rosée et du soleil levant » (p. 495), et les bouquets de
serre fanés en une seule soirée au bal (p. 446), les roses
répandues aux Halles comme des « tas de débris de
viande » (p. 493), les violettes tombées dans la boue ou
vendues à la livre (p. 494). L’autobiographie fictionnalisée
devient déclaration de principes et art poétique, reprenant les
convictions fracassantes affirmées deux ans plus tôt dans Le
Corsaire : « Ah ! vraiment, il me prend des envies
d’aller courir les prés et de revenir avec toutes les odeurs fortes
des herbes foulées à mes semelles. Je voudrais rapporter, dans ces
salons bégueules, les puissants parfums de la nature, les souffles
des eaux et des bois, la senteur des foins qui grise les filles,
les grandes rafales de thym et de lavande qui descendent des
collines. Et là j’étalerais la nature en rut, goûtant une joie à
faire évanouir les dames7 ».
6. François-Marie Mourad analyse précisément ces articles dans
Zola critique litté-raire, Paris, Champion, 2003, pp. 88–89.7.
Émile Zola, « Causerie », Le Corsaire, 3 décembre 1872,
repris dans Zola journaliste, éd. Adeline Wrona, Paris, GF, 2011,
pp. 203–204. L’article est paru une semaine avant le scandaleux
« Lendemain de la crise », partiellement repris dans les
Nouveaux Contes à Ninon sous le titre « Le Chômage ».
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308 Corinne Saminadayar-Perrin
La libre jeunesse provençale détermine l’ensemble d’une destinée
dont le prologue rappelle les principaux épisodes. Zola entre dans
la vie littéraire en courageux chevalier armé par sa Muse :
« Tu m’avais envoyé au combat, avec un baiser au front, en
amante brave qui veut la victoire du soldat qu’elle aime » (p.
400). L’écrivain investit la scène parisienne en mousquetaire des
lettres – sur le modèle (réactualisé) des jeunes
« réalistes » des années 18508 : « J’étais armé
en guerre [. . .]. Quels coups de plume, quels chocs
furieux pour faire la place nette ! » (p. 401).
On reconnaît les batailles menées par le défenseur de
l’impressionnisme, ou les provocations agressives de Mes Haines. Ce
parcours rétrospectif débouche sur une profession de foi :
« J’ai parlé de vérité, j’ai prétendu qu’on pouvait tout
écrire, j’ai voulu prouver que l’art est dans la vie » (p.
402), principe qui renvoie à l’actualité immédiate – Les
Héritiers Rabourdin, les débats autour des premiers Rougon-Macquart
apparaissent comme les deux versants complé-mentaires d’une
revendication esthétique fondamentale : « Je veux le
roman, je veux le drame, je veux la vérité partout » (p.
404).
Cette triade de mots d’ordre littéraires – la nature,
la vérité, la vie – se synthétise en un rêve d’absolu qui
rappelle les vastes ambitions du peintre Claude Lantier dans Le
Ventre de Paris, et qu’on retrouvera, développées et amplifiées,
dans L’Œuvre9, avec la figure du romancier Sandoz : « C’est
l’âpre désir, prendre la terre, la posséder dans une étreinte, tout
voir, tout savoir, tout dire. Je voudrais coucher l’humanité sur
une page blanche, tous les êtres, toutes les choses ; une
œuvre qui serait l’arche immense » (p. 403). Se dessine un
autoportrait de Zola en vétéran marqué par dix ans de combats
critiques, ce qui consacre la légitimité du magistère intellectuel
qu’il prétend exercer tout en attestant sa compétence
d’écrivain ; mais le polémiste expérimenté, l’artiste reconnu
est aussi un jeune créateur conquérant, ayant devant lui
l’essentiel d’une œuvre révolutionnaire et totalisante.
8. « On ne s’imagine pas avec quelle verdeur ces jeunes
gens se jetaient dans la lutte. Ils avaient alors vingt à
vingt-cinq ans, ils dormaient bottés, éperonnés, la cravache en
main, menant un tapage de tous les diables. J’ai sur mon bureau les
six numéros du Réalisme, et il s’échappe de ces pages jaunies une
odeur de bataille qui me grise. J’ai passé par là moi-même ».
(Émile Zola, « De la critique : le réalisme »,
article repris dans Le Roman expérimental, op. cit., p. 284).9. «
Ah ! que ce serait beau, si l’on donnait son existence entière
à une œuvre, on l’on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les
hommes, l’arche immense ! » (Émile Zola, L’Œuvre, in Les
Rougon-Macquart, éd. Henri Mitterand, Paris, Gallimard, «
Bibliothèque de la Pléiade », 1966, t. IV, p. 46). Justement,
Sandoz vient de publier « son premier livre, une suite
d’esquisses aimables, rapportées de Plassans, parmi lesquelles
quelques notes plus rudes indiquaient seules le révolté, le
passionné de vérité et de puissance » (Ibid.) : les
Contes à Ninon ?
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NOUVEAUX CONTES À NINON 309
Cette œuvre à venir réinvestit certains modèles, mais suppose
aussi maintes reconfigurations et émancipations. L’influence du
romantisme, notamment, est discutée à partir de la figure de
Musset, dont le tombeau s’élève presque au centre du recueil :
« D’où vient donc l’étrange puissance de Musset sur ma
génération ? [. . .] C’est qu’il a jeté le cri de
désespérance du siècle ; c’est qu’il a été le plus jeune et le
plus saignant de nous » (p. 488). Cet éclatant hom-mage vaut
aussi pour prise de distance ; l’écrivain passe en effet
« une année de convalescence » chez le Forgeron, après
avoir, comme l’Enfant du siècle, « perdu [son] cœur, perdu
[son] cerveau » (p. 454) ; au contact régénérateur du
travail prométhéen de l’artisan, avec sous les yeux l’incessant
enfantement de la nature, l’artiste moderne peut prendre un nouveau
départ : « J’ai guéri à jamais mon mal de paresse et de
doute » (p. 458). Le credo de la littérature nouvelle est
désormais la « passion d’analyse exacte » (p.
489) – l’amant de Ninon se disait d’emblée « fou
d’analyse exacte » (p. 402).
Folie et passion, mais dans le registre naturaliste : le
transfert, abrupt, amène des repositionnements par rapport à
l’œuvre de Musset et aux mythologies romantiques dont il est la
source et l’emblème. Nul hasard sans doute si le prologue « À
Ninon » reprend le titre d’un poème célèbre de Musset
(« Si je vous le disais pourtant, que je vous aime / Qui sait,
brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ? »), mais on
est passé de la galanterie de salon – piano, valses et
aveux à mi-voix – aux amours sensuelles et franches en
pleine cam-pagne, version naturaliste de Daphnis et Chloé. Le héros
du premier récit, « Un bain », s’appelle Octave, comme le
libertin des Caprices de Marianne et le narrateur de la Confession
d’un enfant du siècle10 ; les caprices de la lune contraignent
le comte et Adeline à un tête-à-tête intime autant que prolongé,
comme, chez Henry Murger, Jacques et Francine cherchant dans la
mansarde du jeune homme la clé égarée de la jeune fille :
« ‘La lune, qui est masquée par les nuages, donne en plein
dans ma chambre, dit Jacques. Attendons un peu [. . .]’ /
Et, en attendant le lever de la lune, ils se mirent à causer. Une
causerie au milieu des ténèbres, dans une chambre étroite, par une
nuit de printemps ; une causerie qui, d’abord frivole et
insignifiante, aborde le chapitre des con-fidences, vous savez où
cela mène11. . . . » En effet : le résultat est
le même pour Octave et Adeline, lesquels transposent en milieu
mondain le schéma des
10. Zola conserve ce prénom pour Octave Mouret, lui aussi
séducteur impénitent et sans scrupules (le jeune homme a fait sa
première apparition romanesque dans La Conquête de Plassans, cette
même année 1874).11. Henry Murger, « Le Manchon de
Francine » [1847–48], Scènes de la vie de bohème, Paris,
Folio, 1988, p. 280. Certes le scénario de cet épisode n’a rien de
particulièrement original, mais la référence à ce récit
particulièrement sombre (intitulé d’abord « Comment on meurt
dans la bohème » : Zola, lui aussi, écrit en 1876, soit
deux ans après les Nouveaux Contes à Ninon, un cycle de mini-récits
intitulé
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310 Corinne Saminadayar-Perrin
amours faciles entre grisettes et étudiants – le
transfert fait sens. . . . Cepen-dant, le contexte
inversé et quelque peu coquin (l’un et l’autre sont tout nus, et
attendent que la lune ait tourné pour pouvoir sortir de l’eau)
amène une chute remaniée – et beaucoup plus piquante que
dans l’original : « Taisez-vous, ne remuez plus, nous
parlerons de tout cela, quand il fera noir. . . .
Attendons que la lune soit derrière l’arbre. . . . »
(p. 414).
Quant à la pimpante Ninon, elle devient Ninette dans la nouvelle
suivante, « Les Fraises » : désormais cousine de
Musette, de Bernerette et de Mimi Pinson, elle accompagne le
narrateur dans une partie de campagne qui ajoute un chapitre aux
Scènes de la Vie de Bohème – mais l’héritage de Musset et
de Murger s’infléchit dans la poésie des dernières lignes :
« [Elle eut] un geste d’adorable abandon. / Le soleil,
flambant sur les hauts feuillages, jetait des palets d’or, à nos
pieds, dans l’herbe fine » (p. 418). On aura reconnu un
hommage à Flaubert – Ninette succombe comme Emma Bovary
dans les bras de Rodolphe : « Elle s’abandonna. / Les
ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant
entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour
d’elle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses
tremblaient12 ».
Usages militants de la fiction
La rupture avec certain héritage romantique se combine avec un
discours idéologique clairement assumé : le recueil s’inscrit
dans la continuité du jour-nalisme républicain de Zola, de la fin
du second Empire aux combats contre la coalition des droites et
l’Ordre moral. Le diptyque satirique que forment « Le
Jeûne » et « Les Épaules de la marquise » met en
scène deux person-nages de fiction, « la petite baronne »
et son amie « la marquise », auxquelles l’écrivain avait
déjà consacré une sorte de mini-feuilleton journalistique.
« Petite, potelée », l’adorable baronne, experte dans
« l’art de se déshabiller sans paraître nue », a fait sa
première apparition dans l’Événement illustré du 13 mai 1868 ;
cette délicate fleur de serre est l’antithèse de l’héroïque Jeanne
d’Arc (pour Zola, celle de Michelet . . .) dont on
célèbre alors la fête à Orléans. La petite baronne réapparaît dans
« Les Regrets de la marquise » (La Cloche, 2 octobre
1871), dont « Les Épaules . . . » reprend
certains passages, et dans « La Petite Chapelle » (La
Cloche, 23 mai 187013), où on la voit installer
« Comment on meurt ») semble confirmée par une autre
allusion intertextuelle plus précise analysée dans la suite du
présent article.12. Gustave Flaubert, Madame Bovary [1857], Paris,
GF, 1986, p. 228.13. Le feuilleton satirique s’ajuste à l’actualité
journalistique : les fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans, le début
de la saison mondaine, le mois de Marie. . . . Le
journaliste souligne la récurrence des personnages :
« Autrefois, dans le bon temps, je vous ai parlé de ces
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NOUVEAUX CONTES À NINON 311
dans son boudoir un autel des plus équivoques. Ce sont les mêmes
pâmoisons ambiguës qui, dans « Le Jeûne », engourdissent
la petite baronne . . . Quant à la marquise, le
recueil en fait l’héroïne d’un nouvel épisode de la vie mondaine,
le patinage au Bois – sa toilette permettant de
s’attarder sur ses célèbres épaules, fermes colonnes de l’Empire.
Le personnage s’étoffe en outre du parallélisme avec Renée, héroïne
de La Curée (1872) : « la belle Mme Saccard »
triomphe elle aussi au bal des Tuileries, patine au Bois vêtue en
Polonaise, et exhibe ses splendides épaules dans tous les salons
officiels. . . .
La technique des personnages reparaissants, du second Empire
expirant aux premières années de la Troisième République, souligne
un phénomène préoccupant : malgré la chute de Napoléon III,
rien n’a changé dans les hautes sphères du pouvoir et de
l’argent14. D’autre part, le diptyque satirique inau-gure un cycle
de dénonciation politique qui couvre l’ensemble du recueil15. Les
extases équivoques de la petite baronne, l’épicurisme raffiné du
vicaire mon-dain trouvent leur pendant positif dans l’évocation des
processions vécues par le narrateur du temps de son enfance
provençale. Les cérémonies religieuses, « dans ces villes
amoureuses [. . .], font les affaires des amants »
(p. 472) : les jeunes filles exhibent leurs robes neuves,
rencontrent leurs amoureux dans l’ombre propice des églises, et
rentrent chez elles le cœur rempli d’amour et les poches pleines de
billets doux (p. 476) . . . cependant que les enfants
font bombance en profitant des « collations des sacristies »
offertes aux petits chanteurs et musiciens ! Rien de plus sain
qu’un tel détournement, puisque la Fête-Dieu n’est en elle-même
qu’une dérisoire mascarade : le dais devient une « litière
immense, dans laquelle la religion malade se fait promener au
soleil de juin » (p. 475), en une catastrophique et comique
exhibition du « catholi-cisme éclopé » (p.
476) – que justement l’Ordre moral veut placer à la tête
de la France16. . . .
épaules fameuses, les plus solides colonnes du second
Empire » (La Cloche, 21 février 1871).14. C’est très
exactement le motif développé par Rimbaud dans « Paris se
repeuple » (1871) : après l’écrasement de la Commune, la
Fête impériale reprend de plus belle dans la capitale.15. Cet
effet-recueil prolonge et amplifie l’impact du diptyque :
« Les récits ne sont pas fermés sur eux-mêmes, mais peuvent
procéder par échos et par renvois à l’intérieur du recueil. Des
effets de sens – ou de non-sens – jaillissent
de leur proximité. Les textes peuvent se renforcer, se compléter,
ou au contraire l’un peut déconstruire ce que l’autre avait
construit et le dénoncer comme un leurre : dans tous les cas
le sens, rarement définitif, se constitue par étapes »
(Emmanuèle Grandadam, Contes et nouvelles de Maupassant :
pour une poétique du recueil, Publications de l’université de
Rouen, 2007, p. 301).16. D’où la tonalité très anticléricale de La
Conquête de Plassans : le roman paraît la même année que les
Nouveaux Contes à Ninon.
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312 Corinne Saminadayar-Perrin
Le discours anticlérical s’articule d’autre part à une
dénonciation sociale non moins explicite. Le titre antiphrastique
« Le Jeûne » pourrait en revanche s’appliquer au récit
« Le Chômage », où les damnés de la terre, très
matériel-lement, meurent de faim – envers et conséquence
du luxe effréné où vivent les heureux de ce monde. Quant à la
pauvresse gelée qui reçoit un bouquet de lilas, dérisoire et
inutile aumône (p. 434), elle pourrait bien être la femme de
l’ouvrier chômeur. . . . Cette mise en perspective des
destinées s’accompagne d’un creusement diachronique : la
baronne et la marquise, enfants, ont été éduquées (si l’on peut
dire) comme la petite Lili dans la nouvelle qui porte son
nom – on ne leur a appris que la perversion des
séductions mondaines et le mépris pour les pauvres. Le montage met
en cause et en question l’ensemble d’un système.
Cet effet-cycle souligne en outre la portée métaphorique et
allégorique17 de certaines nouvelles, comme « Le Paradis des
chats18 », dont la clausule porte explicitement la morale
politique – d’ailleurs complexifiée et opacifiée par le
texte de « Souvenirs » évoquant les deux chattes du
narrateur. Dans ce cas, le choix d’un personnel animalier insiste
sur la référence au genre de la fable. Il en va autrement du récit
intitulé « Le Grand Michu », présenté comme un souvenir
de collège. Lors de sa première publication dans La Cloche (1er
mars 1870), un prologue rattachait la nouvelle à l’actualité :
des révoltes d’internes éclataient alors en divers lieux, dont
certaines pour des raisons explicitement politiques (à Douai, les
lycéens avaient organisé une souscription pour le tom-beau de
Victor Noir) ; la presse républicaine insistait sur cet
engagement de la jeunesse et sur la valeur symptomatique de tels
épisodes19. Dans le recueil, la disparition de l’introduction fait
basculer le discours politique de la métony-mie à la métaphore.
Le grand Michu apparaît d’emblée comme une figure allégorique du
Peu-ple : ce « gaillard aux poings énormes » (p.
419) est fils d’un paysan répu-blicain, insurgé en décembre 1851
contre le coup d’État ; fort et doux, il se distingue par sa
fidélité aux convictions démocratiques léguées par son père. Aussi
mène-t-il le combat des collégiens au son de La Marseillaise, et,
dans l’épreuve, respecte-t-il scrupuleusement l’honneur des siens
et la parole don-née (p. 423). C’est d’ailleurs par « vertu
républicaine », par « solidarité » que
17. Sur ce point, voir l’ouvrage de synthèse d’Éléonore Reverzy,
La Chair de l’idée. Poétique de l’allégorie dans les
Rougon-Macquart, Genève, Droz, 2007.18. Rappelons que le lectorat
contemporain était particulièrement réceptif à de tels détours
allégoriques animaliers : « La Chèvre de M.
Seguin », par exemple, est une fable métalittéraire, comme
d’ailleurs « La Journée d’un chien errant », première version
de la nouvelle insérée dans le recueil (Le Figaro, 1er décembre
1866).19. Voir par exemple l’article de Charles Hugo dans Le
Rappel, 27 janvier 1870, intitulé « On ne badine pas avec la
jeunesse ».
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NOUVEAUX CONTES À NINON 313
le grand Michu accepte de prendre la tête d’une révolte dont les
motifs lui sont étrangers : la morue et les haricots que
détestent tant ses délicats condis-ciples bourgeois ne répugnent
nullement à son solide (et frustre) appétit de paysan pauvre ;
c’est aussi par « dévouement » qu’il se condamne à une
grève de la faim d’autant plus cruelle que son indigence lui
interdit les douceurs dont ses alliés, eux aussi censés jeûner,
sont abondamment pourvus. Enfin, au moment où les forces de l’ordre
sont sur le point de prendre d’assaut la barricade des élèves,
chacun abandonne Michu qui finit par se dévouer seul :
« Il suffit qu’il y ait un coupable » (p. 424). Michu
seul sera renvoyé, et, faute de pouvoir poursuivre ses études, il
restera voué à la pauvreté paysanne : trajectoire
emblématique d’un peuple floué par la bourgeoisie, condamné à payer
le prix fort au moment des combats et ignoblement trahi aux
pre-mières menaces de répression. La portée idéologique de
l’histoire, qui sous le second Empire renvoie (notamment) au
Deux-Décembre, se complexifie après la Commune. . . .
Mi-héroïque mi-burlesque, la figure du peuple en Hercule
collégien se dif-fracte dans la suite du recueil en deux allégories
complémentaires et concur-rentes. Le peuple, ce sont d’abord les
misérables qui, dans « Le Chômage », descendent pas à pas
les cercles de la damnation sociale – l’indigence pour
l’ouvrier, la menace de la prostitution pour sa femme, l’agonie
dans la faim et le froid pour l’enfant. Ce récit emblématique (et
très mélodramatique) reprend partiellement l’article « Le
Lendemain de la crise » qui, paru dans Le Corsaire du 22
décembre 1872, provoqua un violent scandale politique, un débat
parlementaire et l’interdiction du journal ; cette réaction
s’explique par l’agressivité du scénario initial : un montage
en parallèle juxtaposait cha-cune des étapes de la déchéance
ouvrière et les luxueuses « parties carrées » rassemblant
les quatre chefs de la droite, responsables de la crise, autour de
tables bien servies. Dans le recueil, Zola supprime l’allusion au
quarteron d’affameurs, d’où un double infléchissement du
propos : affaiblissement de la polémique ad hominem contre la
droite anti-républicaine ; accentuation de la dimension
tragique du récit : le chômage et la misère apparaissent comme
des fatalités systémiques liées non à la malveillance de
quelques-uns ou à une crise passagère, mais au fonctionnement même
des logiques économiques capi-talistes. Le texte remanié se termine
sur une question de l’enfant frontalement adressée au lecteur :
« Pourquoi donc avons-nous faim ? » (p. 464).
À cette évocation pathétique du peuple victime et martyr répond
le For-geron, allégorie du peuple travailleur et combattant. Ce
portrait du peuple en forgeron entre en résonance avec l’imagerie
et la mythologie républicaines activement diffusées dès la fin des
années 1860. Le personnage de Zola fait ainsi songer à Michel
Bastien, le héros de l’Histoire d’un paysan
d’Erckmann-Chatrian (1868–69). Dans ce roman, la chanson du
Forgeron a, même avant 1789, un sens politique parfaitement
clair : « Le forgeron forge le fer ! Cela
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314 Corinne Saminadayar-Perrin
laissait entendre bien des choses20 ». Michel Bastien,
compagnon puis maître forgeron, s’engage activement dans la
Révolution en marche, forge des piques pour la défense de la patrie
avant de s’enrôler lors de la levée en masse : trajec-toire
exemplaire. On peut aussi songer au poème de Rimbaud « Le
Forgeron » (1870), sorte d’addendum socialiste à la Légende
des siècles (ce poème répond aussi à la pièce lénifiante et
bien-pensante de François Coppée, La Grève des forgerons) :
plus que d’intertextualité, il s’agit d’un répertoire d’images et
d’allégories actif et efficace dans le discours social
contemporain. Ce qui permet de comprendre la valeur du
ressourcement que le narrateur-écrivain doit au Forgeron : la
foi dans le travail répond au doute et à l’impuissance, ces
maladies héritées du désenchantement romantique ; la fabrique
héroïque de l’avenir s’oppose aux déplorations mélancoliques.
L’effet-recueil et le travail de l’intertextualité
Le discours idéologique des Nouveaux Contes à Ninon est porté
par les effets conjugués des parallélismes, des jeux d’opposition,
des montages alternés : l’impact politique des textes
concernés s’en trouve modifié, com-plexifié et renforcé. Au-delà de
prises de position conjoncturelles, le recueil met en évidence la
cohérence d’un engagement littéraire et politique.
Il en va ainsi de la dénonciation de la guerre et de ses
mythologies associées, portées sous l’Empire par les souvenirs de
l’épopée napoléonienne, relayés après 1871 par l’obsession de la
revanche. L’ensemble du recueil développe un réquisitoire sans
concession initié par « Le Petit Village » ; la
reprise de cet article de La Cloche (25 juillet 1870) en change la
portée, puisque le discours d’opposition pacifiste devient, après
la défaite, une critique explicite à l’égard du patriotisme
revanchard. Ce discours anti-militariste, progressivement
20. Erckmann-Chatrian, Histoire d’un paysan, Paris, Omnibus,
2010, p. 254. Ce forgeron (comme celui de Zola) figure bien le
peuple dans son ensemble, puisque, lui-même artisan, il forge le
soc des charrues et tous les instruments nécessaires au travail de
la terre. En revanche, Michel Bastien comme le forgeron des
Nouveaux Contes à Ninon s’opposent à la figure passéiste mise en
scène dans Maître Daniel Rock, autre personnage emblématique auquel
Zola, dès 1865, reprochait son manque de foi dans la
modernité : « Maître Daniel est un forgeron, un amant du
passé qui vit dans l’amour des choses d’autrefois. Entouré de ses
fils et de sa fille, il se retire pas à pas devant l’esprit moderne
qui monte et détruit ses plus chères croyances [. . .]
[Ce] maître Daniel est un colosse, tandis que l’ingénieur qu’il lui
oppose est un pantin ridicule »
(« Erckmann-Chatrian », articles du Salut public [1865]
repris dans Mes Haines [1866], Paris, GF, 2012, p. 210). Dans
L’Assommoir, le personnage de Goujet enregistre une évolution dans
le traitement de l’allégorie, l’artisan de village devenant ouvrier
travaillant dans un atelier en ville.
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NOUVEAUX CONTES À NINON 315
intériorisé, se développe ensuite dans la section
« Souvenirs » : le narrateur, collégien, fête avec
enthousiasme les victoires françaises lors de la campagne d’Italie,
commence à percevoir l’envers sanglant de l’épopée au moment de la
guerre de Crimée, puis reçoit d’horribles révélations de son
camarade Chauvin – cette silhouette allégorique d’ancien
troupier, emblème du patrio-tisme français, inverse terme à terme
le portrait qu’en esquissait Daudet dans « La Mort de
Chauvin », nouvelle reprise dans les Contes du lundi l’année
précédente.
Ce processus d’inexorable dévoilement se poursuit dans la
section suiv-ante des « Souvenirs », qui actualise et met
en récit les potentialités inscrites dans « Le Petit
Village » : le narrateur connaît une expérience directe
de la guerre, lorsque les idylles de sa jeunesse, inspirées de
Musset et de Murger, se trouvent fracassées par les violences de
l’histoire. L’ouverture du récit se présente comme une réécriture
de la nouvelle de Murger « Le Manchon de
Francine » – à laquelle Zola emprunte le scénario
amoureux et le prénom du héros, Jacques : « Jacques avait
rencontré Madeleine à la fête de Saint-Cloud. Il se mit à l’aimer,
parce qu’elle était triste et souffrante. Il voulait, avant que la
pauvre enfant s’en allât sous la terre, lui donner deux saisons
d’amour. Et il vint se cacher avec elle, dans ce pli de terrain de
Clamart, où les roses pous-sent comme des herbes folles » (p.
51121). Madeleine s’éteint comme Francine, mais la mort de Jacques,
elle, est radicalement différente : alors que le héros de
Murger meurt à l’hôpital en sculptant pour le tombeau de sa
bien-aimée un ange aux ailes déployées, l’amant de Madeleine périt
les armes à la main, défendant contre les Prussiens sa petite
maison blanche et le fantôme de ses amours. L’évocation
cauchemardesque de cette retraite enchantée, massacrée par les obus
et la mitraille, a valeur symbolique et métalittéraire.
La dernière section du recueil, « Les Quatre Journées de
Jean Gourdon », franchit une étape supplémentaire dans la
dénonciation : le héros lui-même, racontant son histoire à la
première personne, se trouve confronté aux hor-reurs du champ de
bataille. C’est cette fois avec l’œuvre d’Erckmann-Chatrian que
Zola construit un dialogue intertextuel serré. Dès 1865, le jeune
critique avait salué la puissance avec laquelle les deux romanciers
avaient révélé la barbarie de la guerre, grâce au témoignage
fictionnel d’un jeune paysan enrôlé bien malgré lui :
« Tout est vrai, car le mensonge ne saurait avoir cette
émotion ni cette terrible exactitude. C’est la gloire du capitaine
jugée par le soldat. Le sang coule, les entrailles se répandent,
les cadavres emplissent les fossés ; puis, parmi les morts,
dans la plaine rouge et navrante, passe par instants une rapide
21. On comparera ce récit avec celui de Murger :
« [Francine] rencontra Jacques et elle l’aima. Leur liaison
dura six mois. Ils s’étaient pris au printemps, ils se quittèrent à
l’automne. Francine était poitrinaire, elle le savait, et son ami
Jacques le savait aussi » (« Le Manchon de
Francine », Scènes de la vie de bohème, op. cit., p. 281).
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316 Corinne Saminadayar-Perrin
apparition, Napoléon, gris et froid, pâle au milieu de la
pourpre du combat, la face éclairée comme par la lumière blanche
des baïonnettes22 ». Dans la version originale d’un des
articles antimilitaristes de La Cloche repris dans
« Souvenirs », le journaliste revenait sur la question,
non sans réclamer une réécriture plus corrosive des récits
d’Erckmann-Chatrian : « Si nous voulons un jour la paix
universelle, il faut dire la vérité brutale. Erckmann-Chatrian,
dans son Conscrit de 1813, a déjà montré un coin ignoble des champs
de bataille. Je voudrais aujourd’hui une voix plus âpre, moins
adoucie par la bonhomie alsacienne, qui racontât la panique des
foules, les poussées féroces des soldats grisés, l’horreur de la
tuerie folle23 ».
Ce programme – qui annonce La Débâcle – est
partiellement réalisé dans la deuxième des quatre journées qui
résument et emblématisent la vie de Jean Gourdon. Le narrateur,
mobilisé, est envoyé en première ligne ; l’ensemble de
l’épisode reprend le schéma du Conscrit de 1813 : comme Joseph
Bertha, Jean est blessé à l’épaule, défaille, reprend espoir en
rencontrant un officier coura-geux, s’évanouit, revient à lui dans
un paysage d’horreur après la bataille. La scène la plus frappante
de la séquence est directement démarquée d’Erckmann-Chatrian ;
de Joseph à Jean, du premier au second Empire, les paysans sont, au
sens propre du terme, utilisés comme chair à canon :
« ‘Serrez les rangs, serrez les rangs !’ /
[. . .] Les boulets frappaient en plein tas, presque au
même endroit, faisant une trouée sanglante que nous bouchions sans
cesse [. . .] ‘Serrez les rangs, serrez les rangs !’
répétait froidement le colonel. / Nous donnions de la chair humaine
au canon » (p. 53124). Ces visions de cauchemar s’opposent
terme à terme, chez Zola comme chez Erckmann-Chatrian, à la
profession de foi vitaliste et quasi-panthéiste de l’oncle Lazare
(le bien-nommé) ou du républicain M. Goulden, qui l’un et l’autre
opposent l’incessant travail de la nature et des hommes à la folie
de destruction25 que déchaînent les guerres.
22. « Erckmann-Chatrian », Mes Haines, op. cit., p.
215.23. Émile Zola, La Cloche, 18 juillet 1870, passage cité par
Roger Ripoll, Nouveaux Contes à Ninon, op. cit., pp. 1455–1456.24.
Voici le passage-source du Conscrit de 1813 [1864] : «
J’entendis le colonel Zapfel qui disait tranquillement :
‘Serrez les rangs !’ [. . .] Cinquante pas plus loin
il y eut encore un éclair et un bruit pareil dans les
rangs – comme un grand souffle qui passe – et
je vis encore un trou, cette fois à droite. / Et comme, après
chaque coup de canon des Russes, le colonel disait toujours :
‘Serrez les rangs !’ je compris que chaque fois il y avait un
vide » (Paris, Omnibus, 2010, p. 950).25. Voici ce que déclare
l’oncle Lazare (au nom prédestiné) à son neveu Jean :
« La terre est un vaste atelier où l’on ne chôme jamais
[. . .] Toute cette joie n’est qu’un enfantement. Si la
campagne sourit, c’est qu’elle recommence l’éternelle
besogne » (« Les quatre journées . . . »,
op. cit., p. 523). Même ode au printemps chez le républicain
Goulden, père spirituel de Joseph Bertha : « Ce qu’il
aimait le plus au monde, c’était la
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NOUVEAUX CONTES À NINON 317
Ce dialogisme intertextuel se prolonge par une prise de distance
ludique et critique creusant l’écart entre le nouveau recueil et
les Contes à Ninon (d’où, sans doute, la reprise du titre, qui
souligne les ruptures). Le premier récit, « Un bain »,
est emblématique de cet infléchissement volontiers moqueur. Les
premières lignes, avec leur réécriture badine et mondaine de Mme de
Sévi-gné26, annoncent « un vrai conte bleu » (p. 405),
dans la lignée de ceux que le narrateur avait promis à sa belle
compagne : « J’ai des envies de laitage. Si je ne
craignais de faire rire, je t’emmènerais sous quelque charmille,
avec un mouton blanc, pour nous dire tous les trois des choses
tendres » (p. 402). Certes « tout un roman »
s’amorce sous les libres feuillages du grand parc rendu à lui-même,
et Adeline au bain ressemble à la ravissante Fleur-des-Eaux que
courtisait Simplice dans le recueil de 1864 ; cependant, le
dénouement libertin rompt avec les fadeurs de la
pastorale – mais aussi avec la morale idéaliste qui
condamnait Simplice et son ondine bien-aimée à la mort, pour avoir
échangé un seul baiser. . . .
Cet infléchissement se radicalise avec « La Légende du
Petit manteau bleu de l’amour », qui reprend très exactement
la structure du conte « Sœur-des-Pau-vres » inséré dans
le recueil précédent – en transférant la donnée initiale
dans un autre domaine, de l’économique au sexuel. L’héroïne n’est
plus une chaste enfant répandant généreusement autour d’elle de
miraculeuses aumônes, mais une belle jeune fille faisant à tous don
de son cœur et de son corps avant de trouver le bonheur dans un
mariage d’amour : « La légende [. . .] n’a
pas de morale », note malicieusement le narrateur à la fin du
récit (p. 453). Un détail intertextuel en témoigne. Alors que
Sœur-des-Pauvres, traitée en Cendrillon par l’oncle et la tante qui
l’ont recueillie, rappelle la Cosette des
Misérables – jusque dans la magnifique poupée qu’elle
admire à un étalage en plein vent – , le Petit manteau
bleu de l’amour, elle, est plutôt une sœur de Fantine. L’héroïne de
Hugo – qui, prostituée, touchera à la sainteté « par
le martyre » – « avait de l’or et des perles
pour dot, mais son or était sur sa tête et ses perles étaient dans
sa bouche27 » ; le Petit manteau bleu, elle,
« tenait en
vue du travail [. . .] cette grande vie où tout
chante, où tout est à sa place [. . .] Alors il parlait
de Dieu, qu’il appelait l’Être suprême, comme les anciens
calendriers de la République, il disait que c’était la raison, la
sagesse, la bonté, l’amour, la justice, l’ordre, la vie »
(Erckmann-Chatrian, Waterloo [1865], Paris, Omnibus, 2010, p.
1231).26. Lettre du 15 décembre 1670, sans doute la plus célèbre du
corpus, qui commence par cette phrase : « Je m’en vais vous
mander la chose la plus étonnante, la plus surpre-nante, la plus
merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus
étourdis-sante . . . » Il s’agit du mariage,
fort inattendu, de Lauzun avec la grande Mademoiselle.27. Victor
Hugo, Les Misérables [1862], Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1851, p. 131.
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318 Corinne Saminadayar-Perrin
don ses dents blanches, ses joues roses ; elle sut trouver
des colliers de perles blancs comme ses dents, des jupes de satin
roses comme ses joues » (p. 450).
Le détournement le plus sensible tient à la tonalité nettement
anticléricale de cette libertine « Légende ». Le conte
« Sœur-des-Pauvres » était à cet égard fort
édifiant : l’héroïne fait l’aumône à une pauvresse mendiant
avec son enfant devant l’église, et voici que la mendiante, en qui
on reconnaît la Sainte Vierge, se transfigure et lui donne un sou
magique – le schéma est repris aux Vies des saints. Dans
les Nouveaux Contes à Ninon, c’est la biographie de l’amoureuse
héroïne qui démarque l’Histoire sainte, et fait de la jeune fille
un double du Sauveur : elle naît « un matin de
décembre », « au fond d’un bouge, par
humilité » ; sa mission d’amour (et non de charité) se
manifeste d’emblée « à des signes certains » (autant que
miraculeux) ; enfin, elle quitte dès sa jeunesse « la
paille où elle était née » (p. 450) pour devenir la
« sœur charitable » des déshérités de l’amour, et la
« providence » du cœur pour les malheureux. Cette
réécriture malicieuse de la Vie de Jésus (le titre fait aussi un
clin d’œil à la Légende dorée) prend tout son sens dans le contexte
de la lutte anticléricale menée par les républicains contre l’Ordre
moral : 1874 est aussi l’année où paraît La Conquête de
Plassans et où Zola prépare La Faute de l’abbé Mouret.
. . .
Telle est justement le troisième réseau intertextuel sur lequel
s’appuient les Nouveaux Contes à Ninon : le dialogue avec le cycle
romanesque des Rougon-Macquart, dont le public contemporain connaît
les quatre premiers romans28. Ce souci de croiser l’œuvre du
journaliste, du nouvelliste et du romancier explique d’ailleurs
que, contrairement à la poétique du recueil systématique-ment
appliquée par Maupassant, Zola n’hésite pas à reprendre des récits
qu’on pourrait considérer comme les matrices journalistiques des
romans déjà parus ou encore en gestation : ceux-ci ne font pas
double emploi, ils fondent un pacte de lecture désignant, au-delà
de la dispersion matérielle des textes, l’unité d’un projet et
d’une entreprise.
On reconnaît ainsi, dans la nouvelle liminaire « Un
bain », maints élé-ments destinés à être repris dans La Faute
de l’abbé Mouret (dont le roman-cier prépare l’intrigue dès
1873) : un grand parc abandonné et retourné à l’état sauvage,
de tendres retraites amoureuses aménagées sous Louis XV, la
quête d’un secret qui enfièvre aussi bien Adeline qu’Albine, le
spectre des amours d’autrefois rôdant dans les herbes folles et les
chambres lézardées. . . . L’Amour qui préside en
voyeur à la scène finale a lui aussi son double dans
28. Cette réflexivité est une dimension essentielle de
l’esthétique de Zola : « Zola éprouve la nécessité
d’imposer la légitimité de son œuvre par un jeu d’échos et de
reflets internes à l’œuvre (où l’autonymie et la synecdoque sont
maîtresses) pour dresser un trompe-l’œil et suggérer un rapport
étroit avec les objets du monde » (Sylvie Thorel-Cailleteau,
La Pertinence réaliste. Zola, Paris, Champion, 2001, p. 65).
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NOUVEAUX CONTES À NINON 319
le jardin du Paradou29. Le lecteur des Nouveaux Contes à Ninon
découvre ainsi, avec trois mois d’avance, des configurations
thématiques, narratives et symboliques orchestrées plus largement,
et différemment, dans le roman encore à paraître.
Inversement, ce même lecteur (attentif) aura pu reconnaître dans
la scène du bain un écho de La Fortune des Rougon. Lorsqu’Adeline
se déshabille au bord de l’eau, le narrateur note : « Le
corps de la chère enfant ne mettait sur la rive qu’une blancheur
vague de jeune bouleau » (p. 410), ce qui en fait une sœur
aînée de Miette se baignant avec Silvère : « Son corps
d’enfant n’y mit pendant quelques secondes qu’une blancheur vague
[. . .] Les jambes et les bras de la jeune fille, nus et
arrondis, ressemblaient aux tiges laiteuses des bouleaux de la
rive30 ». Le rapprochement est riche de sens : au contact
de la nature, la mondaine Adeline retrouve la sensualité naïve et
pure de la pastorale et con-naîtra les plaisirs du sexe avec autant
d’innocence que Chloé dans les bras de Daphnis (Miette, elle, meurt
dans le regret de n’avoir pas connu l’amour).
Ce qui attire l’attention sur un autre parallélisme non moins
révélateur. Le narrateur des « Souvenirs », lui aussi,
retrouve dans les plaisirs du bain un rapport direct et non
perverti à la nature, celui-là même qu’il a connu autre-fois dans
la campagne de Provence : « Vous sentez le courant s’en aller
tout du long de votre chair, de la nuque aux talons, avec une
caresse fuyante » (p. 478). C’est la même sensualité pure
qui éveille, chez Miette, les premiers émois dans son corps
d’enfant : « Elle s’enfonçait davantage, se mettait dans
l’eau jusqu’aux lèvres, pour que le courant passât sur ses épaules,
l’enveloppât d’un trait, du menton aux pieds, de son baiser
fuyant31 ». De Miette à Ninon et au narrateur, se dessine une
constellation para-autobiographique, entre scénographie et fiction,
qui lie en profondeur le cycle romanesque, l’écriture
journalistique et l’œuvre du conteur.
***
Avec les Nouveaux Contes à Ninon, Émile Zola se construit une
image d’écrivain à la fois complexe et parfaitement cohérente. La
trajectoire du
29. « On aperçoit la blancheur d’un Amour de plâtre,
souriant, un doigt sur la bouche. Le pauvre Amour est manchot, et
il a sur l’œil droit, une tache de mousse qui le rend borgne »
(« Un bain », op. cit., p. 407). On comparera avec La
Faute de l’abbé Mouret : « Un Amour de marbre restait
debout, mutilé, le bras qui tenait l’arc tombé dans les orties,
souriant encore sous les lichens dont sa nudité d’enfant
grelottait » (in Les Rougon-Macquart, éd. Henri Mitterand,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960,
t. I, p. 1351).30. Émile Zola, La Fortune des Rougon, in Les
Rougon-Macquart, op. cit., t. I, p. 201.31. Émile Zola, La Fortune
des Rougon, op. cit., p. 203.
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320 Corinne Saminadayar-Perrin
critique militant trouve son épanouissement esthétique avec
l’élaboration d’une œuvre résolument moderne, fondée sur la nature
et la vérité ; les com-bats républicains, menés dans la grande
presse politique, se poursuivent par le travail du
récit – la métaphore et l’allégorie constituant, dans le
recueil comme dans les romans, des dispositifs privilégiés au
service des politiques de la fiction.
Plus radicalement, l’ouvrage expérimente une poétique du
recueil32 fondée sur le dialogisme intertextuel interne et
externe : le sens s’élabore au trav-ers d’effets de montage,
de parallélismes et de distorsions dont Les Rougon-Macquart
exploiteront toutes les possibilités. À cet égard, le recueil
apparaît à la fois comme un point d’optique (mise en perspective de
l’œuvre et de son auteur) et un modèle réduit, proposant (et
expérimentant) des modes de lec-ture dont le cycle romanesque
continuera à explorer les virtualités.
Université Montpellier 3
32. Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon article
« Vallès-Zola, le recueil comme entrée en littérature »,
Autour de Vallès, n° 31, 2001, « Vallès / Mirbeau,
journalisme et littérature », pp. 279–312.