-
La Lettre du Pharmacologue • Vol. 29 - n° 2 - avril-mai-juin
2015 | 59
DOSSIER Avancées thérapeutiques et évolution des méthodologies
en onco-hématologie
Nanomédicaments en oncologie : enjeux et
perspectivesNanomedicine in oncology: achievements and
perspectives
R. Fanciullino1, J. Ciccolini1
1 SMARTc, laboratoire de pharmaco-cinétique, Inserm UMR S_911,
CRO2, université Aix-Marseille.
Le développement de vecteurs spécifiques en cancérologie,
capables de délivrer une molé-cule cytotoxique au niveau d’une
tumeur ou de sites métastatiques, est aujourd’hui en plein essor.
Les raisons expliquant l’intérêt des nanotechnologies en oncologie
s’expliquent par une balance efficacité/toxicité parfois complexe à
gérer sur le plan clinique en raison de l’étroitesse des marges
thérapeutiques de la majorité des cytotoxiques classiques, ainsi
que de la variabilité pharmacocinétique interindividuelle exposant
fréquemment les patients à une sortie de la zone thérapeutique (1).
À cet égard, la nanomé-decine constitue un réel espoir pour le
dévelop-pement et la mise à disposition du thérapeute de formes
vecto risées présentant une efficacité accrue, tout en limitant les
effets indésirables usuels de la chimiothérapie (2). Il est
important de rappeler que les nanotechnologies en oncologie ne
visent pas à toucher de nouvelles cibles pharmacologiques
cellulaires ou moléculaires, mais principalement à améliorer le
profil pharmacocinétique des agents déjà existants afin d’en
accroître la spécificité envers les tissus tumoraux, augmentant
ainsi leur efficacité (3).
Divers supports vectoriels disponiblesLes nanotechnologies sont
actuellement représen-tées par des formes vectorielles dites
classiques, telles que les liposomes, les dendrimères, les capsules
et les nanoparticules solides, ou par des formes dites conjuguées.
Il existe plusieurs formes de classification possibles, selon la
nature, la composi-tion ou la structure des vecteurs choisis. On
peut, par exemple, distinguer les supports inertes (silice,
nano-tubes de carbone, métaux précieux) des supports biocompatibles
de type vecteurs lipidiques, ces derniers représentant aujourd’hui
la quasi-totalité
des nanoparticules sur le marché, telles les diverses
déclinaisons d’anthra cyclines liposomales. L’avan-tage de ces
formes complètement biocompatibles est qu’elles ne s’accumulent pas
à long terme dans l’organisme. Les supports inertes sont
aujourd’hui encore uniquement au stade de développement non
clinique ou clinique (4).Par ailleurs, de nouvelles formes
vectorielles repo-sant sur l’association entre une macromolécule et
un cytotoxique via un linker spécifique sont en plein essor et déjà
sur le marché. Lorsque la macro-molécule est un anticorps
monoclonal, on parle alors d’Antibody-Drug Conjugate (ADC), un
concept dont le chef de file est le trastuzumab emtansine (TDM-1).
La macromolécule peut également être une protéine physiologique
comme l’albumine ou un folate. Le nab-paclitaxel est ainsi
aujourd’hui le chef de file des nano-albumin drugs (5). Enfin, les
immunoliposomes sont un complexe formé par une nanoparticule
lipidique encapsulant un ou plusieurs cytotoxiques, à la surface de
laquelle est accroché, via un linker, un anticorps monoclonal.
Divers immunoliposomes sont aujourd’hui en phase de développement
clinique (1, 4).
Optimisation pharmacocinétiqueAppréhender la pharmacocinétique
des formes vectorielles représente un enjeu capital dans le
développement de ces technologies et leur appli-cation en pratique
clinique. La résorption diges-tive des nanomédicaments est
considérée comme médiocre, et toutes les formes aujourd’hui sur le
marché s’administrent par voie parentérale. Le profil et les
propriétés pharmacocinétiques des nanomédicaments découlent
directement de leurs caractéristiques biopharmaceutiques (type
0059_LPH 59 24/06/2015 16:54:57
-
Figure. Principe de l’Enhanced Permeability Retention Effect. La
fenestration au niveau de l’endothélium permet aux nanoparticules
de s’accumuler en périphérie tumorale.
Fenestrations 100 nm
Perturbation dans la vascularisation par chimiotactisme
tumoral
Nanoparticules < 100 nm ne diff usent qu’à proximité des
tumeurs
Tissu tumoralProdrogue liée à un polymère
Médicament actif
Tissu tumoral
Renforcement de la concentration
antitumorale du médicament
Médicament libéré de Scaff old
Tissu normal
Vascularisation normale
Perméabilitévasculaire
Perméabilitévasculaire
60 | La Lettre du Pharmacologue • Vol. 29 - n° 2 -
avril-mai-juin 2015
RésuméLes nanotechnologies présentent de nombreux avantages en
oncologie, dont la possibilité de délivrer des médicaments au
niveau du site tumoral avec une plus grande spécificité. Cet
article analyse les avantages et les enjeux des nanomédicaments en
oncologie, et s’interroge sur les développements futurs de cette
nouvelle technologie.
Mots-clésNanomédecine
Oncologie
Pharmacocinétique
Biodistribution
SummaryNano-medicine is a ground-b reak ing innovat ion in
oncology with a variety of possible applications. In this review,
we will discuss the possibility to improve drug delivery to tumors
using encap-sulated or conjugated drugs. Additionally, we will
discuss the future development of nanotechnologies in the fi eld of
cancer.
KeywordsNanodrugs
Oncology
Pharmacokinetics
Drug-delivery
de vecteur, taille, forme, furtivité). L’étude de la
pharmacocinétique des formes vectorielles est très spécifi que et
implique, sur le plan bioanalytique, la capacité de distinguer
forme libre et forme encap-sulée au niveau systémique (6), le
recours à des techniques d’imagerie in vivo dédiées en fl
uores-cence, bioluminescence, ou sondes radiomarquées afi n
d’objectiver l’accumulation intratumorale et de préciser les
mécanismes de pénétration cellu-laire (7). Des approches de
modélisation originale mécanistiques ou semi-mécanistiques de type
PB-PK (physiologically-based pharmacokinetics) paraissent
nécessaires pour appréhender les phénomènes d’accumulation et de
sidération des nano-objets et comprendre au mieux les interactions
vecteurs/tumeurs et en amont la pharmaco cinétique systé-mique (8).
L’objectif premier des nanomédicaments est toujours d’améliorer la
spécifi cité dans la phase de distribution de la molécule active au
profi t de l’atteinte du tissu tumoral, tout en limitant
l’expo-sition des tissus sains afi n de réduire l’incidence des
effets indésirables (3). C’est, en effet, via un meilleur
ciblage antitumoral, plus que par des mécanismes
pharmacodynamiques intrinsèquement nouveaux, que les formes
vectorielles présentent un bénéfi ce thérapeutique en oncologie
clinique. Cette spécifi cité peut s’exercer de façon passive via
les phénomènes de EPR-Effect (Enhanced Permeation Retention)
[figure] (9). Les tumeurs solides sont, en effet, caractérisées par
un réseau vasculaire important et fenestré ainsi que par un
drainage lymphatique faible. Ces caractéristiques induisent une
augmentation de la perméation liée aux fenestrations de
l’endothélium ainsi qu’à une augmentation de la rétention en raison
du faible drainage lymphatique. Les nanoparticules sont alors
capables de s’accumuler massivement dans les tissus tumoraux, pour
autant que leur dimension respecte une taille limite de 100-150 nm,
cut-off correspondant au diamètre des pores vasculaires en
périphérie tumorale (10). Une plus grande spécifi cité peut
également être atteinte grâce à des approches plus sophistiquées
d’adressage des vecteurs vers une cible membranaire antigénique
exprimée à la surface de la tumeur (ADC ou immunoliposomes
ciblant
0060_LPH 60 24/06/2015 16:54:57
-
La Lettre du Pharmacologue • Vol. 29 - n° 2 - avril-mai-juin
2015 | 61
DOSSIER Avancées thérapeutiques et évolution des méthodologies
en onco-hématologie
des récepteurs membranaires contre lesquels les anticorps
monoclonaux sont dirigés) [4] ou dans la matrice extracellulaire
(nano-albumin drugs, ciblant la protéine SPARC). Dans ce dernier
cas, les formes vectorisées peuvent présenter, via un ancrage au
niveau de la matrice extracellulaire, un mécanisme d’action
original en agissant sur l’environnement microtumoral, en addition
d’un effet cytotoxique direct sur la cellule cancéreuse (11).
Au-delà du ciblage tumoral, ces formes revêtent en amont des
caractéristiques qui distinguent leur pharmaco-cinétique de celle
des molécules conventionnelles. La faible taille des nanoparticules
usuellement déve-loppées et le recours fréquent à des techniques de
masquage, via la pégylation de surface, permettent de réduire la
reconnaissance par les macrophages et le système
réticuloendothélial, tout en limitant le captage hépatique et en
freinant les phases de biotransformation métabolique (12). De la
même façon, des nanoparticules peuvent limiter l’impact d’une prise
en charge par la glycoprotéine P (PgP), améliorant ainsi l’atteinte
des tissus cibles pour certaines molécules. On attend un profil
pharmaco-cinétique optimisé se traduisant, outre par la meil-leure
spécificité antitumorale évoquée plus haut, par une clairance
réduite avec un allongement de la demi-vie d’élimination
plasmatique (13). Cet avan-tage est surtout obtenu par des formes
de type furtif, ainsi que par des particules de taille suffisamment
petite pour éviter les phénomènes d’opsonisation ou de
reconnaissance par les macrophages, tout en étant assez
volumineuses pour éviter les risques de coalescence et
d’instabilité dans le flux sanguin (14).
Formes actuelles et en développementSi de très nombreuses formes
vectorielles ont été développées ces 20 dernières années,
relati-vement peu de médicaments ont réussi à arriver sur le
marché. Les anthracyclines, notamment la doxorubicine, sont le
premier cytotoxique à avoir été développé sous forme de liposomes,
pégylés ou non. L’objectif premier était la réduction de la
cardiotoxicité de la molécule (4). Une forme vecto-rielle de
cytarabine est également disponible sur le marché, présentant
l’avantage d’une meilleure atteinte du liquide céphalorachidien et,
donc, un schéma d’administration facilité, notamment en
neuro-oncologie pédiatrique (4). De nombreuses formes
nanoparticulaires de taxanes, gemcitabine, sels de platine ou
irinotécan, sont aujourd’hui en
phase de développement clinique (5). Les ADC ont pour objectif
de profiter de la spécificité des anticorps monoclonaux pour
distribuer sélective-ment des cytotoxiques aux cellules cancéreuses
exprimant un antigène cible. Deux médicaments sont aujourd’hui sur
le marché : le brentuximab vedotin (traitement du lymphome
hodgkinien CD30 positif récidivant ou réfractaire chez l’adulte et
du lymphome anaplasique à grandes cellules systémique récidivant ou
réfractaire chez l’adulte) et le trastuzumab emtansine (indiqué
dans le trai-tement des cancers du sein HER2+ métastatiques ou
localement avancés). Le nab-paclitaxel est une formulation de
paclitaxel lié à l’albumine, formant une nanoparticule conjuguée
qui exploite l’affinité naturelle de l’albumine humaine pour la
protéine SPARC exprimée dans de nombreuses tumeurs, permettant
l’administration d’une dose plus élevée de paclitaxel par le biais
de perfusions plus courtes dans le cancer du sein métastatique et
le cancer du pancréas. De très nombreuses autres formes
vectorielles sont actuellement en développement, relevant le plus
souvent des technologies de type ADC ou d’immunoliposomes (4,
8).
Limites et perspectives
Les nanotechnologies représentent un réel espoir en oncologie,
trouvant de nombreuses applications dans le domaine de l’imagerie,
de la délivrance de radionucléides ou encore à travers le
développement de nanomédicaments. Si une meilleure spécificité dans
la biodistribution est généralement observée, beaucoup d’études ont
montré une grande variabi-lité pharmacocinétique des formes
vectorielles (6). Les hypothèses que l’on peut émettre quant à
cette variabilité sont une consommation variable par la tumeur (à
l’instar de ce que l’on observe avec les bio-thérapies), un rôle
important du système immunitaire (monocytes et macrophages) ou
encore les caractéris-tiques individuelles des patients. Un écueil
limitant le développement des formes vectorielles est la
diffi-culté à gérer les problématiques de scale-up autori-sant une
production industrielle de nanoparticules, ainsi que les risques
émergents d’une toxicité à long terme liée à une accumulation de
particules inertes dans l’organisme (15). Cette problématique
pousse les chercheurs à s’orienter plutôt vers des supports 100 %
biocompatibles, et l’évolution d’une législation européenne dans le
domaine pourrait à terme rendre encore plus complexes le
développement et la mise sur le marché de nanomédicaments (5).
■
Les auteurs déclarent ne pas avoir
de liens d’intérêts en relation avec l’écriture
de cet article.
1. Bitounis D, Fanciullino R, Iliadis A, Ciccolini J. Optimizing
Druggability through Liposomal Formulations: New Approaches to an
Old Concept. ISRN Pharm 2012; 2012:738432. 2. Deshpande PP, Biswas
S, Torchilin VP. Current trends in the use of liposomes for tumor
targeting. Nanomedicine (Lond) 2013;8(9):1509-28. 3. Fanciullino R,
Ciccolini J. Liposome-encapsulated anti-cancer drugs: still waiting
for the magic bullet? Curr Med Chem 2009;16(33):4361-71.4. Thakor
AS, Gambhir SS. Nanooncology: the future of cancer diagnosis and
therapy. CA Cancer J Clin 2013; 63(6):395-418.5. Fanciullino R,
Ciccolini J, Milano G. Challenges, expecta-tions and limits for
nanoparticles-based therapeutics in cancer: a focus on
nano-albumin-bound drugs. Crit Rev Oncol Hematol
2013;88(3):504-13.6. Zamboni WC, Strychor S, Maruca L et al.
Pharmaco kinetic study of pegylated liposomal CKD-602 (S-CKD602) in
patients with advanced malignancies. Clin Pharmacol Ther
2009;86(5):519-26.
Références bibliographiques
0061_LPH 61 24/06/2015 16:54:58
-
La Lettre du Pharmacologue • Vol. 29 - n° 2 - avril-mai-juin
2015 | 79
DOSSIER Avancées thérapeutiques et évolution des méthodologies
en onco-hématologie
7. Hirsjärvi S, Dufort S, Bastiat G, Saulnier P, Passirani C,
Coll JL, Benoît JP. Surface modification of lipid nanocapsules with
polysaccharides: from physicochemical characteristics to in vivo
aspects. Acta Biomater 2013;9(5):6686-93.
8. Ait-Oudhia S, Mager DE, Straubinger RM. Application of
pharmacokinetic and pharmacodynamic analysis to the development of
liposomal formulations for oncology. Phar-maceutics
2014;6(1):137-74.
9. Prabhakar U, Maeda H, Jain RK et al. Challenges and key
considerations of the enhanced permeability and retention effect
for nanomedicine drug delivery in oncology. Cancer
Res 2013;73(8):2412-7.10. Fanciullino R, Mollard S, Correard F,
Giacometti S, Serdjebi C, Iliadis A, Ciccolini J. Biodistribution,
tumor uptake and efficacy of 5-FU-loaded liposomes: why size
matters. Pharm Res 2014;31(10):2677-84.11. Desai N, Trieu V,
Damascelli B, Soon-Shiong P. SPARC Expression Correlates with Tumor
Response to Albumin-Bound Paclitaxel in Head and Neck Cancer
Patients. Transl Oncol 2009;2(2):59-64.12. Woodle MC, Lasic DD.
Sterically stabilized liposomes. Biochim Biophys Acta
1992;1113(2):171-99.
13. Papahadjopoulos D, Allen TM, Gabizon A et al. Sterically
stabilized liposomes: improvements in pharmacokinetics and
antitumor therapeutic efficacy. Proc Natl Acad Sci U S A
1991;88(24):11460-4.
14. Gao H, He Q. The interaction of nanoparticles with plasma
proteins and the consequent influence on nanopar-ticles behavior.
Expert Opin Drug Deliv 2014;11(3):409-20.
15. Wu T, Tang M. Toxicity of quantum dots on respiratory
system. Inhal Toxicol 2014;26(2):128-39.
Nanomédicaments en oncologie : enjeux et
perspectivesNanomedicine in oncology: achievements and
perspectives
R. Fanciullino*, J. Ciccolini*
0079_LPH 79 24/06/2015 16:54:58