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Mythes Religions Laïcité - Une aire de liberté

Jun 17, 2022

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Mythes Religions Laïcité – Une aire de liberté, essai, Fernand Couturier, Fondation littéraire Fleur de Lys, Lévis, Québec, Décembre 2016, 244 pages.

Édité par la Fondation littéraire Fleur de Lys, organisme sans but lucratif, éditeur libraire québécois en ligne sur Internet. Adresse électronique : [email protected] Site Internet : http://manuscritdepot.com/ Tous droits réservés. Toute reproduction de ce livre, en totalité ou en partie, par quelque moyen que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur. Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays. La reproduction d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque moyen que ce soit, tant électro-nique que mécanique, et en particulier par photocopie et par microfilm, est interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur. Disponible en version numérique et papier. ISBN 978-2-89612-519-7 © Copyright 2016 Fernand Couturier. En couverture : © Rdonar | Dreamstime.com - Tourist Take A Rest. Handsome Young Man Sitting On The Rock And Enjoying View Into Misty Rocky Mountains. Photo. Dépôt légal – 4ème trimestre 2016

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Bibliothèque et Archives Canada Imprimé à la demande au Québec.

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DU MÊME AUTEUR Régime de l’être – Condition humaine Heidegger en opuscule, Deuxième édition augmentée, Essai, Fernand Couturier, Fondation littéraire Fleur de Lys, Lévis, Québec, Décembre 2015, 270 pages. Exemplaire papier et numérique disponible sur Internet http://www.manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.3.html Un peuple et sa langue Pour l'avenir du Québec Essai de philosophie du langage et de l'histoire, Deuxième édition, Fondation littéraire Fleur de Lys, Laval, Québec, 2009, 416 pages. ISBN 978-2-89612-324-7 Exemplaire papier et numérique disponible sur Internet http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.1.html Mots de Noël – Poèmes et prose Avancées philosophiques vers l’origine Poèmes & Prose - Troisième édition augmentée, Fondation littéraire Fleur de Lys, Lévis, Québec, 2010, 440 pages, Illustrations : Suzanne d’Anjou, Neuville, Québec ISBN 978-2-89612-355-1 Exemplaire papier et numérique disponible sur Internet http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.2.html Herméneutique (en collaboration), Fides, 1990, 211 pages. Monde et être chez Heidegger, Presses de l'Université de Montréal, 1971, 584 pages.

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INTRODUCTION

La laïcLes religions… Il importe de comprendre que les reli-

gions ainsi que les dieux qu’elles vénèrent sont issus des mythes et s’y alimentent encore. ité… Et si c’était elle qui allait pouvoir guérir

notre humanité blessée ! Ce thème de la laïcité a occupé l’actualité sociale et

politique québécoise une bonne partie de la première décennie de ce vingt-et-unième siècle, et il risque fort de revenir à l’avant-scène à plus ou moins brève échéance. La récente affaire du port du burkini par des musulmanes sur quelques plages françaises et son interdiction par certaines municipalités pourrait être un exemple d’occasions qui réactiveraient la question de la laïcité. Comme on le sait, le gouvernement du Québec a même été appelé à prendre position à cet égard. Ainsi ce thème de la laïcité me suggère de réunir ici deux textes qui portent sur les mythes à l’origine de la religion chrétienne et toujours inclus en elle, et un troisième concernant la laïcité elle-même. À la lecture des deux premiers, il deviendra assez clair, sinon évident, que toutes les religions relèvent en quelque manière du langage mythologique.

Les discussions qui ont eu cours ces derniers temps au Québec à propos des accommodements demandés par quelques groupes religieux ont généralement compris et mis en valeur la laïcité comme indépendance de l’État et de ses représentants par rapport aux diverses religions. Mais elles ne se sont pas attardées à mettre en relief le rôle que la laïcité devrait avoir dans la quotidienneté des relations entre les citoyens eux-mêmes.

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

L’État du Québec, dans les deux Chartes canadienne et québécoise des droits et des libertés de la personne, reconnaît et proclame la liberté de conscience et la liberté de religion. Mais ces Chartes ne sont guère loquaces à propos de la nature de la conscience et de la religion. Elles s’en tiennent, semble-t-il, à une conception de ces réalités qui serait reconnue et admise par l’ensemble des citoyens sans être expressément formulée. Ces Chartes supposent ou impliquent ainsi des non-dits importants.

Le but envisagé dans le présent recueil est d’abord de reconnaître que les mythes ont été (et sont toujours) la première source d’où ont surgi les dieux, ainsi que les religions qui se sont constituées sous l’autorité de ces divins. Et le propos est aussi de montrer que la laïcité comme simple indépendance de l’État par rapport aux religions des citoyens, si légitime soit-elle, semble ne pas pouvoir garantir à elle seule une paix sociale durable, ou un “vivre-ensemble” harmonieux, comme il fait mode présentement de dire. Car les religions, l’histoire en témoigne, en dépit de ce qu’elles puissent apporter de bienfaits aux humains, ont été et sont encore des ferments de discordes, voire de guerres sanglantes. Et la simple neutralité des États à leur égard ne pourrait empêcher l’éclosion de tels conflits entre les citoyens eux-mêmes. D’où la nécessité de chercher pour la laïcité un fondement que l’humanité puisse reconnaître comme valable universellement; et cela quelle que soit la diversité des croyances religieuses qui auront marqué son existence selon les lieux et les temps. Il s’agit, en somme, d’un ressourcement radical de la laïcité.

Dans cette optique, il paraît donc opportun de rapprocher en un même recueil d’abord deux textes écrits à quelques années d’intervalle et ayant pour titres : Origines mythologiques du chris-tianisme (2006) et De Yehoshua à Χριστος (Christos) (2009-10). Textes qui ont déjà paru dans Mots de Noël, aux éditions Fon-dation littéraire Fleur de Lys. Ils figurent ici avec quelques re-touches et autres ajouts mineurs. Incidemment, pourquoi ces deux premiers textes ont-ils été publiés dans Mots de Noël? Tout sim-plement parce que ces Mots, alliant poèmes et proses, sont les témoins d’une démarche d’une dizaine d’années inspirée au fond et tacitement par la question suivante : Que peuvent encore signi-fier les festivités de Noël alors que la religion est socialement en déclin? On peut comprendre maintenant que cette question et l’entreprise qu’elle a suscitée renvoient assez directement à la

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INTRODUCTION

présente thématique de la laïcité. Ces deux textes sont suivis d’un troisième, beaucoup plus restreint, qui a pour titre Laïcité 101. Celui-ci fut présenté sur le site Vigile.net en 2010 comme contribution à la discussion sur la laïcité qui a eu cours pendant la dernière décennie.

Ces trois textes représentent dans l’ordre les trois principales parties de ce recueil.

D’abord Origines mythologiques du christianisme s’applique à montrer que la religion, le Christianisme, qui aurait le plus influencé le cours de l’histoire des deux derniers millénaires, a sa source ou puise son inspiration première dans les mythologies anciennes. C’est en langage mythologique, en effet, que les humains ont d’abord laissé apparaître les dieux, la divinité, et c’est en lui également que les religions ont commencé de s’instituer. Et assez étonnamment, quelques-unes des mythologies anciennes ont même développé expressément le thème de la descente d’un dieu chez l’humain pour amener celui-ci, en un geste libérateur, à partager d’une manière quelconque la félicité de la divinité. Descente et remontée salvatrices d’un divin. Cette démarche fut résumée dans l’expression KRST, graphie antique pour CHRIST. De là le Messie sauveur annoncé dans le Judaïsme et, dans la même ligne, le Christ, fils de Dieu, rédempteur du genre humain tel que prôné depuis deux millénaires dans le Christianisme.

Alors en ce texte on tente de comprendre comment de la réalité concrète surgissent les mythes et comment ceux-ci, en retour, peuvent concerner ou impliquer ce réel. On a là un pro-cessus langagier créateur déterminant dans l’histoire de l’humanité. Pour illustrer ce processus on peut le comparer au phénomène de la personnification, par des comédiens, de personnages présentés dans un film, une pièce de théâtre, ou une série télévisée. Dans le regard spontané, le personnage fictif arrive souvent à remplacer la personne du comédien. Le personnage représenté prend ainsi la place ou acquiert la réalité du comédien. Autre exemple : plusieurs des principaux mythes veulent louer ou chanter, i.e. reconnaître ou manifester de la reconnaissance à l’égard de la chaleur et de la lumière bienfaisantes du soleil. Ce faisant, le soleil s’en trouve exalté à titre de divin ou de dieu. Car le mot divin ou dieu dit originellement en sa racine indo-européenne lumière qui brille. Le soleil devient dieu-métaphore et celui-ci, dans le processus de l’interprétation littérale, acquiert la réalité

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

de l’astre soleil. Et ainsi le dieu-soleil ou dieu-lumière, devenu dieu-réalité, est perçu comme le personnage suprême auteur de tout l’univers et créateur de l’humain dont il prend en charge le destin.

Ainsi ce premier texte tente de montrer comment le lan-gage symbolique et métaphorique des mythes peut être entendu et compris au pied de la lettre et de ce fait historicisé, i.e. référant à la réalité historique.

Dans cette veine, ce texte élabore aussi des questions particulières relatives aux rapports qui s’établissent entre les réalités, ou divers niveaux de la réalité globale, et la vérité. Ce qui permet d’approcher la vérité propre au langage mythologique. Cela amène à des réflexions qui conduisent à une compréhension renouvelée du langage humain et de sa fonction essentielle de dévoilement et de rassembleur à l’égard de tout ce qui est, de l’univers, y compris les dieux. Autant de questions qui peuvent aider à apprécier à sa juste mesure le sens ou la vérité du discours mythique dans l’expérience que l’humain peut avoir de son destin. En dépit de leur apparence d’austérité, ces pensées ne font en somme qu’expliciter l’expérience de phénomènes accessibles à tout un chacun, i.e. à quiconque veut bien se rendre attentif à ce qui est tout simplement, et le concerne au premier chef.

Ensuite, De Jehoshua à Χριστος (en sous-titre Le mythe chrétien) s’applique longuement à faire ressortir des documents pertinents que sont d’abord la Bible hébraïque, les Évangiles et les Épîtres du Nouveau-Testament, la dimension historique du personnage juif Jehoshua (Jésus). Ce Jehoshua se comprend comme Messie juif, i.e. oint choisi par Yahvé-dieu pour libérer le peuple juif, ou peuple de l’Alliance, du joug de l’envahisseur romain et instaurer le règne de Dieu sur terre. Messie qui en bout de piste subit le sort tragique de la crucifixion, supplice que les Romains infligeaient à tous ceux qui osaient mener des activités révolutionnaires contre leur autorité d’envahisseurs et d’occupants.

Ce n’est qu’environ deux décennies après la mort de Jehoshua que ce personnage historique fut divinisé selon les mythologies en cours, i.e. est devenu Christ divin. Et cela dé-clenché par l’expérience spirituelle assez étonnante qu’un certain Paul de Tarse dit avoir vécue, et selon ses propres enseignements. Enseignements que l’on retrouve dans les Épîtres qui lui sont attribuées dans le N.-T., et aussi dans les Évangiles tous écrits

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INTRODUCTION

quelques dizaines d’années après la mort de ce Paul mais, pour l’essentiel, dans la même ligne de pensée. Paul veut donner du sérieux au thème du Christ mythique en le greffant sur la vie d’un homme de chair et de sang, mort pour libérer son peuple. D’où le sous-titre de ce texte : Le mythe chrétien. Établissement du sérieux mythique sur la réalité d’un personnage historique. Ainsi Jehoshua divinisé, devenu Christ, descend chez les humains et dans sa résurrection, sa remontée hors de la mort, trace le chemin du salut pour l’humanité. Et de ce Messie divinisé, de ce Christ, on raconte aussi, dans les mêmes textes, sa naissance miraculeuse d’une vierge, la transsubstanciation du pain et du vin au corps et au sang de ce Christ divin, sa résurrection de la mort et sa remontée dans la gloire du Royaume de Dieu. C’est ainsi que naît à proprement parler le Christianisme tant dans son contenu dogmatique que dans la liturgie qui l’exprime. On peut percevoir au cœur de tout ce processus une interprétation littérale et historicisante de la fonction métaphorique du mythe par l’humain.

Relever tout cela exige un recours assidu à des recherches historiques et fouilles archéologiques en cours, une mise à jour de l’interprétation exégétique traditionnelle de la littérature biblique, ainsi que la mise à contribution de diverses réflexions et publi-cations d’ordres scientifiques, théologiques et philosophiques. D’où la longueur de ce deuxième texte, et partant de la deuxième partie de ce recueil. Ce texte se termine, lui aussi, par des considérations d’ordre philosophique qui acheminent vers une interprétation renouvelée de l’origine ou du commencement. C’est-à-dire vers l’être comme clairière initiale ou originelle, primordiale. Des réflexions qui vont ainsi aider à engager un ressourcement radical de la compréhension courante de la laïcité.

La troisième et dernière partie contient au début un court texte intitulé : Laïcité 101, écrit autour de 2010. On y aborde le thème qui fut débattu chaudement au Québec dans les années 2004-5 jus-qu’en 2011-12. Comme évoqué plus haut, on y a parlé alors de la laïcité comme neutralité de l’État à l’égard des différentes religions. Et aussi d’accommodements raisonnables. Accommodements de-mandés par des groupes de confessions religieuses différentes de la religion chrétienne qui, de son côté, a marqué profondément l’histoire du peuple québécois. Laïcité 101 veut montrer, en commençant, que la discussion qui avait cours n’abordait pas

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

suffisamment l’essentielle question de l’intégration des immigrants à la société d’accueil. Il propose un développement de ce thème. Il met aussi en relief que le peuple québécois est en marche vers la laïcité, que celle-ci est un processus dont le rythme demande d’être respecté. Car la profondeur d’un changement de civilisation ne peut se dispenser d’une certaine lenteur.

Puis ensuite, dans cette troisième partie, on s’applique à montrer que l’idée de la laïcité comme simple neutralité de l’État à l’égard des religions n’est pas suffisante pour assurer une coexis-tence paisible entre les citoyens d’appartenances religieuses di-verses. D’où des développements nouveaux pour ressourcer la laïcité. Il s’agit de comprendre que celle-ci plonge ses racines dans la réalité profonde ou dans l’essence de l’humain elle-même ressourcée. De l’humain en univers et de l’humain en être. On tentera d’expliciter ce que ces deux importantes expressions peuvent comporter. Noter que ce thème est abordé à la fin du premier texte de ce recueil. L’humanité ainsi expérimentée et comprise en sa propre essence initiale offre l’ouverture et la perspective qui permettent de situer les divinités et les religions comme épiphénomènes ou phénomènes seconds. Et la laïcité doit se réclamer de cette ouverture primordiale pour s’afficher comme l’aire de liberté en laquelle tous les humains d’une so-ciété peuvent se retrouver, se rencontrer et vivre en paix, quelles qu’aient été ou soient encore les différences de leurs adhésions religieuses. C’est la laïcité ontologiquement ressourcée, i.e. enra-cinée dans l’être même de l’humain. Ces développements vont ainsi à la source non dite des appellations juridiques de liberté de conscience et liberté de religion dont font état les Chartes canadienne et québécoise des Droits de la personne. Tout comme ils légitiment un questionnement radical sur la situation des États, dont le Canada, qui reposent sur l’apriori de la suprématie de quelque divinité, et en même temps proposent la liberté de conscience et de religion.

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PREMIÈRE PARTIE

Voici le premier texte de ce recueil

Origines mythologiques du christianisme

Introduction

ous forme de simples nominations méditatives. Au commencement de l’humain, l’éveil de la

conscience… lentement… lentement : au fur et à mesure de l’évolution du cerveau. Conscience de soi en même temps que conscience de l’autre. Au commencement, l’étonnement, avec un oh!, signe vocal de grande surprise, du saisissement originel, primordial. Première appellation. Puis observation. Et fascination. L’autre et le soi en attente de noms. Suivent des échos de la voix de la surprise initiale : du premier oh! Le lan-gage est à l’œuvre. Premières nominations. Toutes premières poétisations.

S

Conscience de l’autre différent du soi, et de l’autre sem-blable au soi-même. Tout cela dans l’étendue de la conscience, de la conscience de soi. Dans le large du soi. Le soi humain déployé à la mesure de ce qui se présente ou peut se présenter. Le soi déployé à la mesure de l’autre. Pour l’accueil de ce qui est autre.

Et puis l’annonce voilée, indécise, de la possibilité du tout autre. Quand, après son éveil, la conscience s’élancera-t-elle dans cette ouverture, cette béance, pour le tout autre? D’un tout autre que la conscience ne peut embrasser ou étreindre tout à fait,

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

mais qu’elle peut pressentir, envisager dans l’indistinction, l’indéfini, voire l’indéfinissable. Mystère… Du tout autre avec qui, en cette manière, elle entre quand même en relation. À qui elle est ou-verte et avec qui, en cette manière encore, elle a quelque parenté du fait même de pouvoir en être approchée et de s’en approcher, de très loin. Même de si loin, parente. Paradoxe des limites et de l’ouverture de la finitude. La conscience aspirée par l’au-delà de la limite… L’illimité?

En ce commencement donc, l’apparaître. En ce commen-cement, la manifestation. Manifestation d’être. Être de soi et être de l’autre, quel qu’il soit. Et l’être en besoin de la nomination. L’être accusant son besoin de l’humain en ce que chez lui il y a le langage. Le langage qui nomme. Être et langage en étroite coappartenance. Ouverture consciente s’éclairant et s’articulant en langage pour la manifestation d’être. Éclaircie primordiale. Vérité première. À l’aube de l’histoire, quelque rayon de lumière. Sur fond de cette clarté initiale, s’ébauchent tous les dires et toutes les histoires. Les mots des nécessités quotidiennes, les récits des aventures humaines, les fables évocatrices du merveil-leux multiple de la terre secrète, des abîmes de la mer et de la mouvance des cieux. Fascination. Crainte. Révérence. Attirance. Réserve. Retenue. Attirance retenue de la fascination! Dans cet état d’esprit, en cette disposition première ou fondamentale, l’humain a imaginé l’au-delà de sa vie mortelle. Il a nommée dieu la lumière primordiale; a nommé dieu le rassemblement de l’immensément grand, de tout très haut, très juste, très bon et très aimable; il a nommé tous les dieux comme représentants de la diversité multiple et inépuisable du merveilleux favorable, et aussi leurs opposés jaloux, méchants, vengeurs, redoutables ou terrifiants. Et graduellement se sont constituées, élaborées, des manières d’entrer en contact, en rapport avec ces divinités, ces déités : cet inépuisable mystérieux de quelque manière éclairé. Apparitions des religions. Et établissements des rituels suggérant, accomplissant et célébrant de quelque façon les relations réciproques de l’humain et du divin, leurs rencontres, leurs liens. Implantation, déploiement, épanouissement et inflorescence du religieux dans l’humanité.

Il vient un temps, alors, de poser résolument et clairement la question qui d’ailleurs n’a pas été sans filtrer lentement de générations en générations à travers l’accumulation de ces diverses

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

pratiques et coutumes religieuses : En quel genre d’événements est-on impliqué? Quelle sorte de réalité s’agit-il de commémorer et de célébrer?

Étude comparée des religions

Depuis environ un siècle et demi, on s’est adonné avec

une application renouvelée et des visées différentes, souvent adverses, à comprendre les rapports intérieurs et diversement exté-riorisés qui relient humains et divins. Ainsi se sont multipliées les études comparées des religions. En vue d’amener au jour leurs différences et marquer leurs ressemblances.

Ce thème jouit maintenant d’une très grande actualité. À cet égard, il y a sur la grande Toile un foisonnement de sites qui n’a pas l’air de vouloir s’épuiser de sitôt. Beaucoup de ces sites s’emploient à faire ressortir les similitudes entre les diverses religions. Et, justement, on semble déployer une attention parti-culière aux ressemblances entre les textes fondateurs du chris-tianisme et ceux des religions dites païennes. Il peut s’agir de travaux de mythologues, d’égyptologues ou d’exégètes de la Bible, etc. Ou bien d’essais de vulgarisation, de petits recueils ou bribes d’informations obéissant à des visées idéologiques variées. Toujours faut-il regarder avec précaution en direction de leurs sources. Elles sont souvent fournies. Mais parfois aussi brillent-elles par leur absence. On comprend alors qu’on ne veut pas faire œuvre scientifique! Ou encore il s’agit clairement de réflexions ou de prises de position plutôt personnelles ou purement subjec-tives. Donc un amoncellement de données en pleine expansion prometteur aussi bien de clarté, de hauteur et de libération que de confusion, d’avalanches et d’embourbements.

De leur côté, les bibliothèques et les librairies multiplient les rayons de livres et de revues traitant de mythologie, d’archéo-logie, d’exégèse, de spiritualité, ainsi que de romans évoquant à leurs manières ces différentes questions et recherches et qui ont la faveur d’un très large public.

Cette explosion d’informations et de littérature a été favorisée de façon décisive par l’avènement de la compréhension de l’écriture hiéroglyphique égyptienne au XIXe siècle. Grâce à la découverte, en 1799, de la pierre de Rosette. Rosette, traduc-tion française de Rachid, nom d’un petit village égyptien. Lors

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

de travaux de terrassement au Fort Julien, situé à proximité de cette localité, un officier de l’armée française, Pierre François Xavier Bouchard, remarqua une pierre noire réutilisée dans la confection d’un mur et sur laquelle figuraient des caractères d’écritures : des hiéroglyphes en haut, au centre du démotique (simplification de l’hiératique, lui-même simplification de l’écriture hiéroglyphique), et du grec au bas. Après diverses tentatives de déchiffrage, Jean-François Champollion finit par percer les secrets de cette écriture en 1822. À partir de là, on put accéder à la compréhension des textes de l’Égypte ancienne : le Livre des morts, les Textes des pyramides, l’Amduat (ce qu’il y a dans le Duat ou monde souterrain de l’après-vie), et le Livre de Thot contenant les enseignements qui permettaient aux initiés de voir le soleil face à face, i.e. l’intégralité de la Tradition solaire que se sont forgée et léguée les habitants de l’ancienne Égypte.

C’est ainsi que les égyptologues purent rendre accessibles au public les données relatives aux contenus de la tradition égyp-tienne en matière de religions : mythes, rituels, croyances, etc. Et à partir de là se sont multipliés les travaux des spécialistes en religions comparées. Surgissait alors un éclairage nouveau qui permettait de constater des ressemblances étonnantes entre les différents et nombreux mythes religieux développés tout autour du bassin méditerranéen, voire jusque dans la lointaine Asie. On découvrit aussi des similitudes analogues chez les peuples nor-diques et ceux des Amériques. Et ce qu’on soupçonnait depuis longtemps se manifestait alors clairement : les textes fondateurs du christianisme gorgent de similitudes avec des mythes religieux dits païens. Et, dans certains cas, ces mythes sont de nombreux siècles plus anciens que les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Ces nouvelles connaissances des dix-neuvième et ving-tième siècles sont à l’arrière-plan de nombreux ouvrages actuels de vulgarisation ou de fiction, entre autres, du récent et très populaire roman de Dan Brown, Da Vinci Code; du livre de Dan Burstein, Les Secrets du code Da Vinci, où, avec l’aide de plu-sieurs spécialistes, l’auteur tente de départager le réel du fictif dans le roman de Dan Brown. Et, en 2005, paraissait chez Boréal, Le Christ païen, traduction du livre de Tom Harpur, The Pagan Christ, Recovering the Lost Light. Ce livre fut publié en

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

2004 chez Thomas Allen Publishers. Son sous-titre renvoie ma-nifestement à l’ouvrage d’Alvin Boyd Kuhn, The Lost Light : An Interpretation of Ancient Scriptures, Kila, Montana, 1940, et Kessinger Publishing, 1997. Et ce dernier livre fait abondamment référence à de nombreux travaux d’égyptologues et archéologues des deux siècles derniers. Harpur fournit dans son livre une bibliographie importante qu’il exploite méticuleusement depuis des années, en particulier les travaux d’E. A. Wallis Budge, de Alvin Boyd Kuhn, de Gerald Massey et de G.R.S. Mead. Tout cela se trouve à l’arrière-plan d’une partie de notre démarche. Celle-ci n’étant qu’une simple excursion, elle ne s’en tiendra nécessairement qu’aux points saillants capables de frapper un regard non familier avec le détail du paysage.

Il y a un christ préchrétien

Le thème porteur de toutes ces religions est le mythe du

KRST, du Krist ou Christ. Les lettres KRST figurent sur des sarcophages égyptiens datant de plusieurs siècles avant l’ère chrétienne. Les langues anciennes omettent souvent d’inscrire les voyelles. Alors en introduisant un i à KRST, on obtient Krist, l’équivalent de Christ ou Oint.

Le mythe central du Krist raconte essentiellement l’incar-nation du divin dans l’humain. Ce divin, représenté surtout par la majesté rayonnante et vivifiante du soleil, – les mots dieu et divin signifiant tout d’abord briller selon leur racine indo-européenne dei – ce divin donc s’implante en l’humain à la manière suggérée par les couchants et les levants de l’astre lumineux. En élisant domicile chez l’humain terrestre, le divin céleste le fait participer à sa propre nature glorieuse et lui permet ainsi de s’élever en un mouvement libérateur et salvateur. Et dans ce thème central, le salut est souvent dramatisé, figuré, représenté par une démarche descendante, souffrante, puis ascendante, glorieuse, du dieu lui-même ou de son messager.

Il est opportun de jeter un coup d’œil sur une liste, établie à partir des travaux de différents mythologues et présentée ici par ordre alphabétique, des personnages divins christiques, des dieux sauveurs du monde, des « fils de Dieu », dont plusieurs ont été crucifiés ou encore exécutés d’une autre manière. Leur nombre est impressionnant. Cette liste, d’ailleurs, ne se veut pas exhaustive :

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Adad d’Assyrie

Adonis, Apollon Héraclès (« Hercule »)

Alcides de Thèbes

Asclépios

Baal de Phénicie,

Bali d’Afghanistan

Beddru du Japon

Buddha en Inde

Crite de Chaldée

Deva Tat du Siam

Dionysos-Bacchus (Grec, Romain)

Hesus ou Esus (Celtes et Druides antiques)

Horus, Osiris, et Sérapis d’Égypte, dont l’aspect barbu avec de longs cheveux a été adopté pour le personnage du Christ chrétien

Indra au Tibet

Jao au Népal

Krishna en Inde

Mikado des Sintoos

Mithra en Perse

Orphée

Odin des Scandinaves

Prométhée au Caucase

Quetzalcoatl au Mexique

Salivahana aux Bermudes

Tammuz de Syrie (qui aurait été, dans un mouvement typique de la fabrication des mythes, plus tard transformé en disciple Thomas)

Thor en Gaule

Wittoba des Bilingonèses

Xamolxis de Thrace

Zarathustra ou Zoroastre en Perse

Zeus de Grèce

Zoar des Bonzes orientaux

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

On notera que la très grande majorité de ces dieux sont antérieurs et de beaucoup au Christ chrétien. Il s’avère donc que celui-ci n’est pas, loin s’en faut, le seul ni le premier fils de dieu à s’incarner, à mourir sur une croix et à ressusciter pour le salut du genre humain.

Les attributs christiques des Horus, Krishna, Mithra; de l’Oint hébreux et de Jésus

Il semble pertinent de présenter en plus de détails les

caractéristiques de trois de ces dieux préchrétiens et de leur che-minement sur la voie christique. Il s’agit de l’égyptien Horus, de Krishna en Inde et de Mithra de Perse. Ainsi sera-t-il possible d’apercevoir que les traits qui les caractérisent se prolongent chez l’Oint des Hébreux et chez le Jésus des Évangiles.

Horus

Les légendes et les cultes relatifs à Horus (KRST) d’Égypte,

d’ailleurs interchangeable avec Râ ou Re et Osiris, remontent à plusieurs millénaires avant J.-C. Voici rassemblées les principales déterminations de cet Horus.

Il est né de la vierge Isis-Meri le 25 décembre (Tybi), la fin du solstice d’hiver, dans une grotte ou crèche; sa naissance a été an-noncée par une étoile à l’Est et attendue par trois hommes sages : Mintaka, Anilam, Alnitak.

Son père était Osiris. Mais certaines traditions diront que ce père était Seb, Geb, Deb, Qeb ou Keb (Joseph). Horus était ainsi de des-cendance royale.

Il enseignait à des enfants au temple et fut baptisé à l’âge de trente ans par Anup, le baptiseur.

Il eut 12 disciples.

Il fit des miracles et éleva un homme ou une momie El-Azar-us (El-Osiris ou El-Osirus) d’entre les morts (recopié en El’Azar dans la Bible ou Lazare en français).

Il marcha sur l’eau et fit un sermon sur une montagne.

Il fut transfiguré sur la Montagne.

Il a été crucifié entre deux brigands, fut enterré dans un tombeau et a été ressuscité.

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Il était la Voie, la Vérité, la Lumière, le Messie, le fils oint de Dieu, le Fils de l’Homme, le Bon Berger, l’Agneau de Dieu, le Mot, etc.

Il était le Pêcheur et était associé à l’Agneau, au Lion, au Poisson (Ichthys).

L’épithète personnelle d’Horus était Iusa/Iao/Iesu, le Fils éternel de Ptah, le Père.

Horus s’appelait aussi « le KRST » ou « Oint ».

______ Cf. entre autres, Tom Harpur, Le Christ païen, pp. 111 et sq.; Article de S. Acharya1, rédigé à partir de nombreux auteurs tels que Gerald Massey, Joseph Wheless, J.M. Roberts, Albert Churchward, Kersey Graves, Robert Taylor, etc.

Krishna Le culte de Krishna ou Christna remonte à environ 1400

ans avant Jésus-Christ. Le Krishnaïsme des Védas hindous. Jezeus Krishna (Jésus-Christ) est un avatar ou huitième incarnation de Visnu. Voici comment on l’a caractérisé.

Ses épithètes personnelles sont le fils éternel, le Père, KRST, Krishna, Christna.

Devaki, sa mère, l’engendra sans avoir été fécondée par son mari.

Sa naissance était attendue par des sages et des bergers.

Il s’appelle dieu des bergers.

À sa naissance, il reçut de l’or, de l’encens et de la myrrhe.

Il était de naissance royale.

Il fut persécuté par son oncle Kamsa, roi cruel, qui avait reçu la prédiction que le huitième enfant de sa sœur le tuerait. Aussi Kamsa aurait ordonné le meurtre de milliers d’enfants en bas âge. Pour échapper au massacre, Krishna fut mis dans un panier et laissé à la dérive sur la rivière Yamuna.

Il fut baptisé dans un fleuve (le Gange).

1 www.truthbenown.com/francais.htm

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

Il effectuait des miracles et des merveilles. Entre autres, il ressuscitait les morts et guérissait les lépreux, les sourds et les aveugles.

Il utilisait des paraboles pour enseigner l’amour et la charité au peuple.

Il fut transfiguré devant ses disciples.

Dans certaines traditions, il fut crucifié entre deux voleurs.

Il ressuscita et monta au ciel.

Il est appelé « le Dieu-Berger » et le « Seigneur des Seigneurs ».

On le considérait comme « le rédempteur, le premier-né, le Libérateur, le Mot Universel ».

Il est la seconde personne de la trinité et s’est proclamé lui-même « la résurrection » et la « voie vers le Père ».

Ses disciples lui donnèrent le nom de « Jezeus » qui signifie « pure essence ».

Références : Histoire des civilisations, des religions, progrès et dogmes de l’humanité, memento chronologique. Sources : Encyclo-pedia Universalis; La Bible dans l’Inde, Jacolliot.2

Mithra Mitra ou l’ami en sanscrit, Mithra en avestique, est une

divinité indo-iranienne présentée dans les Vedas et dans l’Avesta comme le dieu des contrats et de la solidarité. Son culte disparut assez vite en Inde pour se développer en Iran et ensuite se répandre un peu partout en Asie Mineure, en Égypte, et aussi en Italie, en Gaule, en Germanie et en Espagne.

Les adorateurs de Mithra reconnaissaient un dieu unique représenté surtout par le Soleil, brillant et invincible, ennemi de la nuit et des démons. Mithra lui-même était vu comme un ange de lumière, serviteur du dieu suprême Ahura Mazda (Ormuzd). Mithra était l’intercesseur des hommes auprès de ce dieu unique. Le Mithriacisme ou Mithraïsme dérivait en fait du Mazdéisme appelé aussi Zoroastrisme, du nom du prophète Zoroastre.

2 www.lemanlake.com; www.bladi.net; www.wanadoo.fr

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Le Mazdéisme, religion à mystères, commença au VIe siècle avant J.-C. Zoroastre enseignait aux Perses qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, celui de la lumière et du ciel, du nom de Ahura-Mazda, créateur de toute choses, que ce dieu combattait Ahriman ou Satan, que le Diable serait vaincu, et que le mal cesserait pour toujours. Alors ce serait la résurrection. Et le corps revivifié s’unirait de nouveau à l’âme. Zoroastre aurait écrit deux millions de vers et une Bible nommée Zend-Avesta.

Zoroastre, le prophète, annonçait aussi la venue d’un Sauveur, la venue de Mithra. Assis près d’une source d’eau vive, est-il dit, il ouvrit la bouche et parla ainsi à ses disciples (Also sprach Zarathustra, reprit le poète-philosophe allemand Nietzsche vers la fin du dix-neuvième siècle) :

« Je m’adresse à vous mes amis que j’ai nourris de ma doctrine.

Écoutez, que je vous révèle le mystère prodigieux concernant le Grand Roi qui doit venir dans le monde. En effet, à la fin des temps, un enfant sera conçu et formé avec tous ses membres dans le sein d’une vierge, sans que l’homme l’ait approché. Il sera pareil à un arbre à la belle ramure et chargé de fruits, se dressant sur un sol aride. Les habitants de cette terre s’opposeront à sa croissance et s’efforceront de le déraciner du sol, mais ils ne pourront point. Alors ils se saisiront de lui et le tueront sur le gibet. La terre et le ciel porteront le deuil de sa mort violente et toutes les familles des peuples pleureront. Il ouvrira la descente vers la profondeur de la terre, et de la profondeur il montera vers le haut. Alors, on le verra venir avec l’armée de la lumière, porté sur les blanches nuées; car il sera l’enfant conçu de la Parole génératrice de toutes choses. Quand se manifestera le début de son avènement, de grands prodiges apparaîtront dans le ciel. On verra une étoile brillante au milieu du ciel, sa lumière l’emportera sur celle du soleil. Or donc mes fils, gardez le mystère que je vous ai révélé, qu’il soit écrit en votre cœur et conservé dans le trésor de vos âmes. Et quand se lèvera l’astre dont j’ai parlé, que des courriers soient envoyés par vous, chargés de présents, pour l’adorer et lui faire offrande. Ne le négligez pas, car il est le Roi des rois, et c’est de lui que tous reçoivent la couronne ».

(cf. http://perso.wanadoo.fr/karl.claerhout)

Tel était l’enseignement de Zoroastre, le prophète. Le

Grand Roi ou le seigneur dont les mystères doivent être con-servés dans le cœur et l’âme, celui qui donne à tous la couronne de la victoire, la couronne salvatrice, celui qu’annonce ainsi Zoroastre est Mithra, connu anciennement aussi sous le nom de

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

Thammuz. Il fut associé aux aspirations messianiques d’Israël. Voici rassemblées les caractéristiques de Mithra.

Mithra fut engendré par Ahura-Mazda et fut son égal comme fils.

Il est né d’une vierge, le 25 décembre, dans une caverne.

Incarnation d’Hélios, le dieu Soleil.

Des bergers vinrent l’adorer et lui apportèrent des présents.

On le considérait comme le Bon Berger.

On le voyait aussi comme la Voie, la Vérité et la Lumière.

Il fut également compris comme le Rédempteur, le Sauveur, le Messie.

On l’imaginait aussi à la fois comme lion et agneau.

Il eut 12 compagnons ou disciples.

Il faisait aussi des miracles.

Enterré dans un tombeau, il se releva le troisième jour.

On célébrait sa résurrection à chaque année à une date qui, plus tard, allait devenir celle de Pâques.

Son culte comportait un « dîner du Seigneur », ainsi qu’un jour sacré, le « jour du Seigneur ».

(Sources : www.lemanlake.com : Histoire des civilisations, des religions, progrès et dogmes de l’humanité…;3 : Mythes fondateurs du christianisme I. Ces sites fournissent moult références, entre autres à des travaux de chercheurs mythologues et historiens des religions.)

L’Oint On a vu que Horus s’appelait le KRST et l’Oint. Ce

thème de l’Oint, c’est-à-dire Messie en hébreu ou Christos en grec, traverse aussi les écrits de l’Ancien Testament. Il est bien résumé dans deux passages des Livres d’Isaïe et de Jérémie. Il y est associé à deux noms qui manifestent l’idéal messianique chez les Hébreux:

3 http://perso.modulonet.fr/~miardouin/mythes.htm

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Is., 7, 14 : l’Oint ou le Messie est Emmanuel, c’est-à-dire « Dieu avec nous » « Voici : la jeune fille est enceinte et va enfanter un fils qu’elle appellera Emmanuel. » Jr., 23, 6 : le Messie est « Yahvé est notre justice » « En ses jours, Juda sera sauvé et Israël habitera en sécurité. Voici le nom dont on l’appellera : « Yahvé-notre-justice »

Ce thème de l’Oint ou du Messie est poursuivi dans les

Psaumes dont voici un exemple :

Ps., 20, 7 : « Maintenant je connais que Yahvé Donnera le salut à son messie; »

Les textes historiques de l’Ancien Testament réservent

l’onction aux rois. Il est fait état de cette onction dans le livre de l’Exode (10, 22 sq.). Par elle le roi acquiert un caractère sacré. Il devient l’Oint de Yahvé. Ce titre fut appliqué à David et à sa dynastie. Et, avec le temps, il désigna le Roi de l’avenir, le Messie, dont David était le type. Le Nouveau Testament dira que ce Messie promis fait son arrivée en la personne de Jésus dit de Nazareth. Par ailleurs, selon les premières traces de la tradition sacerdotale, l’onction était réservée au grand prêtre. Mais par la suite elle fut appliquée à tous les prêtres. Ainsi l’Oint signifie en hébreu le Messie, Dieu avec nous, Yahvé est notre justice. Et une fois traduit en grec ce sera Christos, le Christ.

(Pour de nombreuses autres références cf. Bible de Jérusalem aux mots Oint, Messie, Christ, Jésus)

Jésus Et le thème du Christ, de l’Oint, du Messie se prolonge

dans le Nouveau Testament avec Jésus. Les récits évangéliques sont généralement assez bien connus. On se contentera de regarder ici que les épisodes concernant la naissance de Jésus remémorée dans la liturgie de Noël. On les trouve tout particulièrement dans

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

l’Évangile de Luc. On y raconte en diptyque l’annonce de la conception et de la naissance de Jean-Baptiste et de Jésus lui-même. On remarquera que cet Évangile ne fait pas mention de l’épisode des mages.

…l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée,

appelée Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David; et le nom de la vierge était Marie. Il entra chez elle et lui dit : « Salut, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi. » À ces mots elle fut bouleversée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Mais l’ange lui dit : « Rassure-toi, Marie; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras et en-fanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand et on l’appellera Fils du Très Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père; il régnera sur la maison de Jacob à jamais et son règne n’aura point de fin. « Mais Marie dit à l’ange : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme? » L’ange lui répondit : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te prendra sous son ombre; c’est pourquoi l’enfant sera saint et sera appelé Fils de Dieu. » L. 1, 26-35

« … Joseph, lui aussi, quittant la ville de Nazareth en Galilée, monta en Judée, à la ville de David, appelée Bethléem, --parce qu’il était de la maison et de la lignée de David -- afin de s’y faire inscrire avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte. Or, pendant qu’ils étaient là, le temps où elle devait enfanter se trouva révolu. Elle mit au monde son fils premier-né, l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux à l’hôtellerie. Il y avait dans la contrée des bergers qui vivaient aux champs et qui la nuit veillaient tour à tour à la garde de leur troupeau. L’Ange du Seigneur leur apparut et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa clarté; et ils furent saisis d’une grande frayeur. Mais l’ange leur dit : « Rassurez-vous, car voici que je vous annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple : aujourd’hui, dans la cité de David, un Sauveur vous est né, qui est le Christ Seigneur. Et ceci vous servira de signe : vous trouverez un nouveau-né enveloppé de langes et couché dans une crèche. » Et soudain se joignit à l’ange une troupe nom-breuse de l’armée céleste, qui louait Dieu, en disant : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes qu’il aime! »

Or, lorsque les anges les eurent quittés pour le ciel, les bergers se dirent entre eux : « Allons donc à Bethléem et voyons ce qui est arrivé et que le Seigneur nous a fait connaître. » Ils vinrent donc en hâte et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né couché dans la crèche. Et l’ayant vu, ils firent connaître ce qui leur avait été dit de cet enfant; et tous ceux qui les entendirent furent émerveillés de ce que leur racontaient les bergers. Quant à Marie, elle conservait avec soin tous ces souvenirs et les méditait en son cœur. Puis les bergers

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

s’en retournèrent, glorifiant et louant Dieu pour tout ce qu’ils avaient vu et entendu, en accord avec ce qui leur avait été annoncé. L. 2, 4-20

On aura remarqué encore une fois comment le merveil-

leux intervient tout au long de ce récit. Les apparitions des anges et leurs messages en constituent la charpente et l’élément fondateur. Ce merveilleux renvoie sans équivoque à celui des précédents mythes. Il convient de remarquer aussi le voyage à Bethléem pour participer au recensement. Un souci manifeste d’ancrer tout ce récit dans la réalité historique. Il se pose à cet égard des questions d’interprétation de grand intérêt.

Mathieu, pour sa part, s’applique à faire la généalogie de Jésus en trois périodes regroupant 14 ancêtres. Un procédé quelque peu artificiel et qui évoque sans doute la symbolique du nombre 7. Il raconte la conception virginale de Jésus du point de vue de Joseph. Même présence du merveilleux dans le songe où l’Ange du Seigneur le rassure sur l’origine de la grossesse de Marie :

« Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils, auquel on donnera le nom d’Emmanuel. »

Nous avons vu que le Messie avait reçu le nom d’Emma-

nuel chez le prophète Isaïe. Par ailleurs, Mathieu est le seul à raconter l’épisode des

mages. En voici les termes où le songe y est encore un élément déterminant :

Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode,

voici que des mages venus d’Orient se présentèrent à Jérusalem et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître? Nous avons vu, en effet, son astre se lever et sommes venus lui rendre hommage. » Informé, le roi Hérode s’émut, et tout Jérusalem avec lui. Il assembla tous les grands prêtres avec les scribes du peuple, et s’enquit auprès d’eux du lieu où devait naître le Christ. « À Bethléem de Judée, lui répondirent-ils; car c’est ce qui est écrit par le prophète : « Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n’es nullement le moindre des clans de Juda; car de toi sortira un chef qui sera pasteur de mon peuple Israël. »

Alors Hérode manda secrètement les mages, se fit préciser par eux la date de l’apparition de l’astre, et les dirigea sur Bethléem en disant : « Allez vous renseigner exactement sur l’enfant; et quand vous l’aurez trouvé, avisez-moi, afin que j’aille, moi aussi, lui rendre

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

hommage. » Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l’astre, qu’ils avaient vu à son lever, les devançait jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant. La vue de l’astre les remplit d’une très grande joie. Entrant alors dans le logis, ils virent l’enfant avec Marie sa mère, et, tombant à genoux, se pros-ternèrent devant lui; puis, ouvrant leurs cassettes, ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Après quoi, un songe les ayant avertis de ne point retourner chez Hérode, ils prirent une autre route pour rentrer dans leur pays. Mt. 2, 1-12

Le complot d’Hérode pour faire disparaître l’enfant promis

à la royauté rappelle assez manifestement l’épisode où le roi Kamsa, pour être sûr d’éliminer Krishna censé être une menace pour son autorité, fit tuer à la ronde une multitude d’enfants.

Quant à l’Évangile de Marc, on n’y trouve rien sur la naissance présumée historique de Jésus.

De son côté, l’Évangile de Jean commence en ces termes bien connus :

Au commencement le Verbe était Et le Verbe était avec Dieu Et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Tout fut par lui et sans lui rien ne fut. De tout être il était la vie et la vie était la lumière des hommes et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres n’ont pu l’atteindre. Jn., 1 1-5

On entend ici comme l’écho de la Parole génératrice au

cœur du mithraïsme ou encore des autres dieux suprêmes païens à l’origine de l’univers. Puis c’est Jean, le baptiste, qui rend témoignage de l’incarnation virginale de ce Verbe venant chez les humains pour les rendre enfants de Dieu :

Mais à tous ceux qui l’ont reçu, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, lui que ni sang, ni vouloir de chair, ni vouloir d’homme, mais Dieu a engendré. Jn., 1, 12-14

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Tout cela, en somme, s’affiche de manière évidente comme la reprise ou le prolongement du thème christique universel de l’incarnation du divin et de la libération salvatrice de l’humain. Thème très ancien alimenté par les cultures diverses qui ont carac-térisé des civilisations florissantes autour du bassin méditerranéen ou qui se sont développées ailleurs dans des régions éloignées du globe. Les termes et les motifs se rejoignent. Quiconque est un tant soit peu familier avec la Bible, en effet, aura reconnu que les traits, les caractéristiques, les événements ou épisodes --et pas seulement ceux concernant la naissance de Jésus relevés ici-- qui déterminent le personnage de Jésus-Christ tel que présenté dans les Évangiles du Nouveau Testament se retrouvent dans la mytho-logie ancienne, entre autres dans les mythes de Horus, Krishna et Mithra. En définitive, on retrouve chez ces derniers, des siècles auparavant, l’essentiel de ce qui constitue le message christique évangélique.

De l’Ancien Testament aux Évangiles

a) Le christ de l’Ancien Testament

Les temps où on prenait à la lettre tout le contenu des

écrits de l’Ancien Testament sont maintenant révolus. Le récit biblique de l’histoire des Hébreux contient à l’évidence de nom-breux éléments légendaires ou mythologiques semblables ou empruntés aux mythologies forgeant le cœur des civilisations environnantes et adaptés à la réalité hébraïque. Rien d’étonnant puisque cette histoire est très étroitement liée à celles de l’Égypte antique, de l’Assyrie, de la Babylonie, de la Perse, de la Grèce hellénistique et de Rome.

Il semble historiquement avéré que des tribus quittèrent la Mésopotamie, traversèrent l’Euphrate pour s’établir en terre de Canaan qui allait plus tard devenir la Palestine, terre promise aux Hébreux ou Israélites. Promise par le seul Dieu qu’en général ils reconnaissaient. Sous la houlette d’Abraham, cette migration aurait chevauché les 13e et 12e siècles avant l’ère chrétienne. (Cf. de Guy Couturier, Les patriarches et l’histoire, Cerf, Fides, 1998, pour une présentation des recherches relatives à l’historicité des patriarches à travers le XXe siècle. Dans l’état actuel des données, l’abondance des études est proportionnelle à l’incapacité d’arriver

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

à des certitudes en la matière.) S’opposant déjà aux Cananéens et subissant quand même leur influence, cette nation en devenir dut affronter aussi les Philistins, l’un des Peuples de la Mer, qui débarquèrent à peu près en même temps en Canaan, et qui allaient, semble-t-il, donner leur nom à la Palestine. Les Hébreux furent aussi tantôt alliés et tantôt victimes des grandes puissances égyptienne et assyrienne en lutte pour la domination de toute cette partie du monde. La Palestine leur étant en quelque sorte un passage obligé, ces deux grands belligérants devaient d’abord faire la conquête des habitants de la place. D’où les déportations et les périodes d’esclavage où le petit peuple hébreux fut exposé aux traditions religieuses de leurs vainqueurs tantôt égyptiens, tantôt assyriens, babyloniens ou chaldéens. On assiste alors en quelque sorte à une hébraïsation des mythes égyptiens et assyriens-mésopotamiens tout en conservant à travers maintes péripéties un noyau de croyance monothéiste. Au cours des siècles, s’exercèrent aussi les influences des Perses, des Grecs de la période hellé-nistique et des Romains. C’est durant cette dernière période que, selon les Évangiles, advint Jésus, dit de Nazareth, reconnu par certains Juifs comme étant le Messie promis par les prophètes, mais non par beaucoup d’autres.

Ce voisinage multiple explique un peu comme allant de soi les parentés ou emprunts mythologiques que l’on retrouve tant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau. Les dieux d’alors sont les auteurs de l’univers. Ces dieux consentent à partager leur condition divine avec les humains. Ils sont associés à la conquête et à la répartition des territoires, à l’organisation et à la gestion des états. Les pharaons participent de manière toute particulière de l’autorité divine. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre l’annonce de la venue du Messie d’Israël, vain-queur des adversités, libérateur des opprobres, de l’esclavage, ainsi que le thème associé de la Terre Promise. Ce thème du Messie sauveur se concrétisa d’abord chez les rois, mais par la suite il prit une dimension plus universelle. Et plusieurs noms célèbres ou acteurs importants de l’Ancien Testament renvoient à des personnages semblables dont font état les mythes constitutifs des civilisations ou empires environnants. Adam et Ève sont évidemment des représentants mythiques du commencement de l’humanité. Et nombreux sont maintenant les exégètes, historiens et archéologues qui opinent pour la réalité symbolique ou mythique

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

de bon nombre de patriarches de l’Ancien Testament, comme Abraham, Noé, Jacob, Joseph, Josué, et autres. Évidemment cela ne revient pas à nier la réalité historique des Hébreux comme peuple. C’est, à ce point de vue, simplement reconnaître que leur histoire a été racontée dans un langage symbolique, allégorique, voire épique comme il était coutume de le faire durant cette période. C’est reconnaître aussi que tous ces éléments symboliques ou allégoriques constituent des évocations d’une dimension de la réalité humaine située au-delà du vérifiable sensible ou concret. C’est reconnaître enfin que ce sont là des tentatives de nommer un statut d’être visé par les grands espoirs de justice et de liberté, et où se rejoignent en fin de compte les diverses aspirations à un dépassement de la réalité aléatoire et immédiate de la vie humaine.

b) Passage au christ chrétien

Dans un sens, ce que depuis à peu près deux mille ans on

appelle le christianisme peut très bien se comprendre comme le prolongement de la grande tradition christique qui traverse les diverses civilisations depuis une lointaine antiquité. Mais il y a un problème. C’est qu’à partir des premiers siècles de notre ère, on a maintenu avec une vigueur de plus en plus marquée qu’un juif nazôréen, i.e. appartenant à un mouvement messianique et baptiste, donc un personnage historique à l’instar des autres humains dont la vie est imbriquée dans le déroulement du temps, était le Jésus Messie attendu par Israël et revêtu, comme nous l’avons vu, des qualités ou prérogatives que la tradition attribuait au christ universel. (La tradition chrétienne parle de Jésus de Nazareth, mais c’est en raison d’une lecture erronée du titulus de la crucifixion : Jésus le Nazôréen, roi des juifs, tel que rapporté dans l’Évangile de Jean. Nazôréen, en fait, n’a rien à voir avec Nazareth.) (Nota bene : Le Jésus de Nazareth de la tradition peut avoir d’autres sources que le titulus de la Croix) Surgit alors la tâche inévitable de la détermination des coordonnées spatiales et temporelles de la vie de ce Jésus. Et se pose, en même temps, la question difficile de savoir pourquoi et comment s’est instaurée cette interprétation historique du thème christique universel en lieu et place de la compréhension symbolique qui semble avoir été dominante tout au cours de l’antiquité.

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

Alors comment et pourquoi est-on arrivé à historiciser la personnification du Christ mythologique et symbolique de la tradition humaine? Comment et pourquoi en être venu à un per-sonnage historique?

Les écrits attribués à Saint Paul, antérieurs aux évangiles canoniques et d’une importance majeure dans le christianisme naissant, et jusqu’à nos jours d’ailleurs, font surtout état d’un Christ universel et intérieur. Un Christ plutôt ésotérique ou caché, non repérable dans le cadre spatio-temporel où se situent les événements constitutifs de l’histoire. Ces écrits, en somme, n’apparaissent pas particulièrement préoccupés par l’historicité du personnage Jésus.

C’est avec les Évangiles que la question surgit avec insis-tance. Ceux qu’on attribue à Mathieu, Marc et Luc, appelés synop-tiques parce qu’ils peuvent être lus en parallèle, dont le contenu est tissé de merveilleux en parfaite continuité avec les récits mythiques antérieurs et contemporains – on pense entre autres au mithraïsme très répandu dans le monde romain d’alors –, peuvent apparaître, dans un premier temps, simplement comme la pour-suite du thème antique et universel de l’incarnation ou de la présence du divin en l’humain en vue de son élévation ou de son salut. Ces Évangiles, en effet, continuent de parler de la venue du Christ Messie. Une venue qui, par exemple chez les Égyptiens, pouvait s’effectuer continûment et tout à l’intérieur de chacun aux rythmes symbolisés ou suggérés par les mouvements alternés, journaliers et saisonniers, de la lumière et des ténèbres.

Mais, en plus, et voilà qui est particulier, ces textes évan-géliques témoignent d’un souci manifeste et constant de montrer que ce Christ est effectivement arrivé, que sa venue s’insère dans la suite des faits particuliers constitutifs de l’histoire, qu’il a vécu dans un temps assez bien déterminé et que sa vie s’est déroulée dans un cadre spatial bien identifié. En somme, le Christ est présenté comme un personnage historique. On fait sa généalogie, on situe sa naissance dans le calendrier alors en vigueur faisant références à l’empereur romain et ses représentants, on nomme ses parents qui participent à un recensement officiel, on établit des liaisons temporelles entre les différents épisodes de sa vie par la formule En ce temps-là ..., on s’applique aussi à montrer, en utilisant des expressions telles que comme l’avait annoncé le prophète Isaïe…, que Jésus, dit de Nazareth, est l’accomplisse-

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

ment dans le temps de la Promesse du Messie faite à Israël et répétée tout au long des Écritures.

Cependant, et voilà un autre fait étonnant, l’ensemble de la population juive du temps ne semble pas avoir connu ou reconnu ce Jésus-Christ historique. Et pourquoi donc, se demande-t-on, si l’arrivée d’un tel personnage devait revêtir si grande importance dans l’histoire humaine? Un évènement d’une telle grandeur aurait dû ne pas passer inaperçu. D’ailleurs, les Juifs attendent encore le Messie. L’attendent-ils à un moment précis dans le temps et en un lieu déterminé où cette venue apparaîtrait sans conteste comme l’arrivée effective du Christ sauveur d’Israël et de l’humanité? Veulent-ils absolument historiciser ce Messie situé au cœur du thème christique universel? Il y a place ici pour moult questions.

Et, de son côté, la critique historique actuelle relève un autre fait pour le moins intriguant. C’est, chez les écrivains et historiens du temps, le silence général à propos d’un Jésus supposément historique. Les érudits en citent plusieurs. En voici une liste qui d’ailleurs ne prétend pas à l’exhaustivité : Valerius Maximus ou Valère Maxime (-14 à 37), Sénèque (12 à 66), Pline l’ancien (23-79), Perce (34-62), Lucain (39-65), Dion Chrysos-tome (40-117), Stace (40 à 96), Plutarque (45 à 125), Silius Italicus (25 à 101), Martial (v. 40 à v. 104), Pétrone (mort en 65), Quintilien (v. 30 à v. 100), Juvénal (55 à 140), Apulée (v. 125 à v 170), Pausanias (2e siècle), etc. Autant de personnages qui vécurent en même temps ou immédiatement après le Jésus des Évangiles et qui n’en parlent point.

Mais c’est le silence de Philon d’Alexandrie (v. -13 à 54) qui se fait surtout remarquer. Pourquoi? Il faut ici se rappeler que depuis le milieu du 4e siècle avant notre ère, au cours de la marche conquérante d’Alexandre le Grand, l’Égypte est passée sous domination grecque. La ville d’Alexandrie y deviendra un centre intellectuel de premier plan. Philon, citoyen de cette ville, était un philosophe grec d’origine juive. Il entreprit, comme en témoignent ses traités d’apologétique et d’exégèse, d’établir des ponts entre le judaïsme et la pensée grecque. À la faveur du néo-platonisme, il développa, entre autres choses, une théorie du Logos ou du Verbe. Théorie dont des accents se retrouveront d’ailleurs dans le prologue de l’Évangile attribué à Jean. Et de 39 à 41, il fut envoyé comme ambassadeur à Rome pour défendre le droit

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

de cité des Juifs de la ville d’Alexandrie. Donc Philon est incon-testablement un personnage connu et intéressé à la chose publique. Mais nulle part, et c’est ce qui étonne, Philon ne fait mention d’un Christ temporel, d’un Jésus historique. Si l’extraordinaire Jésus des Évangiles s’était imposé comme un personnage histo-rique, disent historiens et critiques, Philon aurait dû normalement le connaître de quelque manière; et il en aurait parlé.

Mais, relève-t-on, l’historien juif, Flavius Josèphe (37 à v.100), aurait, lui, fait mention de Jésus dans Antiquités judaï-ques 18, 3, 3. Cependant de nombreux critiques sont d’avis que ces passages où il est question de Jean-Baptiste et de Jésus sont des interpolations de copistes chrétiens. Il faut toutefois noter que cette interprétation n’est pas partagée par des critiques d’appar-tenance catholique romaine.

Et Tacite (55 à 120), de son côté, aurait mentionné vers 116 que des chrétiens avaient été brûlés à Rome, sous Néron, en l’an 64. Mais des érudits pensent que cette observation a dû être ajoutée plus tard, soit en 1429, par le premier éditeur des Annales de Tacite. Il n’en était pas question, en effet, dans les copies et les traductions antérieures.

Puis, Pline le jeune (66 à 144) aurait parlé, dans une lettre à Trajan, d’un certain Jésus homme et des chrétiens. Cette lettre figure au dixième livre des ouvrages attribués à Pline le jeune. Or cette lettre aurait plutôt été écrite par Girardo di Verona vers l’an 1500. D’ailleurs, un érudit du quatrième siècle, Sidoine Apolinaire, soutenait que Pline avait lui-même établi à 9 le nombre de ses livres. Ce qui confirmerait l’insertion tardive de la lettre en question.

Christianisme et gnose

Alors, quoi penser? Comment se représenter les débuts du

christianisme? Le tout premier christianisme pourrait être com-pris comme le développement d’un mouvement hébraïque, pour ne pas dire une secte, qui particularise un ensemble de croyances et de rites anciens. Le christianisme naissant serait tout juste une appropriation particulière de traditions hébraïques et païennes. À une époque où le gnosticisme inspiré du platonisme et des religions à mystères grecques prend du galon, on pourrait sans trop de présomption imaginer ce nouveau noyau religieux hé-braïque et messianique comme reprenant à son compte l’ésotérisme

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

des religions environnantes et s’adonnant à une spiritualité plutôt intérieure par contraste avec une pratique religieuse plus forma-liste ou légaliste. Comme nous le verrons, les documents de Nag Hammadi en témoignent. Mais qu’est le gnosticisme, qu’est la gnose? Elle réside essentiellement dans une connaissance de Dieu qui veut sauvegarder sa transcendance, sa pureté, sa bonté. Le mal n’est pas son affaire, mais celle du malin. On arrive à cette connaissance surtout par des démarches initiatiques inspirées par les mystères d’Éleusis et l’Orphisme. Et cette initiation semble demander un état de culture que ne partagent pas immédiatement le commun des mortels ou les niveaux culturellement inférieurs de la société.

Et à l’intérieur de ce mouvement serait survenu déjà au IIe siècle (peut-être avant comme nous le verrons) un courant de pensée qui voulait rendre plus facile, plus visible et plus à la portée de tous l’essentiel du message christique. Et comment? En en faisant une interprétation littérale. Interprétation qui devient par le fait même historicisante. Un Christ temporellement indivi-dualisé paraît plus accessible, abordable, convivial et convaincant qu’un Christ intérieur ou mystique et représenté symboliquement. Et la situation se transforma assez vite en une sorte de lutte pour l’orthodoxie. Aussi désigne-t-on de nos jours encore les Pères de l’Église comme les écrivains orthodoxes du christianisme naissant mettant en relief un Christ temporel. Les autres sont les hérétiques, ceux qu’on accuse de commerces spirituels douteux avec le paganisme. Ces luttes nous sont connues surtout par ceux qui ont gagné la bataille. Car les vainqueurs se sont appliqués non seule-ment à condamner d’hérésie les personnes, prédicateurs ou écri-vains, mais aussi à faire disparaître leurs écrits et les institutions (bibliothèques) qui témoignaient de ces écarts doctrinaux. Une vraie purge culturelle et religieuse selon les experts actuels libres des contraintes doctrinales et disciplinaires.

Parmi les Pères de l’Église qui se sont particulièrement appliqués à lutter contre la gnose, il y a Irénée (130-208), évêque de Lyon, et Hippolyte de Rome (v.170 –v. 235). On trouve les traces de cette opposition respectivement dans Contre les Hérésies, Réfutation de toutes les hérésies, et dans Tradition apostolique. Cependant Irénée ne s’empêche pas pour autant de citer la Didachè qui justement fait grand état de la connaissance reprochée au gnosticisme. Signe d’une certaine ambivalence.

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Et les textes de Nag Hammadi peuvent témoigner de cette lutte de pouvoir doctrinal. Que sont ces textes? En décembre 1945, des paysans découvrirent au pied de la montagne Gebel el Tarif, près de Nag Hammadi en haute Égypte, dans les environs de Louxor, une jarre d’à peu près un mètre de hauteur qui contenait 13 codices de papyrus, c’est-à-dire des volumes reliés à plat comme les livres actuels et recouverts de cuir. Ces livres contiennent différents évangiles, entre autre celui selon Thomas, devenu célèbre, et autres textes apocryphes. « Il s’agit de textes religieux, généralement décrits comme gnostiques. D’abord rédigés en grec, vraisemblablement au cours du IIe siècle, ces textes ont ensuite été traduits en copte, la langue de l’Égypte de cette époque, puis copiés vers le milieu du IVe siècle dans des codices. » (Cf. Louis Painchaud, Bibliothèque copte de Nag Hammadi,4). Ces codices ont par la suite été enfouis dans la jarre en question, probablement au début du Ve siècle. « Ces textes religieux propo-sent des interprétations et des rituels chrétiens différents de ceux officialisés en 325 et qui avaient été immédiatement rejetés comme hérétiques. C’est pourquoi ils furent rassemblés, protégés et cachés par les communautés dites déviantes. »5 En l’année 325, en effet, eut lieu le premier concile de Nicée où fut déter-miné ce qui devait être retenu pour la foi. On a ici, à n’en pas douter, une preuve de l’épuration doctrinale qui sévit pendant les tout premiers siècles du christianisme et qui voulait se fonder sur une interprétation exotérique ou extérieure du thème christique par opposition à une ancienne compréhension ésotérique dans le sillage de laquelle se développa le gnosticisme.

Pourtant les textes de Nag Hammadi ne présentent pas de formes radicales du dualisme entre le bien et le mal, ne prônent pas l’anticosmisme et la haine du corps qui prétendument devraient caractériser le gnosticisme. La connaissance comme objet de révélation et moyen de salut n’y est pas présentée avec plus d’insistance que dans les écrits de Clément d’Alexandrie, de Paul, de Luc, de Jean. Et de son côté la Didachè, genre de catéchisme pour prédicateurs itinérants rédigé au tournant du premier siècle, fait abondamment état de cette connaissance. (Cf.

4 www.ftsr.ulaval.ca5 www.nag-hammadi.com - The Nag Hammadi Library

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Louis Painchaud, La bibliothèque copte de Nag Hammadi. Au mot : Didachè). Alors pourquoi avoir dû cacher les textes de Nag Hammadi? Pourquoi étaient-ils menacés? En quoi étaient-ils menaçants? Serait-ce parce qu’ils se distinguaient et s’éloignaient de la compréhension historicisante du personnage Jésus sur qui devaient reposer la connaissance de Dieu et le salut?

Dans l’ensemble, pourrait-on dire, les Pères de l’Église, tant apostoliques qu’apologistes, se voulaient les témoins chrétiens authentiques et les défenseurs d’une doctrine pouvant seule con-venir à un Jésus historique, Christ incarné et sauveur.

Cependant, la frontière entre ce qui deviendra l’orthodoxie et ce qui sera campé comme hérétique ne s’est pas dressée instantanément au cours des premiers siècles du christianisme. Les travaux d’Origène, élève de Clément d’Alexandrie, peuvent être considérés comme exemples d’une pensée où la scission ne s’est pas encore tout à fait accomplie. En effet ses Homélies et Commentaires font état d’une exégèse qui fait se côtoyer l’inter-prétation littérale, mais aussi morale et mystique ou allégorique de l’Écriture. Prenant à la lettre des passages des évangiles de Mathieu et Marc où on parle de se couper la main si elle est une occasion de faute, et de se faire eunuque soi-même pour le royaume des cieux, il alla jusqu’à s’infliger lui-même la castration. Geste dont il se repentit plus tard, comme en témoigne son ensei-gnement à Césarée maritime, l’attribuant à l’erreur que constitue la compréhension littérale des Écritures. Origène fut même considéré comme l’initiateur d’une gnose orthodoxe. Mais plus tard le concile de Constantinople (553) condamna comme hérétique certains points de sa doctrine. Tom Harpur résume : « Il croyait à la réincarnation, au karma et au salut universel en tant qu’éléments de la doctrine chrétienne et il les enseignait… Il s’opposait à une approche littéraliste des Écritures et refusait de réduire les profondeurs de la vérité spirituelle aux vulgarités de l’exotérisme simpliste (c’est-à-dire à une pensée littéraliste, commune, pragma-tique). L’une de ses observations les plus significatives était que l’affirmation littérale d’un « Christ crucifié » n’était qu’une vision des choses « bonne pour les enfants » dans la religion ». (Op. cit., p .97).

On est au troisième siècle, en pleine tourmente idéologique où paganisme et christianisme s’opposent, se combattent tout en s’influençant. Et les empereurs, à tour de rôle, se mettent de la

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partie avec le souci d’unir les populations par le biais de la morale et de la religion. Ils instrumentalisent les croyances religieuses aux fins de la bonne gouvernance de l’empire. Tantôt c’est Dio-clétien, fin du troisième et début de quatrième siècle, qui persé-cute les chrétiens considérés comme fauteurs de troubles; tantôt c’est Constantin qui promulgue dans l’édit de Milan en 313 la liberté chrétienne et la liberté pour tous d’adorer Dieu sous la forme qui leur plaît; tantôt c’est le même Constantin qui, par l’instance du Concile œcuménique de Nicée en 325, voit à ce que l’arianisme diviseur soit mis au pas, condamné comme hérétique, et que soit formulé et adopté par les Pères du Concile ce que le peuple devait croire. C’est le Symbole de Nicée. Voici le libellé de cette profession de foi :

Nous croyons en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur du

ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles. Nous croyons en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique

de Dieu, né du Père avant tous les siècles. Dieu venu de Dieu, lumière issu de la lumière, vrai Dieu issu du vrai Dieu, engendré et non créé, d’une même substance que le Père et par qui tout a été fait; qui pour nous les hommes et pour notre salut, est descendu des cieux et s’est incarné par le Saint-Esprit dans la vierge Marie et a été fait homme. Il a été crucifié pour nous sous Ponce-Pilate, il a souffert et il a été mis au tombeau; il est ressuscité des morts le troisième jour, conformément aux Écritures; il est monté aux cieux où il siège à la droite du Père. De là, il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts, et son règne n’aura pas de fin.

Nous croyons en l’Esprit-Saint, qui règne et qui donne la vie, qui procède du Père, qui a parlé par les Prophètes, qui avec le Père et le Fils est adoré et glorifié; nous croyons en une seule Église, sainte, catholique et apostolique. Nous confessons un seul baptême pour la rémission des péchés; nous attendons la résurrection des morts et la vie du monde à venir. Amen.

On peut ainsi constater que la liberté de religion promul-

guée en 313 n’aura duré que douze ans. Et l’Église sainte, catho-lique et apostolique véhiculera pour l’avenir comme étant tout à fait original le mystère de Jésus-Christ, Fils de Dieu, censément devenu historique pendant la préfecture de Ponce-Pilate, et dont les principaux traits se retrouvent cependant chez les dieux mythi-ques anciens, entre autres chez Horus, Krishna et Mithra.

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Pour avoir une idée de la complexité de la situation du christianisme naissant, il peut être intéressant de reproduire quel-ques observations que des Pères de l’Église, des penseurs et autres théologiens ont faites sur les attitudes morales et intellec-tuelles qui prévalaient alors.

Grégoire de Naziance (329-389) écrit à saint Jérôme: « Rien ne peut mieux s’imposer au peuple que le verbiage; moins il comprend, plus il admire. Nos Pères et docteurs ont souvent dit non pas ce qu’ils pensaient, mais ce que les circonstances et la nécessité les obligeaient à dire. » (Cf. Tom Harpur, Le Christ païen, p. 87). Et Jean Chrysostome (349-407), le prédicateur à la Bouche d’or, évêque de Constantinople, docteur de l’Église, dit dans son commentaire sur 1 Cor. 9, 19 : « Grande est la force de la tromperie, pourvu qu’elle ne soit pas provoquée par une intention perfide. » (Ibid., pp. 89-90) Saint Augustin (354-430) dans la Cité de Dieu : « Il y a bien des choses vraies qu’il n’est pas utile au vulgaire de connaître; et d’autres qui sont fausses, mais que les gens devraient croire. » (Ibid., p.79) Endoctrinement de la population, du petit peuple ou du vulgaire, par le mensonge, la tromperie, des faussetés, supposément pour son bien, c’est-à-dire pour l’amener à la foi dans le Christ représenté et personnifié par le Jésus historique de Nazareth. Autant d’attitudes et de comportements qui tranchent sur la compréhension actuelle de la probité intellectuelle.

Et voici ce que Gerald Massey, parmi bien d’autres, dit à propos de l’historien apologiste Eusèbe de Césarée (265-340?), auteur de la première histoire ecclésiastique: « Et quand Eusèbe se vanta d’avoir presque tout « réglé » pour les chrétiens, il déclarait ainsi de façon sinistre ce qu’il avait fait pour cacher les racines mythiques et mystiques du christianisme historique. Les gnostiques avaient été muselés et les faits qu’ils avaient réunis avaient été masqués le plus possible. Lui et ses complices avaient fait de leur mieux pour détruire les documents et effacer les comptes rendus révélateurs du passé, afin d’empêcher les géné-rations futures d’apprendre ce que le passé aurait pu leur dire de lui-même…Le mythos ayant fini par être oublié sous la forme d’une histoire humaine, tout le reste fut supprimé pour étayer la tromperie. » (Propos recueilli dans TH pp.87-88) Et encore à propos de cet Eusèbe, Charles B Waite dans History of the Chris-tian Religion to the Year 200, Chicago, 1900 : « Personne n’a davantage contribué à l’histoire chrétienne et personne n’est

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coupable d’avoir commis autant d’erreurs. Cet historien est non seulement négligent et maladroit dans ses affirmations, mais, dans bien des cas, il falsifie les faits historiques. Il présente non seulement les mensonges les plus éhontés, mais aussi des contre-façons littéraires au caractère le plus vil qui obscurcissent les pages de ses… écrits. » (Ibid., p. 85) Il se trouve encore des théo-logiens et écrivains qui se réclament de ce personnage comme d’une autorité absolument crédible pour toute l’histoire du chris-tianisme des premiers siècles.

Et plus tard, le théologien et philosophe Anselme (1033-1109) intitule un chapitre de sa Préparation évangélique : « De l’utilisation licite et juste du mensonge comme remède pour le bien de ceux qui veulent être trompés ». (Ibid., p. 89) Puis Léon X en 1520 : « On sait de temps immémorial combien cette fable de Jésus-Christ a été profitable à nous et à nos proches. » (Quantum nobis nostrisque que ea de Christo fabula profuerit, satis est omnibus seculis notum. Léon X, pape de 1513-1521).6 Et au même siècle, en 1548, le pape Paul III dit au duc Mendoza, ambassadeur d’Espagne: « N’ayant pu découvrir aucune preuve de la réalité historique de Jésus Christ de la légende chrétienne, j’étais dans l’obligation de conclure à un dieu solaire mythique de plus ».7 Puis Pie XII, en 1955, déclara au Congrès international d’historiens à Rome que la question de l’existence de Jésus relève de la foi et non de la science8.

Et qu’en est-il de l’exégèse actuelle de la Bible, en parti-culier du Nouveau Testament? Les recherches relatives à ce qui est convenu d’appeler le problème synoptique constituent sans doute un des thèmes majeurs de l’exégèse du dernier siècle. Une critique littéraire serrée tente en effet d’expliquer les ressemblances et les différences entre les trois Évangiles de Matthieu, Marc et Luc. Trois textes suffisamment apparentés pour pouvoir permettre une lecture en parallèle. D’où leur nom de synoptique. Un groupe d’universités à l’œuvre présentement ont recensé 1488 théories aptes à tenir la route dans le processus d’interprétation littéraire des éléments de ces trois textes. On sonde successivement les

6 www.bible.chez.tiscali.fr7 www.atheologie.hauteetfort.com8 www.bible.chez.tiscali.fr

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hypothèses de 1, de 2, de 3 sources à l’intérieur desquelles sont successivement examinés les passages identiques dans les trois textes, les passages communs à Mt et Lc, les particularités sémi-tiques de Mc, l’ordonnancement identique des récits, les conver-gences propres à Mt et Lc à l’intérieur de la théorie de trois sources ou traditions. Les profanes, dont je suis, ont grande peine à s’y retrouver. C’est le cas de le dire : Une chatte n’y retrouverait pas ses petits!

Cette recherche sert évidemment à la datation la plus précise possible de la composition de ces trois Évangiles. Tant que ces hypothèses ou théories seront en exercice, peut-on penser, on n’aura pas de certitude tout à fait arrêtée concernant ni l’origine, ni les auteurs, ni la validité des références de ces trois textes à un Jésus historique. Arrivera-t-on jamais à démêler un tel écheveau?

À cet égard, on pourrait ajouter que la critique littéraire de ces textes évangéliques ne doit pas s’en tenir à eux seuls comme constituant un tout qui se suffit à lui-même. Il faut les examiner en regard des nombreuses traditions religieuses qui se croisaient dans l’Empire Romain de cette époque. Les récentes études comparées des religions imposent ces perspectives. Ce qui s’est appelé le christianisme ne saurait être un produit culturel isolé. Il a plutôt germé et grandi dans un vaste champ émaillé de philosophie, de mathématique, d’astronomie, de croyances reli-gieuses, de fables, de mythes, de récits historiques, de tragédies, de musique, de comédies, de satires de toutes sortes, de sculpture, d’architecture, etc. Tout cela transporté et alimenté par de multiples traditions orales bien vivantes. Autrement dit, les écrits évangéli-ques, du Nouveau Testament, ont surgi dans un monde dont ils disent les fondements, les aspirations et à qui ils empruntent les paroles et les pensées tout en y joignant des accents d’originalité. Quand Paul, par exemple, entreprend de faire le tour de la Médi-terranée en annonçant le Christ aux différentes communautés chrétiennes en voie de formation, il n’a pas les Évangiles canoni-ques en main. Et pour cause, ils n’étaient pas encore écrits. Mais, sur fond d’une riche expérience culturelle et d’un savoir acquis par l’étude, il proclamait des propos entendus, des paroles ou logia chargés de multiples expériences religieuses de longue provenance, des paroles d’une grande portée. Tout cela mêlé à sa propre expérience religieuse. Les récits évangéliques qui allaient com-mencer de s’écrire peu après ne témoignent pas moins de la

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même appartenance culturelle et du même héritage d’un lointain passé. Ceci, nous l’avons vu plus haut. La tâche dévolue à l’exégèse actuelle serait évidemment plus facile si nous étaient restés tous les documents témoignant du syncrétisme religieux d’alors et que la lutte pour l’orthodoxie qui a suivi ces premières années a pris soin d’éliminer.

Résumons : Les débuts du christianisme peuvent apparaître dans l’histoire comme une lutte entre une conception purement mythologique et symbolique du thème christique du salut et une compréhension proprement historicisante de ce thème fondamental.

Hypothèse sur le passage du symbolique à l’historique

En somme, il y aurait eu à un moment de l’histoire corres-

pondant à la période qu’on a convenu plus tard d’appeler le com-mencement de l’ère chrétienne, une transformation importante dans l’interprétation du thème christique universel. Thème qui, rappelons-le, allie la pensée de l’incarnation du divin dans l’humain et l’espoir de la venue d’un messie sauveur. On serait alors passé d’une compréhension symbolique à une compréhension littérale de ce thème répandu par les mythes des cultures voisines de la Palestine, et tel que particularisé dans la tradition hébraïque. Mais est-ce bien un processus, un fait jusqu’alors totalement inédit? Est-ce une singularité tout à fait propre au début du christianisme? On peut relever ici la remarque de S. Acharya dans son article ci-haut mentionné : « On peut encore noter que, tout comme le messie Juif, beaucoup de gens pensaient que Krishna avait physiquement existé ».

a. Phénomène de transposition.

À cet égard, il est opportun de souligner un phénomène

intéressant de transposition ou de transfert des caractéristiques de Mithra chez son prophète même, Zoroastre. En effet la tradition semble avoir reconnu chez celui-ci les traits qu’il attribuait lui-même au dieu Mithra. On a relevé, en effet, que Zoroastre naquit miraculeusement d’une vierge, donna la loi aux anciens Perses, que l’Esprit de Dieu l’inspira, descendit sur lui à l’âge de 30 ans,

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le conduisit au désert pour y être tenté par le Diable. (Cf. Les religions orientales dans l’Empire romain.9 Il y aurait eu avec le temps à l’intérieur de cette croyance ou religion une sorte de divinisation du prophète, comme un transfert des qualités de Mithra à Zoroastre. Aussi Zoroastre passe-t-il tantôt pour un prophète historique dont la vie est inscrite au calendrier, et tantôt pour un personnage divin conforme au message qu’il annonçait. On aurait ici affaire à un double processus de divinisation d’un prophète et d’une historicisation de la divinité. Serait-ce un indice ou un exemple d’un phénomène plus large d’interprétation littérale et historicisante du message christique? L’humain serait-il enclin, de façon générale, à transposer chez l’annonciateur du message relatif à un sauveur divin, un messie, le contenu même du message? Serait-il porté à lui attribuer non seulement quelques qualités, mais aussi la personnalité même du messie qu’il annonce? De loger chez le prophète la stature de la déité, du divin d’où viendrait le message du salut? Si c’était le cas, l’interprétation littérale et historique des mythes ou des récits symboliques relatifs au thème christique n’aurait pas commencé avec les débuts de l’ère chrétienne. Alors, en ce qui concerne Jésus, aurait-on pu transposer de semblable façon chez un hiérophante, un prophète annonciateur du Messie, les attributs mêmes du Messie annoncé? Mais comment pourrait-on comprendre tout ce processus?

b. Explicitation du phénomène

Que ce phénomène de transposition soit l’élément déclen-

cheur de l’interprétation littérale et historicisante du récit messia-nique pourrait s’expliciter sous la forme de l’hypothèse suivante. Mythes religieux et rituels vont de pair. Le rituel, plus ou moins élaboré selon les cas, tente de représenter de manière sensible, concrète, la vérité cachée ou ésotérique du mythe (esoterikos : de l’intérieur; eso : au-dedans). En ce sens, le rituel est un genre de dévoilement, une Alètheia, diraient les Grecs, ou la manifestation d’une vérité. Il dévoile ou suggère l’intérieur du mythe. Ce que le mythe porte en lui. Et, dans cette foulée, le rituel peut être compris comme une tentative d’actualisation de la vérité cachée

9 http://perso.wanadoo.fr/karl.claerhout/page1bis3.htm

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ou de la portée de sens intérieure au mythe. Pour illustrer ceci on peut penser aux multiples liturgies (leitourgia, service public, service du culte), maintenant familières, qui se sont développées selon leurs rituels propres à l’intérieur du christianisme lui-même. La liturgie en général est une célébration du mystère qui comporte des paroles sacrées, des paroles évocatrices des rapports réciproques du divin et de l’humain, ainsi que leur pantomime, c’est-à-dire des gestes, des actions qui font voir de façon concrète ce qui se passe dans le mystère célébré. C’est, en somme, l’ordre sacramentaire.

Alors, comme la pratique du rituel s’inscrit dans l’espace et dans le temps, il se pourrait bien qu’une représentation ou un type de représentation rituelle fasse époque ou s’impose particu-lièrement par la vivacité de ses évocations, par son réalisme ou par ses éléments de réalité concrète, et au premier chef par la puissance évocatrice du langage qui lui est incorporé. Et il se pourrait qu’avec le temps on imagine ou conçoive la vérité sym-bolisée par le rituel intégré au mythe lui-même comme un événement situé dans un espace et un temps déterminés. Ainsi le sens du mythe serait transféré au niveau de la réalité événemen-tielle tout comme le sont les éléments concrets constitutifs du rituel effectivement pratiqué.

Mais faisons un pas de plus. Les acteurs mêmes ou les célébrants des rituels leur sont intégrés. Ils leur appartiennent et font figure d’éléments hiératiques (hieratikos, qui concerne les choses sacrées). Ils sont à proprement parler des hiérophantes. C’est-à-dire, au sens littéral du terme, des personnages qui montrent, révèlent le sacré (hieros, phainein). Plus précisément encore, ils s’affichent ou se montrent comme des personnages qui établissent par leurs gestes, et surtout leurs paroles, le lien de l’humain avec le divin et vice versa. Il se pourrait bien alors que l’acteur dans le rituel devienne ou incarne pour les participants au rituel ou à la liturgie le personnage mythique lui-même, c’est-à-dire le personnage visé symboliquement par le mythe et d’où vient le salut. Ce dernier étant toujours en définitive le dieu, quel que soit le nom qu’on lui ait donné : Mithra, Krishna, Horus, Iésous. Ainsi il se pourrait qu’un hiérophante, un acteur ou offi-ciant du rituel annonçant le Messie, fût compris, puis annoncé, défendu et imposé comme étant le Messie lui-même. Remarquons qu’un tel rituel n’a pas besoin d’être très élaboré. Pensons au

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simple geste de l’aspersion ou du bain baptismal, par exemple. Alors on pourrait comprendre de cette façon l’avènement historique du Messie dans la personne historique d’un tel hiérophante qu’on aurait appelé Jésus selon une antique tradition. Ce serait Jésus le nazôréen ou Jésus dit de Nazareth.

Tout cela peut faire penser aux expériences simples que l’on fait régulièrement de nos jours. Par exemple, on désigne ou interpelle certains comédiens dans un restaurant ou dans la rue par les noms des personnages qu’ils jouent au théâtre ou à la télévision. On se presse pour rencontrer Bond de passage en ville, ou on salue amicalement Virginie! Bien des gens, en effet, se surprennent en train d’identifier d’une manière ou d’une autre un acteur, un comédien, au personnage qu’il représente, le per-sonnage qu’il joue dans un film, un téléroman ou autre série télévisée. La vue répétée du personnage joué amène insensiblement à identifier ce personnage à la personne du comédien lui-même. Résultat : Chantale devenue Virginie, modèle de l’institutrice-éducatrice, et Virginie adoptant le visage et les coordonnées spatio-temporelles de Chantale!

Dans un contexte analogue, on pouvait lire récemment dans Le Soleil : « Elle avait saisi que les lecteurs adorent les histoires qui ont l’air d’avoir été vécues par les auteurs. Elle avait compris qu’ils veulent s’imaginer que les écrivains racontent leur propre vie. L’heure n’est pas à la fiction, mais à tout ce qui ressemble de près ou de loin à la réalité la plus crue. En entrete-nant le flou sur ses œuvres, en jouant publiquement le rôle de la fille qui aurait très bien pu être putain et folle à une certaine époque de sa vie, Nelly Arcan a choisi le bon filon. » Cf. Julie Lemieux, Le Soleil, 24 janvier 2006. Il y a là la reconnaissance d’un fait qui semble général. On aime personnaliser les histoires. On aime penser que les histoires racontent des faits réels vécus par des personnes en chair et en os. On aime croire que les his-toires sont des comptes rendus de l’histoire. Ce pourrait être une façon pour les mythes de passer pour des réalités historiques évènementielles. En somme, les histoires ou contes et les mythes pris au pied de la lettre!

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c. Interprétation littérale et transfert de vérité Ainsi pourrait-on comprendre la grande différence entre

les visées des récits mythiques et celles des récits évangéliques, tout particulièrement ceux des synoptiques. Ces derniers récits se seraient progressivement constitués avec la préoccupation de montrer le caractère historique du personnage principal, Jésus. Nous disons progressivement parce que la composition de ces récits laisse apparaître à la critique littéraire et historique une évolution certaine ou l’apport de différentes mains d’écriture. On serait ainsi passé d’une interprétation mythique à une interprétation historique. Ou, autrement dit, l’interprétation symbolique ou métaphorique aurait cédé la place au besoin de l’interprétation littérale et sous sa poussée. Cette dernière conduisant à une trans-position au strict plan de l’histoire événementielle le contenu du mythe visé symboliquement et allégoriquement. Chez les anciens, entendons-nous dire maintenant par nombre de spécialistes, personne ne croyait en la réalité historique des personnages de leurs mythes. Les attributs dont on les dotait et les événements dramatiques qui caractérisaient leur vie devaient plutôt faire penser à des vérités intangibles et intemporelles profondes signi-fiées par les atours fictifs des récits et renvoyant à des dimen-sions de la vie humaine à explorer. Mais il se pourrait peut-être qu’un transfert du mythique ou symbolique au domaine de l’historique ait déjà commencé chez ces anciens mêmes, dont Zoroastre serait un exemple, comme nous l’avons suggéré, plu-sieurs siècles avant l’ère chrétienne pour culminer avec l’histoire de Jésus racontée par les Évangiles, les synoptiques en particu-lier. D’ailleurs, aux yeux des Égyptiens anciens, les pharaons ne participaient-ils pas aux attributs de Râ, le dieu soleil? Et, pour les Israélites, leurs rois ne devaient-ils pas épouser les préroga-tives du Messie? Être des sauveurs?

On voit donc dans tout ceci le passage d’une compréhen-sion symbolique des mythes à leur interprétation littérale. Le mythe, le conte, le poème pris au pied de la lettre. Il s’agirait d’un transfert de vérité de la plus haute importance pour la vie humaine et le développement des cultures et des civilisations. Le mythe symbole, métaphore et allégorie évoque une tension univer-selle de l’humain vers un merveilleux, un sublime qui le dépasse et l’invite tout à la fois. Chacun en son for intérieur est respon-

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sable de la réponse à cette invitation. Dans cette perspective se sont développées différentes religions à mystères. Religions qui se voulaient des évocations de dépassement, des indications de démarches à faire pour réaliser en soi l’accession ou la participation au merveilleux ou idéal divinisé. Mais le sens du mythe et son personnage central une fois transposés dans le contexte de l’his-toire événement, la vie de la communauté ou du peuple croyant s’organise concrètement à partir et autour de ce personnage compris comme divin et assumant personnellement le salut de tous. Et apparaissent alors une série de phénomènes : Avènement de l’orthodoxie avec la détermination de ses règles d’interprétation; avènement de l’autorité autoproclamée comme dépositaire de la juste compréhension du message, c’est-à-dire constitution d’une garde qui s’adonne à la présentation et à la défense du message historiquement situé; avènement aussi de la détermination des règles de conduite auxquelles doit se conformer la vie concrète des croyants pour pouvoir accueillir le salut; et avènement des luttes de pouvoir entre les points de vue différents et opposés ainsi que des sévices exercés contre les esprits réfractaires. Ce serait à peu près les traits, sur fond de querelles théologiques animées, du tableau socioculturel de l’époque du christianisme naissant.

Pour clore cette partie. Des spécialistes des religions com-parées qui ont dans leurs rangs des mythologues, ou le sont eux-mêmes, pensent que le mythe christique central et premier serait originaire d’Égypte et que tous les autres en découleraient de manière plus ou moins directe. Hypothèse pertinente, semble-t-il, pour les civilisations entourant le bassin méditerranéen. Même les récits évangéliques, faut-il comprendre, ont un caractère my-thique dans la mesure même où eux aussi prétendent être des paroles de vérité proclamant ou annonçant les rapports du divin à l’humain pour son accomplissement ou son salut. Mais cette hypothèse peut-elle porter jusqu’à rendre compte du thème christique présent chez les civilisations tout à fait nordiques ou qui a pointé jusque dans les cultures des lointaines Amériques? Il paraîtrait que non. Du moins à première vue. Car il semble en effet acquis que c’est à partir de l’Afrique que les humains ont lentement peuplé les différentes régions du globe. Il reste, en fin de compte, qu’il y a lieu de reconnaître au mythe christique une réalité et une universalité tout à fait étonnantes.

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

Vérités et réalités Et nous sommes ainsi amenés à une réflexion nécessaire

sur le couple réalité-vérité. L’usage veut que ces deux vocables se recouvrent. En

effet, on considère assez généralement que la réalité coïncide avec le concret, le vrai réel comme on dit, support solide de nos perceptions. Et on entend aussi que tout propos qui peut se conformer à cette réalité concrète est vrai. Propos ou énoncés vrais à propos d’une réalité elle-même tenue pour vraie. C’est courant. Même les mots croisés publiés dans tous les quotidiens assimilent régulièrement le concret, le sensible, le réel, le vrai! Pour la pensée usuelle, réalité et vérité se rejoignent et logent ainsi au niveau de la concrétude. Cette tendance à assimiler de la sorte réalité et vérité est profondément implantée dans les esprits occidentaux.

Mais il importe de suggérer que la réalité pourrait bien ne pas se réduire à la réalité concrète, immédiate, donnée aux perceptions et contrôlable en dernier ressort par les procédés de l’expérimentation. Il y a même lieu de prendre conscience que souvent nous nous suggérons à nous-mêmes, que nous nous adonnons à cet exercice de pensée qu’il y aurait une réalité autre ou des réalités différentes de ce que l’expérience sensible immé-diate ou contrôlable peut fournir. Ce que nos rêves du sommeil et de veille étalent, ce que visent les contes, mythes ou histoires, ce qu’élabore la pensée dite abstraite, ce qu’évoquent les arts de toutes factures, tout cela n’est pas rien. Tout cela est quelque chose. Tout cela est donc réalité. Ces réalités pourraient bien alors avoir une vérité qui échappe au rapport de conformité ou à l’exactitude qui lui est connexe. Conformité et exactitude censées attribuer la vérité à des énoncés.

Puis, il serait aussi éminemment important de penser que nos propos relatifs à la réalité concrète sont eux-mêmes redeva-bles à une manifestation ou dévoilement présupposé à l’établis-sement du rapport de correspondance ou de conformité. Et, en ce sens, comprendre que tout ce qui est impliqué dans la vérité-conformité n’est pas premier, ni fondamental, mais tributaire d’une vérité plus originelle comme, d’ailleurs, l’a déjà soupçonné la pensée grecque en parlant du dévoilement (alètheia : hors de la dissimulation). Alètheia que le latin a traduit et interprété par

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veritas, et le français par vérité. Tout ceci suggère une vérité autre, plus ample, plus originaire que celle qui s’établit dans les propos relatifs à la réalité prise au sens courant du terme. Et cette vérité est de l’ordre du dévoilement, c’est-à-dire évoque une sortie de la dissimulation et une entrée dans la manifestation. C’est à partir d’elle ou en elle que des choses peuvent être pré-sentes de quelque manière. Et dans cet état de présentation, des choses peuvent, d’une part, s’offrir à la perception pour ainsi devenir les objets d’énoncés conformes à ce qu’elles offrent d’elles-mêmes; et, d’autre part, des choses ou des dimensions du réel échappant au pouvoir de l’observation immédiate ou sensible peuvent susciter des types ou des formes de langage qui échap-pent eux aussi à la rigueur de la conformité ou de l’exactitude, mais qui n’en peuvent pas moins être hautement significatifs pour la vie humaine.

Ceci est une invitation à explorer lentement, patiemment, les domaines des différentes manifestations du monde, de l’uni-vers, qui ont vu le jour dans les propos multiples et variés de l’humanité. Mieux encore, il surgit de tout ceci l’exigence de s’exposer ou de s’ouvrir, en une attention ou une écoute la plus disponible possible, pour que les subtilités du monde, du monde pris au sens le plus englobant qui soit, puissent s’offrir aux possi-bilités humaines de dire, aux capacités humaines de manifester en mots. Ne jamais oublier, pour prendre un exemple, qu’une caméra doit recevoir en toute subtilité pour pouvoir produire le plus adéquatement possible l’image de ce qui est exposé ou offert à la vue, et ainsi le manifester. – Ceci n’est vraiment qu’une comparaison très lointaine de ce qui se passe dans le dire! – Là où la pensée doit en définitive s’attarder est cette question fonda-mentale : comment l’humain est-il, qui est l’humain au fond, pour qu’en lui advienne le dire, surgisse le mot? Le mot en qui il y a dévoilement? Et il appert qu’il n’y a pas dans ce processus qu’un simple jeu de neurones, même si ceux-ci et leurs systèmes d’interconnexions s’avèrent indispensables.

Revenant aux premiers temps du christianisme, rappelons que l’historicisation du mythe, c’est le mythe pris à la lettre. La littéralisation du mythe, c’est d’abord prendre à la lettre la tenue fictive d’un discours à la recherche d’un sens. C’est la littéra-lisation de la fiction. Un usage dérivé et particulier a ravalé les mots fiction et fictif au rang de feinte, mensonge et mensonger,

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ou de simple invention non significative pour la vie. Mais ces termes signifient d’abord ce qui est façonné, inventé, et renvoient tout aussi bien à allégorique, fabuleux et imaginaire. L’imaginé peut très bien s’entendre comme ce qui est visé par l’image et ne saurait être compris uniquement ni d’abord comme feint et mensonger ou sans pertinence. Il se rapproche ainsi du symbolique. Le symbolique est imaginé ou image. Image à la recherche d’un sens. Le symbolique est langage imagé. Alors le processus de littéralisation du mythe ou du fabuleux revient à une oblitération du sens symbolique ou métaphorique. On vide le mythe, le récit symbolique, allégorique, où l’image joue à plein, de son sens véritable, caché à première vue, c’est-à-dire ésotérique. Sens qui va vers quelque chose non immédiatement donné, mais à décou-vrir, à expérimenter. La littéralisation atrophie le dire du mythe. Elle ampute la portée de ses mots. La quête de la vérité du mythe ne consiste donc pas à le ramener au niveau du réel événemen-tiel, de ce que nous déclarons être l’actuel, la prétendue unique vraie réalité sensible, donnée, contrôlable, mesurable, située dans l’espace et le temps également mesurables. Chercher la vérité du mythe ne doit pas emprunter la voie de la démythologisation. Celle-ci est plutôt la fermeture du mythe, l’empêchement radical d’atteindre à sa vérité. Elle est une entrave à la force évocatrice du récit symbolique. Littéraliser et historiciser le mythe, cela revient à s’interdire de suivre sa force évocatrice et de pénétrer toujours plus avant dans l’aire du merveilleux, du sublime, de l’idéal ou de l’autre qui appelle et fascine en renvoyant à l’in-sondable et l’inépuisable. C’est en définitive une interdiction d’accéder à un plus être, à marcher vers un plein être. Littéraliser et historiciser le mythe enferme dans une interprétation le possible multiple se dévoilant en l’humain, possible pour ce qui le dépasse et qu’il a depuis l’aube de l’histoire appelé la lumière, le divin.

Ce genre de compréhension et d’interprétation équivaut à un désenchantement du monde. Le monde ramené, réduit à la seule dimension du mesurable, du contrôlable selon les critères de la rationalité scientifique moderne. Rationalité qui plonge ses racines jusque dans le premier terreau métaphysique aristotélicien. Éliminant du coup ou mettant en veilleuse les domaines vers lesquels se tourne toute évocation poétique, allégorique, symbo-lique, artistique multiforme, etc. Le langage imagé et l’image

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elle-même ne surgissent que pour éclairer ce qui n’est pas de l’ordre de l’image. Ce disant, on pourrait laisser croire qu’on fait appel à la distinction traditionnelle métaphysique entre le sen-sible et le non sensible. Ce dernier domaine étant réservé à un langage purement abstrait. Mais il n’en est rien. Car le caractère imagé revient tout aussi bien à la pensée qu’à la poésie. Plus précisément, le dire poétique et le dire de la pensée sont l’un et l’autre imagés. Ainsi sont-ils tous deux non seulement sensibles (imagés), mais ils disent un sens. Et ce sens s’en va vers ce qui n’est pas de l’ordre de l’image. Et on pourrait dire avec Heidegger que l’image est d’autant plus requise dans le dire que le sens de ce dire se dirige de plus en plus décidément vers ce qui est d’un autre ordre que l’image elle-même. (B. 55, p. 301-2) L’image est une lancée hors de l’espace de l’immédiat perceptible.

Donc distinction entre réalité mythique et réalité historique. Distinction surgissant de la diversité du dire. Mais il importe d’expliciter encore un peu la compréhension du phénomène du dire. Le dire amène dans la manifestation. Par exemple, dire : ce gros nuage blanc, là-haut, tire du nord-ouest au sud-est, attire l’attention sur quelque chose de laiteux, de forme capricieuse, visible, en mouvement, et le présente à quelqu’un en l’invitant à regarder vers le ciel. Cependant dire : Zeus est la lumière de l’univers, ne dirige pas l’attention d’un interlocuteur vers quelque chose de bien défini concrètement, visible immédiatement. Mais il invite tout auditeur ou lecteur à se représenter, d’une part, plus ou moins expressément le phénomène de la lumière; à tenter aussi d’imaginer l’ensemble des choses qui sont, l’univers, en pensant à la somme de ce qu’on peut observer, et peut-être aussi en suivant la trace du regard scientifique jusqu’au point où celui-ci peut se rendre dans l’immensément grand et l’infiniment petit; et même, une fois rendu là, à pressentir un au-delà de cet univers mesuré et imaginé, et à se demander alors ce qui peut en être de cet au-delà; et ultimement à demander ce que peut bien repré-senter Zeus et sa lumière englobant et inondant le tout, y compris les conduites humaines. Ce dire est une invite à enjamber le déterminé, le fini, sa limite. Ce dire humain conduit ainsi à une sorte de béance où, semble-t-il, il n’y a plus rien.

Hubert Reeves dit dans La plus belle histoire du monde : « La seule vraie question, c’est celle de notre existence, celle de la réalité, de notre conscience : « Pourquoi y a-t-il quelque chose

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

plutôt que rien? » se demandait Leibniz. Mais c’est une question purement philosophique, la science est incapable d’y répondre. » (p.24) L’astrophysicien capable de remonter l’histoire de notre univers jusqu’à l’événement du Big Bang, survenu il y a à peu près 15 milliards d’années, et de voir là l’ultime point où matière, temps et espace peuvent encore scientifiquement avoir un sens, et après avoir dit que la finitude ou l’infinitude du monde ainsi que son ultime origine ne sont pas du ressort de la science, reconnaît que la seule vraie question que l’humain puisse se poser est finalement celle de la conscience. La question de la conscience qui s’explicite en celle qui porte sur le fait même de la réalité globale : Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien? Ainsi le rien surgit comme envers de la recherche du sens ou du comment et du pourquoi de la réalité, de toute réalité. Le fait de la réalité ou son être renvoyant au rien. Le fait de la réalité, de la réalité de l’univers ou du tout, sur fond de rien. Ainsi cet envers de la réalité, cet aboutissement de la quête du sens d’être, ce rien semble devoir être intégré à la pensée du tout, à la pensée de son origine, de sa présence, de son être, si seulement cette pensée veut éviter toute échappatoire possible.

Ainsi voit-on que le dire mythologique : Zeus est la lumière de l’univers, tout imagé qu’il soit, tout symbolique qu’il soit, peut avoir un sens. C’est une tentative de réponse à la question du pourquoi ultime de la réalité globale et de son être. Une réponse mythologique qui donne le nom de dieu à ce pourquoi. Le pourquoi de l’univers est éclairé par Zeus-lumière ou lumière-dieu. Et en ce sens la réponse mythologique est théologique. Une réponse théologique à une question philosophique. Une question philosophique qui dans son cheminement vers une réponse revêt des atours mythiques et théologiques. Zeus, dieu régnant dans la béance du rien et éclairant ou laissant apparaître le tout de l’univers!

Il semble donc bien que l’on puisse à juste titre parler de la réalité mythique dans la mesure où le mythe peut à sa manière conduire ou orienter la conscience humaine dans la quête du sens originel ou ultime des choses, de leur être. C’est là que loge sa vérité. Le couple réalité-vérité garde un sens même au niveau du mythique. Et il est ainsi tout à fait légitime de parler de la vérité mythologique.

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Le mot La démarche poursuivie jusqu’ici a mené à travers des

couches de réalités et de vérités toutes présentées ou évoquées en langage. Au cours de laquelle nous avons pu expérimenter plus ou moins expressément les ressources variées de ce langage. C’est, en somme, un trajet dans l’aire ouverte des mots. Dans l’aire qui s’ouvre en eux. Il convient maintenant d’expliciter davantage cette vertu du mot. Et d’abord demander quel espace se déploie pour la pensée à la faveur d’un des principaux mots de notre propos, mythe?

Le mot français mythe a surgi du bas latin mythos (fable, récit fabuleux) venant lui-même du grec muthos (suite de paroles qui ont un sens ou dont le sens importe). Par ailleurs, le déchif-frement de l’écriture hiéroglyphique laisse voir aussi que mythe plongerait ses racines jusqu’à l’égyptien mutu ou paroles, lequel renvoie à mattiu qui signifie paroles vraies ou mots de vérité. Et notons, en passant, qu’on a pu faire un rapprochement entre ce mattiu et Matthieu, nom de l’auteur officiel de l’un des Évangiles canoniques.

Ainsi les textes hiératiques ou sacrés écrits en langage mythologique où le symbole, la métaphore et l’allégorie sont utilisés abondamment, sont d’origine ou de par leur nature même censés dire le vrai. Ils sont des paroles ou des mots de vérité, des mots qui importent à l’humain placé en univers ou le concernent. Alors la tâche qui revient aux tard venus que nous sommes est de comprendre ce vrai. Comprendre leur vrai qu’ils introduisent chez l’humain, dont ils entourent l’humain comme pour en prendre soin, pour ainsi dire, ou au sens de ce qui le concerne au premier plan, ou encore, plus justement, pour lui révéler et assurer le sens de son existence. Les mythes en leur langage sont des prises en charge éclairées de l’humain.

Aussi la première précaution à prendre à l’égard des mythes est-elle de ne pas lire ces mots de vérité dans l’optique de nos recherches et de nos compréhensions usuelles de la vérité qui réduisent cette dernière à la simple correspondance entre un énoncé et une réalité quelconque appartenant au domaine de l’observable ou du contrôlable expérimentalement. Comme nous l’avons évoqué un peu plus haut, il faut toujours garder présent à la pensée que cette notion de vérité, malgré sa validité ou pertinence, n’est pas

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originelle ni fondamentale. Elle suppose en effet une aire ouverte où préalablement se manifestent, se dévoilent, à la fois, aussi bien cela à propos de quoi on veut énoncer quelque chose, que l’exer-cice même de dire ou d’énoncer en conformité avec ce quelque chose. La vérité correspondance suppose la vérité manifestation, dévoilement, ou alètheia comme l’appelaient les Grecs à l’origine de notre philosophie occidentale. Donc lire les mots de vérité que sont les mythes dans un esprit large et aux horizons multiples. Dans un esprit disposé au dépassement des données du monde immédiat et des idées courantes, reçues et véhiculées dans le lan-gage répétitif de tous les jours.

On aura aussi remarqué, dans la présentation succincte des mythes d’Horus, de Krishna et de Mithra, que nous avons reproduit en caractères gras les vocables Mot et Parole. Du dieu Horus on dit qu’il est, entre autres, la Lumière, la Vérité, le Mot. De son côté, Krishna était considéré comme le Mot Universel. Et quant à Mithra, il sera, dit le mythe, l’enfant conçu de la Parole génératrice de toutes choses. Et cette Parole génératrice est Ahura-Mazda lui-même, le dieu de lumière. Alors ces mythes, en plus d’être des paroles ou mots de vérité en tant même que récits symboliques, disent aussi que les divinités ou les déités aux-quelles ils renvoient sont elles-mêmes parole ou mot. D’où une suite de questions qui se posent d’emblée. Quelles expériences égyptienne, indienne et perse de l’humain et du divin ont pu mener aux récits mythiques visant à identifier au Mot le dieu, c’est-à-dire ce qu’il y a de suprême dans le merveilleux? Quelle expérience de l’humain et du divin a pu susciter la reconnais-sance du dieu comme Mot universel, ou encore à faire dépendre l’être de toutes choses d’une Parole créatrice? Et puis, quelles compréhensions de la Parole et du Mot accompagnent ces expériences? Que visait-on en identifiant déité et Mot universel? L’univers serait-il Mot? L’univers, le tout, toutes choses, y compris l’humain et le divin, tout cela serait-il Langage? Et alors comment comprendre le langage? Quelle peut bien être sa place, son rôle dans la compréhension du tout? Et quel peut bien être son statut chez l’humain pour que celui-ci puisse s’adonner à de telles pensées, à de tels discours ou propos? On ne peut même pas commencer à rendre justice aux récits mythologiques religieux sans ouvrir ces questions et séjourner longuement dans les domaines qu’elles invitent ainsi à visiter, à explorer.

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Eu égard à cette importance du mot, la pensée de la création dans la tradition hébraïque n’est pas en reste. Elle est explicitement présentée au livre de la Genèse. Celui-ci est le premier des cinq livres (Pentateuque) de la Loi de Moïse censé-ment prescrite par l’Éternel à Israël. Ces livres prennent forme surtout à partir du retour des Juifs de Babylone, et jusqu’à leur traduction en grec par les Septante, les légendaires 70 ou 72 sages ou rabbins censés représenter par groupe de 6 les 12 tribus d’Israël. Cette traduction s’élabora effectivement à Alexandrie au cours des 3e et 2e siècles avant J.-C. La Genèse, donc, présente deux récits de la création. Dans celui qui est d’origine sacerdotale, plus récent, on y raconte que Dieu créa l’univers en disant, c’est-à-dire par la parole : Dieu dit à huit reprises pour réaliser son œuvre. Cela se fit en six jours. Et le septième, le dernier de la semaine, il chôma. Une bonne semaine de travail suivi du repos prescrit par la Loi! Et dans le second récit, le plus ancien, on trouve une fois l’expression : Yahvé Dieu dit. Il dit qu’il n’était pas bon que l’homme soit seul. Donc dans cette tradition aussi la création de l’univers est associée au mot, relève de la vertu ou de la puissance du mot. Ainsi la tradition hébraïque suit manifeste-ment le même filon que les récits mythologiques dits païens en ce qui concerne les rapports mêlés du divin, de l’univers et du mot.

D’autre part, Philon d’Alexandrie développa une théorie du Logos ou du Verbe dans son entreprise de concilier la tra-dition hébraïque avec la pensée grecque. Et le prologue de l’Évangile de Jean, que nous avons déjà cité, y puisera : Au com-mencement était le verbe, le logos, etc. Encore la parole, le mot, le logos. Partout le langage comme instance fondamentale ou ultime. Aussi apparaît-il pertinent pour la compréhension du Logos, du Mot, de regarder en direction de cette pensée grecque.

Tout l’Occident répète depuis Aristote (-384 à -322) que l’humain est essentiellement το ζωον λογον εχον, le vivant ayant le logos. On traduit habituellement le mot logos, dont fait état Aristote dans cette définition de l’humain, par ratio ou raison. Mais cette traduction tient-elle compte tout à fait bien de ce que, à l’origine, les Grecs entendaient par logos? Il importe d’y aller voir de près.

Héraclite d’Éphèse, chevauchant les 6e et 5e siècles, donc avant l’établissement de la philosophie avec Socrate, Platon et Aristote, est un témoin important de cette pensée. C’est à peu

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près le temps où, en Iran, vivait Zoroastre, réformateur religieux du mazdéisme et prophète de Mithra. Justement à l’époque où les Achéménides étendaient l’empire perse jusqu’en Inde et en Égypte, incluant la Syrie, certaines îles et villes grecques. Donc en ces moments de l’histoire, les pensées perse et grecque étaient en communication ou en phase de symbiose.

Alors Héraclite. Est-il téméraire de penser qu’il était au fait de la place qu’occupait la Parole génératrice de toutes choses dans le mythe de Mithra et Ahura Mazda? Connaissait-il aussi les mythes environnants faisant état du Mot divin, du Mot uni-versel? De toute façon, qu’en est-il chez lui du logos? On ne possède pas de ce penseur de longs traités. Sa pensée nous est connue à travers des fragments recueillis dans la tradition écrite. Regardons le fragment 50. Et faisons-le en compagnie des travaux pénétrants de Martin Heidegger sur ce grand présocratique, publiés dans l’édition allemande des œuvres complètes (Martin Heidegger, Gesamtausgabe, tome 55, pp.239 sq. Cf. aussi tome 15 et tome 7.). Il y est dit:

Ουκ εμου αλλα του λογου ακουσαντας ομολογειν σοφον εστιν εν παντα ειναι. Ayant écouté non pas moi, mais le logos, il est savoir sage de dire comme le logos : un est tout.

Cette traduction, que nous voulons provisoire, ressemble

à celles qu’on donne habituellement de ce fragment 50, à l’ex-ception du mot logos gardé non traduit pour le moment. Héra-clite s’adresse à des auditeurs ou des lecteurs. Il leur parle, il leur dit quelque chose. Dire, en grec, c’est legein. Un mot manifeste-ment apparenté à logos. Ce qu’Héraclite dit peut s’écouter, s’en-tendre. Mais le penseur avertit ses auditeurs qu’ils ne doivent pas s’en tenir à ses seules paroles, à lui, qu’ils doivent plutôt écouter le logos. Alors ce logos est donc un dire qui s’écoute. Mais c’est un dire particulier, un dire qui n’est pas assimilable tout à fait au dire qu’Héraclite émet par l’organe de sa voix. Cela suppose en conséquence une écoute particulière. Une écoute qui soit différente de celle de l’ouïe. Différente de l’écoute capable d’accueillir les sons de la voix. Héraclite renvoie donc ses auditeurs à un logos,

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à un dire autre que celui dont on fait l’expérience habituellement et à une écoute qui lui est appropriée.

Il y a ainsi un logos qui n’est pas celui de l’humain dans la quotidienneté. Héraclite demande à ses interlocuteurs de se mettre à l’écoute de ce logos mystérieux. Comme ce logos est autre que celui de la voix, il demande aussi une écoute qui ne soit pas une simple opération sensorielle située dans l’ouïe, mais qui implique autrement l’être de l’humain. Ce logos requiert qu’on prête vraiment et intensément l’oreille. Qu’est-ce à dire? Qu’on soit totalement oreille. Qu’on soit tout à l’écoute. Qu’on soit, en somme, complètement écoute. Cela implique une disposition particulière d’attente et d’entente. Il s’agit, selon cette disposition, de garder son être tendu vers ce logos et l’entendre, c’est-à-dire encore laisser ce logos tendre vers notre être et lui permettre d’accéder à lui, puis l’entendre, l’accueillir. Suggestions pour comprendre ce qui est nommé ici par Héraclite : on peut entendre un propos, une musique d’une oreille plus ou moins distraite, sans écouter vraiment, sans être absorbé, sans être pris par elle; l’attention n’y est pas tout à fait. On ne prête pas vraiment l’oreille. On peut aussi écouter le silence, écouter dans le silence, être tout voué à lui et à ce qui peut à sa faveur s’offrir. Pas de bruits alors, pas de sons, mais plutôt une sorte de clameur sans voix ni sons audibles, qui sourd d’une profondeur ou d’un lointain libérés grâce à la tenue dans une aire de pénombre et d’insonorisation, à une sorte de retrait provisoire de tout le con-tenu visible et audible de l’expérience quotidienne. Quand on a pris une telle attitude, quand ainsi disposé on a bien écouté ce logos, continue Héraclite, on devient avisé, on accède à l’état du σοφον, on devient adonné. Adonné à quoi? Au logos. Adonné, σοφον, mot qu’on traduit un peu trop hâtivement par sagesse. Ce mot veut tout d’abord dire que dans cette disposition d’écoute on participe en quelque sorte à ce logos. Devenir adonné au logos signifie qu’on est avec lui en phase de partage. Et en ce sens on lui devient semblable. Notre être devient semblablement logos. La traduction de σοφον par sagesse ou initiation à la sagesse convient dans la mesure seulement ou celle-ci signifie d’abord cette parenté fondamentale avec le logos. Et alors il peut y avoir quelque chose comme un omologein. C’est-à-dire? On est tout à fait en accord avec le logos, et cela jusque dans le legein, quant au legein, quant au dire. Adonné ou en accord jusque dans le

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dire. Mais en quoi alors ce dire, notre dire, s’accorde-t-il, ou devient-il semblable? En ceci tout simplement: un est tout. Voilà ce que dit le fragment d’Héraclite, mais voilà qui paraît bien énigmatique. Il faut essayer de comprendre.

Il faut questionner. D’abord l’un. Comment est l’un, i.e. comment se déploie-il? Quelle est sa propriété essentielle? Il ne s’agit pas ici de l’adjectif numéral, comme dans un, deux, trois, mais du nom et de ce qu’il nomme. Un est tout laisse entendre que l’un nomme ou appelle le tout, peut et doit se comprendre en fonction du tout, de toutes choses. C’est en regard du tout qu’on peut comprendre comment l’un est ou se déploie. En regard du tout, et voilà une évidence, l’un apparaît comme unifiant. Unifiant tout ou le tout, l’un se dévoile en même temps comme l’unique. Cela aussi va de soi. Ainsi l’un est l’unique unifiant. Unifiant le tout. Alors un est tout veut dire : l’un tient le tout en un. Mais le tout, c’est tout ce qui est, toutes les choses qui sont, tous les étants. En somme, tout, c’est l’étant dans son ensemble. Mais toutes les choses, tous les étants sont unifiés, tiennent ensemble justement par leur être ou dans l’être. C’est en lui que les choses se rejoignent toutes. De cela aussi nous en convenons aisément. Ainsi en l’être l’étant dans l’ensemble est un. Un et être se retrouvent donc. Ceci ne laisse pas d’étonner.

Alors le logos qui dit un est tout dirait le même que être? Le logos serait le même que être? Ces deux diraient mêmement? Et être signifierait logos? Selon l’aphorisme d’Héraclite, c’est bien ce que dit logos, ce que le logos laisse entendre ou laisse apparaître. Le logos dévoile l’étant dans l’ensemble comme un, dévoile l’étant en son être. Mais comment peut-il le faire? Com-ment le logos peut-il unifier toutes choses comme être le fait? Comment Héraclite a-t-il pu arriver à une telle pensée? Et qu’y a-t-il dans une telle pensée? Car d’après ce que nous comprenons habituellement, logos veut signifier langage, mot, parole. Or quand on parle, quand on dit, semble-t-il bien, on dit quelque chose de déterminé, quelque chose de séparé des autres choses, distinct d’elles. Alors dire semble séparer plutôt qu’unir. Dans ces condi-tions, dire ne saurait donc unifier tout ce qui est. Et voilà l’échec du logos à dire ou à se déployer comme être, être en qui tout se rejoint et est unifié!

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Seulement, cette compréhension du logos et du legein comme dire qui distingue et sépare, même si elle remonte au-delà du commencement de la métaphysique qui, elle, en traitant du logos a bien mis l’emphase sur ce sens de dire (et aussi raison), cette compréhension du logos comme dire n’est pas la seule possible, ni la première. Le premier sens de logos est plutôt cueillette, rassem-blement et sauvegarde. Tout comme on glane les épis dans le champ, comme on cueille aussi les raisins sur le cep, comme on les re-groupe et transporte dans le grenier ou le chai pour assurer leur sauvegarde et en vivre. Alors pour comprendre cet aphorisme d’Héraclite, il faut sans aucun doute enjamber l’aire du développe-ment de la métaphysique et tenter de s’adonner, de s’exposer à l’air, au souffle, entrer dans l’atmosphère du milieu de pensée qui était celui d’Héraclite. Où legein, justement, signifie à la fois rassembler et dire, deux sens qui, dans ce milieu de pensée qu’évoque le fragment 50, ne s’excluent pas, ne s’opposent pas. Où dire, lan-gage, veut aussi et d’abord signifier rassembler et sauvegarder.

Ainsi Héraclite, avant le commencement et le déploiement de la philosophie occidentale, de la métaphysique, dit que logos et être sont mêmes. Il donne à comprendre que être a quelque chose à voir avec logos, avec langage. Et ainsi se rejoignent logos, être et mot. Ils se rejoignent en ce qu’ils rassemblent et unifient. Seulement, ni la métaphysique, ni Héraclite avant elle, ne sont allés jusqu’à penser, c’est-à-dire jusqu’à expliciter ou articuler comment langage ou mot et être constituent un même. Comment d’origine ils s’entre-appartiennent.

Reprenons : l’être de l’étant est logos. L’être rassemble tous les étants, l’étant dans son ensemble. En tant que tel, il est simplement logos. L’être-logos rassemble. Voilà l’origine, la source du langage. Alors rien d’étonnant en ce qu’Héraclite ait pu dire : étant tout à l’écoute du logos ou tout écoute ou complè-tement écoute à son endroit, étant en cette manière ou selon cette disposition adonné au logos, on est comme lui : on est rassembleur d’étants, cueilleur-rassembleur de toutes choses, et cela en notre être même. Et, en suite de cette ressemblance ou appartenance fondamentale, en suite de cette parenté originelle, on peut ajouter que notre dire aussi peut être avisé, adonné au un est tout, peut être ouvert au tout et le rassembler en un. En termes simples, on voit ici que le langage humain est précisément ce en quoi les choses se dévoilent et se réunissent, arrivent à leur être, à être

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manifestes, parviennent à la manifestation. Manifestation du fait même d’être et manifestation aussi de ce qu’elles sont. Et en ce sens on peut dire que le langage laisse être ou permet d’être. Ou encore le langage fait être manifeste, il fait entrer en manifesta-tion. Le langage amène ainsi les choses en leur vérité. Si, bien sûr, vérité, comprise jusqu’en son origine, signifie dévoilement ou sortie de la dissimulation pour entrer dans l’aire ouverte de la manifestation. C’est la vérité alètheia, expérimentée et nommée par les Grecs. Le langage, ainsi compris jusqu’en son fond, est paroles ou mots de vérité.

Et voilà qu’ainsi nous nous rapprochons de la compréhen-sion égyptienne du mythe qui est justement mots (mutu), paroles de vérités (mattiu). Les grands mythes essaient de comprendre l’humain dans le monde. Ils s’avèrent des tentatives de laisser apparaître l’étant dans l’ensemble, ou ce qui fait qu’il constitue un ensemble unifié, l’univers. Ils cherchent et nomment l’élément qui peut rendre compte de toutes choses et les rassembler, les tenir en un. En somme, l’élément qui paraît rendre compte de leur être. L’élément qui aussi a soin de l’humain dans l’univers, qui le prend sous sa garde. C’est pour eux le divin, ce qui éclaire. Reporté jusqu’à sa racine indo-européenne dei, le mot divin signifie, en effet, briller. Et à ce divin éclairant, à ce divin-lumière, les mythes donnent des noms particuliers : Zeus, Râ, Ahura Mazda, etc. Sans aller jusqu’à penser que les anciens se sont explicité à eux-mêmes le rapport essentiel que tiennent être et mot, c’est-à-dire l’articulation de leur parenté fondamentale, comme on vient tout juste d’essayer de le faire, on peut facilement imaginer qu’une certaine expérience de ce rapport fût à l’œuvre dans la formula-tion de leurs mythes. Il apparaît ainsi compréhensible que l’élément divin d’où origine l’univers, toutes les choses qui sont ou appa-raissent en être, qui se tiennent ensemble comme un, et où se trouve d’ailleurs l’humain lui-même, cet humain avec le souci fondamental de sa propre existence ou de son être dans ce monde et merveilleusement, étonnamment capable de dire ce souci, il apparaît donc compréhensible que cet élément originel et éclairant par rapport à la présence dans l’être, c’est-à-dire le divin, soit pour eux le Mot, le mot originel ou créateur. Il devient compré-hensible également que cet élément originel, le divin, soit aussi le Mot universel, le mot qui est essence constitutive de l’être du tout, et à ce titre unifie tout, toutes choses. Le Mot comme

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l’unique unifiant tout. Le mot auquel tout est redevable pour son être, le mot comme être de tout ce qui est. Ainsi apparaît-il que pour les grands mythes aussi langage et être puissent ne faire qu’un.

L’omologein d’Héraclite prend alors des proportions inatten-dues pour l’être de l’humain. Dire comme ou encore tenir un lan-gage semblable ne saurait ici se limiter, comme on l’entend habi-tuellement, à répéter des propos. Cet omologein évoque d’abord une ressemblance dans l’être. L’humain a un être rassembleur à l’égard de l’être de l’étant dans l’ensemble. L’être de l’humain est de rassembler toutes choses, l’univers, i.e. l’étant dans son ensemble unifié. Et en cela même cet être est langage, puisque logos ou langage ou mot rassemble. L’humain a un être langagier. Le logos qu’il faut écouter, envers qui il convient d’être tout à l’écoute, arrive à se manifester en ce qu’il est, i.e. comme un est tout, comme être de l’étant dans l’ensemble, à travers l’être même de l’écoutant qui est omologein, logein ou logos semblable. C’est-à-dire, l’être de cet écoutant, l’humain, qui est adapté, apparenté à ce logos originel. Et ce n’est pas tout, car ce logos originel vient aussi à se manifester à travers le legein humain, le dire même de l’humain surgissant de son essence langagière. En somme, l’être emploie l’humain en son essence et en son dire pour arriver à la manifestation, à sa vérité alèthéienne. En ce sens l’être a besoin de l’humain. Et l’humain se tient dans et pour le déploiement même de l’être. Il est impliqué ou employé dans ce déploiement. L’humain est comme l’employé de l’être. Et en ce sens encore, l’humain est le berger de l’être, dira magnifiquement Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme, joignant la puissance évocatrice du dire poétique à la synthèse ou au raccourci d’une longue démarche de la pensée.

Il se pourrait donc bien que ce soit sur cette base, sur cette appartenance réciproque de l’être et de l’humain comme langage, appartenance vaguement intuitionnée ou pressentie, que cet humain, de civilisations en civilisations, de générations en générations, ait pu évoquer une incarnation ou habitation du divin en l’humain, évoquer pour celui-ci une appartenance divine. Le divin étant Mot ou Parole et l’humain étant de nature langa-gière. Et cela s’exprimant à travers les mythes ou paroles de vérités exploitant les ressources évocatrices du dire, du langage, que sont les symboles, les métaphores, les allégories, les paraboles,

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les fables, contes ou histoires. Et ne serait-ce pas sur ce même fondement que, selon la manière des mythes anciens largement connus, y puisant et les adaptant, les récits bibliques et paroles évangéliques, de Jean en particulier, aient évoqué eux aussi, à leur manière, la rencontre du divin avec l’humain en parlant, d’une part, d’un Messie qui choisit et sauve son peuple, lui promet un territoire à travers les aléas des rivalités et conquêtes des voi-sins belligérants, et, d’autre part, d’un Messie qui s’incarne comme le Verbe du commencement, prend condition humaine comme Lumière, comme Logos, Verbe ou Mot?

Dans la longue histoire de quelque quatorze à quinze milliards d’années de l’univers, dans cette longue saga cosmique, l’avènement relativement récent de l’humanité peut être considéré comme l’âge du mot. L’humanité est l’ère du mot. C’est-à-dire le temps du dévoilement de l’univers. Le temps de la manifestation en tant que telle de cet univers. De cette manifestation percep-tible à elle-même, manifeste à elle-même. C’est ce qu’on appelait au tout début la conscience. Le savoir qui se sait. Ou encore l’ouverture de la conscience. De la conscience de soi impliquant ou entraînant la conscience de l’autre et du tout autre. Il apparaît aussi maintenant que cette ouverture est la place du mot, la place ouverte par et dans le mot, le lieu et l’espace surgissant du mot, l’éclaircie primordiale. Ainsi les humains pensent, vivent, s’orga-nisent, déambulent, errent, dans l’aire du mot; des mots qui leur sont soufflés, et qu’ils émettent en diverses manières selon les idiomes, quand ils sont à l’écoute de l’être ou logos, cette écoute adonnée ou attentive à leur appartenance originelle à l’être ou au logos universel. Appartenance se dévoilant à la faveur de la manifestation langagière, comme entrée en langage ou en mots dans la manifestation.

L’humanité est l’ère et l’aire du mot. Le temps et l’espace du mot. C’est-à-dire le temps et l’espace dévoilés grâce au mot. Grâce au mot : par le moyen du mot, comme on est tout d’abord porté à le penser. Mais grâce au mot surtout au sens d’un hom-mage dû au mot. Le dévoilement de l’univers, le temps et l’espace de l’humain en tant que rassembleur de toutes choses, de l’humain en univers, pourrait-on dire, cela advient comme grâce ou don du mot, i.e. comme ultime don du langage. Et don du langage en un double sens : le langage est donné, disons, comme aptitude fon-damentale ou ontologique de l’humain au langage; et le langage

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donne, fait don gracieusement de la révélation de l’univers. Cadeau de toutes choses unifiées dans le Mot, i.e. à la fois pointées par les rayons de ses élancées évocatrices, et retenues ou rassemblées ainsi dans la manifestation. Manifestation irisée au prisme de la réalité : de la réalité immédiatement donnée et aussi de cette réalité présentée selon la gamme pluridimensionnelle et intarissable du symbolisé. Et cette manifestation irisée de réalité plurielle, ce n’est rien d’autre que l’être.

Conclusion

L’historicité événementielle de Jésus comme accomplis-

sement du thème christique universel telle que proclamée par l’Église chrétienne a été mise en doute de façons diversement accentuées et avouées au cours de l’histoire des deux derniers millénaires, et elle demeure éminemment contestable pour de larges secteurs de l’opinion contemporaine. Mais cette historici-sation elle-même n’en demeure pas moins un fait. Un fait inscrit au calendrier de l’histoire. Et l’invraisemblance dont sa portée, aux yeux de plusieurs, demeure entachée n’est certes pas la preuve définitive d’un non-lieu total. Car à l’intérieur de cette historicisation restent lovées la réalité et la vérité mythiques du KRST, du Christ, représentant l’aspiration humaine universelle vers la Lumière génératrice de toutes choses. Lumière également salvatrice de l’humain ou capable d’inspirer son acheminement vers le possible de ses plus grands espoirs projetés dans l’espace incommensurable de la conscience. Lumière, du reste, identifiée au Mot. Au Mot ou Logos poursuivant son œuvre de dévoile-ment à travers l’être langagier de l’humain.

Le thème christique, dans ses deux composantes essentielles d’incarnation du divin et de rédemption de l’humain, n’a pas nécessairement besoin d’un personnage historique rehaussé d’une hypostase ou personnalité réputée divine pour son accomplisse-ment. Les humains, de tout temps, pourrait-on dire, semble en avoir fait l’expérience. Par exemple, l’humanité en univers, en univers géocentrique, sensible aux mouvements apparents du soleil, symbole de la vie qui décline et recommence sans cesse, a exalté ce processus en faisant naître des personnifications de cet astre, Horus, Krishna et autres Jésus Christs, le 25 décembre, c’est-à-dire à ce moment qui marque la fin du solstice d’hiver.

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PREMIÈRE PARTIE – Origines mythologiques du christianisme

Après avoir décliné vers le sud jusqu’au 21 ou 22 décembre, l’astre lumineux et bienfaisant par excellence semble s’arrêter pendant trois jours puis recommence sa montée vers le nord, signifiant ainsi la relance de la vie. Éveil et montée symboles de naissance ou de renaissance. La mort et la résurrection de ces personnages christiques réfèrent au même phénomène solaire. Les personnifications mythologiques de cette démarche du grand astre veulent signifier à l’humain, à tout humain, la possibilité qu’il a et le devoir qui lui incombe de relancer toujours sa vie vers les zéniths de ce qui lui paraît être l’excellence, entre autres la justice et l’amour. De sorte que rattacher absolument la lumière christique ou la divinité à un personnage situé dans l’espace et dans le temps pourrait être un faux pas historique, une dérive, une méprise, une embardée spatio-temporelle… et peut-être temporaire. Ou encore un abus de la croyance avec l’alié-nation qui en découle. L’humain, à travers tous les temps, sur la base de son essence langagière, pressent le merveilleux ou l’admi-rable qui le dépasse et qui l’attire. Et il s’y aventure de diverses manières. Tout en étant incapable d’en percevoir définitivement ou absolument tous les traits ni en tracer les contours… si toute-fois, là, contours il peut y avoir. Et à plus forte raison ne peut-il pas imposer quelque approche que ce soit pour accéder à cette sublime ou ineffable dimension. Tous les âges, y compris le nôtre, témoignent par des cicatrices indélébiles dans les vies personnelles et sur les tissus sociaux des abus de l’autorité dans la démarche vers le divin-lumière. Le seul authentique recours est l’intelligence ou la compréhension, sans doute jamais achevée ni parfaitement accomplie, du possible relevant de l’essence langagière sise en chaque humain. Compréhension toujours perfectible dans une écoute partagée de ce qu’il convient toujours d’appeler le Logos universel…

Hiver et été 2006

Transition : Le texte qui s’achève tente de relever la sorte de réalité et de vérité qu’évoquent les mythes christiques. Des interprètes, à la manière de Tom Harpur par exemple, peuvent conclure à la négation ou l’inutilité de l’historicité de l’hiéro-phante Jésus dit de Nazareth considéré largement au cours des deux derniers millénaires comme le fondement de la chrétienté.

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Mais une telle conclusion ne s’impose pas nécessairement. Car le christianisme peut loger en ses enseignements à la fois la dimension christique mythologique et l’historicité du personnage que fut Jehoshua ou Jésus de Nazareth. Le texte qui suit s’em-ploie à montrer la réalité et la vérité de cette conjonction. D’où son titre : de Jehoshua à Christos. Et aussi son sous-titre : Le mythe chrétien.

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DEUXIÈME PARTIE

De Yehoshua à Χριστος (Christos)

Le mythe chrétien

Introduction

e titre évoque un phénomène d’interprétation qui a profondément marqué le cours de l’histoire, déterminé un mouvement de civilisation notoire,

le christianisme. Jésus, l’homme juif du nom hébreu Yehoshua, ou Yeshoua en forme abrégée, signifiant Dieu sauve, fut appelé en grec Ιησους, puis Χριστος, Christos, Christ. Nomination qui viendrait à marquer un passage à la divinité. Jésus, un homme, un Juif, fut fait gréco-chrétien et divin. La présente démarche tentera une explicitation de ce que sous-tend ou peut signifier ce phénomène langagier au plan de la réalité historique.

C

Une première approche passe par le mot messie. Ce mot, à travers le latin messias et le grec μεσσιας, remonte à l’hébreu mashiah, nom issu du verbe mashah qui veut dire frotter, oindre. L’onction, à partir de Salomon, était pratiquée pour introniser les rois descendants de David en royaume de Juda. Ainsi ces rois étaient des messies. Messie indique alors une fonction royale. Il faut dire cependant que les prêtres et les prophètes recevaient aussi l’onction. Mais les gens du nord, au royaume d’Israël, ne semblent pas avoir utilisé ce terme pour désigner leurs rois. Aussi la Septante, traduction grecque des Écritures hébraïques, emploie pour le mot mashiah le terme Χριστος, du verbe χριω

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signifiant enduire, oindre, consacrer par une onction. Le latin Christus et le français Christ sont des translittérations de ce Χριστος. Christ signifie ainsi messie, celui qui a été oint. La question revient donc de savoir comment, dans le cas de Yehoshua, Messie ou Christ vint à passer de titre d’une fonction à un nom propre d’une personne et marquant du coup le passage de l’hu-manité à la divinité. C’est notre propos.

La lecture et l’interprétation de la Bible, en particulier du Nouveau Testament, se sont faites de façon générale au niveau du grand public comme en circuit fermé. On a compris et inter-prété ces textes trop exclusivement à partir d’eux-mêmes. Comme s’ils se suffisaient pleinement. Comme s’ils portaient en eux-mêmes la pleine garantie de leur signification ou de leur vérité. Comme si leur vérité échappait à l’historicité environnante qui normalement affecte tout texte en fournissant au moins l’occasion de son écriture ou présentant la conjoncture qui soutient ou provoque l’inspiration des mots dont il est le tissu. Car les mots significatifs surgissent toujours d’une situation, d’un contexte qui est dit ou est évoqué de quelque manière dans un énoncé qui porte sur quelque chose de précis ou déterminé. Un tel état de choses s’avère dans l’expérience immédiate. Si la compréhension courante du Nouveau Testament omet ou néglige cette référence au particulier historique, c’est vraisemblablement parce qu’on obéit à une compréhension particulière de la croyance ou de la foi voulant que ces textes aient été rédigés par inspiration divine. Leurs auteurs étant expressément guidés par l’Esprit Saint, pense-t-on et croit-on, ces écrits portent dès lors le sceau de son autorité considérée comme garante absolue de la vérité.

Mais depuis les deux derniers siècles et en particulier les quelques dernières décennies, l’avancement des recherches histo-riques et la multiplication des découvertes archéologiques ont aidé la pensée à relativiser, i.e. à rattacher à autre chose, aux particularités d’un contexte donné, le contenu et la forme des textes dits sacrés. Et ces connaissances, débordant de plus en plus les cercles de savants spécialistes, gagnent l’intérêt de vastes popu-lations. Maintenant, aux yeux de plus en plus de gens, les Écritures dites saintes portent les marques des civilisations et des cultures particulières déterminant le milieu humain de leur rédaction.

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DEUXIÈME PARTIE – De Yehoshua à Χριστος (Christos) – Le mythe chrétien

Ainsi, (dans le prolongement des essais rassemblés dans Mots de Noël,) on tente ici d’approcher et d’expliciter le sens du trait d’union dans l’appellation Jésus-Christ issue de la combi-naison Yehoshua-Χριστος. Ceci peut paraître, à première vue, un exercice linguistique assez futile. Mais le propos est plutôt une recherche de l’origine. De l’origine du christianisme tel que répandu depuis deux millénaires. Ce qui implique un travail mi-nutieux de déconstruction. Déconstruire, ici, n’a rien à voir avec une simple démolition visant à une suppression pure et simple. Il faut plutôt penser à une mise au jour des faits interprétatifs, inscrits dans l’histoire et l’écriture, qui ont rassemblé et arrangé les éléments servant de fondement à l’architecture de la religion et de la civilisation chrétiennes. Une telle démarche conduit en effet au commencement. Plus la compréhension de ce commen-cement sera adéquate, plus ce commencement pourra laisser se manifester l’essence même de ce qui est arrivé, et plus il aura de chances de laisser apparaître comment autre chose aurait pu ou peut encore advenir. Car l’histoire en sa dimension proprement humaine est, pour ses étapes significatives, toujours tributaire de paroles, de pensées et croyances ou interprétations fondatrices. Interprétations qui ouvrent une perspective et donnent une orien-tation déterminée au devenir.

Langues et cultures en Palestine

L’assemblage des noms tout juste évoqués, Yehoshua-

Χριστος, incite à entreprendre la démarche en rassemblant quel-ques renseignements sur les langues en usage en Palestine au temps de Yehoshua ou Jésus. Avec une mise en relief des traits culturels généraux qui les accompagnent nécessairement.

D’abord un fait étonnant : tous les textes du Nouveau Testament, textes dont le propos tourne autour de Yehoshua, ce Juif de descendance et de culture hébraïques et de langue ara-méenne, vivant dans une Palestine sous occupation romaine, ont été écrits en grec. Ce sont là autant d’indications d’un état de choses fort complexe et qui invitent à regarder vers les antécé-dents historiques de la situation politique, culturelle et religieuse de la Palestine du temps de ce Yehoshua, de ce Jésus.

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La langue araméenne est évidemment associée aux Ara-méens, tribus semi-nomades et pastorales, probablement originaires de Syrie ou d’Aram (nord de la Mésopotamie) selon la Bible. Des historiens pensent qu’il faille moins chercher l’origine de ces peuplades dans un lieu géographique précis que dans leur mode de vie. Ce sont des gens à la recherche de pâturages pour leurs troupeaux de moutons dans le pourtour des agglomérations avec lesquelles ils entretiennent un commerce. Vers la fin du 2e millénaire avant notre ère, ces tribus s’étendent en Palestine, au Liban et jusqu’en Mésopotamie du nord. Puis avec l’avènement de la dynastie des Achéménides et de l’Empire perse (-587? à -333) l’araméen deviendra la langue courante de l’ancien Orient et la langue officielle de l’Empire.

En -597, se produit un événement majeur dans l’histoire du peuple Juif. C’est la chute du royaume de Juda et la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor II, le pillage et la destruction du Temple de Salomon, et la captivité à Babylone de la famille royale et d’une bonne partie de la population, le quart selon certains. Bouleversements qui vont mettre à rude épreuve la croyance juive en Yahvé et inspirer des appels, à la fois douloureux et confiants, à garder vivante la foi en ce Dieu vu comme maître de l’histoire et du destin des Juifs, le peuple choisi, le peuple de l’Alliance. L’emprise de Babylone sur la Palestine et en particulier sur le Royaume de Juda cessa avec l’avènement de l’Empire perse achéménide (d’après Achéménes, nom du fondateur supposé de la dynastie).

La période perse

On connaît 13 Grands rois perses attestés allant de Cyrus

II ou Cyrus le Grand (-559 à -529) jusqu’à Darius III (-336 à -330). Ils auraient été précédés de 6 souverains (-688 à -559) dont les témoignages épigraphiques ne peuvent être attestés. D’aucuns ont pu penser qu’ils avaient été inventés par Darius I.

Or en -539, Cyrus II, surnommé le Grand, s’empare de la Babylonie. Il est le premier des grands rois de la dynastie des Achéménides et s’avère le véritable fondateur de l’Empire perse. Cet empire, après une série de guerres, succède à celui des Mèdes. On peut noter en passant que la distinction entre le peuple des Mèdes et les Perses demeure floue au plan historique.

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Cyrus le Grand marquera l’histoire par un sens particulier de la liberté et de la justice. Sa gouvernance plutôt libérale est attestée, entre autres, par deux textes cunéiformes, le cylindre de Cyrus et le panégyrique de Cyrus. Ce cylindre de Cyrus est un cylindre d’argile sur lequel est inscrite une proclamation du roi. Décou-vert en 1879 à Babylone, il est maintenant conservé au British Museum de Londres. On le considère assez communément comme la « première charte des droits de l'homme ». Aussi l’ONU l’a-t-elle traduit dans toutes ses langues officielles en 1971. Mais en réalité ce texte libéral est devancé par les inscriptions du roi Urukagina datant de la moitié du 24e siècle avant J.-C. Ces inscriptions présentent en effet des préoccupations de paix, de justice sociale, et tentent de caractériser la figure du roi juste. Devancé aussi par un autre texte important du même genre qu’est le code jurisprudentiel d’Hammourabi datant de 1750 avant J.-C. et portant sur l’armée, la famille, la religion, l’économie et le statut de la femme. Quant au cylindre de Cyrus, il contient les grands thèmes de la conduite gouvernementale persane tels que le respect des droits édictés, la tolérance religieuse, le droit à la vie, l’abolition de l’esclavage, la liberté de choix des professions, la responsabilité individuelle de la faute, la lutte contre l’oppres-sion, le respect des traditions et des coutumes, et l’expansion de l’empire.

C’est dans cet esprit de libéralité que Cyrus autorise les Israélites captifs à Babylone à retourner en Palestine, à recons-truire le Temple et la ville de Jérusalem. Mais beaucoup, pour des raisons économiques, semble-t-il, préfèrent rester sur place. Ceux qui retournent dans leur pays d’origine entreprennent la reconstruction du Temple et certaines parties de la ville. À la faveur de la liberté religieuse permise dans l’Empire, le judaïsme reprend de la ferveur. La Samarie et la Judée entrent dans une nouvelle ère de prospérité. De plus, une communauté juive d’im-portance prend racine en Égypte, à Éléphantine en particulier, île située dans le Nil en face d’Assouan.

Sous ce régime, le grand prêtre administre la Judée qui, de ce fait, constitue une théocratie. Mais cette Judée, toutefois, loin de redevenir un royaume indépendant, demeure une pro-vince de l’Empire perse. Elle sert de passage stratégique pour les armées de Cyrus en voie de réaliser ses ambitions dominatrices sur l’Égypte. En réalité, toutes les régions conquises de Palestine,

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de Syrie, réunies à Babylone, forment une immense satrapie, i.e. un territoire dirigé par un noble, au nom du roi. La satrapie possède les pouvoirs administratifs, judiciaires et militaires. Voici à cet égard un passage du Cylindre : « Tous les rois séden-taires assis sur leur trône partout à travers le monde, de la mer supérieure à la mer inférieure, et tous les rois nomades de la terre occidentale, tous me payaient un impôt important et baisaient mon pied dans ma ville de Babylone. » Et l’araméen, devenant en quelque sorte la lingua franca de l’Empire, prendra progressi-vement, comme souligné plus haut, une place prépondérante relativement à l’hébreu.

Au plan religieux, le Cylindre présentait Cyrus comme le protégé béni de Marduk, dieu tutélaire de Babylone, le dieu puissant, souverain suprême, le dieu des dieux. Marduk voyait d’un bon œil Cyrus respecter les autres dieux et les cultes que ses nouveaux sujets leur rendaient. Il agréait aussi le comportement juste et compatissant du roi vis-à-vis les peuples vaincus. Mais dans le livre du prophète Isaïe, Cyrus est plutôt considéré comme l’oint de Yahvé. Voici : « Ainsi parle Yahvé à son Oint, à Cyrus, qu’il a pris par la main droite pour abattre devant lui les nations et dépouiller les reins des rois, pour forcer devant lui les battants de sorte que les portes ne soient plus fermées. Moi, je marcherai devant toi en nivelant les hauteurs. Je fracasserai les battants de bronze, je briserai les barres de fer. Je te livrerai les trésors secrets et les richesses cachées, pour que tu saches que je suis Yahvé, le Dieu d’Israël qui t’appelle par ton nom. » (Isaïe 45:1–3). Il importe de noter que les chapitres 40 à 55 du Livre d’Isaïe forment une section spéciale appelée Le livre de la consolation d’Israël. Isaïe ayant vécu au VIIIe siècle, il est clair que ces chapitres ont été écrits par un lointain disciple anonyme du prophète qui a expérimenté quelque deux siècles plus tard le retour d’exil à Babylone. Il est intéressant de voir comment ce retour de captivité par les soins de Cyrus est rattaché à Yahvé. Yahvé qui supplante le dieu Marduk. Selon la croyance du peuple d’Israël, son dieu tient en main le déroulement de son histoire. Cette intervention continue est un élément constitutif de la révélation dans et selon la pensée hébraïque. Il est à noter également que le titre Oint de Yahvé est ici appliqué à Cyrus, sans doute parce que son attitude et ses gestes contribuent positi-vement à la marche historique du peuple de l’Alliance, les effets

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négatifs des guerres menées par les armées perses pour l’expansion de l’empire étant passés sous silence. Comme nous le verrons un peu plus loin, ce titre deviendra, en particulier au cours des deux derniers siècles avant J.-C., un titre messianique aux colorations particulières. Car Oint, comme déjà mentionné, est la traduction française de l’hébreu mashiah ou Messie.

Puis, au verset 4 du même chapitre, Yahvé continue de s’adresser à Cyrus : « C’est à cause de mon serviteur Jacob et d’Israël mon élu, que je t’ai appelé par ton nom, t’ennoblissant sans que tu me connaisses. Je suis Yahvé, sans égal; moi excepté, il n’y a pas de dieu. Sans que tu me connaisses, je te fais prendre les armes pour qu’on sache du levant jusqu’au couchant que tout est néant sauf moi. » L’auteur de cette partie du Livre d’Isaïe proclame nettement le monothéisme des Israélites. Contrairement à Marduk, Yahvé soutient qu’en dehors de lui, il n’y a pas d’autres dieux, que ceux-ci ne sont que néant. Cyrus et cet auteur biblique font ainsi deux interprétations religieuses différentes de l’histoire : la première est respectueuse des croyances diverses qui imaginent la divinité sous les traits de multiples personnifica-tions présidant à divers titres au destin des humains, et l’autre qui déclare seule valide ou vraie la représentation de la divinité sous la forme monothéiste de Yahvé, dieu de Jacob et d’Israël, qui, par ricochet en quelque sorte, se trouve à conduire les menées des autres peuples avec qui les Israélites sont en relation. Déci-dément les humains ne s’entendent pas pour l’interprétation du divin et du rôle qu’ils sont prêts à lui reconnaître dans le déve-loppement de leur destin.

Marduk est le grand dieu de Babylone. Mais sous l’in-fluence du zoroastrisme, religion instaurée par le prophète Zara-thoustra, c’est Ahura Mazda, i.e. Seigneur-Sagesse, qui deviendra le principal dieu de l’Empire. Il sera alors associé à la lumière. Puis, au cours du règne d'Artaxerxès II (-404 à -359), on adorera aussi Mithra, dieu également connu en Inde. Mithra est le soleil ou dieu-soleil. Les Iraniens le considéraient comme le fils d’Ahura Mazda qui, lui, représentait plutôt l’ensemble du ciel. Un peu plus tard, la déesse Anahita, reconnue comme celle qui obéit aux lois d’Ahura, reçut un culte de la part des Perses. Et après, sous les Séleucides grecs, on la vénéra aussi comme mère de Mithra. En effet une inscription dédicace d’un temple séleucide en Iran datant de -200 se lit : « Anahita, Vierge Immaculée, Mère du

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seigneur Mythras ». Un thème que l’on retrouvera plus tard dans les Évangiles, mais cette fois appliqué à Myriam et Yehoshua, cette Marie également vierge immaculée et mère de Jésus.

L’Empire perse des Achéménides étant un état multinational dopé par un fort désir d’expansion demeurait un ensemble diffi-cile à unifier. Il était toujours en proie à des révoltes de palais réclamant du pouvoir central surveillance continuelle et interven-tions militaires. S’ajoutaient à ces troubles internes les grandes guerres contre les puissances étrangères en direction de la Grèce et de l’Égypte. L’immense empire des Achéménides s’épuisa graduellement. Il finit par tomber sous les assauts des armées grecques menées par Alexandre le Grand.

La période hellénistique

La période hellénistique de la Palestine va de -333 à -63,

même si on distingue dans ce parcours la période hasmonéenne s’étendant de -134 à -63. Car pendant ces quelque 70 ans, la Palestine, bien que possédant une assez grande autonomie, comme en témoignent entre autres les Livres des Maccabées de l’Ancien Testament, n’a été reconnue formellement indépendante par aucun des Séleucides qui succédèrent à Alexandre.

Donc en -333, Alexandre le Grand, fils de Philippe II roi de Macédoine, triomphe, à Issos en Cilicie, des armées de Darius III, dernier Grand roi des Perses. Victoire décisive qui lui permet d’entreprendre la conquête de tout leur Empire. Longeant d’abord la Méditerranée, il s’empare de Tyr et de Gaza, puis entre en Égypte où, en -331, il fonde Alexandrie et impose son pouvoir sur le nord égyptien. Puis, rebroussant chemin, il fait la conquête de la Judée et de l’ensemble des peuples entre l’Égypte et l’Inde.

Alexandre meurt en -323. Ses principaux généraux assument comme diadoques, i.e. comme successeurs, la gouverne de l’Em-pire. À l’origine, semble-t-il, il ne s’agissait pas de le partager entre eux. Mais cette situation se transforma vite en conflits de succession. Ainsi Séleucos et ses successeurs formeront la dynastie des rois Séleucides qui règneront sur la plus grande partie des territoires orientaux s’étendant de la Syrie antique à l’Indus. De son côté, Ptolémée, un autre diadoque important dans l’histoire, prendra la gouverne du territoire égyptien et de certaines des îles méditerranéennes. Avec lui commence la dynastie ptolémaïque

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ou lagide, du nom de Lagos dont Ptolémée était le fils. Ces deux territoires sous domination grecque séleucide et lagide eurent une importance majeure pour le développement de la Palestine et la Judée.

L’empire des Séleucides fusionnent en quelque sorte les mondes oriental et grec. Il est constitué d’un grand nombre d’ethnies et d’une multiplicité de langues dont le grec, le perse, l’araméen ainsi que différents dialectes iraniens. Au plan reli-gieux, le polythéisme grec côtoie le zoroastrisme à tendance monothéiste, i.e. le culte de Mithra, et d’autres cultes indigènes dont le judaïsme, lui-même nettement monothéiste.

C’est dans ce contexte politique et culturel qu’évolue alors la Palestine. Une certaine stabilité et une paix relative permettent un développement rapide. La Judée s’hellénise rapi-dement du fait que de nombreux Grecs viennent s’y installer. L’influence culturelle grecque se fait sentir aux plans social, philosophique et religieux. Par ailleurs, c’est pendant cette période que la diaspora juive va s’intensifier. Par milliers les Juifs vont s’installer dans différentes villes de l’Empire, de la mer Noire à la mer Égée et surtout à Alexandrie devenue la nouvelle capitale de l’Égypte. Si bien que les Juifs de Judée seraient devenus minoritaires.

Un signe important de l’influence de la culture des nou-veaux maîtres est justement la traduction en grec des textes reli-gieux des Juifs. Commencée vers -270, à la demande du respon-sable de la bibliothèque d’Alexandrie, selon certaines sources, elle s’échelonna pendant 2 à 3 siècles. Demande adressée au pharaon Ptolémé II Philadelphe (-309 à -246) qui accepta volontiers d’y répondre selon son ambition de connaître les différents textes régissant la vie des peuples assujettis et de fusionner entre autres les cultures grecque et égyptienne. Jouait aussi en faveur de cette traduction le fait que nombre de Juifs installés depuis un bon moment en Égypte, en particulier à Alexandrie, entendaient mal l’hébreu et désiraient lire leurs textes sacrés dans la langue courante qu’était devenu le grec. Langue considérée sacrée en quelque sorte en raison du prestige et de l’influence des philoso-phes et des savants grecs. On aurait alors fait venir de Jérusalem 72 maîtres des lettres judaïques, déjà bien hellénisés, 6 par chacune des 12 tribus d’Israël. Ils auraient commencé sur l’île de Pharos la traduction de la Torah, i.e. la Loi, comprenant la

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Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. Le reste fut traduit graduellement jusqu’au 2e siècle après J.-C. Reprenant ce récit plus tard au premier siècle de notre ère, Flavius Josèphe arrondit le nombre des traducteurs à 70. D’où le nom de Septante donné à cette traduction. Les chrétiens des premiers siècles citeront le plus souvent l’Ancien Testament dans cette version de la Septante.

La Judée, point de jonction géographique entre la Syrie et l’Égypte, deux territoires relevant des pouvoirs séleucide et lagide, devint par la force des choses l’enjeu de nombreux conflits entre ces deux puissances post-alexandrines et devenues ennemies. En 198 avant J.-C., le roi Antiochos III, surnommé le Grand, défait les Égyptiens et s’empare alors de la Judée. Il aurait, d’après l’historien Flavius Josèphe, accordé à la nation juive un statut de gouvernance théocratique. Mais les menées expansionnistes d’Antiochos dans les régions de la mer Égée l’amèneront à se brouiller avec les Romains. Ces derniers deviendront de plus en plus présents dans le déroulement de l’histoire palestinienne. Les Séleucides, cependant, ne partagent pas tous le même libéralisme religieux. De fait, Antiochos IV, surnommé Épiphane ou l’Illustre, entreprend en -167 d’éliminer la religion juive. À cet effet, il remplace dans le Temple de Jérusalem l’autel de Yahvé par celui de Zeus. C’est le déclenchement d’une vive réaction juive et le commencement de la période dite hasmonéenne, du nom d’Has-monaï, que Flavius Josèphe présente comme ancêtre de Mattatias. C’est ce dernier qui fomenta la révolte des Macchabées.

Les péripéties militaires, gouvernementales et religieuses qui ont marqué cette période sont racontées dans les Livres des Macchabées. Ces récits seront d’ailleurs repris en substance un peu plus tard par l’historien Flavius Josèphe. Il est à noter qu’en -164 les Macchabées demandent l’aide des Romains pour se libérer du joug d’Antiochos. Ils y accourent. Et Judas Macchabée entreprend alors de punir les non-Juifs et les Juifs héllénisés. Car l’acceptation de l’influence grecque, on le pressent, ne va pas de soi.

Sur fond de luttes de pouvoir contre les Séleucides qui refusent de reconnaître la pleine indépendance de la Judée ainsi qu’entre les propres membres de la dynastie hasmonéenne, Jean Hyrcan 1e (-135 à -104) réussit à mettre la main sur une partie de la Transjordanie, à s’emparer de la Samarie dont il détruisit le

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Temple en -108. C’est dans cette période que les Iduméens, descendants d’Ésaü et habitant la Transjordanie, furent contraint à se convertir au judaïsme. Le yahvisme tolère mal la dissidence ou différence religieuse.

À la mort de Jean Hyrcan, son fils Alexandre Jannée, après avoir triomphé de son frère Aristobule, prend le pouvoir et règnera de -103 à -76, année de sa mort. Sa veuve, Salomé Alexandra lui succèdera jusqu’en -67. Alors les deux fils d’Alexandre Jannée, Jean Hyrcan II et Aristobule II se disputeront le pouvoir. Situation de faiblesse qui permit aux Romains, de-meurés dans la région depuis un siècle, de s’emparer, sous le commandement de Pompée, de la ville de Jérusalem en -63. C’est la fin du pouvoir hasmonéen et de l’emprise séleucide dans cette région. La Judée devint alors un protectorat romain.

Le peuple de l’Alliance, on le voit, est étroitement mêlé au parcours des puissances politiques et militaires qui l’entourent. Il est exposé à leurs différentes cultures et à différents langages dont l’araméen et le grec tout particulièrement.

La période romaine

À partir de -63, le pouvoir romain, militaire, politique et

administratif, s’exerce sur la Palestine. Mais cela ne signifie pas la fin de l’hellénisation. Car les Romains eux-mêmes sont depuis longtemps exposés aux apports culturels grecs.

En effet les Grecs se sont établis dans le sud de l’Italie et en Sicile dès le VIIe siècle avant J.-C. On n’a qu’à revoir, par exemple, les restes magnifiquement conservés des villes de Paestum, au sud de Rome, ceux de Syracuse et d’Agrigente en Sicile pour imaginer l’ampleur de leur présence et l’influence de leur culture dans ces régions. Des foyers de philosophie et de sciences s’y développent et rayonnent avec des représentants tels que Xénophane, Parménide, Pythagore, Archimède, dont l’in-fluence se fait sentir encore de nos jours. Sans parler de leur mythologie religieuse et des nombreux temples élevés pour le culte de leurs dieux et déesses. Ces régions constituent la Grande Grèce. Celle-ci, bien que très développée, n’eut jamais en tant que contrée le statut d’indépendance politique véritable. Elle tomba entre les mains des Romains au cours du IIIe siècle avant J.-C. Et c’est à partir de ce temps que l’expansionnisme romain

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gagna en rapidité au point qu’en un siècle Rome dominait le bassin méditerranéen.

L’influence grecque sur les Romains est historiquement attestée, entre autres, au plan de l’établissement des lois et de l’administration de la justice. En -453, trois représentants romains partent pour Athènes afin de transcrire le code de lois de Solon, père de la démocratie grecque. Après cette démarche et quelques années de discussion, une Loi prend forme et est publiée sur douze tables en bronze sur le Forum Romanum vers 449 ou 448 avant J.-C. On connaît ces lois par les citations d’auteurs latins. L’influence grecque y est manifeste.

Au plan de la littérature, on peut citer le cas célèbre du poète et écrivain Virgile qui vécut dans la seconde moitié du premier siècle avant J.-C. Cet auteur entreprit, entre autres, d’offrir aux Romains une épopée nationale capable de rivaliser avec les fameuses Iliade et Odyssée d’Homère. C’est l’Énéide. Œuvre qui fit les délices de ses contemporains et, soit dit en passant, du jeune étudiant que je fus au cours classique québécois dans les années 1943 à 50.

On retrouve une continuité ou une imitation semblable au plan religieux. Les Grecs et les Romains n’ont pas moins de 24 dieux et déesses en commun. Mais les noms sont changés. Voici les principaux : Zeus, roi des dieux et marié à Héra, devint Jupiter. Héra ou Junon, reine des dieux et déesse du mariage. Aphrodite ou Vénus, déesse de la beauté et de l’amour charnel. Éros ou Cupidon, dieu de l’amour. Dionysos ou Bacchus, dieu de la vigne, de la fête, de la musique et du théâtre. Hadès ou Pluton, dieu des Enfers. Hermès ou Mercure, dieu du commerce et mes-sager des dieux. Etc.

Les civilisations grecque et romaine ne peuvent pas être comprises comme deux étapes historiques nettement tranchées. Elles représentent plutôt un même continuum. En conséquence, il peut paraître plus juste de parler de civilisation gréco-romaine où les Grecs s’affichent comme les initiateurs et les Romains les récepteurs, imitateurs, transformateurs et interprètes. Les trans-formations sont souvent des améliorations. Ce qui est manifeste aux plans de la technique, de la solidité et durabilité des infra-structures routières, aqueducs, etc. Améliorations manifestes aussi au plan de l’administration publique. L’empire romain est le premier à s’être donné des structures d’administration et de gouvernement

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qui lui permirent de contrôler les régions conquises, d’empêcher qu’elles se révoltent et se déchirent comme les autres auparavant et d’assurer ainsi une stabilité lui permettant de s’étendre et d’imposer son emprise sur d’autres régions, en particulier la Germanie au nord et les Parthes au nord-est de l’Iran. Aussi a-t-on pu parler de Pax Romana.

Ainsi peut-on comprendre que l’hellénisation ait pu se poursuivre en Judée sous occupation romaine. Mais non sans quelque résistance.

Hellénisation et réactions des Juifs

Relever l’apparition des mouvements de résistance à

l’hellénisation et les caractériser au moins dans les grandes lignes constitue une démarche nécessaire pour une compréhension et une interprétation appropriées de nombreux passages évangéliques relatifs aux dires et aux gestes de Yehoshua. Car celui-ci, nous le verrons, s’inscrit bien dans la vie concrète et publique de son temps.

a. Sadducéens

C’est un mouvement ou secte qui commence peu après

Antiochus Épiphane, vers le milieu du 2e siècle avant J.-C. Donc pendant la période hasmonéenne de résistance. Les Sadducéens sont des gens à l’aise, exerçant l’autorité politique et contrôlant les affaires ainsi que le pouvoir religieux. Ils habitent le secteur aristocratique de Jérusalem et dirigent les activités du Temple en tant que prêtres et grands prêtres. Le Temple de Jérusalem (W 32), tout comme beaucoup de temples de l’Antiquité, était le plus grand centre d’affaires de la contrée. À côté de la section réservée au culte on y retrouvait magasins, boucheries, restaurants, et autres installations gouvernementales pour la gérance des affaires en général et l’administration de la justice. Des milliers de personnes y travaillaient. En raison des multiples rassemblements de la population ayant cours à chaque année pour l’accomplissement des devoirs religieux, le Temple était ainsi l’endroit rêvé pour y faire des affaires. De par leurs fonctions, les Sadducéens étaient amenés à consentir des accommodements avec les autorités poli-tiques et militaires étrangères grecques et puis romaines. En somme,

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des collaborateurs exposés à consentir des compromis allant jus-qu’à des compromissions religieuses et morales ne manquant pas de scandaliser leurs congénères. Ils devaient même s’employer à calmer ou à faire taire toutes contestations du pouvoir, entre autres celles des mouvements messianiques qui allaient se multiplier à l’époque.

Au plan religieux, les Sadducéens étaient attachés à la Loi écrite, en particulier au cinq Livres du Pentateuque. Le reste des Écritures et la tradition orale ne représentaient pour eux aucune autorité. D’autre part, ils ne croyaient à aucune vie après la mort. Ils disparurent avec la destruction de Jérusalem et du Temple en l’an 70 comme conclusion tragique de la première grande révolu-tion juive contre les Romains.

b. Pharisiens

Ce groupe se forma aussi après les persécutions d’Antio-

chus Épiphane. Il misait sur l’éducation pour résister à l’assimi-lation à l’hellénisme. Il rassemblait des intellectuels et des ensei-gnants de l’Alliance et de la Torah. Ce qui exigeait une formation de deux ans. Les Livres auxquels ils se référaient étaient ceux qui constituent la Bible hébraïque actuelle ou encore l’Ancien Testa-ment protestant. Contrairement aux Sadducéens, les Pharisiens croyaient en une vie après la mort. D’après eux le monde à venir serait un monde de paix, recréé par Dieu. Lors de la recréation messianique du monde, Dieu ressuscitera les justes déjà morts qui pourront ainsi rejoindre les justes encore vivants. Ce monde recréé vivra éternellement dans une paix universelle. Ce monde à venir suppose donc une intervention directe de Dieu dans l’his-toire. Cette conception de la vie éternelle sur laquelle se construira la pensée de Paul est différente de celle prônée par les chrétiens. Celle-ci est plutôt fondée sur l’immortalité de l’âme en référence à la pensée platonicienne et la religion égyptienne. Des traits messianiques de la pensée des pharisiens se retrouveront dans celle de Yehoshua comme nous le verrons plus loin.

Les Pharisiens sont aussi les tenants de la loi orale : sorte de jurisprudence issue des interprétations de la loi écrite ou législative. La loi orale déclarait ce que la loi écrite pouvait ou ne pouvait pas signifier relativement aux différents commandements, à la pratique du sabbat, aux prescriptions alimentaires, aux rapports

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avec les non-Juifs, etc. Deux écoles de pensée se développèrent autour de deux maîtres : Shammai et Hillel. Ce dernier enseigna peu de temps avant Jehoshua. Il représentait une position plus libérale soutenant que le cœur de la Torah consistait à ne pas faire aux autres ce qu’on trouverait désagréable pour soi et que le reste en était un simple commentaire. (Jehoshua dira sensible-ment la même chose mais de manière plus positive : Faites aux autres ce que vous aimeriez qu’on vous fasse.) Les Pharisiens étaient répandus à travers toute la contrée contrairement aux Sadducéens plutôt concentrés à Jérusalem, centre du pouvoir. Aussi pourront-ils survivre à la destruction de Jérusalem en 70.

Les Sadducéens et les Pharisiens, comme on peut s’y attendre, ne firent pas toujours bon ménage. En -96 sous le règne d’Alexandre Jannée, les Pharisiens mécontents de la manière dont cet Alexandre exerce la fonction de Grand Prêtre fomentent une émeute. Celui-ci répond sévèrement et environ six mille personnes périrent. En -88, les Pharisiens, toujours en révolte, demande l’aide du roi séleucide Démétrios III. Victorieux dans un premier temps, ils sont écrasés ensuite par les troupes d’Alexandre. Lors d’un banquet, ce dernier fait crucifier huit cents des meneurs pharisiens et égorger sous leurs yeux leurs femmes et enfants. La crucifixion étant un châtiment appliqué par les Romains, on voit là un indice de l’influence de ces derniers sur les mœurs de la Palestine juive.

c. Esséniens.

Il s’agit d’un groupe de visionnaires constitué au premier

siècle avant J.-C., et qui dura quelques temps pendant le 1e siècle de notre ère. Nous les connaissons surtout d’après les Manuscrits de la mer Morte découverts à Qumrân entre les années 1947 et 1956. Ces gens pensaient qu’ils vivaient dans les derniers temps de l’histoire, croyaient qu’ils n’allaient pas mourir et qu’ils seraient les témoins de l’intervention de Dieu dans l’histoire pour établir à perpétuité un monde de justice. Pour eux, cette œuvre sera tantôt celle d’un Messie. Et tantôt ce sont deux Messies qui assisteront Dieu dans sa démarche, l’un étant de descendance royale et l’autre appartenant à la lignée sacerdotale. Ces gens résistent à l’hellénisation en disant, par exemple, ce qu’il ne faut pas faire dans le Temple, et en menant une vie d’ascétisme séparée

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de la population, une vie de stricte observance de la Loi sous la direction d’un maître inspiré, appelé Maître de justice. Ces justes croient donc qu’ils vivent les temps messianiques, c’est-à-dire qu’ils ne mourront pas, qu’ils vivront éternellement dans un monde régénéré, un monde de justice et de paix.

La communauté de Qumrân fut éliminée par les Romains en 68. Devant la menace imminente, ces Esséniens cachèrent leurs nombreux et précieux documents dans des grottes tout autour de Qumrân. Ces documents, rendus accessibles pour tous depuis 1990, sont d’une aide précieuse pour comprendre le climat social et religieux du premier siècle avant J.-C., ainsi que celui du commencement de la chrétienté.

d. Zélotes

Zélotes ou zélés. Assez semblable à celle des Pharisiens,

cette secte fut instaurée par Judas de Gamala à la suite du recen-sement de Quirinius permettant de lever des impôts individuels. C’est une secte à la fois religieuse et politique qui se donne comme mission de reconquérir par la force des armes la terre d’Israël, de mettre ainsi dehors les occupants étrangers, alors les Romains, et de restaurer la royauté davidique. Elle voit son action associée à celle du Messie. La reconstruction du monde et l’établissement de la justice passe par cette intervention militaire. Leur soulèvement a sans doute provoqué la Première guerre judéo-romaine de 66 à 70. Après la destruction du Temple, ils se réfugièrent à Massada où, après avoir résisté un certain temps, 960 d’entre eux se donnèrent eux-mêmes la mort plutôt que de tomber aux mains de l’ennemi.

e. Autres

Il y eut d’autres façons de composer avec la présence

gréco-romaine. Trois de leurs représentants sont bien connus : Jean-Baptiste, Jésus et Paul. Jean le Baptiseur prêchait une recon-version à la Torah pour mériter une délivrance de l’occupation étrangère. Yehoshua prêchait aussi la stricte observance de la Loi hébraïque et la préparation à un nouvel ordre du monde. Paul, par contre, prônait l’abandon du judaïsme et son remplacement par la foi en un sauveur divin. Notre démarche consistera à

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suivre de plus près ces trois célèbres personnages. Pour cela, l’historien juif Flavius Josèphe (37 à 100 env. de notre ère), de langue grecque, est d’un secours fort appréciable. Appartenant à une famille sacerdotale de Judée liée à la monarchie hasmonéenne, il fut l’auteur entre autres, de la Guerre des Juifs contre les Romains en 66 jusqu’à la prise de Jérusalem en 70, ainsi que des Antiquités judaïques. Ces documents sont d’une grande valeur pour les exégètes et historiens voués à l’étude des deux siècles ayant la naissance de Yehoshua comme charnière. Mais les textes du Nouveau Testament sont évidemment les principales sources à consulter pour comprendre les positions de ces trois hommes que sont Jean le Baptiseur, Yehoshua et Paul.

Les sources documentaires néotestamentaires

Ces documents contiennent la clef de l’énigme que cons-

titue le trait d’union dans l’appellation historique et courante de “Jésus-Christ”. D’où notre question de savoir comment l’homme juif Yehoshua devint Χριστος (Christos) et divin. Ces textes, en particulier les Évangiles, sont des récits de la vie, des actions et des paroles de ce personnage Yehoshua. Mais ce sont des récits tout imprégnés de réflexions théologiques postérieures aux évé-nements biographiques rapportés. Une histoire théologisée, pourrait-on dire. Semblablement, d’ailleurs, à l’histoire du peuple hébreu racontée dans les textes de l’Ancien Testament. Car là aussi l’histoire est théologisée. En effet, ce peuple croit que Yahvé, son dieu, l’a choisi pour sien entre les autres peuples, qu’il lui a promis un pays, qu’il intervient directement et personnellement dans le cours des choses ou des événements relatifs à sa propre vie interne ou nationale et que ces interventions jouent aussi dans ses rapports avec les autres nations. L’histoire et la théologie sont étroitement imbriquées dans ces écrits. Les textes du Nou-veau Testament sont de mouture semblable, mais avec une com-plexité particulière. D’où la pertinence, voire la nécessité d’aborder ces textes dans l’ordre chronologique de leur composition pour arriver à une présentation historiquement la plus fidèle possible de ce personnage humain, de cet homme que fut Yehoshua de Nazareth, figure centrale pour l’histoire générale des deux derniers millénaires. Histoire qui manifestement eut et a toujours

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affaire d’une manière ou d’une autre avec le divin. Ainsi une histoire dont la religion constitue une dimension de premier ordre.

Il convient de rappeler ici que les textes néotestamentaires sont écrits en grec. Signe non équivoque de l’hellénisation de la Palestine. Par ailleurs, même si les quatre Évangiles attribués à Matthieu, Marc, Luc et Jean constituent des documents majeurs concernant la vie et les enseignements de Yehoshua et qu’ils figurent en première place dans le livre même du Nouveau Testa-ment, il reste qu’ils ont été devancés par les Épîtres attribuées à Paul, rédigées au cours des années 50. Ces Évangiles, en effet, furent composés plus tardivement pendant les trois dernières décennies du premier siècle de notre ère. Aucun de leurs auteurs n’a été un témoin oculaire de l’existence concrète et réelle de Yéhoshua. Les Évangiles semblent se baser surtout sur des tra-ditions orales et certains écrits dont certains peuvent être retracés. Comme, par exemple, “l’Évangile perdu” ou la source Q (de l’allemand Quelle) que la critique littéraire doit supposer pour rendre compte de nombreux passages semblables que Matthieu et Luc ont insérés dans leurs récits, eux-mêmes empruntés en majeure partie à l’Évangile de Marc. D’autre part, rien n’indique que Paul ait connu personnellement Yehoshua. L’essentiel de son évangile particulier, de son propre aveu, est basé sur une vision mystique du Christ ressuscité.

Voici donc en ordre chronologique les textes du N.-T., et quelques autres :

En 49 environ ou après 57-58 : Épître de Jacques (Cf. Bible de Jérusalem, p. 1592).

En 50 env. : “Évangile perdu” ou Source Q. Voici ce qu’en dit James Tabor : « Il y a plus de cent ans, à la suite d’un incroyable travail d’enquête textuelle, des chercheurs germaniques ont retrouvé l’« Évangile perdu », qui a été depuis appelé « Q » – pour Quelle, « source », en allemand. Ils ne l’ont pas sorti d’une grotte, ni déterré du sol : ils l’ont fait émerger des Évangiles de Matthieu et de Luc, dans lesquels il avait été incrusté et dissimulé depuis des siècles, sans que personne ne le remarque. Nous venons de men-tionner que Matthieu et Luc se sont appuyés sur la narration de Marc, mais aussi sur une autre source, et c’est ce document, non parvenu jusqu’à nous, que l’on désigne par ce nom énigmatique de « Q ». Afin de le recomposer, il a fallu identifier ce que Matthieu et Luc ont en commun, mais qui ne provient pas de

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Marc. Le résultat est une collection d’actes et de paroles de Jésus, encore plus ancienne que Marc, qui nous permet de passer « derrière » les Évangiles pour notre remontée dans le temps. » (T. 149)

Suivent les 14 Épîtres attribuées à Saül de Tarse ou Paul, toutes écrites dans les années 50 :

Été 50 : 1ère et 2ième épîtres aux Thessaloniciens

Hiver 50-51 : 1ère et 2ième épîtres à Timothée

Pâques 54 : 1ère épître aux Corinthiens (T. 239)

Fin de 54 : 2ième épître aux Corinthiens

Vers 55 : Épître aux Galates (peut-être un peu avant selon Wilson, ch. 10, note 11 : entre 52 et 54)

56-57 : Épître aux Philippiens

Hiver 57-58 : Épître aux Romains

? Épître aux Éphésiens

? Épître aux Colossiens

? Épître à Philémon

? Épître à Tite

? Épître aux Hébreux

(La critique littéraire reconnaît que sept de ces Épîtres sont de la main de Paul : 1 Thessaloniciens, Galates, 1 et 2 Corinthiens, Romains, Philiippiens, Philémon. Alors que les autres viendraient de disciples de Paul)

Les quatre Évangiles : (Il y a eu une vingtaine d’évangiles dont 4 seulement ont été déclarés canoniques)

En 70 environ : Marc (Présentation de la vie de Jésus à la lumière de l’enseignement de Paul.)

En 80 environ : Matthieu

En 90 à 100 : Jean (Théologie de la conception paulinienne de Jésus)

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En 90 à 125 : Luc (Constitue un même corpus avec les Actes des Apôtres)

En 90 à 125 : Actes des Apôtres : (Ajout composé par l’auteur de l’Évangile de Luc. C’est une défense et illustration du rôle de Paul.)

En 100 env. : Épître de Jude (témoin du christianisme pré- ou non paulinien). (T. 284)

En 100 env. : La Didachè (sorte de manuel du christianisme : chemin de la vie, chemin de la mort) (T. 287)

Ouvrages de référence contemporains

Habituellement les notes bibliographiques ne font pas partie

du corps d’un texte. Comme celui-ci se veut être avant tout un témoin d’une démarche de réflexion personnelle à l’instar de ceux qui sont déjà rassemblés dans Mots de Noël, il intègre directement à son propre développement les principales sources de son inspiration. Je prends donc congé des dispositions adoptées par les publications officielles standardisées et dites scientifiques. Ainsi je mentionne ici même trois ouvrages qui depuis 4 ou 5 ans m’ont accompagné, ont stimulé ma réflexion sur la divinité en général et le christianisme en particulier. Ces ouvrages ont la caractéristique d’être les produits d’enseignements universitaires et de recherches scientifiques étalés sur plusieurs décennies. Je les ai choisis pour leur sérieux et leur présentation abordable par des lecteurs non rompus aux méthodes scientifiques qui les sous-tendent. Les voici par ordre chronologique :

Tom Harpur, The Pagan Christ. Recovering the Lost Light, Thomas Allen Publishers, 2004. Traduction française: Le Christ païen. Retrouver la lumière perdue, Les Éditions du Boréal, 2005, 292 pages.

James D. Tabor, The Jesus Dynasty: The Hidden History of Jesus, His Royal Family, and the Birth of Christianity, Simon&Schuster 2006 (Barnes &Noble 2007). Traduction française: La veritable histoire de Jésus. Une enquête scientifique et historique sur l’homme et sa lignée, Robert Lafont, Paris, 2007, 342 pages.

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DEUXIÈME PARTIE – De Yehoshua à Χριστος (Christos) – Le mythe chrétien

Barrie Wilson, How Jesus became christian, Random House Canada, 2008, 317 pages.

Dans le présent essai, on y réfère en utilisant la première lettre du nom des auteurs, soit : H, T, W.

À propos de l’ouvrage Le Christ païen de Tom Harpur. Il

convient de remarquer ici que notre texte intitulé “Origines mythologiques du christianisme”, que l’on retrouve dans Mots de Noël, en fait état. On avait attiré mon attention sur ce livre à la fin de 2005, alors que j’avais déjà présenté l’essentiel de ma démarche à un groupe d’amis en 2004 : “Histoires de dieux”. Ce livre de T. Harpur, appuyé sur une littérature abondante, a le mérite de bien établir que le Christ du christianisme n’est pas un phénomène unique ni originel. Il y a plusieurs précédents simi-laires dans l’histoire ancienne. Le livre met bien en relief la force évocatrice et symbolique des mythes religieux. On aurait souhaité, par ailleurs, quelque développement sur l’idée même du dieu, du divin. Et que d’autres christs mythologiques aient été évoqués avant notre ère ne saurait impliquer, comme semble penser Harpur, que Jésus de Nazareth ou Yehoshua n’ait pas réellement existé. On peut trouver dans “Origines mythologiques du chris-tianisme” une discussion du passage du symbolique mythique au réel historique impliqué dans le processus de divinisation d’un prophète ou hiérophante. Ce peut être un préambule à la compré-hension de l’intervention de Paul relativement à Yehoshua. Celle-ci sera présentée plus loin dans le présent texte.

Quant au livre de James Tabor, je dois d’abord remarqué que le titre anglais originel est plus conforme au contenu que celui de la traduction. Le mot “Dynasty” évoque en effet une succession de souverains ou de personnages célèbres d’une même famille. L’auteur veut précisément mettre en évidence l’apparte-nance de Yehoshua à la lignée royale davidique, que cet homme a assumé un mouvement messianique mis en marche par Jean le Baptiseur, que ses propres frères lui ont succédé après sa mort à la tête de ce mouvement, et qu’entre-temps Saül de Tarse ou Paul a transformé ce mouvement messianique en ce qui est devenu par la suite le premier christianisme (early christianity).

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Quant à Barrie Wilson, il tente de répondre à la question : “How did the Jewish Jesus of history become the Gentile Christ of faith ? » Comment le Jésus juif de l’histoire devint le Christ, l’égal de Dieu, proposé à la foi des Gentils ? L’auteur répond en montrant comment le mouvement religieux de Paul fut joint à celui de Jésus et Jacques par l’intervention habile de Luc, en particulier dans les Actes des Apôtres. Marquant ainsi le début d’une séparation hostile entre le judaïsme et le christianisme.

Ces ouvrages et autres récentes lectures de documents an-ciens en quête de la stature historique du juif Yehoshua font apparaître un personnage bien différent du Jésus de la tradition chrétienne. Ces interventions impliquent un travail d’interprétation minutieux et colossal. Il s’agit de sortir l’originel historique d’une gangue littéraire elle-même constituée d’interprétations influencées ou suggérées par diverses façons de comprendre la divinité ayant cours en ce temps. Ces approches supposent une liberté de pensée par rapport à ce qui est enseigné, imposé ou convenu traditionnellement par les églises chrétiennes. Une remise en question fondamentale, c’est-à-dire une attitude intel-lectuelle qui ne laisse pas les pré-acquis, préjugés ou pré-jugements entraver la démarche interrogative vers ce qu’ils pourraient tenir sous couvert.

À cet égard il peut être intéressant de reproduire ici une des remarques méthodologiques que James Tabor glisse au cours de la rédaction de son livre. « La recherche historique moderne assume complètement que ni nos sources ni la lecture que nous en faisons ne sont des fenêtres transparentes sur le passé. Il n’y a pas de vision entièrement limpide de ce qui est advenu, ni de considération des faits sans interprétation. Tout historien se pré-sente à sa tâche avec des notions prédéterminées par sa culture, ses centres d’intérêt, ses préventions conscientes ou refoulées. L’objectivité complète n’existe nulle part. Mais tant que nous mesurons les limites de notre méthodologie, tant que nous nous refusons à décréter vérité absolue nos reconstructions spéculatives, nous sommes au moins en mesure de définir les critères de ce qui peut être appelé “preuve suffisante”.» (T 323). Donc garder dans une frange interrogative les informations recueillies tout au long de la marche devant mener vers des compréhensions les plus adéquates possibles des sujets abordés. Ne pas confondre la vraisemblance avec la certitude. Tout en assumant l’éventualité

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DEUXIÈME PARTIE – De Yehoshua à Χριστος (Christos) – Le mythe chrétien

où finalement puisse apparaître comme problématique voire in-soutenable ce qui passe communément pour indiscutable. Dans le domaine qui intéresse ici, la croyance est manifestement inter-pellée. Ce qui peut impliquer un ébranlement important de ce qui est communément tenu pour vrai. La quête libre de l’originel, pour être libre et authentique précisément, doit être disposée à revoir des positions aussi importantes que sont, par exemple, les dogmes relatifs à la naissance de Yehoshua, à l’institution de l’eucharistie, à la résurrection, l’infaillibilité papale, etc. Autant de vérités proposées ou imposées à la foi des fidèles par les en-seignements des églises chrétiennes. Au même endroit de son livre, James Tabor poursuivait : « Dans le cas de la quête de Jésus, avoir conscience de ses préjugés est particulièrement important : aucune autre figure historique n’a éveillé et ne suscite encore autant de réactions passionnées, autant de conclusions contradictoires. »

Deux mouvements (Esquisse)

C’est en 367 de notre ère que furent reconnus comme

inspirés les 27 livres qui allaient constituer le Nouveau Testament tel que nous le connaissons maintenant. Comme indiqué plus haut, leur ordre de présentation dans la Bible, contrairement à l’impression donnée, ne correspond pas à l’ordre chronologique de leur composition. Savoir, par exemple, qu’aucun des quatre Évangiles n’était écrit quand Paul rédigeait ses Épîtres y compris celles, anonymes, qui lui sont attribuées, peut déjà inviter à revoir la compréhension traditionnelle des rapports de contenu et de forme entre ces deux types de documents.

À cet égard, les études des deux derniers siècles et en particulier des dernières décennies ont permis de mettre en lumière deux importantes traditions correspondant à deux mouvements fort différents se réclamant du personnage Yehoshua. Et elles ont rendu possible également de voir quel fut le sort de ces mou-vements au cours des premiers siècles de notre ère. Il est utile d’en présenter dès maintenant les traits principaux pour simplifier le reste de la démarche. On y reviendra plus en détails ultérieu-rement.

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

a. Mouvement messianique de Jehoshua Le premier, difficile à détecter au premier abord parce

que généralement submergé par les écrits surgis du deuxième, représente l’engagement et le message de Jean-Baptiste reçu et développé par Yehoshua dans son enseignement et ses prises de position tant religieuses que politiques. Un net mouvement messia-nique de libération du peuple d’Israël. Libération de l’occupant romain par l’annonce et la préparation de la venue prochaine du Royaume de Dieu sur terre. Après la condamnation de Yehoshua et sa mort tragique sur la croix, parce que de descendance davidique et pour avoir prétendu être le roi d’Israël, deux de ses frères, Jacques, Simon (et Jude peut-être), assumeront la direction de ce mouvement appelé nazaréen : Jacques jusqu’à sa mort par lapidation en 62, puis Simon jusqu’en 106, année où il fut à son tour crucifié. Par ailleurs, on ne sait rien de très précis au sujet de la possible gouverne du mouvement par Jude, ni de sa mort. Et après ? Hégésippe, historien chrétien du 2e siècle, rapporte que deux fils de Jude, frère de Yehoshua, étaient des “dirigeants de l’Église”. Arrêtés par les ordres de l’empereur Domitien qui vou-laient supprimer les descendants de la lignée royale davidique, ils auraient été libérés après avoir protesté de leur désintéressement pour la politique et de leur seul engagement dans l’agriculture.

Sous le règne de l’empereur Hadrien (132-135), eut lieu la deuxième révolte juive dirigée par Simon bar Kosiba que beaucoup de Juifs reconnaissaient comme messie davidique. L’insurrection fut mâtée dans une violence totale, et il s’ensuivit une interdiction aux Juifs d’entrer dans Jérusalem sous peine de mort. Un coup fatal. Ce cœur ou ce centre névralgique de la nation juive fut remplacé par une ville romaine, Aelia Capitolina ; et sur les ruines du Temple juif fut bâti un temple en l’honneur de Jupiter Capitolien. Le mouvement messianique dirigé par la dynastie de Yehoshua tire à sa fin. C’est la faillite historique de l’“Israël selon la chair”. Résumant la suite, James Tabor écrit : « Devant cette sombre réalité, l’espérance messianique juive se dissipe rapidement, et avec elle l’attente de l’avènement du Royaume de Dieu sur terre… La conception paulinienne du salut “non sur cette terre mais dans le ciel” attire au contraire toujours plus de croyants. » (T. 307). Ce qui nous introduit au deuxième mouvement.

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b. Mouvement christique de Paul Ce deuxième mouvement est instauré par Saoul de Tarse,

ou Paul selon son appellation romaine. Ayant baigné dès son enfance dans un milieu social et intellectuel profondément gréco-romain, il connaissait les diverses traditions religieuses qui s’y rencontraient. Traditions qui, entre autres, reprenaient en diffé-rentes personnifications divines salvatrices le thème antique de la descente et de la remontée de la lumière, motif suggéré par les mouvements quotidiens et saisonniers du Soleil. Ses couchers et ses levers bienfaisants, voire nécessaires à la vie, furent le départ de ce qu’on appelle la fonction christique : la descente du dieu chez l’humain en adoptant sa condition mortelle pour l’élever en l’amenant à participer à la condition divine. Dans la foulée de ces influences mythologiques et sous l’effet d’une vision merveilleuse ou mystique, Saoul comprit que Yehoshua pouvait être le support humain historique de la démarche christique divinisatrice et salvatrice. Ce qui, très vraisemblablement, l’amena à interpréter des écrits de l’Ancien Testament dans ce sens. Par Paul, Yehoshua devint Christ céleste, fut fait Dieu. Puis parcourant l’est et le nord du bassin méditerranéen jusqu’à Rome, il propagea en paroles et en écritures sa propre vision de ce Christ. Ses lettres ou épîtres sont les premiers principaux écrits chrétiens qui nous sont parvenus et ils ont influencé fortement à peu près tous les autres qui sont contenus dans le Nouveau Testament. Sa prédica-tion fit beaucoup d’adeptes. Naquit ainsi ce qui fut la première chrétienté. Celle-ci se développa rapidement, devançant l’autre mouvement qui s’éteignit lentement après la deuxième révolution juive ; elle devint l’Église catholique et la multitude des Églises chrétiennes.

Les textes du N.-T., dont les Évangiles, et d’autres écrits extra-canoniques témoignent de ces deux orientations. Savoir que ces deux mouvements ont existé et apprendre à les reconnaître graduellement au cours de la lecture du N.-T., est une clef indis-pensable pour une interprétation soucieuse de la réalité historique, pour comprendre qui a été Yehoshua de fait, et pour reconstituer dans sa vérité historique la naissance et le développement de la chrétienté.

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Approches historiques de l’homme Yehoshua La critique littéraire et la recherche historique ont fort à

faire pour déceler dans les textes du Nouveau Testament les renseignements sur la réalité historique de Yehoshua, enfouis qu’ils sont sous les couches mytho-théolo-gisantes de ces écrits. Nous en présenterons succinctement les plus récents résultats.

a. Naissance

La mère de Yehoshua, Miriam ou Marie, fille de Joachim

et d’Anne, serait née, d’après la tradition, à Sepphoris, Tsippori en hébreu, ville située à quelques kilomètres au nord de Nazareth et peu connue de nos jours. De récentes fouilles archéologiques ont mis au jour des vestiges laissant percevoir une importante ville romaine du temps. Ville où vécut Marie et où, comme nous le verrons plus loin, travailla vraisemblablement son fils Yehoshua. Les Romains avaient fait de cette ville un centre administratif de la Galilée, nom de la partie septentrionale de la Palestine.

D’après la supputation du temps établie par James Tabor avec les secours de puissants ordinateurs pour compiler les données de différents calendriers disponibles, Marie serait née aux environs de l’an 18 avant notre ère, alors qu’Hérode le Grand gouvernait la Palestine comme « roi des Juifs ». Titre que lui avait accordé Octave, devenu Auguste et premier empereur romain (de -31 à 14). Hérode meurt en l’an 4 avant J.-C. Alors le mouvement zélote, hostile à la présence romaine en Palestine, profite de sa disparition pour entrer dans le palais royal de Sepphoris, saisir quantité d’armes et entreprendre à travers la Galilée une marche de résistance aux occupants romains. Mais ceux-ci, sous la direction de Publius Quintilius Varus, gouverneur de la Syrie, réagissent violemment. Ils rasent Sepphoris, rédui-sent ses habitants en esclavage, pourchassent partout les insurgés et crucifient jusqu’à deux mille d’entre eux.

À la mort d’Hérode, en l’an -4, Marie avait environ 14 ou 15 ans. Elle était en âge de se marier. Elle avait été fiancée à un artisan de Nazareth du nom de Joseph. Or Marie devint enceinte et Joseph n’était pas en cause. Quand celui-ci partit pour Bethléem, ville de Judée, pour aller se faire inscrire et se con-former au recensement décrété par l’Empereur romain, c’est avec

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sa fiancée et non une épouse qu’il fit le voyage. C’est à l’au-tomne de l’an -5, probablement en septembre, que Marie mit au monde Yehoshua. Quand le couple revint en Galilée, à Nazareth, la répression de la rébellion avait eu lieu. Et les corps crucifiés le long des chemins témoignaient tragiquement de la sévérité du pouvoir romain à l’égard des insoumis politiques. À quel moment Joseph et Marie se sont-ils effectivement mariés, on ne le sait pas. Sans doute peu après le retour à Nazareth et selon une entente préalable entre les deux familles afin de régulariser une situation religieusement et socialement quelque peu gênante.

La question se pose alors de savoir qui était le père biologique de Yehoshua. Y a-t-il des indices historiques de son existence? Et Tabor pose d’abord la question en ces termes : « … est-ce que la thématique de la naissance virginale a été apportée non pour faire de Jésus une sorte de héros à la manière gréco-romaine, mais pour répondre à une difficile et choquante “réalité”, celle de la grossesse de Marie avant son mariage avec Joseph? » (T p. 77). On n’a peut-être pas à opter maintenant pour l’une ou l’autre partie de cette alternative. Cela devrait s’éclairer un peu au cours de la démarche entreprise. On peut maintenant rappeler cependant que le thème de la naissance virginale a reçu une attention particulière dans le texte “Origines mythologiques du christianisme” présenté en première partie de ce recueil.

L’Évangile le plus ancien, celui de Marc, livre à propos de la naissance biologique de Yehoshua un renseignement pré-cieux dont on parle peu. Il s’agit de l’épisode du retour de Yehoshua à Nazareth avec ses disciples au temps de son engagement politique et religieux. Il entre à la synagogue un jour de sabbat et se met à enseigner. Les gens de la place n’en reviennent tout simplement pas de la sagesse dont il fait montre et de sa re-nommée. Ils se demandent donc : « D’où cela lui vient-il ? Et qu’est-ce que cette sagesse qui lui a été donnée et ces grands miracles qui se font par ses mains ? N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Joses, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici parmi nous ? » (Marc, 6, 3). Les gens sont même choqués de voir et d’entendre tout cela. Car c’est un simple charpentier, avec une nombreuse fratrie bien connue, un homme de condition très ordinaire somme toute. Ordinaire… si ce n’est qu’il est fils de Marie. Et c’est là la charge. Car dans la tradition juive, on nomme habituellement les

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

enfants avec l’identité du père, non de la mère. À moins que cette identité paternelle ne soit pas connue ou tout simplement cachée. Mais Joseph alors ? Marc n’en parle jamais. Il semble bien que dans son propre milieu Jehoshua ait été habituellement connu comme un enfant dont on cachait la provenance paternelle, un enfant de naissance illégitime, et qu’on l’appelait de ce fait le fils de Marie.

Allant dans ce sens, un autre indice dans l’Évangile de Jean. Au cours d’une discussion animée entre Yehoshua et des Juifs hostiles qui se réclament d’avoir Abraham pour père, mais qui, au dire de leur imposant interlocuteur, n’en témoignent pas par leurs actions, ceux-ci pensent lui asséner le coup de grâce en disant : « Nous ne sommes pas nés de la fornication; nous n’avons qu’un Père : Dieu. » Contrairement à toi, semblent-ils dire, nous sommes au moins de naissance honorable et respectueuse de la loi venue de Dieu.

D’autre part, les Actes de Pilate, document du 4e siècle mais dont les origines chrétiennes remonteraient au 2e, rappelle l’accusation portée contre Yehoshua par ses ennemis : « Tu es né de la fornication. » Ce soupçon d’illégitimité, relevé dans l’Évangile de Jean, suit donc la marche du temps. D’ailleurs cet Évangile ne raconte pas la naissance de Yehoshua et ne mentionne le nom de Joseph qu’à deux reprises. À 1, 45, c’est Philippe qui raconte à Nathanaël qu’on a trouvé celui dont Moïse et les prophètes ont parlé. « C’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth. » « Mais de Nazareth, lui répondit Nathanaël, peut-il sortir quelque chose de bon ? » Et à 6,42 : « N’est-ce pas Jésus, le fils de Joseph, celui dont nous connaissons le père et la mère ?» Étrange formulation. On croirait entendre : Jésus, le fils adoptif de Joseph, dont, par ailleurs, nous connaissons le vrai père et la mère. Cette insinuation tire beaucoup de sa vraisemblance en regard de l’accusation expresse d’“être né de la fornication”. Et les deux peuvent peut-être éclairer le sens de la question de Nathanaël : « Peut-il sortir quelque chose de bon de Nazareth ? »

De leur côté, Matthieu et Luc disent expressément que Joseph n’est pas le père de Yehoshua. Marc et Jean le disent autrement dans les formules “fils de Marie” et “né de la forni-cation”. Ainsi selon les quatre Évangiles canoniques, Joseph n’est pas reconnu comme le père de Yehoshua. Laissant ouverte la question de savoir qui est son père biologique.

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Puis il y a l’Évangile de Thomas. Figurant parmi les documents de Nag Hammadi, cachés au 4e siècle et remontant au 2e selon plusieurs experts, cet écrit se présente comme un recueil des logia ou paroles de Jésus. La 105e de ces paroles : « Celui qui connaît son père et sa mère, on l’appellera le fils d’une prostituée. » C’est tout ce que dit cet Évangile à propos de la naissance de Jésus. Et rien de sa conception miraculeuse. Puis Tabor de conclure : « Une accusation injuste, semble souligner ce passage, car Jésus connaissait aussi bien les circonstances de sa venue au monde que l’identité de son père, qu’il tenait cachée. » (T. 80) Yehoshua connaissait donc son père biologique, ce qui ne serait vraisemblablement pas le cas si sa mère avait été une prostituée. Pas de test d’ADN dans le temps ! Mais nous, avons-nous quelque indice de l’identité de ce père ?

Celse, philosophe épicurien du 2e siècle, rapporte dans son ouvrage Λογος Αληθης, (Discours véritable ou Discours contre les chrétiens), écrit en l’an 178, une histoire ou une rumeur selon laquelle Marie “était enceinte d’un soldat romain appelé Panthéra”. Il est assez improbable que Celse ait inventé de toutes pièces le nom et la profession de l’homme tenu pour le père naturel de Yehoshua. Le texte de Celse a été perdu. Mais nous le connaissons par de larges extraits cités par un contradicteur important, Origène, Père de l’Église, né à Alexandrie vers 185.

D’ailleurs le nom de Pantera apparût dès la fin du 1e siècle. Il n’est pas une pure invention, ne relève pas de la fabulation. Par exemple, Rabbi Éliézer le Grand, l’un des plus grands Sages du Talmud, rapporte un enseignement qui lui a été transmis à Sepphoris par un certain Jacob, résident de Sikhnin et partisan de Yehoshua, peut-être même le petit-fils de son frère Jude. Ce Jacob soutient que l’enseignement en question a été donné “au nom de Jésus, le fils de Panteri”. Revoilà le nom de Pantera comme nom du père de Yehoshua. Et Tabor rapporte en plus, sans en donner la provenance cependant, qu’une controverse rabbinique fait état d’une interrogation sur la légitimité de recourir au “nom de Jésus fils de Panter” pour guérir d’une morsure de serpent. Encore Pantera comme patronyme de Yehoshua. Il serait donc devenu courant dans les milieux juifs du temps de référer à Yehoshua en utilisant simplement la formule informative habituelle patronymique. D’ailleurs la formule “Jésus fils de Panthera” est reprise au 4e siècle par Christian Épiphane, écrivain orthodoxe, et

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

aussi par Jean Damascène, docteur de l’Église, au 8e siècle. Dans les deux cas, en vue d’adoucir la portée de cette appellation, on supposait que ce Panthera ou Pantera désignait quelque grand-père de Joseph ou de Marie. De toute façon ce nom désignait bien quelqu’un de concret et n’était aucunement une invention symbolique quelconque comme on a pu le prétendre.

Et voici que ce terme de Pantera reçoit une nouvelle pesanteur historique depuis le milieu du 19e siècle. Pantera était effectivement un nom d’origine grecque porté par des soldats romains du 1e siècle. Adolf Deissmann, historien allemand, publie en 1906 un article où il recense beaucoup d’inscriptions du 1e siècle faisant état du nom de Pantera et que ce nom se retrouvait souvent chez des soldats romains. Exemple éloquent, une stèle découverte en 1859 en Allemagne, à Bingerbrück, dans un cimetière romain, portant sous le corps d’un soldat romain gravé dans la pierre l’inscription suivante :

Tiberius Julius Abdes Pantera

de Sidon, âgé de 62 ans, un soldat avec quarante ans de service actif,

de la 1re cohorte d’archers, repose ici

Nous savons par ailleurs qu’en ce temps les Romains

avaient fort à faire pour défendre la frontière nord de l’Empire contre les insurgés germains ; que la cohorte d’archers en ques-tion avait été transférée en Dalmatie (Croatie) en l’an 6, puis dans cette région de la Bingerbrück actuelle (Germanie) sur les bords du Rhin en l’an 9. Cette stèle est bien conservée dans le musée d’antiquités romaines de Bad Kreuznach à quelque vingt kilomètres au sud de Bingerbrück. Tabor a vu et examiné cette stèle selon les méthodes archéologiques reconnues qu’il a l’habi-tude de pratiquer. (T. 82-89)

Tout cela se passe au temps de Yehoshua. À moins de découvertes à peine imaginables dans l’état actuel des choses, il restera impossible d’établir avec quelque certitude qu’il y ait un rapport de paternité entre cet Abdes Pantera et Yehoshua. Néan-moins, il convient de remarquer qu’au temps où la 1re cohorte d’archers quitta la Palestine en l’an 6, Yehoshua avait 11 ans. Assez âgé pour avoir pu “connaître son père”, pour reprendre la

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formule de l’Évangile de Thomas. Alors en conclusion, pour ne pas transformer indûment des indications pointant vers une certaine vraisemblance en évidences historiques indiscutables, il faut se contenter de dire que Yehoshua est né hors mariage d’une jeune femme juive nommée Miriam et d’un père dont l’identité nous reste inconnue. Tout en gardant en mémoire l’expression “fils de Pantera” et ce qu’elle peut suggérer.

On peut encore noter que les sources écrites renvoyant au personnage de Yehoshua ne sont pas des fenêtres grandes ouvertes sur sa réalité historique, mais plutôt des vitres givrées par des récits de différentes époques tous teintés de formulations allusives et d’interprétations à saveur mythologiques ou théologiques de diverses tendances doctrinales. Mais on peut reconnaître que les bribes de vraisemblance s’accumulant au cours d’une interprétation bien au fait de ces vues brouillées peuvent tout de même per-mettre de dresser un portrait de Yehoshua pas trop éloigné de la réalité concrète et historique.

b. Famille ou fratrie

Et maintenant, la fratrie de Yehoshua. Il faut tout d’abord

revenir au passage de l’Évangile de Marc (6, 3), cité un peu plus haut, où les gens de Nazareth s’étonnent de la sagesse et du prestige de Yehoshua, lui qui pourtant n’est que le fils de Marie, et dont les frères Jacques, Joses, Jude et Simon ainsi que ses sœurs sont bien connus et résident toujours parmi eux. Tous des gens du commun. Ce passage, en plus de laisser entendre que Yehoshua n’est pas le fils biologique de Joseph, mais qu’il a un autre père comme on vient de le voir, révèle en même temps qu’il a une fratrie assez nombreuse et que Marie en est la mère. Ce renseignement donné par le plus ancien des Évangiles cano-niques est repris par les autres sous différentes formes. D’où une tâche complexe pour l’interprétation.

Au cours des siècles ultérieurs, ces frères ont été vus comme des cousins de Yehoshua, nés d’une sœur ou d’une belle-sœur de Marie et ayant Clophas ou Alphée pour père. Ce que semblent suggérer, à première vue, différents passages des Évangiles. Ici la critique textuelle a un travail très méticuleux à accomplir. Tabor le fait magnifiquement (T. 90-100). Comme le parcours est assez sinueux, consistant en une multitude de recoupements

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

entre des passages des différents Évangiles, il est impossible de le suivre ici pas à pas. Quitte à rester un peu sur son appétit, on va s’en tenir ici aux grandes lignes seulement.

Deux dimensions importantes à retenir. 1. Dans la pure veine des conceptions platoniciennes qui reconnaissent moins de dignité ontologique à la dimension sensible de la réalité, concep-tions bien répandues dans le monde gréco-romain d’alors et marquant même la pensée hébraïque, par exemple chez Philon d’Alexandrie, les développements théologiques de la jeune chré-tienté relatifs à la chasteté sans faille et la virginité perpétuelle de Marie pouvaient difficilement prendre à la lettre le passage de Marc ici en question. Car, n’ayant pas dû avoir eu de relations sexuelles selon ces enseignements tenant la matérialité comme un pis-aller et le sexe comme déshonorant, honteux et source de péché, Marie ne pouvait donc pas être la mère des frères Jacques, Joses, Jude, Simon, ni de Salomé et Marie, noms probables des deux sœurs. Ceux-ci ne pouvaient être que des cousins, cousines, ou encore des disciples très proches de Yehoshua. Voilà ce qu’on a pu penser traditionnellement. 2. Par ailleurs, quelques-uns des frères de Yehoshua, i.e. Jacques, Joses, Simon, sont présentés dans les Évangiles comme fils de Clophas et d’une Marie. Mais, qui est cette Marie ? Qui est ce Clophas ? On a dit que celui-ci était le frère de Joseph et que cette Marie était tout simplement la belle-sœur de la Marie mère de Yehoshua, ou encore sa sœur. Deux problèmes surgissent alors : Deux sœurs porteraient le même nom… Difficile de le comprendre. Deux femmes appelées Marie, deux belles-sœurs, auraient eu chacune et dans le même ordre des fils nommés également Jacques, Joses, Simon… Assez peu vraisemblable. Comment s’en tirer ?

Alors, il faut revenir à Marc et le prendre au sérieux. D’abord ne pas oublier que Marie est une femme juive, dont le nom est Miriam, élevée dans la tradition hébraïque qui depuis ses débuts reconnaissait la bonté fondamentale du monde créé par Yahvé. Ce Yahvé qui d’ailleurs, comme en témoigne la Genèse, avait donné aux humains la consigne de se multiplier. Il est donc plus raisonnable de penser que Marie (Miriam) est bel et bien la mère de ces garçons et filles. Et si on dit que Clophas est leur père, c’est qu’il est devenu l’époux de Marie. Et comment cela ? On sait que Joseph est très rarement mentionné après la naissance de Yehoshua et le retour de la petite famille à Nazareth. Joseph

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serait mort très tôt ? Vraisemblablement. Parce que plus âgé que son épouse ou pour une autre raison ? On ne le sait pas avec certitude. Mais, par ailleurs, on sait que, dans le cas du décès d’un homme sans enfants, la loi juive demandait à son frère le plus âgé et non marié d’épouser la veuve pour que le frère défunt puisse prolonger son nom dans une descendance. C’est sans doute dans cet esprit que Clophas a épousé Miriam, la veuve de son frère Joseph. Et que selon cette même tradition Jacques, fils de Miriam et premier fils de Clophas, fut aussi à l’occasion appelé “fils de Joseph”. Ainsi le nom du frère défunt se trouvait perpétué selon la coutume du lévirat. Ce Jacques se trouvait en fait le demi-frère de Yehoshua. Et ainsi des autres membres de la fratrie.

La démarche accomplie ici par l’historien Tabor est un véritable criblage. Elle recueille, çà et là dans des récits où se mêlent divers développements théologiques et des considérations mythologiques sur la naissance miraculeuse d’un enfant, des bribes d’informations sur sa réalité historique. Des parcelles d’information qui sont là dans les textes évangéliques comme à l’insu des auteurs ou un peu malgré eux, pourrait-on dire, en dépit de leur précaution à ne pas mettre trop en évidence l’huma-nité de cet enfant. Car ces Évangiles se sont écrits dans la ligne de pensée paulinienne qui a d’emblée transfiguré cet enfant, Yehoshua, en Christos dieu. Mais de ceci, nous en parlerons plus loin.

c. La vie à Nazareth

L’idée qu’on a habituellement de Jésus-Messie est le

résultat d’une édification théologique, doctrinale, liturgique et populaire d’une durée de deux millénaires. D’emblée on voit un enfant naissant dans une crèche comme un miséreux, mais déjà auréolé d’une nature divine et porteur de la mission, douloureuse et sublime tout à la fois, d’élever toute l’humanité à sa propre condition d’enfant de Dieu. Après la naissance, ces représenta-tions coutumières font un saut et se transportent aux dernières années tragiques de ce personnage entré sur la scène humaine de manière providentielle. Tout cela à l’instar d’une croyance très ancienne qu’on a appelé la fonction christique de salut de l’humain et qui a été reprise ou exprimée à sa manière par la

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pensée hébraïque. Pour cette dernière, Dieu ou Yahvé dirige son peuple, Israël, choisi pour une alliance, en intervenant dans l’histoire selon un dessein qui laisse place aux aléas d’une réponse où le jeu de la liberté entre en ligne de compte. Permettant les alternances de la fidélité et des infidélités. L’idée du messianisme a surgi de ce dessein présumé. Alors se pose la question de savoir comment raccorder le Jésus-Messie de la tradition chrétienne à Yehoshua, fils de la juive Miriam, devenue mère de plusieurs autres enfants qu’elle eut d’un deuxième mariage avec Clophas, vraisemblablement frère de son premier époux, Joseph.

La question revient à la suivante : Comment a vécu Yehoshua pendant les 30 ans écoulés entre sa naissance et les quelque 3 ans et demie de sa vie publique ? Celle-ci, pour l’essen-tiel, est assez bien documentée par les Évangiles, même s’il y a place pour diverses interprétations au plan des circonstances. Nous y viendrons. Mais pour le long intervalle qui va de l’enfance à la maturité, ces textes se montrent plutôt avares de renseigne-ments. Il y a cependant moyen d’en tirer quelque chose. Et c’est important pour avoir une compréhension qui se rapproche le plus possible de la réalité historique du personnage.

Il faut d’abord garder sous les yeux la situation politique et économique générale de la Palestine à cette époque et le site géographique de Nazareth en particulier. Nazareth est un petit village construit autour d’une source aux pieds de collines sur lesquelles domine Sepphoris, capitale de la région. Dominait, serait plus justement dit. Car Sepphoris fut détruite par les Romains lors du soulèvement des Juifs à la mort d’Hérode le Grand. Hérode Antipas a succédé à son père. Et il entreprend de rebâtir Sepphoris et lui redonner son lustre. L’armée romaine patrouille le territoire. Comme toujours et partout ailleurs les vainqueurs vont mettre les vaincus au travail. Alors on peut très justement imaginer les hommes des environs gravir dès l’aube les collines de Sepphoris pour aller reconstruire maisonnettes, demeures luxueuses de notables, édifices gouvernementaux, rues et autres places publiques.

Revenons maintenant au premier des Évangiles, à Marc 6, 3 : « N’est-ce pas là le charpentier, le fils de Marie… » Suivant en cela Matthieu qui a transformé le texte de Marc en « le fils du charpentier », la tradition a habituellement montré Joseph et Jésus adonnés paisiblement à des travaux de menuiserie

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dans un atelier. Mais ces représentations peuvent-elles être conformes à la réalité ? Pauvre est la famille de Yehoshua. En témoigne l’épisode de la présentation au temple où furent offertes deux simples colombes au lieu de l’agneau plus dispendieux. Cependant l’archéologue Shimon Gibson, dans un tout nouveau livre, The final days of Jesus, pense contrairement à l’opinion commune que la famille de Jésus était à l’aise, Joseph ayant une profession respectable de maçon et de charpentier. (P. 169) D’après un document du 2e siècle, le Protévangile de Jacques, Joseph était un constructeur en bâtiments. Et le matériau commun de la région était sans aucun doute la pierre et non le bois qui devait plutôt se faire rare sur ces pentes rocheuses des environs. Il est donc vraisemblable que le gagne-pain de la famille n’était pas le travail de Joseph dans son présumé atelier de menuiserie, mais plutôt son labeur de maçon. D’ailleurs le mot grec utilisé ici est une déclinaison de τεκτων, ονος, qui peut vouloir dire char-pentier ou menuisier, mais dont le sens plus général est artisan et ouvrier.

Or on ne reconstruit pas une ville en trois ou quatre ans. Les travaux à Sepphoris ont dû se prolonger pendant toute la génération de Yehoshua. Si bien que la réalité du temps incite plutôt à représenter Yehoshua comme manœuvre ou ouvrier occupé à journée longue à transporter et tailler de la pierre ou construire avec ses congénères des murs de pierre pour le confort des Romains et à la gloire impériale. Mais aussi pour loger ses propres concitoyens qui allaient habiter dans la cité. Matthieu (6, 24-26) et Luc (6, 47-48) rapportent une belle comparaison que Yehoshua utilisait dans ses enseignements et qu’ils tiennent tous deux de la source Q, un des plus anciens textes rapportant les actions et paroles de Yehoshua. Voici chez Luc : « Quiconque vient à moi, écoute mes paroles et les met en pratique, je vais vous montrer à qui il ressemble. Il ressemble à un homme qui, bâtissant une maison, a creusé, creusé profond et posé les fondations sur le roc. La crue survenant, le torrent s’est rué sur cette maison, mais il n’a pu l’ébranler, car elle était bien bâtie. » Yehoshua semble parler d’expérience. Voici à ce propos James Tabor : « Il est raisonnable de supposer que Joseph, tailleur de pierre et maçon, a été employé sur les grands chantiers de Sepphoris, et que Jésus y a lui-même appris les techniques des bâtisseurs en grandissant. » (T. 111)

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On peut très bien penser, vu le silence des documents relatif à Joseph, qu’assez tôt Yehoshua soit devenu celui qui par son travail de journalier bâtisseur assura nourriture et logement à la famille. Lourde responsabilité à assumer et dur métier pratiqué dans des conditions sans doute plutôt défavorables que faciles. Et alors il convient de se demander comment il a pu réagir dans cette situation de nation conquise, gouvernée par un suppôt des occupants romains, dévergondé et jaloux de son pouvoir, nation exploitée et exposée aux influences païennes multiples relayées par l’hellénisme omniprésent. Révolte déclarée et armée à la manière des Zélotes? Plutôt compromissions et collaboration que pratiquaient les Sadducéens de Jérusalem? Ou enseignements avec quelques accommodements, disons raisonnables, à l’instar des Pharisiens? Retrait de la vie publique et pratique d’une vie ascétique à la manière essénienne à Qumrân, par exemple? Espé-rances vives mais pacifiques d’un renouveau spirituel de son peuple et d’une délivrance possible et prochaine du pays de l’occupation étrangère selon l’espérance messianique en cours? C’est dans cette dernière optique qu’il tentera de trouver son chemin.

d. Le messianisme de Yehoshua. (Engagement politique et religieux)

Le “petit Jésus Messie” de la représentation populaire…

Il est trop court de dire qu’on n’y croit simplement pas. Il faut plutôt poser la question : Qu’entendait-on par messie et messia-nisme au temps de Yehoshua ? Ceci ramène à la situation politique et religieuse créée par l’occupation étrangère de la Palestine, entre autres par la volonté d’Antiochus Épiphane (-167) de sup-primer tout simplement le judaïsme, ainsi qu’aux différentes façons de réagir au pouvoir s’exerçant alors en terre d’Israël ; et aussi à l’immense espoir d’une libération la plus prochaine possible. Ce qui conduit à la pensée eschatologique apocalyptique à l’intérieur de laquelle se développa le messianisme. Mais de quoi s’agit-il au juste ?

Il importe tout d’abord de laisser parler les mots eux-mêmes. Eschatologie et eschatologique viennent du grec εσχατος, η, ον qui veut dire extrême, dernier, placé au bout, à la fin, et de λογος qui signifie mot, parole, langage, discours. Ainsi eschatologie

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veut simplement dire : discours sur la fin, sur ce qui est en dernier. Et plus particulièrement, dans le contexte historique palestinien de l’occupation gréco-romaine, discours sur la fin des temps, sur la fin du monde placé sous la botte de l’envahisseur romain. Quant au mot apocalypse, il origine aussi du grec. Καλυπτω signifie couvrir, cacher, voiler. Et αποχαλυπτω, découvrir, dévoiler, tant au sens propre que figuré.

Alors l’eschatologie apocalyptique est un discours sur la fin des temps qui vient d’un dévoilement, d’une manifestation, voire d’une révélation. Et à l’usage on simplifiera et dira seule-ment apocalypse pour signifier un tel discours révélé sur la fin des temps. Par exemple, le livre présenté en dernière place dans le Nouveau Testament a pour titre L’Apocalypse, ou encore Révélation. Ce livre a été achevé vers 95 de notre ère.

On va s’inspirer d’un texte de Dennis Duling pour carac-tériser davantage ce mouvement de pensée eschatologique et apocalyptique. Il figure parmi le matériel d’enseignement de James Tabor à l’université de Charlotte en Caroline du nord. Matériel disponible sur le site universitaire de Tabor lui-même.

Le discours eschatologique apocalyptique, i.e. discours révélé portant sur la fin des temps, naît à la fois d’une sorte de désespoir et d’une espérance. Désespoir qui a progressivement envahi le peuple choisi de Yahvé au fil d’une longue expérience de défaites nationales aux mains des Assyriens, des Babyloniens, de malheurs tels que les exils en terres étrangères et encore les dominations successives des Perses, des Grecs et des Romains. Les guerres, les occupations du territoire par des étrangers et l’hellénisation galopante sont vécues comme un disfonctionnement douloureux menant en bout de piste à une situation catastro-phique. Mais une catastrophe qui avait dû être prévue dans le plan divin. Car Yahvé Dieu mène le monde et la destinée de son peuple en intervenant lui-même dans l’histoire. Et cette croyance entretenait en même temps l’espoir qu’à la fin, justement au moment du cataclysme, Dieu interviendrait pour changer com-plètement et définitivement le cours des choses. Cet espoir était aussi accompagné de la conviction que des signes permettraient de reconnaître la venue prochaine de ce grand jour.

Ces textes apocalyptiques usent abondamment de symboles ou d’images. En général, ils ne nomment pas expressément les personnages ni les événements historiques dont ils parlent, et

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s’emploient à citer des textes antérieurs en vue de se revêtir d’une autorité liée à la tradition. Le livre de Daniel (-167 à -164) représente bien ce genre de littérature dans l’Ancien Testament. Et il y a d’autres écrits du genre, ne figurant pas dans la Bible, tels que L’Assomption de Moïse ou encore les Psaumes de Solomon. D’autre part, les révélations à la source de ces textes apocalyptiques prennent souvent la forme de rêves et de visions utilisant des symboles étranges pour raconter et prédire l’histoire du peuple élu. Et ces images sont interprétées par des personnages ou figures célestes; par exemple, l’ange Gabriel venant expliqué à Daniel sa vision du bélier et du bouc (Daniel 8, 15-27). Donc un genre littéraire particulier devenu rébarbatif avec le passage du temps. Et dès maintenant on peut se demander si cette manière de raconter et de prédire ne se prolonge pas dans la vision extraor-dinaire de Saoul de Tarse (Paul) dans les années trente de notre ère. Donc, en résumé : dans un rêve ou vision une révélation-prophétie concernant la fin des temps faite par Dieu à quelqu’un en vue d’une promulgation, telle est l’apocalypse.

Certains de ces textes eschatologiques apocalyptiques com-portent aussi l’espérance d’un rédempteur futur, d’un Messie. Ce mot vient de l’hébreu mashiah. Ce mot veut dire oint, traduit Christos en grec, comme nous l’avons mentionné au tout début. Dans l’Ancien Testament l’onction était la manière pour les prophètes, les prêtres et les rois d’entrer en fonction. Tous ces oints étaient des messies. Mais dans les textes eschatologiques ces messies prirent des formes différentes. Le livre de Daniel, par exemple, parle de la venue d’un Fils de l’Homme. On attendait aussi un futur David qui rétablirait le royaume. Dans les Manus-crits de la mer Morte il est question d’un prophète semblable à Moïse, d’un Messie royal de la descendance de David ou Messie d’Israël, et aussi d’un Messie sacerdotal ou Messie d’Aaron. Et ces trois figures se devaient d’être très respectueuses de la Loi ou Torah contrairement aux dirigeants d’alors devenus valets du pouvoir étranger. “And they shall not depart from any maxim of the Law to walk in all the stubbornness of their heart. And they shall be governed by the first ordinances in which the members of the Community began their instruction, until the coming of the Prophet and the Anointed (Ones) of Aaron and Israel.” (The Community Rule 9: 9-11) Je traduis : « Et ils ne s’éloigneront d’aucune maxime de la Loi pour suivre toutes les stupidités de

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leur cœur. Et ils seront gouvernés par les premiers préceptes selon lesquels commença l’instruction des membres de la Communauté, jusqu’à la venue du Prophète et des Oints d’Aaron et d’Israël. » (Règle de la communauté 9, 9-11) Voilà pour la référence au texte de Duling. La citation de la Règle de la communauté est tirée du texte aux pages 12-13.

Le messianisme, semble-t-il bien, ne peut se comprendre que dans l’optique ou manière de voir sise au fondement même de l’existence du peuple d’Israël : la pensée et la croyance d’avoir été choisi par Yahvé pour être le peuple modèle des nations. Or l’histoire de ce peuple est parsemée de malheurs. Quand Israël s’éloigne des prescriptions de la Loi, quand il subit des revers militaires et politiques, des personnages se mettent à penser que ce peuple peut être libéré et ramené en l’état originel où l’avait laissé le roi David. Ils se sentent investis d’une mission divine. Comme dans Isaïe 61, 1-3 : « L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a oint. Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris ; annoncer aux captifs l’amnistie et aux prisonniers la liberté ; annoncer une année de grâce de la part de Yahvé, un jour de vengeance pour notre Dieu, pour consoler les affligés et leur donner un diadème au lieu de cendre, l’huile de la joie à la place d’un vêtement de deuil… ». Et parce que l’on croit que Yahvé intervient directement dans le cours de l’histoire de ce peuple, ces personnages se pré-sentent ou sont présentés comme des oints de Yahvé. D’où la valeur prophétique que l’on attribue à ces textes. Car de même que le passé est interprété comme planifié par Yahvé, même dans ses périodes de malheur, de même le futur ou l’avenir est prévu comme appartenant aux visées divines relatives à l’existence du peuple d’Israël. C’est dans le contexte de cette croyance fonda-mentale que se développe le thème du messie à venir et de l’avènement du Royaume de Dieu. Il faut noter que la venue de ce Royaume de Dieu doit s’inscrire concrètement dans l’histoire en cours comme le veut l’espoir dont elle est l’objet.

C’est dans cette perspective messianique qu’il faudra situer l’homme Yehoshua. Et tout d’abord son parent, Jean le Baptiseur, personnage qui a bien besoin d’une réhabilitation.

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e. Les années de militantisme Jean est le fils de Zacharie. Zacharie appartient à la tribu

de Lévi qui descend lui-même d’Aaron, frère de Moïse. Jean est donc prêtre. Mais il ne pratiquera jamais le sacerdoce à la ma-nière de son père ni des autres. À l’âge de trente ans, où il aurait pu entrer en service au temple et occuper éventuellement le poste de grand-prêtre, il se retire plutôt dans le désert à l’embouchure du Jourdain dans la mer Morte. Il mène une vie ascétique qui peut être rapprochée de celle des Esséniens, mais qui s’en différencie sur un point important. Alors que les Esséniens de Qumrân, par exemple, s’adonnent à une vie d’anachorètes studieux, Jean se conforme plutôt à la parole du prophète Isaïe, au chapitre 40, 3 : « Une voix crie : Préparez dans le désert une route pour Yahvé. ». C’est le commencement du Livre de la Consolation, attribué à Isaïe, mais écrit quelque deux siècles après le prophète. Ce livre chante le retour d’exil à Babylone grâce à l’intervention de Cyrus qui, selon le texte, obéit sans le savoir aux directives de Yahvé, seul véritable Dieu. Ainsi Jean, écoutant la voix, se lance dans la mêlée. Bien au fait de la vie dissolue d’Hérode Antipas, fils d’Hérode le Grand, de sa gouvernance sur la Galilée et la Pérée marquée d’injustices et de cruautés, il met en branle un mouvement de protestation et d’opposition au régime dans la foulée de la pensée eschatologique messianique de son temps. Purification par l’eau du baptême et remise du peuple dans une condition digne de l’avènement du Royaume de Dieu sur terre. Selon Flavius Josèphe, sa prédication soulève les foules. On est alors à l’été et l’automne de l’an 26. Puis Jean monte graduelle-ment le Jourdain et s’installe à Enon, non loin de la mer de Galilée. Lieu stratégique par excellence. Car c’est par là que passe le peuple dans ses nombreux pèlerinages vers la ville sainte de Jérusalem.

À n’en pas douter, Jean a longuement mûri cet engagement. Et ses succès de foule l’amènent sûrement à se percevoir de plus en plus comme chargé d’une mission divine, i.e. d’une mission s’inscrivant dans la croyance traditionnelle que Yahvé intervient dans le déroulement de l’histoire d’Israël. À cet automne de l’an 26, Yehoshua atteint aussi la trentaine, étant de six mois plus jeune que Jean, son parent. Yehoshua se joint au mouvement de la foule et se présente à Jean pour recevoir le baptême. En clair,

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il rejoint Jean pour l’épauler. Yehoshua aussi est très au fait de l’état de dislocation morale et religieuse de son peuple. Il a pendant de nombreuses années lu les Écritures et les Prophètes à la synagogue et s’est ainsi sensibilisé à l’interprétation théocratique de l’histoire d’Israël. Il connaît, lui aussi, le Livre de la Conso-lation d’Isaïe. Il aura retenu en particulier 42, 1 : « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu, que préfère mon âme. J’ai mis sur lui mon esprit pour qu’il apporte aux nations le droit. » Marc 1, 9 en témoigne ainsi : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur. ». À son baptême, Yéhoshua se sent appelé. Il entend la même Voix que Jean. Il épouse sa démarche et se joint à son mouvement révolutionnaire à la fois religieux et politique. Cette Voix ! Il n’est pas nécessaire de la comprendre comme un phé-nomène extérieur et surnaturel. Il semble plutôt normal de l’en-tendre comme une prise de conscience d’un rôle possible à jouer dans la foulée des espoirs messianiques du temps.

Les Évangiles, écrits dans la perspective de la pensée paulinienne engagée dans une divinisation progressive de Yehoshua, ont du mal à accepter que Yehoshua soit le second de Jean. Aussi s’efforcent-ils de minimiser le rôle du Baptiste. Celui qui vient après lui est plus grand que lui, disent-ils. Ce premier ou pré-curseur n’est même pas digne de délier la chaussure du second. Mais Matthieu et Luc laissent quand même passer des informations qui vont à l’encontre de cette approche théologisante. Voici. En plus de s’inspirer de Marc, ils utilisent un autre document, un « Évangile perdu » qu’on a appelé Q, première lettre du mot allemand Quelle signifiant source, comme on l’a vu auparavant. J’insiste particulièrement, comme on l’aura noté, sur la nature de ce document car il est d’une importance majeure pour le déchif-frement du contenu des Évangiles et l’établissement de la réalité historique de Yehoshua.

Or ce document Q révèle ce que Yehoshua lui-même pense de Jean. Celui que vous êtes allés voir dans le désert, disait-il à ses disciples, est plus qu’un prophète. Personne qui soit né d’une femme n’est plus grand que lui. Yehoshua, fils de Marie, se sait évidemment appartenir à cette catégorie d’hommes nés de femmes. Aussi ne se sent-il pas supérieur à Jean. De plus, le texte hébreu de Matthieu, antérieur à la version grecque contenue dans le Nouveau Testament, rapporte que Yehoshua a dit que tous les prophètes et la Loi ont parlé de lui. Ce de était embarrassant pour

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l’approche théologique et il fut remplacé par jusqu’à. Annulant ainsi l’importance que Yehoshua reconnaissait à Jean. Encore selon le Matthieu hébreu, Yehoshua disait de Jean qu’il était venu pour sauver le monde. Puis la source Q rapporte cet autre enseignement de Jean : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même. » (Luc, 3, 11). Et à un des siens qui lui demandait de leur enseigner à prier comme Jean l’avait fait pour ses disciples, Yehoshua reprit tout simplement la prière qu’il avait lui-même apprise de Jean : « Père, que ton Nom soit sanctifié ; que ton Règne arrive ; etc. » (Luc, 11, 1-4) Ainsi, en se joignant à Jean, Yehoshua a parfaitement conscience d’emboîter le pas à un per-sonnage de première importance pour le déroulement de l’histoire de son peuple. Et loin de lui la pensée qu’il pourrait lui être supérieur et le supplanter.

e. 1. L’année sabbatique de 27

À cet automne de l’an 26, Jean et Yehoshua entreprennent

une campagne de baptême conjointe. Le plan est de profiter de l’année qui vient, de l’automne 26 à l’automne 27, pour inciter le peuple à se lever et à se libérer de l’occupant romain. C’est une année sabbatique de la terre, du repos de la terre, où, les travaux cessant, les hommes sont plus disponibles pour recevoir ce message. Les trois premiers Évangiles sont muets relativement à cette année 27. C’est celui de Jean qui, en dépit de son gommage théologique systématique de la réalité historique de l’homme Yehoshua, fournit quand même des données géographiques et historiques précieuses pour reconstituer son parcours, en particulier pendant cette année 26-27.

Les chapitres 1 et 3 de l’Évangile de Jean laissent paraître sous le voile constitué par le développement dogmatique relatif à la divinité de Yehoshua ce qui se passa dans les mois qui suivirent son baptême par Jean. Il y eut manifestement une entente entre les deux hommes. Il y eut même transfert de disciples de l’un à l’autre. En effet, Simon Pierre, son frère André, Philippe et Nathanaël se mirent à suivre Yehoshua. Après quelques temps, Yehoshua remonta en Galilée. C’est à ce moment qu’eut lieu le mariage à Cana, au nord de Sepphoris, dont Marie semble avoir été responsable de l’organisation. L’hiver se passe dans cette

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région. Yehoshua amène sa famille, mère, frères et sœurs, à Capharnaüm, au nord de Tibériade. C’est au cours de ces mois qu’il commence à rassembler son conseil des Douze (T. 156). Le printemps venu, ce noyau, accompagné d’autres partisans, part pour Jérusalem afin d’y célébrer la Pâques. Ici se greffe Jean 3, 22-24 : « Après cela, Jésus se rendit avec ses disciple au pays de Judée ; il y séjourna avec eux et il y baptisait. Jean aussi bapti-sait, à Aenon, près de Salim, car les eaux y abondaient, et les gens venaient s’y faire baptiser. Jean n’avait pas encore été mis en prison. » Mais où Yéhoshua a-t-il pu trouver suffisamment d’eau pour sa campagne baptismale dans cette Judée sèche et aride ? À l’est de Jérusalem, c’est le désert. Au nord, c’est le territoire hostile de Samarie. À l’ouest ?

À l’ouest, une grotte, en fait un réservoir à eau aménagé au 8e siècle avant notre ère, du temps d’Isaïe, fut découvert par l’archéologue Shimon Gibson en 1999 à quelques kilomètres de Jérusalem, dont les parois affichent des représentations naïves de Jean-Baptiste datant du 5e siècle. Les données archéologiques révèlent dans la couche romaine de ce site une intense activité rituelle qui a dû avoir lieu à cet endroit au temps de Yehoshua. Par exemple, les milliers de débris de petits cruchons à eau qui jonchaient le sol. Cruchons brisés à dessein pour qu’ils ne servent pas à des usages profanes. Selon toute vraisemblance, Jean qui est né dans cette région l’aurait arpentée en tous sens pendant sa jeunesse, et, connaissant ce réservoir à eau, il y aurait commencé sa campagne baptismale. Voyant alors son succès, il aurait déménagé avec quelques disciples à l’embouchure du Jourdain près de la mer Morte pour poursuivre ses activités. Comment ne pas imaginer alors que Yehoshua, faisant campagne dans le sud, n’ait pas utilisé cette même grotte de Souba pour baptiser ses concitoyens et préparer l’avènement du Royaume de Dieu ?

Il ressort donc assez clairement du texte de l’Évangile de Jean (3, 22-24) que les deux hommes travaillaient main dans la main dans un but commun. L’idée que Jean s’était lui-même considéré moins important que son parent, comme simple ins-trument qui devait s’effacer devant lui et lui laisser toute la place, est plus tardive et ne tient pas la route. Au contraire, les deux menèrent conjointement une même campagne de baptême, l’un

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plus au nord et l’autre au sud en Judée. Campagne initiée par Jean, faut-il se rappeler.

Cette campagne connaît un grand succès pendant l’été et l’automne de l’an 27. Yehoshua, selon les témoignages, attirant davantage les foules que son maître. Il serait, dit-on, un peu dans l’ordre des choses qu’un bon maître amène son disciple à faire mieux que lui ! Mais la campagne s’interrompit brusquement au début de l’année suivante, en 28, avec l’arrestation de Jean par Hérode Antipas. De gros nuages sombres à l’horizon ! Alors Yehoshua remonta en Galilée avec son groupe en empruntant des chemins plus discrets à travers la Samarie. Après cette nouvelle dévastatrice, il lui fallait se retirer à l’écart tant pour échapper à Hérode que pour réfléchir sur son engagement lui-même et aviser sur la stratégie à adopter pour la marche à poursuivre. (Jean, 4, 1-4) À quoi Yehoshua a-t-il bien pu penser alors?

e. 2. Messianisme et Royaume de Dieu

Les pensées chrétienne et juive plus tardives ne conçoivent

qu’un seul messie. Mais ce n’était pas le cas au temps de Jean et de Yehoshua. Plusieurs textes évoquent plutôt deux envoyés chargés de mettre le Royaume de Dieu en place sur la terre d’Israël. L’un de descendance davidique et l’autre venant d’Aaron par la tribu de Lévi. Il vaut la peine ici de suivre de près la démonstration de James Tabor.

Par exemple, Zacharie 4, 14, au 6e siècle avant l’ère chré-tienne, évoque « les deux Oints qui se tiennent devant le Seigneur de toute la terre. ». Deux Oints, c’est-à-dire deux Messies. L’un roi, l’autre grand-prêtre, comme confirmé en 6, 13 du même livre. Ces textes ont inspiré grandement les Juifs des deux derniers siècles avant notre ère. Un texte apocryphe du -2e siècle, Le Testament des Douze Patriarches, est très explicite : « Car le Seigneur élèvera quelqu’un de Lévi pour grand-prêtre, quelqu’un de Juda pour roi. » Et encore dans ce texte le patriarche Juda déclare : « Le Seigneur m’a donné le sceptre, et à lui la prêtrise, et il a placé la royauté en dessous de la prêtrise. » Dans cette même période, le Livre des Jubilés révère Lévi et Juda pour avoir respectivement engendré le prêtre et le prince qui règnera sur Israël et les nations. Puis Tabor de commenter : « …on comprend que la combinaison des deux messies était considérée comme la

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direction idéale pour le peuple d’Israël. C’est la raison pour laquelle Asmonéens et Maccabées n’ont jamais pu asseoir leur autorité royale en dépit de leur puissance politique et militaire : bien que descendants de Lévi, ils manquaient de la légitimité davidique. » (T. 159) Ainsi, au temps de Jean et de Yehoshua, l’espérance messianique en laquelle se traduisait l’eschatologie apocalyptique, c’est-à-dire l’annonce de la fin des temps, des temps de noirceur et d’épreuves, impliquait la venue de deux messies.

Mais un passage de Malachie, soit 3, 1-2, tel qu’on le trouve dans la Bible, sera utilisé par Matthieu pour présenter Jean comme simple émissaire préparant le chemin de celui qui doit venir et s’effaçant ensuite pour lui laisser toute la place. Cette version est fondée sur le texte hébreu massorétique dont les traces les plus lointaines encore visibles datent du 9e siècle. Or ce passage tel que cité dans les manuscrits de la mer Morte, donc environ un millénaire auparavant, se lit comme suit : « Voici, j’envoie mon messager et il préparera le chemin devant moi, et ils entreront soudain dans son temple, le seigneur que vous attendez et le messager de l’alliance que vous désirez. Voici, il vient, dit Yahvé des armées, mais qui pourra soutenir le jour de leur venue quand ils viendront. » Ils sont deux à entrer dans le temple, ils sont deux à venir et à triompher : le messager de l’alliance et le seigneur (avec une minuscule) qui est attendu. Et les esséniens de Qumrân semblent bien aller dans ce sens. En effet la Règle de la communauté enseigne d’attendre l’arrivée d’un prophète, appelé l’Enseignant, et aussi celle des « messies d’Aaron et d’Israël », un messie-prêtre et un messie-roi. Il est tout à fait vraisemblable que Jean et Jehoshua aient lu cette version de Malachie et l’aient comprise comme les gens de Qumrân.

Autre témoignage important venant du Testament de Lévi, découvert dans la grotte 1 de Qumrân : « Il expiera pour les fils de sa génération, sera envoyé à tous les fils de sa génération, sa parole est comme la parole du ciel et son enseignement selon la volonté divine. Son soleil éternel brillera, son feu brûlera de toutes parts sur terre, alors l’obscurité disparaîtra du monde, les ténèbres de la terre ferme. » Il n’est ici question que d’un seul personnage. Mais cela n’implique pas nécessairement qu’il n’y aurait pas deux messies. Car on croirait entendre un écho de la compréhension mythologique quasi universelle de la divinité solaire, du dieu-soleil, du dieu-lumière qui a pris tellement de

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figures au cours des âges antérieurs. De toute façon, ce person-nage sublime est évidemment un prêtre puisque rattaché à Lévi par testament. Ce qui laisse penser que pour les gens de Qumrân le messie-prêtre tenait la première place en importance. Et cela pourrait aussi laisser comprendre toute l’admiration que Yehoshua avait à l’égard de Jean tel que le montrent les textes évangéliques issus de la source Q.

e. 3. Conscience d’être le messie

Alors, après l’arrestation de Jean en ce début de l’an 28,

la réflexion de Yehoshua va sûrement porter sur le messianisme libérateur et le rôle qu’il pourrait lui-même éventuellement assumer dans cette perspective. Certainement attentif depuis plusieurs années aux effets négatifs que l’hellénisme et le pouvoir romain exercent sur son peuple aux plans religieux, économique et social, il a déjà parcouru un bon bout de chemin dans ce genre de réflexion. Suffisamment, en tout cas, pour être allé se joindre à Jean le Baptiseur à l’automne 26. Yehoshua se sait de la lignée de David. Ses frères le sont aussi. Connaissant déjà les propos des prophètes Jérémie, Isaïe, Michée et Amos sur le roi-messie, bien au fait aussi des discours eschatologiques et apocalyptiques qui ont cours depuis plus d’un siècle, il doit pouvoir relire avec une attention particulière à ce moment-ci ce texte psalmique apocryphe du 1er siècle avant notre ère, Psaumes de Solomon, où on résume ce que fera ce roi-messie. « Regarde, Seigneur, et suscite-leur un roi, fils de David, au moment que tu sais, ô Dieu, pour qu’il règne sur Israël ton serviteur ! Et ceins-le de force pour qu’il brise les princes injustes, qu’il purifie Jérusalem des nations qui la foulent et la ruinent ! Qu’il chasse, par la sagesse et la justice, les pécheurs de l’héritage ! Qu’il écrase l’orgueil du pécheur comme vase de potier ! À son blâme, les nations s’enfuiront devant lui […]. Et il réunira autour de lui un peuple saint, qu’il conduira avec justice. Et il jugera les tribus de ce peuple sanctifié par le Seigneur, son Dieu. » Tout un programme ! Et c’est ce programme en son entièreté qui est visé quand, reprenant sa prédication après la capture de Jean, il dira à gauche et à droite : « Les temps sont consommés, le Royaume de Dieu est proche. » En ce moment de l’histoire, le Royaume de Dieu n’est pas une fabulation d’outre-monde, mais la transformation

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temporelle de ce monde-ci, en commençant par Israël, par l’action du messie inspirée et soutenue par la puissance de Dieu. Militer pour l’avènement du Royaume de Dieu est un engagement poli-tique. Hérode Antipas l’a bien compris. Voilà pourquoi il a fait arrêter Jean, et voilà pourquoi Yehoshua a senti le besoin de se retirer un moment pour échapper aux griffes de l’usurpateur.

Au printemps de cette année 28, sa réflexion sur le sens de son engagement semble bien terminée. Il comprend qu’il peut être concerné par ce texte d’Isaïe 61, 1-2: « L’Esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi, car Yahvé m’a oint. Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris; annoncer aux captifs l’amnistie et aux prisonniers la liberté; annoncer une année de grâce de la part de Yahvé, un jour de vengeance pour notre Dieu,… » Yehoshua semble être parvenu à une conscience assez claire d’être un messie, un roi davidique annoncé et attendu.

Ici, Tabor fait quelques observations qu’il vaut la peine de relever. À la lecture de ces lignes d’Isaïe et dans l’état d’esprit où se trouve Yehoshua, on peut comprendre que « le texte vient confirmer et renforcer l’identité que l’on s’est forgée, et celle-ci trouve à son tour une expression et un sens dans la prophétie. » (T. 170) Et il ajoute à la page suivante : « Entre croire qu’une prophétie annonce une série d’événements inéluctables, et chercher à provoquer d’une manière ou d’une autre ces événements parce qu’ils ont une résonance prophétique, la ligne est extrêmement ténue. » Croire et chercher à provoquer… La croyance authentique tend à passer à l’action.

Il peut être intéressant de référer ici au concept moderne de prédiction créatrice ou de prophétie auto-réalisatrice développé entre autres par le sociologue Robert King Merton. Prédiction créatrice, i.e. créatrice de ses effets, ou encore discours perfor-matif. On a forgé cette appellation pour expliquer comment la croyance ou une attente influent sur l’issue d’une situation, affecte la manière dont une personne ou un groupe va se com-porter. C’est que le discours portant sur une situation concrète n’est pas extérieur à cette situation, mais y est partie intégrante. L’histoire, c’est-à-dire le déroulement des situations humaines est toujours langagier. Pas d’histoire au sens strict du terme sans langage. On rejoint aussi le fameux concept de Wirkungsgeschichte, histoire opérante, élaboré par Hans-Georg Gadamer au 20e siècle.

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Le rapport premier du langage et de l’histoire n’en est pas un d’extériorité, comme la science de l’histoire telle que comprise habituellement peut le laisser penser. Le rapport du langage à l’histoire n’est pas d’abord un discours portant après coup sur l’histoire, considérée alors comme passée. Le langage, essentiel-lement, est plutôt langage de l’histoire, langage intrinsèque à l’histoire, à la fois inspirant son devenir et inspiré par lui. Le langage séjourne en histoire. Langage et histoire sont pour ainsi dire consubstantiels. Le langage est toujours une interprétation de l’histoire qui fait partie de son advenir, ou opère en elle. (D’où ma traduction par histoire opérante. Wirkung : action, effet, efficacité, œuvre et opus au sens élargi; Geschichte : histoire). L’humain étant essentiellement langage, de nature lan-gagière, son existence ou son devenir se déroule langagièrement. Ce déroulement, cet advenir implique en lui-même le langage. C’est l’essence de l’histoire. C’est ainsi qu’elle est opérante. C’est sur ce fondement qu’on peut parler de prédiction créatrice.

Les Hébreux croient qu’ils ont été choisis par leur dieu, le seul vrai dieu, Yahvé; que ce choix ou élection a été scellé dans une alliance; que leur dieu leur a promis un pays, la terre de Palestine; qu’il mène le déroulement de leur histoire dans ses hauts et dans ses bas; que ces aléas historiques tiennent à leur fidélité ou infidélité à cette alliance. Et les récits écrits que ce peuple fait des événements de son histoire reflètent cette croyance. Ils font partie, comme langage, du déroulement même de leur devenir historique. Ils en font partie à titre de motivation, voire de moteur.

Si bien que ces récits, décrivant ce qui s’est passé ou se basant sur ce qui est arrivé, peuvent prendre, selon une logique inférée de l’alliance et dans le but d’exhorter à adopter un com-portement conforme à l’esprit qu’elle réclame, peuvent prendre la forme d’une annonce de ce qui va arriver. Prédiction. Prédiction créatrice ou prophétie auto-réalisatrice ! De sorte que se trouvant de nouveau dans l’adversité, dans une situation d’infidélité, ces récits tout en exhortant au repentir annoncent, si ce repentir est authentique et efficace, l’intervention libératrice de Yahvé, le Seigneur, par l’intermédiaire d’envoyés ou oints rappelant les origines davidiques. Ainsi ces récits prennent-ils figures de pré-dictions de ce qui va venir ou de prophéties. Les chapitres 40 à 55 d’Isaïe, entre autres, peuvent très bien exemplifier ce type de

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langage. L’auteur de ce texte, au fait de la libération des Juifs, captifs à Babylone, par Cyrus, chante en quelque sorte ce geste historique important comme devant se produire selon la croyance du peuple aux interventions divines dans son histoire; comme devant se produire directement ou par l’intermédiaire d’un oint, Cyrus dans le cas présent.

C’est dans la logique de cette croyance et de cette espé-rance que la pensée messianique s’est développée tout particuliè-rement dans les deux siècles qui précède immédiatement notre ère. Jean et Yehoshua n’ont pas été les seuls, ni les premiers ni les derniers, à se sentir et à se croire interpellés pour cette fonc-tion messianique de libération. Leur ascendance lévitique et davidique respective les situent déjà dans le créneau messianique. Ils peuvent donc être les bonnes personnes. Et leur influence sur les foules aidant, ils s’encouragent à poursuivre ce trajet vers l’identification personnelle aux messies attendus : Jean messie-prêtre et Yehoshua messie-roi. C’est dans cet état d’esprit que se trouve Yehoshua au printemps de l’an 28.

Reprenons ici l’observation de Tabor : « Entre croire qu’une prophétie annonce une série d’événements inéluctables, et chercher à provoquer d’une manière ou d’une autre ces événements parce qu’ils ont une résonance prophétique, la ligne est extrêmement ténue. » La ligne est ténue parce que le discours prédictif ou prophétique relatif à ce qui doit arriver s’auto-réalise lui-même en tant que langage intégré essentiellement à l’évolution historique allant de situation en situation. Il s’auto-réalise du fait que l’évo-lution historique, essentiellement langagière, a la capacité d’in-terpeller, d’amener quelqu’un à assumer un rôle déterminant dans la réalisation de ce qui est prédit ou prophétisé. C’est-à-dire, dans le cas présent, le rôle de messie pour l’avènement du Royaume de Dieu et la fin des temps de l’injustice ou des ténèbres sévissant sur la terre d’Israël. Rôle annoncé, prévu ou prophétisé dans la ligne ou la logique d’une croyance. Il s’agit rigoureusement de l’eschatologie apocalyptique messianique, la fin des temps annoncée et mise en exécution par l’intermédiaire d’un ou de deux messies.

Assumer le rôle de messie pour Yehoshua, c’était s’inclure personnellement dans l’évolution historique du peuple juif à un moment où, selon la croyance entretenue chez ce peuple, il était permis d’espérer une libération d’une situation défavorable et

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pénible, une situation qui devait changer selon la logique interne d’une alliance présumée avec son Dieu.

Donc, au printemps de l’an 28, Yehoshua aurait achevé de se convaincre qu’il est messie. Il serait arrivé à une claire conscience de son identité. Il voit alors à organiser une campagne pour l’avènement du Royaume de Dieu qui implique une victoire sur Satan, le prince du mal de ce temps, sur Hérode Antipas, sur Ponce Pilate et l’armée romaine. Une campagne qui pourrait en même temps conduire à la libération de Jean le Baptiseur.

e. 4. Du printemps 28 au printemps 29

La campagne de Yehoshua connaît un immense succès en

Galilée. Il impose les mains pour chasser les esprits malins qui, dans la pensée du temps, rendent malade et infirme. Il proclame que le Royaume de Dieu est à la veille d’arriver. Yehoshua ne pense pas renverser le pouvoir des occupants par la force, mais croit plutôt, selon le courant eschatologique, à une intervention directe et spéciale de Yahvé, Seigneur et Dieu d’Israël, pour rétablir toutes choses. Dans cette optique, il commence à orga-niser le rassemblement et la gouverne des douze tribus d’Israël avec les douze hommes choisis comme conseillers ou délégués ou apôtres (T. 174). Un premier cabinet en quelque sorte. Chacun de ces douze aura un trône, sera chargé de la gouvernance de chacune des tribus d’Israël réunies dans ce Royaume de Dieu, royaume de piété et de justice, définitivement établi sur terre. Les tribus d’Israël étaient alors effectivement dispersées. Ne restaient en Palestine, selon Flavius Josèphe, que celles de Juda et de Benjamin ainsi qu’une portion des descendants de Lévi. Les autres n’étaient pas revenues de l’exil consécutif à l’invasion assyrienne du -8e siècle, et s’étaient établies dans les contrées entourant la mer Noire.

Ces douze délégués ou apôtres sont présentés dans les Évangiles de Marc (3, 16-19), de Matthieu (10, 2-4), de Luc (6, 14-16) et dans les Actes des apôtres (1, 13, 26). Ici James Tabor (T.175-77) relève dans le dernier tiers de ce groupe, juste avant Judas l’Iscariote, les noms de Jacques, Jude et Simon. Il s’agit des frères de Yehoshua. Mais qu’arrive-t-il de l’autre frère né juste après Jacques et qui s’appelle Joses ou Joseph? En recou-pant les passages de Matthieu, Marc et Luc qui racontent comment

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les disciples Matthieu et Lévi ont été invités à se joindre au groupe des douze par Yehoshua, on se rend compte qu’il s’agit du même homme. Et cet homme est fils d’Alphée, alias Clophas, c’est-à-dire le frère de Joseph, premier époux de Marie. Alphée ou Clophas est très vraisemblablement le second époux de Marie comme on l’a présenté précédemment. Ce qui amène à conclure que le Matthieu inclus dans la liste des douze n’est nul autre que Joses, frère cadet immédiat de Jacques. Joses appelé Joseph en mémoire de l’oncle défunt; mais aussi appelé Lévi et Matthieu, noms très fréquents dans la lignée sacerdotale comme en témoi-gnent la généalogie de Marie (Luc 3, 23-38). Ainsi les quatre frères de Yehoshua comptaient parmi les douze. Sa fratrie était engagée dans son mouvement messianique. Mais les Évangiles, écrits plusieurs décennies après la mort de celui-ci et dans la veine du mouvement christique paulinien qui déjà prenait le pas sur celui inauguré par Jean et Yehoshua puis poursuivi tout d’abord par Jacques, s’appliquèrent à laisser dans l’ombre la fratrie toute humaine de Yehoshua pour monter en épingle sa présumée appartenance divine. Il fallait, selon leur préoccupation théologique, diluer son humanité autant que faire se pouvait.

e. 5. Mission des douze et mort de Jean

Alors, au printemps 29, Yehoshua divise les Douze choisis

en deux groupes de six et les envoie en pèlerins dans tout le pays annoncer aux seules brebis perdues de la maison d’Israël que le Royaume de Dieu est tout près d’arriver, que l’année de grâce du Seigneur achève, que des événements cosmiques vont renverser les puissances étrangères comme l’avait prédit Isaïe, et qu’il faut se tenir dans la balance prêts pour le jugement. Car l’année de la vengeance va suivre immédiatement.

Sur ces entrefaites, Hérode permet aux disciples de Jean-Baptiste de le visiter à Machéronte où il est emprisonné. Ceux-ci lui font part des succès de la campagne de Yehoshua. La source Q citée par Luc (6, 20-25) donne un exemple de sa prédication. Il s’agit de la série des “Bienheureux êtes-vous…” et des “Malheur à vous…”. Elle implique une véritable révolution sociale. Ceux de la dernière catégorie peuvent se sentir menacés. Hérode Antipas est du nombre. Rien pour lui suggérer de libérer Jean. Celui-ci, à la nouvelle de cette visite ou lors de cette visite, renvoie ses

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disciples pour demander à Yehoshua s’il est bien engagé dans le processus messianique, s’il est bien celui qui doit venir. Et la réponse : « Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris les sourds entendent, les morts ressuscitent, la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres; ». La référence à Isaïe 61, 1 est claire. On y lit en effet : « L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a oint. Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris; annoncer aux captifs l’amnistie et aux prisonniers la liberté; annoncer une année de grâce de la part de Yahvé, un jour de vengeance pour notre Dieu, ». Ce texte d’Isaïe, détail remarquable, ne parle pas de la résurrection des morts. Par contre Yehoshua le fait. Sans doute parce que, comme lui, Jean a dû apprendre des gens de Qumrân que la résurrection des morts était devenue un signe de l’avènement du Messie. Le fragment 4Q521 des Manuscrits de la mer Morte en témoigne: « Car il guérira les blessés, et il fera revivre les morts et apportera de bonne nouvelles aux pauvres. » Donc un signe non équivoque pour Jean. De quoi le réjouir et lui faire espérer une délivrance prochaine. Naturellement, la réponse de Yehoshua aux disciples de Jean le laisse voir comme un grand thaumaturge. C’est ce qui a été compris traditionnellement. Mais il paraît tout aussi sensé de comprendre cette réponse comme la manière par excellence de dire à Jean que Yehoshua est bel et bien engagé dans le rôle de messie et qu’il annonce ce qui doit se produire bientôt quand le peuple choisi sera prêt pour l’intervention définitive de Yahvé dans son l’histoire : l’établissement de son Royaume sur terre impliquant entre autres la résurrection des justes déjà morts.

Mais l’espoir de la délivrance de Jean ne se concrétisa pas. Hérode l’ayant arrêté pour sédition, selon Flavius Josèphe, le fait décapiter, d’après le récit de Marc, pour satisfaire la soif de vengeance de sa femme Hérodiade qui ne prisait guère entendre ce Jean fustiger son mariage adultère avec Hérode Antipas. Ce dernier dut y voir un bon prétexte pour se libérer de la frousse politique que lui inspirait le personnage de Jean. Un dur coup pour Yehoshua et les siens. Serait-ce l’annonce d’un échec de tout le mouvement? Était-il prévu qu’un des deux messies allait ainsi mourir en chemin, si près de l’arrivée du Royaume de Dieu?

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e. 6. Retour vers le nord Se sentant évidemment menacé, Yehoshua décide de se

retirer au nord du lac de Galilée dans les environs de la ville de Bethsaïde. Pourquoi cette ville? Parce qu’elle est en dehors du territoire soumis à la juridiction d’Hérode Antipas. Cependant les populations autour du lac l’ont vite retrouvé. Encore trop en vue, Yehoshua décide de monter plus au nord en direction de Césarée de Philippe où de nombreuses grottes au pied du mont Hermon peuvent lui servirent de repaire. On est à la fin de l’automne 29.

Pendant ce temps, Yehoshua médite sur le sens de la mort de Jean. Ayant compris sa propre identité et son rôle en réfléchis-sant sur des textes à saveur messianique et eschatologique, sa réflexion ira dans le même sens à propos de Jean, son maître. Sans doute que Zacharie 13, 7 devient alors éclairant : « Épée, éveille-toi, contre mon pasteur et contre l’homme qui est mon associé, oracle de Yahvé Sabaot. » Fallait-il donc que l’un des deux messies meure par l’épée? Étrange, car le genre de mort que les Romains avaient coutume de réserver aux contestataires du pouvoir était l’horrible crucifixion. Et fallait-il aussi que l’autre messie subisse de telles souffrances? Par ailleurs, d’autres textes évoquant les malheurs et les souffrances du berger des brebis, de l’associé de Yahvé, ne le laissent cependant pas entrer dans la mort. Aux dernières extrémités, le Seigneur vient à son secours et le délivre. Ainsi Yehoshua finit par entrevoir un passage douloureux pour l’accomplissement de la mission qu’il se donne, tout en gardant l’espoir de n’en pas mourir. Et il en fait part à ses disciples qui d’emblée ne sont pas enclins à accepter cette éventualité malheureuse et douloureuse.

e. 7. De nouveau vers le sud

Après ce séjour dans le nord, Yehoshua revient à Caphar-

naüm avec les siens. Il est résolu d’aller plus au sud, vers la Judée, à Jérusalem. Il envoya d’abord soixante-douze de ses disciples, séparés en deux groupes, sonder le terrain là où il avait l’intention de passer. Les foules se forment et accourent pour entendre le message de leur délivrance prochaine. Aussi les disciples reviennent-ils enchantés de l’accueil qui leur est fait et

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de l’enthousiasme que les gens manifestent à l’annonce de l’arrivée prochaine du Royaume de Dieu.

On est maintenant à la fin de l’automne 29. À la mi-décembre, le 16 très précisément, débute la fête juive des Lumières (Hanoukah), qui dure huit jours. Yehoshua décide de se rendre incognito à Jérusalem. Déambulant dans le Temple d’Hérode, quelques-uns des notables pensent le reconnaître et se mettent à l’interroger pour savoir s’il est vraiment le messie. Se sentant traqué, Yehoshua réussit à leur échapper. Par ailleurs, Hérode Antipas s’inquiète de plus en plus des succès de foule de ce Yehoshua et de son groupe. Il caresse l’intention de mettre fin à ce bouillonnement en arrêtant le chef. En apprenant cela de la part de pharisiens amis, Yehoshua décide de traverser le Jourdain avec les siens, très probablement les Douze ainsi que sa mère et ses frères et sœurs, pour se mettre à l’abri dans la région de la Décapole, dix cités-États gréco-romaines, en dehors du territoire d’Hérode. Il y passera l’hiver 29-30. Campant probablement dans les grottes naturelles du ravin el-Yabis où coule le torrent de Kherith, dans l’actuel territoire jordanien, au sud de Pella. On n’est pas bien loin de Salim et Aenon où Jean avait baptisé. C’est dans ce lieu retiré qu’Élie s’était caché, au 8e siècle, pour éviter le courroux d’Achab et de Jézabel. C’est là également que se retireront des nazaréens, disciples de Jean et de Yehoshua, sous la conduite de Simon, frère de Yehoshua, peu avant le siège et la destruction de Jérusalem par les Romains en 70.

e. 8. Dernière semaine : autre chronologie

Les événements de la dernière semaine de la vie de

Yehoshua sont d’une importance capitale tant pour la compré-hension du projet messianique de libération du peuple juif de l’occupation étrangère que pour la mise en marche de la chré-tienté. La liturgie chrétienne a permis de les garder en mémoire. Avec des interprétations particulières cependant. Mais actuellement il importe grandement de passer ces événements en revue à l’aide des indications offertes par les recherches historiques et archéo-logiques plus récentes. On suivra assez bien la démarche proposée par James Tabor dans son livre souvent cité et d’autres travaux issus de son enseignement universitaire, démarche suggérée aussi

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par des recherches archéologiques auxquelles il participe person-nellement depuis plusieurs années. Il faut d’abord noter que de nos jours on est en mesure de coordonner avec une très grande précision les dates et les événements rapportés par les textes évangéliques en recoupant, grâce à l’informatique, les données de plusieurs calendriers anciens : égyptien, hébraïque, olympien, romain, julien, grégorien ou autres. Quelques corrections majeures devront être apportées au déroulement proposé depuis des siècles par le calendrier liturgique.

Au printemps de l’an 30, Yehoshua comprit que le temps était arrivé de se manifester publiquement dans le rôle de messie. Alors il décida de quitter sa cachette de Wadi el-Yabis et de descendre avec les siens, c’est-à-dire son groupe de disciples et sa parenté, à Jérusalem pour la Pâque, le seder ou Pessah. Fête où le peuple commémore la libération par excellence, le passage de la captivité en Égypte à la terre d’Israël. Cette année-là, Pâque tombait le 4 avril ou 14 du mois de nisan, pleine lune.

Descendant la vallée du Jourdain, le groupe passe la première nuit dans les contreforts des montagnes de Samarie. Le soir suivant, il arrive à Jéricho, juste au nord de la mer Morte, non loin de Qumrân où le mouvement essénien a établi un centre, et à quelque trente kilomètres de Jérusalem. On y passe le jour du shabbat. Et là la foule se fait de plus en plus dense autour de Yehoshua. À ce moment-là, contrairement à son attitude passée, il ne se défend plus d’être le roi-messie. Le lendemain on se remet en route.

C’est le dimanche 31 mars du calendrier grégorien, 10 nisan du calendrier hébraïque. Arrivé près du petit village de Béthanie, tout près de Jérusalem, Yehoshua demande à deux de ses disciples de lui trouver un âne. Monté sur cette bête, il descend la pente qui surplombe le temple d’Hérode et le centre de la ville. La foule de plus en plus nombreuse, religieusement et mystique-ment enthousiasmée l’acclame. Marc, 11, 9-11: « Hosannah, fils de David ! » « Béni soit le roi qui vient au nom du Seigneur ! » Elle étend vêtements et rameaux sur son passage. C’est ainsi que se fait son entrée à Jérusalem, provocatrice à souhait pour les maîtres des lieux. Car elle est une sorte de représentation de textes prophétiques bien connus des autorités religieuses et, bien sûr, de Yehoshua lui-même. Psaume 118, 27 : « Yahvé est Dieu,

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il nous illumine. Formez vos cortèges, rameaux en main, jus-qu’auprès de l’autel. » Et Zacharie, 9, 9 : « Sois transportée d’allé-gresse, fille de Sion ! Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici, ton roi vient à toi. Il est juste et victorieux, il est humble et monté sur un âne, le petit d’une ânesse. » Le spectacle est très parlant et dangereux. Les autorités vont sévir. D’où l’intervention notée en Luc, 19, 39 : « Quelques pharisiens qui se trouvaient dans la foule lui dirent : “Maître, reprends tes disciples.” Mais il répondit : “Je vous le dis, si eux se taisent, les pierres crieront.” Mais Yehoshua ne veut pas tenter un coup de force. Il veut tout juste clairement et publiquement signifier qui il est. Après cette arrivée triomphale, il entra dans le temple « et après avoir tout regardé autour de lui, comme il était déjà tard, il sortit pour aller à Béthanie avec les Douze. » (Marc, 11, 11). Yehoshua fait un examen des lieux. En vue de ses actions à venir, probablement. Après, il remonte au petit village de Béthanie sans doute pour y recevoir l’hospitalité des deux sœurs bien connues, Marthe et Marie, sympathisantes avouées du mouvement messianique.

Le lundi premier jour d’avril, ou 11 nisan. Se produit alors l’épisode des vendeurs au Temple. Le Temple est lieu de culte et de prières. Mais il est aussi, à la manière des temples orientaux, un centre économique et financier où se pratiquent toutes sortes d’activités commerciales. C’est sans doute tout cela que Yehoshua a examiné la veille. Et il y revint ce matin du lundi, ayant en tête, à n’en pas douter, des paroles de prophètes qu’il avait dû méditer bien des fois et qui présageaient l’avè-nement du temps messianique, la fin des temps de l’opprobre. Par exemple, Zacharie 14, 21 : « Et en ce jour-là, il n’y aura plus de marchands dans la maison de Yahvé. » À l’approche de Pâque, le Temple devait bourdonner d’activités. Quelque chose comme un marché public. Les pèlerins arrivent par milliers, se présentent aux différents comptoirs où changer de l’argent, acheter des victuailles, animaux pour sacrifices, etc. Yehoshua passe la journée à sermonner et vilipender acheteurs et vendeurs en leur rappelant Isaïe : « Ma maison sera appelée une maison de prière pour toutes les nations. Et vous, vous en avez fait un repaire de brigands. » (Marc, 11, 17). Et il renversait les étals, et il tentait avec l’aide des siens d’empêcher les gens d’entrer. Comme il est facile de l’imaginer, les autorités devenaient de plus en plus agacées. Mais elles se retenaient d’intervenir trop fortement en

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DEUXIÈME PARTIE – De Yehoshua à Χριστος (Christos) – Le mythe chrétien

raison de la foule derrière lui toute prête à riposter. Puis le soir venu, Yehoshua retourna à Béthanie.

Le mardi 2 avril (12 nisan). Yehoshua retourne au Temple. Et là les notables religieux l’abordent et lui demandent pourquoi et en vertu de quelle autorité il s’est adonné au cirque des deux dernières journées. Et sa réponse fut une question : « Le baptême de Jean venait-il du Ciel ou des hommes? Répondez-moi. » Le piège. S’ils répondent qu’il venait du Ciel, alors ils devront expliquer pourquoi ils n’ont pas cru en lui. Et s’ils répondent que ce baptême était une initiative purement humaine, alors la foule protestera, car elle croyait vraiment que Jean était un prophète. Alors ils répondirent qu’ils n’en savaient rien. Rectitude politique oblige. Yehoshua répliqua : « Moi non plus je ne vous dis pas par quelle autorité je fais cela. » (Marc 11, 27-33). Aussi quelqu’un lui demanda quel était le plus grand commandement de la Torah. Il répondit en faisant valoir le “Shéma Israël” dont les deux premiers éléments introduisent la plus grande profession de foi juive : «Le premier, c’est : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de plus grand comman-dement que ceux-là. » Le scribe qui avait posé la question comprit que ces commandements passaient avant les holocaustes et sacrifices. Yehoshua l’approuva et lui dit que cela le rappro-chait du Royaume de Dieu. (Marc 12, 28-34) Voilà deux exemples de la joute doctrinale qu’il mena ce jour-là avec des représentants de différents mouvements religieux, sadducéens, pharisiens, scribes, hérodiens…

Le mercredi 3 avril ou 13 nisan. C’est au soir de ce mercredi qu’eut lieu l’épisode de la Cène ou le dernier souper de Jésus avec ses disciples. Premier correctif important au calendrier liturgique chrétien.

C’est le premier jour des Azymes, moment où on immo-lait la Pâque, i.e. où on immolait les agneaux pour le repas com-mémoratif du lendemain. Yehoshua voit aux préparatifs de cette fête de Pâque. Il envoi deux disciples rencontrer l’homme à la cruche qui les conduira à la salle où on pourra se réunir pour manger le repas pascal. Yehoshua a toujours l’intention de célébrer, i.e de manger la Pâque avec ses disciples, le lendemain

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soir quand commencerait effectivement le seder ou Pessah. Le soir venu de ce 13 nisan, Yehoshua et les Douze arrivent à la salle réservée. Ici, tenant compte de ce qui va se produire bientôt, on peut se demander si ce repas du soir avec les Douze n’avait pas été improvisé à la dernière minute. Car selon toute vraisem-blance, Yehoshua avait reçu dans la journée une information affligeante et déroutante. Quelqu’un des siens, un des Douze, a tramé quelque complot contre lui. Yehoshua aurait donc décidé de rassembler ses supporteurs immédiats, les Douze, pour les mettre au courant de cette triste nouvelle. À l’heure du repas du soir, dans la salle précisément réservée pour le repas pascal du lendemain. Et ce repas allait être le dernier pris avec les siens.

Ainsi la Cène eut lieu le mercredi soir, contrairement à une tradition plus tardive qui la fixe au jeudi. L’erreur vient du fait qu’il fallait s’empresser de descendre le corps de la croix avant le sabbat selon le commandement. On en a déduit que la crucifixion avait eu lieu le vendredi, veille du sabbat. Cependant le sabbat en question n’était pas le sabbat régulier, hebdomadaire, mais plutôt le jour chômé qu’était le premier jour de Pessah, de Pâque. Parce que chômé comme toutes les grandes fêtes juives, ce jour était considéré comme un sabbat. Donc en cette année 30, il y eut 2 sabbats consécutifs en cette semaine de Pâque. Ceci est confirmé dans la version grecque de Matthieu (28, 1), qui se lit : “Après les sabbats” et non “Après le sabbat”. Ce jour du sabbat pascal, comme tous les sabbats réguliers, commença la veille au soir, le jeudi, à la tombée de la nuit. Ainsi l’arrestation de Yehoshua se fit le mercredi soir après le dernier souper avec les Douze, et la crucifixion eu lieu le jeudi matin, non le vendredi.

Alors comment se passa ce souper du mercredi soir qu’on appelle traditionnellement la Cène? D’abord, ce n’est pas un repas pascal. Jean, en 13, 1, est assez clair à ce sujet : « Avant la fête de la Pâque… lors d’un souper… », dit-il, Yehoshua lava les pieds de ses disciples et fit l’annonce de la trahison de Judas. Autre indication venant de Jean : Ayant conduit Yehoshua de chez Caïphe au prétoire, le matin, « Eux-mêmes n’entrèrent pas dans le prétoire, pour ne pas se souiller et pouvoir ainsi manger l’agneau pascal. » (13, 28) L’arrestation avait eu lieu la veille au soir et les démarches pour condamner le prisonnier s’étaient effectuées pendant la nuit. On est alors arrivé au matin de la veille de Pâque. Et ses accusateurs ne veulent pas se souiller en

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entrant dans le prétoire, comme dit Jean, afin de pouvoir prendre le repas pascal le soir venu, le soir du jeudi. Car entrer dans la maison d’un païen, en particulier celle du procurateur romain, Pilate, était une faute légale. Donc il est très clair que le souper de la veille avec les Douze n’était pas le repas pascal. Cependant les trois autres Évangélistes donnent l’impression que la dernière Cène correspond bien à ce grand repas de fête. Mais ils ont quand même, sans doute à leur insu, laissé des indices du con-traire. Ainsi Luc 22, 16 : « Je désirais vivement manger cette Pâque avec vous, avant de souffrir, mais je ne la mangerai pas avant qu’elle ne soit accomplie dans le Royaume de Dieu. » Bien sûr, Yehoshua avait fait réserver la salle à cet effet. Un copiste ultérieur a altéré le texte original pour laisser croire que l’Eucharistie a été instituée lors du seder ou Pessah. Aussi les traductions françaises emploient-elles “plus” ou “jamais plus” au lieu de “pas”. Autre indice : Selon toutes les sources, le pain que Jehoshua rompit est désigné par le mot grec artos, miche de pain ordinaire, et non pas par le mot matsa hébraïque, cette galette sans levain consommée lors du repas pascal juif. Et Paul aussi parle du pain rompu lors de la nuit de la trahison. Il ne parle pas de la nuit de Pâque.

La plus ancienne description détaillée de ce dernier repas vient de Paul dans la première Épître aux Corinthiens, écrite aux environs de l’an 54. « Le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et, après avoir rendu grâces, le rompit, et dit : “Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous; faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez.” » (I Cor. 11, 23-25) Marc, Matthieu et Luc, 15 à 45 années plus tard, reprendront à peu près la même formule. On sait déjà que la pensée paulinienne s’écarte de celle du mouvement de Yehoshua, continué par ses frères Jacques, puis Simon. Et ici nous en sommes à un point majeur de cette différence. Il faut prendre le temps de bien voir.

Une première remarque s’impose. Il est vrai qu’à chaque repas juif on rompt le pain, on partage le vin, on procède à des bénédictions et on rend grâces. Mais il est impensable alors de faire quelque référence que ce soit à la chair et au sang humain. Même symboliquement. Car l’interdiction de consommer d’une

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manière ou d’une autre du sang d’un animal quelconque, et à plus forte raison du sang humain, est absolue. Elle remonte à Noé et ses descendants. « Si un homme de la maison d’Israël, ou des étrangers qui séjournent au milieu d’Israël, mangent du sang d’une espèce quelconque, je tournerai ma face contre celui qui mange le sang, et je le retrancherai du milieu de son peuple. » (Lévitique 17, 10) Et Jacques, le frère de Yehoshua, dira de son côté que ceux qui veulent joindre le mouvement nazaréen doivent s’abstenir des animaux étouffés et du sang. (Actes, 15, 20) D’autre part, un des manuscrits de Qumrân portant sur le banquet messianique parle des deux messies qui béniront le pain et le vin, le distribueront pour célébrer l’avènement du Royaume de Dieu. Il n’y est fait aucune allusion à un pain ou un vin pouvant évoquer la chair et le sang d’un humain. Vraiment cette idée est tout à fait inimaginable pour le Juif authentique qu’était Yehoshua.

Mais on peut comprendre d’où vient ce symbolisme en se rappelant que le premier texte qui en parle est de Paul. Paul a passé son jeune âge à Tarse, en Asie mineure, loin de la terre d’Israël. Il a baigné dans l’atmosphère gréco-romaine. L’hellénisme où s’entrecroisent toutes les cultures entourant de près et de loin le bassin méditerranéen est florissant. Paul a sûrement été en contact avec les religions à mystères du temps faisant état de la participation au corps et au sang d’un divin-humain sauveur. Une manière de devenir un avec Osiris-Dionysos, par exemple. L’idée de communier ou de s’unir avec le divin en mangeant le dieu remonte aussi loin que le Livre des morts égyptiens. Tabor évoque aussi un papyrus grec où un amant jette un sort à sa bien-aimée en faisant des incantations sur une coupe de vin prise comme symbole du sang qu’Osiris avait donné à sa sœur-épouse pour qu’elle devienne amoureuse de lui. Ce rite est fréquent dans la culture gréco-romaine. Quoi de plus tentant pour Paul que de greffer ce rite sauveur et divinisant sur ce Yehoshua adulé comme Messie. On sait par ailleurs que Paul n’a jamais vu Yehoshua en personne, de son vivant. Que son contact avec lui est d’ordre visionnaire. Mystique? En tout cas, rien de suffisant pour faire de lui un apôtre. Car la condition pour refaire le cercle des Douze après le départ de Judas était d’avoir connu Yehoshua depuis le baptême de Jean jusqu’à sa mort. Ainsi l’interprétation paulinienne de l’Eucharistie ne peut pas se réclamer d’un enseignement de

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Yehoshua. Aux yeux des tenants du mouvement de Yehoshua, elle est plutôt une déviation tout à fait condamnable et un abus d’autorité.

Deuxième constat important. Jean, le plus théologien des Évangélistes, ne fait aucune allusion à une quelconque institution d’un rite de communion au cours du dernier repas. (Jn. 13)

Troisièmement, les trois Évangiles synoptiques, tous écrits plusieurs années après les Épîtres de Paul et sous l’influence de leur enseignement, reprennent les mêmes propos sur la communion eucharistique au corps et au sang du Christ tels que cités plus haut (I Cor. 11, 23-25).

Quatrièmement, on possède maintenant depuis 1853 un document d’origine chrétienne, datant de l’an 100 environ, qui présente une communion eucharistique différente de celle venant de Paul. Il s’agit de la Didaché, ou La doctrine des douze apôtres. Au chapitre IX on y lit : « Quant à l’eucharistie, faites ainsi vos actions de grâce. D’abord pour la coupe : “Nous te rendons grâce, notre Père, pour la sainte vigne de David Ton serviteur que Tu nous as fait connaître par Jésus Ton Enfant. A toi la gloire pour les siècles.” Pour la fraction du pain : “Nous te rendons grâces, notre Père, pour la vie et la connaissance que Tu nous as révélées par Jésus Ton Enfant. A Toi la gloire pour les siècles.” Ici rien de la symbolique du corps et du sang de Yehoshua. Mais tout juste une célébration du Messie davidique. Voilà donc ce que les Apôtres enseignaient après le départ de leur Maître.

Et cinquièmement, le texte de la Didachè met en première place la bénédiction sur la coupe de vin. Tout comme au repas traditionnel juif. La bénédiction du pain arrive après. D’ailleurs, il est hautement intéressant de remarquer que Luc, fidèle trans-metteur de la doctrine de Paul, laisse passer, sans doute par mégarde, une indication très nette de la première bénédiction sur le vin. « Prenant alors une coupe, il rendit grâces et dit : “Prenez ceci et partagez entre vous; car je vous le dis, je ne boirai plus désormais du produit de la vigne jusqu’à ce que le Royaume de Dieu soit venu.” » Puis arrivent la bénédiction du pain et du vin à la manière de l’enseignement de Paul. (Luc, 22, 17-20) La première coupe est située avant la bénédiction du pain en référence à la vigne tout comme dans la Didachè. Et comme cet enseignement

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des Apôtres, maintenant connu par la Didachè, elle ne comporte aucune symbolique du sang.

Il ressort donc de tout ceci que la liturgie chrétienne et catholique de l’eucharistie faisant référence au corps et au sang de Yehoshua ne s’appuie pas sur son enseignement, ne vient pas de lui. Elle est, par l’intermédiaire de Paul, une prolongation et une adaptation de rituels relevant d’anciennes mythologies païennes.

Revenons maintenant à la chronologie de la semaine. Après le repas de ce mercredi soir, Yehoshua et les onze disciples restant traversent la vallée du Cédron et gagnent le jardin de Gethsémani, dans le calme de la nuit et sous les oliviers. Mais Judas est remonté dans la haute ville pour mettre en œuvre son complot.

Le jeudi 4 avril ou 14 nisan. Dans la nuit de mercredi au jeudi, Yehoshua est arrêté et conduit à la maison du grand-prêtre Annas, beau-père de Caïphe. Ce dernier est officiellement grand-prêtre, mais il est au fond une marionnette d’Annas (Cf T. 219-221, sur le rôle exécrable de la dynastie d’Annas). Les détracteurs de Yehoshua l’accusent de sédition. Puis, de là, on l’amène chez le gouverneur Ponce Pilate. Celui-ci, apprenant que Yehoshua vient de Galilée, le remet à Hérode Antipas qui se trouvait juste-ment à Jérusalem pour la Pâque. C’est l’interrogatoire suivi de mal-traitements infligés par la soldatesque au supposé roi des Juifs. On le ramène ensuite chez Ponce Pilate. Car il est le seul à avoir l’autorité de prononcer la sentence de la crucifixion.

Puis vers 9 heures, Yehoshua est crucifié. Le titulus au haut de la croix se lit : “Voici Yehoshua, le roi des juifs”. C’est pour sa prétention à la royauté davidique que Yehoshua est con-damné et crucifié. Il meurt à 15 heures. Joseph d’Arimathie et Nicodème, deux membres du sanhédrin et sympathisants de Yehoshua, obtiennent la permission de le détacher de la croix, et ils procèdent hâtivement à une inhumation provisoire avant que ne commence le dîner pascal (seder), le soir même après le coucher du soleil, i.e au commencement du 15e jour de nisan. Marie, sa mère, et Marie de Magdala suivent l’opération.

Le vendredi 5 avril ou 15 nisan. C’est Pessah. Jour de Pâque commencé la veille au soir après la tombée de la nuit. C’est un shabbat. Car le premier jour de Pessah est jour chômé et considéré comme shabbat tel qu’indiqué plus haut.

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Le samedi 6 avril ou 16 nisan. C’est le shabbat hebdoma-daire. Le soir venu, i.e. le shabbat régulier terminé, on peut procéder à l’inhumation définitive de Yehoshua dans une tombe X. Par qui ? Marc (16, 1) rapporte ceci : « Quand le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates pour aller oindre le corps. » Marie, mère de Jacques, on le sait, est la mère de Yehoshua. Il lui revient à elle et à ses filles, dont Salomé, accompagnées vraisemblablement de quelques autres femmes très proches de la famille, de procéder à la toilette du corps de Yehoshua et de compléter l’inhumation rituelle. Elles ont vu à le faire transférer dans une tombe définitive.

Le dimanche 7 avril ou 17 nisan. Découverte de la tombe vide, c’est-à-dire celle de l’inhumation provisoire. Et à partir de ce moment on trouve dans les Évangiles et les Actes des Apôtres les récits bien connus des apparitions de Yehoshua voulant démontrer qu’il est ressuscité des morts.

Résurrection, Apparitions et Ascension

La résurrection de Yehoshua est le fondement du chris-

tianisme. Une civilisation deux fois millénaires dépend d’elle en grande partie. Elle est présentée tantôt comme un fait avéré, tantôt comme relevant de la croyance, de la foi. Pour renouveler l’approche de cette incidence importante, nous allons suivre, mais sans entrer dans tous les détails, le fil conducteur proposé par James Tabor. Une démarche qui s’appuie sur une maîtrise évidente des textes bibliques, sur une vaste connaissance de la littérature ancienne pertinente; une démarche qui met à profit une méthode rigoureuse de la recherche historique scientifique, et qui est au fait, par une participation directe, des fouilles et découvertes archéologiques les plus récentes. Une démarche qui s’applique à distinguer le fait incontestable de ce qui peut être considéré comme une preuve suffisante, de reconnaître ce qui reste à l’état d’hypothèse vraisemblable et ce qui relève plutôt d’une cons-truction théologique et idéologique.

D’abord trois données qui paraissent indiscutables : Yehoshua est mort crucifié; il a été inhumé hâtivement et provisoirement dans une tombe non identifiée; et le mouvement messianique qu’il a initié à partir et sous l’impulsion de Jean le

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Baptiste a trouvé une nouvelle vie après sa mort sous la direction de son frère Jacques.

La sépulture hâtive et provisoire de Yehoshua a vraisem-blablement eu lieu sur le flanc ouest du mont des Oliviers dans les environs du jardin de Gethsémani où il fut arrêté et, plusieurs heures après, crucifié. On peut imaginer que sa famille et quelques disciples rapprochés, éplorés, ont mangé le pain azyme et les herbes amères de Pessah ou Pâque, le soir du 14 nisan, chez Marie et Marthe de Béthanie, village situé aussi sur ce mont des Oliviers. C’est là que le groupe avait choisi de séjourner pour les festivités. Le jour chômé (5 avril, 15 nisan) de Pessah passe. Et le lendemain (6 avril ou 16 nisan), après la tombée du jour, le shabbat régulier est terminé. On peut de nouveau travailler. Alors là, Marie, mère de Yehoshua, et quelques femmes vont se procurer les aromates, font transporter le corps de Yehoshua dans une tombe définitive. Et comme cela revient à la famille, d’après la coutume juive, ses proches, sans doute sa mère et sa sœur, procurent à Yehoshua les soins d’une sépulture honorable. Et le lendemain, avant l’aube, Marie de Magdala trouve le tombeau vide. C’est-à-dire le tombeau provisoire. Alors Tabor fait la remarque suivante : « Nous arrivons au moment sans doute le plus délicat, et controversé, dans l’étude des origines du christ-ianisme. Ici, la foi et le dogme religieux sont à ce point enche-vêtrés aux probabilités historiques que l’écheveau semble presque impossible à démêler. À côté de quelques éléments incontestables, beaucoup resteront peut-être à jamais des énigmes, mais tel est l’état de nos sources et de nos preuves. » (T. 236)

Les quatre Évangélistes s’entendent pour dire que le tombeau fut trouvé vide le matin suivant le shabbat régulier, soit le dimanche matin (7 avril, 17 nisan). Mais leurs récits diffèrent sur qui arrive le premier au tombeau et comment la nouvelle fut répandue. Là, au tombeau, les arrivants apprennent par des personnages qui leurs apparaissent que Yehoshua est ressuscité. Puis le ressuscité lui-même fera une série d’apparitions à ses disciples pour leur prouver qu’il est vraiment revenu de la mort. Mais sur ce point, une importante observation doit être faite.

Fait méconnu ou délibérément caché au grand public, les manuscrits les plus anciens ou plus originaux de Marc ne mentionnent aucune apparition de Yehoshua ressuscité. Ils se terminent au verset 8 du chapitre 16 comme ceci: “Elles sortirent

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et s’enfuirent du tombeau, parce qu’elles étaient toutes trem-blantes et hors d’elles-mêmes. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur.” Les versets 9-20 qui font état des appa-ritions de Yehoshua ressuscité sont un ajout postérieur, le style en témoigne, qui reprend à peu près ce que les trois autres Évan-giles racontent. Il convient encore de rappeler que l’Évangile de Marc est le plus ancien, datant de l’an 70 environ. Il découle de ceci que ce qu’on disait à ce moment-là des apparitions de Yehoshua ne constituait pas un « élément essentiel de la narration » (T. 239). Et Tabor pose la question de savoir pourquoi et sous quelle forme cet élément l’est-il devenu par la suite. Pourquoi et comment les apparitions de Yehoshua sont-elles devenues essen-tielles au récit de la vie de Yehoshua?

C’est par la première Épître aux Corinthiens en 15, 3-8, autour de l’an 54, que nous arrive la première évocation écrite d’une vision de Yehoshua ressuscité. C’est Paul qui parle. Il faut citer : « Je vous ai donc transmis tout d’abord ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, qu’il est apparu à Céphas, puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cent frères à la fois – la plupart d’entre eux vivent encore et quelques-uns sont morts –; ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Et en tout dernier lieu, il m’est apparu à moi aussi, comme à l’avorton. » La tradition que Paul a reçu et qu’il transmet est différente de ce que racontent les Évangiles. Le but de Paul est de dire qu’il a vu Yehoshua ressuscité comme beaucoup d’autres l’ont vu. La vision de Paul, comme nous le verrons plus loin, est manifestement d’ordre mystique (2 Cor 12, 1-4; Éphésiens 1, 15-16). Or Paul ne fait pas de distinction de nature, dans ce texte, entre cette vision, la sienne, et celles des autres. Paul semble suggérer que celles-ci doivent être comprises métaphoriquement. Il parlera d’ailleurs d’un corps spirituel. « Dans la pensée juive, dire qu’une personne a été “relevée d’entre les morts” est une chose, et dire d’une autre qu’elle continue à exister en tant qu’âme ou esprit dans le monde céleste après la mort en est une autre. »(T. 240) Il semble bien que cette dernière perspective soit celle où s’en va la pensée de Paul. Ces visions, en effet, ne semblent pas avoir le même réalisme que celles dont parleront les Évangiles quelques décennies plus tard. Car là, il s’agit de la

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découverte d’un tombeau vide, et le corps qui y était apparaît ensuite comme ressuscité, matérialisé. Le corps inanimé a été rendu à la vie, tel qu’il était, même avec ses plaies. Les appari-tions dont parle Paul n’impliquent pas ce réalisme d’une vision d’un corps ressuscité et matérialisé tel qu’il était avant d’entrer dans la mort.

Les récits évangéliques des apparitions ont pour but de démontrer la « résurrection du Christ, mort pour sauver l’huma-nité tout entière. »(T. 241) Noter que Tabor ne parle pas ici de la résurrection de Yehoshua, mais du Christ. Comme dans le texte de la 1ère aux Corinthiens tout juste cité. On verra plus loin que Christ, dans la pensée paulinienne qui, d’ailleurs, se prolonge dans les Évangiles, est devenu le nom de Yehoshua rendu céleste, divin. L’insistance des Évangiles sur la matérialité du corps ressuscité de Yehoshua semble venir d’un souci théologique visant à établir que sa mort est vraiment rédemptrice pour tous, pourvoyeuse de vie éternelle. Tout ne finit pas avec la mort. Pour les Évangélistes, la mort de Yehoshua ne peut être rédemptrice que si celui-ci revit après son décès. Et la meilleure façon de prouver cela est qu’il apparaisse, se montre, avec son corps ressus-cité et matérialisé. En insistant sur la concrétude du phénomène, on pense pouvoir mieux convaincre le lectorat ou l’auditoire. On permet ainsi à la résurrection d’entrer dans l’histoire au même titre que d’autres faits avérés. Et on rejoint de la sorte un vieux processus de littéralisation des mythes, c’est-à-dire la propension à les prendre au pied de la lettre.

Mais il faut revenir à la fin du récit de Marc où les femmes accourues au tombeau le trouvèrent vide, prirent peur et s’enfuirent sans rien dire à personne. Et là il faut demander : Mais où donc était passé le corps de Yehoshua? Il est raisonnable de poser cette question dont la portée reste en-deçà de l’évoca-tion d’une intervention ou d’un processus surnaturel échappant à la teneur évidente d’un phénomène. Ici, il vaut la peine de reproduire un paragraphe du livre de Tabor qui dit bien la méthode suivie par l’auteur. « S’ils veulent être cohérents avec leur discipline, les historiens sont tenus de maintenir une démarche de type scientifique. Une femme ne peut concevoir sans fécondation mâle, en aucun cas, et Jésus a donc eu un père, que nous soyons capables de l’identifier ou non. Un mort ne se relève pas s’il est cliniquement décédé, comme Jésus devait l’être

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après le supplice de la crucifixion, ainsi qu’après deux jours et trois nuits dans une tombe. Si celle-ci était vide, la conclusion de l’historien est simple : le corps de Jésus a été déplacé par quelqu’un, sans doute dans le but de l’inhumer une nouvelle fois dans un autre endroit. Un historien peut rapporter ce que Paul a dit sur la question, ou recenser les récits d’“apparaissances” d’un Jésus ressuscité qui circulent au temps de la rédaction des Évangiles, mais ces sources textuelles, élaborées des décennies après les événements, témoignent davantage de l’évolution des conceptions théologiques que d’une recherche de la véracité historique. » (T. 242) Alors on revient à la question : Où est passé le corps de Yehoshua? Dans l’état actuel des sources avérées, dit l’auteur, toute réponse comporte une bonne part de supposition. Voici celle qui lui paraît la plus vraisemblable.

D’abord, tenant compte des différents récits évangéliques, ce serait la mère de Yehoshua, sa sœur, Salomé, quelques femmes avec qui elles étaient venues en Judée pour la Pâque, peut-être aussi Marthe et Marie de Béthanie chez qui on s’était retiré, qui auraient fait retirer le corps de Yehoshua pour le porter dans une tombe définitive et l’ensevelir avec les aromates traditionnels. Marthe et Marie étant de la région, on peut supposer qu’elles avaient un caveau et qu’elles l’ont offert à ces bons amis de la famille. Ceci est d’autant plus vraisemblable que des centaines de tombes datant du 1er siècle ont été découvertes sur le mont des Oliviers. Qui plus est, les archéologues ont plus récemment décou-vert sur le flanc ouest sud-ouest du mont des Oliviers une série de sépultures qui semblent témoigner du groupe de Yehoshua. En effet plus de 40 ossuaires portent des noms tels que Lazare, Jean, Joseph, Judas, Marthe, Miriam (Marie), Matthieu, Salomé, Siméon, Yéshua, Simon bar Yonah (le nom araméen de Pierre). Ce sont des noms communs à l’époque, certes, mais leur ensemble est quand même révélateur du groupe de personnes associées à Yehoshua. Les noms de Marthe et de Marie se trouvent inscrits sur le même ossuaire. Ce qui semble indiquer qu’elles aient été des sœurs. C’est également à proximité de cette zone que le tombeau au linceul datant du 1er siècle a été découvert en juin 2000. Tombeau où les ossements d’un individu étaient restés dans le linceul au lieu d’avoir été déposés dans un ossuaire. Ceci indiquant comment on procédait alors par étapes aux sépultures. Dans cette région également fut trouvée la tombe de Talpiot, en

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1980, comportant 10 ossuaires dont quelques-uns portent les inscriptions suivantes correspondant aux noms de membres de la famille de Yehoshua (T. 332-336) : un “Jésus fils de Joseph”, deux “Marie”, un “Joseph”, un “Matthieu”, un “Jude fils de Jésus”. D’autre part, le fameux ossuaire portant l’inscription “Jacques fils de Joseph frère de Jésus” qui a soulevé bien des discussions dans les premières années du présent siècle viendrait de la même tombe comme l’analyse scientifique de la patine au creux des inscriptions semble le démontrer.

Cette tombe de Talpiot est-elle un caveau familial? Voici ce que les statistiques peuvent fournir de renseignement. Pour une famille de 6 personnes, dont les noms seraient ceux des ossuaires de Talpiot, la probabilité serait 1 sur 253 403; soit de 1 sur une population de 1 520 418 personnes. La population de Jérusalem étant alors environ trois fois moins élevée, il ressort que cette association de noms est très probablement un cas unique. Et si on ajoute l’ossuaire de Jacques à ces six, comme les recherches scientifiques le suggèrent, le résultat statistique est le suivant : 1 chance sur 42 723 672 familles. Et l’analyse des noms inscrits sur les ossuaires effectuée par l’auteur, aux pages 332 à 336 de son livre, contribue à établir une vraisemblance tout à fait accep-table qu’il s’agit bien de la sépulture de la famille de Yehoshua. Une convergence de données dont la légitimité sera contestée encore longtemps, soit par une résistance à remettre en question des dogmes établis par et pour la foi chrétienne, soit par un refus de mettre en jeu ses propres présupposés historiques face à des données qui les ébranlent.

Pour une présentation plus détaillée de ces fouilles archéo-logiques, en particulier celles qui ont découvert le fameux “tombeau au linceul” et la “tombe de Talpiot”, il faut se référer directement à l’Introduction (Deux tombes) du livre de Tabor aux pages 19 à 45, ainsi qu’à l’Épilogue (La découverte du caveau familial de Jésus) aux pages 325 à 337.

Alors? Les restes de Yehoshua auraient séjourné deux millénaires dans ce caveau de Talpiot. Et la croyance en la résur-rection au sens d’un retour à la vie avec la matérialité corporelle s’en trouverait ébranlée de façon décisive.

En conclusion, il paraît légitime de penser que l’idée de résurrection des morts, n’apparaissant expressément que dans les textes datant du 2e et 1er siècle d’avant notre ère, serait un effet

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de l’hellénisation galopante affectant en ce temps le pourtour de la Méditerranée. Une étude des documents parlant de diverses montées au ciel et de visions du trône céleste laisse apparaître beaucoup de tâtonnements autour de cette question de la résur-rection des morts. Et dans la ligne de la pensée platonicienne, on en vint à concevoir une vie immortelle pour l’âme humaine après la mort, laissant en retrait pour ainsi dire la question de la résurrection elle-même. Dans ce contexte il devient compréhen-sible qu’à l’intérieur de la tradition chrétienne on ait fait de la résurrection de Yehoshua un objet de foi. Si on ne peut la dé-montrer, cette résurrection, il faut quand même y croire.

((Une parenthèse importante ajoutée en 2016 : Le texte De Jehoshua à Christos a été écrit et publié en 2010. Comme on le voit, il s’inspire largement entre autres du livre de James Tabor, intitulé en version originale The Jesus Dynasty et publié en 2006. Or cet auteur et chercheur poursuit ses travaux. En 2012 est publié le livre The Jesus Discovery, signé par James Tabor lui-même et Simcha Jacobovici. On y fait état de deux tombes de Talpiot. Voici la table des matières du livre : The discovery. Two Talpiot tombs. Decoding de mysterious sign of Jonah. Returning to the Jesus family tomb. Jesus and Mary Magdalene. The mys-tery of de James ossuary. Resurrection, lost bones, and Jesus” DNA. The first christians and christianity today.))

Après la mort des deux messies

Jean le Baptiseur et Yehoshua sont morts. L’un par déca-

pitation. L’autre par crucifixion. Qu’arrive-t-il alors de leur mou-vement messianique de renouvellement spirituel et de contesta-tion politique ?

Les disciples atterrés remontent en Galilée, et quelques-uns retournent à leurs occupations régulières de pêcheur. L’aven-ture messianique est-elle finie ? Le regroupement va-t-il se dissoudre comme ceux formés autour de la douzaine de figures messianiques que les Romains ont mises à mort par crucifixion en Palestine à cette même époque comme le rapporte Flavius Josèphe ? Non, ce n’est pas fini. Après un temps de réflexion, de ressaisissement, le groupe des disciples se retrouve à Jérusalem. Et pour comprendre la suite il est opportun voire nécessaire de

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recourir aux Actes des Apôtres, texte qui constituait originaire-ment un ensemble avec l’Évangile de Luc.

Luc et les Actes des Apôtres

Luc veut dissimuler aux yeux des gentils la provenance

galiléenne et juive de Yehoshua. Il ne parle pas du retour de ses disciples en Galilée après sa mort. Il passe sous silence cette période d’interrogation sur le sens du projet messianique de Jean et de Yehoshua. Son récit des Actes des Apôtres place Pierre à la direction du christianisme naissant et met nettement l’emphase sur le rôle de Paul dans l’expansion du mouvement. Le récit se termine avec la mort de Paul, en 60, dans la ville de Rome. Ainsi Luc n’a pas besoin de dire comment Jacques qui a remplacé Yehoshua est mort lapidé, ni comment ce Jacques, après son assassinat en 62, a été lui-même remplacé par son frère Simon. Les deux, comme on le sait, étaient les demi-frères de Yehoshua. Autant de choses qu’il devait savoir puisqu’il écrit quelque trente ans après cet événement tragique pourtant bien connu comme en témoigne encore l’historien Flavius Josèphe. C’est par ce texte de Luc que l’existence d’une réelle dynastie de Yehoshua s’effaça pour la mémoire chrétienne.

a. Jacques successeur de Yehoshua

Cependant le texte des Actes conserve malgré lui ou à son

insu des indices de la présence et de l’autorité de Jacques. Ainsi, lors de la réunion des onze Apôtres pour décider du remplace-ment de Judas, les frères de Yehoshua sont du nombre. Voici le texte : « Rentrés en ville, ils montèrent à la chambre haute où ils se tenaient habituellement. C’étaient Pierre, Jean, Jacques, André, Philippe et Thomas, Barthélemy et Matthieu, Jacques fis d’Alphée et Simon le Zélote, et Jude, frère de Jacques. Tous d’un même cœur étaient assidus à la prière avec quelques femmes, dont Marie mère de Jésus, et avec ses frères. » (Actes, 1, 13-14) Noter que les traducteurs rendent la formule ambiguë “Jude de Jacques” par “Jude, fils de Jacques”. Mais ce Jude, faisant partie du troisième groupe d’apôtres, tel que présenté en d’autres endroits, est plutôt le frère de Jacques (T. 259) Les quatre frères de Yehoshua sont au nombre des onze apôtres présents. Mais la phrase qui suit

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immédiatement l’énumération les retranche de ce groupe d’apôtres et les place au niveau des simples accompagnateurs, i.e. avec ceux qui y étaient aussi dont Marie, la mère de Jehoshua, et ses frères. La famille n’est plus au premier rang.

Par ailleurs le texte des Actes laisse des indices que Jacques était à la tête du mouvement après la mort de Yehoshua. Ainsi, quand Pierre, arrêté sur ordre d’Hérode, est libéré miraculeusement, il demande qu’on l’annonce à Jacques et aux frères (Actes 12, 17). Jacques y est vu comme représentant l’autorité. De même dans le récit de la rencontre de Jérusalem, (qu’elle ait effectivement eu lieu ou non n’affecte pas ce qui est dit à propos du rôle de Jacques), où on discute de la question de savoir si les païens convertis devaient se soumettre au rite de la circoncision, c’est Jacques qui se lève après les délibérations et tranche définitivement la question : « C’est pourquoi je juge, moi, qu’il ne faut pas tracasser ceux des païens qui se convertissent à Dieu. Qu’on leur mande seulement de s’abstenir de ce qui a été souillé par les idoles, de l’impudicité, des chairs étouffées et du sang » (Actes, 15, 19). Il s’agit en somme de la loi dite “de Noé”, selon le Talmud, qui donne les grands préceptes d’équité devant valoir pour toute l’humanité. Ainsi Jacques tranche la question. Dans la pensée de l’auteur du récit, il occupe alors manifestement la première place dans ce mouvement messianique suscité par Jean le Baptiseur, puis assumé par Yehoshua. Mouvement prônant l’avènement prochain du Royaume de Dieu, royaume centré sur Israël, mais ouvert à toutes les nations. On peut aussi noter en passant l’expression “s’abstenir…des chairs étouffées et du sang”. Indice qu’à l’époque, aux environs de l’an 50, les fidèles du mouvement de Yehoshua ne pouvaient pas boire le vin en référence à son sang versé.

Il y a d’autres preuves que Jacques a succédé à son frère Jehoshua à la direction du mouvement nazaréen ou de l’Église de Jérusalem. L’Évangile de Thomas, appelé parfois l’Évangile de Jésus, découvert à Nag Hammadi en 1945, est un recueil de 114 paroles de Yehoshua dont la douzième se lit : « Ont dit les disci-ples à Jésus : “Nous savons que tu nous quitteras. Qui sera notre guide alors?” Jésus leur dit : “Où que vous alliez, vous irez vers Jacques le Juste, pour qui le ciel et la terre ont été créés. » L’ori-gine araméenne très probable de ce texte laisse entendre qu’on a là des paroles de Yehoshua mises par écrit vers l’an 50, donc à

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peu près en même temps que les premières épîtres de Paul et deux décennies avant l’Évangile de Marc, le plus ancien des Évan-giles canoniques. Puis il y a Hégésippe et Clément d’Alexandrie, l’un et l’autre au début et à la fin du 2e siècle, qui affirment clairement que la « succession » et la « tradition du savoir » furent remises nommément à Jacques le Juste, frère du Seigneur. C’est l’historien Eusèbe qui les cite. (T. 263-66)

Et ainsi est-on amené à regarder rapidement le contenu de l’Épître de Jacques. Ce Jacques communément appelé “frère de Jésus”. Il faut rappeler que cette lettre ne fut pas reconnue d’emblée apte à figurer parmi les livres canoniques du Nouveau Testament. Ce corpus, on le sait, ne fut définitivement complété qu’au 4e siècle. L’Épître, en effet, ne figure pas dans le fragment muratorien qui renvoie au 2e siècle, vers 170. De leur côté, Ori-gène et Eusèbe la contestent. Jérôme et Augustin hésitent également à la placer parmi les livres inspirés.

La lettre de Jacques, écrite probablement vers l’an 49, est adressée aux douze tribus de la diaspora. Son message central proclame qu’il n’y a pas de salut, pas de justification par la seule foi, mais qu’il faut absolument y joindre les œuvres. La foi juive doit influer sur l’agir concret. À cet égard, le texte ressemble beaucoup à l’Évangile perdu, i.e. à l’ensemble des passages com-muns à Matthieu et Luc, soit 235 versets, mais absents du texte de Marc. Rappelons qu’il s’agit de la source Q qui remonterait dans le temps avant la rédaction des Épîtres de Paul, soit vers l’an 50. Parmi cet ensemble de versets se trouvent ceux qu’on a appelé le “sermon sur la montagne” dans Matthieu ou le “sermon dans la plaine” dans celui de Luc. Donc des paroles de Yehoshua. Ces parties des Évangiles sont d’ailleurs parmi les plus connues du grand public chrétien. Voici, comme exemple, une de ces ressemblances en Matthieu 7, 21 : « Ceux qui me disent “Seigneur, Seigneur” n’entreront pas tous au royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père. ». Et Jacques, 1, 22 : « Mettez en pratique la parole, ne vous bornez pas à l’écouter! » Tabor a relevé 35 de ces similarités. (T. 282)

Comme Jean le Baptiseur et Yehoshua, Jacques prêche l’ondoiement des malades, le pardon des péchés par la prière et le repentir comme des exigences de l’enseignement traditionnel ou de la foi hébraïque. Purification pour obtenir le pardon de Dieu, et repentir sincère commandant des changements de conduite dans

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la vie concrète. Donc recours à la bienveillance de Dieu et acceptation des exigences éthiques réclamées par un vrai repentir. En somme, Jacques, comme son frère Yehoshua, continue de proclamer l’avènement du Royaume de Dieu sur terre et enseigne comment il faut être et se comporter pour que justement ce Royaume arrive. Son épître est une pièce d’Évangile du Royaume de Dieu sur terre.

Ainsi Jacques assume sa tâche de directeur du mouvement messianique de 30 à 62, date de son assassinat. C’est Annas qui le fait arrêter. Flavius Josèphe raconte dans Antiquités : « Il réunit les juges du Sanhédrin, fit comparaître devant eux Jacques, le frère de Jésus, ainsi que quelques autres, et ils furent condamnés à être lapidés pour manquement à la loi. Mais les habitants de la ville réputés les plus honnêtes, et les plus stricts quant à l’observance de la loi, furent offensés par cette décision. » (T. 292) Plus tard, dans son Histoire de l’Église, Eusèbe écrira à propos de la révolte juive et de la destruction de Jérusalem en 70, que « …ces choses arrivèrent aux Juifs afin de venger Jacques le Juste, qui était le frère de Jésus, car les Juifs l’avaient tué malgré sa très grande vertu. » D’autres auteurs comme Hégésippe, Origène, Épiphane, racontent ou évoquent la mort tragique de Jacques par lapidation. Et au deuxième siècle, l’endroit de sa sépulture à proximité de Jérusalem était connu.

Et après la mort de Jacques? Les autres apôtres de concert avec la famille de Yehoshua désignèrent à l’unanimité Simon, un autre frère, pour lui succéder à la tête du mouvement nazaréen. Simon en assuma la direction jusqu’en 106, date ou l’empereur Trajan le fit crucifier en tant que descendant du roi David. (T. 297)

D’après Eusèbe et Épiphane, Jude, autre frère de Yehoshua, aurait succédé à Simon comme directeur de l’Église de Jérusalem ou du mouvement nazaréen. Puis après, selon ces mêmes auteurs, c’est un conseil de douze personnes dont José, frère de Yehoshua, qui aurait collégialement dirigé le mouvement selon le modèle des douze Apôtres.

De 132 à 135, pendant le règne d’Hadrien, une autre révolte juive secoue la Palestine. Elle est menée par Simon bar Kosiba, reconnu comme messie par beaucoup de Juifs. Hadrien veut frapper ce nouveau mouvement messianique droit au cœur. Il interdit à tout Juif d’entrer à Jérusalem et construit une ville romaine en lieu et place. Il érige un temple dédié à Jupiter Capitolien. Et de

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conclure Tabor : « Devant cette sombre réalité, l’espérance messia-nique juive se dissipe rapidement, et avec elle l’attente de l’avè-nement du Royaume de Dieu sur terre. » (T. 307)

Il y a eu cependant jusqu’au 4e siècle, en Palestine, des groupes restés fidèles à la foi originelle. On les appelait les Ébionites ou pauvres. Puis ce fut la fin. Ces Ébionites étaient considérés hérétiques par les tenants de l’autre christianisme instauré par Paul et qui se développait à vive allure dans tout le monde méditerranéen.

b. Histoire de Saül de Tarse ou Paul

Nous avons auparavant dans ce texte présenté rapidement

le personnage de Saül de Tarse. Saül, i.e. Chaoul selon la pronon-ciation hébraïque. Son prénom romain est Paul, signifiant petit. Et Tarse est une localité de Cilicie en Asie Mineure située sur les bords de la Méditerrannée.

Jérôme, au 4e siècle, dit que Saül est né à Guichala, une quarantaine de kilomètres au nord de Sepphoris, en Galilée. Sa famille aurait été déportée en Cilicie par les Romains à la suite de la révolte des Juifs après la mort d’Hérode le Grand en l’an -4. Expérimentant les inconvénients provoqués par une résistance au pouvoir, la famille serait devenue plus conciliante envers les maîtres romains. Le père était pharisien. Il était sans doute faiseur de tente. Métier qu’il dut transmettre à son fils, comme en témoigne le livre des Actes, 23, 6. La famille, vraisemblablement aisée et collaboratrice du pouvoir politique, obtint la citoyenneté romaine.

Paul vint étudier à Jérusalem avec le réputé rabbin phari-sien Gamaliel. Il fut introduit dans la famille du grand-prêtre Annas. Et après la mort de Yehoshua, il participa activement à la maîtrise et la persécution de ses partisans. Qu’on pense, par exemple, à l’épisode bien connu du martyre d’Étienne. Mais il n’existe aucun indice que Paul ait connu Yehoshua personnelle-ment. Ses contacts avec les dirigeants romains étant de haut niveau, cela lui valut plus tard des avantages, entre autres la protection de Néron lui-même.

Les Actes des Apôtres racontent comment Paul, en route pour Damas avec la mission d’arrêter les tenants du mouvement nazaréen, – mission assez invraisemblable, il faut le dire, puisque

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ce territoire est sous une autre juridiction –, fut terrassé par une lumière et entendit une voix, celle de Jésus, du Seigneur, lui demandant pourquoi il le persécutait à travers ses disciples. Puis cette voix lui enjoignit de se rendre en ville où on lui dira ce qu’il devait faire. Paul était devenu aveugle. Ses compagnons le prirent par la main et le firent entrer dans Damas. Il resta trois jours sans voir et sans manger ni boire. Là, Ananie, disciple du Seigneur, fut, par révélation, mis au fait de la situation de Paul. Obéissant à l’ordre du Seigneur, Ananie se rendit à l’adresse où se trouvait Paul et l’informa de sa mission. Il lui rendit donc la vue, le baptisa pour qu’il fût rempli de l’Esprit-Saint, selon l’expression chère à Luc. Alors Paul se sustenta, reprit ses forces instantanément après cette mort symbolique, et se tint prêt pour porter le nom du Seigneur, ce Jésus qu’il persécutait, auprès des païens, des rois et des enfants d’Israël. Demeurant quelques jours à Damas, Paul entrait dans les synagogues et annonçait que Jésus était le Fils de Dieu. (Cf. Actes 9, 1-20). Mais cela est un récit de Luc, écrit quelque 40 ans après la mort de Paul. On y retrouve le même style et la même utilisation des visions ou du merveilleux que dans les circonstances entourant la conception et la naissance de Yehoshua dans son propre récit évangélique. Aussi, pour une approche sans doute plus conforme à la réalité historique, faut-il tout d’abord consulter les lettres de Paul où lui-même parle de cette vision. Comme déjà mentionné, ces lettres comptent parmi les plus anciens documents chrétiens qui nous soient parvenus. Alors, que dit Paul de sa fameuse expérience initiatique? Et qu’est devenu Yehoshua dans les écrits de Paul?

Vers l’an 54, accusé d’ambition personnelle et de faiblesse, Paul se voit contraint de faire son propre éloge auprès des Corinthiens. Il évoque les visions et les révélations dont il fut le bénéficiaire et en particulier celle-ci : « Il faut se vanter? (cela ne vaut rien pourtant) eh bien! j’en viendrai aux visions et révé-lations du Seigneur. Je connais un homme dans le Christ qui, voici quatorze ans, – était-ce en son corps? Je ne sais; était-ce hors de son corps? Je ne sais, Dieu le sait, –… cet homme-là fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et cet homme-là – était-ce en son corps? était-ce sans son corps? je ne sais, Dieu le sait, – je sais qu’il fut ravi jusqu’au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à l’homme de redire.” (2 Cor 12, 1-4) Et dans l’Épître aux Galates (1, 15-16), il dira ceci de

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cette vision : « Mais quand Celui qui dès le sein maternel m’a mis à part et appelé par sa grâce daigna révéler en moi son Fils pour que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, sans consulter la chair et le sang, sans monter à Jérusalem trouver les apôtres mes prédécesseurs, je m’en allai en Arabie, puis je revins encore à Damas. »

Paul a eu cette vision autour de l’an 36. (Cette date ne correspond pas au “quatorze ans” dont fait état le passage cité de la 2e lettre aux Corinthiens, si cette lettre a été écrite plus tard que l’an 50) Il fut transporté au paradis, au troisième ciel de la sphère céleste, ne sachant pas si c’est corporellement ou non. Là, il entend une voix, une voix qui lui parle, lui dit des paroles ineffables, des paroles que l’homme ne peut redire. Des paroles, cependant, qui changent le cours de sa vie et qui lui inspirent un nouveau langage. L’expression révéler en moi situe bien la vision de Paul au rang d’une sorte d’expérience mystique, d’une prise de conscience particulière, vive, aiguë. Dès lors il se prendra comme le treizième apôtre et se verra responsable de la conver-sion des Gentils. Il peut être vrai historiquement qu’il a aussi été chargé de cette tâche par Jacques le Juste, Pierre et Jean. Mais fondamentalement il se considérera investi de cette mission sur la base des révélations qu’il a reçues, c’est-à-dire de la compré-hension intérieure qu’il en a eue. Alors toute la question est de savoir comment il s’est acquitté de cette tâche.

c. Mission de Paul

Comment, essentiellement, Paul exécute-t-il sa mission?

En inventant un Christ divin, céleste. (T. 270, 271) Lors de sa vision, il a entendu une voix qu’il dit être celle de Jésus, des paroles qu’un humain ne peut redire. On peut au moins présumer que ces paroles ont inspiré sa prédication. Or celle-ci consiste tout au fond à proclamer que Jésus est ressuscité, qu’il est divin : image invisible de Dieu, premier-né de toute la création, forme de Dieu, à l’égal de Dieu. Il importe de citer assez longuement deux passages des Épîtres de Paul où celui-ci dit lui-même com-ment il conçoit le Christ. C’est-à-dire comment Yehoshua ou Jésus devint Christ divin dans et par sa propre pensée.

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D’abord, Philippiens, 2, 5-11 : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus : Lui de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix! Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus, s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu’il est SEIGNEUR à la gloire de Dieu le Père. »

Ce texte se présente comme un hymne. On a pensé que par sa forme il pouvait être antérieur à Paul. Sa construction, en effet, reproduit assez bien le mouvement christique universel dont parlent beaucoup de mythes : descente d’un dieu chez l’humain pour le sauver, le relever et le faire participer à la divinité. Jésus est Christ. Pour Paul, cela signifie qu’il est divin, de condition ou de nature divine, égal à Dieu. Gracieusement ou gratuitement il s’anéantit, prend la condition humaine. Jusqu’à mourir sur une croix. Mais Dieu l’a exalté, l’a ressuscité, l’a délivré de la mort. Lui a donné le Nom suprême, celui de Sei-gneur, maître de l’univers : ciel, terre et enfers. Ainsi au nom de Jésus tout s’agenouillera. Jésus, dans la pensée de Paul éclairée intérieurement par révélation divine (penser à l’expression révéler en moi), est Christ, c’est-à-dire Seigneur et égal à Dieu. C’est ainsi que Yehoshua, fils de Marie et homme de Galilée, fut fait Christ, fut fait Dieu. Dieu de l’univers, un Dieu cosmique. Rappelons que le messie ou les messies des mouvements messia-niques hébraïques étaient des humains et non des divins, que leurs engagements étaient religieux, soit, mais aussi politiques. Ces messies visaient la libération de la domination romaine et, à sa place, l’instauration du Royaume de Dieu sur terre, royaume de justice et de paix.

Puis, dans l’Épître aux Galates, Paul défend son Évangile, l’Évangile qu’il a prêché, l’Évangile du Christ. Il prend sévèrement position contre des fauteurs de trouble qui s’avèrent être les tenants du mouvement nazaréen, celui de Yehoshua. Voici Galates 1, 1-19 : « Paul, apôtre, non de la part des hommes ni par l’intermédiaire d’un homme, mais par Jésus Christ et Dieu le Père qui l’a ressus-cité des morts, et tous les frères qui sont avec moi, aux Églises de

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Galatie. À vous grâce et paix de par Dieu notre Père et le Seigneur Jésus Christ, qui s’est livré pour nos péchés afin de nous arracher à ce monde actuel et mauvais, selon la volonté de Dieu notre Père, à qui soit la gloire dans les siècles des siècles! Amen. (Voilà pour la salutation. Suit maintenant l’admonestation.)

« Je m’étonne que si vite vous abandonniez Celui qui vous a appelés par la grâce du Christ, pour passer à un second évangile, – non qu’il y en ait deux; il y a seulement des gens en train de jeter le trouble parmi vous et qui veulent bouleverser l’Évangile du Christ. Eh bien! si nous-mêmes, si un ange venu du ciel vous annonçait un évangile différent de celui que nous vous avons prêché, qu’il soit anathème! Nous l’avons déjà dit, et aujourd’hui je le répète : si quelqu’un vous annonce un évangile différent de celui que vous avez reçu, qu’il soit anathème! En tout cas, maintenant, est-ce la faveur des hommes, ou celle de Dieu que je veux gagner? Est-ce que je cherche à plaire à des hommes? Si je voulais encore plaire à des hommes, je ne serais plus le serviteur du Christ. Sachez-le, en effet, mes frères l’Évangile que j’ai annoncé n’est pas à mesure humaine : ce n’est pas non plus d’un homme que je l’ai reçu ou appris, mais par une révé-lation de Jésus Christ. Vous avez certes entendu parler de ma conduite jadis dans le judaïsme, de la persécution effrénée que je menais contre l’Église de Dieu et des ravages que je lui causais, et de mes progrès dans le judaïsme, où je surpassais bien des compatriotes de mon âge, en partisan acharné des traditions de mes pères.

« Mais quand Celui qui dès le sein maternel m’a mis à part et appelé par sa grâce daigna révéler en moi son Fils pour que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, sans consulter la chair et le sang, sans monter à Jérusalem trouver les apôtres mes prédécesseurs, je m’en allai en Arabie, puis je revins encore à Damas. Ensuite, après trois ans, je montai à Jérusalem rendre visite à Céphas et demeurai auprès de lui quinze jours; je n’ai pas vu d’autre apôtre, (sinon Jacques) mais seulement Jacques, le frère du Seigneur. »

Paul se dit avoir été transporté au paradis. L’Ancien Tes-tament parlent de personnages qui ont été élevés au ciel soit pour recevoir un message à rapporter au peuple, soit pour contempler le trône céleste, par exemple, Moïse, Isaïe, Daniel. La voix que Paul a alors entendue lui révèle qu’il a été choisi par Dieu dès sa

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conception pour annoncer l’Évangile du Christ. Il reconnaît comment, avant sa révélation intérieure, il a persécuté “l’Église de Dieu”. Cette Église de Dieu ne peut être que le Mouvement messianique de Jean le Baptiseur et de Yehoshua, aussi appelé l’Église de Jérusalem. Mais d’après sa révélation, ce mouvement fait fausse route. Il doit être réorienté, surélevé, amené au niveau de sa pleine potentialité, dépouillé de ses préoccupations terrestres. Et c’est précisément l’Évangile que Paul se met à prêcher. Il n’y a pas d’autre évangile que celui qu’il annonce, lui, Paul. C’est l’Évangile du Christ ou l’Évangile de Paul. Son Évangile. C’est Jésus Christ, i.e. Messie divinisé par Paul, Messie fait Dieu, fait Fils de Dieu, fait Seigneur tout comme Dieu, qui le lui a révélé, intérieurement ou en lui-même. Cet Évangile, il le tient, non de la part de quelque homme que ce soit, mais de Jésus Christ et de Dieu le Père. C’est d’eux et non d’un homme qu’il tient son titre d’apôtre ainsi que l’Évangile qu’il annonce.

Il convient de noter que Paul associe très souvent les noms Jésus et Christ. C’est-à-dire Yehoshua et Χριστος. Christos, comme on l’a vu antérieurement, est la forme grecque du mot messie qui, de son côté, veut dire oint. Déjà la nomination elle-même comprenant un passage de l’hébreu au grec, Yehoshua Χριστος, commence de retirer ou d’extraire Yehoshua de son contexte juif. Les traductions anglaises et françaises disent : Jesus Christ, Jésus Christ, et emploient le plus souvent un trait d’union entre les deux mots. Mais pas nécessairement. Dans nombre de cas, Paul n’emploie que le mot Χριστος, Christ, pour parler de Yehoshua. C’est devenu son nom. Alors la dimension hébraïque et juive disparaît. Le personnage Yehoshua est non seulement divinisé, mais sa divinité pourra s’interpréter à la ma-nière gréco-romaine ou se couler dans des approches hellénisantes. Pensons entre autres aux développements théologiques du Logos, apparentées au néoplatonisme, dans l’Évangile de Jean à la fin du 1er siècle.

Et que signifie encore Messie devenu Christ? D’abord ce nom perd toute signification politique. Le Christ de Paul n’est aucunement associé à la libération du pouvoir romain. C’est un Christ qui transcende le jeu politique des nations. Ce Christ a bien voulu prendre, pour un temps, la forme douloureuse de la condition humaine, mais il a vaincu toutes ses misères y compris les affres de la mort. Ainsi Christ a tracé la voie à suivre pour

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ceux qui croiront en lui. Depuis lors, l’humain est sauvé par sa foi en ce Christ exalté, i.e élevé au-dessus de la mort, ressuscité. Cette croyance rend ce Christ transcendant tout en le gardant en quelque sorte immanent en chacun des croyants. Car ce Christ, selon Paul, vit en quiconque croit en lui. C’est là que chacun peut le rejoindre. Paul dira de multiples manières que “le Christ vit en moi et moi en lui”. On peut noter en passant que cette position doctrinale peut servir d’assise à une approche gnostique, ou encore peut être vue comme s’apparentant à des religions à mystères. Cependant on sait comment les gnostiques ont eu maille à partir avec le courant chrétien dominant des premiers siècles de notre ère.

Selon cette conception christique et mystique du messie, Paul résout l’immense problème laissé par les passages succes-sifs de messies juifs qui, contrairement aux attentes, n’ont pas été suivis de l’intervention de Yahvé libérant son peuple du pouvoir étranger et établissant sur cette terre un Royaume de justice et de paix pour Israël et aussi pour les nations. Le message de Paul esquive le problème de ces attentes et espoirs déçus. Attentes que d’aucuns, cependant, vont continuer d’alimenter. Mais Paul n’a pas à expliquer tout cela à ses auditeurs païens. Il n’a pas à expliquer, non plus, que le messie devait être de descendance davidique. Il présente un Christ dégagé de la conception tradi-tionnelle qui soumettait l’avènement du Royaume de Dieu sur terre à un judéo-centrisme davidique caractérisé et difficile à comprendre et à accepter du point de vue des non-Juifs. Il n’a pas à parler de Jérusalem comme centre universel de la justice et de la paix. Le Christ de Paul s’accommode très bien de la Pax romana, de l’ordre politique romain. Ainsi le message de Paul, exempt de tout virus révolutionnaire, ne visant aucune sédition, est facilement acceptable par les gentils. D’autant plus accep-table que ce Christ à la fois transcendant et immanent, cosmique et intérieur, se situe en droite ligne avec les religions à mystères dont le monde gréco-romain est bien au fait et que d’ailleurs il pratique. L’Évangile de Paul peut paraître à tout ce monde gréco-romain simplement comme une nouvelle interprétation de ses manières usuelles de croire et d’accéder au divin.

Ces quelques observations sur le Christ de Paul se retrou-vent non seulement dans le livre de James Tabor, mais aussi grosso modo dans celui de Wilson, How Jesus became Christian, au chapitre Paul the radical. À la page 179, Wilson cite un passage

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du livre de Tom Harpur, qui vient de la page 169 de l’édition originale anglaise, et qu’on trouve à la page 222 de la traduction française. Voici : « Étant donné que Paul était, par-dessus tout, un excellent communicateur, il parla aux gens de son époque dans la langue mystique qu’ils comprenaient, c’est-à-dire la langue vernaculaire des religions à mystères. Il utilisa leur phraséologie, leurs symboles, toute leur philosophie de la rédemption personnelle et de l’immortalité par l’identification à l’essence christique, morte et ressuscitée, du Logos ou du fils de Dieu. Tout ce qu’il dit à propos d’être “dans le Christ” ou d’avoir “le Christ en vous” reflète la théosophie et la philosophie helléniques de l’époque. Il s’agit en réalité d’un culte à mystères d’inspiration orphique et platonicienne (Orphic-Platonic-Mystery cultism), d’un mysticisme yogique presque strictement hindou ou védique, sans référence immédiate à la vie évangélique de Jésus. C’est la Bonne Parole universelle de l’incarnation du divin dans chaque être humain. »

Et Harpur de continuer à la page 227 de la version fran-çaise : « Je suis donc tenu, sur la base de mes propres travaux de recherche, de reconnaître que le Christ qu’évoque Paul n’était pas Jésus de Nazareth. » Puis l’auteur en arrivera à penser que ce Jésus de Nazareth n’a pas existé. Conclusion qui ne s’impose pas cependant. En effet, on peut très bien comprendre que Paul se soit servi de Yehoshua, le Jésus de Nazareth, comme ancrage historique, comme prétexte, pour parler du « Christ mystique connu à travers les âges, le Christ dit païen, le rayon du Logos cosmique qui fut et demeure anhistorique, n’ayant ni début ni fin. » (H. 227)

Revenons à Wilson. Tout son livre est construit pour montrer que les enseignements de Paul constituent un rejet formel du judaïsme. La foi en Christ divinisé et spiritualisé rem-place la Loi juive ou la Torah comme guide ou inspiration pour la vie concrète, libère de la religiosité hébraïque. Et la jeune chrétienté, en ses premiers siècles, finira par adopter cette orien-tation. Mais contrairement à Harpur, sa démarche ne l’amène pas à mettre en doute l’existence historique concrète de Yehoshua.

Quant à James Tabor, qui est notre principale source de renseignements dans la présente démarche, il a plutôt tendance à atténuer l’influence mythologique directe sur Paul. À la page 272 de son livre, il observe en effet qu’on a souvent accusé Paul de s’être inspiré de conceptions hellénistiques ou païennes pour

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imaginer son Christ céleste. Mais il pense qu’on n’a pas besoin de faire appel à cette influence pour comprendre la position de Paul. Que celui-ci avait pu tout aussi bien puiser ces idées dans le judaïsme, lui-même devenu très diversifié à l’époque. Cela se peut. Car il existe, dit-il, de nombreux textes « pseudépigraphes » qui « … s’interrogent sur la hiérarchie des niveaux célestes et des anges, sur les rites magiques, sur la vie dans l’Au-delà, sur les récompenses et les punitions spirituelles qui peuvent attendre chacun après la mort. Même l’éventualité de personnages rédemp-teurs préexistants, cosmiques plutôt que terrestres, apparaît dans la réflexion juive de l’époque. S’il a construit sa “christologie” sur la base de ses expériences mystiques personnelles, Paul a très bien pu trouver des inspirations spéculatives au sein même de certaines traditions juives. Rappelons à ce titre l’extraordinaire intérêt que les manuscrits de la mer Morte porte à tout ce qui relève de la sphère céleste. » Fort bien. Mais, peut-on observer, cela n’empêche nullement que Paul, homme cultivé et possédant une érudition certaine, ait eu une connaissance effective et directe de mythologies religieuses païennes présentant des personnages divins effectuant des démarches de descente et de remontée en vue de sauver, de libérer les humains. Les mythes d’Isis-Osiris, de Mithra, entre autres, avaient une vie très active dans le monde gréco-romain de l’époque. D’autant que Paul avait passé son enfance loin de la Palestine juive, en Cilicie dans l’Asie mineure centrale, en plein monde païen. En somme, que Paul ait hissé le personnage historique Yehoshua au niveau de la fonction christique universelle de salut de l’humanité en puisant dans la réflexion judaïque de l’heure sensibilisée à cette problématique ou en se référant à la connaissance personnelle directe qu’il peut en avoir ne change rien au fait que le Christ paulinien est une divinisation de Yehoshua dans l’optique d’une longue tradition humaine dite païenne.

Toujours est-il que son Évangile, l’Évangile de Christ, ne porte que peu d’attention au personnage historique de Yehoshua. Il s’en sert, pourrait-on dire, comme point d’ancrage concret. Aussi parle-il de Jésus Christ. Mais ce Jésus, ce Yehoshua ne lui a rien enseigné de son vivant. C’est Christ Dieu qui lui a révélé l’essentiel de son message, en lui-même, dans une sorte d’expé-rience mystique. Et c’est ce qui compte pour Paul. Croire en ce Christ donne le salut, la vie éternelle. Paul croit même que la fin

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des temps est proche. Trait qu’il garde du messianisme juif ayant prévalu pendant les deux derniers siècles. Tout comme Yehoshua lui-même, Paul pensait que lui et la plupart de ses sympathisants vivraient assez longtemps pour assister à la deuxième venue de Christ sur terre (Cf. 1 Thessaloniciens). Paul croyait littéralement à la montée des vivants et des morts vers les nuées du ciel à la rencontre de ce Christ. Sa pensée est toute tournée vers l’existence céleste. Il faut s’intéresser aux choses invisibles plutôt qu’aux visibles. Car ce monde-ci est mauvais. Le Royaume de Dieu n’est pas pour cette terre. Il est de l’ordre de la transcendance, dans l’au-delà de ce monde-ci. C’est pourquoi, répète-t-il, il faut se délester de tout ce qui est terrestre. Que les hommes et les femmes non-mariés ne se marient pas de façon à ne pas être accaparés par des soucis temporels et pouvoir ainsi s’adonner totalement au service du Seigneur. En attendant cette deuxième venue, que tous participent au repas du Seigneur, communient à son corps et à son sang en mangeant le pain et en buvant le vin. Cette idée d’eucharistie, faut-il le rappeler, se trouve en tout premier lieu dans les textes de Paul. On a vu que Yehoshua, en tant que juif et fidèle observant de la Torah, n’avait pas pu avoir eu une telle idée lors du dernier souper avec ses disciples. Celle-ci est d’origine païenne et importée par Paul dans ce qu’il dit être son Évangile, i.e. celui qu’il dit avoir reçu de Christ en une vision, en une révélation intérieure.

Il se produit un autre glissement sémantique d’importance chez Paul. C’est dans l’emploi du mot Seigneur. Quand il parle du Seigneur Jésus ou quand il dit que Jésus est Seigneur, ce n’est pas à la manière de Jacques et de Jude où κυριος signifie maître, un terme de grande déférence envers celui, Yehoshua, qui a donné sa vie pour l’avènement du Royaume de Dieu sur terre. C’est tout autre chose, en effet. Par exemple, la longue citation donnée plus haut de l’Épître aux Philippiens se termine ainsi : « … pour que tout, au nom de Jésus, s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu’il est SEIGNEUR, à la gloire de Dieu le Père. » (Phil. 2, 10-11). Paul, il l’a dit lui-même, est passé maître dans la connaissance des Écritures hébraïques. Et ici il fait nettement référence à un passage d’Isaïe où Yahvé se dit le seul Dieu universel : « Tournez-vous vers moi pour être sauvés, tous les confins de la terre, car je suis un Dieu sans égal! J’en

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jure sur moi-même; ce qui sort de ma bouche est la vérité, une parole irrévocable : c’est devant moi que tout genou fléchira, par moi que jurera toute langue en disant : Par Yahvé seul la victoire et la force! » (Isaïe, 45, 22-24). On voit ainsi comment Paul attribue à Yehoshua devenu Christ les prérogatives que l’Écriture réservait à Yahvé. Ce Yahvé qui avait le titre de Seigneur comme on peut le lire en Is. 40, 10 : « Voici le Seigneur Yahvé qui vient avec puissance, son bras lui soumet tout! » Un saut sémantique d’une importance inouïe. Paul transgresse ainsi la croyance juive la plus fondamentale. Yehoshua est devenu Christ, est devenu Seigneur, est devenu Dieu comme Yahvé. Christ et Yahvé sur un pied d’égalité. Pourtant la profession de foi juive proclamait celui-ci comme le seul vrai Dieu, sans égal, et qu’il est un. « Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est un. » On voit poindre ici un beau problème où pourront s’exercer les subtilités théologiennes ! Adviendront ainsi la théorie et le dogme des trois personnes en un seul Dieu. Que l’une de ces personnes s’est incarnée, est devenue homme. Et suivront les explications et les dogmes relatifs à Marie mère de Dieu, etc.

James Tabor résume ainsi tout le processus : « Jésus a été reconnu roi d’Israël, et même condamné par les Romains pour cette raison, avant d’accéder formellement au trône davidique. D’après les prophètes bibliques, le messie-roi devait exercer son pouvoir à Jérusalem, sur terre, non au ciel, rassembler les douze tribus en Terre promise, et initier une ère de paix et de justice pour le monde entier. L’expression de “royaume céleste” ne s’applique pas à une réalité supraterrestre, ainsi que la prière enseignée par Jean-Baptiste et par Jésus l’établit clairement : “Que ton règne arrive, que ta volonté soit faite sur terre comme elle est dans le ciel.” Paul, au contraire, dépeint une Jérusalem terrestre tellement avilie qu’elle ne mérite pas que Christ s’y installe, alors que “la Jérusalem d’en haut est libre, c’est notre mère” (Galates, 4, 26). Dédaignant leur signification littérale, il opère une translation du peuple d’Israël, de la ville de Jérusalem et du Messie davidique vers le symbolique, de la terre au ciel. Face à lui, nous avons Jacques, Jude et la “source Q”, témoins des premiers instants d’une foi chrétienne qui nous ramène à Jésus en personne, et à travers lui à la tradition messianique reprise par Jean-Baptiste » (T. 286-7) En somme la réalité messia-nique historique de Yehoshua délaissée et transposée avec son

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cadre ou assise géographique en un royaume céleste, spiritualisé et d’outre-monde.

« Et c’est ainsi que, chez Paul, le message professé par Jésus finit par céder la place à Jésus en tant que message. » (T. 272-3) Le message de Yehoshua était essentiellement qu’Israël redevienne digne de l’alliance avec Yahvé, son Dieu, par un repentir sincère et une observation de la Loi, la Torah; et qu’il se prépare ainsi à l’avènement du Royaume de Dieu sur terre, royaume de justice et de paix, qui rassemblerait à nouveau toutes les tribus d’Israël en Palestine et s’étendrait à toutes les nations. Le message de Jehoshua était messianique en tant que comportant une double dimension religieuse et politique. Il visait une trans-formation de l’existence qui ne supprimait pas sa dimension terrestre pour s’établir dans un monde céleste. Mais Paul transforme ce message de Yehoshua. Il constitue plutôt Yehoshua lui-même l’objet de son propre message, de son Évangile. Mais cela en transformant radicalement le personnage. À savoir que Yehoshua est Christ, qu’il est messie céleste, divin, ayant la forme de Dieu, qu’il est Seigneur comme Yahvé-Dieu, se donnant pour mission de prendre la forme humaine souffrante et mortelle pour pouvoir associer l’humain à sa propre résurrection rédemptrice.

Et Tabor revient encore sur ce transfert capital à la page 289. « Aucune preuve n’existe que Jacques ait voué un culte à son frère, ou l’ait considéré d’essence divine. Dans sa lettre, il met l’accent sur son message et non sur l’individu. » Jacques ayant succédé à son frère Yehoshua à la direction du mouvement, ne lui témoigne aucune vénération religieuse pouvant laisser croire qu’il entrevoit chez lui un quelconque trait de divinité. Sa lettre met bien l’accent sur le message de son frère et non sur sa personne, message religieusement et politiquement orienté.

Mais la tradition chrétienne qui s’est développée à la suite de l’interprétation divinisante de Paul se fera dans le même esprit. « À la place de l’enseignement qu’il voulait transmettre, Jésus a été présenté comme le message lui-même, la proclamation que le Christ divin était venu et qu’il était mort pour effacer les péchés du monde. » (T. 312) Le contenu de l’enseignement de Jehoshua est remplacé par un Jésus divinisé. C’est le Fils de Dieu, l’égal de Dieu, qui est venu chez les humains en s’incarnant en Yehoshua ou Jésus pour devenir Christ sauveur, pour assumer le rôle de Messie. Ce Christ a transcendé la chair en la résurrection.

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Et c’est ce Christ qui devient le message, le message de Paul. D’où l’importance que prendront par la suite la résurrection et les apparitions dans les récits évangéliques ainsi que dans la pensée de la chrétienté naissante. Paul a laissé sa marque.

Barrie Wilson en arrive à la même compréhension. À partir de Paul, deux religions vont s’affronter. “The Jesus Movement represented the religion of Jesus. The Christ Movement, however, was a religion about the Christ.” (W. 127). Le premier mouvement représentait la religion de Jésus, i.e. proposée par Jésus ou venant de lui. Alors que le second était une religion à propos de Christ, i.e. portant sur Christ ou ayant Christ comme objet.

La première religion commencée avec Jean et Yehoshua, se prolonge sous Jacques, Simon et Jude jusqu’aux Ébionites, autre nom pour les nazaréens ou disciples de Yehoshua. La seconde peut s’appeler le mouvement christique paulinien. Cette religion fut d’abord assumée au plan littéraire par de nombreux écrits évangéliques dont quatre furent retenus plus tard comme canoniques, c’est-à-dire conforme à la position doctrinale domi-nante. Au plan géographique, elle eut tôt fait de gagner l’Empire romain, traversant les 2e, 3e siècles et jusqu’au 4e. On l’a appelée la proto-orthodoxie ou la chrétienté naissante. Pour devenir à partir du 4e siècle le christianisme qui, par la suite, s’est prolongé jusqu’à nos jours en s’éparpillant en de multiples Églises.

La période de la proto-orthodoxie ou chrétienté naissante en fut une de profondes rivalités entre différentes écoles. Les principaux défenseurs de ce qui allait devenir l’orthodoxie triom-phante ou vainqueur furent Ignace d’Antioche, Justin le Martyre, Irénée, Tertullien et Augustin. Ils étaient à l’affût de toute position doctrinale qui s’écartait de leur ligne de pensée. À travers une production littéraire, théologique et philosophique abondante on présentait ce qu’il fallait croire et on déclarait hérétique et con-damnable ce qui s’écartait de cette ligne de pensée. On répétait en quelque sorte les anathèmes prononcés par Paul contre ceux qui allaient à l’encontre de son propre enseignement. Les Ébionites et les Gnostiques furent du nombre des victimes. Une véritable guerre de lettres, de traités qui s’accompagna d’autres sévices tels que la destruction d’écrits jugés déviants et de bibliothèques entières.

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En plus d’une abondante production de textes, les simili-tudes du Christ paulinien avec d’autres sauveurs mythiques bien connus dans le monde méditerranéen jouèrent pour beaucoup en faveur de la chrétienté naissante. Cette religion était d’un abord plus facile. Disparu le besoin de présenter un messie à vocation politique faisant ombrage à l’autorité romaine. Disparues aussi les tracasseries alimentaires propres au judaïsme, l’obligation de la circoncision (il faut dire que sous Jacques le mouvement de Yehoshua avait retiré cette obligation), la réglementation du sabbat, l’obligation de se taper la lecture à répétition des écrits qui allaient devenir l’Ancien Testament. Selon cette religion, les convertis recevaient par la foi en Christ la vie éternelle comme récompense immédiate. Religion on ne peut plus attirante et invitante, ouverte à tout le monde. Les portes d’entrée de Paul chez les gentils étaient sans doute les synagogues de la diaspora établies un peu partout dans le monde méditerranéen. Les Juifs qui les fréquentaient, les craignants-Dieu, furent vraisemblablement les premiers à se convertir, en entraînant des gentils à leur suite. Mais cela représentait quand même des difficultés. D’où les questions d’éthique, de sexualité, de vie familiale exposées dans les diverses épîtres pauliniennes. Et cet autre problème encore : En quoi les fidèles de la religion de Paul se différencient-ils des adeptes des autres religions à mystères? La distinction tient-elle au seul nom de Christ au lieu de ceux de Dionysos, Orphée, d’Isis et Horus, de Mithra? Les diverses souffrances et sévices que dut endurer Paul et qu’il énumère à l’occasion témoignent effectivement d’une résistance certaine à son message.

Évangiles et Actes des Apôtres

Les Évangiles arrivent en premier dans l’ordre de présen-

tation des livres du Nouveau Testament. Donnant ainsi l’impression qu’ils sont antérieurs aux écrits de Paul. Mais, en réalité, c’est l’inverse. On a déjà évoqué cela. Mais il convient d’insister sur ce point tellement c’est important pour une interprétation plus adéquate de la réalité historique impliquée. Ces textes évangéliques ont surgi plus tard, en effet, au sein de différentes églises ou cellules chrétiennes, et de mains d’écriture variées inconnues ou anonymes. Avec le temps, cependant, ils furent attribués à quatre

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personnages qui de quelque manière, selon une certaine vraisem-blance, prirent part à leur rédaction ou compilation. Dans l’ordre chronologique ce sont les Évangiles de Marc, Matthieu, Luc et Jean, respectivement écrits autour de 70, 80, 90 et 100. Ils se situent tous dans la ligne de pensée paulinienne. Mais avec des visées particulières qui, selon des spécialistes, peuvent renseigner sur les préoccupations ou problèmes propres aux communautés ou cellules dont ils sont issus. Ces quatre Évangiles, contrairement à d’autres, ont été retenus comme conformes à l’orthodoxie nais-sante et jugés aptes à faire partie du corpus canonique constitutif du Nouveau Testament.

Les textes attribués à Matthieu et Luc, en particulier, s’appliquent à faire entrer dans l’épisode de la naissance de Yehoshua, par exemple, quantité d’éléments merveilleux qui rappellent les circonstances entourant la venue chez les humains d’autres sauveurs divins. En effet, on a rapaillé dans les différentes versions du mythe Osiris-Isis-Horus et de celui de Mithra l’essentiel de ce qui constitue le récit de la conception et de la naissance de Yehoshua. On peut rappeler comment Isis et Horus, représentés sur des reliefs égyptiens sont très vraisemblablement à l’origine des représentations chrétiennes de la Mère et l’Enfant, de Marie allaitant Jésus ou le tenant sur ses genoux. De même on a signalé au début de ce texte cette inscription dédicace sur un temple séleucide : “Anahita, Vierge Immaculée, Mère du Seigneur Mythras”. À cet égard on peut référer au précédent texte intitulé “Origines mythologiques du christianisme”.

Puis arrive le livre des Actes des Apôtres. Un coup de maître selon l’analyse de Barrie Wilson. Voici.

Le récit traditionnel des origines de la chrétienté est assez simple. Il y eut Jésus de Nazareth qui prêcha au peuple d’Israël, rassembla autour de lui un certain nombre de disciples, jeta les fondements d’une Église, fut crucifié, mourut et ressuscita, confia à ses apôtres le mandat de poursuivre la construction de son Église, laquelle connut des développements vertigineux grâce à Paul qui, autour de la Méditerrannée, prêcha le salut de tous par la foi en Christ. Ce récit traditionnel correspond en gros au schéma même ou au plan du livre des Actes des Apôtres. Ce livre, attribué à Luc, a été écrit, comme on sait, une quarantaine d’années après la mort de Paul et celle de Jacques qui eurent lieu au début des années 60. Il fait un tout avec l’Évangile attribué au

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même auteur et dont il constitue selon toute vraisemblance la deuxième partie. C’est ce qu’établissent clairement les prologues des deux écrits. Donc l’Évangile de Luc et Les Actes des Apôtres, c’est un même corpus.

Luc, ou cet auteur présumé, n’est pas juif. Il est par contre un fervent de la pensée de Paul. Il s’adresse aux gentils, à des gens de culture gréco-romaine. Ceux-ci, pour plusieurs, doivent être demeurés plutôt indifférents devant la nouveauté de la religion de Christ proclamée par Paul il y a 40 à 50 ans. Car dans la mentalité du temps, on est porté à attribuer de l’importance à ce qui se rattache à un lointain passé plus ou moins mystérieux. Témoigne de cet esprit, par exemple, la fondation mythologique de Rome par Rémus et Romulus. De même l’Énéide de Virgile, épopée datant de la fin du 1er siècle avant notre ère, écrite expressément à la manière de l’Iliade et de l’Odyssée, veut à l’instar des écrits d’Homère doter le peuple romain d’une histoire aussi héroïque, ancienne et vénérable que celle des Grecs. Alors le coup de maître des Actes consiste à rattacher la religion de Paul au Mouvement de Yehoshua et, par lui et l’Alliance et la Torah, remonter jusqu’à Moïse, Abraham, voire à Adam. Ainsi la religion de Christ plongerait ses racines jusqu’au commencement du monde. Rien de plus vénérable et de plus crédible pour un auditoire ou lectorat romain. Aussi la première moitié du livre, à peu près, raconte comment les apôtres ont assumé leur mission évangélique après la mort, la résurrection et l’ascension de Yehoshua. On y met l’emphase sur le rôle de Pierre. On recon-naît, certes, l’autorité première de Jacques, mais comme en passant et sans appuyer. Et tout le reste du livre ne fait que raconter et glorifier les actes de Paul, ses missions ou voyages, sa proclamation de l’Évangile de Christ auprès des gentils avec l’accord des piliers du Mouvement de Yehoshua. Et cela jusqu’à son arrivée à Rome. Où il mourut au début des années 60. Mais Luc arrête son récit avant cette fin tragique du héros. Ainsi il n’a pas à parler de cette mort. Ni de celle de Jacques. Ni du rempla-cement de celui-ci par son frère Simon à la direction du mouvement de Yehoshua, comme on l’a relevé plus haut.

Puis des années après, comme nous l’avons déjà esquissé, c’est exactement le plan de ce livre des Actes qui a guidé l’ordre de présentation des écrits de ce qui allait devenir le Nouveau Testament. On a d’abord les quatre Évangiles qui racontent la vie

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de Yehoshua dans une optique toute paulinienne. Ensuite arrive le livre des Actes des apôtres lui-même qui est en fait une intro-duction au rôle central de Paul. En troisième lieu, les 14 Épîtres écrites de la main de Paul ou qui lui ont été attribuées. En quatrième position, les 7 petites Épîtres dites catholiques comptant celles de Jacques et Jude dont le caractère canonique fut long-temps contesté par l’orthodoxie en voie de se constituer. Enfin, l’Apocalypse ou la Révélation. Le Nouveau Testament est massi-vement paulinien. Et la chrétienté qui dure depuis deux millénaires est aussi fondamentalement paulinienne. Ce christianisme com-prend son origine selon cette greffe, opérée par Luc, qui ente le mouvement christique paulinien sur celui de Yehoshua. Alors qu’en réalité il y eut opposition fondamentale comme peut en témoigner entre autres l’Épître aux Galates.

En effet Paul représente une rupture catégorique avec le mouvement de Yehoshua. Dit simplement : le livre des Actes fusionne – au moins sur papier – deux religions différentes en une seule entreprise. En dépit qu’elles soient deux religions parallèles voire rivales, le livre des Actes accroche le Mouvement Christique au Mouvement de Yehoshua. C’était une invention audacieuse et radicale. Ainsi la narration des Actes forme ou détermine la manière de voir les racines de la jeune chrétienté. La puissance de ce modèle fait que nous lisons l’histoire comme si le Mouvement christique paulinien remontait à Jésus et non pas seulement à l’enseignement de Paul lui-même. Enseignement très différent de celui de Yehoshua. (W. 136-37)

Reprenons en résumé ce qui s’est passé avec le livre des Actes des Apôtres et continue d’arriver encore de nos jours :

— Luc fait le récit de la conversion de Paul (Actes, 9) d’une façon qui ne correspond pas à ce que Paul, 40 à 50 ans plut tôt (Gal 1), raconte de lui-même. Paul table sur son expérience mystique qui, pour lui, est la source et l’unique fondement de son aventure de prédicateur; et en conséquence il agit indépendamment du Mouvement de Yehoshua voire contre lui. Le livre des Actes, par contre, situe l’aventure de Paul en rapport avec ce Mouve-ment. Pourquoi? Parce que Luc voit le besoin de présenter aux gens de l’Empire romain une religion qui leur soit agréable et recevable en raison de ses racines qui plongent le plus loin possible dans l’histoire humaine. Une religion qui à leurs yeux peut faire autorité.

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— Le livre des Actes des Apôtres pourrait même avoir inventé la conférence de Jérusalem pour légitimer la différence des enseignements de Paul et les particularités de sa pratique. Le mécanisme même de cette conférence relie le Mouvement chris-tique paulinien au Mouvement de Yehoshua à titre de partie intégrante d’une mission plus large. En effet cette conférence incite à concevoir une mission commune avec deux fronts distincts. Une mission lancée par Yehoshua et qui vise, avec Jacques, la conversion des Juifs et, avec Paul, celle des gentils. Elle légitime ainsi le Mouvement christique paulinien en inventant une ins-tance où Jacques et la direction de Jérusalem le supportent et l’autorisent. C’est une hypothèse, mais une hypothèse défendable.

— En effet l’historicité de cette conférence est probléma-tique. Elle aurait eu lieu au milieu des années 40. Or l’Épître aux Galates, où Paul, avec beaucoup d’insistance, déclare anathèmes ceux qui viennent contrer son enseignement, date de 55 et peut-être un peu avant. Il y fustige copieusement ceux qui viennent rappeler à ses convertis la nécessité d’observer la Loi, la Torah. Car Paul proclame haut et fort que cette Loi est vétuste, qu’elle est remplacée par la foi en Christ. Or Paul, dans sa réaction virulente, ne parle pas de l’entente qui aurait eu lieu quelques années auparavant entre lui et Jacques. Cela eut été si simple d’invoquer le décret de Jacques pour régler le différend une fois pour toutes. Mais Paul fabrique plutôt ses propres arguments en citant les Écritures un peu de travers et à l’avantage de sa position doctrinale voulant que Christ soit Seigneur comme Yahvé. (Ce point fut présenté un peu plus haut dans ce texte.) Cette conférence semble bien être une invention de Luc. Il est bien vraisemblable qu’elle n’ait pas eu lieu. Or sans elle l’échafaudage des Actes s’écroule.

— De plus, le livre des Actes met une emphase indue sur la judéité de Paul. Car Paul lui-même a renoncé à son apparte-nance juive, a renié tout bienfait ou avantage qui pourrait venir de l’observance de la Loi. Le salut vient au contraire de la foi en Christ (Philippiens 3, 8). Il n’est pas question que sa religion christique compose de quelque manière que ce soit avec celle de Yehoshua reprise ou relancée par son frère Jacques. Toute autre religion qui n’a pas son Évangile comme fondement, y compris le judaïsme traditionnel, est dans l’erreur. Les antécédents de

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Paul étaient juifs, soit. Mais il en vint à créer un mouvement religieux qui n’avait plus grand-chose à voir avec le judaïsme.

En définitive, Luc, dans les Actes, fait œuvre de révision-nisme historique. Ce livre contredit ce que Paul, dans ses écrits, raconte lui-même à son propre sujet. Les Actes des apôtres ont fusionné, d’abord sur papier, deux religions différentes en une seule et commune entreprise. La greffe a eu pour effet de donner le haut du pavé au mouvement christique et de submerger l’autre. À la lecture du Nouveau Testament, on a maintenant l’impression que le Mouvement christique paulinien remonte à Jésus lui-même et pas seulement à Paul. (W. 137) Le résultat de ce révisionnisme est que le christianisme est un leurre. Donnant l’impression d’être le développement historique de la religion instaurée par Yehoshua de Nazareth, il s’avère plutôt être l’actualisation d’une religion hellénisée par les soins de Paul. Il relance en la pluralité de ses dogmes et ses principales pratiques cultuelles des croyances et des rites très anciens ayant gardé leur actualité dans le vaste monde gréco-romain. Dans cette mesure, le christianisme ne s’appuie pas sur Jésus de Nazareth, selon la croyance com-mune, mais vit plutôt dans le prolongement de nombreuses mythologies christiques païennes. La compréhension de ce leurre invite à revenir à l’origine pour réinterpréter le devenir de toute une civilisation, et rouvrir l’avenir.

L’essentiel du message de Yehoshua

Cependant il est possible à partir d’un certain nombre de

textes de retrouver l’essentiel du message de Yehoshua. Il s’agit entre autres de la source Q à l’origine de plusieurs passages communs aux deux Évangiles de Matthieu et de Luc, de l’Épître de Jacques, de la Didachè et de l’Évangile de Thomas. Globale-ment, selon sa mission messianique consistant à la préparation de la venue du Royaume de Dieu sur terre, royaume de justice et de paix, Yehoshua s’élevait contre l’oppression et la malhonnêteté nettement affichées dans l’actualité d’alors, l’envers de la justice et de la paix. Lui-même et le mouvement qu’il mit en branle prônaient le respect de l’enseignement des prophètes et de la Torah. Yehoshua disait qu’il ne s’agissait pas de les abolir, mais de les accomplir. Il serait, par ailleurs, inexact et injuste de dire

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que rien de cela ne se trouve dans la pensée chrétienne déve-loppée au cours des siècles.

L’amour de Dieu et du prochain venait en première ligne. Il fallait traiter les autres comme on aimerait soi-même être traité. Il fallait écouter et pratiquer les enseignements de la Torah, car la foi qui fait fi de la pratique est d’aucune valeur. Par ailleurs, les bonnes actions, tout comme la prière, doivent être faites sans ostentation. De même le partage de ses propres biens sans arrière-pensées de lucre est de rigueur. Il faut aussi pardonner si on veut être soi-même pardonné. Et avant de juger les autres, il faut s’examiner soi-même selon l’image bien connue de la poutre et de la paille. On ne peut à la fois servir Dieu et le monde tel qu’il tend à s’organiser loin du regard divin.

Tous ces préceptes et beaucoup d’autres qui se dégagent des textes ci-haut mentionnés constituent un programme spirituel et politique qu’il faut mettre en œuvre sur cette terre. Les paroles de Yehoshua prononcées pour ses disciples et contemporains, puis véhiculées par le mouvement nazaréen sous la conduite de sa dynastie, concernent la vie concrète individuelle ainsi que l’organisation et la conduite de la société. Elles ne sont pas toutes absentes du christianisme mis en branle par Paul et qui s’est rendu jusqu’à nous. Si le monde les connaissaient mieux et les prenaient au sérieux, elles pourraient être bienfaitrices dans notre actualité en manque de bienveillance, de sincérité et d’harmonie.

Le leurre évoqué ci-haut n’est donc pas à ce niveau. Il réside plutôt dans la foi en Christ, l’égal de Dieu, mort et ressuscité, considérée comme la seule planche de salut pour l’humain. Il réside aussi dans le cœur de l’ordre sacramentaire, à savoir l’eucharistie paulinienne. Il réside également dans une série de dogmes imposés graduellement à la croyance des adhé-rents : la Trinité, la nature du Christ, le statut de Marie, le rôle de l’Église, les pouvoirs infaillibles du Pape et du Magistère … Beaucoup de ces dogmes ne sont en dernière analyse que les expressions de spéculations intellectuelles d’inspirations philoso-phiques variées et relatives à des représentations relevant plus de la mythologie que de la saisie de la réalité historique. Les dogmes, comme ensembles conceptuels déterminés et fermés, ont le malheur de clore la capacité d’évocation de la symbolique mythique. Ils réduisent ou neutralisent la portée du symbole, de l’image, de la métaphore.

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Assise historique pour le mythe christique Yehoshua, Jésus de Nazareth, dont la vie et la mort s’ins-

crivent dans le projet messianique hébraïque de l’instauration du royaume de Dieu (royaume de justice et de paix) sur terre, est soudainement vu par Paul de Tarse comme la possible personni-fication historique de la traditionnelle et symbolique fonction christique salvatrice de descente et de remontée. Voilà ce que la voix aurait pu dire à Paul lors de son fameux éblouissement sur la route de Damas. Paul est ébloui par cette géniale vision intérieure accompagnée de mots qui deviendront le contenu de sa future prédication. Ainsi Paul perçoit en Yehoshua une assise concrète au mythe christique universel. Une assise qui particularise ce mythe et le rend crédible pour les gens de son temps. Car Paul, selon toute vraisemblance, était au fait, tout comme les gens d’alors, de l’existence de plusieurs de ces mythes christiques : Orphée, Osiris-Isis-Horus, Mithra, etc.

On reconnaît ici le moment de la compréhension interpré-tative du mythe où celui-ci est littéralisé et historicisé. Le sym-bole est pris au pied de la lettre. Le divin s’approche de l’humain, voire se fait humain, entre physiquement dans son histoire, prend sa condition mortelle, assume la mort, en vue de se relever, de ressusciter, de revivre selon la condition divine en entraînant dans son parcours l’humain avec lui. L’évocation du symbole et de la métaphore faite histoire événementielle !

Mais Paul n’a que faire de l’humanité de Yehoshua. Il délaisse tôt le signe sensible pour ne s’occuper que du signifié spirituel. La mort, condition naturelle de l’humain, a déjà été vaincue par la résurrection de Yehoshua. La rédemption est un fait accompli. Selon la vision et la voix, cette résurrection est la manifestation que Yehoshua est Christ. Par elle, Yehoshua révèle sa vraie nature divine. Il est Dieu. Tout ceci représente bien, dans la compréhension et l’interprétation du mythe, l’étape de la divinisation du prophète, du messie, de l’hiérophante. Cette étape peut correspondre à l’évhémérisme ancien. Évhémère, écrivain et mythographe grec, né vers 316 av. J.-C., pensait que les person-nages mythologiques avaient été des humains célèbres divinisés après leur mort en raison de la peur ou de l’admiration qu’ils avaient provoquées dans la population. Théorie qui devait satisfaire certaines gens de l’Antiquité plus ou moins enclines à croire en

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la réalité des dieux mythologiques. Cette pensée était toujours vivante au temps des Pères de l’Église. Et elle traversa le Moyen Âge qui voulait bien lui aussi reconnaître et chercher le sens caché dans les constructions mythologiques. Paul, esprit cultivé du temps, était très vraisemblablement au courant de cette théorie d’Évhémère. Or Yehoshua avait bel et bien été messie et hiéro-phante de bonne et grande réputation. Mais au sens messianique hébraïque du terme. Ainsi, par Paul, cet annonceur de Dieu devient lui-même Dieu. Le messie devient Christ, l’égal de Dieu. Il change de substance, est transsubstancié. Yehoshua acquiert nature ou substance divine. Hypostasié au sens de la théologie chrétienne. Il accède à la condition de Celui, Dieu, dont il pré-parait la venue et l’intervention prochaine dans l’histoire d’Israël pour sa délivrance politique et religieuse des occupants. Aussi Paul, comme en témoignent ses Épîtres, concentrera sa prédica-tion sur la personne même de Christ plutôt que sur le message de Yehoshua. Désormais, seule compte la foi en Christ. Car par elle seule arrive le salut en l’humain.

L’essai intitulé Origines mythologiques du christianisme, écrit au cours de l’hiver et de l’été 2006 discutait de ces ques-tions. On essayait de comprendre la position de Tom Harpur prétendant que Jésus de Nazareth n’aurait pas été un personnage historique, mais simplement l’effet d’une interprétation littérale et historicisante pour soi-disant donner du sérieux au mythe christique universel, i.e. la descente du divin chez l’humain pour son élévation à la félicité divine. Les christs païens étaient d’emblée conçus comme divins. Par ailleurs, on avait relevé que des messagers ou prophètes de ces christs avaient eux-mêmes été interprétés comme divins ou doués des mêmes qualités que les christs qu’ils annonçaient. On y avait vu un double processus d’historicisation de la divinité et de divinisation d’un prophète ou d’un hiérophante. Ce qui permettait de ne pas conclure nécessairement, comme Tom Harpur, à la non-réalité historique de Jésus de Nazareth. Par ailleurs, l’étude très documentée de James Tabor établit sans conteste que Yehoshua a vraiment existé en un temps et un lieu déterminés et qu’il a bel et bien été un personnage historique. Un personnage qui a graduellement compris son destin comme devant s’engager personnellement dans le parcours dessiné par les attentes messianiques de son peuple, comme devant assumer le rôle de messie. Mais selon ces

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attentes, le messie libérateur n’était pas lui-même dieu. Yehoshua, en effet, ne se comprit pas comme divin. Et comme nous l’avons vu, c’est par Paul qu’il fut fait Christ, divin, l’égal de Dieu. C’est donc par Paul que continue de se réaliser le double processus d’historicisation de la divinité et de divinisation d’un prophète ou hiérophante. On rattrape avec lui le schéma du mythe de la fonction christique universelle. Et c’est le modèle selon lequel s’est développée la chrétienté ultérieure. Ainsi peut-on parler à juste titre du mythe chrétien.

Perspectives philosophiques : L’humain et le divin

L’ensemble de la démarche effectuée dans ces pages con-

tribue à mettre au jour les origines du christianisme. Une sorte de déconstruction de ses articulations littéraires et historiques en quête de ses nervures essentielles. Ce qui n’est pas sans suggérer quelques réflexions d’ordre philosophique qu’on va présenter maintenant un peu schématiquement en guise de conclusion.

a. Compréhension traditionnelle du christianisme

Le christianisme tel qu’il nous est arrivé en héritage com-

prend pour l’essentiel la foi en Christ, l’égal de Dieu, fait homme en Jésus mort et ressuscité pour la rédemption du genre humain. Lui est essentiel aussi le cœur de l’ordre sacramentaire, i.e. la célébration eucharistique ou manducation du corps et du sang de ce Jésus-Christ sous les signes du pain et du vin. Cet héritage s’avère un prolongement de la tradition mythologique christique universelle, dite païenne du point de vue judéo-chrétien.

Mais l’authentique message messianique de l’historique Yehoshua n’est pas de cet ordre. On le trouve dans des bribes des Évangiles de Matthieu et de Luc puisées dans un même document, la Source Q, aussi appelé « Évangile perdu ». Il s’agit en somme des discours de Yehoshua ou les sermons sur la montagne ou dans la plaine. Ces propos de Yehoshua sont confirmés, entre autres, par des documents plus récemment découverts que sont la Didachè et l’Évangile de Thomas.

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b. Interprétation de Paul et astuce de Luc Paul reçoit le phénomène Yehoshua dans les cadres sym-

boliques et conceptuels offerts par divers mythes courants et les philosophies du temps. Cette jonction conduit à littéraliser, i.e. à prendre au pied de la lettre, et historiciser le contenu de la sym-bolique mythologique. En d’autres mots, Paul, prenant appui sur la tournure messianique de la vie de Yehoshua, confère une assise historique aux représentations mythologiques symboliques d’un parcours salvateur effectué par un dieu. Cette transposition littérale et historique, i.e. littéralisante et historicisante, permet à Paul de déclarer que Yehoshua est Christ, l’égal de Dieu, descendu chez l’humain en adoptant sa condition mortelle pour l’amener, par sa victoire sur la mort, à partager avec lui la félicité d’une vie éternelle.

Or Luc, quatre à cinq décennies plus tard, construit le livre des Actes des Apôtres de manière à ce que cette interprétation de Paul paraisse se rattacher aux enseignements de Yehoshua au même titre que le mouvement nazaréen, traditionnellement appelé l’Église de Jérusalem.

On a affaire ici à deux phénomènes d’interprétation et de réécriture de l’histoire qui ont marqué profondément les deux millénaires subséquents. Phénomènes qui n’ont rien d’exclusif, car ne faisant que traduire à leur manière une attitude assez générale dans le comportement humain.

c. Pré-acquis et accueil de l’autre

En effet, on interprète à sa manière ce qui se présente.

Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur. Tout ce qui est reçu l’est selon le mode de celui qui reçoit, apprenait-on autrefois en étudiant la philosophie. On reçoit et interprète ce qui est donné ou présenté selon sa propre façon de percevoir et de concevoir. Ainsi on le transforme ou on l’adapte à sa propre manière d’imaginer et de penser. Autrement dit, on le réduit ou on l’accommode à ses propres préjugés. Préjugé pris ici au sens littéral du terme, i.e. un jugement qui vient avant, qui précède, qui est déjà prêt : en somme un pré-jugement. En ce sens, avoir des préjugés n’a pas en soi-même ni nécessairement un sens péjoratif. Cela indique plutôt un état d’esprit, une attitude générale

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qui résulte d’un ensemble de connaissances acquises et d’expé-riences vécues.

Mais si on demeure obstinément limité à cet acquis, bloqué en lui pour ainsi dire, on reste fermé à ce qui est autre ou n’entre pas d’emblée dans ce cadre ou contexte. On empêche l’autre d’apparaître tel qu’il est. La seule façon d’échapper à ce processus de réduction du différent ou de l’autre à ce qui peut convenir immédiatement à celui qui reçoit est de se disposer à remettre en question ses propres pré-acquis ou pré-jugements. Cela peut être difficile, mais cela n’est pas impossible. Cette disposition requiert de la lucidité par rapport à ce que l’on est et ce que l’on est devenu, et surtout la liberté de désactiver les barrures empêchant l’accueil de ce qui est différent tel qu’il est en lui-même, de l’autre qui peut porter en lui la possibilité et le risque de nous remettre en question plus ou moins radicalement.

La plus efficace de ces barrures est sans doute la croyance. Cet abandon et adhésion confiants à quelqu’un ou à quelque idée logeant en dehors des données immédiates. En dehors ou au-delà des données qui peuvent apparaître à une attention respectueuse de ce qui se montre, de ce qui de quelque manière peut s’avérer comme phénomène. Dans le présent contexte, cet abandon confiant s’appelle la foi, la foi en Dieu ou le tout autre, l’incom-préhensible. Alors, pour recouvrer sa liberté abandonnée, aban-donnée dans l’abandon propre à la foi, on doit demander qui est Dieu. On doit demander en quoi consiste son être. On doit rouvrir cette question en tenant compte de l’évolution des savoirs pertinents : historiques et philosophiques. Et plus originellement encore, il faut chercher à comprendre qui est l’humain et com-ment il est pour pouvoir parler de Dieu, pour pouvoir parler avec lui, pour avoir besoin et envie de s’en remettre à lui, quel qu’il soit. Il faut prendre conscience que la question des dieux ou du Dieu, en qui l’humain croit ou veut croire, implique comme préalable ou fondement celle de savoir au mieux qui est l’humain pour arriver à semblable attitude.

Car les dieux, depuis l’origine, ont surgi dans nombre de mythes et dans diverses philosophies et théologies qui les présen-tent, les racontent et tentent de les penser ou dépasser. Toutes ces histoires et ces tentatives de réflexion sont œuvres humaines. Alors qui est l’humain et comment il est pour avoir constitué ces représentations symboliques et conceptuelles, pour en avoir fait

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des hypostases ou substances divines, et de les avoir mêlées aux enjeux de sa propre destinée de mortel dans l’univers cosmique. Par ailleurs, les discours eux-mêmes sur le divin ne sont pas sans jeter quelque éclairage sur l’essence de l’humain. Ne pourrait-on pas penser que l’humain se dit lui-même en projetant les allégories et métaphores du divin ?

d. Dieu est Lumière

L’étymologie peut être un bon point de départ, car elle est

souvent significative d’une expérience humaine longue et originelle. Le mot français dieu, le latin deus et le grec θεος, selon leur racine indo-européenne dei, signifient briller, lumière. Aussi de tout temps le soleil, donné et expérimenté comme lu-mière par excellence, car essentielle à la vie quotidienne, fut perçu, apprécié et vénéré comme le premier dieu. La première lumière. Lumière originelle. Première et à l’origine de tout. L’importance du soleil pour l’humain, pour sa propre vie et la vie en général, lui valut d’être élevé à la dignité d’un personnage bienfaisant, le dieu-soleil. Ce processus de personnification a sans doute eu lieu à l’image de quelque personnage bienveillant, aimable, de bon conseil et précieux que des rapports humains harmonieux per-mettent d’expérimenter et d’apprécier. Aussi ce dieu-soleil fut-il représenté ou personnifié de différentes façons par de multiples dieux : Râ ou Ré, Zeus, Jupiter, Jezeus Krishna, Ahura-Mazda, Mithra, Yahvé, Christ, etc. On pourrait dire justement que ces dieux ont joué ou interprété le rôle du dieu-soleil. En effet, ils furent tous expressément appelés Lumière. Des dieux ou des lumières en tant que diverses personnifications du dieu-soleil, du soleil. De ce soleil qui prodigue éclairage, chaleur et fertilité selon un rythme journalier et saisonnier qui ne semble pas avoir de cesse. Dans ce processus éclairant et vivifiant, c’est-à-dire divin, l’humain pouvait trouver réconfort, apaisement et espoir pour sa durée, peut-être à perpétuité, dans l’univers, c’est-à-dire dans cet ensemble constitué du ciel, de la terre et des enfers. Et l’humain au cours de l’histoire et selon les lieux, essayant de comprendre sa place dans cet univers, n’a pas manqué de métaphores, de symboles, ni d’allégories pour représenter sa destinée en liaison avec les diverses personnifications de la lumière, avec les multiples divins. Ainsi les dieux, le dieu, le divin, par l’entremise ou le biais

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de la lumière, ont surgi dans le langage humain. Et cela selon ses diverses possibilités d’évocation toutes liées aux particularités des différents idiomes ; d’après les différentes manières dont l’humain, selon les lieux et le temps, a pu dire et envisager son propre destin. Et cette histoire, faut-il le remarquer, n’est pas encore terminée.

e. Dieu est Mot. Le langage éclaire

La lumière est dieu. Des dieux-lumière furent aussi appelés

Mot, Verbe, Parole génératrice de toutes choses. Cette appellation laisse entrevoir une certaine expérience, très lointaine dans le temps, d’un rapport particulier entre mot et lumière, entre langage et lumière. Dieu est lumière, dieu est mot. Autant dire que mot est lumière. On aurait ainsi depuis fort longtemps expérimenté de manière implicite ou diffuse que le langage éclaire. Expérience inestimable, précieuse entre toutes. Regardons de plus près.

Le mot dieu nomme la lumière. Et, en la nommant, la met en une particulière évidence. Il la montre jaillissant journellement de la noirceur, de l’obscurité de la nuit. Il la montre aussi repre-nant annuellement sa montée vers le zénith glorieux du solstice d’été après la descente inquiétante vers le sombre du solstice d’hiver. Il la montre en même temps dans un rapport particulier de bienfaisance avec les occupations et préoccupations de l’humain. Et dieu, en sa qualité de mot signifiant lumière, peut aussi nommer cette lumière particulière jaillissant, par le dire précisé-ment, des ténèbres ou de l’obscur du non-dit ou du non-manifeste. Le dire en ses mots est lumière. Le langage est lumière, il éclaire. Et en tant que tel il est en quelque sorte une échappée lumineuse ou divine hors de l’obscur.

Ces deux significations de dieu, à savoir lumière et mot réunis ou unifiés en un même vocable, se trouvent exprimées en quelque sorte de manière embryonnaire dans différents mythes de la création, en particulier dans celui consigné dans la Genèse. En effet, Yahvé-Dieu, Yahvé qui est lumière, dit pour éclairer, pour appeler dans la manifestation, i.e. pour faire apparaître en être de façon distincte ciel et terre et tout ce qui les habitent, y compris les humains. Cela s’est appelé créer. Et cela veut dire, rigoureusement, faire apparaître toutes ces choses de l’obscur initial, du non-être, ou à partir du rien, sur fond du rien. Ce non-

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être est souvent symbolisé par le sombre du vide, du chaos, du tohu-bohu, de l’informe, de l’indistinct.

Tout cela ne vaut, bien sûr, que si on se dispose à entendre être plus originellement, c’est-à-dire comme être-manifeste de quelque chose ; c’est-à-dire encore d’un quelque chose distinct, repérable et identifiable en quelque manière. Ce qui suppose qu’on a surmonté les significations traditionnelles métaphysiques de être, qui vont de la nomination essentielle de l’étant suprême, supposé en pensée, jusqu’au qualificatif le plus universel ou à la détermination la plus générale possible convenant à toutes les choses qui sont. Ce qui signifie, dans le premier cas, l’Être absolu et, dans le second, l’être comme le plus large commun dénomi-nateur des choses qui sont, i.e. des étants. Dans ce dernier cas, être est étendu ou élargi ou aminci au point où il équivaut à un concept vide. Mais être, entendu comme être-manifeste, associé ainsi à la lumière, replonge au fond des significations philosophi-ques traditionnelles qu’on lui a attribuées. Être, être-manifeste, être-en-lumière sont vocables rigoureusement synonymes. Ainsi ce récit mythique de la création, contenu dans le livre hébraïque de la Genèse, montrant Dieu en train d’appeler les choses en être ou de dire pour créer ou rendre manifeste, exemplifie en quelque sorte que le langage éclaire, que le mot est lumière. Une expé-rience tout à fait remarquable. (Poursuivre encore la descente vers l’origine, vers le commencement, conduirait à comprendre être expressément comme lumière, comme clairière advenant en l’humain. Et là, être et vérité apparaissent conjugués.)

Or ce récit de la création dans la Genèse est langage humain. L’humain, on l’a dit et on l’expérimente, se caractérise essentiellement parmi les vivants comme celui qui a le langage. L’humain en son langage, en son dire, en ses mots, appelle à être, à être-manifeste, fait sortir du non-manifeste. À ce titre, on peut avancer que l’humain, précisément en son langage qui éclaire, partage l’essence du divin avec les dieux qu’il raconte et tente de penser. Et comment pourrait s’expliciter encore ce partage ?

f. Les dieux à l’image de l’humain

Ces approches suggestives de l’essence de l’humain s’effec-

tuent dans son langage même. D’abord dans ses dires mythiques et symboliques, puis après dans ses dires plus conceptualisés et

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systématisés que sont les élaborations théologiques et philoso-phiques sur l’existence et la nature de Dieu, du divin. Sur Dieu toujours en rapport avec l’humain et le tout. En rapport avec l’humain dans le tout.

Or des mythes racontent que dieu créa, fit apparaître l’homme à son image, c’est-à-dire le fit apparaître lumineux comme lui, essentiellement capable de langage. Car Dieu est lumière et mot ou langage. Mais le mythe est de création humaine. Le mythe n’est rien d’autre que création langagière humaine éclairante. Le mythe et les dires théologiques et philosophiques qui en découlent sont évocations humaines lumineuses, évocations langagières appelant dieu à apparaître dans la luminosité symbo-lique ou métaphorique. Dans la luminosité des mots. La méta-phore, comme indiqué par la facture même du mot, est une transposition, un transport, un porter de l’un à l’autre. La métaphore du divin, il faut enfin le reconnaître, décrit un mouvement qui origine de l’humain et va vers une représentation projetée sym-bolique et personnifiée de ce qu’il est lui-même. Ainsi les dieux et le divin pris globalement sont à l’image et ressemblance de l’humain. Ils sont des projections et des personnifications de l’humaine réalité en son rapport essentiel et vital avec la lumière. Vital tel qu’expérimenté dans la vie quotidienne sous le soleil, et essentiel tel que se dévoilant dans l’habileté éclairante de son langage.

Car l’action découle de l’être. Operatio sequitur esse, est un autre adage issu de la pensée philosophique signifiant la nature de l’agir en général et celui de l’humain tout particulièrement. L’humain agit selon son être même, selon ce qu’il est. L’être de l’humain se trouve ainsi manifesté dans son agir. Son action est à l’image de ce qu’il est. Or l’humain est essentiellement langage. Il s’expérimente ainsi. Et depuis ses débuts la pensée philoso-phique le caractérise fondamentalement comme ce vivant ayant le langage. Essayant de se comprendre dans l’univers cosmique, tâche primordiale et importante entre toutes, l’humain a agi ou a construit des mythes où il tentait de se dire, de se manifester au mieux. L’action découle de l’être. Ainsi les dieux apparaissant dans les mythes, eux-mêmes racontés ou constitués par les humains, se montrant capables de créer et de dire pour créer, sont comme des images projetées et personnifiées de l’humaine réalité langa-gière. Langagière ou éclairante, c’est-à-dire divine. C’est pourquoi

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le mythe est justement compris et défini comme une suite de paroles qui ont un sens, qui importent. Qui importent au plus haut point à l’humain car le signifiant lui-même dans la compré-hension qu’il tente d’acquérir de sa propre place en univers. Compréhension qui, cependant, ne vient pas à bout de tout le mystérieux de cette situation comme peut le laisser entendre le recours aux diverses personnifications de la lumière ou la multiplication des dieux. Cette surabondance de déités témoigne en quelque sorte des tentatives multiples opérées par les humains en vue d’une compréhension de plus en plus satisfaisante de leur place et de leur destin dans le monde. L’humain en univers… Abîme de questions ?

g. L’humain : accueil-écoute et dire

Alors ? Alors il faut essayer d’expliciter, encore plus,

plus avant, qui est l’humain et comment il est pour que son dire puisse embrasser ciel, terre et enfers, l’ensemble du cosmos, et d’y projeter le divin à la manière ci-devant décrite? Qui est l’humain pour être capable d’un tel accueil rassembleur ? Cet accueil qui l’amène à dire l’ensemble de tout. C’est-à-dire l’unité de tout ou du tout.

Menant ou associé à un dire, cet accueil rassembleur doit avoir le caractère d’une écoute. Car la parole authentique vient toujours d’une écoute, comme l’expérimente entre autres le dire évocateur par excellence, la parole poétique. La poésie, cette instance langagière où le mot n’est pas l’objet d’une recherche laborieuse, mais où il se présente de lui-même en quelque sorte à la fenêtre d’une attente, à l’ouverture d’une attention ou d’une écoute. Donc une écoute-accueil permettant de rassembler le tout, l’univers ; de rassembler le tout en un, au sens strict. Les questions resurgissent : Comment l’humain peut-il embrasser si grand, s’ouvrir à une telle immensité, à un tel immensurable ou incommensurable? Et puis, qui est l’humain et comment il est pour attribuer l’origine et la responsabilité de cet ensemble, l’unité de cet ensemble, à quelque personnalité imaginée, lumineuse ou divine ?

Il faut penser ici aux diverses divinités à qui les mythes de différentes nations ont attribué des spécialisations ou des responsabilités particulières relatives aux parties du cosmos. Par

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exemple, Amon-Rê chez les Égyptiens, est dieu cosmique, créateur de ce qui existe et maître de tout ; Ahura-Mazda chez les Perses est Parole génératrice de toutes choses ; Yahvé chez les Hébreux, créateur du ciel et de la terre et de tout ce qu’ils renferment ; Nout, Zeus et Jupiter sont déesse égyptienne et dieux grec et romain du ciel ; Osiris, dieu égyptien de la terre ; Déméter, déesse grecque de l'agriculture ; Dionysos et Bacchus, dieux grec et romain de la vigne, du vin et de ses enthousiasmes, du théâtre et de la tragédie ; Hadès et Pluton, dieux grec et romain des enfers ; etc. En évoquant ces divinités et une quantité invraisem-blable d’autres, l’humain, depuis les origines, laissait apparaître la compréhension qu’il tentait d’avoir des grands secteurs ou dimensions du cosmos ainsi que les intuitions relatives à sa propre vie dans ses rapports avec tous ces éléments. Le ciel, la terre et les enfers lui apparaissaient comme des dimensions de la réalité auxquelles son existence se rattachait toujours de quelque manière. Rapports plus ou moins mystérieux qu’il ne maîtrisait pas tout à fait, loin de là, et dont il était porté à confier la garde ou le soin à des auxiliaires capables de l’assister, de le guider, de l’éclairer : à des divins. En somme, à des providences. À des personnages métaphoriques prévoyants et pour-voyants.

h. Phénomène de l’existence comme être en univers

En définitive, ces questions conduisent à la tâche primor-

diale, i.e. première et essentielle, de comprendre l’être de l’humain en explicitant au mieux le phénomène même de son existence. De son existence telle qu’elle se montre. C’est-à-dire détailler son être, son être en univers ou son être dans le monde en se tenant au plus près de l’articulation, à la fois simple et immensé-ment complexe, de ses rapports quotidiens avec ses propres semblables humains, avec la multiplicité des choses concrètes et apparentes des environnements domestique et public, et aussi avec toutes celles qui relèvent des créations langagières ou évoca-tions symboliques, métaphoriques, imagées ou imaginées. Rapports qui peuvent être expérimentés expressément par tout un chacun et qui, à ce titre, se situent au plan du phénomène communément acceptable et partant vérifiable, véritable. Le premier et fonda-mental critère de la vérité est justement l’apparaître, i.e. le se-montrer ou se-manifester. C’est le sens même de phénomène.

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C’est à ce niveau que se situe la simplicité, tout juste évoquée, de l’articulation de notre être dans le monde. Le phénomène, bien compris, n’a rien à voir avec ce qu’on dit être une simple appa-rence au sens de ce qui seulement semble, ou de ce qui porte la possibilité de ne pas être vrai ou authentique.

Alors, qu’en est-il de l’existence humaine ? Comment se montre-t-elle à l’attention disposée à recevoir, à accueillir ? L’humain existe concrètement et quotidiennement toujours en se projetant en avant, dans un espace de jeu ouvert, en dégageant ou éclairant un possible. Un possible dans lequel il s’engage avec d’autres, en utilisant nombre d’instruments ou outils et en s’appuyant sur les choses environnantes multiples disponibles ou à sa disposition, i.e. le socle de la terre en général. Cet engagement implique toujours un en-vue-de ; c’est toujours un engagement dans une perspective et dans un but. Penser ici à toutes les manières concrètes et journalières de faire sa vie ou de la gagner, comme on dit. Toutes ces activités allant des plus simples travaux domestiques aux divers métiers manuels et cléricaux, aux activités d’éducation, d’enseignement et de recherches les plus compliquées ou sophistiquées dans les multiples domaines scien-tifiques et technologiques tendant toujours à se diversifier et se spécialiser davantage. Détailler toutes ces possibilités de faire sa vie, on le comprendra d’emblée, représenterait une tâche quasi infinie. C’est ce qu’on entend par la complexité tout juste évoquée. Cependant, tenter d’expliciter attentivement l’un de ces parcours quotidien, ne serait-ce qu’une seule fois, s’avère une expérience immensément instructive parce que révélatrice de l’amplitude et de la riche plénitude de la manière humaine d’être. C’est dans cette proximité immédiate quotidienne que l’humain est d’abord donné à lui-même. C’est dans cet état qu’il se prend. Il se trouve toujours et à tout moment comme ouverture éclairée d’une possibilité d’être concrètement dans un monde immédiat. Et tou-jours en train de…, en train de faire et d’être. Et cela dans un monde particulier qui lui est familier parce que sans cesse sillonné en tous sens au cours de ses occupations quotidiennes. Un monde immédiat que, par ailleurs, il situe plus ou moins expressément dans le vaste univers dès qu’il lève la tête. On parlait autrefois de ciel, de terre et d’enfers. On évoque maintenant et on photographie des milliards de galaxies avec, pour chacune, leurs milliards d’étoiles dont notre soleil jonglant avec ses

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planètes dont notre terre, on calcule la matière noire comme portion mystérieuse et prédominante de l’univers, et on conçoit l’expansion de cet univers à une vitesse avoisinant celle de la lumière. Puis, bien en deçà du perceptible à l’œil nu, on détaille divers éléments constitutifs de la matière et on expérimente des manières d’agir sur eux.

On a là la signification rigoureuse du mot ex-istence. L’existence est une sortie, toujours un pro-jet ou jet en avant pratiquant en quelque sorte l’ouverture d’un possible, d’une manière concrète possible d’être soi-même en son devenir, ou encore et au sens fort d’être son propre devenir. Ou de devenir son être, pourrait-on encore dire. Ainsi se dévoile le cheminement à entreprendre dans la vie. Ainsi se dévoile la responsabilité d’assumer son avenir, d’agir son destin. Et tout cela, à l’évidence, apparaissant dans la nomination, se manifestant et s’élaborant en langage. Tout cela congénitalement nommé, pour ainsi dire. Effectivement cet être-dans-le-monde apparaît et s’articule dans le langage du train-train quotidien impliquant la communication avec les semblables, dans les métaphores révélatrices du langage poétique, dans la symbolique évocatrices des récits mythiques, de même que dans le langage imagé de la pensée conceptuelle-ment et plus abstraitement organisée.

Les mythes, païens ou chrétiens, ainsi que leurs avatars ou descendants théologiques et philosophiques ramènent tous au genre de questions ci-haut formulées et à la sorte de réponses tout juste esquissées. Ils parlent essentiellement de l’humain en univers. Et ne pas escamoter ces questions ni jamais les fermer par des réponses présumées définitives et exclusives est le gage de la non-obstruction de l’ouverture originelle humaine à l’im-mensité immensurable de l’univers. Ce large à explorer offrant à la liberté le choix de directions multiples et de cheminements variés. Là, précisément, où l’humain joue son destin concrètement et journellement en se faufilant pour ainsi dire entre les aléas du devenir. Et la liberté, ici, repose encore sur le courage d’endurer, i.e. de faire durer, de soutenir la quête de la question, i.e. la quête qu’est la question. La liberté requiert cette retenue volontaire et prudente de toute réponse ou décision qui pourrait s’avérer trop hâtive ou phénoménalement inappropriée et indéfendable. Incon-fortable, cette attitude ? Peut-être, mais responsable cependant. Responsabilité liée à la vocation de celui qui dans son être langagier

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a à répondre ou correspondre à l’ultime injonction ou interpellation sous-jacente à son être dans le monde ou en univers: un est tout. Ce qui veut dire qu’il n’y a qu’un tout, et que le tout est uni, assemblé. Toutes choses assemblées. Cette interpellation est celle du Logos originel qui à la fois rassemble et dit, comme on l’a expérimenté aux premières aurores de la philosophie occi-dentale. Là est la grandeur humaine. Elle est à l’échelle de ce qui est dans son ensemble. L’humain est le rassembleur de l’étant universel, i.e. le diseur de tout, du tout, pour sa manifestation. Tout ou univers. Univers : de unum et versus, à savoir étymolo-giquement et rigoureusement tourné vers l’un, vers l’unité. Univers est le grand, l’ultime assemblage ou rassemblement. L’humain en univers… grandiose situation et redoutable vocation. L’humain apte à accueillir l’ensemble de tout ce qui est. L’humain capable de s’ouvrir au point d’être à la mesure de tout, de tout ce qui est déjà découvert et connu, et de tout ce qui pourra éventuellement se découvrir. L’excès, la démesure ici serait de penser pouvoir trouver une réponse ou solution définitive et finale à l’immensité immensurable de cette tâche de rassembleur, de cette vocation ou interpellation originelle ou fondamentale, et d’y croire, pensant l’avoir trouvée. Mine de rien, on vient d’évoquer la question de la vérité !

i. L’humain et l’advenir de la vérité

Ainsi l’humain comme lieu de l’advenir de la manifesta-

tion en langage de l’ensemble de ce qui est, i.e. de l’unité, de l’un, de l’univers, se trouve à être l’espace du trajet ontologique de la vérité. Expression à première vue déroutante. D’abord parce qu’on n’a pas l’habitude de parler de trajet à propos de la vérité. Déroutante aussi parce que ce trajet est dit ontologique, signifiant ainsi qu’il s’agit de l’accession à l’être. Car cet adjectif ontologique vient du grec ον, οντος, participe présent du verbe ειναι qui signifie être. Mais être, comme vu précédemment, c’est être-manifeste. Être est associé à la lumière. Rigoureusement, être c’est arriver ou entrer en manifestation. Il y a là un trajet. Et ce trajet, faut-il aussi entendre, est celui de la vérité. De la vérité comprise comme dé-voilement, comme αληθεια. De la vérité comme on l’a aperçue à l’origine de la pensée occidentale, chez

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Héraclite particulièrement. Mais on ne l’a pas alors explicitée en tant que telle, en tant qu’αληθεια.

Ce mot α-ληθεια, devenu fréquent chez les Grecs, comporte un a privatif, un a qui prive ou tire de la ληθεια qui elle-même rassemble les sens de être caché et oubli. Il y a là indication claire d’un mouvement, d’un trajet. Celui précisément du passage du voilé au non-voilé.

Par contre, traditionnellement et assez communément, on conçoit la vérité et on la décrit d’emblée comme concordance d’un énoncé avec quelque chose. Mais ceci n’est pas originel. On est dans un autre registre. Si on y pense attentivement, en effet, on perçoit que ce rapport de conformité suppose que quelque chose est déjà là, donné, manifesté, et se montre. Ce rapport n’est donc pas premier. C’est la manifestation, i.e. le dé-voilement que ce rapport de conformité implique qui est originaire. Et ceci advient dans la nomination qui, tout en évoquant que quelque chose se montre et est effectivement, le particularise en laissant apparaître ses traits distinctifs. Offrant ainsi à l’énoncé la possi-bilité de le dire, de le présenter comme ceci ou comme cela, de le caractériser de multiples manières et plus ou moins exhaustivement. Exemples : cette table-ci est ronde et basse ; cette jeune dame, là, a les yeux bleus ; ce panorama que voici déroule une beauté bucolique et apaisante ; et ainsi de suite indéfiniment. L’attribution expresse d’une caractéristique à quelque chose dans un énoncé s’appuie toujours sur l’antériorité de la manifestation de ce même quelque chose. Cette manifestation, l’advenir de cette ma-nifestation est la vérité. Vérité antérieure à la conformité de l’énoncé et à l’exactitude de la pensée calculante.

Mais la manifestation, ce dé-voilement, implique, comme le mot l’indique, que le voilement ou le sombre ou l’obscurité y joue un rôle fondamental. Il n’y a effectivement dévoilement que s’il y a voilement. La pensée grecque à son éveil l’avait pressenti : αληθεια, avait-on dit alors. Dé-voilement ou é-closion, avait-on ainsi suggéré. Mais on a traduit par veritas ou vérité, en appuyant en quelque sorte sur le terme ou la fin du processus. Escamotant, obnubilant ainsi le mouvement essentiel à l’αληθεια qui, rigou-reusement, dit une sortie du cèlement ou du voilement. Notre mot français manifestation, reçu dans une ouïe disponible et éveillée pour le commencement du sens, peut évoquer encore ce mouvement originel, cette sortie de…et cette arrivée en… La

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vérité est d’abord ce mouvement incessant du passage du voilé au non-voilé. Dé-voilement ou é-closion, comme on vient de dire. Dé-closion, a-t-on pu dire aussi en ancien français poé-tique : la rose qui avait déclose sa robe de pourpre au soleil (Ronsard). Ce passage est un trajet ontologique, car il décrit le mouvement même de la manifestation que recèle l’être même, en tant qu’être-manifeste, arrivée ou être en manifestation. Vérité et être sont ainsi des associés d’origine. Étrange ?

Oui, à première vue du moins. Car la pensée philosophique traditionnelle, la métaphysique, a opposé être et devenir comme les instances et les lieux différents voire opposés du stable et du mouvement. Elle en a même fait deux mondes distincts et séparés. Le monde sensible et inférieur du changement et le monde supérieur de la stabilité, voire de la stabilité éternelle. À la source de ceci, Platon. À cet égard, la philosophie tradition-nelle a moulé la pensée courante et ses manières de voir le monde. Il importe de surmonter cette dichotomie et laisser l’être apparaître comme être-manifeste, comme incessante entrée dans la manifestation, comme l’instance même du mouvement ou devenir originel. Ainsi, être, originellement, implique devenir. La constance ou stabilité qu’on associe habituellement à être, à l’être de quelque chose qui se tient là, présent, devant le regard observateur, n’est pas une tenue dans l’immobilité établie une fois pour toutes, mais une tenue qui dure, reprise et encore reprise au gré des instants qui filent. Être est intimement associée au devenir. Parce qu’on a de manière réductionniste associé traditionnellement l’être à l’immobilité, on en est venu à interpréter la présence et le présent de façon statique. Mais dégagés de ce lest interprétatif, les mots présence et présent suggèrent le mouvement tout aussi bien que, par exemple, le mot allemand anwesen, traduit en français par présent, et dont le sens peut s’expliciter ainsi : se déployer pour… ou à l’adresse de…, ou encore, venir à la rencontre…. En somme, un par devers… comme affectionne de dire en son langage imagé notre écrivain VLB.

D’ailleurs le mot présent comme phase du temps distin-guée de celles du passé et du futur a conservé ce rapport au mouvement. Car le présent est la fluidité même, il est quasi-insaisissable. Le présent est comme l’instant : Il n’est déjà plus là dès qu’on entreprend de le dire. Il est déjà remplacé par un autre.

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Il est évanescent. Et si on a l’habitude de parler du présent comme d’une période plus ou moins longue, c’est grâce à l’inter-vention de la mémoire qui unifie et tient ensemble une multitude d’instants écoulés. Écoulés selon une fluidité insaisissable. L’être fuse de semblable façon. Ce que d’ailleurs voulait suggérer ini-tialement la phusis ancienne (φυσις). Cette phusis qu’on a traduit par nature et physique et qu’on a réduit ainsi à un seul secteur ou domaine dans l’ensemble des choses qui sont. Par contre, phusis signifie tout d’abord être, mais comme advenir incessant en être, en manifestation. Une phusis, d’ailleurs, qui ne se sépare pas de sa caractéristique essentielle qu’est le voilement. Φυσις κρυπτεσθαι φιλει disait encore Héraclite. La nature aime se cacher, a-t-on traduit un peu machinalement plus tard. Ne se doutant pas qu’on cachait ainsi que phusis ou être tient au voilement comme ce à partir de quoi seulement il peut y avoir manifestation ou sortie dans le manifeste. La phusis fuse. Elle est un se lever, un apparaître qui, pour être précisément tel, porte en soi pour ainsi dire un se coucher, un disparaître. L’être fuse. Mais voici surgir, sans l’avoir vu venir, une référence à la démarche de la lumière suggérée initialement par les mouvements du soleil. Vérité et lumière sont des associées d’origine. C’est ainsi qu’il y a uni-versellement advenir en être. Et c’est précisément cela que veut signifier le mouvement impliqué dans le dé-voilement, ce mou-vement alèthéien. Ce dernier mot est une translittération du grec αληθεια. Cette αληθεια d’où origine ou d’où vient ce que nous appelons depuis fort longtemps la vérité. Mot qui omet ou ne dit pas son trajet ontologique essentiel.

C’est ainsi, donc, que vérité et être se rejoignent. Et c’est ce qui permet de parler du trajet ontologique de la vérité. Il s’agit du passage du voilé au non-voilé que dit être en tant qu’être-manifeste. Être cependant qui est toujours l’être de quelque chose, d’un étant, de l’étant en tant que tel et dans son ensemble. Être implique ce passage, cette dynamique essentielle, pourrait-on dire encore. Et comme suggéré au paragraphe précédent, le temps ou la temporalité y est intimement lié. Tout cela a lieu chez l’humain, trouve place en l’humain, arrive ou advient en l’humain en son essence ouverte telle une clairière. Sans, cepen-dant, que ce soit de propos délibéré de la part de celui-ci, comme lorsqu’on décide, par exemple, de faire une marche ou de prendre une tasse de café. L’instance de la délibération et de la décision

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suppose cette clairière fondamentale comme sa condition de possi-bilité.

Mais on est trop porté à oublier ce voilé sous-jacent au dévoilement. L’obscurité est essentielle à la lumière. Celle-ci surgit en quelque sorte de celle-là comme en un nécessaire contraste. D’où, par exemple, la fascination du clair-obscur dans la représentation artistique. Une lutte, une sorte de duel ou joute où le lumineux semble surgir du sombre, planer en lui ou au-dessus de lui et y retourner comme en un vacillement incessant. Comme le vacillement de l’éclairage d’une chandelle ou celui de la flamme sur le sombre fond de l’âtre. Et la succession incessante et graduelle ou variante des jours et des nuits est sans doute à la source de l’expérience première du dé-voilement originaire en être. Ainsi l’humain, en sa manière essentiellement langagière d’être dans le monde, i.e. en son existence même, s’avère le siège, mieux encore, le lieu, la place s’ouvrant pour l’arrivée des choses en leur être-manifeste, pour l’advenir de cette vérité originelle, originaire, primordiale, alèthéienne. La vérité universelle surgit en l’humain, en son être langagier. L’humain a la responsabilité d’assumer en son être même, son être langagier, la garde de cet advenir incessant de la vérité alèthéienne. D’où pour lui l’importance de se disposer à une attention particulière, à une écoute lui permettant d’accueillir, en cette place ouverte dont il est essentiellement constitué, la venue à la manifestation de toute chose, de l’univers, de l’étant dans son ensemble, et d’en être le porte-voix en un langage approprié.

Vérité, être, temps et essence de l’humain (es-sence signi-fiant déploiement d’être) doivent être repensés comme moments ou comme éléments inséparables du commencement. La quête de l’origine, envisagée historiquement et ontologiquement, ne peut faire l’économie de ce rassemblement essentiel.

j. La vérité alèthéienne et la révélation

Mais où sommes-nous rendus maintenant ? Nous sommes-

nous égarés en chemin, loin de notre propos ? Non, car le thème de la manifestation liée à l’être quelque peu développé ici est primordial pour aborder celui de la révélation divine, révélation dite porteuse de vérité absolue, invoquée comme fondement de la foi en Dieu, en Christ.

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Cette révélation ne peut être qu’interne à la vérité originelle en tant précisément que celle-ci est l’advenir de tout à l’être-manifeste, et cela en l’humain même comme existant, comme place ouverte de cette manifestation d’être. Le saut en dehors d’elle, cette vérité originelle, est indicible et impensable puis-qu’elle est universelle, puisqu’elle embrasse le tout en en percevant l’ensemble ou l’unité. Il n’y a pas d’extérieur pensable au tout. Car si un tel extérieur était effectivement, il serait distinct et caractérisable, et à ce titre il appartiendrait au tout. De même les vérités diverses qu’on a associées à cette révélation ou en décou-lant ne doivent pas et ne peuvent pas recourir à des jauges étran-gères ou extérieures à cette vérité première, à cette manifestation originelle. La manifestation ou le dévoilement impliqué dans la révélation dite divine ne peut pas lui échapper, lui être étrangère ou venir d’ailleurs. Ce serait incompréhensible. Il n’y a pas un tel ailleurs. Un tel ailleurs n’est pas. Le recours au mystère ou au miracle pour en rendre compte ne fait que signer cette impossi-bilité qu’on n’ose pas envisager ni reconnaître.

Ainsi prétendre que la foi est un don de Dieu à l’humain, un don gratuit lui venant de l’extérieur pour ainsi dire, don que celui-ci, l’humain, n’a qu’à prendre ou à laisser, ou bien encore un don qui fond sur lui, le terrasse et le domine, revient à fonder la foi sur la foi. Il y a là, en effet, un double acte de foi ou un double abandon, ou double soumission au don. C’est d’abord la foi ou croyance que Dieu est transcendant, i.e qu’il logerait au-delà de tout y compris l’humain. Mais cela est impensable. Com-ment, en effet, peut-il y avoir quelque chose en dehors de tout, en dehors du tout ? Puis c’est la foi ou croyance en la démarche auto-révélatrice de ce Dieu venant de l’extérieur de l’humain et du tout. Autre impossibilité puisque, en toute rigueur, il ne saurait y avoir d’extérieur au tout. Barrure à double tour et clé en coffret de sécurité ! Dieu, s’il est et s’il est quelque chose ou quelqu’un, doit être pensé avec le tout, doit appartenir au tout. Pour ne pas être rien, justement. Il doit appartenir au tout, à l’ensemble tel qu’il peut apparaître dans l’ouverture ou écoute-accueil langagière de l’humain. L’humain n’a point d’autre possibilité d’accueillir que celle qui est ouverte au tout de ce qui est. Dieu doit appartenir au régime de l’être. Et être est redevable à l’ouverture de l’humain accueillant langagièrement le tout. Héraclite, à la toute première aube de ce qui à partir de Platon

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allait devenir la pensée traditionnelle occidentale, disait : N’écou-tant non pas moi, mais le Logos, i.e. le dire rassembleur, il est sage ou convenant de dire en écho ou en réponse : un est tout. Cette parole marque l’éveil en l’humain au fait d’être, au il y a… Et c’est vers cet il y a que la pensée doit maintenant retourner pour comprendre nouvellement, entre autres, qui est l’humain et qu’est le divin.

La transcendance de Dieu par rapport à l’humain n’est devenue pensable qu’avec la réduction ou rétrécissement philo-sophique de l’humain à l’état de personne. Laquelle personne s’est elle-même constituée sur la compréhension de l’humain comme sujet : homme-sujet supposé centre et support du monde en ce qu’il l’objective par ses représentations. Mais l’humain n’est originellement, i.e. en sa caractéristique première, ni le centre, ni le support de l’univers, il en est plutôt le receveur par l’accueil-écoute comme indiqué ci-haut. Il ne pose pas l’univers en l’être par ses représentations objectivantes, garantes de vérité (cf. Descartes), mais il a plutôt la garde de sa manifestation. “L’humain est le berger de l’être”, disait poétiquement et belle-ment Heidegger en ce sens dans sa Lettre sur l’humanisme. L’ouverture qui advient en l’humain, sans qu’elle soit originelle-ment l’objet d’une décision délibérée de sa part, est expérimentée comme étant toujours à la mesure de l’univers, du tout. Peu im-porte les changements de dimensions ou l’étendue selon lesquelles il vient à apparaître en être au gré, disons, de la disponibilité de l’écoute humaine s’exerçant en évocations poétiques et aussi en explorations scientifiques dans les différents secteurs des choses particulières, des étants. Noter qu’une chose ne devient étant à proprement parler qu’en tant que manifestée, manifestée en être, devenant ainsi l’objet possible d’une représentation de la connais-sance s’exerçant chez l’homme-sujet et l’homme-personne. Noter aussi que la condition de sujet et de personne chez l’humain n’est pas ici sous-estimée ni contestée. Il est simplement dit qu’elle n’est pas première ou primordiale en l’essence de l’humain. Et qu’une recherche de l’origine, du commencement, ne doit pas s’en tenir au régime de la connaissance-représentation, mais doit revenir à son en-deçà.

La compréhension de l’être de l’humain, ici présentée, n’est pas complètement nouvelle. Elle surgit plutôt à la faveur d’un voyage en direction des origines de la pensée occidentale.

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Là où des aperçus oubliés par la tradition peuvent être remis au jour, explicités, et ainsi permettre, entre autres, de remettre en question ou de revisiter, comme on dit maintenant, les rapports mystérieux de la transcendance divine et de la foi tels que présentés en christianisme.

Donc, projeté à l’image de l’humain comme vu précé-demment, Dieu est alors aussi Dieu en univers. La notion scolas-tique de transcendance divine doit être questionnée. La révélation, si lumineuse ou divine puisse-t-on la prétendre, en cette qualité même justement, porte toujours la marque, le sceau, ou mieux, est l’obligée de l’ouverture éclairée ou du dévoilement lumineux advenant en l’être langagier de l’humain. Elle lui est redevable en son essence même. La révélation dite divine est langagière, soit, mais de fond en comble humainement langagière. Là est sa vérité. D’origine humaine est la révélation dite divine. Car l’humain est l’éclairant créateur ou le diseur des dieux, du divin. L’humain, en ses mythes et théories, a pu dire et peut continuer de dire que Dieu l’a fait à son image parce que, dans un premier temps, il a lui-même projeté et personnifié la lumière ou le divin à sa propre image, a symbolisé ou métaphorisé le divin à sa ressemblance. La croyance ou la foi telle qu’elle se comprend et s’exprime en général enjambe tout simplement cette instance langagière fondamentale. Dans le régime de l’être qui est le nôtre, Dieu, créant l’humain à sa propre image pour signifier sa magnanimité et la grandeur même de l’humain, n’est au fond que la remise d’un dû à son créancier ou la reprise d’un prêt camouflée dans une formulation religieusement correcte.

Pour la croyance chrétienne, voilà une hérésie ou un scandaleux paradoxe ! Pour la pensée questionnante, c’est là une fascinante énigme lovée au cœur des hypostases divines ou lumineuses, fruits de l’éclairage créateur ou évocateur de l’humain en ses rapports langagiers au monde dans lequel il séjourne, ou au tout de l’univers !

Hivers 2009 et 2010

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TROISIÈME PARTIE

Mythes, Religions, Laïcité

Pourquoi le titre Mythes, Religions, Laïcité, pour le présent recueil? Parce que l’actualité de notre monde est fondamentalement marquée par des positions religieuses. Le Moyen et le Proche Orient, par exemple, sont encore et depuis longtemps sous tension chiite et sunnite, deux importants courants de l’Islam. Et le phénomène récent de migra-tions massives de peuples pour fuir les assauts mortifères d’extrémistes islamistes parle en lui-même de religion et aussi de civilisation. Puis ce titre se justifie également du fait que les dernières années de l’histoire du Québec ont soulevé la question des accommodements pour des groupes de confessions et de pratiques religieuses différentes ou parti-culières dans le contexte culturel et social québécois. Dans ces circons-tances il est opportun de souligner le lien de filiation qui unit mythes et religions. Ce que font les deux premiers textes reproduits en première et deuxième partie de ce recueil.

C

omme évoqué en Introduction au présent recueil, il s’est établie au Québec depuis une douzaine d’années une discussion sur la laïcité, qui a connu

jusqu’à maintenant deux moments forts. Le premier fut la Commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’accommodements liées aux différences culturelles constituée en 2007. Il est éton-nant que le titre de cette Commission n’évoque pas explicitement la dimension religieuse des différences culturelles. Pourquoi cette omission? N’a-t-on pas alors, en réalité, mis l’accent sur des demandes d’accommodements relatives au port de signes et symboles qui renvoient effectivement à des croyances religieuses?

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Le deuxième moment important fut celui de ce qu’on a appelé couramment la Charte des valeurs québécoises, un projet de loi déposé le 7 novembre 2013 à l’Assemblée nationale du Québec sous le nom quelque peu alambiqué de Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l'État ainsi que d'égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. Notons que ce projet de loi aurait dû dès le départ s’appeler tout simplement Charte québécoise de la laïcité. La discussion sur la laïcité s’anima alors pendant quelques mois, mais fut interrompue par les élections générales de 2014 où le gouvernement minoritaire fut renversé.

On peut d’abord observer que la discussion qui eut cours pendant ces années a fait bon marché de la nature de la religion en tant qu’établie sur la croyance humaine en la divinité. Pour-tant on faisait face à un nœud de questions difficiles à démêler et qui renvoyaient finalement à la croyance religieuse. En voici une brève énumération : Comment concilier en pratique liberté de conscience et liberté de religion dans une même société? Que faire avec la diversité des croyances religieuses en des divinités, que faire avec la diversité et l’opposition de comportements religieux, et que faire avec les demandes d’accommodements qui puissent être raisonnables dans cette diversité? Et cette discussion, peut-on aussi remarquer, s’est développée sur fond d’une autre omission : la détermination préalable suffisante de la nature de l’intégration des immigrants et de la nation québécoise comme société d’accueil. Depuis, le Québec a laissé en plan la question de la laïcité. Il devra la reprendre un jour ou l’autre.

I. Épisode de la Commission Bouchard-Taylor

Concernant l’épisode de la Commission Bouchard-

Taylor, nous pensons opportun de reproduire le texte intitulé Laïcité 101, écrit à la fin de l’hiver 2010 pour Vigile.net (devenu Vigile.Québec) et qui a paru le 6 avril 2010 sur la tribune libre de ce site. Le voici en son intégralité :

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TROISIÈME PARTIE – Mythes, Religions, Laïcité

Laïcité 101

Introduction L’intense discussion qui a cours au Québec sur la laïcité a

eu son coup d’envoi public en 2007 avec la Commission sur les pratiques d’accommodements liées aux différences culturelles, dite Commission Bouchard-Taylor, des noms de ses co-présidents. La discussion met l’accent actuellement sur des demandes d’accom-modements relatives au port de signes et symboles religieux. Elle se développe sur fond d’un manque, oubli ou dérobade : la détermination préalable suffisante de la nature de l’intégration des immigrants et de la nation québécoise comme société d’accueil. Et elle fait bon marché de la nature de la religion en tant qu’éta-blie sur la croyance humaine en la divinité.

1. Quelques caractéristiques fondamentales

de la nation québécoise La discussion n’avancera guère, voire s’étouffera dans un

cul-de-sac, s’il n’y a pas une entente minimale sur les traits qui caractérisent fondamentalement la nation québécoise ou qui campent son identité. Noter en passant que le Gouvernement actuel a refusé, il y a quelques temps, un projet de loi à cet effet proposé par l’Opposition officielle.

Voici en gros.

— Il importe de prendre acte collectivement que la nation québécoise est pluraliste dès sa naissance. Il est en effet établi que les habitants de la Nouvelle-France embarqués à La Rochelle n’étaient pas tous des Français, mais pouvaient venir de différents pays d’Europe.

— C’est la langue française qui a unifié ces émigrants européens qui, avec l’aide des autochtones et en métissage avec eux, ont constitué une nation parti-culière en Amérique du nord. La langue française est la matrice de cette nation.

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

— Cette nation a continué depuis la Conquête britan-nique à recevoir des flots d’immigrants, majoritaire-ment de langue anglaise.

— La nation québécoise de langue française est histori-quement plurielle en son être même. Pour les Qué-bécois, la pluralité n’est pas un phénomène des der-nières décennies.

— Cette nation québécoise française est par ailleurs adossée à l’immensité géo-socio-politique anglophone canadienne et états-unienne. Elle est exposée aux influences invasives anglophones et multiculturelles de ses voisins.

— Cette nation forme une société démocratique où prévaut entre autres l’égalité des femmes et des hommes, et elle est gouvernée par son propre État démocratiquement constitué.

— Mais cette nation est en même temps soumise à la Constitution canadienne qu’elle ne veut pas signer parce que néfaste pour sa propre identité et son devenir national.

— Elle est engagée dans une lutte de résistance depuis la Conquête pour sauvegarder son identité française.

— Elle est en phase avec la démarche moderne occi-dentale de laïcisation.

— Elle est depuis les dernières années le lieu d’accueil d’une immigration intensifiée et issue en bonne partie de régions du monde autres que l’Europe.

Tous ces traits doivent être affirmés et présentés à tous

ceux qui veulent venir se joindre à la nation québécoise. Nation toujours en train de se développer, de s’achever, de s’accomplir. Les immigrants, pour être accueillis et intégrés, doivent normale-ment pouvoir comprendre cet état de choses et vouloir participer à ce devenir de notre nation.

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TROISIÈME PARTIE – Mythes, Religions, Laïcité

2. L’intégration des arrivants Il faut pouvoir s’entendre aussi sur ce que représente pour

une nation, la nôtre, l’immigration, et aussi l’intégration des arri-vants.

L’immigration est généralement comprise et définie comme l’entrée dans un pays de personnes non autochtones qui y vien-nent habituellement pour trouver un emploi. On peut ajouter que cette venue peut aussi être motivée par la recherche d’un système politique humainement plus satisfaisant que celui du pays d’origine. Il faut absolument souligner qu’il s’agit de la venue de personnes dans une société étrangère qui devient pour elles un lieu d’accueil. Il ne s’agit pas de recevoir des groupes ethniques différents transportant avec eux des modes de vie en commun qui entrent en contradiction avec ceux de la société d’accueil ou qui juxtaposent ces groupes en communautés séparées. C’est de ce phénomène que naît le communautarisme, la ghettoïsation, le morcellement de la société sur la base du multiculturalisme. Le multiculturalisme institutionnalisé à la canadienne est rejeté par le Québec. Pour dire les choses un peu crûment, l’immigration n’a rien d’un essaimage. Si impressionnant que soit le déplacement migratoire des abeilles, celui des humains est plus sophistiqué et doit se caractériser par le respect des us et coutumes des habitants du pays d’accueil.

À Montréal en particulier, il s’est déjà constitué de ces groupes communautaires à tendance ghettoïsante plus ou moins accentuée. Que faire? Rien de violent. Mais présenter les exigences démocratiques de l’intégration.

Alors l’intégration. Il me semble qu’elle doive être bien distinguée de l’assimilation. Alors que celle-ci paraît impliquer de la part de quelqu’un un effacement de sa propre culture, effacement volontaire, par négligence ou obligation, l’intégration devrait plutôt signifier une assomption libre du devenir de la société d’accueil, non pas en s’effaçant mais en faisant jouer tous les éléments culturels personnels qui peuvent y contribuer. Dans cette condition, l’immigrant se sent respecté et apprécié. Et la société d’accueil s’en trouve heureusement et positivement enrichie, transformée pour le mieux en sa propre identité.

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Il s’agit donc pour nous de recevoir, d’accueillir des per-sonnes au fait de la nature et des exigences de notre nation. Des personnes prêtes à s’inscrire dans le devenir de cette nation, française et plurielle de nature, et d’en assumer librement les enjeux. Dont celui de ne pas donner dans la vague multicultura-liste ambiante.

3. Laïcité québécoise

a. Laïcité en devenir. Tout comme la nation québécoise elle-même, sa laïcité

est en devenir. Majoritairement cette nation fut et se dit encore, du moins dans les recensements, de religion catholique. Même si la pratique religieuse a croulé depuis les quatre ou cinq dernières décennies. En effet, le taux des croyants allant à la messe du dimanche en l’an 2000 n’était que de 20%. C’est un fait, les églises se vident et sont mises en vente. Cependant, le christia-nisme, à travers le catholicisme surtout, a profondément marqué notre nation. Il a imprégné sa culture. Les clochers pointant vers le ciel et surgissant çà et là dans les villes et au cœur des villages sont un exemple éloquent de la place centrale qu’ont occupé le divin et la religion dans la vie de la nation québécoise. Mais depuis quelques décennies les cloches ne sonnent plus guère pour annoncer l’angélus, la messe, les mariages, les baptêmes et les décès des croyants. Signe éloquent de la distance en train de s’établir relativement aux symboles et comportements religieux.

C’est que les Québécois, à leur rythme, joignent le mou-vement d’émancipation par rapport aux autorités et pouvoirs reli-gieux. Ils se déclarent capables de déterminer par eux-mêmes, sans recourir au divin représenté par des autorités et institutions humaines, leur propre devenir, i.e. leur vie personnelle et sociale ainsi que le genre d’État démocratique qui leur convient. C’est ce qu’on appelle la laïcité. Laïcité des personnes menant à la laïcité de l’État. Cette dernière, mise à l’avant-scène dans les discussions présentes, est habituellement décrite comme la neutralité par rapport à tout pouvoir religieux représenté par des documents, des Livres, des Institutions, et la neutralité aussi par rapport aux croyances religieuses des personnes.

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La laïcité n’est pas le fruit d’une génération spontanée. Lentement la raison humaine, i.e. le pouvoir humain de comprendre par lui-même, s’est distinguée des projections mythologiques et des élaborations théologiques qui sont autant de tentatives de comprendre et d’expliquer la place de l’humain dans un univers imaginé sous l’emprise des dieux ou de la divinité. Déjà la frise du Parthénon affichait des éléments représentant la remise du pouvoir divin à l’humain. Aussi la philosophie médiévale consi-dérée comme servante de la théologie est une étape significative de cette démarche. C’est, à ce moment-là, la raison qui tente de montrer et de prouver par ses démonstrations la justesse de la vision de Dieu comme auteur et législateur de l’univers et de la conduite humaine. Que ce Dieu soit celui des chrétiens ou des arabo-musulmans ou d’autres appartenances.

Puis avec la modernité une étape décisive est franchie. La raison comme pouvoir de comprendre par soi-même devient signe explicite de liberté et d’humanité. C’est l’époque des Lumières. Celle de l’Aufklärung, i.e. de l’éclaircissement, de la reconnais-sance. De la reconnaissance de ses capacités propres d’analyser, de comprendre, et reconnaissance de sa liberté. Émancipation, devrait-on dire. L’humain s’est démontré, tant par la science que par la pensée philosophique, la légitimité et la justesse ou l’à-propos de sa compréhension du monde et de sa propre conduite dans ce monde avec ses semblables. Point n’est besoin de recourir à une autorité divine pour ce faire. Ce qui alors ne doit pas être considéré nécessairement comme une déclaration d’athéisme. L’existence de Dieu, sa nature, restent pour ainsi dire dans la marge. Il est loisible à tout un chacun de s’y intéresser, d’y croire. Mais questions et réponses qui surgissent alors ne doivent pas influer sur le cours de l’histoire, sur la marche du devenir humain en société dans le monde. Plus précisément, le déroule-ment de l’histoire n’a pas à obéir à des prescriptions d’un dessein divin supposé.

C’est là la laïcité dont on parle maintenant. Cette capacité de la raison humaine de comprendre par elle-même est reconnue en Occident et dans le monde arabo-musulman. Tout au moins théoriquement, comme peuvent en témoigner en particulier publi-cations et enseignements universitaires. Mais à la différence que ce dernier, le monde arabo-musulman, ne semble pas être allé jusqu’à faire l’application de cette capacité au plan politique. De

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manière assez générale, le pouvoir politique y demeure un pou-voir religieux ou lui reste relié. La théocratie n’est pas à propre-ment parler surmontée ou écartée. C’est du moins ce qui se dégage du livre : La laïcité. Que peut nous en apprendre l’histoire? Une étude de Khadija Ksouri Ben Hassine, professeure de philoso-phie à l’université de Tunis, publiée chez L’Harmattan en 2008. L’Occident, de son côté, transpose aux plans de la conduite indi-viduelle et collective ou politique la capacité de la raison humaine de comprendre par elle-même, i.e. son émancipation, sa liberté relativement aux prescriptions divines et religieuses. Ici la laïcité déborde dans la pratique. La nation québécoise comme société est engagée dans ce processus.

Ainsi voit-on que la laïcité n’est pas un point de départ, mais qu’elle surgit au cours d’un long cheminement où l’humain reconnaît progressivement son propre pouvoir de comprendre et l’étendue de son humanité ou de son être. Cette approche moderne n’est sans doute pas le dernier avancement possible de la laïcité. Il se peut fort bien qu’en pensant plus à fond les rapports de l’humain au divin, on en vienne à comprendre que les dieux, le dieu, sont en définitive des projections langagières symboliques de l’humain en univers. Voici en quelques mots.

En reconnaissant sa propre finitude, l’humain se perçoit comme une infime parcelle dans un univers immensurable. Mais un univers, toutefois, qu’il a toujours la possibilité d’embrasser dans sa totalité quelle que soit la vitesse avec laquelle il prend de l’expansion. Se manifeste ainsi l’étendue de l’être humain, de son humanité. Une ouverture et une capacité d’accueil dont on appréhende difficilement les limites. En reconnaissant encore sa finitude comme signée continuellement par la mort, l’humain se prend toujours à penser l’au-delà de cet événement. L’énigme de l’après. Mais cette étendue étonnante de l’humanité de l’humain, ce large immensurable qu’on expérimente et qu’on appelle habi-tuellement mais peut-être inadéquatement conscience, peut vrai-semblablement être assumé autrement qu’en le peuplant de dieux. Alors la finitude humaine prendrait une autre signification. Alors le cours de l’histoire en serait changé, sans doute profondément. On serait bien justifié alors de parler de postmodernité. Mais en attendant…? En attendant, la démocratie semble être une bonne assistante ou une balise sécuritaire pour la marche de la laïcité.

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b. Laïcité et patrimoine religieux. Il ressort de tout ceci qu’il appartient en propre à la nation

québécoise de déterminer jusqu’où elle veut aller dans la mani-festation pratique de sa laïcité. Laïcité des personnes, laïcité de l’État. Les deux doivent être envisagées, pas seulement la dernière. Car les personnes, précisément parce qu’elles sont humaines, ne sont pas des électrons libres, mais essentiellement des personnes qui vivent avec d’autres. Les individus sont des citoyens. (Nous y reviendrons plus loin) Même si notre laïcité en devenir ou à l’ouvrage a déjà pris une bonne distance par rapport aux préceptes divins véhiculés par les institutions religieuses, il reste que la culture québécoise est historiquement et profondément marquée par le christianisme. Nous vivons tous dans un patrimoine religieux. Notre littérature, notre folklore, notre calendrier, notre territoire, nos édifices, nos coutumes portent les marques du christianisme. Seul un iconoclasme étourdi et enragé prônerait la suppression de tous ces signes religieux. La nation québécoise n’en est pas là. Et c’est bonheur.

Les récentes demandes d’accommodements qui ont le plus soulevé de questions et d’opposition concernent le port de vêtements ou autres objets qui évoquent l’appartenance à une religion, en font la promotion en tant que symboles, et/ou remettent en question l’égalité entre hommes et femmes. « Vous nous dites de ne pas porter de niqab ni burka, entend-on parfois, mais commencez donc par donner l’exemple et faites disparaître vos propres crucifix! » Alors là il faut être résolument soi-même. Nous avons eu et nous avons encore des coutumes à saveur religieuse. Voilà le fait. Mais c’est à nous, nous qui sommes en chemin dans la conquête de la laïcité, de faire le tri entre les signes et symboles religieux que nous voulons conserver, du moins pour le moment, et ceux dont nous sommes prêts à nous départir en tant que nation. Et ce tri nous le ferons à notre rythme. Tout en reconnaissant cependant que les problèmes récem-ment posés à cet égard peuvent être des invitations à accélérer le pas en quelques domaines ou à quelques égards. Et c’est encore à nous en tant que nation de déterminer et d’exclure tout signe et symbole venant d’ailleurs qui contrarie sérieusement ou contredit notre manière nationale d’être en commun. Et ce nous, ai-je l’im-mense plaisir de le souligner, inclut, par exemple, cette musulmane

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croyante, immigrée au Québec depuis une quinzaine d’années, qui me disait la semaine dernière comment elle et sa famille sont Québécois, comment elle est gênée par les tenues vestimentaires islamiques ostentatoires et éventuellement provocatrices, comment elle fête quand nous fêtons, comment elle a à cœur de participer au devenir du Québec. Je me souviendrai longtemps de son authentique et chaleureux “Joyeuses Fêtes !” On était trois jours avant Pâques. Nous sommes certainement nombreux à connaître de ces nouveaux concitoyens québécois. Qui se sont intégrés au nous québécois.

c. Projet de loi 94 La nation québécoise veut un État laïc. Ceci semble

acquis. Il lui reste à le déterminer constitutionnellement, cet État. Le gouvernement actuel de l’État québécois vient de déposer le Projet de loi 94 qui veut établir les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements. On y parle de la neutralité religieuse de l’État et de la nécessité d’avoir le visage découvert dans les organismes gouvernementaux, les institutions des secteurs public et parapublic. Le Premier ministre l’a présenté comme exprimant le choix de la laïcité ouverte par les Québécois.

Mais ce projet de loi, faut-il remarquer, non seulement n’emploie jamais le mot laïcité, mais il suppose terminée la discussion sérieuse qui a cours chez nous sur cette notion de laïcité ouverte. De plus, en parlant de la nécessité d’avoir le visage découvert dans l’Administration gouvernementale et certains établissements ou institutions, il s’abstient de toutes références au caractère religieux du niqab et de la burka. Pourtant tout le monde sait que c’est d’eux qu’il est avant tout question et non pas de la vulgaire cagoule du malfaiteur, voleur ou autre malfrat. Il est manifeste que ce Projet de loi 94 est farci de sous-entendus parce qu’il doit finasser pour éviter des revers possibles voire prévisibles infligés par la juridiction fédérale. Soit dit en passant, voilà une autre manifestation de notre intenable situation consti-tutionnelle.

En évoquant la neutralité religieuse de l’État, le projet dit que celui-ci « ne favorise ni ne défavorise une religion ou une croyance religieuse ». Voilà pour l’État. Mais qu’en est-il des

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citoyens concrets formant la nation québécoise? Les citoyens ne sont pas des particules complètement indépendantes les unes des autres. Les citoyens sont des personnes qui ont des droits et des libertés, disent les Chartes. Mais ces Chartes, il faut avoir le courage de le reconnaître, traitent des personnes pas mal trop dans l’abstrait. Elles ne les regardent guère comme des citoyens concrets dont l’existence et l’agir les tiennent étroitement associés à des semblables et qui vivent toujours, quotidiennement, dans des situations de communication et de partage.

Alors il convient tout à fait de se demander si, par exemple, la rencontre, sur le trottoir ou dans un restaurant, d’une femme portant le niqab ou la burka ou le hijab n’est pas pour les citoyens de la nation québécoise un nouveau signe d’un retour en arrière dans une dépendance vis-à-vis de prescriptions d’une autorité divine dont ils s’émancipent graduellement mais décidé-ment. Il est aussi parfaitement légitime de se demander s’il n’y a pas là pour les citoyens québécois un nouveau signe douloureux de l’inégalité des sexes féminin et masculin. Autre exemple : Les permis de stationnement spéciaux lors de pratiques religieuses pour la communauté hassidique à Outremont. Permissions ou accommodements qui embêtent les autres citoyens. Est-ce que ces accommodements permettent à ces gens de mieux s’intégrer à la nation québécoise? C’est plutôt, semble-t-il, la manifestation éloquente qu’ils vivent déjà en ghetto. Bien à propos, nous avons tous pu apprendre par les récents bulletins de nouvelles que les laïcs israéliens se soulèvent actuellement contre leurs concitoyens religieux, orthodoxes à l’extrême, qui leur rendent la vie insup-portable à Jérusalem par leurs défenses archaïques de bouger et de porter des objets les jours de sabbat. Et nous, Québécois laïcs, en voie de laïcisation, devrions tolérer de garer nos voitures à d’autres endroits pour laisser ces places à des religieux d’une communauté hassidique ghettoïsée?

Si la laïcité mène jusqu’à la neutralité de l’État à l’égard des religions, nous devons comme nation en marche vers une authentique laïcité sérieusement envisager la possibilité, même le devoir d’exiger une grande neutralité des religions dans la vie publique, là où joue particulièrement et à cœur de jour l’apparte-nance de tous les citoyens à une société nationale. Car nous savons tous, par l’universalité actuelle de l’information quotidienne tout au moins, que les religions ont été et sont encore de par le monde

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un facteur important de discordes, de violences et de guerres. Laissons les religions apporter dans la discrétion le bien qu’elles peuvent, mais empêchons-les de nuire par un prosélytisme osten-tatoire et provocateur. Cette recommandation veut embrasser le judaïsme, le catholicisme, l’islamisme, et toute autre religion ou secte donnant lieu à des comportements extrémistes troublants ou par trop dérangeants.

Heureusement que le Projet de loi 94 n’est qu’un projet. Car c’est un mauvais projet. Il doit être profondément amendé ou retiré ou remplacé. Il se place d’emblée dans la problématique des accommodements. D’emblée il saute par-dessus les exigences internes et situationnelles de la nation québécoise. Il fait comme s’il y avait déjà entente sur la nature de l’intégration et ses rapports avec un interculturalisme vanté, cet insidieux avatar du multicul-turalisme ambiant que nous refusons pour notre société. Il fait comme si le rapport de la Commission Bouchard-Taylor était reçu dans la nation québécoise comme du beurre dans la poêle. Il fait comme si la laïcité ouverte était largement reconnue. À ce propos, j’ai lu le récent livre de Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience. Un livre qui paraît écrit dans l’esprit de la laïcité ouverte. Un livre qui ne s’attarde guère sur l’identité particulière de la nation québécoise forgée au cours de 400 ans d’histoire et qui pourtant est là dans sa densité con-crète et vivante. Un livre qui ainsi discute de la laïcité trop dans l’abstrait et finit par orienter vers l’inextricable situation d’une inépuisable casuistique vouée au jour le jour à la détermination du raisonnable et du déraisonnable dans les demandes d’accom-modements. Casuistique typique d’une moralité décadente. La laïcité ouverte ressemble à s’y méprendre à une émancipation ou liberté honteuse d’elle-même. De surcroît cette laïcité, sous couvert d’ouverture, empeste la condescendance.

Ainsi il faut une solide discussion publique sur l’identité québécoise, sur les enjeux auxquels cette société est confrontée, dont l’unilinguisme français sévèrement mis à mal par les déci-sions des tribunaux, la nonchalance intéressée de l’actuel gouver-nement, un relatif manque de fierté chez une population assiégée, un éparpillement malheureux des forces de résistance et de révolte incluant différents mouvements ainsi que les partis politiques. À cet égard Montréal devrait lancer des appels à l’aide

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à toute la nation. Et le reste de la nation devrait sérieusement se préoccuper de Montréal.

Conclusion

En somme la laïcité consiste à prendre congé de l’histoire

comprise comme le développement des desseins de dieu sur l’humanité en univers. Objets de croyances, ces desseins ont été exprimés dans des documents écrits de main d’homme, et pour-tant tenus pour sacrés ou intouchables, tels que la Bible, le Coran, le Triple-Véda, l’Avesta et autres. La laïcité est une attitude et une aire de clairvoyance et d’émancipation. Attitude selon laquelle l’humain comprend sa finitude et assume son propre devenir indépendamment de la croyance religieuse et de l’abandon qu’elle implique. Aire de clairvoyance et de liberté, également, qui permet à l’humain de s’aventurer dans l’amplitude immensurable de son être, amplitude toujours à explorer pour y voir pointer de nouvelles possibilités concrètes d’existence en commun.

En voie dans cette laïcité, la nation québécoise peut réclamer le droit de la voir signifiée adéquatement, et ses citoyens ont le devoir d’y veiller attentivement.

Fernand Couturier

6 avril 2010

* * *

II. Épisode de la Charte des valeurs québécoises

La fameuse Charte des valeurs québécoises, a-t-on envie

de dire, étant donné son trop court et orageux passage dans l’actualité. Il s’agit du Projet de loi no 60 déposé le 7 novembre 2013 à l’Assemblée nationale du Québec sous le nom de Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l'État ainsi que d'égalité entre les femmes et les hommes et enca-drant les demandes d’accommodement. On a souligné plus haut qu’un tel projet aurait dû tout simplement s’appeler Charte québécoise de la laïcité. Cette Charte aurait tout simplement dit ce que la Nation québécoise et son État entendent par la laïcité.

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La Charte des valeurs québécoises, par ce nom lui-même, s’était malencontreusement égarée dans un projet, dépassant la problé-matique de la laïcité, qui était de déterminer l’identité de la nation québécoise en faisant ressortir ses “valeurs” propres. On peut noter en passant qu’il serait plus juste et moins idéologiquement teinté de parler d’éléments fondamentaux ou essentiels de la nation québécoise. Le langage courant devrait peut-être s’habituer à remplacer, dans un tel contexte, le vocable “valeur” par l’adjectif substantivé fondamental. Ce terme évoque davantage l’essentiel que l’autre qui renvoie immédiatement à la possession, à l’avoir, à ce qui peut s’évaluer, se comptabilisé. Parler des fondamentaux de la nation québécoise a une tout autre résonnance que le discours sur ses valeurs. De toute façon la laïcité n’est qu’un seul de ces éléments fondamentaux dont la langue, l’histoire, la culture, l’égalité des hommes et des femmes, la territorialité…

Donc ce projet de loi, tout en embrassant trop large, voulait relancer la discussion sur la laïcité enclenchée avant la Commis-sion Bouchard-Taylor, réactivée lors des travaux de ladite Com-mission, et prolongée jusqu’au non-aboutissement du projet de Loi 94 du gouvernement Charest censé donner des suites aux recommandations de cette Commission B-T.

La problématique de cette discussion comporte différentes dimensions. En surface ce sont des demandes d’accommodements pour le port de vêtements particuliers ou autres objets à signifi-cations religieuses, et aussi pour des comportements, habitudes ou coutumes, venant de personnes ou de groupes d’appartenance religieuses plutôt nouvellement établis au Québec. Ces demandes s’appuient sur des principes fondamentaux comme la liberté de conscience et de religion. Et ces demandes mettent en jeu ce que le Québec revendique comme un trait essentiel de son existence et de sa culture, par exemple l’égalité entre les hommes et les femmes. Grosso modo il s’agit en pratique du port du kirpan, de la kippa, de la burka, du niqab et du hidjab.

La laïcité, toujours comprise comme neutralité de l’État à l’égard des religions, demandait que les représentants de cet État soient également neutres, c’est-à-dire qu’ils n’affichent pas leurs croyances religieuses dans leurs tenues et comportements. Et c’est à ce niveau que tout a achoppé. Les uns prétendant que tous les représentants de l’État, du Premier ou Première Ministre à la gardienne ou gardien du Centre de la petite enfance soient tenus

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à cette stricte neutralité, alors que d’autres s’employaient à exiger cette neutralité en cataloguant les représentants par ordre d’im-portance, du moins à ce qui a trait à la visibilité, dans l’exercice de l’autorité. Si le gouvernement, alors minoritaire, n’avait pas déclaré les élections générales aussi tôt en 2014, on peut supposer que les discussions en Commission parlementaire et en Assemblée nationale auraient pu conduire à une modification du projet de loi qui l’aurait rendu acceptable par la majorité des députés et fina-lement aurait mené à son adoption finale. De toute façon, d’après un certain nombre de sondages d’opinion, ce projet de loi sem-blait acceptable pour la majorité de la population.

Mais il n’en fut pas ainsi. Et le Québec se voit encore tenu de revenir à cette question fondamentale de la laïcité. Ce qui est loin d’être un malheur. La discussion laissée en plan doit reprendre maintenant. Elle doit dépasser le niveau de la pratique des accommodements religieux et culturels et mettre en relief cela même par rapport à quoi la laïcité se caractérise fondamen-talement, à savoir la religion. Nous y revenons.

III. Les Chartes et la religion

Il est impossible de mener la discussion sur la laïcité sans

tenir compte de la toile de fond que constituent d’une part, les déclarations de la Loi constitutionnelle canadienne de 1982 eu égard aux libertés fondamentales et, d’autre part, les Libertés fondamentales relevées par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.

La Charte canadienne des droits et libertés a un seul attendu qui se lit comme suit : Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit.

Et la première des libertés fondamentales inscrites dans cette Charte est justement la liberté de conscience et de religion (2 a). On peut d’ores et déjà observer que la formulation semble évoquer pour cette liberté un double niveau : celui de l’intériorité de la conscience personnelle et celui des manifestations exté-rieures religieuses. Manifestations extérieures personnelles conjoin-tement avec celles d’autres personnes. D’après cette formulation, la croyance ou la foi se situerait au niveau de la conscience indi-viduelle ou personnelle, et les rites ou liturgies ainsi que différents

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comportements découlant de la croyance constitueraient le domaine de la religion ou ensemble de significations religieuses socialement inscrites.

Puis cette Charte canadienne prévoit l’égalité de tous devant la loi, donc à l’égard de cette liberté de conscience et de religion. C’est à l’article 15 (1) : La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protec-tion et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. Fort bien. La loi doit valoir pour tous également.

Et concernant notre propos, nous retenons De la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, ce qui suit :

« Considérant que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d'autrui et du bien-être général

Libertés et droits fondamentaux:

3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.

9.1. Les libertés et les droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice. Droit à l'égalité » Ainsi, selon cette Charte :

— Les droits et libertés de la personne doivent respecter ceux des autres et le bien-être commun.

— La liberté de conscience et la liberté de religion sont ici distinguées mais rapprochées tout comme dans la Charte ca-nadienne.

— Le droit à l’égalité est souligné mais circonstancié : respect de la démocratie, de l’ordre public et du bien-être commun.

— La loi peut fixer la portée des libertés et droits fondamentaux et en aménager l’exercice.

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Ce double cadre législatif étant rappelé, voici quelques réflexions relativement à la religion.

IV. Nature de la religion

On a beaucoup parlé de laïcité. De la laïcité sur fond de

religion. Mais sommes-nous tous au clair sur ce qu’est la reli-gion? Qu’entend-on généralement par religion? Grosso modo on comprend un ensemble d’attitudes, de comportements inspirés par la croyance ou la foi. Et la foi, en matière religieuse, en quoi consiste-t-elle? On aura enseigné en diverses catéchèses ecclé-siastiques qu’elle est un don de la part de Dieu. Un don exigeant soumission et obéissance. Mais cet enseignement implique une démarche intellectuelle qui pose comme prémisse ce qui est l’objet même de la croyance, à savoir Dieu lui-même. Il faut d’abord croire en Dieu et partant il faut croire en ce qu’il dit. C’est un peu court comme raisonnement. Il donne lieu à une foi aveugle. Mais si on s’en tient au phénomène même de croire, on peut dire que la foi est la volonté de tenir pour vraie une annonce, une proclamation venant directement ou par intermédiaire d’une autorité suprême ou divine. Cette annonce ou proclamation s’appelle communément révélation. L’objet de la foi ou croyance ne repré-sente pas un contenu évident par lui-même, n’est pas un contenu qui s’impose de lui-même à l’entendement général de l’humain. Il vient ultimement d’une autorité supérieure divine. Mais son acceptation par l’humain relève de sa propre volonté. L’humain tient ou veut tenir l’objet de la croyance pour vrai non en raison de sa propre évidence, mais en faisant confiance en quelque sorte à cette autorité divine ou à son intermédiaire. Par exemple, le symbole des apôtres et le symbole de Nicée-Constantinople repré-sentent la somme de ce que l’Église chrétienne propose à la foi ou à la croyance de ses adeptes. « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, et en Jésus-Christ, son fils unique, né de la vierge Marie… Je crois en l’Esprit-saint… en l’Église chrétienne… etc. » Noter qu’il y a différentes versions du symbole de Nicée-Constantinople. L’Église chrétienne désignant ici l’autorité gouvernante du rassemblement des hommes et femmes qui croient en Christ ou Jehoshua-messie juif, divinisé par Paul de Tarse. Ceci a été discuté longuement ci-dessus dans le texte intitulé De Jehoshua à Christos. Texte faisant la part de

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l’historique et de ce qui relève du mythe dans le Christianisme. On peut donner également comme exemples de ce qui est proposé à la croyance des fidèles juifs et musulmans les contenus de la Bible hébraïque et aussi du Coran, ainsi que les prescriptions qui en ont été tirées au cours des développements historiques de ces religions.

Ces exemples réfèrent aux trois principales religions dites monothéistes qui jouent encore des rôles importants dans les mondes oriental et occidental : le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam. Chacune de ces religions a son Dieu propre qui a respec-tivement pour nom : Yahvé, Christ et Allah. Chacune tient son dieu pour le vrai Dieu. Qu’il y ait ainsi trois dieux, tenu chacun pour unique et vrai, n’est pas sans ébranler ou à tout le moins questionner la croyance en un seul et unique vrai Dieu. Et qu’il y ait trois monothéismes devrait déjà relativiser sinon contredire les prétentions de chacun d’eux de se référer au seul et unique vrai Dieu. D’ailleurs pour le regard historique les trois mono-théismes remonteraient à la même source abrahamique. Cet état de chose n’est pas sans évoquer une sorte d’aveuglement ou de parti pris dans la prétention que peuvent avoir les humains de diverses obédiences religieuses relativement à l’obligation d’honorer un seul vrai Dieu.

D’autre part, le premier texte du présent recueil montre comment le cœur messianique du christianisme, le KRST ou Christ, est une reprise ou prolongement du thème de la descente et de la remontée du divin en vue du salut humain dont font état nombre de mythes anciens polythéistes développés par les humains eux-mêmes à différents endroits de la planète et en des temps bien antérieurs au début de l’être chrétienne. Également, le thème du Messie-sauveur lui-même a été élaboré à l’intérieur du Judaïsme alimenté, en ce qui le concerne, par la foi en Yahvé tenu pour le seul vrai Dieu. D’ailleurs ce Yahvé lui-même, origi-nellement, était un dieu parmi d’autres dont, par exemple, El et Baal. Sa parèdre ou épouse était la déesse Ashérah. Ceci est bien établi par les tablettes d’Ougarit que des fouilles archéologiques menées à Ras Shamra au nord de la Syrie ont dévoilées vers le milieu du vingtième siècle de notre ère. Ainsi par Yahvé lui-même le Judaïsme monothéiste dérive d’un polythéisme bien établi. Question : Qu’est-ce qui peut amener des humains à dire

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que le dieu de leur croyance est le seul vrai contrairement à ceux en qui d’autres humains croient?

Quant à l’Islam, il est une religion qui se veut rattachée à Abraham. Il fut inauguré au septième siècle de notre ère, en Arabie, par Mahomet se considérant lui-même comme le dernier des prophètes. L’Islam se veut un monothéisme tout à fait épuré. Son Dieu, Allah, est rigoureusement unique. L’Islam s’oppose, bien sûr, au polythéisme d’alors établi à la Mecque même, et aussi au Dieu des chrétiens qui comporte trois personnes diffé-rentes, le Père, le Fils, l’Esprit-saint, selon les développements théologiques du temps. Les paroles d’Allah sont contenues dans le Coran. Il est de la plus haute importance de bien distinguer deux phases dans les révélations du Dieu-Allah à Mahomet. D’abord celle de la Mecque qui s’étend de 610 à 622, puis celle de Médine de 622 à 632-3. La première phase se caractérise dans le Coran par les sourates pacifiques, proclamant l’amour, la com-passion, le respect et l’harmonie, alors que les sourates guerrières, conquérantes, punitives et vengeresses sont issues de la période de Médine où Mahomet, après avoir été chassé de la Mecque, est devenu chef de guerre s’employant à étendre par la force des armes le territoire sur lequel supposément veut régner Allah.

Et en plus du Coran, il y a la Sunna ou le Hadith. Ce sont des écrits censés rapporter les actions et différents propos du pro-phète Mahomet ainsi que certaines interprétations ou commentaires originaux dont ils ont été l’objet. En somme une sorte de juris-prudence. Comment les musulmans peuvent-ils se reconnaître dans ces écrits fondamentaux ? La tradition a voulu que les dernières sourates révélées aient en quelque sorte priorité sur les précédentes. On a pu appeler cela le principe d’abrogation. Ainsi le rituel de chaque vendredi dans les mosquées comporte un prêche qui devrait normalement se terminer, selon certaines traditions, par une prière devant refléter l’esprit des sourates plus tardives de Médine. Voici comment on s’adresserait alors à Allah :

« O Allah ! Accorde-nous la victoire sur les juifs, qui sont tes ennemis mais aussi les ennemis de notre religion ! (Amen)

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O Allah ! Fais périr les mécréants, les polythéistes et les ennemis de l’islam ! (Amen)

O Allah ! Éparpille leur nation ! (Amen)

O Allah ! Disperse leurs troupes ! (Amen)

O Allah ! Détruis leurs édifices ! (Amen)

O Allah ! Fais périr leur récolte ! (Amen)

O Allah ! Rend orphelins leurs enfants ! (Amen)

O Allah ! Rend veuves leurs épouses ! (Amen)

O Allah ! Fais tomber leurs biens et leurs fortunes comme butin entre les mains des musulmans ! (Amen) ! »

À cet égard, il peut être intéressant de référer à un bref

résumé des études du Coran que Pierre Cloutier, avocat à la retraite, a présenté sur Vigile.net le 27 juin 2015. En voici deux courts extraits :

«L’ordre chronologique autorisé par l’Azhar (grande mosquée du Caire, haut lieu de l’Islam sunnite) signifie que les sourates apparaissent selon les dates des révélations et non selon leur longueur, comme dans les éditions standard, ce qui nous permet de mieux distinguer entre les sourates dites de La Mecque (610-622), alors que Mahomet n’était qu’un simple prophète de celles de Médine – après l’Égire (622-633) alors qu’il est devenu chef de guerre et chef d’État. C’est dans cette partie – les sourates de Médine – qui est postérieure à celle de La Mecque, qu’on retrouve les versets les plus violents du Coran, comme, à titre d’exemple, couper la main des voleurs, fouetter de 100 coups de fouets les amants non mariés, autoriser un mari à battre sa femme, tuer les apostats, tuer les mécréants et combattre les Juifs et les Chrétiens.»

Et le deuxième extrait : «Quand le Coran dit qu’il faut couper la main des voleurs, fouetter les amants non mariés, battre sa femme si elle n’obéit pas, tuer les apostats, tuer les non-croyants et combattre les Chrétiens et les Juifs, tout "bon" musulman doit obéir, sinon il est un "mauvais" musulman qui essaie de faire de l’interprétation et de jouer au fin finaud avec les ordres d’Allah.»

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En somme les écrits fondamentaux de l’Islam consistent en un code religieux et un code civil et pénal. Ces écrits défi-nissent qui est le Dieu unique nommé Allah, comment il doit être honoré et respecté, comment ses fidèles doivent se comporter entre eux et vis-à-vis tous les autres qui ne partagent pas la même foi. Sa loi fondamentale ou canonique s’appelle la charia. Ainsi l’Islam est appelé à pratiquer un prosélytisme conquérant et il combat les mécréants au besoin avec une extrême rigueur et violence qu’on appelle maintenant le djihadisme. La guerre sainte.

En pratique, il y a actuellement des musulmans qui se réclament surtout de la partie pacifiste du Coran et d’autres plus extrémistes, fondamentalistes ou intégristes qui veulent appliquer à la lettre ses prescriptions bellicistes et punitives. Ces derniers se manifestent depuis les dernières décennies dans des guerres ouvertes au Moyen-Orient accompagnées de sévices barbares envers captifs de guerre et civils, ainsi que dans des actes de terrorisme parsemés en divers endroits parmi les pays occidentaux.

On peut d’ailleurs remarquer que les deux autres princi-pales religions monothéistes ont eu et ont encore à des degrés divers et sous différentes formes des missions de conquête ou d’expansion universelle. Le Judaïsme, dès ses origines, a combattu pour la possession de la Palestine, terre que lui aurait promise son Dieu, Yahvé. Et dès ses débuts Israël a prié Yahvé Sabaoth ou Dieu des armées pour que non seulement il soumette ses ennemis immédiats, mais qu’il intervienne aussi pour la conquête de toutes les nations de la terre ou des païens. Du reste la guerre tantôt ouverte et tantôt larvée qui sévit depuis 75 ans entre l’actuel État d’Israël et le reste de la Palestine n’est certes pas privée d’influences religieuses de sources lointaines. Quant au Christia-nisme, il s’était donné comme mission, dès ses débuts, d’amener toutes les nations de la terre à croire en son propre Dieu. Il a condamné très sévèrement, en ses premiers siècles d’existence, ceux qui refusaient ou rejetaient ses propres croyances, par ailleurs elles-mêmes en voie de se préciser. Puis du onzième au treizième siècle inclusivement, il a mené des croisades armées contre les envahisseurs musulmans de la Terre sainte ou de Jérusalem. Et plus tard, il a aussi mis sur pied un tribunal d’In-quisition punitive qui sévit pendant quelques siècles contre ceux qui de l’intérieur s’éloignaient de la vraie foi. Il a également instauré des règlementations sévères pour prémunir ses adeptes

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contre le péché et édicté des mesures d’excommunication pour ceux qui violaient sans repentance les prescriptions divines et ecclésiastiques.

L’histoire des religions surtout monothéistes, semble-t-il, est parsemée de rivalités, de guerres sanglantes et de sévices sévères, voire inhumains, de différents ordres. Il y a là pour l’humanité moult raisons de regarder du côté de la laïcité pour trouver un espace capable de libérer des tensions de provenance religieuse.

V. Mythes, religions et civilisations

Émile Michel Cioran, philosophe et écrivain roumain

émigré en France en 1949, écrit : « Une civilisation débute dans le mythe et finit dans le doute. » Cette parole de Cioran nous semble convenir à la situation mondiale présente. Nous en tentons ici une interprétation.

On a vu antérieurement, i.e. dans les premiers textes de ce recueil, que le mythe est métaphore et allégorie. Il montre l’exis-tence humaine, les différents aspects ou dimensions de la vie sur terre en rapport avec un au-delà de l’immédiateté concrète. Un au-delà supposé ou imaginé. Un au-delà pressenti. Et il peuple cet au-delà de personnages censés être concernés par les diverses dimensions et préoccupations des humains. Ce qui veut signifier que l’humain, en ses dires mythiques ou métaphoriques, se pro-jette ou se transpose de diverses manières dans un ailleurs extra-terrestre lui-même imaginé comme étant supérieur et céleste. Puis se développe la croyance en la réalité de cet au-delà et des personnages qui y ont leur séjour. Réalité supposée supérieure à celle de l’humain. C’est ainsi qu’apparaissent les diverses divi-nités. On comprend ainsi que dans la croyance est à l’œuvre une interprétation littérale des écrits ou récits mythiques. Et puis, avec le temps, les rapports humains avec ces personnages se précisent, s’instituent et se codifient en religions. Ainsi débutent et se développent les civilisations. Les civilisations durent aussi longtemps que durent ces croyances religieuses. Mais au fur et à mesure que les diverses connaissances humaines se développent et tentent de décrypter la teneur des processus mythologiques, s’instaure et se répand graduellement le doute relativement aux

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réalités mythologiques. Et alors déclinent et s’éteignent graduel-lement les civilisations inspirées par ces différentes croyances. Mais ce peut être un long processus.

On peut alors penser que le décryptage (critique) de l’ori-gine mythique ou religieuse de certaines coutumes, comme des ports vestimentaires particuliers et différents signes et habitudes, rendant ces dites coutumes difficilement conciliables avec une civilisation ou culture donnée, en raison de leurs significations précisément, que ce décryptage puisse ou doive provoquer la mise entre parenthèses voire même l’abandon de telles pratiques. Alors on assiste à ce qu’on peut appeler globalement des chocs de civilisations, en raison justement des croyances religieuses diverses ou opposées qui les fondent. Choc qu’ont pu représenter au Québec, par exemple, les discussions souvent acerbes lors des épisodes de la Commission Bouchard-Taylor et de la Charte des valeurs québécoises. Lors de tels affrontements les humains peu-vent s’obstiner à demeurer sur leurs positions coutumières respec-tives jusqu’à provoquer des inimitiés, des exclusions, voire à la limite des conflits plus acrimonieux et belliqueux. Mais les humains peuvent aussi voir ces occasions comme des invitations à com-prendre plus en profondeur la relativité des comportements liés aux croyances religieuses. Croyances qui elles-mêmes sont issues plus ou moins lointainement de quelques projections ou cons-tructions mythiques. Ce sont occasions de réfléchir sur la manière dont les humains depuis la nuit des temps ont tenté de comprendre leurs propres situations dans l’univers. Et de prendre conscience du cheminement de cette compréhension jusqu’à nos jours. Ce qui nous ramène à la laïcité.

VI. Critique de la Divinité et Laïcité ressourcée

Remarque préliminaire : Pour plus ample développement

de la pensée soutenant cette partie et en particulier les trois paragraphes L’humain en univers, L’humain en régime de l’être, Laïcité ressourcée, on peut référer à mon récent essai, Régime de l’être, Condition humaine, 2015, Fondation littéraire Fleur de Lys, 259 pages.

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a. Le fait Nous sommes devant un fait qui s’est répété à travers

l’histoire : Les religions, bien qu’elles puissent être aidantes ou bienfaisantes pour l’humain, sont aussi ferments de mésententes, de rivalités, de guerres et de terrorismes. Toutefois on peut entendre actuellement, à propos des actes terroristes perpétrés tout récem-ment en France, en Belgique et en Allemagne, des commentaires selon lesquels il s’agirait de gestes qui n’ont pas grand-chose à voir avec la religion de l’Islam. Ce serait tout juste des méfaits commis par des jeunes gens soit déséquilibrés psychologiquement, soit simplement radicalisés en réaction à des manières de vivre occidentales, des gens qui s’excluent de la société. Et pourtant il est établi que quelques-unes de ces figures au moins font des démarches expresses pour s’initier aux techniques terroristes pratiquées par le courant djihadiste qui sévit présentement au Proche et Moyen Orient. À cet égard, on pense d’emblée aux mouvements menés entre autres par Ei, groupe armé État islamique, ou Daesh et aussi Boko Haram en Afrique. Guerres saintes, supposément, dirigées à la fois contre des musulmans qui pratiquent un Islam relâché et contre des puissances occidentales religieusement dévoyées qui sont intervenues autrefois et jusqu’à un passé récent et interviennent encore politiquement et militairement dans les affaires de contrées musulmanes. Alors il est difficile de ne pas entendre dans les explosions destructrices de bâtiments et de vies humaines qui ont cours ces derniers temps des échos du cri Allahou Akbar, Allah est plus grand. Ce fameux appel à la prière et qui est à la fois un cri de guerre. Un éloquent reflet de l’Islam de Médine.

Ici, il semble légitime de poser la question suivante : Les traits de rivalité religieuse pouvant conduire à différents antago-nismes et jusqu’à des guerres seraient-ils propres aux monothéismes que sont le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme? Il faudrait faire des recherches dans ce sens. Par exemple, le dieu Marduk chez les Perses de l’antiquité paraît tout à fait conciliant dans ses rapports avec les autres dieux et autres religions. Et c’est dans cette veine, en effet, que Cyrus II aurait permis aux Juifs en exil à Babylone de retourner à Jérusalem et d’y reconstruire leur temple. D’où la question : Monothéismes, signes d’exclusivisme et d’antagonisme?

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b. Le droit Au Québec, on l’a évoqué plus haut, nous sommes régis

par deux Chartes des droits et libertés qui déclarent à la fois la liberté de conscience et la liberté de religion. La liberté de cons-cience, ainsi rapprochée de la liberté de religion par les Chartes, semble pointer vers l’intériorité de la personne et le cœur de la religion, à savoir la croyance ou la foi. La liberté de conscience s’avère ainsi liberté de croire, avec son nécessaire opposé ou envers qui est la liberté de ne pas croire. Il est légitime, voire nécessaire d’interpréter la liberté de conscience selon cette dualité positive et négative. Liberté de croire en une puissance supérieure ou divine et liberté de ne pas croire en quelque divinité que ce soit. Rappelons ici la définition de la croyance ou de la foi présentée plus haut : la volonté de tenir pour vraies des prescriptions ou des annonces venant d’une autorité supérieure ou divine. La liberté de croire ou de ne pas croire laisse ainsi la place pour une intervention de la volonté. Quant à la liberté de religion, elle implique, bien sûr, le libre choix à l’égard de telle ou telle pratique religieuse et, aussi fondamentalement, la liberté de ne pratiquer aucune religion. Ce qui introduit au fondement même de la laïcité. Il faut y regarder de près.

c. Sens habituel de la laïcité

Le mot français laïque fut emprunté au X111e siècle au

latin d’église laïcus, signifiant : du peuple, non clerc. Et ce vo-cable latin lui-même vient du grec λαικος qui veut dire : du peuple, public; laïque. Quant au mot français laïque (ou laïc au mas-culin), il qualifie ce qui n’est pas ecclésiastique et, par extension, ce qui appartient au monde profane, à la vie civile (1690); plus particulièrement ce mot signifie ce qui est indépendant de toute croyance religieuse (1873). (Cf. Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert.) C’est cette dernière signification qui semble généralement dominer dans l’usage courant du mot laïcité. Et cela plus explicitement dans l’histoire récente du Québec lors des deux épisodes de la Commission Bouchard-Taylor et de la Charte des valeurs québécoises. En effet il y fut abondamment question de la laïcité comme neutralité on indépendance de l’État

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et de ses représentants par rapport aux religions animées par des croyances en l’autorité de quelque divinité.

Mais cette laïcité comme neutralité des États et de leurs représentants par rapport aux religions suffit-elle pour permettre de dépasser les oppositions, les contrariétés au plan des symboles, et pour pacifier la société, voire pour l’instauration d’une paix générale? On peut en douter, car il est déjà difficile de s’entendre pour les réponses à donner aux simples demandes d’accommode-ments dans une même société aux plans, par exemple, de tenues vestimentaires particulières et de ports ou affichages de signes religieux. En cela, pas facile d’en arriver à des positions accepta-bles ou raisonnables pour tous. Ce qui paraît raisonnable pour les uns ne l’est pas nécessairement pour d’autres. Et ainsi rebondit toujours la question de savoir comment peut et doit se manifester la neutralité de l’État en regard des religions. Comment et jus-qu’où les divers représentants de l’État en service doivent-ils dans leurs attitudes ou comportements et dans leurs actions signifier cette neutralité? Il y a eu chez nous discussions à cet égard. Mais jusqu’à ce jour il n’en est ressorti nul résultat con-cluant ou satisfaisant pour tous. Serions-nous enfermés dans une situation où seule une casuistique politique et morale permettant des ententes aussi éphémères que grosses en compromissions pourrait intervenir dans des situations publiques litigieuses?

Alors se pointe la nécessité pour la pensée de dépasser la dimension des seules manifestations religieuses externes et de se rendre jusqu’au cœur même des religions. En clair, la situation concrète en laquelle la société se trouve oblige à faire face à la croyance elle-même en la divinité, la croyance aux dieux. Aucune législation ne pourra régler le problème, aucune instance juri-dique ne pourra apaiser fondamentalement et durablement les contrariétés et adversités religieuses, ni d’ailleurs aucun pouvoir politique. D’autant moins que le préambule de la Charte cana-dienne des droits et libertés reconnaît la suprématie de Dieu : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui recon-naissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». À cet égard, première observation : Pour que la suprématie de Dieu et la primauté du droit n’entrent pas en collision ou en contra-diction, il semblerait requis que le droit ne puisse contenir aucune mesure qui mettrait en cause de quelque manière la suprématie divine.

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Surgissent alors quelques questions. Cette formulation de l’attendu de la Charte canadienne ne serait-elle qu’un vestige attardé de la théorie distinguant le droit divin et le droit naturel ? Théorie voulant que le premier de ces droits comme fondement d’un régime théocratique prime sur le second. Mais qui peut à la satisfaction de tous formuler le droit divin ? Ce droit ne surgit-il pas des prescriptions propres à chaque religion définissant ce qu’il faut croire ? Et ainsi le droit divin ne varie-t-il pas d’une religion à l’autre ? Impasse donc ! Ou cet attendu de la Charte référerait-il à cette autre théorie qui réunit ces droits divin et naturel dans la mesure où les deux veulent s’en tenir à des règles universelles, intouchables ou imprescriptibles ? Mais qui peut formuler de telles règles ? Et en arbitrer la discussion en cas de dissension ? Et, peut-on encore demander, que vaut la proclamation de la liberté de conscience et de religion pour tous les citoyens lorsque l’État pose la suprématie de Dieu comme principe ? La suprématie divine peut-elle en elle-même permettre de telles libertés ? Et, d’autre part, l’histoire ne témoigne-t-elle pas abon-damment de l’existence de règnes théocratiques faisant fi de ces libertés ? Alors ne faudrait-il pas d’abord que tous les citoyens soient au clair quant à la nature du Dieu auquel le législateur réfère? Cependant le législateur canadien n’a rien dit d’explicite à ce sujet. Et, autre difficulté, les citoyens, au moins de prime abord, sont loin de tous partager la même croyance en la divinité ou en la personne de leur Dieu. Alors que faire ? Pour aller au fond de la croyance en un Dieu suprême et arriver à une sorte de consensus qui puisse réunir tous les citoyens à cet égard, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans selon les trois principaux monothéismes de l’heure, il n’y a que l’éducation, l’éducation au long cours temporel qui en soit capable. Mais en quoi peut et doit consister une telle éducation?

d. Interroger la croyance en Dieu

Il faut d’abord que les populations soit mises au fait des

recherches historiques et des découvertes archéologiques en cours qui continûment renseignent de plus en plus adéquatement sur les manières dont les humains ont compris leur séjour dans le monde. Un tel partage fait prendre conscience du fait même d’une longue tradition, remontant jusqu’à la nuit des temps, au

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cours de laquelle les humains ont eu affaire aux dieux. Tradition dont notre présent est héritier. En effet, le monde a été vu et ima-giné tantôt familier et favorable et tantôt hostile et menaçant. Ce monde fut expérimenté comme le lieu où apparaissent des phéno-mènes extraordinaires et où s’exercent des forces manifestement supérieures aux pouvoirs humains. Ces humains se frayant tant bien que mal un chemin à travers le puissant jeu des phénomènes physiques terrestres et célestes, jeu dont personne ne contrôle les règles. D’où les projections métaphoriques d’images représentatives de ces puissances supérieures. Images hypostasiées en personnages tout-puissants, en personnages divins, habitant un au-delà du monde terrestre et présidant de façons tantôt bienveillantes et tantôt malveillantes à la destinée des humains. Personnages avec qui il importe de cultiver de bons rapports. Ces personnages mythiques, ces divinités symboliques, on le voit facilement, corres-pondent en quelque sorte aux multiples facettes des préoccupations des humains et à la diversité de leurs besoins. Et de cette façon ces personnages s’avèrent indirectement mais assez clairement campés à l’image de l’humain.

À cet égard le premier des deux textes figurant dans le présent recueil montre comment le thème central (kristique) du Christianisme est le prolongement des récits mythiques de la descente-remontée salvatrices de quelques dieux. Et le deuxième de ces textes tente de tirer au clair comment le personnage juif historique de Jehoshua (Jésus), se comprenant comme Messie devant ramener son peuple dans la vraie observance du Judaïsme et le préparer ainsi à la libération du joug de l’envahisseur romain, est devenu le Christ divin selon les expériences spiri-tuelles de Paul de Tarse ou Saint Paul, et conformément à ses enseignements aux populations de l’est et du nord de la Méditer-ranée. Et cela sans que ce Paul n’ait jamais rencontré in vivo, ni vu de ses propres yeux le juif historique Jehoshua.

Mais ce partage éducatif de renseignements et de connais-sances offre en lui-même une difficulté de taille : Comment remettre en question ce que l’humanité semble avoir toujours pensé et cru? Pourquoi devrait-on ne pas accepter une telle expérience comme la manifestation de la vérité ultime incluant la divinité? « Ç’a toujours été comme ça, pourrait-on dire, alors reconnaissons la valeur intangible de cet état de choses! » Mais ce partage des découvertes archéologiques et scientifiques offre en même temps

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une aide : l’ensemble des données mythologiques représente des envolées imaginatives qui étonnent et fascinent, soit; mais en même temps ces données paraissent échevelées à bien des égards et font preuve d’un grand flou conceptuel. Prises séparément et dans leur littéralité, ces images s’avèrent en effet non contraignantes pour la pensée libre et critique. Alors la gratuité fabulatrice inhérente à ces données n’est pas sans soulever un doute quant à leur vérité ou capacité de dire la réalité. Jusqu’à quel point peut-on croire en ces constructions mythiques si diverses? Déjà cette simple question peut nous faire soupçonner ou envisager que nous avons, en tant qu’humains, la possibilité et la liberté de croire ou de ne pas croire en la littéralité des mythes! Ce qui déjà fait signe vers la laïcité.

Il est devenu pressant de comprendre que la laïcité se fonde ultimement sur la liberté de croire ou de ne pas croire en quelque puissance ou personnalité supérieure ou divine. Mais comprendre cette liberté suppose que la pensée s’expérimente elle-même capable de dépasser les bornes de la croyance et ce sur quoi elle porte. Autrement dit, comprendre que la croyance aux dieux, en tel ou tel dieu n’épuise pas le possible de la pensée humaine. Comprendre que la suprématie de Dieu telle que déclarée dans le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés est déjà en elle-même une affaire de croyance. Dans une certaine mesure cette Charte se trouve à poser le fondement d’un État théocratique. Or la laïcité, fondamentalement, représente ou doit représenter un affranchissement ou une émancipation par rapport à la croyance en la divinité quelle que soit la forme ou la teneur qu’elle ait pu prendre au cours de l’histoire. Et il se pourrait bien que sur le trajet de cette pensée émancipatrice on en vienne à expérimenter et comprendre autrement l’ultime origine du monde, i.e. autrement que ne l’ont fait les récits mythologiques du tout de l’univers et aussi leurs dérivés théologiques et philosophiques. Sur ce trajet, en effet, on peut pressentir une approche différente du commencement. Commencement où pourrait s’établir une laïcité admissible par tous les humains.

Pour ce faire, il faut d’abord s’appliquer à tirer au clair le processus langagier par lequel les humains ont personnifié des puissances semblant régir les phénomènes naturels. Dans nombre de mythes la première divinité, le premier dieu tout-puissant semble en rapport étroit avec le soleil. Il importe de rappeler ici

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que la racine indo-européenne du mot grec θεος, du latin deus, du français dieu est dei qui signifie briller, ou lumière qui brille. D’où la personnification du soleil en dieu-soleil, en dieu-lumière responsable de la clarté et de la chaleur vitales. C’est surtout ce dieu qui doit veiller à la satisfaction des besoins de tous les humains dans leurs mondes respectifs; il devient ainsi dieu-providence. Et c’est encore lui qui peut répondre à leurs désirs ou espoir de vivre au-delà de la mort, au-delà du monde souterrain des ombres des morts, recevant ainsi le titre de dieu-sauveur. Puis les nombreux et différents mythes laissent apparaître des pléthores de dieux et de déesses appelés à partager les rôles de dirigeants et à veiller au destin de l’humain en ce monde et dans son au-delà diversement imaginé.

En sus du Dieu-soleil, on peut également évoquer le rôle premier de la déesse Gaia, la mère primordiale ou terre-mère, terre-source-de-vie. Gaia représente la source ultime d’où vient la capacité des mères humaines de transmettre la vie en leurs progénitures et de pourvoir à leurs besoins dont le plus pressant est la nourriture. Les mythes ont pris soin, comme d’instinct, de présenter des divins et des divines en correspondance à la mas-culinité et la féminité de l’humain. Et alors on peut se demander ce que les monothéismes masculinisés en Yahvé, en Christ et en Allah peuvent signifier pour le statut de la femme dans la société des humains. Répondre à cette question exigerait à elle seule de longues recherches historiques. Mais a priori on peut supposer que cette réduction de la divinité au masculin ne signifie rien de positif pour la situation de la femme dans la société.

Mais les mythes, malgré leurs apparences échevelées, ne doivent pas être perçus comme simples inventions capricieuses sans importance, ni comme mensonges ou leurres. Le langage mythique n’est pas mensonger, il est rigoureusement symbolique et métaphorique. Ce caractère n’a fondamentalement rien à voir avec l’illusion et la tromperie. Et à cet égard les mythes deman-dent une certaine souplesse et largeur de vue de la part de la raison interprétative. Essentiellement, ce langage transpose, il porte ailleurs ou au-delà. C’est le sens littéral du mot métaphore. Et en cela même le langage mythique dévoile chez l’humain une ouverture fondamentale étonnante.

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e. L’humain en univers Et c’est en cette ouverture que loge la vérité du mythe.

Vérité ineffable ou immensément précieuse. En évoquant, le mythe ouvre. Il montre et laisse entendre que l’humain dépasse en son être l’immédiateté concrète des jours et des nuits au cours desquels se tisse son existence dans le monde. Les mythes en leurs dires multiples révèlent déjà que l’humain n’habite pas le monde de la seule et simple manière qu’ont, par exemple, l’arbre et l’écureuil. La perspective existentielle humaine est infiniment plus large. L’humain n’est pas complètement rivé à une simple portion de sol. Tout en s’adonnant aux différentes occupations quotidiennes requises pour répondre à ses différents besoins im-médiats, il garde un regard qui discrètement surplombe l’immensité du temps et de l’espace en lesquels se situe la terre qui le porte; la terre qui elle-même renvoie à un nombre incalculable d’astres et de galaxies paraissant constituer un tout ou un ensemble éba-hissant. Labourant le sol, pétrissant le pain, l’humain garde une arrière-vue vers l’ensemble de ce qui est immédiatement donné et vers ce qui peut encore lui apparaître, vers un espace qui s’estompe dans un lointain ou un large infini. L’humain, si adonné soit-il à l’immédiat de la quotidienneté, perçoit, du moins du coin de l’œil pourrait-on dire, une ouverture indéfinie où peuvent loger autres et autres et autres choses à l’infini. Tout en étant bien situé sur un coin de terre, l’humain se pressent ou se sait au moins vaguement en univers, et encore et encore et encore au-delà.

f. L’humain en régime de l’être

Laissons parler cette expression en univers. Le mot univers

dit en sa littéralité même venant du latin : tourné vers l’un ou l’ensemble (unum et versus). Être en univers pour l’humain signifie que dans son être même il est à la mesure de tout, ouvert à toutes les dimensions et à tous les possibles de ce tout. Au sens où il est apte à tout accueillir, en mesure de tout rassembler. Quelles que soient les dimensions présentes et à venir de ce tout. Pouvoir rassembler en un, en un tout ce qui est manifeste ou peut le devenir de quelque manière, telle est l’ouverture humaine.

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Or tout, i.e. n’importe quoi, peut être rassemblé dans la mesure où cela est, en autant que cela est d’une manière ou d’une autre. C’est en l’être que toutes choses se rejoignent. Ainsi l’être rassemble, et en ce sens il est l’unifiant. L’être est l’un unifiant. Il est l’un rassemblant.

Alors l’humain doit participer de singulière façon à l’être pour pouvoir envisager, ne serait-ce que fugitivement ou fugace-ment, le tout, l’ensemble, l’univers. Il est de la nature humaine de pouvoir participer à l’unification de tout. Ainsi l’expression en univers signifie ultimement en être. L’humain est en régime de l’être, devrait-on dire. C’est sa condition fondamentale. À ce titre, en cette qualité qui lui est impartie, l’humain participe de l’ouverture accueillante de l’être, il est en mesure de rassembler et unir le tout. L’humain participe de la vérité de l’être. Au sens originel, bien entendu, où vérité vient de l’alètheia grecque i.e. non-voilement, manifestation ou ouverture. Ainsi être et vérité se rejoignent essentiellement, ils disent le même. Alors l’humain fondamentalement ou essentiellement en régime de l’être s’avère ouverture capable d’accueillir ou de rassembler le tout. Telle est la vérité originelle de l’humain.

g. Laïcité ressourcée

Ainsi peut-on comprendre que les mythes, en leurs récits

évoquant un dépassement de l’immédiateté quotidienne donnée selon les lieux et les temps, renvoient finalement à cette ouverture fondamentale en laquelle l’humain participe singulièrement de l’être. C’est là leur vérité authentique, leur vérité qui dévoile ou vérité alèthéienne, devrait-on dire en pensant à l’alηθεια des grecs. Ainsi les mythes dévoilent ou manifestent. Et leur variété peut s’interpréter comme la manifestation des tâtonnements de l’humain dans ses besoins de mettre en mots le large de son ouverture au monde; tâtonnements qui en leurs multiplicités et étrangetés sont justement des signes de la richesse inépuisable ou insondable de la vérité elle-même du langage mythologique.

Et il en va de même des religions qui sont issues de ce langage. Leurs croyances en un ou plusieurs dieux, en des divinités masculines et féminines, qui en leur qualification même de divin ou divine évoquent ou disent lumière qui brille, ces croyances religieuses renvoient ainsi finalement, en elles-mêmes

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ou d’elles-mêmes en tant que langage évocateur, à l’ouverture ou éclaircie en laquelle tout se rassemble, i.e. à l’ouvert ou clairière même de l’être. À l’être dont l’humain partage, de manière unique et tout à fait singulière en son essence langagière, l’ou-verture ou la vérité. Les divins et les religions appartiennent à l’être ou sont de l’ordre des étants dans la mesure où ils relèvent du dire humain. Dans la mesure où ils sont évocations humaines vers le transcendant divinisé de la concrète immédiateté quoti-dienne. C’est dire que l’être même du divin ou de la divinité relève de la parole humaine. (Pour plus ample développement de ceci, on peut aussi revenir aux réflexions philosophiques entamées à la fin du deuxième texte présenté en deuxième partie du présent recueil.)

De cette façon on peut en venir généralement et publique-ment à comprendre que les dieux, les divinités, sont en définitive des projections langagières symboliques ou métaphoriques de l’humain en univers, de l’humain en être. Cela signifie qu’il est légitime de penser qu’on puisse et qu’on doive rapatrier en l’hu-main ce qui a été divinement aliéné dans une compréhension littérale des mythes. Pour l’humain, cela revient à se réapproprier une dimension importante de sa propre humanité.

Déjà la laïcité comme neutralité de l’État et de ses repré-sentants à l’égard des religions implique un certain dégagement ou une certaine liberté par rapport à ces attitudes religieuses. Et on voit que ce dégagement est fondamentalement rendu possible dans la participation à l’ouverture même de l’être, à ce libre initial, à cette aire de liberté originelle. Car qui dit ouverture, dit rigoureusement liberté. L’humain, en son essence même, n’est pas l’obligé ni le prisonnier des religions. La laïcité est essentiel-lement liberté et, à ce titre, elle a son fondement ultime dans l’humanité pleinement réappropriée. Mais il reste vrai, il reste historiquement et fondamentalement incontestable, qu’en sa condition essentielle de participant à la vérité ou ouverture de l’être, l’humain a pu et peut encore en ses propres dires être le lieu de la manifestation de la divinité, de la révélation des dieux.

Dans l’histoire cette manifestation a pris différents visages. Il y a d’abord, bien entendu, l’aspect métaphorique prédominant dans l’approche mythique qui imagine le merveilleux du monde en le rattachant à des puissances supérieures que l’humain a ten-dance à hypostasier, c’est-à-dire à qui il imagine ou attribue la

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

réalité de vrais personnages qui habitent un au-delà de l’immé-diateté terrestre et qui sont capables d’intervenir dans les affaires temporelles concrètes. C’est ainsi qu’advient d’abord l’évocation du divin. Du divin qui peut éclairer, qui peut illuminer l’énigma-tique ou le mystérieux du séjour humain dans le monde. Et dans cette foulée se développe la croyance en la réalité et en l’autorité de ces personnages divins supérieurs. Puis en cette croyance surgissent les religions. Les religions qui organisent les rapports avec les divins.

Il y a aussi l’aspect théologique de la manifestation de la divinité. La croyance en la réalité des dieux amène à penser que ces divins se révèlent d’eux-mêmes à l’humain. Alors dans cette veine les dieux parlent à l’humain. Ils lui disent qui ils sont. Ils se nomment. Ils disent qu’ils sont auteurs du ciel et de la terre, créateurs du monde, ils disent ce qu’ils attendent de l’humain. Ils lui disent comment se comporter. Ils lui parlent de sa destinée, ils lui annoncent qu’ils peuvent l’élever, le sauver, même de la mort. C’est ce qui s’appelle depuis fort longtemps la révélation divine. Le divin hypostasié et personnifié manifeste ainsi son excellence et son autorité. Voilà qui constitue la dimension ou l’aspect théologique de la manifestation du divin. Différents discours, écrits, traités théologiques légués au cours de l’histoire se targuent d’être ainsi d’inspiration divine, ou sont considérés et reçus comme tels. Ce sont les divines ou saintes écritures. Les livres saints.

Quant à la dimension philosophique de la manifestation de la divinité, on peut la ramener à la recherche de la première cause. Héritier de la pensée grecque, l’Occident s’appliqua et s’adonne encore à comprendre le devenir dans le monde à la lumière de la relation cause à effet. Ce qui est produit, ce qui arrive, ce qui change, tout cela vient de quelque manière d’un agent ou d’une cause. Voilà, semble-t-il bien, une donnée de l’expérience du concret. Or la remontée d’effet à cause ne peut s’étirer à l’infini, ne peut se prolonger indéfiniment. Car alors demeurerait inexpliqué ce qui arrive en un lieu et en un temps déterminés, soit le présent lieu et le présent instant. Il faut donc un premier moteur ou une première cause responsable de la mise en branle du lien de causalité se prolongeant effectivement de diverses manières. Il faut un principe absolu non causé. Or le discours théologique, surtout à partir du Moyen-Âge, s’est servi

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de ce type de pensée philosophique pour appuyer son sérieux en prouvant ainsi par la logique causale l’existence de Dieu. La philosophie devenait en cette manière la servante de la théologie (ancilla theologiae).

L’ouverture de l’être en l’humain s’avère donc le lieu d’origine, la source d’où surgissent les manifestations diverses de la divinité, les révélations des dieux. Elle est aussi l’espace pour la croyance et pour la non-croyance en ces divinités. Autre-ment dit, l’espace de liberté à l’égard de toutes religions. C’est l’espace de la laïcité.

Au fur et à mesure que les humains deviennent et devien-dront conscients de leur appartenance essentielle et commune à l’ouverture de l’être, apparaîtra le caractère tout relatif, voire arbitraire des religions. Et en même temps se développeront les conditions essentielles pour mettre fin aux discordes guerrières animées directement ou indirectement par les croyances religieuses. Aurore d’une paix profonde, large et universelle. Et le plein jour arrivera au rythme des avancées de l’éducation, i.e. du voyage vers la pensée de l’ouverture de l’être comme condition humaine. Les conférences internationales pour des cessez-le-feu, les traités de paix négociés entre diverses puissances politiques militarisées, les actions publiques et privées pour contrer le prosélytisme agressif et violent de courants religieux sectaires ou exclusifs, etc., peuvent être des mesures utiles pour l’établissement de la paix. Mais ce ne sont qu’expédients temporaires qui demeurent à la surface de phénomènes affligeants dont la disparition dépend d’un remède d’un tout autre ordre : celui d’une laïcité ressourcée dans l’être pleinement réapproprié de l’humanité. Réappropriation signifiant l’émancipation du divin personnifié.

h. Vers l’être comme commencement

Les mythes et les religions comportent souvent en leurs

récits et enseignements des illustrations et des descriptions de la manière dont le monde a surgi de la puissance créatrice de quelque dieu. Ce sont des genres de comptes rendus imaginatifs et métaphoriques de l’origine ou du commencement. Mais ce commencement est celui de l’univers, du tout. Ressort alors dans son entièreté la question de savoir comment il y a dieu, des dieux, en dehors du tout ou au bout de la chaîne causale explicatrice.

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Certainement ou évidemment ces dieux ne sont pas des données immédiates ou incontestables dans l’expérience humaine. Alors que l’être, lui, se manifeste dans toutes les expériences, dans tous les propos, dans tous les dires des humains. Toujours, en effet, on y réfère expressément ou en sous-entendu dans une des formes du verbe être. Alors ce doit être en lui, l’être, que le commence-ment doit commencer ! Il faut y regarder de près.

C’est en tant qu’ouverture initiale ou source originelle que l’être permet à toute chose de se montrer. Se montrer, appa-raître, dépend ou relève tout simplement de l’être. Ne se montre que ce qui est, semble-t-il bien. Et en cela même toute chose, participant de l’être, devient étant. Qu’il y ait des choses ou des étants en dehors de l’être est rigoureusement impensable, même si d’emblée on peut être enclin à essayer de l’imaginer. Alors, invitation à méditer sur la teneur, la richesse même de l’apparaître. Apparaître en être, apparaître comme étant, n’est-ce pas évoquer au moins implicitement une sorte de puissance ou mouvance “créatrice” propre à l’être? Créativité, cependant, ne devant pas être pensée comme causalité. Car ici on n’est pas dans l’ordre événementiel des rapports de production et de dépendance entre les étants, ou entre les choses comme on dit couramment. On est dans l’ordre de l’advenir même de l’étant en tant que tel, i.e. advenir de l’étant en sa dépendance originelle à l’être. L’être n’est pas un étant, l’être n’est ni un sujet, ni une personne, ni une cause. Il ne convient pas de personnifier ou de chosifier l’être de quelque manière que ce soit, comme l’humain peut avoir tendance à le faire soit dans les mythes ou dans leurs raffinements intel-lectuels théologiques et philosophiques. L’être s’avère plutôt ou simplement l’origine ou la source d’où peuvent surgir plus ou moins spontanément tous ces anthropomorphismes. Comment dire alors cette relation de dépendance entre étant et être? L’être “originant” l’étant, peut-être? Mais “originer” n’étant pas un verbe reconnu, l’oreille entend mal ce vocable. Ou peut-être mieux : L’être foisonne en étants? Ou encore : l’être fleurit et fructifie en monde, en univers? Ces expressions peuvent être entendues, semble-t-il, sans référer immédiatement à la causalité. Le monde ou l’univers est là, tout simplement et admirablement. D’une part, en effet, la surabondance énigmatique des étants emplissant l’expérience courante n’évoque pas d’emblée la cause qui produit, mais provoque avant tout l’étonnement et l’admiration; et, d’autre

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part, le rapport du rosier à la rose, le fleurissement du rosier, évoque sans doute moins immédiatement la cause et l’effet que ceux, par exemple, du potier au vase, du cordonnier au soulier, ou encore du laboureur au labour, etc. L’être foisonne en étants ou fleurit et fructifie en univers sont expressions qui peuvent suggérer la simple et originelle émanation de ces étants de la riche plénitude de l’être.

C’est en être que l’étant apparaît. Cet apparaître est phéno-mène. Le phénomène d’apparaître en tant que tel arrive ou se produit chez l’humain. Il se produit en son essence même et en ses dires (logos). Si l’humain ne participait pas de l’être de manière unique et singulière, il n’y aurait pas de manifestation d’étant en tant que tel ou en tant qu’étant. Il n’y aurait donc pas de phénomène au sens rigoureux du terme. Est phénomène, en effet, ce qui se manifeste à la conscience. Pour qu’il y ait phéno-mène à strictement parler, la manifestation doit aller à quelqu’un capable d’être conscient de cette manifestation d’apparaître ou d’être. Si l’humain, en son essence même, ne participait pas de l’être de façon singulière, il ne pourrait pas dire expressément ni même en sous-entendu: je suis là. Et il ne pourrait pas dire non plus: le monde ou l’univers est. Cette participation de l’humain à l’être est un don. Don essentiel. Ce n’est pas l’humain comme sujet pensant, voulant, agissant ou opérant qui établit son rapport à l’être. Mais plutôt le rapport de l’être à l’humain est présupposé à tout ce que l’humain-sujet peut entreprendre en parole, en pensée et en action. L’être est origine, il est l’initiant. Rigoureusement, l’être est commencement. L’être est avènement de l’éclosion du commencement, éclosion s’ouvrant ou s’éclaircissant d’elle-même. L’être est commencement comme clairière initiale. Clairière en laquelle se montre ou apparaît tout étant. Clairière aussi, cela va de soi, pour la manifestation des dieux et déesses, du divin, dans le langage humain.

i. De l’avènementiel à l’événementiel

La pensée de l’origine habituellement en cours dans les

récits mythologiques ainsi que dans leurs élaborations théologiques et philosophiques a rattaché de différentes manières la présence du monde ou de l’univers à l’action créatrice de quelque puissance supérieure transcendante. Puissance personnifiée, i.e. hypostasiée,

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

posée ou établie à l’image de la personne humaine, mais lui étant infiniment supérieure. Ainsi l’idée d’une création originelle est étroitement associée à celle de transcendance. Alors, comment réinterpréter ces représentations dans l’optique du régime de l’être comme condition fondamentale de l’humain? En introduisant la distinction entre deux ordres : l’avènementiel et l’événementiel.

L’ordre événementiel réfère à tout ce qui se passe au niveau des étants, i.e. dans le domaine à dimensions multiples du monde donné ou offert à l’expérience. Ici toutes sortes de phénomènes sont en cours. Ici il y a cours : i.e. mouvements et changements qui débutent et cessent ou finissent. Début et fin s’avèrent des catégories qui caractérisent ce qui se passe dans la concrétude du monde de la vie, dans le monde de l’expérience quotidienne et dans l’univers. Ce qui se passe, ce qui a cours, ce qui débute et finit s’appelle événement. D’où l’ordre événementiel. L’ordre du devenir. C’est l’ordre de tous les étants, y compris l’étant humain dans la mesure où le cours de sa vie s’étend de la naissance à la mort.

L’ordre avènementiel, lui, réfère à l’être en lui-même. L’être comme origine est rigoureusement commencement. Le commencement ne doit pas être imaginé comme un point statique ou simple marque de départ pour une course ou pour un changement quelconque, puis laissé en arrière en quelque sorte. Il doit être différencié du début. Le commencement dit ou com-porte en lui-même une dynamique. Il ne peut cesser de commencer, d’advenir. Il est avènement. Ce mot dit quelque chose comme éclosion. L’éclosion du commencement. Éclosion en continue, pour ainsi dire. Éclosion qui ne cesse pas d’éclore. Pur advenir. Éclosion qui s’ouvre d’elle-même en éclaircie, qui s’épanouit en clairière. Clairière en activité, pourrait-on encore suggérer, sans doute un peu inadéquatement. Et clairière en laquelle se montre ou apparaît tout étant. Avènement en continu de la clairière de l’être, tel est l’ordre avènementiel. Une permanente dé-closion, telle est sa vérité. Sa vérité alèthéienne, ainsi qu’il convient de le dire. Vérité qui est dévoilement, passage du non-manifeste au manifeste.

Ainsi l’être comme commencement est origine ou éclo-sion, clairière en laquelle apparaît l’étant. Comme origine ou source d’où l’étant vient, d’où il surgit, l’être transcende l’étant. De tout côté, semble-t-il bien, l’être déborde l’étant, l’étant particulier et

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l’étant dans son ensemble dont on ne peut guère imaginer les contours. À cet égard donc il le dépasse ou le transcende. Mais en même temps, doit-on suggérer, l’être est immanent à l’étant dans la mesure où celui-ci ne cesse de tenir de l’être ce qui le constitue en lui-même, en toutes ses fibres en quelque sorte. L’être foisonne en étant, a-t-on suggéré ci-devant. L’étant apparaît à titre ou en qualité de foisonnement de la richesse inépuisable et débordante (ou “créatrice”) de l’être. Immanence, ici, signifie que l’être advient continûment en l’étant, en qualité ou en forme d’étant. Pour que celui-ci soit, tout simplement, et soit tel ou tel. L’étantité de l’étant, i.e. l’étant en son essence même, surgit con-tinûment de l’avènement même de l’être comme commencement.

On peut considérer ce rapport de l’avènementiel à l’évé-nementiel comme un ressourcement et un dépassement de l’idée traditionnelle de la création par une puissance divine transcendante qui pose ou produit le monde de rien, c’est-à-dire à partir d’aucun matériau. Et cette manière de comprendre le rapport de l’être à l’étant s’avère aussi un ressourcement ontologique de l’idée bergsonienne de l’évolution créatrice. Idée formulée au début du vingtième siècle pour ramener la dynamique de la création au niveau de la réalité en évolution du monde ou de l’univers.

Mais tout ce propos ne nous éloigne-t-il pas de notre sujet, la laïcité? Oui, si nous laissons revenir à la surface la notion cou-rante de laïcité comme simple opposition à ce qui est ecclésiastique. Mais non, si nous maintenons et conservons la laïcité comme aire de liberté ressourcée dans la clairière originelle de l’être. Car alors on se situe en deçà de ce que l’humain historiquement a pu imaginer à propos de ses rapports religieux avec le divin personnifié; et en deçà aussi de ce que visent les diverses théories créationnistes de l’univers, incluant l’humain lui-même comme habitant particulier de ce monde.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Tout ce trajet accompli pointe vers la clairière ou l’espace originel de l’être comme commencement. Espace ou ouverture présupposé à la réalité évoquée

dans les récits mythiques et autres discours relatifs à des person-nages divins comme auteurs ou créateurs de l’univers. Et à ce titre l’être s’avère l’aire initiale et universelle d’une laïcité com-munément associée à une liberté de conscience et de religion; une laïcité comme espace de liberté où tous les humains peuvent se rencontrer en deçà des croyances religieuses particulières souvent à tendances plus ou moins exclusivistes rendant une paix durable difficilement réalisable. Laïcité permettant à tous les humains de séjourner ensemble dans le monde, quelles que soient leurs différences culturelles et la multiplicité de leurs appartenances territoriales. Ainsi cette laïcité originelle, une fois comprise et admise assez largement par les humains, peut rendre caduques les situations où des personnes ou des groupements religieux issus de mouvements migratoires demandent des accommodements religieux à des sociétés d’accueil elles-mêmes encore en train de laïciser leurs propres coutumes. Il faut du temps pour que se réalisent sans violence les transformations civilisationnelles. Et il est du devoir des nouveaux arrivants de ne pas contrer ni retarder ce rythme, mais plutôt d’emboîter le pas menant à l’émancipation collective des dieux. Des dieux symbolisés et imaginés comme liés à la réalité historique événementielle.

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Toujours se rappeler que la croyance, la foi, est une adhésion volontaire. Nul n’est tenu de croire. La foi est et doit être un libre tenir pour vrai. Une admission volontaire et libre que soit vraie une annonce ou proclamation venant soi-disant d’une autorité supérieure ou divine, soit directement ou par l’in-termédiaire d’un messager. L’ensemble de la démarche accomplie par les différents textes du présent recueil peut montrer la légiti-mité ainsi que la manière de questionner une telle autorité. Et d’en envisager un affranchissement libérateur.

De nos jours, il presse particulièrement de comprendre que le phénomène global de l’apparition de la divinité comme lumière au cours de l’histoire événementielle humaine n’est au mieux qu’un prélude annonciateur de la manifestation explicite de la conscience qu’a l’humain d’appartenir essentiellement au régime originel et avènementiel de la clairière de l’être. L’humain est en vie, soit, mais il est plus fondamentalement en être. Ses croyances et ses religions qui meublent son histoire événementielle apparaissent finalement comme des épiphénomènes ou phéno-mènes seconds dans une compréhension plus adéquate ou origi-nelle de son humanité. C’est dans cette condition humaine d’appartenir au régime de la clairière de l’être que la laïcité en tant qu’aire de liberté trouve son ultime fondement. Et l’indé-pendance ou la neutralité de l’État à l’égard des religions ne peut que dériver de cette liberté laïque originelle.

Mais pourquoi appeler laïcité cette ouverture éclairée et éclairante de l’être comme avènement ou éclosion du commence-ment ? Tout simplement parce que la démarche de la pensée vers cette ouverture originelle a été suggérée, dans ce cas-ci, par l’émancipation des diverses croyances en différentes divinités devenant sources de dissensions et de conflits meurtriers entre les humains.

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AU SUJET DE L’AUTEUR

é en 1928 à Saint-Joseph du Madawaska au Nouveau-Brunswick dans une famille paysanne, l'auteur fait ses études classiques au Collège de

Saint-Laurent à Montréal. Il étudie ensuite en théologie dans les années 50 pour ensuite enseigner au Collège de Saint-Laurent. Il obtient une licence (maîtrise) en philosophie à Paris en 1961.

NTout en enseignant cette matière toujours au même collège,

il entreprit en 1963 une scolarité de doctorat en philosophie à l'Université de Montréal. De 1964 à 1967, il travailla sur la pensée de Martin Heidegger, à Freiburg im Breisgau, sous la direction de Bernhard Welte. "Monde et être chez Heidegger" lui permit d'obtenir le doctorat en philosophie de l'Université de Montréal en 1968. Il devint professeur de philosophie allemande contem-poraine à l'UQAM de 1970 à 1993, moment où il prit sa retraite. Pendant cette période, il joint à l'enseignement différentes tâches de direction dans la même université : Module de philosophie de 1978 à 1980; Département de philosophie de 1980 à 1985; Pro-grammes d'études interdisciplinaires sur la mort de 1985 à 1990. C'est en dirigeant ces derniers programmes qu'il fonda la revue Frontières, organe de recherche et de diffusion sur différentes pro-blématiques de la mort et du deuil.

"Monde et être chez Heidegger", 584 pages, a été publié aux Presses de l'Université de Montréal en 1971. Publication d'articles en philosophie dans différentes revues, et collaboration à quelques collectifs. Puis en 1990, "Herméneutique", 211 pages, parut chez Fides.

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Retraité de l’enseignement en 1993, et au fil de l’actualité des années qui suivirent le référendum de 1995, l’auteur travailla sur un projet de philosophie du langage et de l’histoire appliquée au Québec. Ce qui donna le livre "Un peuple et sa langue", publié par Fondation littéraire Fleur de Lys en 2004.

À partir des années 2000, dans le contexte de rencontres avec un groupe d’amis, il élabora "Mots de Noël" paru pour la pre-mière fois en 2004 chez Fondation littéraire Fleur de Lys, et en deux autres éditions progressivement augmentées publiées par le même éditeur en 2007 et en 2010. Jusqu’à ce jour, l’expérience est toujours en cours.

En 2015, l’auteur nous propose "Régime de l’être", condi-tion humaine, en suite d’une longue fréquentation des œuvres de Martin Heidegger.

Et pour 2016, il nous offre un essai sous le titre "Mythes Religions Laïcité" sous-titré "Une aire de liberté".

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COMMUNIQUER AVEC L’AUTEUR

Adresse électronique

[email protected]

Pages dédiées aux livres de Fernand Couturier sur le site de la Fondation littéraire Fleur de Lys

Un peuple et sa langue – Pour l’avenir du Québec

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.1.html

Mots de Noël – Avancées philosophiques vers l’origine

Troisième édition augmentée

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.2.html

Régime de l’être – Condition humaine Heidegger en opuscule

Deuxième édition augmentée

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.3.html

Mythes Religions Laïcité – Une aire de liberté

http://manuscritdepot.com/a.fernand-couturier.4.html

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ..................................................................... 11

* * *

PREMIÈRE PARTIE Origines mythologiques du christianisme.................................. 17

Introduction............................................................................ 17

Étude comparée des religions ................................................ 19

Il y a un christ préchrétien ..................................................... 21

Les attributs christiques des Horus, Krishna, Mithra; de l’Oint hébreux et de Jésus ................................................. 23

Horus.................................................................................. 23

Krishna............................................................................... 24

Mithra................................................................................. 25

L’Oint................................................................................. 27

Jésus ................................................................................... 28

De l’Ancien Testament aux Évangiles................................... 32

a) Le christ de l’Ancien Testament .................................... 32

b) Passage au christ chrétien .............................................. 34

Christianisme et gnose ........................................................... 37

Hypothèse sur le passage du symbolique à l’historique ........ 45

a. Phénomène de transposition........................................... 45

b. Explicitation du phénomène .......................................... 46

c. Interprétation littérale et transfert de vérité.................... 49

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Vérités et réalités ................................................................... 51

Le mot.................................................................................... 56

Conclusion ............................................................................. 66

* * *

DEUXIÈME PARTIE De Yehoshua à Χριστος (Christos) Le mythe chrétien ...................................................................... 69

Introduction............................................................................ 69

Langues et cultures en Palestine ............................................ 71

La période perse..................................................................... 72

La période hellénistique......................................................... 76

La période romaine ................................................................ 79

Hellénisation et réactions des Juifs........................................ 81

a. Sadducéens..................................................................... 81

b. Pharisiens ....................................................................... 82

c. Esséniens. ....................................................................... 83

d. Zélotes............................................................................ 84

e. Autres ............................................................................. 84

Les sources documentaires néotestamentaires....................... 85

Ouvrages de référence contemporains................................... 88

Deux mouvements (Esquisse)................................................ 91

a. Mouvement messianique de Jehoshua ........................... 92

b. Mouvement christique de Paul ...................................... 93

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TABLE DES MATIÈRES

Approches historiques de l’homme Yehoshua ...................... 94

a. Naissance........................................................................ 94

b. Famille ou fratrie............................................................ 99

c. La vie à Nazareth ......................................................... 101

d. Le messianisme de Yehoshua. (Engagement politique et religieux)............................. 104

e. Les années de militantisme .......................................... 108

e. 1. L’année sabbatique de 27......................................... 110

e. 2. Messianisme et Royaume de Dieu ........................... 112

e. 3. Conscience d’être le messie ..................................... 114

e. 4. Du printemps 28 au printemps 29 ............................ 118

e. 5. Mission des douze et mort de Jean........................... 119

e. 6. Retour vers le nord ................................................... 121

e. 7. De nouveau vers le sud ............................................ 121

e. 8. Dernière semaine : autre chronologie....................... 122

Résurrection, Apparitions et Ascension............................... 131

Après la mort des deux messies........................................... 137

Luc et les Actes des Apôtres................................................ 138

a. Jacques successeur de Yehoshua ................................. 138

b. Histoire de Saül de Tarse ou Paul ................................ 142

c. Mission de Paul ............................................................ 144

Évangiles et Actes des Apôtres............................................ 155

L’essentiel du message de Yehoshua................................... 160

Assise historique pour le mythe christique .......................... 162

231

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MYTHES RELIGIONS LAÏCITÉ

Perspectives philosophiques : L’humain et le divin ............ 164

a. Compréhension traditionnelle du christianisme........... 164

b. Interprétation de Paul et astuce de Luc ........................ 165

c. Pré-acquis et accueil de l’autre .................................... 165

d. Dieu est Lumière.......................................................... 167

e. Dieu est Mot. Le langage éclaire ................................. 168

f. Les dieux à l’image de l’humain .................................. 169

g. L’humain : accueil-écoute et dire ................................ 171

h. Phénomène de l’existence comme être en univers ...... 172

i. L’humain et l’advenir de la vérité................................. 175

j. La vérité alèthéienne et la révélation ............................ 179

* * *

TROISIÈME PARTIE Mythes, Religions, Laïcité ....................................................... 183

I. Épisode de la Commission Bouchard-Taylor................... 184

Laïcité 101 ....................................................................... 185

Introduction.................................................................. 185

1. Quelques caractéristiques fondamentales de la nation québécoise ............................................ 185

2. L’intégration des arrivants ....................................... 187

3. Laïcité québécoise.................................................... 188

a. Laïcité en devenir................................................. 188

b. Laïcité et patrimoine religieux............................. 191

c. Projet de loi 94 ..................................................... 192

232

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TABLE DES MATIÈRES

Conclusion ................................................................... 195

II. Épisode de la Charte des valeurs québécoises ................ 195

III. Les Chartes et la religion ............................................... 197

IV. Nature de la religion ...................................................... 199

V. Mythes, religions et civilisations .................................... 204

VI. Critique de la Divinité et Laïcité ressourcée ................. 205

a. Le fait ........................................................................... 206

b. Le droit......................................................................... 207

c. Sens habituel de la laïcité ............................................. 207

d. Interroger la croyance en Dieu..................................... 209

e. L’humain en univers .................................................... 213

f. L’humain en régime de l’être ....................................... 213

g. Laïcité ressourcée......................................................... 214

h. Vers l’être comme commencement ............................. 217

i. De l’avènementiel à l’événementiel............................. 219

* * *

CONCLUSION GÉNÉRALE.................................................. 223

* * *

AU SUJET DE L’AUTEUR.................................................... 225

COMMUNIQUER AVEC L’AUTEUR.................................. 227

233

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u début du présent siècle, pendant une dizaine d’années, la laïcité fut le thème d’une discussion publique au Québec. Elle quitta cependant l’actua-

lité avec l’avènement du Gouvernement Couillard en 2014. Mais elle devra y revenir à plus ou moins brève échéance.

Mythes Religions Laïcité se veut une contribution à l’appro-fondissement de ce thème. En rassemblant d’abord deux textes traitant de l’origine mythologique du Christianisme (2006), et du mythe chrétien lui-même (2009-10), ce recueil veut montrer dans ses deux premières parties comment historiquement cette religion naquit et s’établit dans le mythique. Il en va ainsi des autres reli-gions. Puis un troisième texte beaucoup plus court portant sur la laïcité (2010) ouvre la troisième partie.

Y est ajouté un développement qui veut dépasser la notion de laïcité comme simple indépendance de l’État et de ses repré-sentants à l’égard des religions, notion mise en relief durant ces dernières années. Et pour ce faire on tente de montrer que l’humain en son essence même participe de l’être comme ouverture origi-nelle du commencement. Ouverture en laquelle apparaît tout étant, y compris le divin. Et c’est en cet ouvert initial que la laïcité comme aire de liberté résultant de l’émancipation humaine à l’égard des religions et des dieux trouve son fondement ultime.

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ISBN 978-2-89612-519-7