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LES MORISQUES ET LA NOTION DE MINORITÉ : ANALYSE DE DISCOURS. in François Martinez, Marie-Christine Michaud : Minorités : Construction idéologique ou réalité ? (Actes de colloque UBS, 2004) Rennes : PUR, 2005, p.113 - 131. François MARTINEZ (Université de Bretagne-Sud, Lorient) La notion de minorité est souvent considérée du point de vue de la relation de la partie avec le tout. Dans un pays, un territoire, une nation, nous aurions ainsi une majorité avec certaines caractéristiques nationales et une ou des minorités numériquement inférieures et qui déclinent des caractéristiques ou traits identitaires distincts de la majorité. Ce schéma reste vrai lorsqu’on prend soin de ne pas utiliser le mot “minorité” mais qu’on lui préfère un terme comme “communauté” qui peut parfois ressembler à un euphémisme. En effet, lorsqu’on utilise le terme communauté, il s’agit bien du schéma présenté plus haut, à savoir que cette communauté n’est pas nationale, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de légitimité à être représentative de la majorité, de ses valeurs et de ses traits identitaires présentés comme valeurs. Ainsi parlera-t-on de la communauté homosexuelle et jamais de la communauté hétérosexuelle, puisque cette dernière est censée représenter la légitimité dominante et la plus nombreuse. On préfèrera parler de modèle ou de type puisque c’est celui auquel toute la collectivité nationale doit s’identifier, d’où l’importance des schémas diffusés par la publicité, la télévision et du désir des minorités non représentées pour se faire une place dans l’espace des représentations. Parfois les caractéristiques de la minorité/communauté considérée posent un certain nombre de problèmes car on fait appel à des notions contradictoires. Ainsi lorsqu’on parle de la communauté musulmane en France, on englobe dans cette catégorie les Maghrébins non musulmans ou non pratiquants en tenant compte du fait qu’ils sont issus de l’immigration. Mais on oublie de considérer qu’un Bosniaque, un Sénégalais ou, pourquoi pas, un Russe peut entrer dans cette catégorie de musulmans de France en considérant qu’ils sont musulmans et issus de l’immigration, sans parler des Français de souche convertis à l’Islam mais là on pourra rétorquer qu’ils sont minoritaires. On a coutume d’opposer à cette minorité/communauté musulmane la majorité nationale qui devrait, en toute logique, être catholique, voire chrétienne, afin d’inclure dans cette majorité la communauté protestante. Pour éviter de devoir justifier que les Français sont majoritairement catholiques on a recours en France pour le moins à la possibilité de considérer qu’être français c’est être laïque et républicain, chacun gardant pour lui ses convictions religieuses, même si par ailleurs les jours fériés sont majoritairement catholiques. On voit à travers ses exemples tirés de l’actualité que la notion de minorité est problématique et cache souvent des contradictions lorsqu’on s’attache à donner une cohérence aux catégories et aux critères utilisés pour la qualifier 1 . La question de la minorité Le droit international a produit sous l’impulsion des Nations Unies des textes de lois visant à faire reconnaître des droits aux minorités : dans les Etats où existent des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, on devra respecter le droit de celles-ci à pouvoir, en harmonie avec les autres membres de la communauté nationale, mener leur propre vie culturelle, à professer et pratiquer leur propre religion et employer leur propre langue 2 . Cette préoccupation pour le respect du droit des minorités semble en effet occuper le premier plan de la réflexion sur les minorités. 1 Joseph Yacoub tente de définir des critères afin d’élaborer une typologie, mais on voit la complexité de la tâche : “minorités religieuses, linguistiques, culturelles, ethniques, nationales, territoriales, autochtones, tribales”. Critères de classement : “quantitatif, proximité, nationalité, caractère national de l’Etat, de l’origine et de la situation par rapport à l’Etat, selon les circonstances dans lesquelles la minorité a été rattachée à l’Etat, au point de vue de l’inclusion totale ou partielle dans la juridiction territoriale de l’Etat et selon les aspirations de la minorité.” Joseph YACOUB, Les minorités dans le monde. Faits et analyses, Desclée de Brouwer, 1998, p. 129. 2 Francesco CAPOTORTI, Estudio sobre los derechos de las personas pertenecientes a minorías étnicas, religiosas o lingüísticas Nueva York, Naciones Unidas, 1991. World Directory of Minorities Londres, Minority Right Group International, 1997.
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Morisques et notion de minorité

Jan 26, 2023

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LES MORISQUES ET LA NOTION DE MINORITÉ : ANALYSE DE DISCOURS.in François Martinez, Marie-Christine Michaud : Minorités : Construction idéologique ou

réalité ? (Actes de colloque UBS, 2004) Rennes : PUR, 2005, p.113 - 131.François MARTINEZ (Université de Bretagne-Sud, Lorient)

La notion de minorité est souvent considérée du point de vue de la relation de la partieavec le tout. Dans un pays, un territoire, une nation, nous aurions ainsi une majorité aveccertaines caractéristiques nationales et une ou des minorités numériquement inférieures et quidéclinent des caractéristiques ou traits identitaires distincts de la majorité. Ce schéma restevrai lorsqu’on prend soin de ne pas utiliser le mot “minorité” mais qu’on lui préfère un termecomme “communauté” qui peut parfois ressembler à un euphémisme. En effet, lorsqu’onutilise le terme communauté, il s’agit bien du schéma présenté plus haut, à savoir que cettecommunauté n’est pas nationale, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de légitimité à être représentativede la majorité, de ses valeurs et de ses traits identitaires présentés comme valeurs. Ainsiparlera-t-on de la communauté homosexuelle et jamais de la communauté hétérosexuelle,puisque cette dernière est censée représenter la légitimité dominante et la plus nombreuse. Onpréfèrera parler de modèle ou de type puisque c’est celui auquel toute la collectivité nationaledoit s’identifier, d’où l’importance des schémas diffusés par la publicité, la télévision et dudésir des minorités non représentées pour se faire une place dans l’espace des représentations.

Parfois les caractéristiques de la minorité/communauté considérée posent un certainnombre de problèmes car on fait appel à des notions contradictoires. Ainsi lorsqu’on parle dela communauté musulmane en France, on englobe dans cette catégorie les Maghrébins nonmusulmans ou non pratiquants en tenant compte du fait qu’ils sont issus de l’immigration.Mais on oublie de considérer qu’un Bosniaque, un Sénégalais ou, pourquoi pas, un Russe peutentrer dans cette catégorie de musulmans de France en considérant qu’ils sont musulmans etissus de l’immigration, sans parler des Français de souche convertis à l’Islam mais là onpourra rétorquer qu’ils sont minoritaires. On a coutume d’opposer à cetteminorité/communauté musulmane la majorité nationale qui devrait, en toute logique, êtrecatholique, voire chrétienne, afin d’inclure dans cette majorité la communauté protestante.Pour éviter de devoir justifier que les Français sont majoritairement catholiques on a recoursen France pour le moins à la possibilité de considérer qu’être français c’est être laïque etrépublicain, chacun gardant pour lui ses convictions religieuses, même si par ailleurs les joursfériés sont majoritairement catholiques. On voit à travers ses exemples tirés de l’actualité quela notion de minorité est problématique et cache souvent des contradictions lorsqu’ons’attache à donner une cohérence aux catégories et aux critères utilisés pour la qualifier1.

La question de la minorité

Le droit international a produit sous l’impulsion des Nations Unies des textes de loisvisant à faire reconnaître des droits aux minorités : dans les Etats où existent des minoritésethniques, religieuses ou linguistiques, on devra respecter le droit de celles-ci à pouvoir, enharmonie avec les autres membres de la communauté nationale, mener leur propre vieculturelle, à professer et pratiquer leur propre religion et employer leur propre langue2. Cettepréoccupation pour le respect du droit des minorités semble en effet occuper le premier plande la réflexion sur les minorités.

1 Joseph Yacoub tente de définir des critères afin d’élaborer une typologie, mais on voit la complexité dela tâche : “minorités religieuses, linguistiques, culturelles, ethniques, nationales, territoriales, autochtones,tribales”. Critères de classement : “quantitatif, proximité, nationalité, caractère national de l’Etat, de l’origine etde la situation par rapport à l’Etat, selon les circonstances dans lesquelles la minorité a été rattachée à l’Etat, aupoint de vue de l’inclusion totale ou partielle dans la juridiction territoriale de l’Etat et selon les aspirations de laminorité.” Joseph YACOUB, Les minorités dans le monde. Faits et analyses, Desclée de Brouwer, 1998, p. 129.

2 Francesco CAPOTORTI, Estudio sobre los derechos de las personas pertenecientes a minorías étnicas,religiosas o lingüísticas Nueva York, Naciones Unidas, 1991. World Directory of Minorities Londres, MinorityRight Group International, 1997.

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Cependant la question de la définition des minorités a tout de même été présente dansles débats 3. Ainsi a-t-on parfois cherché à en donner une définition soit historique, enanalysant les conditions historiques de leur émergence, soit conceptuelle, en considérantqu’elles relèvent d’une essence-substance ou d’une construction.

D’un point de vue historique, on distingue 3 générations : la première génération desminorités naît avec l’effondrement des grands empires qui ouvre le phénomène dit debalkanisation. Ces minorités sont d’autant plus légitimes qu’elles peuvent revendiquer un vraicontenu puisqu’elles sont antérieures à la constitution des grands empires. On parle aussi deminorité nationale lorsque cette minorité constituait une majorité, voire une nation, dans sonpays d’origine ou dans une unité territoriale antérieure.

La seconde génération est issue de la décolonisation qui s’est déroulée le plus souventsans remettre en question les frontières coloniales qui elles-mêmes réunissaient des groupesethniques ou religieux différents qui pouvaient se retrouver en minorité dans une uniténationale imposée.

La troisième génération est le produit de la globalisation qui entraîne une circulationdes populations d’un pays à l’autre et dans le même temps, étant donné la dimensioninternationale des échanges et des systèmes de production, le besoin de ranimer les identitéslocales et particulières.

Il faut distinguer les minorités avec ou sans territoire, dont celles qui furent victimes dela spoliation de leurs terres, ou encore les communautés issues de l’immigration, laquelle peutêtre forcée ou volontaire4.

Les spécialistes ne tombent pas toujours d’accord sur une définition consensuelle, quipourrait être un groupe numériquement inférieur au reste de la population d’un paysdéterminé et qui se distingue par une série de traits caractéristiques qu’ils soient ethniques,religieux, linguistiques ou sexuels5.

Nous avons dit que dans les critères pour élaborer une typologie on trouvait le rapportau territoire. Certaines minorités ont des prétentions territoriales. Et cette notion rejoint lanotion d’espace à occuper. Les minorités territoriales périphériques6 sont à la marge de lamême façon que les autres minorités sont marginalisées7. Pour elles, il sera important à partirde là, de reconstruire un centre ou de le déplacer afin de pas subir ce rejet vers la périphérie8.Repousser les limites de sa marginalisation9 et créer d’autres espaces où l’on occupera lecentre et où l’on jouira d’une plus grande visibilité est l’un des enjeux de la problématiqueminoritaire. Et lorsqu’on partage le même espace on songe parfois à se le répartir qu’il soitsocial, économique ou symbolique avec des mesures telles que l’affirmative action en

3 José BENGOA, “La invención de las minorías : las identidades étnicas en un mundo globalizado”conférence donnée le 9 janvier 2002 à l’Université d’été de l’Université de Concepción, publiée dans la revueAcademia sur Internet.

4 Pierre GEORGES, Géopolitique des minorités, Paris, PUF (Que sais-je?, n°2189), 1984.5 Joseph Yacoub a tenté de donner une définition exhaustive, mais qui fournit tellement d’éléments que la

reconstitution en devient difficile : “ Une communauté autonome ethnoculturelle (entendue dans un sens large)structurée, minorisée sur place ou à distance, de dimension variable, à échelle large ou réduite, à l’intérieurmême de son territoire national, ou au-delà dans des Etats divers sous lesquels ses membres vivent depuis desgénérations, et dont ils sont citoyens et partie intégrante, en position vulnérable, et qui malgré l’exil interne ouexterne, la marginalisation et l’oppression, maintiennent une conscience collective identitaire, sont animés parun vouloir-vivre ensemble, veulent conserver leur cohésion, leur continuité et leurs traits propres (langue,religion, culture, mœurs, foi, mode de vie…) qui les distinguent du groupe dominant, de la majorité nationalecomme des autres minorités, dans un espace géographique et une société politique indivise”. Il ajoute : “Ellescherchent à maintenir, préserver et exprimer leurs spécificités, individuellement aussi bien qu’en commun, dansune égalité de droits (sociaux, juridiques et économiques), sous différentes formes et par des canauxinstitutionnels, à entretenir des liens au-delà des frontières avec des membres de leur communauté citoyensd’autres Etats, et établir, pour les communautés diasporées, des contacts avec leur pays d’origine.” Yacoub 127-128.

6 Emmanuel LE ROY LADURIE, “Les minorités périphériques” in André Burguière et alii, Histoire de laFrance : L’État et les conflits, Paris, Seuil, 1990, pp. 459-630.

7 Hélène MENEGALDO, “ Réflexion(s) dans les marges ” in Hélène Menegaldo (ed.), Figures de lamarge : marginalité et identité dans le monde contemporain, Rennes, PUR (Col. Des sociétés, n°1242-8523),2002, pp. 21-39.

8 Voir Christèle LE BIHAN, “Marginalité et marginalisation dans le mouvement politiquement correct” inHélène Mengaldo, op. cit., pp. 59-79.

9 Philippe DEWITTE, “L’immigration, sujet de rhétorique et objet de polémiques” in Philippe Dewitte(dir), Immigration et intégration, Paris, La Découverte (L’Etat des savoirs) 1999, pp. 5-12.

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fonction de la proportion de la communauté dont on est le représentant au sein d’un paysdonné10.

Lorsqu’on parle de minorité, on y associe l’idée d’intégration sous la double dimensionindividuelle/collective mais aussi d’un point de vue économique ou culturel. Cette obligationde l’intégration tient rarement compte du propre degré d’intégration individuelle de lacommunauté majoritaire. Citons à cet effet des spécialistes de l’intégration :

“l’intégration est trop souvent considérée comme un processus dans lequel l’immigré setrouve face à une société considérée comme un tout homogène : il doit s’intégrer dans cettesociété et on en déduit trop rapidement que le mouvement est à sens unique. Cependant, lasociété d’accueil elle-même est traversée par des conflits, et les conditions économiques etsociales qui favoriseraient l’intégration n’existent pas toujours.” 11.

Un autre critère est aussi la reconnaissance ou l’auto-conscience de constituer uneminorité. Cette conscience collective d’appartenance à une minorité est similaire au sentimentnational, mais il en diffère dans la perception du statut de la communauté de référence. Cesentiment se fonde sur des éléments qui pourraient très bien définir le sentimentd’appartenance à une minorité12.

Il faut non seulement avoir conscience d’appartenir à une minorité indépendamment desindices subjectifs ou objectifs qui la fondent, mais il faut aussi être reconnu comme tel par lamajorité. La conscience de la minorité provient donc du type de rapport entretenu entre lamajorité et la minorité dans le passé. Le passé historique fonde et justifie l’existence de laminorité13.

Dans le débat sur le caractère objectif ou subjectif de la conscience minoritaire, il fautdonc faire valoir l’idée que la minorité est le résultat d’un processus socioculturel par lequelelle se différencie du reste ; elle conserve et reproduit cette différence et la traduit sous formed’expressions culturelles, organisationnelles ou politiques.

Joseph Yacoub fait un relevé des traits identitaires objectifs qui permettent dereconnaître l’existence d’une minorité :

“ Les minorités sont des groupes sociaux, des collectivités objectivement observables etreconnaissables, et leur visibilité se manifeste à travers leurs propriétés et leurs différentsdéterminants. Entité sociologique, chaque minorité se compose de caractères discernables quisont autant de manifestations permanentes de son identité : langue, histoire, foi et identitéecclésiastique, origine, territoire et frontières, culture distincte, art, mœurs et usages,mentalité et structures psychologiques, références symboliques et mythes communs, coutumeset traditions, gastronomie, traditions culinaires et vestimentaires, architecture, génie et destinéenationale, mission civilisatrice, institutions nationales… et d’éléments subjectifs, moinsvisibles, forgés pour l’essentiel par une volonté de survie, des souvenirs historiques et desdesseins communs qui scellent la solidarité de groupe.” (Yacoub 128).

On est tenté d’aller plus loin en disant que la conscience de faire partie d’une minorité,ou d’une communauté différentielle, ne dépend pas de la volonté collective de se différenciermais du type de relation établie historiquement entre les deux communautés. Les liens entreles membres d’une même communauté seront d’autant plus forts qu’il y aura une relation dedomination de la majorité sur la minorité. Citons par exemple Joseph Yacoub :

10 Sur les dérives de ce système voir Tzvetan TODOROV, “Du culte de la différence à la sacralisation de lavictime” in Esprit (juin 1995), “Le spectre du multiculturalisme américain” pp. 90-102.

11 Jean-Pierre GARSON et Cécile THOREAU, “Typologie des migrations et analyse de l’intégration”, inPhilippe Dewitte (dir), Immigration et intégration… pp. 15-32, 29. “Les haineux identitaires accusent l’autred’être inassimilable à eux… les autochtones eux-mêmes sont-ils si ‘intégrés’ à leur culture?” Daniel SIBONY,Le racisme ou la haine identitaire, Christian Bourgois, 1997, p. 19.

12 “ Le sentiment de nationalité peut avoir été engendré par diverses causes ; c’est quelquefois l’effet derace et de souche ; souvent la communauté de langage et la communauté de religion contribuent à le fairenaître, les limites géographiques également. Mais la cause la plus puissante de toutes, c’est l’identitéd’antécédents politiques, la possession d’une histoire nationale et par conséquent la communauté desouvenirs, l’orgueil et l’humiliation, le plaisir et le regret collectifs se rattachant aux mêmes incidents du passé”(Yacoub 43).

13 “Notre planète abonde en nationalités et en peuples, fragilisés ici, consolidés là, que les accidents del’histoire et le contexte social et politique ont relégué à l’état de minorités et donc minorisés.” Yacoub 28.

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“ C’est parce qu’elles s’estiment soumises à la domination d’un pouvoir étranger et vivantdans des conditions d’inégalité que ces communautés ethniques… revendiquent leur libérationet l’affranchissement de la captivité.” p. 28 ; “une minorité n’existe que face à une altérité…conflits d’hégémonie et de statut : annihilation, expulsion massive, ségrégation, assimilation,marginalisation, extinction, reconnaissance tolérante, pluralisme” p. 128.

Les mouvements de défense des droits civiques aux Etats-Unis et le plus récent courantdu politiquement correct soulignent l’importance de cette donnée14. Ce sont la discrimination,la marginalisation, voire la ségrégation, qui entraînent une revendication encore plus forte desa différence. On peut même penser que, lorsque ce contentieux n’existe pas, l’attachement àsa communauté peut être moins fort. L’analyse du milieu homosexuel montre qu’il existe undébat entre intégrationnisme et séparatisme, autrement dit “stigmaphobe” et “stigmaphile”15.

La “minorité morisque”

Après avoir problématisé la notion de minorité, nous allons essayer d’analyser commentcette notion peut fonctionner dans l’Espagne du XVIe siècle, en prenant pour exemple laminorité-communauté morisque, à savoir les musulmans convertis au catholicisme contre leurgré peu après la fin de la Reconquête 16. Dans un premier temps, nous essaierons de considérerce groupe du point de vue de leur importance numérique et en fonction des différentsensembles territoriaux considérés.

Fernand Braudel a très tôt mis l’accent sur la répartition inégale des morisques à traversle territoire espagnol péninsulaire17. La communauté morisque pouvait être évaluée à 300 000personnes contre 7 millions de chrétiens18. Mais, lorsqu’on considère des ensembles plus petitscomme la région de Grenade avant 1570, le royaume d’Aragon ou celui de Valence on estconfronté à d’autres proportions. A Grenade, pour une population de 275 000 habitants nousavons 120 000 morisques19. A Valence, pour une population de 400 000, nous aurions 135 000morisques. A travers ces deux exemples, on voit bien que si l’on parle de minorité, on peut

14 Christèle LE BIHAN, “Marginalité et marginalisation …”.15 Sébastien CHAUVIN, “ Pour une critique bienveillante de la notion de ‘minorité’. Le cas des ‘minorités

sexuelles’ ” Contretemps n°7 mai 2003.16 Pour une présentation générale des morisques voir : Antonio DOMINGUEZ ORTIZ et Bernard VINCENT,

Historia de los moriscos, Madrid, Alianza Editorial, 198417 “En Biscaye, en Navarre, dans les Asturies, le morisque n’est pas un personnage inconnu… En Castille

leur nombre est plus important et semble augmenter à mesure que l’on va vers le Sud. Chaque ville a les siens…La proportion est plus grande à Tolède et au-delà de Tolède, dans l’Andalousie grouillante de morisques… Dansl’Aragon proprement dit, ils sont comme artisans logés dans les agglomérations urbaines … et plus nombreuxencore, dans le haut pays entre l’Ebre et les Pyrénées… En Catalogne, par contre peu ou pas de morisques…Plus vers le Sud la terre valencienne est un domaine colonial typique… en 1609 les morisques représentent à peuprès le tiers de la population valencienne totale, 31 715 feux contre 65 016 aux vieux chrétiens.” FernandBRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II , Paris, Armand Colin, 1990, T.II, p. 518.

18 Il s’agit là de chiffres approximatifs qui ont suscité des débats difficiles à trancher. Concernant lesmorisques, Lapeyre est la référence car il a analysé des sources fiables comme celles de l’expulsion. HenriLAPEYRE, Geografía de la España morisca, Valencia, Diputación provincial (traduction espagnole de Paris,SEVPEN 1959), 1986, p. 252. Pour la population espagnole du XVIe siècle, nous prenons Antonio DOMINGUEZORTIZ, El antiguo régimen : los Reyes Católicos y los Austrias, Madrid, Alianza Editorial, 1988, pp. 150-151.Bernard Vincent a aussi fait une synthèse utile : Bernard VINCENT, “Récents travaux de démographie historiqueen Espagne (XIV-XVIIIe siècles)”, Annales de Démographie historique, 1977, pp. 463-491, pp. 472-473. Enfin,Vicens Vives et Nadal ont comparé les populations chrétienne et morisques : Jaume VICENS VIVES, “Estructurademográfica y social durante el siglo XVI” in Manual de Historia económica de España, Barcelona, Ed. VicensVives, 1971, pp. 300-350, pp. 302-304; Jordi NADAL, La población española (siglos XVI-XX), Barcelona, Ariel(1e éd. 1966 corrigée 1984) 1991, p. 49. Voir aussi Julio CARO BAROJA, Los Moriscos del Reino de Granada,Madrid, Istmo, 1991, p. 235) qui présente les estimations des classiques (Moncada: 400 000, Danvila et Boronat:500 000, Salazar: 313 000, Fernández: 270 000, Cascales: 270 000).

19 Bernard VINCENT, “L’expulsion des morisques du royaume de Grenade et leur répartition en Castille(1570-71)”, Mélanges de la Casa Velázquez, 1970 n° VI, 212-246, p. 239. Bernard VINCENT, AntonioDOMINGUEZ ORTIZ, Historia de los moriscos. Vida y tragedia de una minoría, Madrid, Alianza editorial, 1984, p.78.

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tout de même considérer qu’elle est nombreuse puisqu’elle peut constituer dans certains casun tiers de la population voire même 43% de celle-ci 20.

Cette approche numérique n’est pas nouvelle, mais elle a rarement été envisagée sousl’angle d’une défense de certains droits ou d’une légitimité vis-à-vis d’un territoire. Dès leXVIIe siècle, des auteurs ont manifesté leur crainte de voir la région de Valence sombrer dansune crise causée par la perte d’une partie de sa population 21. Presque tous les historiens de laquestion ont abordé cet aspect le plus souvent dans le but de minimiser ou souligner lesconséquences de l’expulsion sur l’économie valencienne et espagnole, suivant qu’ils étaientpartisans ou adversaires de l’expulsion22. De plus on s’est toujours arrêté, dans cetteévaluation, au Royaume de Valence sans presque jamais considérer une unité territoriale pluspetite, la province ou la comarca.

Lorsqu’on observe la répartition de la population morisque dans le royaume de Valence,on se rend compte qu’elle est concentrée dans les terres non irriguées (sauf Gandía et Játiva),qu’elle n’est pratiquement pas mêlée à la population des Vieux Chrétiens. Lapeyre (Geografía36) nous dit qu’ils occupaient plutôt les faubourgs des grandes villes, cultivaient les terres nonirriguées et montagneuses (sauf Játiva et Gandía) vivaient sous la tutelle des seigneurs(juridiction des tierras de señorío) mais aussi du Roi (morería de Vilanova de Valencia) et desordres militaires et ecclésiastiques (Calatrava, Santiago, Montesa, abbaye de Valldigna).

La plupart des localités sont d’une seule obédience ; il n’y a de contact que forcé etchacun reste maître chez soi. Halperin Donghi fait une description de la situation desmorisques de Valence :

“ Ici il y a des communautés morisques ; des villages entièrement peuplés de nouveauxchrétiens qui généralement ne sont pas non plus isolés, qui forment des îles grandes et petites,des zones massives de morisques au milieu des territoires colonisés par les chrétiens aulendemain de la Reconquête. Et même là où vieux chrétiens et morisques partagent la mêmelocalité, il existe pour les uns et les autres une organisation communale séparée : la communechrétienne et l’aljama morisque ”23.

Le schéma décrit par Halperin Donghi consiste en un grand centre urbain chrétien oùsont concentrées les fonctions administratives, politiques et commerciales, qui est entouré delocalités morisques satellitaires. Les grands bourgs comme Onda, Segorbe, Liria, Murviedro(Sagunto), Alcira, Ayora, Játiva, Gandía, Cocentaina, Elche, Orihuela, sont chrétiens24. Laplupart des morisques vit dans des localités rurales souvent sous la juridiction seigneuriale etcontribue à la richesse des nobles25. Les chrétiens, eux, vivaient sur des terres royales soumisesà des conditions plus favorables26. Braudel, Lapeyre, Halperin sont unanimes, cette répartition

20 Nous aurions ainsi 302 localités chrétiennes contre 453 morisques, ce qui confirme la plus grande tailledes villes chrétiennes, car en population la tendance s’inverse puisqu’il y aurait 28 073 maisons(feux) morisquescontre 63 731 chrétiennes. Ce sont les chiffres que Bleda publie au lendemain de l’expulsion (Jaime BLEDA,Breve relación de la expulsión de los Moriscos de Valencia, Valencia, París-Valencia, 1980 (1610), p. 582). Sil’on applique le coefficient de 4,5 personnes par maison, on obtient une population morisque de 126 328,5arrondie à 135 000 par Lapeyre (252) et à 136 000 par Bleda lui-même. Figueroa, évêque de Segorbe parle de28 000 maisons morisques (460 localités) pour 120 000 personnes (Boronat II 431). Caro Baroja (p. 235) citeSalazar: 146 000.

21 Pedro FERNANDEZ NAVARRETE, Conservación de monarquías y discursos políticos… Madrid,Ministerio de Hacienda, 1982 (1626) p. 67. Sancho de MONCADA, Restauración política de España, Madrid,Ministerio de Hacienda, 1974 (1619), p. 133, 159.

22 Miguel Angel de BUNES IBARRA, Los moriscos en el pensamiento histórico, Madrid, Cátedra, 1983, p.58.; Ricardo GARCIA CARCEL, “La historiografía sobre los moriscos españoles. Aproximación a un estado decuestión”, Estudis, n°6, 1977, pp. 71-99, 72.

23 “aquí hay comunidades moriscas; aldeas enteramente pobladas por cristianos nuevos que generalmenteno están tampoco aisladas, que forman islas grandes o pequeñas, macizas zonas moriscas en medio de lascolonizadas por cristianos luego de la Reconquista. Y aun allí donde cristianos viejos y moriscos comparten unmismo poblado, existe para unos y otros una organización comunal separada : la comuna cristiana, la aljamamorisca” Tulio HALPERIN DONGHI, Un conflicto nacional : moriscos y cristianos viejos en Valencia, Valencia,Alfons el Magnànim, 1980, pp. 52-53.

24 Halperin 54, 285.25 Halperin 58.26 Halperin (p. 60) fait une longue liste des surcharges financières que doivent subir les morisques

comparées aux vieux chrétiens. L’évêque Estevan regrettait cette situation : “los pechos que esta pobre gentepaga, que son el humo, el cabeçatge, la alfarda, las ratas y otros muchos sin lo que pagan de diezmos y primicias

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est le résultat du processus historique de la Reconquête27. Halperin n’hésite pas à parler desituation coloniale, tout comme Braudel et Lapeyre28. Les terres étaient distribuées aux noblesavec leurs contingents de paysans qui vivaient déjà dans des conditions similaires sous l’èremusulmane.

L’examen de la carte de répartition de la population morisque permet de constaterqu’elle est concentrée dans certaines zones (Vinalopó, la Marina, El Comtat, Huerta deGandía, Vall d’Albaida, Alto Júcar, Vall de Cofrentes, Llombay, Alto Túria, Vall de Palancia,Alto Mijares)29. Toutes ces zones sont proches de montagnes (Sierra de Espadán, Muela deCortes, Vall de Laguar, Sierra de Bernia) qui à l’occasion ont servi de refuges ou de zones derepli en cas de conflit, comme celui de 1526, causé par la conversion forcée, ou les rébellionsprovoquées par l’expulsion de 1609. Un contemporain de l’expulsion, Fonseca, indique queles morisques vivaient dans ces zones isolées pour pouvoir mieux pratiquer l’Islam et pours’éloigner du contact des chrétiens30.

que todas ellas las cobran sus dueños con mucho cuidado” Boronat I 651. 27 Braudel II 515, Lapeyre 39, Halperin 51.28 “Al sur del Júcar hallamos una tierra enteramente colonial” Halperin 54. “Plus vers le Sud la terre

valencienne est un domaine colonial typique” Braudel II 518. “La repartición tan singular de las poblacionescristiana y morisca nos hace pensar en la actual Argelia” Lapeyre 39.

29 Cette carte est élaborée à partir du document publié par Boronat (Pascual BORONAT Y BARRACHINA,Los moriscos españoles y su expulsión… Valencia, París-Valencia (facsimil Francisco Vives y Mora 1901), 1991,T. I, p. 428-443).

30 “Las tierras algunas ásperas y montuosas que estos salvajes se holgaban de habitar por huir de lacompañía de los católicos y poder apostasiar más a su salvo” cité par Lapeyre 37.

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François MARTINEZ : Les morisques et la notion de minorité : analyse de discours. 7

Cerda

Muela de Cortes

Peñon

Valencia

Catadau

Relleu Finestrat

Sella

Benifallim

Guadalest

Vall de Alcalá

Llombay

Rotglá

Ayelo de Rugat

Cofrentes

Otonell

Alcudia de Crespins

BenidoleigGata

Orba

SempereBenimelí

Ondara

Alcalalí

Algemesí

-50

50-100

Canals

Pedreguer

Vergel

Senija

RáfolCastelló

Crevillente

Albatera

AlcántaraBarcheta

Bélgida

Benejida

Beniarbeig

Benisuera

Bétera

Bolbait

Buñol

Carlet

Catamarruch

Monóvar

Corbera

Gallinera

Genovés

Guadasequies Miraflor

Moncada

Orcheta

Palmera

Picasent

Piles

Silla

Sollana

Soneja

Valles

Montortal

Bellús

Setla

Tormos

Senet

Potriés

75

100-200

200-500

500-1000

+1000

Segorbe

Xátiva

Alicante

Alcoy

Ontiniente

Onda

Murviedro

Castellón

Ayora

Biar

Jijona

Cocentayna

Gandía

Bocairente

Torrent

Jávea

Denia

Pego

Albaida

Villajoyosa

Muchamiel

San Juan

Monforte

IbiOnil

Castalla

Caudete

Mogente

Enguera

L’Ollería

Benigánim

Villanueva

Carcagente

GuadasuarCullera

Sueca

L’Alcudia

Villareal

Burriana

Nules

Andilla

Vallada

FontQuatretonda

Pobla del Duc

Agullente

Agres

Penáguila

-50

50-100

100-200

200-500

500-1000

Gorga

Planes

Quart

Alacuás

Murla

Benisa

Polop

Callosa

Tablada

Forna

PalmaRótova

Ador

Pobla Llarga

Albalat

Teresa

Zarra

Millas

BicorpQuesa

Anna

Rafelguaraf

Benipeixcar

AlmoinesBeniarjo

Llombay

Margarida

BenillobaTárbena

Jalón

Vall de Ebo

Real de MontroigMonserrat

Alcácer

Mislata

Paterna

Albalat dels Sorells

Villamarchante

BenisanóGestalgar

Borriol

Faura

Mijares

Palancia

Turia

Júcar

Júcar

Serpis Gorgos

Sella

Seco

Vinalopó

-50

50-100

100-200

200-500

500-1000

Aspe

Noveldá

Elda

Jarafuel

Cortes

Cerdá

PetrésGilet

Benifairó

Vall d’Uxó

Olocau

Algar

Castelnou

Almenara

Torrechiva

Jalance

Petrel

Cox

Granja

Redován

Castell

Benasau

BeniarrésOtosCarrícola Beniatjar

GayanesBenisoda Almudaina

Muro

Adzaneta

Villalonga

Sagra

FavaretaBenifairó

SimatPinet

RealJeresa

Jaraco

Daimuz

Miramar

Rafelcofer

Laguart

Novelé

Torella

SeñeraSan Juan

Sellent

Estubeny

Granja

Llanera

Cotes

AntellaSumacárcer

TousGabarda

Alberic

Benimuslim

Benimodo

Alfarp

Masalavés

AlboracheTuris

Godelleta

Chiva

Ribarroja

Benaguacil

LoringuillaDomeñoCalles

Benagerer

Náquera

Segart

EstivellaAlbalat

CuartellBenavites

GátovaSot

Alfondeguilla

AzuebarGeldo

Bechí

Almedijar

Vall

Montangos

Cirat

Villamalur

BugarraPedralba

Cárcer

Alcira Llaurí

Puzol

Canet

Chilches

Moncofar

Mascarell

Almazora

AlmusafesBenifaió

Burjasot

Benimamet

GodellaRocafort

Alfara

BorbotóCarpesa

MirambellBonrepós

MuserosMasamagrellPuigRafelbuñol

Vinalesa

FoyosMasalfasar

MelianaAlmaseraTavernesAlboraya

Alginet

Sieteaguas

Puebla de Vallbona

Lliria

Villar

Chulilla

Sot de Chera

Tuéjar

Sinarcas

Chelva

Alpuente

Ares de Alpuente

AdemuzCastellfavib

Alcubles

Bejís

Toro

Barraques

Vilanova

Pina

Font de la reina

Viver

Gaibiel

Benafer

Pavias

Caudiel

Jerica

Altura

Navajas

Algimia

Torres

Alfara

Fanzara

EspadillaVallat

Argelita

TogaArañuel

Ayódar

AhínEslida

FuentesTorralba

Villafamés

EnovaManuel

Llosa

Montaberner

Montesa

Font de la Figuera

Tibi

Salinas

Orihuela

Elche

RojalesGuardamar

DayaAmoradí

Callosa

Agost

Busot

Llutxent AlfauirCastellonet

Oliva

Jara

AlfarfaBenetúser

Paiporta

CatarrojaMasanasa

Albal

Aldaia

Manises

Chirivella

Yátova

Dos Aguas

Cheste

Tabernes de Valldigna

Beniflá

Benialí

BenichemblaParcentAlcocer

BenimarfullBenillup

MillenaBalones

BalonesBenimasotFacheca

Famorca

BeniardáQuatretonda

Confrides

Benimantell

BenifatoAlcolecha

Bollula

Ayelo

Navarrés

Marines

Serra

La Nucia

Villajoyosa: ville chrétienne

Llosa

ArtanaVillavieja

TalesAlgimia

SuerasMatet

Ribesalbes

Macastre

Montroig

Noveldá: ville morisque

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François MARTINEZ : Les morisques et la notion de minorité : analyse de discours. 8

Il semble opportun de se demander si la notion de minorité est toujours pertinentelorsque les morisques occupent des zones géographiques entières qu’ils ne veulent pas quitteret qu’ils sont prêts à défendre par les armes31. Les nobles le savaient bien car ils savaientutiliser leur aptitude au combat dans leurs querelles entre clans. Une autre question qu’il estpossible de se poser est de savoir comment était organisée la vie des morisques. Lesmorisques sont réunis en aljama dont le chef est un morisque32. Ces représentants vont secharger de mener à bien des négociations en cas de conflit ou avec l’Inquisition pour que cettedernière soit clémente moyennant une somme annuelle33. Mais dans ces négociations commedans de nombreux rapports avec la société chrétienne, les morisques bénéficient d’une aide :les nobles. Comme l’indique Halperin, “la tête de la nation morisque est formée par uneassociation de vieux et de nouveaux chrétiens dirigée en dernière instance par des vieuxchrétiens… C’est l’alliance de seigneurs chrétiens et d’aljamas morisques qui gouverne lesnouveaux chrétiens de Valence”34.

Nous sommes donc en présence d’une communauté qui vit en vase clos, qui a sonpropre fonctionnement, même si elle doit s’accommoder de la société dans laquelle elle vit.Au lendemain de la Reconquête de Grenade, les capitulations laissaient les musulmans libresde pratiquer leur religion et garder leurs structures sociales. Mais très vite la pressionecclésiastique s’exerce sur eux pour qu’ils se convertissent. D’abord à Grenade puis danstoute la Castille (1502) et finalement dans la Couronne d’Aragon (1526), on publie desdécrets obligeant les musulmans à se convertir. La conversion est forcée et par conséquentvouée à l’échec. A aucun moment, les morisques de Valence ne vont être des chrétienssincères. L’évangélisation n’a eu aucun effet35. De rares campagnes36 ont bien eu lieu maisn’ont guère eu de succès. Salvatierra, comme la plupart de ses contemporains, soulignel’échec de l’évangélisation :

“ Ils ne l’ont ni reçu ni acceptée, puisqu’on n’a remarqué aucune amélioration chez euxconcernant la religion chrétienne. Ils ne demandent pas et ne reçoivent aucun sacrement tels quela confirmation, la pénitence, ordre sacerdotal ou l’extrême-onction. C’est ce qu’affirment tousles prélats, curés et recteurs qui ont en charges s morisques… Ils n’ont aucune foi et ne croientpas aux sacrements de notre sainte mère l’Eglise, ils les profanent, s’en moquent et lesméprisent… Ils vont à l’heure de la messe contraints et forcés par les recteurs et les alguazilsqui sont placés dans les villages à cet effet… on ne doit pas et on ne peut accepter les excusesque leurs protecteurs avancent et allèguent en disant qu’ils n’ont été ni instruits ni enseignés”37.

31 “Halperin Donghi ha puesto de relieve las conexiones entre el bandolerismo nobiliario, prepotente enel Sur del país, y sus vasallos moriscos, insistiendo en la necesidad de contar con ‘buenas escoltas armadas’ parala realización de sus ‘venganzas privadas’ ” voir Sebastián GARCIA MARTINEZ“Bandolerismo, piratería y controlde moriscos en Valencia durante el reinado de Felipe II”, Estudis 1, Valencia, 1972, pp. 85-167, 96, 107.

32 Halperin 79.33 50 000 sueldos voir Domínguez Ortiz/Vincent 103.34 “la cabeza de la nación morisca está formada formada por una asociacion de cristianos viejos y nuevos

dirigida en última instancia por cristianos viejos… Es la alianza de señores cristianos y aljamas moriscos la quegobierna a los cristianos nuevos de Valencia” Halperin 85.

35 Pour plus de détails sur l’évangélisation : Rafael BENITEZ SANCHEZ et Eugenio CISCAR PALLARES, “LaIglesia ante la conversión de los moriscos” in Historia de la Iglesia en España, Madrid, BAC (Maior 19), T. IV,1979, pp.253-307. Rafael BENITEZ SANCHEZ, “Un plan para la aculturación de los moriscos valencianos, ’Lesordinacions’ de Ramírez de Haro (1540)” in Les Morisques et leur temps, Paris 1983, pp. 125-157.

36 L’évêque Salvatierra dresse un bilan des campagnes qui se sont succédé en citant les évêques les plusréputés (Don Tomás de Villanueva, Don Martín de Ayala) et les ordres religieux les plus entreprenants (jésuites)dans toutes les villes d’Espagne. Boronat I 614-617.

37 “…no la han recibido ni querido pues ninguna enmienda se conoce en ellos tocante a la religióncristiana no piden ni reciben los sacramentos de confirmación, penitencia, orden sacerdotal ni extrema unción yasí lo testifican y afirman todos los perlados curas y rectores que tienen encargo de los dichos moriscos…notienen fe ni crédito alguno de los sacramentos de Nuestra Santa Madre Iglesia, y que los profanan y hacen grandeburla y menosprecio de ellos… van a la hora de la misa compelidos y apremiados por los rectores y alguacilesque hay para ello puestos en algunos lugares … no se pueden ni deben admitir las excusas que aquellos y otrossus valedores ponen y alegan diciendo que no han sido instruidos ni enseñados” Boronat I 617-629. Estevan,l’évêque d’Orihuela, fait le même constat en 1601 : “ni los hombres ricos ni aun los que no lo son, ni los mozos,niños ni doncellas jamás acuden a la Iglesia” Boronat I 647.

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François MARTINEZ : Les morisques et la notion de minorité : analyse de discours. 9

Comment auraient-elles pu réussir puisque la plupart du temps elles étaient réaliséesdans une langue38 que les morisques ne comprenaient pas? Les curés (recteurs) n’avaient pasplus de succès. Ils étaient les seuls représentants chrétiens dans les localités morisques avecl’alguazil39. D’ailleurs, leur mission était tellement inconfortable voire périlleuse qu’ils avaientcoutume de pas vivre dans le village et n’y venait que pour donner la messe le dimanche. Lesecclésiastiques éloignés de la polémique ont parfois des propos réalistes. Pour l’évêqueEstevan, il est difficile de trouver de bons prêtres pour aller habiter dans les villagesmorisques40. De plus, ils sont mal payés car les seigneurs prélèvent la plupart des bénéficesecclésiastiques. Estevan croit que l’échec était dû au manque de conviction des acteurs del’évangélisation et au manque de moyens mis à leur disposition :

“ il y a très peu de villages morisques qui aient vu les prélats rester car ils ne font que passertrès rapidement sans parler de la prédication évangélique… dans cet évêché, il y a 3 030maisons de nouveaux chrétiens et bien qu’ils soient très peuplés, aucun d’entre eux n’a de curéou de recteur suffisamment habile et compétent pour le bon gouvernement et la conversion deces gens car comme la plupart des seigneurs féodaux gardent les dîmes et prémices quireviennent aux églises. Il est très difficile de trouver des hommes qui veuillent servir dans ceséglises pour un salaire aussi bas que 50 livres par an, et ceux que l’on trouve, même s’ils ne sontpas compétents pour ce ministère, il est difficile de les garder… il y a presque 20 ans qu’aucunde ces villages n’a été visité dans ce but à cause de leur aversion pour la religion ou en raisondes tracas occasionnés par les procès que les autres évêques ont eu avec les seigneurs”41.

Face à cette pénurie, les évêques sont obligés de mettre la main à la pâte et s’investirpersonnellement parfois à leur frais. Estevan est obligé de s’investir personnellement : “Il fautque je leur donne les messes destinées à la cathédrale et à d’autres lieux non sans causer desremous où je les prends”42. L’évêque de Segorbe, Figueroa, rejoint l’analyse de ce dernier enpayant de sa personne et a obtenu des résultats satisfaisants :

“ et je l’ai mis à exécution précisément dans cet évêché, dans 20 villages de morisques, enplaçant des recteurs résidents à mes frais en attendant qu’arrive la dotation confirmée et avec 12prédicateurs et moi avec eux donnant l’office … et jamais jusqu’à aujourd’hui on n’a renoncé,constatant une nette amélioration chez les adultes et chez les simples enfants un goût naturel etune prédisposition pour la doctrine. Et je considère qu’ils évoluent comme grandissent lesarbres, peu à peu, jusqu’à ce que vienne la récolte divine, comme on peut le voir, car depuis 40ans, ils ont abandonné une bonne partie de leurs cérémonies de maures et il y en a d’autres quilorsqu’on les voit dans cette paroisse nouvelle de Saint Pierre à la messe ou au sermon ne sonten rien différents des vieux chrétiens dans leur silence, maintien et leur attention à l’office” 43.

38 Le problème de la langue est évoqué par Estevan : “la mayor dificultad que tiene este negocio es serlas mujeres tan obstinadas y tan aversas a nuestro lenguaje y más en tierras tan grandes y en lugares tan pobladoscomo tiene este obispado en los cuales viven pocos cristianos viejos” Boronat I 653.

39 Le père Sobrino était conscient de cette difficulté : “¿qué fruto hará la ordinaria instrucción de losrectores solos con esta gente?” Boronat II 700.

40 Il préconise d’autres méthodes : “ …no se ha tratado con suavidad y blandura cual en él [Saint Paul] sedispone sino con algun rigor cual han usado los visitadores atendiendo mucho a la exacción de las penaspecuniarias; por ende convernía mucho que en cada lugar conforme la población de él estuviesen los preladosalgunos días y meses procurando muy de veras con el cuidado que conviene la conversión de sus súbditos”“para que los obispos hagan mejor su oficio conviene mucho que lleven consigo predicadores graves y deejemplo cuales son teatinos y frailes descalzos y estos sin costa de los nuevos convertidos” Boronat I 644-645.

41 “en pocas partes de los lugares de nuevos convertidos han llegado los prelados de reposo sino muy depaso y de corrida y no tratando de la predicación evangélica… en este obispado hay 3 030 casas de cristianosnuevos y con ser muy poblados estos lugares ninguno de ellos tiene cura o rector de habilidad y suficienciapara el buen gobierno y conversión de esta gente porque como la mayor parte de estos señores de vasallos sellevan los diezmos y primicias que tocan a las Iglesias, con mucha dificultad se hallan hombres que quieranservir en ellas con salario tan corto como es 50 libras cada año, y los que se hallan con no ser suficiente para esteministerio, para entretenerles en él… habrá como 20 años que ninguno de estos lugares se ha visitado depropósito por su aversión que muestran tener o ya sea por la religión o a causa y achaque de los pleitos que losdemás obispos han tenido con los señores ” Boronat I 644-46. L’évêque Figueroa est de son avis : “como losarzobisbos no residían por ser extranjeros y los que han residido vivieron pocos y, por otra parte, los rectores notenían qué comer y por eso no residían ni eran suficientes para dotrinarles” Boronat II 433.

42 “he de acudir yo con darles misas de la Iglesia catedral y de otras partes no sin sentimiento de donde sesacan…” Boronat I 645.

43 “y yo le puse en efecto puntualmente en este obispado en 20 lugares de moriscos que hay poniendorectores residentes a mi costa mientras no llega la dotación confirmada y con doce predicadores y yo con ellos

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Parallèlement à l’évangélisation, on avait tenté de mettre en place des mesuresrépressives. L’Inquisition au premier chef était chargée de poursuivre les morisques neremplissant pas leurs obligations de chrétiens ou pratiquant leur ancienne religion44. Mais lesystème inquisitorial ne peut fonctionner que sur dénonciation et témoignages. L’appareilrépressif outre ses difficultés se heurtait souvent aux alliés des morisques, les nobles45. Ainsi a-t-on placé dans les villages morisques quelques vieux chrétiens pour encadrer la viequotidienne et surtout religieuse des morisques. Citons Salvatierra :

“ on a placé parmi eux des accoucheuses et des marraines pour qu’elles assistent auxnaissances et aux baptêmes de leurs enfants, et des bouchers vieux chrétiens pour tuer lesanimaux qu’ils allaient manger… des vieux chrétiens pour assister aux mariages et auxenterrements desdits morisques et les contraignent à aller à la messe et à respecter les jours defête” 46.

Mais là non plus, les résultats ne sont pas satisfaisants. Ces pressions constantes avaientmême pour effet d’envenimer les rapports entre communautés et de développer un très fortressentiment des morisques à l’égard des chrétiens, et surtout de leurs institutions47.

Si les morisques sont exploités économiquement et dominés politiquement, ils trouventtout de même des ressources pour se développer économiquement. Même à Valence, oùtraditionnellement ils sont décrits comme les plus démunis d’Espagne, des études permettentd’établir qu’ils connaissent une croissance démographique plus forte que les chrétiens etmême, dans de nombreux cas, une réelle croissance économique. Cela est d’autant plusremarquable qu’ils sont soumis à des tribus plus importants que les vieux chrétiens. CíscarPallarés nous présente ainsi des hommes d’affaires, des rentiers, des propriétaires quiconstituent au sein de la communauté morisque une sorte d’élite. Mais la croissance profite àtoute la communauté48.

Les contemporains semblaient inquiets de cette croissance. Aznar Cardona, apologistede l’expulsion, constitue la référence lorsqu’il s’agit de recenser les clichés les plus répandussur les morisques. Cervantès s’était fortement inspiré de son œuvre pour rédiger le passagesur les morisques dans le Colloque des Chiens49. La prolifération est une des constantes de lareprésentation : “Leur intention était de croître et de se multiplier en nombre comme lamauvaise herbe”50. Leur concupiscence les pousse à s’accoupler et à faire des enfants : “Ils

haciendo el oficio por mi persona… y nunca hasta hoy se ha alzado la mano viendo en los adultos notablereformación y en los niños simples una como natural afición y prontitud a la dotrina y considero que vancreciendo al tenor de los árboles poco a poco hasta que llegue la cosecha de Dios, así como vemos que de 40años acá han perdido éstos mucho de las ceremonias de moros y están otros por que el verlos en esta parroquianueva de San pedro en misa y sermón no hacen diferencia a los cristianos viejos en el silencio compostura yatención al oficio” Boronat II 436.

44 Louis CARDAILLAC (dir.), Les Morisques et l’Inquisition, Paris, Publisud, 1990.45 Bernard VINCENT, “Morisques et chrétiens à Faura au XVIe siècle” Mélanges de la Casa Vélasquez,

1986, n° XXII, pp. 157-169.46 “y se les han puesto parteras y madrinas que asistan a los nacimientos y bautismos de sus hijos, y

carniceros cristianos viejos que degüellan las reses de carne que han de comer… cristianos viejos que asistan alas bodas y enterramientos de los dichos moriscos y compelan a oir misa y guardar las fiestas” Boronat I 615-616. Estevan corrobore la nécessité de ses mesures “conviene que no haya síndicos de esta nación porque lesrespetan como alfaquíes y les estiman como a oráculos y bajo este nombre aseguran a uno y engañan a otros. Yentretanto los cristianos viejos podían ser jurados y síndicos o aquellas personas que mejor estuviesen algobierno de los señores o para beneficio de sus intereses” Boronat I 650.

47 Louis CARDAILLAC, Moriscos y cristianos : un enfrentamiento polémico, Madrid, FCE, 1979.48 Eugenio CISCAR PALLARES, Moriscos, nobles y repobladores, Valencia, Alfons el Magnànim, 1993.49 On pourra consulter la traduction de Maurice Molho dans l’édition bilingue du Coloquio de los Perros,

Miguel de CERVANTÈS, Le colloque des chiens, Paris, Aubier, 1992, pp. 199-201.50 “Su intento era crecer y multiplicarse en número como las malas hierbas … Y multiplicábanse por

extremo” Pedro AZNAR CARDONA, Expulsión justificada de los Moriscos españoles… Huesca, Pedro Cabarte,1612, f° 36r-37r. Le passage est cité dans beaucoup d’œuvres, parmi elles : CARO BAROJA, Los Moriscos, p. 216.Salvatierra n’est pas en reste : “si Vuestra Majestad no es servido poner remedio en esto, en breves años semultiplicarán de tal manera que sobrepujen mucho a los cristianos viejos así en número de personas como encantidad de hacienda… haberse multiplicado y doblado el número desta gente” Boronat I 626. Le Conseil d’Etats’inquiétait du problème au moment de l’expulsion en envisageant la permanence des enfants morisques :“también se excusará el casarse y multiplicar, y de otra manera no habrá quien los recoja y nos hallaremos condos o tres mil que serán moros y se casarán con moras para volver la Secta de Mahoma en España” 24-III-1610,

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s’adonnaient au péché de la chair … Ils mariaient leurs enfants à un très jeune âge, car ilspensaient qu’avoir 11 ans pour une fille ou 12 ans pour un garçon était amplement suffisantpour se marier… personne ne renonçait à se marier … Tous se mariaient, pauvres et riches,sains et boiteux”51. Ils se reproduisaient ainsi sans que la guerre ne les décime ou que lareligion ne les contraigne au célibat : “car aucun ne suivait l’état annexe à la stérilité, endevenant moine, prêtre ou religieuse. Pas plus qu’il n’y avait de continence chez eux entrehomme et femme”52. La sensualité qui se dégage de ce peuple pousse d’ailleurs certains vieuxchrétiens vers les femmes morisques au point parfois de se marier avec elles. Ce qui met endanger de contamination la pureté de sang des vieux chrétiens : “ce qui causa de graves mauxet des longues persistances dans le péché pour les vieux chrétiens et beaucoup de tourments etde peines pour leurs femmes en voyant leurs maris, leurs frères ou leurs parents vivre uneliaison aveugle avec des morisques scélérates pour qui cela est permis… Et le pire était quecertains vieux chrétiens se mariaient avec des morisques et entachaient le peu de propreté deleur lignage”53.

Cette prolifération est liée à leur avarice savoureusement caricaturée par Cervantès 54. Onprêtait aux morisques toute sorte de trafic avec l’argent et on soulignait leur capacité à vivreavec trois fois rien et donc à ne pas dépenser :

“ Toute leur pensée est d’amasser et battre monnaie, et pour y parvenir, ils travaillent et nemangent point : denier qui entre en leur pouvoir, il suffit qu’il soit double pour se voircondamner à prison perpétuelle et éternelle obscurité, si que, gagnant toujours et ne dépensantjamais, ils assemblent et amassent la plus grande somme d’argent qui soit en Espagne…d’autant que leur sobrement vivre augmente les causes de la génération… Ils n’ont point devalets, car chacun l’est de soi-même, ni ne dépensent aux études de leurs enfants…”

En dernier lieu, derrière tous ces développements sur la prolifération des morisques etleur avarice c’est bien la rivalité économique qui est formulée. Les morisques prennent tropde place et sont des rivaux trop efficaces tant du point de vue économique quedémographique. Cette rivalité est lisible à travers les exemples que nous venons de donnermais aussi clairement énoncé par différents auteurs. L’allusion à l’espace et au territoire estprésente chez Aznar Cardona :

“ Ils s’y sont pris tellement bien en Espagne qu’ils ne tenaient déjà plus dans leurs quartiersou leurs villages. Au contraire, ils occupaient le reste et contaminaient tout”55.

Boronat II 574 ; “siendo tantos con el tiempo vendría a caerse en el mismo inconveniente” 12-XII-1609, BoronatII 563. Voir aussi Fonseca : “aunque volviendo a mezclarse con las moriscas que quedan, en pocos años, comotan fecundos, volverán a apestar la tierra” Damián de FONSECA, Relación de la expulsión de los moriscos delReino de Valencia, Valencia, Sociedad valenciana de bibliófilos, 1878, p.167. En 1614, alors que les enfantspouvaient être au nombre de 4 000 à Valence voici ce que dit Eugenio Díaz de Villalba, fiscal de l’expulsion àMurcia le 15 janvier 1614 : “han quedado muchos muchachos de suerte que sino se remedia dentro de 20 añoshabrá otros tantos como se han expelidos” Archivo General de Simancas, Estado, legajo 255.

51 “Eran entregadísimos sobremanera al vicio de la carne… Casaban sus hijos de muy tierna edad,pareciéndoles que era sobrado tener la hembra 11 años y el varón 12, para casarse… porque ninguno dejaba decontraer matrimonio… Todos se casavan, pobres, y ricos, sanos, y cojos” Aznar Cardona.

52 “y porque ninguno seguía el estado anexo a esterilidad de generación carnal, poniéndose fraile, niclérigo ni monja, ni había continente alguno entre ellos hombre ni mujer” Aznar Cardona. Rappelons les proposde Salvatierra : “jamás se ha visto en Castilla ni en Aragón que ningún morisco haya estudiado en lasuniversidades ninguna profesión cristiana” Boronat I 623.

53 “de aquí nacieron muchos males y perseverancias largas de pecados en cristianos viejos, y muchosdolores de cabeça y pesadumbres para sus mugeres, por ver a sus maridos o hermanos, o deudos ciegamenteamigados con moriscas desalmadas que lo tenían por lícito… Y lo peor era que algunos cristianos viejos… secasavan con moriscas, y maculavan lo poco limpio de su linaje” Aznar Cardona.

54 “Entre ellos no se fatigaban mucho de la dote, porque comunmente (excepto los ricos) con una camade ropa, y 10 libras de dinero se tenían por muy contentos y prósperos” Aznar Cardona.

55 “se habían dado tan buena mano en España que ya no cabían en sus barrios ni lugares, antes ocupabanlo restante y lo contaminaban todo” Aznar Cardona. “ Ils nous volent de pied coi, et se font riches du fruit denotre héritage, qu’ils nous revendent, car n’ont d’autre science que celle de nous voler” Cervantès. MiquelBarceló avait déjà signalé cette rivalité : “ L’enfrontament, emperò, es produïa al nivell demográfic, de control del’espai i de control dels recursos económics”. Pour lui, il existait une violence institutionnalisée et des pillagesqui doivent être compris comme des “formes de contenció destinades, per una banda, a reduir el creixementdemográfic, i per l’altra, a evitar quelcom de semblant a un procés d’acumulació originària de capital” MiquelBARCELÓ, “Els nins moriscos” in Actas del 1er Congreso de Historia del País Valenciano Valencia, Universidad

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Elle l’est également chez Salvatierra :

“ Ils sont si enracinés dans les meilleures provinces d’Espagne dans lesquelles, en tantqu’ennemis domestiques ils savent et connaissent les fautes et les faiblesses qui existent. Et ilsoccupent les métiers les plus vils et manuels spécialement ceux qui touchent àl’approvisionnement des aliments, tels que jardiniers, vendeurs d’eau, cabaretiers, boulangers,charpentiers, maçons, et d’autres du même genre, par où circule la grande masse de l’argent dela république et eux ils prennent et privent les vieux chrétiens de leur nourriture et de la sécuritéqu’ils ont eus et qu’ils avaient avec ces métiers en les obligeant à quitter la terre et à aller auxIndes ou à la guerre… si Votre Majesté ne prend pas soin d’y mettre fin, dans peu d’années, ilsse seront multipliés de telle sorte qu’ils surpasseront les vieux chrétiens aussi bien en nombre depersonnes qu’en quantité de richesse”56.

Lorsqu’on envisage l’expulsion, le discours est partagé entre la convoitise, la volonté des’approprier cette force productive et ce capital humain que représente la communautémorisque, et d’autre part la perte, c’est-à-dire le regret de devoir se priver d’une partie de sapopulation. Pedro de Valencia, dans son Tratado, est préoccupé par la prolifération desmorisques mais en même temps il est inquiet à l’idée de perdre une telle main d’œuvre : “Si laperte n’est pas plus grande, car que le roi se prive de tant de maisons de vassaux à une époqueoù l’Espagne a tellement besoin de gens n’est pas une mince affaire”57 Bleda, apologiste del’expulsion, déplore que malgré l’expulsion des enfants aient pu rester, ce qu’il explique parun sentiment mêlé de pitié et de convoitise : “la pitié d’un côté et la convoitise de l’autre lesprotégèrent de telle façon…”58.

Conclusion

Il existe vis-à-vis de la minorité morisque un sentiment d’appropriation assorti dans lemême temps de la volonté que cette communauté ne se reproduise pas trop vite car elle n’enserait plus une et de dominée elle deviendrait dominatrice. On lui reproche de ne pass’intégrer et de ne pas adopter la religion, la langue, les coutumes de la communautédominante, mais on ne lui permet pas non plus de se considérer égale tant du point de vuepolitique qu’économique.

La relation discursive à la notion de minorité part de cette double attitude face à lacommunauté dominée. Pour continuer à la dominer, il faut qu’elle reste minoritaire. Il fautque l’on puisse la circonscrire à la place qu’on lui réserve dans la structure de production. Lesentiment national ou identitaire qui perdure en elle est renforcé par son incapacité d’êtrevéritablement considérée au même plan que la communauté dominante. Le discours officielmultiplie les allusions aux efforts consentis et aux différentes politiques menées avec unsuccès toujours insuffisant. Mais les représentations occultent mal une rivalité économiqueréelle qui transparaît à travers toute cette phobie du surnombre.

Ainsi, il apparaît que le terme “minorité” est une construction idéologique qui, derrièrel’objectivité de la réalité (la communauté dominée est moins nombreuse que la minoritédominante) désigne un autre combat qui consiste à limiter les possibilités discursives de

de Valencia, 1976, vol III, pp 327-332, p. 331.56 “y estar tan arraigados en las mejores provincias de España en las cuales, como enemigos domésticos

saben y entienden las faltas y flaquezas que hay y usando de oficios bajos y mecánicos, especialmente los quetocan a la provisión de los mantenimientos, como son hortelanos, aguaderos, bodegoneros, panaderos,carpinteros, albañiles y otros semejantes, en los cuales anda la masa común y principal del dinero de la repúblicay ellos van cogiendo y privando a los cristianos viejos del sustento y reparo que han tenido y tenían con losdichos oficios obligándolos a desamparar la tierra e irse a las indias y a las guerras… si Vuestra Majestad no esservido poner remedio en esto, en breves años se multiplicarán de tal manera que sobrepujen mucho a loscristianos viejos así en número de personas como en cantidad de hacienda” Boronat I 626.

57 “cuando la pérdida no sea mayor, que privarse el Rey y el Reino de tantas casas de vasallos en tiempoque tanta falta de gente se halla en España, es de consideración no pequeña” Pedro de VALENCIA, Tratadoacerca de los moriscos de España Málaga, Algazara, 1997, p. 113

58 “la piedad por un cabo, y la codicia por otro los ampararon de tal manera… hombres doctos, maspobres de experiencia desta materia, con su piedad indiscreta los apadrinaron : y favorecieron a otros, que no sehabían embarcados, para que vivan entre nosotros” Jaime BLEDA, Corónica de los Moros de España Valencia,Felipe Mey, 1618, p. 1022.

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développement. Ce que politiquement et socialement on avait retiré aux morisques, ils étaienten passe de l’acquérir sur le plan économique au moment de l’expulsion. Mais le discoursidéologique ne laissait pas de place à une intégration complète. Individuellement, elle étaitdifficile car l’individu est toujours renvoyé dans sa communauté d’origine. Collectivement,elle était impossible car l’Espagne ne se voulait pas plurielle et accepter une minorité c’est luiconcéder du pouvoir.

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