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Misère de la philosophie du temps. L’archéologie entre incomplétude et ingratitude

Feb 23, 2023

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COMITÉ DES TRAVAUX HISTORIQUES ET SCIENTIFIQUES

Le temps vu par…

Sous la direction de Christiane Villain-Gandossi

et Jacqueline Lorenz

ÉDITIONS DU CTHS 2008

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Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche

Congrès national des sociétés historiques et scientifiques

129e, Besançon, Le Temps, 2004

Collection Actes des congrès des sociétés historiques et scientifiques, Version électronique

ISSN 1773-0899

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction, par Christiane VILLAIN-GANDOSSI et Jacqueline LORENZ p. 7

I. Le temps des philosophes Paolo FACCHI, Du temps et de l’atome-instant p. 15 Serge LEWUILLON, Misère de la philosophie du temps. L’archéologie entre incomplétude et ingratitude p. 19

II. Le temps des géologues Marie-Françoise DIOT, Bilan des apports de la palynologie dans les méthodes de reconstitution des paysages et climats au Quaternaire p. 33

III. Le temps des géographes Christophe GAUCHON, Entre le temps des historiens et l’espace des géographes, la mémoire ? Approche du paysage mémoriel des Glières p. 45

IV. Le temps des historiens Christian AMALVI, Les conceptions antagonistes du temps de l’histoire dans les collections de vulgarisation confessionnelles et laïques de 1880 à 1914 : discordance ou concordance des temps ? p. 59 Pascal BARRAILLÉ, Le temps vu par les historiens du XIXe siècle : le cas de la périodisation des histoires de Venise p. 73 Jean DUMA, Temps de l’histoire et rythmes de l’écriture dans les mémoires du duc de Luynes p. 85 Thierry LASSABATÈRE, La morale de l’histoire : temps historiques, temps prophétiques et rhétoriques de la « réforme » dans l’œuvre d’Eustache Deschamps p. 95

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Le temps vu par…

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V. Le temps des sociologues Pierre ALBERT, Le temps des journalistes p. 109 Jan BERTING, Le temps vu par les sociologues. Les conceptions du temps dans la sociologie et dans les idéologies modernes p. 115 Bruno GUÉRARD, Du temps non compté au temps monnayé p. 129 Jean-François LOUDCHER, Le temps du sport : l’exemple de la mise en place de la durée des reprises dans l’émergence de la boxe anglaise moderne (1743-1867) p. 145 Jean-Nicolas RENAUD, Le temps des sports naissants, exemple des pratiques doloises au début du XXe siècle p. 155 Françoise PUTOD-VACHERET, Sociogenèse des destructeurs de temps p. 165 Frédéric TRAUTMANN, Précarité et temps réel p. 169

VI. Le temps des économistes Paul ADAM, Les temps de l’économie p. 177

VII. Le temps des linguistes et des sémiologues Aleksandra DZIADKIEWICZ, L’expression de l’aspect perfectif/imperfectif dans les systèmes verbaux français et polonais p. 187 Yves GILLI, Temps, modes, aspects p. 197 Daniel PAJAUD et Christiane VILLAIN-GANDOSSI, Évolution des champs thématiques et de la terminologie relatifs au temps p. 207

VIII. Le temps des littéraires Christine BOUSQUET-LABOUÉRIE, Les Enfers de Dante : le temps mis en scène p. 223

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Table des matières

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IX. Le temps des sciences juridiques Frédéric CHAUVAUD, L’enquête judiciaire et le temps criminalistique (fin XIXe-début XXe siècle) p. 247 Oscar JANÉ, L’assimilation du Roussillon à la France : une question de temps… judiciaire p. 259 François LORMANT, Le temps et le droit forestier p. 271

X. Le temps des historiens d’art Ania GUINI-SKLIAR, La notion de temps dans l’emploi de la pierre en architecture à Paris sous l’Ancien Régime p. 283

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I

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Misère de la philosophie du temps. L’archéologie entre incomplétude et ingratitude

Serge LEWUILLON université de Picardie Jules-Verne

L’hypothèse du discret

En principe, historiens et archéologues ne devraient avoir de leçons à recevoir de personne sur le sujet du temps : la chronologie est en toutes circonstances leur premier souci, la pierre de touche de leur profession, leur marque de fabrique. Mais cette maîtrise des travaux et des jours n’a peut-être pas l’autorité qu’on lui prête spontanément. Que les chronologies soient relatives et dépendent des relations humaines, des espaces ou des enjeux économiques, tout le monde en convient : ces temps spéciaux sont généralement désignés du nom de « temporalités ». Mais de quoi celles-ci sont-elles faites, comment les rythmes humains peuvent-ils en modifier l’apparence, voilà qui est beaucoup plus intrigant. Nulle théorie contemporaine à ce sujet, comme si ces mystères devaient être laissés aux écoles d’Aristote et de saint Augustin, ou à ceux de nos contemporains qui étudient les lois de l’univers. Nos historiens et archéologues se sentent d’autant plus dégagés de ce genre d’obligations théoriques qu’ils pensent détenir des lois solides pour élaborer des chronologies. Selon eux, elles ressortissent aux règles de la critique historique et aux principes de la stratigraphie qui, pour autant qu’ils soient rigoureusement appliqués, fournissent des résultats indiscutables. Viendraient ensuite les traitements statistiques susceptibles de mettre les objets et les structures qui les contiennent en séries, du classement des uns découlant celui des autres. La méthode est ancienne et remonte au début du XXe siècle, voire plus tôt en ce qui concerne la taxonomie générale. Pour parvenir à une chronologie fiable, on dispose aujourd’hui de traitements informatiques, qui ne dispensent cependant pas les expérimentateurs de nombreuses interventions manuelles. En effet, il va de soi que la conception d’une sériation est d’abord intellectuelle, car il faut d’abord choisir, décrire et assembler les données sous la forme d’une matrice où se combinent plusieurs ensembles archéologiques : par exemple, le mobilier des tombes en abscisse, les tombes elles-mêmes en ordonnée. Alors, le reste n’étant que calcul, une machine peut bien le faire. Pour simplifier, ne tenons pas compte de la phase précédant le calcul (alors qu’en réalité, cette étape est de la plus haute d’importance). À partir de l’état initial du tableau composé par l’expérimentateur (une opération qui est loin d’être innocente), l’ordinateur procède à une redistribution des cases blanches (les vides) et noires (les pleines) et propose une infinité d’arrangements. Si l’on constate l’existence d’un ordre sériel sous-jacent aux données, on observera selon le type de visualisation retenu, certaines formes de regroupement des cases noires symbolisant les données. Dans le cas où l’on conserve la forme originelle de la matrice, ces points peuvent se regrouper dans l’une ou l’autre partie du tableau. La figure la plus singulière est celle d’une agglomération le long d’une diagonale, qui rend compte d’un nouvel arrangement significatif des lignes et des colonnes. Bien entendu l’ordinateur reste parfaitement insensible à la régularité de cette figure, comme de toute autre d’ailleurs. Le fait qu’on s’en tienne à un résultat plutôt qu’à

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un autre dépend exclusivement de l’opérateur qui donne l’ordre à la machine de s’arrêter. Il reste enfin à interpréter cette apparence de résultat. Qu’on y trouve un ordre est bien la moindre des choses, mais les archéologues veulent aussi que cet ordre-là soit celui de l’évolution, c’est-à-dire du temps. Cette idée, qui paraît élémentaire, ne s’impose pourtant pas d’elle-même. Elle exige un certain nombre de présupposés, comme celui qui voudrait que les objets (tout comme les structures, d’ailleurs) passent leur existence selon une loi régulière, linéaire et immuable, qu’une courbe en cloche suffit à représenter : l’apparition, le développement, l’acmé, le déclin, la disparition. Pourtant, de plus en plus de travaux mettent à mal ces conceptions un peu simplistes, mais si personne n’en disconvient, très peu en tirent la conclusion que le principe des sériations est à revoir. Une telle révision n’aurait pas nécessairement pour but d’abandonner ou d’amodier ce modèle statistique, mais de déterminer la portée exacte des résultats qu’il produit. C’est dans cette perspective que j’ai proposé une expérience de sériation inversée, visant à tester l’hypothèse d’une relation chronologique simple entre des données archéologiques appartenant à des ensembles cohérents1. Elle consistait à traiter un ensemble archéologique dont la chronologie avait été pré-établie grâce à une abondante documentation historique. Trois collections de lampes de mine à carburant liquide, décrites d’après une soixantaine de critères, furent sériées d’abord selon les règles classiques, puis au moyen d’une manipulation « rétrospective » dont la condition première était la conservation de l’ordre chronologique initial2. Les dates étant fixées, seuls les critères pouvaient bouger. La première partie de l’expérience permit de démontrer que les tableaux sériés ne révélaient pas ipso facto une quelconque chronologie naturelle des ensembles archéologiques et surtout que l’ordre obtenu n’obéissait pas à la forme linéaire du temps. En réalité, les ensembles sériés réagissaient comme si chaque critère descriptif prétendait à sa propre loi. Inutile de revenir ici sur les enseignements utiles à l’archéologie industrielle que l’on a tirés de cette expérience, ni sur les aspects discutables des procédures de sériation. En revanche, bien des illusions sur l’écoulement linéaire du temps et sur l’inéluctabilité du progrès technique s’en trouvèrent mises à mal. C’est plutôt sur le fondement scientifique de l’ordination que je souhaite apporter quelques réflexions. Pour cela, je propose de prendre appui sur l’apport des sciences exactes à l’époque même où l’idée de sériation commençait à faire son chemin en archéologie. On sait que les scientifiques observent sans aménité les représentants des sciences humaines qui se risquent sur leur terrain : ils leur trouvent beaucoup de prétention, de naïveté et d’approximation. Malgré tout, je ne crois pas que le mouvement des idées scientifiques du premier tiers du XXe siècle fût d’une nature si dogmatique qu’il eût besoin de gardiens du temple. Il y a dans les raisonnements de ces années-là suffisamment de génie pour que quelques étincelles éclairent d’autres domaines de la pensée, y apportant un peu de leur intuition. Les axiomes qui défièrent le rationalisme strict et le raide positivisme en physique ou en mathématiques pourraient bien avoir le même usage en histoire ou en philosophie. Justement, à propos de philosophie, écoutons Bergson sur le temps :

« Si maintenant on remarque que la science opère exclusivement sur des mesures, on s’apercevra qu’en ce qui concerne le temps, la science compte des instants, note des simultanéités, mais reste sans prise sur ce qui se passe dans les intervalles. Elle peut accroître indéfiniment le nombre des extrémités, rétrécir indéfiniment les intervalles ; mais toujours l’intervalle lui échappe, ne lui montre que ses extrémités3. »

1. S. Lewuillon, Fouiller le temps. Objets archéologiques et temporalités ; Schrödinger chez Parzinger: comment les archéologues (r)accommodent le temps. 2. La description de ces collections, issues des bassins miniers du Borinage et de Liège en Belgique, ainsi que du Pas-de-Calais en France, a pris à elle seule plusieurs mois. 3. H. Bergson, Durée et simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein, p. 51-52 ; 57 ; 60.

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On ne peut s’empêcher d’y trouver une anticipation de la manière dont les archéologues organisent leurs tableaux de périodisation. On y verra plus loin le reflet des vues originales (et strictement contemporaines) d’Henri Hubert – et dont ses pairs n’avaient cure, soit dit en passant. Ces coïncidences nous poussent à rechercher plus avant d’où vient cette conviction que le flux continu du temps serait une vérité accessible aux processus statistiques. Chemin faisant, il arrivera que l’on croise d’autres chercheurs préoccupés des mêmes problèmes : ainsi, selon Russell, la continuité du mouvement relèverait du genre des fonctions, tandis que l’apparence continue du temps et de l’espace (dont la nature continue pose un réel problème) tiendrait à l’ordre des séries4. Voilà qui mérite assurément réflexion. Ces recherches croisées nous invitent sans détour au dépassement de la taxonomie. Ce qu’en disent la philosophie et la mathématique est d’ailleurs à peu près du même ordre : dans les ordinations, il y a sans doute beaucoup de calcul, mais il y a quelque chose d’encore plus fondamental : l’amorce d’une réflexion sur la nature discrète ou continue du temps. Or, dans les propos de nos auteurs, l’hypothèse d’un temps continu se trouve ébranlée. Cette révision des choses est réconfortante, car elle converge avec la représentation tirée de l’expérience des lampes d’un temps discontinu, fait de « paquets » de réalités existentielles (les temporalités, au sens fort). Avec de tels gages, on se sent autorisé à poser avec insistance une question naïve, mais essentielle : pourquoi faudrait-il que le temps et la classification aient partie liée ?

La diagonale des noirs

S’il y a une réponse à cette question, c’est que la répartition des données le long d’une diagonale reflète une vérité concernant le temps. On ne peut la chercher que dans la procédure de l’ordination ou dans le calcul du nouvel arrangement du tableau des données. Commençons par la procédure. Ainsi qu’on l’a dit (mais ce raisonnement n’a jamais été formalisé), on considère que le seul principe susceptible de rendre compte de l’évolution conjointe des données portées en abscisse et en ordonnée est le temps. Bien que le résultat d’une diagonalisation ne comporte aucune indication sur le sens de la lecture du tableau réorganisé, un résultat obtenu si spontanément grâce au calcul algorthmique laisse au lecteur l’impression qu’il s’agit d’une procédure de datation automatique. Ce système a été abondamment utilisé depuis les années 1960 pour organiser en périodes et sous-périodes les cultures des âges du fer. Les analyses modernes de la nécropole de Münsingen constituent à ce propos une étape marquante5. Depuis, les sériations à visée chronologique ont gagné tous les secteurs de la protohistoire6. Les anomalies que génèrent les sériations ont des causes profondes qui semblent défier le sens commun. Pour les percer à jour, il faut se pencher sur une fonction mal connue du modèle diagonal. Il s’agit d’une fonction quasi symbolique, à la fois ligne idéale et lieu de convergence de tout principe d’ordination. Elle est formée de choses si ténues – des points, en vérité – qu’aucune d’elles n’a vocation à représenter la réalité historique. Point par point, une telle diagonale pourrait être modifiée continûment sans que sa disposition générale en soit affectée. En effet, l’adjonction d’éléments imprévus dans le tableau des données – la loi du genre en archéologie ! – revient à disposer de nouveaux points pour lesquels un espace infini est ouvert sur la diagonale. L’opérateur se réserve ainsi la

4. B. Russell, Introduction à la philosophie mathématique, p. 204 ; 270-271. 5. Pour les premières synthèses utilisant la typologie : D. Viollier, Essai sur les fibules de l’âge du fer trouvées en Suisse. Essai de typologie et de chronologie ; Les civilisations primitives de la Suisse. Sépultures du deuxième âge du fer sur le plateau suisse. 6. P. Brun, La civilisation des Champs d’Urnes. Étude critique dans le Bassin parisien.

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possibilité d’introduire dans le tableau autant d’assemblages supplémentaires qu’il veut (la liste des découvertes archéologiques n’étant jamais close). Mais si l’apparence de la matrice – donc le sens statistique du résultat – en paraît à peine retouchée, si les modifications semblent minimes du point de vue de chaque structure ou de chaque caractère décrit, la somme de toutes ces différences n’en produit pas moins chaque fois un bouleversement radical de l’état précédent. En conséquence, il existe une possibilité infinie de matrices impeccablement diagonalisées, autosimilaires et néanmoins porteuses de combinaisons sans cesse différentes. Ce paradoxe observable illustre le fait que, si toute sériation est forcément révélatrice d’un ordre, elle ne révèle rien de la durée : vouloir en inférer une chronologie demeure donc un projet fragile7. Si l’ordre du temps n’est pas inscrit dans la sériation des objets, il ne l’est pas davantage dans leur nature objective. En quoi une catégorie matérielle aussi banale que de la vaisselle, par exemple, pourrait-elle passer pour porteuse sui generis d’une chronologie absolue ? Ce concept est d’ailleurs illusoire en lui-même, car ce qui est désigné comme absolu n’est en réalité qu’une longue chaîne de confrontations entre des documents historiques et des objets archéologiques, le tout formant un système relatif. Les objets ignorent leur âge et il n’y a d’autres dates au monde que celles que nous attribuons aux faits. Après tout, c’est la seule prise que l’historien ait sur l’histoire, mais certains sont si imbus de ce maigre pouvoir que l’établissement d’une chronologie constitue pour eux tout le sens de leurs recherches. Ce but est-il légitime pour autant ?

Typologique n’est pas logique

Il y a au moins un archéologue pour penser le contraire, et qui l’a dit avec les mots de la logique8. Pour aller au plus court, on réserve le terme de sériation à « [l’] ordination d’un ensemble d’objets dont [on] tire des inférences relatives à des faits qui ne sont pas contenus dans la représentation initiale de ces objets9 ». Ce qui n’est pas connu dans le banal inventaire des faits, mais qu’on voudrait révéler par l’exercice typologique, a trait à la fonction de l’objet archéologique, ainsi qu’à l’aire géographique et à la chronologie de sa diffusion10. Autrement dit, à partir de certaines propriétés intrinsèques des objets (l’ordre OI), telles que leur technologie, leur morphologie ou leur décor11, on cherche à connaître leurs propriétés extrinsèques (l’ordre OX) : le temps, le lieu, la fonction. En conséquence, pour atteindre à la qualité d’une typologie, une classification élémentaire doit surtout proposer un système où, au-delà de l’ordre, l’espace et le temps seront privilégiés12. Exposées de la sorte, les choses paraissent simples, mais Gardin souligne que leur application est souvent entâchée d’arbitraire, voire fondée sur des postulats épistémologiques non vérifiés13 : les typologies élaborées par des moyens exclusivement calculatoires peuvent apparaître comme triviales et incohérentes. C’est si vrai que dans de nombreux cas, l’archéologue cherche à parfaire le résultat des sériations, soit en préparant le terrain, soit en sélectionnant les données, soit en polissant le résultat de la sériation d’après ce qu’il croit savoir déjà. La sanction est imparable : il est impossible de « donner un statut logiciste à aucune ordination empirique, en faisant naître ou renaître celle-ci d’une chaîne d’opérations explicitement définies » puisque « la typologie

7. Fr. Djindjian, Méthodes pour l’archéologie, p. 196-198, à propos des sériations anciennes ou récentes du cimetière de Kelheim et des hypothèses qui en découlent. 8. J.-Cl. Gardin, Une archéologique théorique, p. 115 sq. 9. Ibid., p. 116. 10. Ou éléments TLF (pour temps, lieu, fonction), qui composent l’ordre OX. 11. Ou éléments GPS (pour géométrie, physique, signe), qui composent l’ordre OI. 12. J.-Cl. Gardin, op. cit., p. 143. 13. Pour l’ensemble de la critique des typologies, cf. ibid., p. 138-149.

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empirique est désormais considérée comme une donnée de départ […] La démarche est alors déductive14 ».

Les limites du formalisme

Après la critique de la méthode, voyons ce qu’il en est du calcul. Les statistiques qui sont en jeu dans l’ordination relèvent du calcul algorithmique, c’est-à-dire des processus récursifs, qui occupent une place particulière au sein des mathématiques. La critique des systèmes axiomatisés, qui forment le cadre du calcul algorithmique, doit tout aux mathématiciens et aux logiciens en activité entre le dernier quart du XIXe siècle et la seconde guerre (en gros, de Cantor à Turing, en passant par Hilbert, Russell et Gödel)15. Cette critique constitue un acquis majeur de l’histoire de la pensée mathématique et même de l’épistémologie en général. La leçon qu’on en retire est la relativisation des performances des systèmes axiomatisés pour eux-mêmes (il s’agit là d’une des analyses les plus profondes touchant aux fondements des mathématiques). À grands traits, cette remise en cause permit de révéler le caractère indécidable des systèmes axiomatisés, c’est-à-dire l’impossibilité pour un système formel de fournir une preuve absolue de sa propre complétude à partir d’un point qui lui appartienne. Cette puissante démonstration fut établie de manières différentes, mais convergentes, par Gödel, Church et Turing, notamment. Ses conséquences épistémologiques sont particulièrement lourdes pour les processus récursifs et la théorie de l’information16, là où le point de vue axiomatique se montre le plus prégnant. C’est par ce biais que la représentation du temps en histoire et en archéologie est concernée : il y va de l’aptitude du calcul algorithmique à rendre compte du réel et en particulier des modes discret ou continu du temps. On a vu qu’il pouvait exister des raisons méthodologiques au caractère non consistant des systèmes typochronologiques ordinaires. Ce n’est donc pas la vertu d’un calcul, si ingénieux soit-il, qui pourrait y remédier, d’autant plus que les processus algorithmiques rencontrent aussi leurs propres limites. En fait, celles-ci sont plus profondes encore, pour la raison qu’on a dite : elles sont intimement liées au problème des fondements mathématiques. Il est remarquable que leur étude remonte à la fin du XIXe siècle, soit l’époque à laquelle Flinders Petrie aurait inventé la sériation17. Mais cette méthode n’est qu’une tentative d’ordination strictement empirique, intuitive et sans lendemain : sa méthode reste foncièrement étrangère aux recherches mathématiques de son temps. Il est difficile d’interpréter l’indifférence des statisticiens (limitée à nos préoccupations actuelles) pour la critique des systèmes formels autrement que comme un parti pris, dans la mesure où cette attitude s’est perpétuée jusque dans les années 1970. Si, par la suite, la réflexion sur l’hypothétique caractère scientifique de l’archéologie s’est bien développée dans l’historiographie anglo-saxonne, elle n’a pas rencontré le même succès en France, hormis l’Archéologie théorique de Jean-Claude Gardin. Toutefois, celui-ci n’apporte qu’une réponse logique à notre problème : puisque le jeu dialectique entre l’ordination des éléments intrinsèques au corpus de données à sérier (OI) et celle des données extrinsèques (OX) est constitutif de la démarche typologique, une procédure analytique 14. Ibid., p. 151-152. 15. Pour un historique de ces travaux, cf. P. Cassou-Noguès, Gödel. 16. G. Chaitin, P. Postel-Vinay, L’univers est-il intelligible ? ; J. Arsac, L’informatique et le mur du sens ; E. Klein Le temps de la physique. 17. La « charte des séquences de datation de la poterie prédynastique » (W. Flinders Petrie, Sequences in prehistoric remains) est en réalité d’une totale modestie. Ni Flinders Petrie, ni ses biographes n’ont jugé bon de monter ce système en épingle (M. S. Drower, Flinders Petrie : a Life in Archaeology, p. 252-253). C’est D. G. Kendall qui a mené grand bruit autour de cette affaire assez éloignée de l’esprit statistique et des procédures calculatoires mises au point à partir des années 1950 (D. G. Kendall, A statistical Approach to Flinders Petrie’s Sequence Dating ; Some Problems and Methods in statistical Archaeology, p. 68 sq.)

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fondée sur OI et rejetant explicitement OX (au nom d’une espèce de principe de précaution) ne saurait fournir de résultats de nature OX. De même, une lecture attentive du manuel de François Djindjian montre que la validation des méthodes d’analyse (dont la sériation prend sa part) en constitue la pierre angulaire18. Quoi qu’il en soit, la discrétion générale autour du sens de l’algorithmique explique que, pour de nombreux épigones, la sériation ne soit qu’une machine à dater automatique. Justement, parlons-en des machines et voyons dans quelle mesure nous pouvons leur accorder notre confiance19. Notre connaissance actuelle du mode de fonctionnement « machinal », au sens où nous userions de ce terme pour qualifier le fonctionnement des logiciels informatiques, doit beaucoup à Alan Turing. Pour les besoins de son étude de la calculabilité, le mathématicien anglais a établi la théorie des procédures algorithmiques, dont il a tiré un modèle théorique connu sous le nom insolite de « machine de Turing ».

« Le nom “algorithme”, ainsi que les adjectifs “calculable”, “récursif” et “effectif” sont tous employés par les mathématiciens pour dénoter les opérations mécaniques que peuvent accomplir des machines théoriques de ce type […] Tant qu’une procédure est suffisamment précise et mécanique, on peut raisonnablement penser qu’une machine de Turing peut bel et bien l’accomplir. »

Pour des raisons assez simples, mais dont le développement est hors de question ici, le but de Turing était de découvrir s’il existait ou non une procédure capable de résoudre tous les problèmes mathématiques compris dans une classe strictement définie (mais aussi large qu’on voudrait). Dans le cadre de la théorie précédemment évoquée, notre mathématicien apportait à la question de savoir si une procédure lancée par une machine de Turing adaptée à telle classe de problèmes pourrait s’interrompre d’elle-même une fois l’objectif atteint (« problème de l’arrêt ») une réponse sans appel : il n’existe pas d’algorithme universel qui résolve ce problème20. Ramenée à nos préoccupations taxonomiques, la leçon s’impose d’elle-même : les algorithmes seuls ne peuvent décider de la vérité mathématique et leur validité doit toujours être établie par des éléments externes (OI)21. Or, puisque ce sont précisément ceux-là que l’archéologue cherche à établir, le cercle vicieux devient évident : la question typochronologique doit être considérée comme une méthode ad hoc, puisqu’elle fournit le résultat qu’on attend d’elle avant même de l’avoir éprouvée.

Indécidable

Les résultats de Turing rejoignent ceux de Gödel :

« Si l’on pose un problème déterminé, on peut construire une machine de ce type pour le résoudre ; mais on ne peut construire une machine de ce genre pour résoudre n’importe quel problème22. »

18. Par exemple, Fr. Djindjian, op. cit., p. 167-168, 189-190, 192-200, 332-335 et passim. 19. À condition de ne pas acheter un chat dans un sac. Or, à l’inverse des chercheurs en sciences exactes, les archéologues qui ont recours aux modèles mathématiques à des fins taxonomiques ont la mauvaise habitude de ne pas les soumettre à la critique ni même d’en fournir les références. Sur ces modèles, cf. [Collectif], Rat Genome Sequencing Project Consortium. Pour un exemple appliqué à la linguistique, cf. ici, n. 48. 20. A. M. Turing, J.-Y. Girard, La machine de Turing, p. 50. 21. Sur le sens de ces questions, voir la section 11 du texte initial (ibid., p. 131), ainsi que les commentaires dans R. Penrose, L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique, p. 63-70. 22. J.-Y. Girard, La machine de Turing, p. 94.

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On ne voit pas pourquoi les archéologues devraient se sentir épargnés par cet avertissement. C’est le sens du calcul au service d’un problème historique qui est ainsi remis en cause, et non pas seulement son usage technique au bénéfice de la sériation (car s’il en était ainsi, la réponse serait technique elle-même et, par conséquent, tout à fait subalterne). Or, en dépassant définitivement le cadre mathématique où ces problèmes ont été posés, on atteint des conclusions d’une portée considérable pour les sciences humaines. Mais dans ce domaine, il ne s’agit plus seulement de logique :

« Dans un monde causal, les principes logiques ne touchent plus à la vérité, mais à l’action23. »

L’action, pour nous, c’est la réalité historique effective et univoque que les interprétations archéologiques doivent se fixer pour horizon, mais qui demeure hors de portée de la connaissance. C’est précisément l’« envers du chaos » que j’ai évoqué dans l’expérience des lampes24. Ainsi, en acceptant le principe d’unité de la connaissance, nous glissons de l’analyse des fondements d’une science à ceux d’une autre : nous entrons alors dans une dimension plus fondamentale de l’archéologie, où aux éléments critiques de Gardin s’ajoutent les nôtres. Ils permettent d’interpréter le défaut de théorie du temps comme une faille épistémologique de portée générale, révélant l’incomplétude de l’archéologie. Le processus de l’ordination n’en est évidemment pas la cause, mais le révélateur. Le temps n’en est pas davantage l’origine, il en est l’argument et le théâtre : pourrait-on faire de l’histoire en négligeant la conscience d’un temps dynamique et l’expérience de la durée ?

Durée sociale, rythmes sacrés

Avec le troisième argument, la critique change de registre, car le cours des événements ne peut épuiser à lui seul toute la notion de temps. La chronologie proprement dite (ou les « temporalités efficientes »), qui n’est qu’une affaire de critique historique et de mesures en laboratoire, n’aboutit trop souvent qu’à des entassements hétéroclites de « datations maisons » ou à des chapelets de typochronologies locales25. On se prend à rêver de stratégies moins personnelles pour décrire les « temporalités affectives » (la perception de la conscience individuelle et collective) ou les « temporalités effectives » (l’expression du rythme propre à chaque phénomène). Laissons de côté ces aspects culturels pour nous attacher à la notion de durée qu’elles impliquent. Un archéologue a récemment montré tout le parti que que l’on pouvait tirer de la notion de génération convenablement articulée pour résoudre le « paradoxe de l’éphémère et du durable26 ». Ce problème irritant, formulé presque dans les mêmes termes par l’archéologue et sociologue Henri Hubert, se révèle d’abord comme celui des transitions entre divers horizons culturels et technologiques – ou, plus simplement, entre l’innovation et la tradition. Or, notre point de vue d’acteurs sur ce sujet n’est rien moins qu’un conditionnement que nous subissons et que nous choisissons de valider de temps à autre selon la pertinence et l’impact de nos expériences27. Aussi, construire une théorie du temps n’est peut-être rien d’autre que cela : une introspection chargée de faire la part de

23. Ibid., p. 170. 24. S. Lewuillon, Fouiller le temps…, op. cit. 25. Voir à ce sujet la critique adressée à G. Gurvitch (La multiplicité des temps sociaux et La vocation actuelle de la sociologie, p. 325-430). Sur la mésentente à ce sujet (comme à bien d’autres) entre les sociologues et les historiens, cf. Z. Vasicek, L’archéologie, l’histoire, le passé. Chapitres sur la présentation, l’épistémologie et l’ontologie du temps perdu, p. 195. 26. P. Gouletquer, Prenons le temps ! L’archéologie face à la continuité et à la rupture des traditions. 27. Ibid., vol. 93, p. 31.

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ce qui est accessible à notre conscience et de ce qui y demeure étranger. Ce serait faire injustice à Henri Hubert, conservateur du musée des Antiquités nationales et « jumeau scientifique » de Marcel Mauss, que de passer sous silence sa contribution remarquable à ce débat trop longtemps occulté. Les sociologues ont beau jeu de rappeler combien Hubert et son Étude sur la représentation du temps furent oubliés jusque dans notre époque28. En réalité, il n’en a pas toujours été ainsi : à la fin des années 1960, dans un paysage archéologique assez atone, ses ouvrages posthumes à connotation sociologique faisaient encore l’admiration de tous29. Une de ses études est consacrée au temps, mais toute son activité de conservateur porte également la marque de cet intérêt30. Bien qu’il semble se déployer sur un mode exclusivement théorique, cet essai fut en réalité documenté de la manière la plus concrète par la préparation d’autres ouvrages, dont les Germains, ainsi que par l’ensemble des travaux menés avec Mauss sur la sociologie religieuse et l’étude du sacré. Henri Hubert parle donc en sociologue averti. Pour autant, sa conception du temps ne se résume pas à « une organisation sociale [du temps] dont la trace la plus visible se trouve dans les calendriers31 » : elle est aussi profondément durkheimienne, ne serait-ce que parce qu’elle s’articule sur la notion de sacré32. Enfin, elle est dynamique quand elle soutient que c’est le mouvement qui permet au temps de s’écouler et qui lui fait mériter le nom de durée. Ce dernier chapitre n’est pas rédigé dans l’étude, mais il est mis en application à Saint-Germain-en-Laye, notamment dans la « salle de comparaison », foyer de l’archéologie comparée en France. Hubert y voulait une présentation qui se distinguât des phases typochronologiques rigides de la science allemande33) en privilégiant l’enchaînement des séquences dynamiques et le mouvement de leurs transitions34. Il pensait pouvoir dégager un principe d’évolution par l’organisation en séries des objets, chacun étant classé en raison de critères intrinsèques (OI) et extrinsèques (OX) : la forme et le décor, d’une part ; la technologie et l’usage supposé, d’autre part. Quelles que soient ses lacunes, cette tentative analytique évoque irrésistiblement la sériation. Si l’intuition de Hubert ne coïncide pas directement avec celle de Petrie, elle n’en est pas moins de la même veine, à ceci près qu’elle subordonne tout à la typologie fonctionnelle. Il en résulte moins une classification élémentaire que l’esquisse d’une évolution à plusieurs niveaux : le discours, la technique et la fonction. Au contraire des présentations actuelles, Hubert nous montre un continuum d’objets diversement associés, dans lequel périodes, et transitions ne sont pas matérialisées par des artifices graphiques. C’est d’un temps épais qu’il s’agit, concret et continu, que nul terme calendaire ne vient troubler ni interrompre.

Incommensurable

Le problème posé à Henri Hubert, qui se place sous le signe de la religion, est de parvenir à concilier l’apparent émiettement du temps et de l’espace avec l’infinité et l’immutabilité du sacré35. L’instance dans laquelle évoluent ses propositions est celle de la « matière » du

28. Fr.-A. Isambert, Henri Hubert et la sociologie du temps, p. 183. 29. Les Celtes depuis l’époque de la Tène et la civilisation celtique. Sur la manière dont Henri Hubert est reçu aujourd’hui, on consultera le portrait en demi-teinte dans P. Brun, L. Olivier, Henri Hubert. 30. H. Hubert, Essai sur la représentation du temps ; Fr.-A. Isambert, op. cit., p. 183-204 : 186-193. 31. Fr.-A. Isambert, op. cit., p. 183-204 : 202. 32. E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. 33. P. Reinecke, Zur Kenntnis der la Tène Denkmäler der Zone nordwärts der Alpen. 34. H. Hubert s’est lui-même exprimé sur le cadre de son classement : La collection Moreau au musée de Saint-Germain. Voir à ce sujet L. Olivier, Henri Hubert, archéologue. 35. H. Hubert, Essai sur la représentation du temps, op. cit., p. 189.

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temps, laquelle n’est pas sans analogie avec le sacré : comme lui, cette réalité tient dans une présence continue et indivisible qui dépose son empreinte dans la conscience. Cette donnée immédiate n’empêche pas que le temps et le sacré soient aussi marqués, dans la pratique sociale, d’une infinité de limitations qui déterminent des intervalles de durée variables (mais dont la valeur réelle importe peu, comme on le verra). Le sociologue pose alors que « le temps est une condition nécessaire des actes et des représentations magiques et religieuses », le rite gardant « toujours le minimum de détermination temporelle, que lui donne sa relation avec l’occasion qui le provoque36 ». En d’autres termes, il convient de distinguer d’une part, la durée, qui a quelque chose à voir avec le sacré, et d’autre part, les rites, dont le cours est réglé par le décompte du temps : tout système procédant au moyen de dates et de durées successives constitue un calendrier. Cependant, la valeur des multiples durées n’a pas de portée réelle ; plus exactement, elle est incommensurable, ou mieux encore, sans commune mesure avec le temps des horloges. Par conséquent, « pour la religion et la magie, le calendrier n’a pas pour objet de mesurer, mais de rythmer le temps ». Mais cette solution soulève un nouveau problème, car il y a désormais une contradiction à rapporter à un compte commun chaque durée particulière exigée par le sacré. Pour réussir cette conciliation des temps différents et inégaux, Hubert propose de recourir à une sorte de valeur de référence conventionnelle qui égalisera les durées. À partir de là, il établit une grammaire du temps, considéré comme essentiellement discontinu et non mesurable, bien que perçu à travers des rythmes. Ceux-ci – nos temporalités – constituent une « suite d’inégales grandeurs, emboîtées les unes dans les autres, qui s’équivalent de la même façon37 ». Voilà pour la conscience ; mais le sociologue doit encore répondre à une objection qu’il se fait à lui-même : n’aurait-il pas confondu, dans sa quête du sens, un banal discours sur les marques du temps avec la genèse de celui-ci dans la conscience individuelle ou collective ? Pour répondre à cette ultime question, il se voit contraint, en bon durkheimien, de récuser la conscience comme unique creuset du temps et à en dessiner, avec d’infinies précautions, la structuration sociale. Chemin faisant, il est amené à constater que les catégories dévoilées par le temps servent à penser non seulement l’organisation du sacré, mais même à classifier l’ensemble des rapports sociaux ou encore à aménager les représentations de l’espace38. Voici enfin la vraie nature du temps social : une référence, ou du moins un ensemble de représentations concrètes qui marchent sur le chemin de l’abstraction classificatoire. En composant sa vision hiérarchisée des temps emboîtés, conçue dans une forme ensembliste et formulée comme la dialectique du continu et du dénombrable, Hubert n’a pu ignorer l’influence novatrice de Cantor, son contemporain. En formulant l’égalisation des durées inégales, qui évoque la science audacieuse des années 1920 et 1930, il n’a pu oublier Bergson, toujours influent. En interprétant le temps sacré comme une structure idéologique, il n’a pu négliger le système de Dumézil, qui commençait à poindre. De tous ces points de vue, Hubert est donc bien de son temps, et plus encore : il se situe à la pointe de la pensée scientifique moderne, bien que sa réserve naturelle l’ait retenu de s’en targuer. À l’époque des archéologues en blouse grise, c’était une erreur. Après la critique des applications courantes de l’ordination, les propositions concrètes contenues dans la théorie de Hubert peuvent offrir aux archéologues une opportunité de se défaire d’un faux problème. Que vaut, en effet, l’alternative qui place d’un côté la méthode « stylistique » classique, une démarche intuitive faisant appel à la typologie morphologique, et de l’autre, les procédures algorithmiques qui produisent les sériations ? En réalité, la différence entre les deux méthodes tient surtout à leur mode opératoire : l’intuition d’un côté, la puissance du calcul de l’autre. Mais l’intention cachée est la même : obtenir une typologie réglée sur un principe d’évolution le plus simple 36. Pour tout ce paragraphe et le suivant, cf. ibid., p. 191-197. 37. Ibid., p. 202-207. 38. H. Hubert, M. Mauss, Mélanges d'histoire des religions, p. [XX] ; Fr.-A. Isambert, op. cit., p. 201-202 et n. 84.

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possible. En l’occurrence, c’est la morphologie du matériel archéologique qui déroule le fil de l’évolutionnisme. C’est un peu mince pour l’étude d’une société. Inconsistance de la méthode, paradoxe de la diagonale, incomplétude du calcul : sur ces chapitres, j’ai contesté l’idée qu’au-delà des évidences acceptables, une ordination menée dans une perspective chronologique pût être autre chose qu’une restitution de données préalablement introduites dans le programme. Si le calcul par lui-même ne peut fournir les arguments indiscutables sur sa propre complétude, d’où proviendrait l’ordre du temps, sinon de nos préjugés ? Ce n’est donc pas d’algorithmes, dont nous avons besoin, mais d’une pensée qui intègre le caractère incommensurable du temps. Car devant cet obstacle, si notre monde devait rester obstinément celui des ordinateurs, il faudrait admettre, à notre grand regret, que la connaissance du temps historique n’est pas de ce monde-ci.

Résumé Cet essai analyse la représentation du temps en archéologie par le biais d’une méthode statistique croisant la taxonomie et l’ordre chronologique : la sériation. Trois notions essentielles sont critiquées : la procédure de classification, l’ordonnancement des tableaux de données et la nature du calcul pour y parvenir. Sur l’ensemble de ces points, on conteste l’idée qu’une sériation puisse produire une véritable chronologie. On montre ensuite qu’en dehors de l’exception notable d’Henri Hubert, les pionniers de la sériation ont développé leur technique sans s’intéresser à la critique des fondements des mathématiques qui s’ébauchait à la même époque. Ces travaux devaient pourtant démontrer les limites du calcul algorithmique, auquel fait justement appel la sériation. En revanche, la théorie sociologique du temps d’Henri Hubert s’inscrit pleinement dans les progrès de l’épistémologie de son époque. Cependant, le désintérêt de ses pairs a créé une lacune qui nous gêne encore aujourd’hui.

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