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J. Michelet. Le peuple. Cinquime dition. 1877.
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BIBLIOTHQUE CONTEMPORAINE
J. MICHELET
LE
PEUPLE
CI NQUI EME EDITION
PARISCALMANN LVY, DITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LVY FRRES,RUEAUBER,3, ET
BOULEVARDDESITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1877
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LE PEUPLE
-
CALMANNLVY, DITEUR
OUVRAGESDE
J. MICHELET
FORMATIN-8GUERRESDERELIGION 1 vol.HENRIIV ETRICHELIEU 1
RICHELIEUETLAFRONDE 1 LOUISXIV ET LARVOCATIONDEL'EDITDENANTES.1
LOUISXIVETLEDUCDEBOURGOGNE 1 LOUISXV (1724-4757). , 1 LOUISXV
ETLOUISXVI 1 HISTOIREDUXIXeSICLE. ORIGINEDESBONAPARTE.1
JUSQU'AU18 BRUMAIRE.. 1 JUSQU'AWATERLOO... . 1
FORMATGRANDIN-18L'AMOUR.10e dition 1 BIBLEDEL'HUMANIT.4e dition
1 L'TUDIANT 1 LAFEMME.8e dition 1 LESFEMMESDELARVOLUTION.5e dition
1 HISTOIREROMAINE,Rpublique.4e dition 2 LGENDESDMOCRATIQUESDUNORD 1
LAMER.5e dition 1 LE PEUPLE.5e dition \
LEPRTRE,LAFESIMEETLAFAMILLE.8e dition.. . . 1
PRCISDEL'HISTOIREMODERNE.9e dition 1
TypographieLahure,rue de Fleurus,9, Paris.
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J. MICHELET
LE
PEUPLE
CINQUIME DITION
PARISCALMANN LVY, DITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LVY FRRESRUEAUBER,3,
ETBOULEVARDDESITALIENS,15
A LALIBRAIRIENOUVELLE
1877Droitsdetraductienesderoproductionrservs.
-
Ce petit livre fut crit en 1846. Nombre de pas
sages (de la premire partie) portent fortement
cette date. Fallait-il les changer? l'auteur ne l'a
pas cru.
Un monde a sombr, depuis lors; un monde
lentement surgit l'horizon. Modifier le livre,
l'accommoder ce prsent fort troubl, l'avenir
-
obscur, c'et t lui ter le cachet de l'poque,
faire un livre btard et faux.
Ce qu'il a d'important, d'ailleurs, n'a pas
chang. Ce qu'il dit du droit de l'instinct des
simples, et de l'inspiration des foules, des voix
naves de conscience, subsiste et restera comme
la profonde base de la dmocratie.
Hyres, 12 dcembre1865.
-
A M. EDGARD QUINET
Ce livre est plus qu'un livre; c'est moi-mme.Voil pourquoi il
vous appartient.
C'est moi et c'est vous, mon ami, j'ose le dire.Vous l'avez
remarqu avec raison, nos penses,communiques ou non, concordent
toujours. Nousvivons du mme coeur... Belle harmonie qui
peutsurprendre ; mais n'est-elle pas naturelle"? Toutela varit de
nos travaux a germ d'une mmeracine vivante : Le sentiment de la
France etl'ide de la Patrie.
Recevez-le donc, ce livre du Peuple, parce qu'ilest vous, parce
qu'il est moi. Par vos origines mi-
litaires, par la mienne industrielle, nous reprsen-tons
nous-mmes, autant que d'autres peut-tre,
-
II CE LIVRESORTDE L'EXPRIENCE
les deux faces modernes du Peuple, et son rcent
avnement.
Ce livre je l'ai fait de moi-mme, de ma vie, et
de mon coeur. Il est sorti de mon exprience, bien
plus que de mon tude-. Je l'ai tir de mon obser-
vation, de mes rapports d'amiti, de voisinage;
je l'ai ramass sur les routes ; le hasard aime
servir celui qui suit toujours une mme pense.Enfin, je l'ai
trouv surtout dans les souvenirs de
ma jeunesse. Pour connatre la vie du peuple, ses
travaux, ses souffrances, il me suffisait d'interro-
ger mes souvenirs.
Car, moi aussi, mon ami, j'ai travaill de mes
mains. Le vrai nom de l'homme moderne, celui
de travailleur, je le mrite en plus d'un sens.Avant de faire des
livres, j'en ai compos matriel-
lement; j'ai assembl des lettres avant d'assem-
bler des ides, je n'ignore pas les mlancolies de
l'atelier, l'ennui des longues heures...
Triste poque ! c'taient les dernires annes de
l'Empire; tout semblait prir la fois pour moi,la famille, la
fortune et la patrie.
Ce que j'ai de meilleur, sans nul doute, je le
dois ces preuves; le peu que vaut l'homme et
l'historien, il faut le leur rapporter. J'en ai gard
-
DE L'AUTEURPLUSQUEDES LIVRES. IIIsurtout un sentiment profond du
peuple, la pleineconnaissance du trsor qui est en lui : la vertudu
sacrifice, le tendre ressouvenir des mes d'or
que j'ai connues dans les plus humbles condi-tions.
Il ne faut point s'tonner, si, connaissant au-tant que personne
les prcdents historiques de ce
peuple, d'autre part ayant moi-mme partag sa
vie, j'prouve, quand on me parle de lui, un besoin
exigeant de vrit. Lorsque le progrs de monHistoire m'a conduit
m'occuper des questionsactuelles, et que j'ai jet les yeux sur les
livreso elles sont agites, j'avoue que j'ai t surprisde les trouver
presque tous en contradiction avecmes souvenirs. Alors, j'ai ferm
les livres, et jeme suis replac dans le peuple autant qu'il
m'tait
possible; l'crivain solitaire s'est replong dans la
foule, il en a cout les bruits, not les voix...C'tait bien le
mme peuple, les changementssont extrieurs; ma mmoire ne me
trompaitpoint... J'allai donc consultant les hommes, lesentendant
eux-mmes sur leur propre sort, re-cueillant de leur bouche ce qu'on
ne trouve pastoujours dans les plus brillants crivains, les
pa-roles du bon sens.
-
IV LACONVERSATIONDUPEUPLEEST INSTRUCTIVE.
Cette enqute, commence Lyon, il y a envi-ron dix ans, je l'ai
suivie dans d'autres villes,tudiant en mme temps auprs des
hommes
pratiques, des esprits les plus positifs, la vritablesituation
des campagnes si ngliges de nos cono-mistes. Tout ce que j'amassai
ainsi de renseigne-ments nouveaux qui ne sont dans aucun
livre,c'est ce qu'on aurait peine croire. Aprs la con-versation des
hommes de gnie et de savants trs-
spciaux, celle du peuple est certainement la plusinstructive. Si
l'on ne peut causer avec Branger,Lamennais ou Lamartine, il faut
s'en aller dansles champs et causer avec un paysan. Qu'appren-dre
avec ceux du milieu? Pour les salons, je n'ensuis sorti jamais,
sans trouver mon coeur diminuet refroidi.
Mes tudes varies d'histoire m'avaient rvl
des faits du plus grand intrt que taisent les
historiens, les phases par exemple et les alterna-tives de la
petite proprit avant la Rvolution.Mon enqute sur le vif m'apprit de
mme beau-
coup de choses qui ne sont point dans les statisti-
ques. J'en citerai une, que l'on trouvera peut-treindiffrente,
mais qui pour moi est importante,digne de toute attention. C'est
l'immense acquisi-
-
LESSTATISTIQUESSONTINSUFFISANTES. v
lion du linge de colon qu'ont faite les mnages
pauvres vers 1842, quoique les salaires aient
baiss, ou tout au moins diminu de valeur par ladiminution
naturelle du prix de l'argent. Ce fait,
grave en lui-mme, comme progrs dans la pro-pret qui tient tant
d'autres vertus, l'est plusencore en ce qu'il prouve une fixit
croissantedans le mnage et la famille, l'influence surtoutde la
femme qui, gagnant peu par elle-mme, ne
peut faire cette dpense qu'en y appliquant une
partie du salaire de l'homme. La femme, dansces mnages, c'est
l'conomie, l'ordre, la provi-dence. Toute influence qu'elle gagne,
est un pro-grs dans la moralit
Cet exemple n'tait pas sans utilit pour montrercombien les
documents recueillis dans les statisti-
ques et autres ouvrages d'conomie, en les suppo-
1 Cetteprodigieuseacquisitiondelingedont tousles
fabricantspeu-vent tmoigner,fait supposeraussiquelqueacquisitionde
meublesetobjetsde mnage.Il ne faut pas s'tonnersiles
caissesd'pargnere-oiventmoinsdel'ouvrierque
dudomestique.Celui-cin'achtepointdemeubles,et peudenippes; il
trouvebien moyende se fairenipperparsesmatres.Il
nefautpasmesurer,commeon fait, le progrs del'cono-mie celuides
caissesd'pargne,ni croire quetout ce qui n'y va passe
boit,semangeau cabaret.Il sembleque la famille,je parle surtoutdela
femme,ailvoulu,avanttout, rendre propre, attachant,agrable,le petit
intrieur qui dispensed'y aller. De l aussile gotdesfleursqui
descendaujourd'huidansdes classesvoisinesde la pauvret.
-
VI PEINTRESDEMOEURSPEU FIDLES.
sant exacts, sont insuffisants pour faire compren-dre le peuple;
ils donnent des rsultats partielsartificiels, pris sous un angle
troit, qui prte aumalentendus.
Les crivains, les artistes, dont les procdsont directement
contraires ces mthodes abs
traites, semblaient devoir porter dans l'tude depeuple le
sentiment de la vie. Plusieurs d'entr
eux, des plus minents, ont abord ce grand sujet,et le talent ne
leur a pas fait dfaut; les succsont t immenses. L'Europe, depuis
longtempspeu inventive, reoit avec avidit les produitde notre
littrature. Les Anglais ne font plugure que des articles de revues.
Quant auxlivres allemands, qui les lit, sinon l'Alle-
magne?Il importerait d'examiner si ces livres franais
qui ont tant de popularit en Europe, tant d'auto-
rit, reprsentent vraiment la France, s'ils n'enont pas montr
certaines faces exceptionnelles,trs-dfavorables, si ces peintures o
l'on netrouve gure que nos vices et nos laideurs, n'ont
pas fait notre pays un tort immense prs des
nations trangres. Le talent, la bonne foi des au-
teurs, la libralit connue de leurs principes,
-
LAFRANCEMIEUXCONNUEQUEL'EUROPE. VII
donnaient leurs paroles un poids accablant. Le
monde a reu leurs livres, comme un jugementterrible de la France
sur elle-mme.
La France a cela de grave contre elle, qu'elle semontre nue aux
nations. Les autres, en quelquesorte, restent vtues, habilles.
L'Allemagne, l'An-
gleterre mme, avec toutes ses enqutes, toute sa
publicit, sont en comparaison peu connues, elles
ne peuvent se voir elles-mmes, n'tant point cen-tralises.
Ce qu'on remarque le mieux sur une per-sonne qui est nue, c'est
telle ou telle partie, quisera dfectueuse. Le dfaut d'abord saute
aux
yeux.Que serait-ce, si une main obligeante plaait
sur ce dfaut mme un verre grossissant qui lerendrait colossal,
qui l'illuminerait d'un jour ter-
rible, impitoyable, au point que les accidents les
plus naturels de la peau assortiraient l'oeil
effray !Voil prcisment ce qui est arriv la France.
Ses dfauts incontestables, que l'activit infinie,le choc des
intrts, des ides, expliquent suffisam-
ment, ont grossi sous la main de ses puissantscrivains, et sont
devenus des monstres. Et voil
-
VIII ET JUGEPLUS SVREMENT.
que l'Europe tout l'heure la voit comme un
monstre elle-mme.Rien n'a mieux servi, dans le monde
politique,
l'entente des honntes gens. Toutes les aristocraties,
anglaise, russe, allemande, n'ont besoin que de
montrer une chose en tmoignage contre elle : les
tableaux qu'elle fait d'elle-mme par la main de
ses grands crivains, la plupart amis du peuple et
partisans du progrs. Le peuple qu'on peint ainsi,n'est-ce pas
l'effroi du monde? Y a-t-il assez d'ar-
mes, de forteresses, pour le cerner, le surveiller,
jusqu' ce qu'un moment favorable se prsente
pour l'accabler?
Des romans classiques, immortels, rvlant les
tragdies domestiques des classes riches et aises,ont tabli
solidement dans la pense de l'Europe,qu'il n'y a plus de famille en
France.
D'autres, d'un grand talent, d'une fantasma-
gorie terrible, ont donn pour la vie communede nos villes, celle
d'un point o la police con-
centre sous sa main les repris de justice et les
forats librs.Un peintre de genre, admirable par le gnie
du dtail, s'amuse peindre un horrible cabaret
de campagne, une taverne de valetaille et de vo-
-
DANGERDE SE DIREMISRABLE. IX
leurs, et sous cette bauche hideuse, il crit har-diment un mot
qui est le nom de la plupart des
habitants de la France.
L'Europe lit avidement, elle admire, elle re-connat tel ou tel
petit dtail. D'un accident mi-
nime, dont elle sent la vrit, elle en conclut ai-sment la vrit
du tout.
Nul peuple ne rsisterait une telle preuve.Cette manie singulire
de se dnigrer soi-mme,d'taler ses plaies, et comme d'aller chercher
la
honte, serait mortelle la longue. Beaucoup, jele sais,
maudissent ainsi le prsent, pour hterun meilleur avenir; ils
exagrent les maux, pournous faire jouir plus vile de la flicit que
leursthories nous prparent 1. Prenez garde, pourtant,
1 Philosophes,socialistes,politiques, tous semblent d'accord
au-jourd'hui pour amoindrir dans l'esprit du peuplel'ide de la
France.Granddanger! Songezdonc que ce peuple plus qu'aucun autre
est,danstoute l'excellenceet la forcedu terme, une vraie socit.
Isolez-le de son ide sociale, il redevienttrs-faible. La France de
la Rvo-lution, qui fut sa gloire, sa foi, tous les gouvernementslui
disent,depuiscinquanteans, qu'elle lut un dsordre, un non-sens, une
purengation.La Rvolution,d'autre part, avait biff l'ancienne
France,dit au peuple que rien, dansson pass, ne mritait un
souvenir.L'an-ciennea disparude sa mmoire, la nouvellea pli. Il n'a
pas tenuaux politiquesque le peuple ne devnt table-rase, ne
s'oublit lui-mme.Commentne serait-il pas faible dans ce moment? il
ignore; on
fait tout pour qu'il perde le sens de la belle unit qui fut sa
vie; ona.
-
X CEPEUPLEN-ESTPASCELUIQU'ONA PEINT.
prenez garde. Ce jeu-l est dangereux. L'Europene s'informe gure
de toutes ces habilets. Si
nous nous disons mprisables, elle pourra bien
nous croire. L'Italie avait encore une grandeforce au seizime
sicle. Le pays de Michel-Angeet de Christophe Colomb ne manquait
pas d'-
nergie. Mais lorsqu'elle se fut proclame mis-
rable, infme, par la voix de Machiavel, le monde
la prit au mot, et marcha dessus.
Nous ne sommes pas l'Italie, grce Dieu, et
le jour o le monde s'entendrait pour venir voir
de prs la France, serait salu par nos soldatscomme le plus beau
de leurs jours.
Qu'il suffise aux nations de bien savoir que ce
peuple n'est nullement conforme ses prtendus
portraits. Ce n'est pas que nos grands peintres
lui te son me. (Sonme fut le sens de la France,
commegrandefraternit d'hommesvivants, commesocit glorieuseavecnos
Fran-aisdes vieuxges. Il les contientces ges, il les porte, les
sent obs-curmentqui semeuvent, et il ne peut les reconnatre; on ne
lui ditpas ce que c'est que celte grande voixbassequi souvent,
commeunsourd retentissement d'orgue dans une cathdrale, se fait
entendreen lui.Hommesde rflexionet d'tudes, artistes, crivains,nous
avonsun
devoirsaint et sacrenvers le peuple. C'est de laisser l nos
tristesparadoxes,nosjeux d'esprit, qui n'ont pas peu aid les
politiques lui cacher la France, lui en obscurcirl'ide, lui faire
mpriser sapatrie.
-
LAVIEDUPEUPLEA UNEPOESIESAINTE XI
aient t toujours infidles; mais ils ont peint g-nralement des
dtails exceptionnels, des acci-
dents, tout au plus, dans chaque genre, la mino-
rit, le second ct des choses. Les grandes faces
leur paraissaient trop connues, triviales, vulgaires.Il leur
fallait des effets, et ils les ont cherchs sou-
vent dans ce qui s'cartait de la vie normale. Ns
de l'agitation, de l'meute, pour ainsi dire, ils onteu la force
orageuse, la passion, la touche vraie
parfois aussi bien que fine et forte ; gnra-lement, il leur a
manqu le sens de la grandeharmonie.
Les romantiques avaient cru que l'art taitsurtout dans le laid.
Ceux-ci ont cru que les effetsd'art les plus infaillibles taient
dans le laid moral.L'amour errant leur a sembl plus potique quela
famille, et le vol que le travail, et le bagne quel'atelier. S'ils
taient descendus eux-mmes, parleurs souffrances personnelles, dans
les profondesralits de la vie de cette poque, ils auraient vu
que la famille, le travail, la plus humble vie du
peuple, ont d'eux-mmes une posie sainte. Lasentir et la montrer,
ce n'est point l'affaire du
machiniste ; il n'y faut multiplier les accidents de
thtre. Seulement, il faut des yeux faits cette
-
XII QU'ILFAUTSAVOIRPNTRER.
douce lumire, des yeux pour voir dans l'obscur,dans le petit et
dans l'humble, et le coeur aussiaide voir dans ces recoins du loyer
et ces ombres
de Rembrandt.
Ds que nos grands crivains ont regard l,ils ont t admirables.
Mais gnralement, ils
ont dtourn les yeux vers le fantastique, le violent,le bizarre,
l'exceptionnel. Ils n'ont daign avertir
qu'ils peignaient l'exception. Les lecteurs, sur-
tout trangers, ont cru qu'ils peignaient la rgle.Ils ont dit :
Ce peuple est tel.
Et moi, qui en suis sorti, moi qui ai vcu avec
lui, travaill, souffert avec lui, qui plus qu'unautre ai achet
le droit de dire que je le connais,
je viens poser contre tous la personnalit du
peuple.Cette personnalit, je ne l'ai point prise la
surface dans ses aspects pittoresques ou dramati-
ques ; je ne l'ai point vue du dehors, mais exp-rimente au
dedans. Et, dans cette expriencemme, plus d'une chose intime du
peuple, qu'ila en lui sans la comprendre, je l'ai comprise,
pourquoi? Parce que je pouvais la suivre dans ses
origines historiques, la voir venir du fond du
temps. Celui qui veut s'en tenir au prsent,
-
COMBIENIL A LAVERTUDUSACRIFICE,XIII
l'actuel, ne comprendra pas l'actuel. Celui qui se
contente de voir l'extrieur, de peindre la forme,ne saura pas
mme la voir : pour la voir avec
justesse, pour la traduire fidlement, il faut sa-
voir ce qu'elle couvre; nulle peinture sans ana-
tomie.Ce n'est pas dans ce petit livre que je puis
enseigner une telle science. Il me suffit de donner,en
supprimant tout dtail de mthode, d'rudi-
tion, de travail prparatoire, quelques observa-
tions essentielles dans l'tat de nos moeurs, quel-ques rsultats
gnraux.
Un mot seulement ici :Le trait minent, capital, qui m'a
toujours
frapp le plus, dans ma longue tude du peuple,c'est que, parmi
les dsordres de l'abandon, lesvices de la misre, j'y trouvais une
richesse desentiment et une bont de coeur, trs-rares dansles
classes riches. Tout le monde, au reste, a pul'observer; l'poque du
cholra, qui a adoptles enfants orphelins? les pauvres.
La facult du dvouement, la puissance du sa-
crifice, c'est, je l'avoue, ma mesure pour classerles hommes.
Celui qui l'a au plus haut degr,est plus prs de l'hrosme. Les
supriorits de
-
XIV ET DU SACRIFICEPERSVRANT
l'esprit, qui rsultent en partie de la culture, ne
peuvent jamais entrer en balance avec cette fa-cult
souveraine.
A ceci, on fait ordinairement une rponse Les gens du peuple sont
gnralement peprvoyants; ils suivent un instinct de bont
l'aveugle lan d'un bon coeur, parce qu'ils nedevinent point tout
ce qu'il en pourra coter.L'observation ft-elle juste, elle ne
dtruit nulle
ment ce qu'on peut observer aussi du dvouemen
persvrant, du sacrifice infatigable dont les fa
milles laborieuses donnent si souvent l'exemple,dvouement qui ne
s'puise mme pas dansl'entire immolation d'une vie, mais se
continu
souvent de l'une l'autre, pendant plusieurs g-nrations.
J'aurais ici de belles histoires raconter, ennombreuses. Je ne
le puis. La tentation es
pourtant forte pour moi, mon ami, de vous endire une seule,
celle de ma propre famille. Vousne la savez pas encore; nous
causons plus sou-vent de matires philosophiques ou politiques
que de dtails personnels. Je cde cette tenta-
tion. C'est pour moi une rare occasion de recon-
natre les sacrifices persvrants, hroques, que
-
EXEMPLETIRDE MAFAMILLE. XV
ma famille m'a faits, et de remercier mes pa-rents, gens
modestes, dont quelques-uns ont
enfoui dans l'obscurit des dons suprieurs, et
n'ont voulu vivre qu'en moi.
Les deux familles dont je procde, l'une picardeet l'autre
ardennaise, taient originairement desfamilles de paysans qui
mlaient la culture un
peu d'industrie. Ces familles tant fort nombreu-ses (douze
enfants, dix-neuf enfants), une grandepartie des frres et des
soeurs de mon pre et dema mre ne voulurent pas se marier pour
facili-ter l'ducation de quelques-uns des garons quel'on mettait au
collge. Premier sacrifice que jedois noter.
Dans ma famille maternelle particulirement,les soeurs, toutes
remarquables par l'conomie, le
srieux, l'austrit, se faisaient les humbles ser-vantes de
messieurs leurs frres, et pour suffire leurs dpenses elles
s'enterraient au village.Plusieurs cependant, sans culture et dans
cettesolitude sur la lisire des bois, n'en avaient pasmoins une
trs-fine fleur d'esprit. J'en ai entendu
une, bien ge, qui contait les anciennes histoiresde la frontire
aussi bien que Walter Scott. Ce qui
-
XVI EXEMPLE
leur tait commun, c'tait une extrme nettet
d'esprit et de raisonnement. Il y avait force prtresdans les
cousins et parents, des prtres de diver-
ses sortes, mondains, fanatiques ; mais ils ne do-
minaient point. Nos judicieuses et svres de-
moiselles ne leur donnaient la moindre prise.Elles racontaient
volontiers qu'un de nos grands-oncles (du nom de Michaud? ou
Paillard?) avait
t brl jadis pour avoir fait certain livre.Le pre de mon pre, qui
tait matre de mu-
sique Laon, ramassa sa petite pargne, aprs la
Terreur, et vint Paris, o mon pre tait em-
ploy l'imprimerie des assignats. Au lieu d'ache-ter de la terre,
comme faisaient alors tant d'au-
tres, il confia ce qu'il avait la fortune de mon
pre, son fils an, et mit le tout dans une impri-merie au hasard
de la Rvolution. Un frre, unesoeur de mon pre, ne se marirent
point, pourfaciliter l'arrangement, mais mon pre se maria;il pousa
une de ces srieuses demoiselles arden-
naises dont je parlais tout l'heure. Je naquisen 1798, dans le
choeur d'une glise de religieuses,
occupe alors par notre imprimerie ; occupe, etnon profane;
qu'est-ce que la Presse, au tempsmoderne, sinon l'arche sainte?
-
TIR DE MAFAMILLE. XVII
Cette imprimerie prospra d'abord, alimente
par les dbats de nos assembles, par les nou-
velles des armes, par l'ardente vie de ce temps.Vers 1800, elle
fut frappe par la grande sup-
pression des journaux. On ne permit mon pre
qu'un journal ecclsiastique, et l'entreprise com-
mence avec beaucoup de dpenses, l'autorisation
fut brusquement retire, pour tre donne un
prtre que Napolon croyait sr, et qui le trahit
bientt.
On sait comment ce grand homme fut puni parles prtres mme
d'avoir cru le sacre de Romemeilleur que celui de la France. Il vit
clair en
1810. Sur qui tomba son courroux ?., sur la
Presse; il l'a frappa de seize dcrets en deux ans.Mon pre, demi
ruin par lui au profit des pr-tres, le fut alors tout fait, en
expiation de leur
faute.Un matin, nous recevons la visite d'un Mon-
sieur, plus poli que ne l'taient gnralement les
agents impriaux, lequel nous apprend queS. M. l'Empereur a rduit
le nombre des impri-meurs soixante ; les plus gros sont conservs,
les
petits sont supprims, mais avec bonne indemnit, peu prs sur le
pied de quatre sols pour quatre
-
XVIII EXEMPLE
francs. Nous tions de ces petits : se rsigner,mourir de faim, il
n'y avait rien de plus faire.
Cependant, nous avions des dettes. L'Empereur ne
nous donnait pas de sursis contre les juifs, comme
il l'avait fait pour l'Alsace. Nous ne trouvmes
qu'un moyen; c'tait d'imprimer pour nos cran-
ciers quelques ouvrages qui appartenaient mon
pre. Nous n'avions plus d'ouvriers, nous fmes ce
travail nous-mmes. Mon pre, qui vaquait aux af-
faires du dehors, ne pouvait nous yaider. Ma mre,
malade, se fit brocheuse, coupa, plia. Moi, enfant,
je composai. Mon grand-pre, trs-faible et vieux,se mit au dur
ouvrage de la presse, et il imprimade ses mains tremblantes.
Ces livres que nous imprimions, et qui se ven-
daient assez bien, contrastaient singulirement
par leur futilit avec ces annes tragiques d'im-
menses destructions. Ce n'tait que petit esprit,
petits jeux, amusements de socit, charades,acrostiches. Il n'y
avait l rien pour nourrir
l'me du jeune compositeur. Mais, justement, la
scheresse, le vide de ces tristes productions me
laissaient d'autant plus libre. Jamais, je crois,
je n'ai tant voyag d'imagination, que pendant
que j'tais immobile cette casse. Plus mes ro-
-
TIR DE MAFAMILLE. XIX
mans personnels s'animaient dans mon esprit,
plus ma main tait rapide, plus la lettre se levait
vite.... J'ai compris ds lors que les travaux ma-
nuels qui n'exigent ni dlicatesse extrme, ni
grand emploi de la force, ne sont nullement des
entraves pour l'imagination. J'ai connu plusieursfemmes
distingues qui disaient ne pouvoir bien
penser, ni bien causer, qu'en faisant de la tapis-serie.
J'avais douze ans, et ne savais rien encore, sauf
quatre mots de latin, appris chez un vieux libraire,
ex-magister de village, passionn pour la gram-maire, homme de
moeurs antiques, ardent rvolu-
tionnaire, qui n'en avait pas moins sauv au prilde sa vie ces
migrs qu'il dtestait. Il m'a laissen mourant tout ce qu'il avait au
monde, un ma-
nuscrit, une trs-remarquable grammaire, incom-
plte, n'ayant pu y consacrer que trente ou qua-rante annes.
Trs-solitaire et trs-libre, laiss tout faitsur ma foi par
l'indulgence excessive de mes pa-rents, j'tais tout imaginatif.
J'avais lu quelquesvolumes qui m'taient tombs sous la main, une
Mythologie, un Boileau, quelques pages de l'Imi-tation. .
-
XX EXEMPLE
Dans les embarras extrmes, incessants, de ma
famille, ma mre tant malade, mon pre si oc-
cup au dehors, je n'avais reu encore aucune ide
religieuse... Et voil que dans ces pages, j'aper-ois tout coup
au bout de ce triste monde, la d-
livrance de la mort, l'autre vie et l'esprance! La
religion reue ainsi, sans intermdiaire humain,fut trs-forte en
moi. Elle me resta comme chose
mienne, chose libre, vivante, si bien mle ma
vie qu'elle s'alimenta de tout, se fortifiant sur la
route d'une foule de choses tendres et saintes,dans l'art et
dans la posie, qu' tort on lui croit
trangres.Comment dire l'tat de rve o me jetrent ces
premires paroles de l'Imitation? je ne lisais pas,j'entendais...
comme si celle voix douce et pater-nelle se ft adresse moi-mme...
Je vois en-
core la grande chambre froide et dmeuble, elleme parut vraiment
claire d'une lueur myst-rieuse... Je ne pus aller bien loin dans ce
livre,ne comprenant pas le Christ, mais je sentis Dieu.
Ma plus forte impression d'enfance, aprs celle-
l, c'est le Muse des monuments franais, si mal-heureusement
dtruit. C'est l, et nulle autre part,que j'ai reu d'abord la vive
impression de l'his-
-
TIR DEMAFAMILLE. XXI
toire. Je remplissais ces tombeaux de mon imagi-
nation, je sentais ces morts travers les marbres,et ce n'tait
pas sans quelque terreur que j'entraissous les votes basses o
dormaient Dagobert, Chil-
pric et Frdgonde.Le lieu de mon travail, notre atelier,
n'tait
gure moins sombre. Pendant quelque temps, cefut une cave, cave
pour le boulevard o nous de-
meurions, rez-de-chausse pour la rue basse. J'yavais pour
compagnie, parfois mon grand-pre,quand il y venait, mais toujours,
trs-assidment,une araigne laborieuse qui travaillait prs de moi,et
plus que moi, coup sr.
Parmi des privations fort dures et bien audel de ce que
supportent les ouvriers ordinaires,j'avais des compensations : la
douceur de mes pa-rents, leur foi dans mon avenir, inexplicable
vrai-
ment, quand on songe combien j'tais peu avanc.
J'avais, sauf les ncessits du travail, une extrme
indpendance, dont je n'abusai jamais. J'tais
apprenti, mais sans contact avec des gens gros-siers, dont la
brutalit aurait peut-tre bris enmoi cette fleur de libert. Le
matin, avant le tra-vail, j'allais chez mon vieux grammairien, qui
medonnait cinq ou six lignes de devoir. J'en ai re-
-
XXII EXEMPLE
tenu ceci, que la quantit du travail y fait bienmoins qu'on ne
croit ; les enfants n'en prennentjamais qu'un peu tous les jours;
c'est comme unvase dont l'entre est troite; versez peu, versez
beaucoup, il n'y entrera jamais beaucoup lafois.
Malgr mon incapacit musicale, qui dsolaitmon grand-pre, j'tais
trs-sensible l'harmo-nie majestueuse et royale du latin ; cette
gran-diose mlodie italique me rendait comme un
rayon du soleil mridional. J'tais n, commeune herbe sans soleil
entre deux pavs de Paris.Cette chaleur d'un autre climat opra si
bien sur
moi, qu'avant de rien savoir de la quantit, du
rhythme savant des langues antiques, j'avaischerch et trouv dans
mes thmes des mlodies
romano-rustiques, comme les proses du moyenge. Un enfant, pour
peu qu'il soit libre, suit
prcisment la route que suivent les peuples en-fants.
Sauf les souffrances de la pauvret, trs-grandespour moi l'hiver,
cette poque, mle de travail
manuel, de latin et d'amiti (j'eus un instant unami et j'en
parle dans ce livre), est trs-douce mon souvenir. Riche d'enfance,
d'imagination,
-
TIRDE MAFAMILLE. XXIII
d'amour peut-tre dj, je n'enviais rien per-sonne. Je l'ai dit :
l'homme de lui-mme ne sau-
rait point l'envie, il faut qu'on la lui apprenne.
Cependant, tout s'assombrit. Ma mre devient
plus malade, la France aussi (Moscou !.. 1813 !..)L'indemnit est
puise. Dans notre extrme pnu-rie, un ami de mon pre lui propose de
me faire
entrer l'Imprimerie impriale. Grande tentation
pour mes parents! D'autres n'auraient pas hsit.
Mais la foi avait toujours t grande dans notre fa-
mille : d'abord la foi dans mon pre, qui touss'taient immols;
puis la foi en moi; moi, je de-vais tout rparer, tout sauver...
Si mes parents, obissant la raison, m'avaientfait ouvrier, et
s'taient sauvs eux-mmes, au-
rais-je t perdu, moi? Non, je vois parmi lesouvriers des hommes
de grand mrite, qui pourl'esprit valent bien des gens de lettres,
et mieux
pour le caractre... Mais enfin, quelles difficul-ts aurais-je
rencontres! quelle lutte contre le
manque de tous les moyens ! contre la fatalit du
temps!.. Mon pre sans ressources, et ma mre
malade, dcidrent que j'tudierais, quoi qu'il ar-rivt.
Notre situation pressait. Ne sachant ni vers,
-
XXIV EXEMPLE
ni grec, j'entrai en troisime au collge de Char-
lemagne. Mon embarras, on le comprend, n'ayantnul matre pour
m'aider. Ma mre, si ferme jus-
que-l, se dsespra et pleura. Mon pre se mit
faire des vers latins, lui qui n'en avait fait ja-mais.
Le meilleur encore pour moi, dans ce terrible
passage de la solitude la foule, de la nuit au
jour, c'tait sans contredit le professeur, M. An-
drieu d'Alba, homme de coeur, homme de Dieu.Le pis, c'taient les
camarades. J'tais justementau milieu d'eux, comme un hibou en plein
jour,tout effarouch. Ils me trouvaient ridicule, et jecrois
maintenant qu'ils avaient raison. J'attribuaisalors leurs rises ma
mise, ma pauvret. Je
commenai m'apercevoir d'une chose : Que j'-tais pauvre.
Je crus tous les riches mauvais, tous les hom-mes ; je n'en
voyais gure qui ne fussent plus riches
que moi. Je tombai dans une misanthropie rarechez les enfants.
Dans le quartier le plus dsert de
Paris, le Marais, je cherchais les rues dsertes...Toutefois dans
cette antiphatie excessive pour l'es-
pce humaine, il restait ceci de bon : Je n'avaisaucune
envie.
-
TIRDEMAFAMILLE. VXV
Mon charme le plus grand, qui me remettait le
coeur, c'tait le dimanche ou le jeudi, de lire deux,trois fois
de suite un chant de Virgile, un livre
d'Horace. Peu peu, je les retenais; du reste, jen'ai jamais pu
apprendre une seule leon par coeur.
Je me rappelle que dans ce malheur accompli,privations du
prsent, craintes de l'avenir, l'en-nemi tant deux pas (1814!), et
mes ennemis moi se moquant de moi tous les jours, un jour,un jeudi
matin, je me ramassai sur moi-mme :sans feu (la neige couvrait
tout), ne sachant pastrop si le pain viendrait le soir, tout
semblantfinir pour moi, j'eus en moi, sans nul m-
lange d'esprance religieuse, un pur sentiment
stocien, je frappai de ma main, creve par le
froid, sur ma table de chne (que j'ai toujoursconserve), et
sentis une joie virile de jeunesse etd'avenir.
Qu'est-ce que je craindrais maintenant, mon
ami, dites-le-moi? moi, qui suis mort tant de fois,en moi-mme,
et dans l'histoire. Et qu'est-ceque je dsirerais?.. Dieu m'a donn,
par l'his-
toire, de participer toute chose.La vie n'a sur moi qu'une
prise, celle que j'ai
ressentie le 12 fvrier dernier, environ trente ans
-
XXVI EXEMPLETIRDEMAFAMILLE.
aprs. Je me retrouvais dans un jour semblable,
galement couvert de neige, en face de la mme
table. Une chose me monta au coeur : Tu as
chaud, les autres ont froid... cela n'est pas juste...Oh ! qui
me soulagera de la dure ingalit?
Alors, regardant celle de mes mains qui de-
puis 1813 a gard la trace du froid, je me dis pourme consoler :
Si tu travaillais avec le peuple, tune travaillerais pas pour
lui... Va donc, si tudonnes la patrie son histoire, je
t'absoudraid'tre heureux.
Je reviens. Ma foi n'tait pas absurde; elle
se fondait sur la volont. Je croyais l'avenir,
parce que je le faisais moi-mme. Mes tudesfinirent bien et vite
1. J'eus le bonheur, la sor-
tie, d'chapper aux deux influences qui perdaientles jeunes gens,
celle de l'cole doctrinaire, ma-
jestueuse et strile, et la littrature industrielle,dont la
librairie, peine ressuscite, accueillaitalors facilement les plus
malheureux essais.
Je ne voulus point vivre de ma plume. Je
1 Je dus
beaucoupauxencouragementsdemesillustresprofesseurs,MM.Villemainet
Leclerc.Je merappelleraitoujoursqueM.Villemain,aprs la lecture d'un
devoirqui lui avait plu, descenditde sa chaire,et vint avecun
mouvementde sensibilitcharmante,s'asseoirsur monlianed'lve, ct de
moi.
-
MONENSEIGNEMENT. XXVII
voulus un vrai mtier; je pris celui que mes
tudes me facilitaient, l'enseignement. Je pensaids lors, comme
Rousseau, que la littrature doit
tre la chose rserve, le beau livre de la vie, la
fleur intrieure de l'me. C'tait un grand bonheur
pour moi, lorsque dans la matine j'avais donn
mes leons, de rentrer dans mon faubourg, prs du
Pre-Lachaise, et l, paresseusement, de lire tout
le jour les potes, Homre, Sophocle, Thocrite,
parfois les historiens. Un de mes anciens cama-
rades et de mes plus chers amis, M. Poret, faisait
les mmes lectures, dont nous confrions ensemble,dans nos longues
promenades au bois de Vincennes.
Cette vie insoucieuse ne dura gure moins de
dix ans, pendant lesquels je ne me doutais pas
que je dusse crire jamais. J'enseignais concur-
remment les langues, la philosophie et l'histoire.En 1821, le
concours m'avait fait professeur dans
un collge. En 1827, deux ouvrages qui parurenten mme temps, mon
Vico et mon Prcis d'histoire
moderne, me firent professeur l'cole normale 1.
L'enseignement me servit beaucoup. La terrible
1 Je lai quitte regret en 1857, lorsquel'influenceclectiqueyfut
dominante.En 1838,l'Institut et le Collgedo Francem'ayantgalementlu
pourleurcandidat,j'obtinslachairequej'occupe.
-
XXVIII MONENSEIGNEMENT.
preuve du collge avait chang mon caractre,m'avait comme serr et
ferm, rendu timide et
dfiant. Mari jeune, et vivant dans une grandesolitude, je
dsirais de moins en moins la socitdes hommes. Celle que je trouvai
dans mes lves, l'Ecole normale et ailleurs, rouvrit mon coeur,le
dilata. Ces jeunes gnrations, aimables et
confiantes, qui croyaient en moi, me rcon-cilirent l'humanit.
J'tais touch, attrist sou-vent aussi de les voir se succder devant
moi si
rapidement. peine m'attachais-je, que dj ils
s'loignaient. Les voil tous disperss, et plusieurs(si jeunes!)
sont morts. Peu m'ont oubli; pourmoi, vivants ou morts, je ne les
oublierai jamais.
Ils m'ont rendu, sans le savoir, un serviceimmense. Si j'avais,
comme historien, un mrite
spcial qui me soutnt ct de mes illustres pr-dcesseurs, je le
devrais l'enseignement, qui
pour moi fut l'amiti. Ces grands historiens ont
t brillants, judicieux, profonds. Moi, j'ai aim
davantage.J'ai souffert davantage aussi. Les preuves de
mon enfance me sont toujours prsentes, j'aigard l'impression du
travail, d'une vie pre et
laborieuse, je suis rest peuple.
-
AVANTAGESDESBARBARES. XXIX
Je le disais tout l'heure, j'ai cr comme uneherbe entre deux
pavs, mais cette herbe a gardsa sve, autant que celle des Alpes.
Mon dsertdans Paris mme, ma libre tude et mon libre en-
seignement (toujours libre et partout le mme),m'ont agrandi,
sans me changer. Presque tou-
jours ceux qui montent y perdent, parce qu'ils setransforment ;
ils deviennent mixtes, btards ; ils
perdent l'originalit de leur classe, sans gagnercelle d'une
autre. Le difficile n'est pas de monter,
mais, en montant, de rester soi.Souvent aujourd'hui l'on compare
l'ascension
du peuple, son progrs, l'invasion des Barbares,Le mot me plat,
je l'accepte... Barbares! Oui,c'est--dire pleins d'une sve
nouvelle, vivante et
rajeunissante. Barbares, c'est--dire voyageurs en
marche vers la Rome de l'avenir, allant lentement
sans doute, chaque gnration avanant un peu,faisant halte dans la
mort, mais d'autres n'en con-
tinuent pas moins.Nous avons, nous autres Barbares, un
avantage
naturel; si les classes suprieures ont la culture,nous avons
bien plus de chaleur vitale. Elles n'ontni le travail fort, ni
l'intensit, l'pret, la con-
science dans le travail. Leurs lgants crivains,
-
XXX AVANTAGESDES BARBARES.
vrais enfants gts du monde, semblent glisser surles nues, ou
bien, firement excentriques, ils ne
daignent regarder la terre ; comment la fconde-raient-ils? Elle
demande, cette terre, boire lasueur de l'homme, s'empreindre de sa
chaleuret de sa vertu vivante. Nos Barbares lui prodiguenttout
cela, elle les aime. Eux, ils aiment infini-
ment, et trop se donnant parfois au dtail, avecla sainte
gaucherie d'Albert Durer, ou le poliexcessif de Jean-Jacques, qui
ne cache pas assez
l'art; par ce dtail minutieux, ils compromettentl'ensemble. Il
ne faut pas trop les blmer; c'estl'excs de la volont, la
surabondance d'amour,parfois le luxe de sve ; celte sve, mal
dirige,tourmente, se fait tort elle-mme, elle veut toutdonner la
fois, les feuilles, les fruits et les fleurs,elle courbe et tord
les rameaux.
Ces dfauts des grands travailleurs se trouventsouvent dans mes
livres, qui n'ont pas leurs qua-lits. N'importe ! ceux qui arrivent
ainsi, avec lasve du peuple, n'en apportent pas moins dansl'art un
degr nouveau de vie et de rajeunissement,tout au moins un grand
effort. Ils posent ordinai-rement le but plus haut, plus loin que
les autres,consultant peu leurs forces, mais plult leur coeur.
-
MESLIVRES.' XXXI
Que ce soit l ma part dans l'avenir, d'avoir non
pas atteint, mais marqu le but de l'histoire, de
l'avoir nomme d'un nom que personne n'avait dit.
Thierry l'appelait narration, et M. Guizot analyse.Je l'ai nomme
rsurrection, et ce nom lui restera.
Qui serait plus svre que moi, si je faisais la
critique de mes livres ! le public m'a trop bien
trait. Celui que je donne aujourd'hui, croit-on
que je ne voie pas combien il est imparfait?.. Pourquoi alors
publiez-vous? Vous avez donc
cela un grand intrt ? Un intrt?.. Plusieurs, comme vous
allez
voir. D'abord, j'y perds plusieurs de mes amitis.
Puis je sors d'une position tranquille, toute con-forme mes
gots. J'ajourne mon grand livre, lemonument de ma vie.
-Pour entrer1dans la vie publique, apparem-
ment? Jamais. Je me suis jug ! Je n'ai ni la sant,
ni le talent, ni le maniement des hommes. Pourquoi donc?
alors...
Si vous voulez le savoir absolument, je vousle dirai : Je parle,
parce que personne ne parlerait ma place. Non qu'il n'y ait une
foule d'hommes
plus capables de le faire, mais tous sont aigris,
-
XXXII NOUVEAUNOMDE L'HISTOIRE.
tous hassent. Moi, j'aimais encore... Peut-tre
aussi savais-je mieux les prcdents de la France;
je vivais de sa grande vie ternelle, et non de la
situation. J'tais plus vivant de sympathies, plusmort d'intrts ;
j'arrivais aux questions avec le
dsintressement des morts.
Je souffrais d'ailleurs bien plus qu'un autre du
divorce dplorable que l'on tche de produire en-
tre les hommes, entre les classes, moi qui les ai
tous en moi.
La situation de la France est si grave qu'il n'yavait pas moyen
d'hsiter. Je ne m'exagre pas ce
que peut un livre ; mais il s'agit du devoir, et nul-
lement du pouvoir.Eh bien ! je vois la France baisser d'heure
en
heure, s'abmer comme une Atlantide. Pendant
que nous sommes l nous quereller, ce pays en-
fonce.
Qui ne voit, d'Orient et d'Occident, une ombre
de la mort peser sur l'Europe, et que chaque jour,il y a moins
de soleil, et que l'Italie a pri, et quel'Irlande a pri, et que la
Pologne a pri... Et quel'Allemagne veut prir !.. O Allemagne,
Allema-
gne!..Si la France mourait de mort naturelle, si les
-
LASITUATIONM'AOBLIGDE PARLER.XXXIII
temps taient venus, je me rsignerais peut-tre,je ferais comme le
voyageur sur un vaisseau qui va
sombrer; je m'envelopperais la tte, et me remet-
trais Dieu... Mais la situation n'est pas du tout
celle-l, et c'est l ce qui m'indigne; notre ruineest absurde,
ridicule, elle ne vient que de nous.
Qui a une littrature, qui domine encore la penseeuropenne? Nous,
tout affaiblis que nous sommes.
Qui a une arme? Nous seuls.
L'Angleterre et la Russie, deux gants faibles et
bouffis, font illusion l'Europe. Grands empires,et faibles
peuples !.. Que la France soit une, un
instant ; elle est forte comme le monde.La premire chose, c'est
qu'avant la crise 1,
nous nous reconnaissions bien, et que nous n'ayonspas, comme en
1792, comme en 1815, changerde front, de manoeuvre et de systme, en
prsencede l'ennemi.
1Je n'ai jamaisvu dans l'histoire une paix[de trente
annes.Lesbanquiers,qui n'ont prvu aucunervolution(pasmme celle
deJuilletqueplusieursd'entre euxtravaillaient),rpondentque rien
nebougeraenEurope.Lapremireraisonqu'ilsen donnent,c'est que lapaix
profite au monde.Aumonde, oui, et peu nous; les autrescourentet
nousmarchons; nousseronsdans peu la queue.
Deuxi-mement,disent-ils,la guerre ne peut commencerqu'avec un
em-prunt, et nous ne l'accorderons pas. Maissi on la commenceavecun
trsor,commela Russieen fait un, si la guerre nourrit la
guerre,commeautempsdeNapolon,etc., etc.
-
XXXIV LASITUATIONM'AOBLIGDE PARLER.
La seconde chose, c'est que nous nous fiions la
France, et point du tout l'Europe.Ici, chacun va chercher ses
amis ailleurs ', le
politique Londres, le philosophe Berlin ; le
communiste dit : Nos frres les Chartistes. Le
paysan seul a gard la tradition du salut; un Prus-
sien pour lui est un Prussien, un Anglais est un
Anglais. Son bon sens a eu raison contre vous
tous, humanitaires ! La Prusse, votre amie, et
l'Angleterre, votre amie, ont bu l'autre jour la
France la sant de Waterloo.
Enfants, enfants, je vous le dis : Montez sur
une montagne, pourvu qu'elle soit assez haute;
regardez aux quatre vents, vous ne verrez qu'en-nemis.
Tchez donc de vous entendre. La paix perp-tuelle que
quelques-uns vous promettent (pendant
que les arsenaux fument !.. voyez cette noire fu-
me sur Cronstadt et Portsmouth), essayons, cette
paix, de la commencer entre nous. Nous sommes
1 Prenez un Allemand,un Anglais au hasard, le plus libral,
parlez-lui de libert, il rpondra libert. Et puis tchez un peu de
voircom-ment ils l'entendent. Vousvous apercevrezalors que ce mot a
autantde sens qu'il y a de nations, quele dmocrateallemand,
anglais, sontaristocrates au coeur,que la barrire des nationnalits
quevous croyezefface,reste presque entire. Tousces gens que vous
croyez si prs,sont cinq cents lieues de vous.
-
LASITUATIONM'AOBLIGDE PARLER. XXXV
diviss, sans doute, mais l'Europe nous croit plusdiviss que nous
ne sommes. Voil ce qui l'en-
hardit. Ce que nous avons de dur nous dire, di-
sons-le, versons notre coeur, ne cachons rien des
maux, et cherchons bien les remdes.
Un peuple! une patrie! une France !.. Ne de-
venons jamais deux nations, je vous prie.Sans l'unit, nous
prissons. Comment ne le
sentez-vous pas?Franais, de toute condition, de toute classe
et
de tout parti, retenez bien une chose, vous n'avezsur cette
terre qu'un ami sr, c'est la France.Vous aurez toujours, par-devant
la coalition, tou-
jours subsistante, des aristocraties, un crime,d'avoir, il y a
cinquante ans, voulu dlivrer lemonde. Ils ne l'ont pas pardonn, et
ne le par-donneront pas. Vous tes toujours leur dangerVous pouvez
vous distinguer entre vous par diff-
rents noms de partis. Mais, vous tes, comme
Franais, condamns d'ensemble. Par-devant l'Eu-
rope, la France, sachez-le, n'aura jamais qu'unseul nom,
inexpiable, qui est son vrai nom ter-nel : la Rvolution !
24 janvier 1840.
-
PREMIERE PARTIE
DU SERVAGE ET DE LA HAINE
CHAPITRE PREMIER
SERVITUDESDU PAYSAN
Si nous voulons connatre la pense intime, la
passion du paysan de France, cela est fort ais.Promenons-nous le
dimanche dans la campagne,suivons-le. Le voil qui s'en va l-bas
devantnous. Il est deux heures ; sa femme est vpres ;il est
endimanch; je rponds qu'il va voir samatresse.
Quelle matresse? sa terre.Je ne dis pas qu'il y aille tout
droit. Non, il est
libre ce jour-l, il est matre d'y aller ou de n'y
-
2 MARIAGEDEL'HOMME
pas aller.. N'y va-t-il pas assez tous les jours de la
semaine?.. Aussi, il se dtourne, il va ailleurs,ila affaire
ailleurs... Et pourtant, il y va.
Il est vrai qu'il passait bien prs ; c'tait uneoccasion. Il la
regarde, mais auparavant il n'yentrera pas; qu'y ferait-il?.. Et
pourtant il yentre.
Du moins, il est probable qu'il n'y travaillera
pas ; il est endimanch ; il a blouse et chemiseblanches. Rien
n'empche cependant d'ter
quelque mauvaise herbe, de rejeter cette pierre. Il
y a bien encore cette souche qui gne, mais il n'a
pas sa pioche, ce sera pour demain.
Alors, il croise ses bras et s'arrte, regardesrieux, soucieux.
Il regarde longtemps, trs-long-temps, et semble s'oublier. A la
fin, s'il se croit
observ, s'il aperoit un passant, il s'loigne paslents. A trente
pas encore, il s'arrte, se retourne,et jette sur sa terre un
dernier regard, regardprofond et sombre ; mais pour qui sait bien
voir,il est tout passionn, ce regard, tout de coeur, pleinde
dvotion.
Si ce n'est l l'amour, quel signe donc le re-connatrez-vous en
ce monde! C'est lui, n'en riez
point... La terre le veut ainsi, pour produire;autrement, elle
ne donnerait rien, cette pauvre
-
ETDE LATERRE. 3
terre de France, sans bestiaux presque et sans
engrais. Elle rapporte parce qu'elle est aime.
La terre de France appartient quinze ou vingtmillions de paysans
qui la cultivent; la terre d'An-
gleterre une aristocratie de trente-deux mille
personnes qui la font cultiver 1.Les Anglais, n'ayant pas les
mmes racines dans
le sol, migrent o il y a profit. Ils disent le pays;nous disons
la patrie2. Chez nous, l'homme et laterre se tiennent, et ils ne se
quitteront pas; il ya entre eux lgitime mariage, la vie, la mort.Le
Franais a pous la France.
La France est une terre d'quit. Elle a gnrale-ment, en cas
douteux, adjug la terre celui quitravaillait la terre 5.
L'Angleterre au contraire, a
1Et sur ces trente-deuxmille, douzemillesontdes
corporationsdemain-morte.Sil'on oppose cecique, en Angleterre,prs
de troismillionsde personnesparticipent la propritfoncire,c'est que
cemot,outre les terres, dsigneles maisonset lespetits terrains,
cours,jardinsd'agrment,qui sont joints aux maisons,surtout dansles
lo-calitsindustrielles.2 NosAnglaisdeFrancedisentle payspour viter
de dire lapatrie.V. une pagespirituelle et chaleureusede M.Gnin,
des Variations
du langage franais, p. 417.3 C'estun
descaractresspiritualistesde notreRvolution.L'hommeet le travail de
l'hommelui ont paru d'un prix inestimableet qu'onne pouvaitmettre
en balanceavecceluidu fonds; l'hommea emportla terre, et en
Angleterre,la terre a emportl'homme.Danslespays
-
4 ACQUISITIONDE LATERRE
prononc pour le seigneur, chass le paysan ; ellen'est plus
cultive que par des ouvriers.
Grave diffrence morale! Que la proprit soit
grande ou soit petite, elle relve le coeur. Tel quine se serait
point respect pour lui-mme, se
respecte et s'estime pour sa proprit. Ce senti-ment ajoute au
juste orgueil que donne ce peupleson incomparable tradition
militaire. Prenez auhasard dans celte foule un petit journalier qui
pos-sde un vingtime d'arpent, vous n'y trouverez
point les sentiments du journalier, du mercenaire ;c'est un
propritaire, un soldat (il l'a t, et leserait demain) ; son pre fut
de la grande arme.
La petite proprit n'est pas nouvelle en France
On se figure tort qu'elle a t constitue der-
nirement, dans une seule crise, qu'elle est un
accident de la Rvolution. Erreur. La Rvolution
mmequi ne sont nullement fodaux,mais organiss sur le principedu
clanceltique, les lgistesanglaisont appliqula loi fodaledanslaplus
extrmerigueur, dcidantque le seigneur n'tait pas
seulementsuzerain,mais propritaire. Ainsimadamela duchessede
Sutherlands'est fait adjugerun comt d'Ecosseplus grand que le
dpartementduHaut-Rhin, et en a chass (de 1811 1820) trois mille
familles, quil'occupaientdepuisqu'il y a une Ecosse.La duchesse
leur a fait don-ner une indemnitlgre quebeaucoupn'ont pas accepte.
Lire le r-cit de cette belle opration,que nous devons l'agent de la
duchesse,James Loch, Compte rendu des bonificationsfaites aux
domainesdumarquis de Stafford,in-8, 1820. M. de Sismondien donne
l'analysedans ses tudes d'conomiepolitique, 1857.
-
AVANTLARVOLUTION, 5
trouva ce mouvement trs-avanc, et elle-mmeen sortait. En 1785,
un excellent observateur,Arthur Young, s'tonne et s'effraye de voir
ici laterre tellement divise. En 1758, l'abb de Saint-Pierre
remarque qu'en France les journaliersont presque tous un jardin ou
quelque morceaude vigne ou de terre 1. En 1697,
Boisguillebertdplore la ncessit o les petits propritaires sesont
trouvs sous Louis XIV de vendre une grandepartie des biens acquis
aux seizime et dix-sep-time sicles.
Cette grande histoire, si peu connue, offre cecaractre singulier
: aux temps les plus mauvais,aux moments de pauvret universelle, o
le richemme est pauvre et vend par force, alors le pau-vre se
trouve en tat d'acheter; nul acqureur nese prsentant, le paysan en
guenilles arrive avecsa pice d'or, et il acquiert un bout de
terre.
Mystre trange; il faut que cet homme ait untrsor cach... Et il
en a un, en effet : le travail per-sistant, la sobrit et le jene.
Dieu semble avoirdonn pour patrimoine cette indestructible racele
don de travailler, de combattre, au besoin, sans
1 Saint-Pierre,t. X,p.251(Rotterdam).L'autoritdecet
auteurpeugraveest graveici, parcequ'il crivait sur les
renseignementsqu'ilavaitdemands plusieursintendants.
-
6 ARRTEPLUSIEURSFOIS
manger, de vivre d'esprance, de gaiet rigoureuse.Ces moments de
dsastre o le paysan a pu
acqurir la terre bon march, ont toujours tsuivis d'un lan subit
de fcondit qu'on ne s'ex-
pliquait pas. Vers 1500, par exemple, quand laFrance puise par
Louis XI semble achever saruine en Italie, la noblesse qui part est
oblige de
vendre, la terre passant de nouvelles mainsrefleurit tout coup;
on travaille, on btit. Cebeau moment (dans le style de l'histoire
monar-
chique) s'est appel le bon Louis XII.Il dure peu
malheureusement. La terre est
peine remise en bon tat, le fisc fond dessus ; les
guerres de religion arrivent qui semblent rasertout jusqu'au sol
1, misres horribles, faminesatroces o les mres mangeaient leurs
enfants !..Qui croirait que le pays se relve de l?.. Eh
bien, la guerre finit peine, de ce champ ravag,de cette chaumire
encore noire et brle, sort
l'pargne du paysan. Il achte; en dix ans, laFrance a chang de
face ; en vingt ou trente, tousles biens ont doubl, tripl de
valeur. Ce moment,encore baptis d'un nom royal, s'appelle le
bonHenri IV et le grand Richelieu.
1 VoirFroumonteau: Secrets des finances de France
(1581),Preu-surtout p. 397-8.
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ET ENCOREAUJOURD'HUI. 7
Beau mouvement! quel coeur d'homme n'yprendrait part ! et
pourquoi donc faut-il qu'il s'ar-rte toujours, et que tant
d'efforts, peine rcom-
penss, soient presque perdus?.. Ces mots le pau-vre pargne, le
paysan achte, ces simples mots
qu'on dit si vite, sait-on bien tout ce qu'ils con-tiennent de
travaux et de sacrifices, de mortelles
privations? La sueur vient au front quand on ob-serve dans le
dtail les accidents divers, les suc-cs et les chutes de cette lutte
obstine, quand onvoit l'invincible effort dont cet homme misrablea
saisi, lch, repris la terre de France... Commele pauvre naufrag qui
louche le rivage, s'y atta-
che, mais toujours le flot l'emporte en mer; il s'yreprend
encore, et s'y dchire, et il n'en serre pasmoins le roc de ses
mains sanglantes.
Le mouvement, je suis oblig de le dire, se ra-
lentit, ou s'arrta, vers 1650. Les nobles quiavaient vendu,
trouvrent moyen de racheter vil
prix. Au moment o nos ministres italiens, un
Mazarin, un meri, doublaient les taxes, les nobles
qui remplissaient la cour obtinrent aisment d'-tre exempts, de
sorte que le fardeau doubl tomba
d'aplomb sur les paules des faibles et des pauvresqui furent
bien obligs de vendre ou donner cetteterre peine acquise, et de
redevenir des merce-
-
8 LE PAYSAN
naires, fermiers, mtayers, journaliers. Par quelsincroyables
efforts purent-ils, travers les guerreset les banqueroutes du grand
roi, du rgent, gar-der ou reprendre les terres que nous avons
vues
plus haut se trouver dans leurs mains au dix-huitime sicle,
c'est ce qu'on ne peut s'expli-quer.
Je prie et je supplie ceux qui nous font des loisou les
appliquent, de lire le dtail de la funesteraction de Mazarin et de
Louis XIV dans les
pages pleines d'indignation et de douleur ou l'a
consigne un grand citoyen, Pesant de Boisguille-bert 1. Puisse
celle histoire les avertir, dans unmoment o diverses influences
travaillent l'envi
pour arrter l'oeuvre capitale de la France : l'ac-
quisition de la terre par le travailleur.Nos magistrats
spcialement ont besoin de s'-
clairer l-dessus, d'armer leur conscience; laruse les assige.
Les grands propritaires, tirs de
1 Grand citoyen, loquent crivain, esprit positif, qu'il ne faut
pasconfondreavec les utopistes de l'poque. Ontlui a attribu tort
l'idede la dme royale. Quoide plus hardi que le commencementdeson
Factum, et en mme temps, quoi de plus douloureux? c'est leprofond
soupir de l'agonie de la France. Boisguillebert le publia enmars
1707, lorsqueVaubanvenait d'tre condamnen fvrier pour unlivre bien
moins hardi. Commentcet hommehroque n'a-t-il pasen-core une statue
Rouen, qui le reut en triomphe au retour desonexil?..
(Rimprimrcemment dans la Collectiondes conomistes.)
-
A FAITLATERRE. 9
leur apathie naturelle par les gens de loi, se sont
jets dernirement dans mille procs injustes. Ils'est cr contre
les communes, contre les petitspropritaires, une spcialit d'avocats
antiquairesqui travaillent tous ensemble fausser l'histoire
pour tromper la justice. Ils savent que rarementles juges auront
le temps d'examiner ces oeuvresde mensonges. Ils savent que ceux
qu'ils attaquentn'ont presque jamais de titres en rgles. Les
com-munes surtout les ont mal conservs, ou n'en ont
jamais eu ; pourquoi? justement parce que leurdroit est souvent
trs-antique, et d'une poque ol'on se fiait la tradition.
Dans tous les pays de frontire spcialement 1,les drois des
pauvres gens sont d'autant plus sa-crs que personne sans eux
n'aurait habit desmarches si dangereuses ; la terre et t dserte,il
n'y et eu ni peuple ni culture. Et voil qu'au-jourd'hui, une poque
de paix et de scurit,vous venez disputer la terre ceux sans
lesquelsla terre n'existait pas! Vous demandez leurs titres;ils
sont enfouis ; ce sont les os de leurs aeux qui
1Ajoutezqu'aumoyenge,dansla divisionde tant
deprovinces,deseigneuries,de fiefs,qui formentcommeautantd'Etats,
la frontireestpartout. Dansdes tempsmmeplusrcents,la
frontireanglaisetait au centre de la France,en
Poitoujusqu'autreizimesicle,enLimousinjusqu'auquatorzimesicle,etc.
1.
-
10 IL EN EST
ont gard votre frontire, et qui en occupent en-core la ligne
sacre.
Il est plus d'un pays en France o le cultivateura sur la terre
un droit qui certes est le premier de
tous, celui de l'avoir faite. Je parle sans figure.Voyez ces
rocs brls, ces arides sommets du
midi; l, je vous prie, o serait la terre sansl'homme? La proprit
y est toute dans le propri-taire. Elle est dans le bras infatigable
qui brise lecaillou tout le jour, et mle cette poussire d'un
peu d'humus. Elle est dans la forte chine du vi-
gneron qui, du bas de la cte, remonte toujours son
champ qui s'coule toujours. Elle est dans la do-
cilit, dans l'ardeur patiente de la femme et del'enfant qui
tirent la charrue avec un ne... Chose
pnible voir... Et la nature y comptit elle-mme. Entre le roc et
le roc, s'accroche la petitevigne. Le chtaignier, sans terre, se
lient en ser-rant le pur caillou de ses racines, sobre et
coura-
geux vgtal ; il semble vivre de l'air, et, commeson matre,
produire tout en jenant1.
1 Je sentis tout cela lorsque,au moi, de mai 1844, allant de
Nmesau Puy, je traversaisl'Ardche,collecontre si preo l'hommea
crtout. La nature l'avait faite affreuse;grce lui, la voil
charmante;charmanteen mai, et mme alors toujours un peu svre, mais
d'uncharme morald'autant plus touchant. L, on no dira pas que le
sei-gneur a donnla terre au vilain; il n'y avait pas de terre.
Aussi,com-
-
AMOUREUX. 11
Oui, l'homme fait la terre; on peut le dire,mme des pays moins
pauvres. Ne l'oublions ja-mais, si nous voulons comprendre combien
ill'aime et de quelle passion. Songeons que, dessicles durant, les
gnrations ont mis l la sueurdes vivants, les os des morts, leur
pargne, leurnourriture... Cette terre, o l'homme a si long-temps
dpos le meilleur de l'homme, son suc etsa substance, son effort, sa
vertu, il sent bien quec'est une terre humaine, et il l'aime comme
une
personne.Il l'aime; pour l'acqurir, il consent tout,
mme ne plus la voir; il migre, il s'loigne, s'ille faut, soutenu
de cette pense et de ce souvenir.A quoi supposez-vous que rve,
votre porte, assissur une borne, le commissionnaire savoyard? ilrve
au petit champ de seigle, au maigre pturage
bienmoncoeurtaitblessde voirencore,sur
leshauteurs,cesaffreuxdonjonsnoirsquiontlevtribut si longtempssur
un peuplesipauvre,si mritantquine doitrienqu'lui. Mesmonuments moi,
ceuxquime reposaientlesyeux,c'taientdansla valle,les
humblesmaisonsdepierre sche,de caillouxentasss,o vit le
paysan.CesmaisonsSontfort srieuses,tristes mmeavecleur petit
jardinmal arros,indigent et maigret; maisles arcadesqui les
portent,l'escaliergrandesmarches,le perron spacieuxsousles
arcades,leur donnentbeaucoupde style.Justement,c'taitla
granderecolle; ce beaumo-mentde l'anne,ontravaillaitla soie,le
pauvrepayssemblaitriche;chaquemaison,sousla
sombrearcade,montraitunejeunedvideuse,qui, tout en pitinantsur la
pdaledudvidoir,souriaitde ses joliesdentsblancheset
filaitdel'or.
-
12 IL EMPRUNTE
qu'au retour il achtera dans sa montagne. Il fautdix ans!
n'importe1... L'Alsacien, pour avoir dela terre dans sept ans, vend
sa vie, va mourir en
Afrique 2. Pour avoir quelques pieds de vigne, lafemme de
Bourgogne te son sein de la bouche deson enfant, met la place un
enfant tranger, s-vre le sien, trop jeune : Tu vivras, dit le
pre,ou tu mourras, mon fils ; mais, si tu vis, tu aurasde la terre
!
N'est-ce pas l une chose bien dure dire, et
presque impie?.. Songeons-y bien avant de dci-der. Tu auras de
la terre, cela veut dire : Tune seras point un mercenaire qu'on
prend et qu'onrenvoie demain; lu ne seras point serf pour
tanourriture quotidienne, tu seras libre!.. Libre!
grande parole, qui contient en effet toute dignithumaine : nulle
vertu sans la libert.
Les potes ont parl souvent des attractions de
l'eau, de ces dangereuses fascinations qui attiraientle pcheur
imprudent. Plus dangereuse, s'il se
peut, est l'attraction de la terre. Grande ou petite,elle a cela
d'trange, et qui attire, qu'elle est tou-
jours incomplte; elle demande toujours qu'on
1 Lon Faucher, la Colonie det Savoyards Paris, Revue
desDeux-Mondes, nov. 1834, IV, 545.2 Voirplus bas, p. 25, note.
-
POURCONTINUERL'ACQUISITIONDE LATERRE. 15
l'arrondisse. Il y manque trs-peu, ce quartierseulement, ou
moins encore,.ce coin. Voil la ten-tation : s'arrondir, acheter,
emprunter. Amasse,si tu peux, n'emprunte pas, dit la raison.
Maiscela est trop long, la passion dit : Emprunte! Le propritaire,
homme timide, ne se soucie
pas de prter; quoique le paysan lui montre uneterre bien nette
et qui jusque-l ne doit rien, il a
peur que du sol ne surgissent (car nos lois sont
telles) une femme, un pupille, dont les droits
suprieurs emportent toute la valeur du gage.Donc, il n'ose
prter. Qui prtera? l'usurier dulieu, ou l'homme de loi qui a tous
les papiers du
paysan, qui connat ses affaires mieux que lui, quisait ne rien
risquer, et qui voudra bien, d'amiti,lui prter? non lui faire
prter, sept, huit, dix !
Prendra-t-il cet argent funeste? Rarement safemme en est d'avis.
Son grand-pre, s'il le con-sultait, ne le lui conseillerait pas.
Ses aeux, nosvieux paysans de France, coup sr, ne l'auraient
pas fait. Race humble et patiente, ils ne comptaientjamais que
sur leur pargne personnelle, sur unsou qu'ils taient leur
nourriture, sur la petitepice que parfois ils sauvaient, au retour
du mar-ch, et qui la mme nuit allait (comme on en trouve
-
14 IL SUCCOMBE.
encore) dormir avec ses soeurs au fond d'un pot,enterr dans la
cave.
Celui d'aujourd'hui n'est plus cet homme-l ; ila le coeur plus
haut, il a t soldat. Les grandeschoses qu'il a faites en ce sicle
l'ont habitu
croire, sans difficult, l'impossible. Cette acquisi-tion de
terre, pour lui, c'est un combat; il y vacomme la charge, il ne
reculera pas. C'est sa ba-taille d'Austerlitz; il la gagnera ; il y
aura du mal,il le sait, il en a vu bien d'autres sous l'Ancien.
S'il a combattu d'un grand coeur, quand il n'yavait gagner que
des balles, croyez-vous qu'il yaille mollement ici, dans ce combat
contre la terre?Suivez-le avant jour, vous trouverez votre hommeau
travail, lui, les siens, sa femme qui vient d'ac-
coucher, qui se trane sur la terre humide. A midi,
lorsque les rocs se fendent, lorsque le planteur fait
reposer son ngre, le ngre volontaire ne se reposepas... Voyez sa
nourriture, et comparez-la cellede l'ouvrier; celui-ci a mieux tous
les jours que le
paysan le dimanche.Cet homme hroque a cru, par la grandeur
de
sa volont, pouvoir tout, jusqu' supprimer le
temps. Mais ici ce n'est pas comme en guerre, le
temps ne se supprime pas; il pse, la lutte dure
et se prolonge entre l'usure que le temps accu-
-
SONIRRITATION. 15
mule, et la force de l'homme qui baisse. La terrelui rapporte
deux, l'usure demande huit, c'est--dire que l'usure combat contre
lui comme quatrehommes contre un. Chaque anne d'intrt enlve
quatre annes de travail.Etonnez-vous maintenant si ce Franais,
ce
rieur, ce chanteur d'autrefois, ne rit plus aujour-d'hui !
Etonnez-vous, si, le rencontrant sur celteterre qui le dvore, vous
le trouvez si sombre...Vous passez, vous le saluez cordialement ;
il neveut pas vous voir, il enfonce son chapeau. Ne luidemandez pas
le chemin ; il pourrait bien, s'il vous
rpond, vous faire tourner le dos au lieu o vousallez.
Ainsi le paysan s'isole, s'aigrit de plus en plus.Il a le coeur
trop serr pour l'ouvrir aucun sen-timent de bienveillance. Il hait
le riche, il hait son
voisin, et le monde. Seul, dans cette misrable
proprit, comme clans une le dserte, il devientun sauvage. Son
insociabilit, ne du sentimentde sa misre, la rend irrmdiable; elle
l'emp-che de s'entendre avec ceux qui devraient tre sesaides et
amis naturels 1, les autres paysans; il
1 Je parleraiplus loin de l'association.Quant aux avantageset
in-convnientsconomiquesde la petite proprit, qui sont trangers
monsujet, V.Gasparin,Passy,DureauDelamalle,etc.
-
16 L'HOMMEDESVILLESS'ELOIGNE.
mourrait plutt que de faire un pas vers eux. D'au-tre part,
l'habitant des villes n'a garde d'appro-cher de cet homme farouche;
il en a presquepeur : Le paysan est mchant, haineux, il est ca-
pable de tout... Il n'y a pas de sret tre sonvoisin. Ainsi, de
plus en plus les gens aiss s'-
loignent, ils passent quelque temps la campa-gne, mais ils n'y
habitent pas d'une manire fixe;leur domicile est la ville. Ils
laissent le champlibre au banquier de village, l'homme de
loi,confesseur occulte de tous et qui gagne sur tous. Je ne veux
plus avoir affaire ces gens-l, dit le
propritaire; le notaire arrangera tout, je m'en
rapporte lui; il comptera avec moi, cl donnera,divisera, comme
il voudra, le fermage. Le no-
taire, dans plusieurs endroits, devient ainsi le seul
fermier, l'unique intermdiaire entre le propri-taire riche et le
laboureur. Grand malheur pour le
paysan. Pour chapper au servage du propritairequi gnralement
savait attendre et se laissait payertrs-longtemps de paroles, il a
pris pour matrel'homme de loi, l'homme d'argent qui ne connat
que l'chance.La malveillance du propritaire ne manque
gure d'tre justifie prs de lui par les pieux per-onnages que
reoit sa femme. Le matrialisme du
-
ONCALOMNIELE PAYSAN. 17
paysan est le texte ordinaire de leurs lamentations : Age impie,
disent-ils, race matrielle! ces gens-l n'aiment que la terre !
c'est toute leur religion !ils n'adorent que le fumier de leur
champ!.. Malheureux pharisiens, si cette terre n'tait que dela
terre, ils ne l'achteraient pas ces prix insen-
ss, elle n'entranerait pas pour eux ces gare-ments, ces
illusions. Vous, hommes de l'esprit et
point matriels, on ne vous y prendrait pas ; vous
calculez, un franc prs, ce que ce champ donneen bl ou en vin. Et
lui, le paysan, il y ajoute un
prix infini d'imagination; c'est lui qui donne ici
trop l'esprit, lui qui est le pote... Dans cetteterre sale,
infime, obscure, il voit distinctementreluire l'or de la libert. La
libert, pour qui con-nat les vices obligs de l'esclave, c'est la
vertu
possible. Une famille qui, de mercenaire, devient
propritaire, se respecte, s'lve dans son estime,et la voil
change ; elle rcolte de sa terre unemoisson de vertus. La sobrit du
pre, l'conomiede la mre, le travail courageux du fils, la chastetde
la fille, tous ces fruits de la libert, sont-ce l,je vous prie, des
biens matriels, sont-ce des tr-sors que l'on peut payer trop cher
1?
1 Le paysan n'est pas quitte. Voicivenir, aprs le prtre,
l'artistepour le calomnier,l'artiste no-catholique, cette race
impuissantede
-
18 NOBLESSEET MISRE
Hommes du pass, qui vous dites les hommesde la foi, si vous
l'tes vraiment, reconnaissez quece fut une foi celle qui, de nos
jours, par le brasde ce peuple, dfendit la libert du monde contrele
monde mme. Ne parlez pas toujours, je vous
prie, de chevalerie. Ce fut une chevalerie, et la
plus fire, celle de nos paysans-soldats... On dit
que la Rvolution a supprim la noblesse; maistout le contraire,
elle a fait trente-quatre millionsde nobles... Un migr opposait la
gloire de sesanctres; un paysan, qui avait gagn des
batailles,rpondit : Je suis un anctre !
Ce peuple est noble, aprs ces grandes choses ;l'Europe est reste
roturire. Mais cette noblesse,il faut que nous la dfendions
srieusement : elleest en pril. Le paysan, devenant le serf de
l'usu-rier, ne serait pas misrable seulement, il baisse-rait de
coeur. Un triste dbiteur, inquiet, trem-blant, qui a peur de
rencontrer son crancier et
qui se cache, croyez-vous que cet homme-l gardebeaucoup de
courage? Que serait-ce d'une race
pleureursdu moyenge,qui ne saitautre chosequepleurer et
copier...Pleurer les pierres, car, pourleshommes,qu'ilsmeurent de
faim, s'ilsveulent. Comme si le mrite de ces pierres n'tait pas de
rappelerl'homme et d'en porter l'empreinte. Le paysan, pour ce
monde-l,n'est qu'un dmolisseur. Toutvieuxmur qu'il abat,
toutepierre qu'aremuesa charrue, tait une incomparableruine.
-
DUPAYSANFRANAIS. 19
leve ainsi, sous la terreur des juifs, et dont lesmotions
seraient celles de la contrainte, de la sai-
sie, de l'expropriation?Il faut que les lois changent ; il faut
que le droit
subisse cette haute ncessit politique et morale.Si vous tiez des
Allemands, des Italiens, je
vous dirais : Consultez les lgistes : vous n'avezrien observer
que les rgles de l'quit civile. Mais, vous tes la France; vous
n'tes pas unenation seulement, vous tes un principe, un
grandprincipe politique. Il faut le dfendre tout prix.Comme
principe, il vous faut vivre. Vivez pour lesalut du monde !
Au second rang par l'industrie, vous tes au
premier dans l'Europe par cette vaste et profondelgion de
paysans propritaires, soldats, la plusforte base qu'aucune nation
ait eue depuis l'em-
pire romain. C'est par l que la France est formi-dable au monde,
et secourable aussi ; c'est l ce
qu'il regarde avec crainte et espoir. Qu'est-ce eneffet? l'arme
de l'avenir, au jour o viendront lesBarbares.
Une chose rassure nos ennemis; c'est que cette
grande France muette qui est dessous, est depuislongtemps domine
par une peti le France, bruyanteet remuante. Nul gouvernement,
depuis la Rvo-
-
20 SASUPERIORITE.
lution, ne s'est proccup de l'intrt agricole.L'industrie, soeur
cadette de l'agriculture, a faitoublier son ane. La Restauration
favorisa la pro-prit, mais la grande proprit. Napolon mme,si cher
au paysan et qui le comprit bien, com-
mena par supprimer l'impt du revenu qui attei-
gnait le capitaliste et soulageait la terre; il effaales lois
hypothcaires que la Rvolution avait faites
pour rapprocher l'argent du laboureur.
Aujourd'hui, le capitaliste et l'industriel gou-vernent seuls.
L'agriculture, qui compte pour moi-ti et plus dans nos recettes,
n'obtient dans nos
dpenses qu'un cent huitime! La thorie ne latraite gure mieux que
l'administration; elle s'in-
quite surtout de l'industrie et des industriels.Plusieurs de nos
conomistes disent le travailleur
pour dire l'ouvrier, oubliant seulement vingt-quatre millions de
travailleurs agricoles.
Et cependant le paysan n'est pas seulement la
partie la plus nombreuse de la nation, c'est la plusforte, la
plus saine, et, en balanant bien le phy-sique et le moral, au total
la meilleure 1. Dans l'af-faiblissement des croyances qui le
soutinrent jadis,abandonn lui-mme, entre la foi ancienne qu'il1 La
populationurbaine qui ne fait qu'un cinquime de la nation
fournit les deux cinquimesdes accuss.
-
SASUPERIORITE. 21
n'a plus et la lumire moderne qu'on ne lui donne
pas, il garde pour soutien le sentiment national,la grande
tradition militaire, quelque chose del'honneur du soldat. Il est
intress, pre en af-faires sans doute; qui peut y trouver dire,
quandon sait ce qu'il souffre?.. Tel qu'il est, quoi qu'onpuisse
lui reprocher parfois, comparez-le, je vous
prie, dans la vie habituelle, vos marchands quimentent tout le
jour, la tourbe des manufac-tures.
Homme de la terre, et vivant tout en elle, ilsemble fait son
image. Comme elle, il est avide;la terre ne dit jamais assez. Il
est obstin, autant
qu'elle est ferme et persistante; il est patient, son
exemple, et non moins qu'elle, indestructible ; tout
passe, et lui, il reste... Appelez-vous cela des d-fauts? Eh!
s'il ne les avait pas, depuis longtempsvous n'auriez plus de
France.
Voulez-vous juger nos paysans? regardez-les, auretour du service
militaire ! vous voyez ces soldats
terribles, les premiers du monde, qui revenant
peine d'Afrique, de la guerre des lions, se mettentdoucement
travailler, entre leur soeur et leur
mre, reprennent la vie paternelle d'pargne et de
jene, ne font plus de guerre qu' eux-mmes.Vous les voyez, sans
plainte, sans violence, cher-
-
22 PEUT-IL RESTER
cher par les moyens les plus honorables l'accom-
plissement de l'oeuvre sainte qui fait la force de laFrance : je
veux dire, le mariage de l'homme etde la terre.
La France tout entire, si elle avait le vrai senti-ment de sa
mission, aiderait ceux qui continuentcette oeuvre. Par quelle
fatalit faut-il qu'elle s'ar-rte aujourd'hui dans leurs mains
1 !.. Si la situa-tion prsente continuait, le paysan, loin
d'acqurir,vendrait, comme il fil au milieu du dix-septimesicle, et
redeviendrait mercenaire. Deux cents ansde perdus!.. Ce ne serait
pas l la chute d'uneclasse d'hommes, mais celle de la patrie.
Ils payent plus d'un demi-milliard l'tat
chaque anne ! un milliard l'usure ! Est-ce tout?
Non, la charge indirecte est peut-tre aussi forte,celle que
l'industrie impose au paysan par ses
douanes, qui, repoussant les produits trangers,empchent aussi
nos denres de sortir.
Ces hommes si laborieux sont les plus malnourris. Point de
viande ; nos leveurs (qui sont au
1 Elles'arrte, ou mmerecule. M. Hipp.Passy
assure(Mm.Acad.polit., H, 501) que de1835 1815, le nombre des
propritaires, com-par celui du reste de la population, a diminu de
2 1/2 pour 100,ou d'un quarantime. Il part du recensement de 1815.
Maiscerecensement est-il exact? est-il plus srieux que celui de
1820, queles tableaux du mouvement de la population, au temps de
l'Empire,etc.? V. Villerm,Journal des Economistes, n 42, mai
1845.
-
PROPRIETAIRE? 25
fond des industriels) empchent l'agriculteur d'en
mangerl, dans l'intrt de l'agriculture. Le dernierouvrier mange
du pain blanc ; mais celui qui faitvenir le bl, ne le mange que
noir. Ils font le vin,et la ville le boit. Que dis-je ! le monde
entier boitla joie la coupe de la France, except le vigne-ron
franais 2. .
L'industrie de nos villes a obtenu rcemment un
soulagement considrable, dont le poids retombesur la terre, au
moment o la petite industrie des
campagnes, l'humble travail de la fileuse, est tu
par la machine lin.Le paysan, perdant ainsi, une une, ses
indus-
1 Et qui lui vendent si haut prix son unique vacheet ses
boeufsde labour. Lesleveurs disent : Point d'agriculteurssans
engrais,ni d'engrais sansbestiaux. Ils ont raison, mais
contreeux-mmes.Nechangeantrien et n'amliorantrien (saufpourla
productionde luxeet les succsde gloriole),maintenant les prix levs
pour les qualitsinfrieures,ils empchent tous les pays pauvres
d'acheter les petitsbestiauxqui leur conviennent,d'obtenir les
engraisqui leur sont n-cessaires;l'homme et la terre, ne
pouvantrparer leurs forces,lan-guissentd'puisement.2 Onse rappelle
le calcul de Paul-LouisCourier,qui trouvaitqu'autotal,l'arpent de
vigne rapportait 150 fr. au vigneronet 1500 fr. aufisc.Celaest
exagr.Maisen rcompense,il faut ajouter que cet ar-pentest
ajourd'huibien plusendett qu'en 1820. Point de
mtierpluspniblecependant,ni qui mrite mieux son salaire.
TraversezlaBourgogneau printempsou l'automne : vousfaites quarante
lieuestraversun paysdeuxfoispar an remu,
boulevers,dplant,replantd'chalas.Queltravail !.. Et pour qu' Bercy,
Rouer, ce produit quia tant cot, soit falsifiet dshonor; un art
infmecalomniela na-tureet la bonneliqueur ; le vin est
aussimaltraitque le vigneron.
-
24 IL PORTEENVIE
tries, aujourd'hui le lin, demain la soie peut-tre,a grand'peine
garder la terre; elle lui chappe,et elle emporte avec elle tout ce
qu'il y a mis d'an-nes laborieuses, d'pargne, de sacrifices.
C'estde sa vie elle-mme qu'il est expropri. S'il reste
quelque chose, les spculateurs l'en dbarrassent;il coute, avec
la crdulit du malheur, toutes lesfables qu'ils dbitent : Alger
produit le sucre et le
caf; tout homme en Amrique gagne dix francs
par jour; il faut passer la mer; qu'importe? l'Al-sacien croit,
sur leur parole, que l'Ocan n'est
gure plus large que le Rhin 1.
1 C'estce qu'un Alsaciendisait en proprestermes un demes
amis(septembre1845). NosAlsaciensqui migrentainsi, vendent le
peuqu'ils ont au dpart ; lejuif est l point pouracheter.Les
Allemandstchent d'emporter leursmeubles, ilsvoyagenten
chariots,commelesBarbaresqui
migrrentdansl'empireromain.Jemerappellequ'unjour,en Souabe,dansun
jour trs-chaud, trs-poudreux, je rencontrai unde
ceschariotsd'migrants, plein de coffres,de meubles, d'effets
en-tasss. Derrire, un tout petit chariot, attach au grand, tranait
unenfantde deuxans, d'aimableet doucefigure. Il allait ainsi
pleurant,sousla garde d'une petite soeurqui marchaitauprs, sans
pouvoirl'a-paiser. Quelques femmesreprochant aux parents de laisser
leur en-fant derrire, le pre fit descendresa femmepour le
reprendre. Cesgens me paraissaient tous deux abattus, presque
insensibles, mortsd'avance, de misre? ou de regrets?
Pouvaient-ilsarriver jamais?celan'tait gure probable.Et l'enfant?
sa frle voiture durerait-elledans ce long voyage? je n'osaisme le
demander... Un seul membrede la familleme paraissaitvivant, et
mepromettaitde durer; c'taitun garon de quatorze ans, qui, ce
moment mme, enrayait pourune descente.Cegaron cheveuxnoirs, d'un
srieuxpassionn,sem-blait plein de forcemorale,d'ardeur; du moins,je
le jugeai ainsi. Il
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A L'OUVRIER. 25
Avant d'en venir l, avant de quitter la France,toute ressource
sera employe. Le fils se vendra 1.La fille se fera domestique. Le
jeune enfant entreradans la manufacture voisine. La femme se
placeracomme nourrice dans la maison du bourgeois 2,ou prendra chez
elle l'enfant du petit marchand,de l'ouvrier mme.
sesentait dj commele chef de la famille,sa providence,et chargde
sa sret. La vraiemre tait la soeur;elle en remplissait le rle.Le
petit, pleurant danssonberceau,avait son rle aussi, et ce
n'taitpasle moinsimportant; il tait l'unit de la famille, le lien
du frreet de la soeur,leur nourrisson commun; en son petit chariot
d'osier,il emportaitle foyer et la patrie; l devaittoujours,s'il
durait, jusquedansun inondeinconnu,se retrouver la Souabe... Ah!
que de chosesils auront, ces enfants, faire et souffrir.!En
regardant l'an, sabellette srieuse, je le bnis de coeur,et le
douai,autant qu'il taiten moi.1Onmprise trop ces remplaants.
M.Vivienqui, commemembre
d'une commissionde la Chambre, a fait une enqute ce sujet,
m'afait l'honneur de me dire que leurs motifstaient souvent
trs-loua-bles, venir en aide une famille,acqurir une petite
proprit, etc.2 Aucunpeintre demoeurs,romancier,socialiste,que je
sache, n'adaignnousparler de nourrice. Il y a pourtant l une triste
histoirequ'on ne connatpas assez. On ne sait pas combiences
pauvresfem-mes sont exploiteset mal menes, d'abord par les voitures
qui lestransportent (souvent peine accouches),et ensuite par les
bureauxqui les reoivent.Prises comme nourricessur lieu, il faut
qu'ellesrenvoientleur enfant, qui souventen meurt. Ellesn'ont
aucuntraitavecla famillequi les loue, et peuventtre renvoyes au
premier ca-price de la mre, de la garde, du mdecin;si le
changementd'air etdevieleur tarit leur lait, ellessontrenvoyessans
indemnit. Si ellesrestent, elles prennent ici les habitudesde
l'aisance,et souffrentinfini-ment quandil leur faut rentrer dans
leur viepauvre; plusieursse fontdomestiquespour neplusquitter la
ville; elles ne rejoignent plus leurmari, et lafamille est
rompue.
2
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26 IL PORTEENVIEA L'OUVRIER
L'ouvrier, pour peu qu'il gagne bien sa vie, est
l'objet de l'envie du paysan. Lui, qui appelle bour-
geois le fabricant, il est un bourgeois pourl'homme de la
campagne. Celui-ci le voit le di-manche se promener vtu comme un
monsieur.Attach la terre, il croit qu'un homme qui porteavec lui
son mtier, qui travaille sans s'inquiter des
saisons, de la gele ni de la grle, est libre commel'oiseau. Il
ignore et ne veut point voir les servitudesde l'homme d'industrie.
Il en juge d'aprs le jeuneouvrier voyageur qu'il rencontre sur les
routes,faisant son tour de France, qui gagne chaquehalte pour le
sjour et le voyage, puis, reprenantla longue canne de compagnonnage
et le petit pa-quet, s'achemine vers une autre ville en chantantses
chansons.
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CHAPITRE II
SERVITUDESDE L'OUVRIERDPENDANTDES MACHINES
Que la ville est brillante ! que la campagneest triste et
pauvre! Voil ce que vous entendez
dire aux paysans qui viennent voir la ville aux
jours de fle. Ils ne savent pas que si la campagneest pauvre, la
ville, avec tout son clat, est peut-tre plus misrablel. Peu de gens
au reste fontcette distinction.
Regardez le dimanche aux barrires ces deux
foules qui vont en sens inverse, l'ouvrier vers la
campagne, le paysan vers la ville. Entre ces deux
mouvements, qui semblent analogues, la diffrence
1 Distinctionpose fort nettement dans l'ouvrage de
l'estimable(etregrettable!) M. Buret : De la misre, etc., 1840. Il
a peut-tre danscet ouvrageaccueillitrop facilementles
exagrationsdes enqutesan-glaises.
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28 LE PAYSAN
est grande. Celui du paysan n'est pas une simplepromenade; il
admire tout la ville, il dsire
tout, il y restera, s'il le peut.Qu'il y regarde. La campagne
une fois quitte,
on n'y retourne gure. Ceux qui viennent comme
domestiques, qui partagent la plupart les jouis-sances des
matres, ne se soucient nullement derevenir leur vie d'abstinence.
Ceux qui se fontouvriers des manufactures voudraient retourneraux
champs, qu'ils ne le pourraient; ils sont en
peu de temps nervs, incapables de supporter lesrudes travaux,
les variations rapides du chaud, dufroid : le grand air les
tuerait.
Si la ville est tellement absorbante, il ne faut
pas trop l'en accuser, ce semble ; elle repousse le
paysan autant qu'il est en elle, par des octroisterribles, par
l'norme chert du prix des vivres.
Assige par ces foules, elle essaye ainsi de chasserl'assaillant.
Mais rien ne le rebute; nulle con-dition n'est assez dure. Il
entrera, comme on vou-dra, domestique, ouvrier, simple aide des
ma-chines et machine lui-mme. On se rappelle cesanciennes
populations italiques qui, dans leur fr-
ntique dsir d'entrer dans Rome, se vendaientcomme esclaves, pour
y devenir plus tard affran-
chis, citoyens.
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EMIGREDANSLAVILLE. 29
Le paysan ne se laisse pas effrayer par les
plaintes de l'ouvrier, par les peintures terribles
qu'on lui fait de sa situation. Il ne comprend pas,lui qui gagne
un franc ou deux, qu'avec dessalaires de trois, quatre ou cinq
francs, on puissetre misrable. Mais les variations du travail?les
chmages? Qu'importe? Il conomisait surses faibles journes, combien
plus aisment, surun si gros salaire, il pargnera pour le
mauvais
temps !Mme en mettant le gain part, la vie est plus
douce la ville. On y travaille gnralement
couvert; cela seul, d'avoir un toit sur la tte, sem-ble une
grande amlioration. Sans parler de la
chaleur, le froid dans nos climats est une souf-
france, pour ceux mmes qui y semblent le plushabitus. J'ai pass
pour ma part bien des hiverssans feu, sans tre moins sensible au
froid. Quandla gele cessait, j'prouvais un bonheur auquelpeu de
jouissances sont comparables. Au prin-temps, c'tait un ravissement.
Ces changements de
saisons, si indiffrents pour les riches, font le fondde la vie
du pauvre, ses vrais vnements.
Le paysan gagne encore en entrant la ville,sous le rapport de la
nourriture ; elle est, sinon
plus saine, au moins plus savoureuse. Il n'est pas
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50 LE PAYSANEMIGREDANSLAVILLE
rare, dans les premiers mois du sjour, de levoir engraisser. En
rcompense, son teint change,et ce n'est pas en bien. C'est qu'il a
perdu, danssa transplantation, une chose trs-vitale, et mme
nutritive, qui seule explique comment les travail-leurs de la
campagne restent forts avec des ali-ments trs-peu rparateurs; cette
chose, c'est l'air
libre, l'air pur, rafrachi sans cesse, renouveldes parfums
vgtaux. L'air des villes est-il aussimalsain qu'on le dit, je ne le
crois pas; mais ill'est coup sr dans les misrables logis o
s'en-tassent la nuit un si grand nombre de pauvresouvriers, entre
les filles et les voleurs.
Le paysan n'a pas compt cela. Il n'a pas comptdavantage qu'en
gagnant plus d'argent la ville,il perdait son trsor, la sobrit,
l'pargne,l'avarice, s'il faut trancher le mot. Il est facile
d'pargner, loin des tentations de dpense, lors-
qu'un seul plaisir se prsente, celui d'pargner.Mais combien
est-ce difficile, quelle force faut-il,quelle domination de
soi-mme, pour tenir l'argentcaptif et la poche scelle, quand tout
sollicite l'ouvrir! Ajoutez que la Caisse d'pargne qui gardeun
argent invisible, ne donne nullement les mo-tions du trsor que le
paysan enterre et dterreavec tant de plaisir, de mystre et de peur;
encore
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ET SE FAITOUVRIER. 51
moins, y a-t-il l le charme d'une jolie pice deterre qu'on voit
toujours, qu'on remue toujours,qu'on veut toujours tendre.
Certes, l'ouvrier a besoin d'une grande vertu
pour pargner. S'il est facile, bon enfant et selaisse aller aux
camarades, mille dpenses varia-bles emportent tout, le cabaret, le
caf et le reste.S'il est srieux, honnte, il se marie dans
quelquebon momen