L’Islam et la Fonction de René Guénon. Michel Vâlsan, Études Traditionnelles, 1953. « Dis : O Gens du Livre ! Elevez-vous jusqu’à une Parole également valable pour nous et pour vous : que nous n’adorions que Dieu, que nous ne Lui associons rien, que nous ne prenions pas certains d’entre nous comme « seigneurs » en dehors de Dieu … » (Coran, 3, 57). La mort de René Guénon ayant attiré l’attention publique sur son cas spirituel, beaucoup ont été étonnés d’apprendre à l’occasion qu’il fut musulman. Dans ses livres, rien n’indiquait un tel rattachement traditionnel, et, même, la place qu’il fit à l’Islam dans ses études fut, en comparaison avec celle qu’y trouve l’Hindouisme ou le Taoïsme, assez restreinte, malgré les fréquentes références qu’il fait à la métaphysique et à l’ésotérisme islamiques. C’est ainsi que certains se sont demandés s’il pouvait y avoir un accord entre sa perspective doctrinale et sa position traditionnelle personnelle. D’autres sont allés jusqu’à penser que son enseignement métaphysique et intellectuel ne pourrait être considéré comme compatible avec la doctrine islamique. Il est à peine besoin de relever ce qu’il y a de superficiel ou encore de malveillant dans ce genre d’avis ou de suppositions, mais nous estimons utile de donner ici quelques précisions et de faire quelques mises au point, envisageant que certaines questions peuvent être posées à cet égard, d’une façon plus pertinente, et, comme telles, mériteraient d’être prises en considération. Il y a ainsi une question quant à l’orthodoxie islamique de l’œuvre de René Guénon, et une autre quant au rapport que peut avoir sa position traditionnelle personnelle avec sa fonction doctrinale générale. Pour la première de ces questions, comme en fait il n’y a eu à notre connaissance au cune critique précise, nous n’avons pas à répondre à une thèse déterminée mais nous tâcherons seulement de montrer dans quelle perspective une telle question se situe. Pour la deuxième, nous porterons à la connaissance des lecteurs quelques éléments documentaires presque inconnus en Occident. Tout d’abord, il nous faut rappeler ou préciser quelques questions de principe. La notion d’orthodoxie peut être envisagée principalement à deux degrés : l’un est de l’ordre des idées pures, l’autre de l’ordre de le ur adaptation formelle dans l’économie traditionnelle. Si les vérités universelles sont en elles -mêmes
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L’Islam et la Fonction
de René Guénon.
Michel Vâlsan, Études Traditionnelles, 1953.
« Dis : O Gens du Livre ! Elevez-vous jusqu’à une Parole également valable
pour nous et pour vous : que nous n’adorions que Dieu, que nous ne Lui
associons rien, que nous ne prenions pas certains d’entre nous comme «
seigneurs » en dehors de Dieu … »
(Coran, 3, 57).
La mort de René Guénon ayant attiré l’attention publique sur son cas spirituel,
beaucoup ont été étonnés d’apprendre à l’occasion qu’il fut musulman. Dans ses
livres, rien n’indiquait un tel rattachement traditionnel, et, même, la place qu’il
fit à l’Islam dans ses études fut, en comparaison avec celle qu’y trouve
l’Hindouisme ou le Taoïsme, assez restreinte, malgré les fréquentes références
qu’il fait à la métaphysique et à l’ésotérisme islamiques. C’est ainsi que certains
se sont demandés s’il pouvait y avoir un accord entre sa perspective doctrinale et
sa position traditionnelle personnelle. D’autres sont allés jusqu’à penser que son
enseignement métaphysique et intellectuel ne pourrait être considéré comme
compatible avec la doctrine islamique. Il est à peine besoin de relever ce qu’il y
a de superficiel ou encore de malveillant dans ce genre d’avis ou de
suppositions, mais nous estimons utile de donner ici quelques précisions et de
faire quelques mises au point, envisageant que certaines questions peuvent être
posées à cet égard, d’une façon plus pertinente, et, comme telles, mériteraient
d’être prises en considération.
Il y a ainsi une question quant à l’orthodoxie islamique de l’œuvre de René
Guénon, et une autre quant au rapport que peut avoir sa position traditionnelle
personnelle avec sa fonction doctrinale générale. Pour la première de ces
questions, comme en fait il n’y a eu à notre connaissance aucune critique
précise, nous n’avons pas à répondre à une thèse déterminée mais nous
tâcherons seulement de montrer dans quelle perspective une telle question se
situe. Pour la deuxième, nous porterons à la connaissance des lecteurs quelques
éléments documentaires presque inconnus en Occident.
Tout d’abord, il nous faut rappeler ou préciser quelques questions de principe.
La notion d’orthodoxie peut être envisagée principalement à deux degrés : l’un
est de l’ordre des idées pures, l’autre de l’ordre de leur adaptation formelle dans
l’économie traditionnelle. Si les vérités universelles sont en elles-mêmes
immuables, par leurs adaptations1 cycliques aux conditions humaines, elles
comportent des formes qui sont solidaires ensuite de certains critères
d’orthodoxie contingente. En même temps, la sagesse qui dispose les vérités et
les formes doctrinales dans les différents domaines et conditions du monde
traditionnel, détermine aussi les degrés de juridiction et les limites de
compétence des institutions et des autorités qui doivent en connaître.
La relative adaptation de la Vérité Universelle ou des vérités immuables dans les
différentes formes traditionnelles, varie tout d’abord selon qu’il s’agit de formes
de mode intellectuel ou de mode religieux, les premières comme l’Hindouisme,
ayant un caractère plus directement métaphysique, les deuxièmes, qui sont celles
qu’on appelle les « traditions monothéistes », comportant sur le plan général des
modalités conceptuelles dogmatiques et une plus grande participation
sentimentale. Les critères de l’orthodoxie d’une façon générale varient dans
chacune de ces formes en fonction de leurs définitions spécifiques et
particulières. De plus, dans le cadre de certaines formes traditionnelles, et plus
spécialement dans les formes religieuses, il y a à faire une distinction entre
orthodoxie ésotérique et orthodoxie exotérique : malgré une relation organique
existant jusqu’à un certain point entre les deux domaines extérieur et intérieur
d’une même forme traditionnelle, les critères applicables à l’un sont
naturellement différents de ceux applicables à l’autre. D’autre part, de même
que les critères d’orthodoxie propres à l’exotérisme d’une tradition ne peuvent
être appliqués à ce qui appartient à autre forme traditionnelle, de même ceux qui
concernent le monde initiatique et ésotérique d’une de ces formes ne peuvent
être considérés comme directement applicables aux domaines correspondants
d’une autre : il y a en effet pour la voie ésotérique de chacune de celles-ci des
modalités particulières, bien que d’un ordre plus intérieur, tant pour la doctrine
que pour les méthodes correspondantes, et il serait tout à fait insuffisant de
parler d’unité ésotérique des formes traditionnelles sans préciser que cette unité
concerne seulement les principes universels, en dehors desquels les adaptations
traditionnelles se traduisent par des particularités dans l’ordre initiatique et
ésotérique même ; s’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait qu’un seul ésotérisme, et
un même domaine initiatique, pour toutes les formes d’exotérismes existants ou
possibles. Une telle identité et universalité n’est réelle que pour l’aspect le plus
haut de la métaphysique : c’est en ce sens que les maîtres islamiques disent : «
La doctrine de l’Unité est unique » (at-Tawhîdu wâhidun). Or, cette doctrine
n’est elle-même identique que quant à son sens, non pas quant à la forme qu’elle
reçoit dans l’une ou l’autre tradition ; de plus, dans le cycle d’une même forme
1 Un mode spécial de cette adaptation est celui des rites et des techniques spirituelles ; nous
n’avons pas à l’envisager distinctement ici, où nous traitons seulement de l’ordre doctrinal ;
c’est du reste dans la doctrine que se trouve le fondement de toutes les institutions et pratiques
traditionnelles.
traditionnelle l’expression de la même doctrine peut recevoir successivement ou
concurremment des formes variées2. En tout cas, étant donné la relation
nécessaire jusqu’à un certain point entre l’enseignement initiatique et la forme
exotérique d’une même tradition, relation qui vaut aussi bien d’ailleurs pour la
doctrine que pour les formes symboliques et techniques, les particularités dont il
est question sont encore plus sensibles quand on compare l’enseignement
initiatique dans une tradition de caractère intellectuel à celui d’une tradition de
caractère religieux.
Néanmoins, malgré la diversité des conditions que nous venons de rappeler ou
de préciser, il n’y a pourtant pas là une multiplicité irréductible. Au contraire, il
existe nécessairement un principe d’intelligibilité de l’ensemble correspondant à
la sagesse qui dispose cette multiplicité et cette diversité. Mais ce principe ne
peut être que métaphysique. Pareillement, le critère suprême d’orthodoxie entre
les différents domaines avec leurs particularités ne peut être que du ressort de la
métaphysique pure.
D’une façon générale, l’œuvre doctrinale de René Guénon se rapporte aux
vérités les plus universelles ainsi qu’aux règles symboliques et aux lois
cycliques qui régissent leur adaptation traditionnelle. Sous ce rapport, le critère
de son orthodoxie se trouve par la nature des choses dans l’intelligence des
principes métaphysiques et des conséquences qui en découlent. Ce n’est qu’à
titre secondaire que cette orthodoxie pourrait être soumise à une vérification
littérale dans les différentes doctrines traditionnelles existantes ; au premier
abord, pour un lecteur ordinaire, cette vérification n’est immédiate que là où
dans ses ouvrages René Guénon s’est appliqué spécialement à établir lui-même
les preuves documentaires à l’appui des points de doctrine qu’il exposait, et sous
le rapport de la tradition à laquelle il se référait ainsi ; pour tout le reste, c’est
l’intelligence et la recherche personnelle qui sont requises ; il est supposé, en
même temps, que cette recherche est basée sur une droite intention, condition
qui assure son orientation et son résultat.
Ecrivant dans un temps où les conditions psychologiques et spéculatives
n’avaient plus rien de caractéristiquement traditionnel, et exposant des vérités
insoupçonnées des contemporains, ses modes de formulation métaphysique ont
eu nécessairement un caractère indépendant par rapport aux modes d’expression
doctrinale connus, ou pratiqués, en Occident. D’autre part, comme il ne s’est pas
attaché exclusivement à l’enseignement d’une seule tradition orientale, mais
s’est appuyé opportunément sur tout ce qui était susceptible de servir à l’exposé
des idées universelles dont il offrait la synthèse, ce caractère d’indépendance
formelle subsiste dans une certaine mesure même par rapport aux modes
2 Nous allons en voir plus loin un exemple relatif à l’enseignement métaphysique en Islam.
d’expression doctrinale de l’Orient ; la chose était du reste inévitable par le seul
fait que René Guénon écrivait dans une langue de civilisation toute autre que
celle par lesquelles sont véhiculées ces doctrines. Comme on le sait, René
Guénon a dû réaliser dans ses études un travail de synthèse à la fois conceptuelle
et terminologique - ces deux choses allant nécessairement ensemble - qui
apparaît d’ailleurs comme une des réussites les plus merveilleuses de
l’enseignement traditionnel. Mais cela même lie son œuvre à des conditions
spéciales d’intelligibilité. C’est ainsi que si l’on tentait de traduire ses ouvrages
de doctrine générale en n’importe quelle langue de civilisation orientale, la
traduction devrait s’accompagner d’un commentaire spécial idéologique et
terminologique, variable avec chacune de ces langues. L’orthodoxie du sens
profond des idées ne suffirait pas à elle seule, avec une traduction littérale - si
toutefois cela était toujours possible - pour faire reconnaître partout dans ces
ouvrages de doctrine générale, à un Oriental non prévenu et qui ne connaîtrait
que sa propre forme traditionnelle, le même fond doctrinal que dans celle-ci. La
difficulté serait même plus accentuée quand il s’agirait de traduction dans la
langue d’une civilisation de forme religieuse, pour la raison que René Guénon a
pensé et s’est exprimé dans des modes appartenant à ce qu’on pourrait appeler
une « spiritualité sapientiale », modes spécifiquement différents de ceux qui sont
régulièrement pratiqués dans les traités de doctrine à base de « religion révélée
». Les modes spirituels de « sagesse », comme ceux de l’Hindouisme, mettent
par exemple au premier plan de la conscience traditionnelle générale les idées
d’identité du Soi et du Principe Universel (Brahma), de coïncidence du
connaître et de l’être, ainsi que le rôle actif de l’Intellect transcendant dans la
réalisation métaphysique, vérités qui dans les traditions de type religieux ont non
seulement une circulation ésotérique, mais encore - et c’est là un point auquel il
faut accorder une attention particulière - une forme qui est plutôt analogique
qu’identique ; l’identité de sens final existe toujours, mais celle de la forme
même est rare3. Or, ce sont ces mêmes idées que René Guénon a promues avec
vigueur en mettant en même temps à profit certaines notions spéculatives de
l’aristotélisme, lui-même une des formes sapientiales de l’Occident4.
3 C’est du reste ce qu’on constate même dans les attaques bouddhistes contre la notion
hindoue de Soi à laquelle est substituée alors celle du Vide absolu et universel. Ce qui est «
affirmé » ainsi par un mode négatif coïncide parfaitement avec la véritable idée du Soi Absolu
et Universel, mais le changement de perspective et de terminologie apportée par le
Bouddhisme était une nécessaire réaction contre l’ « idolâtrie » de fait d’un Soi conçu de plus
en plus dans ses modes conditionnés. 4 La métaphysique d’Aristote est limitée à l’ontologie, et de plus elle se présente généralement
comme une spéculation philosophique dépourvue de l’application à une réalisation
correspondante ; mais René Guénon, dans la mesure où il y a eu recours, l’a intégrée dans une
doctrine initiatique complète. Puisque l’occasion se présente, nous devons ajouter que
l’aristotélisme semble néanmoins avoir connu quelquefois une telle application, mais qui a dû
rester plutôt d’ordre ésotérique. Il faudrait avoir une autre occasion pour pouvoir aborder ce
sujet.
Par contre une notion religieuse comme celle du « Dieu personnel », qui est
propre à la conception théologique du Principe, ne pouvait intervenir dans sa
spéculation purement métaphysique. Il n’en nie pas la légitimité dans une
doctrine théologique, car c’est bien là qu’est sa place, à côté des autres notions
spécifiquement religieuses comme celles de « création » et de « salut » ; de plus,
comme dans une forme traditionnelle religieuse la base exotérique est nécessaire
pour la voie initiatique et ésotérique – et René Guénon lui-même a insisté sur ce
point – les éléments doctrinaux et rituels de l’exotérisme doivent nécessairement
être intégrés et pratiqués sur leur plan. Pour un initié en outre ces éléments
peuvent et doivent être transposés dans un sens métaphysique, mais cela ne les
dépare alors nullement de leurs vertus positives, car ils y trouvent une portée
vraiment universelle.
Ces caractères de l’enseignement de René Guénon sont la conséquence
rigoureuse de ce qu’il voulait traiter exclusivement de métaphysique et
d’intellectualité pure, et aussi du fait qu’une perspective purement intellectuelle
sur les choses spirituelles est plus sûrement accessible que toute autre à la
compréhension : du reste, ils s’adresse exclusivement aux seuls intellectuels.
Mais ces avantages d’intelligibilité ne valant que pour une élite, sa synthèse
doctrinale ne saurait être portée d’emblée dans une langue de civilisation à base
religieuse, où la présence d’un enseignement dogmatique officiel et la foi aux
formes particulières de la révélation sont des éléments constitutifs de la
tradition. Pour prendre le cas de l’Islam, même si les concepts du péripatétisme
arabe, combinés du reste avec ceux du néo-platonisme, ont été dans une certaine
mesure utilisés dans l’enseignement des doctrines initiatiques, il n’y a eu là
qu’une adaptation contingente et partielle rendue possible et même nécessaire du
fait que la Théologie islamique (le Kalâm) elle-même avait adopté pour ses
exposés les modes spéculatifs de la philosophie5. Cependant la spiritualité en
général de l’Islam, aussi bien que celle des Ahlu-l-Haqîqa (les gens de la Vérité
essentielle) et du Tasawwuf est restée, dans ses conceptions les plus intimes et
dans sa terminologie ainsi que dans ses moyens, sur ses bases prophétiques. Il y
a à cela des raisons d’homogénéité entre les influences spirituelles d’un côté, et
les modes conceptuels ainsi que les moyens techniques de la voie d’un autre
côté, raisons qui tiennent de près à ce qui constitue l’excellence propre de la
tradition muhammadienne, tant dans l’ordre exotérique que dans l’ordre
initiatique6.
5 À propos des possibilités positives de l’intellectualité aristotélicienne, sur un plan plus
général de civilisation, nous pourrions dire aussi, que malgré ses limitations, elle a joué un
incontestable rôle de langage intellectuel entre les civilisations méditerranéennes. 6 Nous aurons à revenir en une autre occasion sur ce dernier point, surtout à l’occasion de la
présentation de certains écrits du Cheikh al-Akbar Muhy-d-Dîn Ibn Arabî.
Une présentation éventuelle de l’œuvre de René Guénon dans un milieu
traditionnel islamique devrait par conséquent se faire avec une référence
compétente aux doctrines ésotériques et métaphysiques de l’Islam, tout en tenant
compte de ce qu’il y a d’inévitablement délicat pour une exposition des
doctrines ésotériques de l’Islam même devant un public qui ne saurait être
considéré dans son ensemble capable de comprendre les choses de cet ordre.
A cet égard, il faut remarquer, en outre, que de nos jours que les doctrines du
Tasawwuf ont elles-mêmes besoin dans les pays islamiques d’une justification
intellectuelle renouvelée et adaptée de façon à répondre aux conditions de la
mentalité moderne qui s’est étendue de l’Occident à tous les milieux de culture
du monde oriental. En dehors de l’esprit exotériste, il faut donc compter
maintenant avec l’esprit anti-traditionnel tout court des progressistes de toutes
sortes, et surtout avec la présence d’une génération de savants « orientalistes »,
d’origine orientales, mais de formation et d’inspiration occidentales et profanes7.
Par un curieux retournement des choses, l’enseignement de René Guénon peut
faciliter lui-même beaucoup cette justification, car il contient les moyens
spéculatifs et dialectiques qui permettent d’y aboutir dans toutes les conditions
de mentalité qui ressemblent à celle de l’Occident contemporain ; ce travail de
justification intellectuelle se trouve déjà en essence dans les références
doctrinales que l’œuvre de René Guénon fait à l’ésotérisme et à la métaphysique
islamiques. La présentation de l’œuvre de René Guénon dans un milieu de
civilisation islamique, ou orientale d’une façon générale, apparaît ainsi comme
une occasion propice pour redresser le prestige de l’intellectualité traditionnelle
de l’Orient dans son ensemble. Comme dans cette œuvre les doctrines de
l’Hindouisme et du Taoïsme sont mises souvent en relation avec celles du
tasawwuf aussi bien que de l’ésotérisme judaïque ou chrétien, c’est dans son
enseignement que se trouvent aussi le principe et la méthodes de concordance
entre les deux types de spiritualités dont nous avons parlé, l’intellectuel et le
religieux.
Cela nous amène à donner quelques précisions sur les rapports entre ces deux
genres de spiritualité. Les deux coïncident dans leur source suprême et dans leur
aspect ultime ; les différences apparaissent dans les modalités dominantes sur les
plans inférieurs. Mais, tout révélateur au sens religieux est nécessairement, avant
d’être choisi comme support d’une révélation ou d’un message divin, et il le
reste toujours après, un Connaissant du Principe selon le mode identifiant de la
réalisation métaphysique. La voie initiatique ouverte par le révélateur, tout en
étant en rapport direct avec les modalités de sagesse qui qualifient son type 7 Ce qui est bien significatif à cet égard, c’est que, de nos jours, on fait paraître en Orient des
traductions des ouvrages de l’orientalisme européen pour instruire les orientaux sur leurs
propres doctrines !
personnel8, présente en même temps certains caractères liés au message reçu
pour l’ensemble de la communauté religieuse. La forme et l’étendue du message
prophétique, surtout quand il s’agit de cas prophétiques majeurs, sont telles que
le support choisi lui-même reçoit par la foi le message ou le « livre » révélé, qui
se rapporte ainsi à tout ce qui n’a pas été réalisé en ampleur par lui-même, et qui
lui est confié aussi bien pour lui-même que pour sa communauté. C’est pourquoi
Allâh dit à Son Prophète universel : « C’est ainsi que Nous t’avons donné la
révélation par un Esprit de Notre commandement, alors que tu ne savais pas ce
qu’est le Livre, ni la Foi… » (Cor.42.52). Mais quels que soient les caractères
particuliers ou spécifiques d’une spiritualité religieuse, du fait que son axe reste
celui de la connaissance et que son principe est purement métaphysique, il est
toujours possible de ramener l’ensemble de ses attributs doctrinaux symboliques
et techniques, à une conception métaphysique et par cela retrouver l’accord avec
les doctrines purement intellectuelles.
C’est ainsi que, dans l’ordre doctrinal, malgré le dualisme apparemment
irréductible des idées de « Dieu » et de « création » dans les formes religieuses,
il n’est pas concevable que la doctrine de l’identité suprême, valable aussi bien
pour la relation du Soi au Principe que pour celle de manifestation universelle au
Principe, fasse défaut tout d’abord au fondateur d’une tradition intégrale, et
qu’elle ne soit par principe destinée à rester l’essence même de la tradition
fondée par lui, malgré les formes qu’elle doive recevoir dès le début ou encore
au cours du cycle traditionnel, dans l’enseignement ésotérique même. La
conscience de ce fond primordial peut diminuer ou même subir des éclipses,
mais c’est qu’alors l’élite même ne participe à sa tradition que d’une façon
imparfaite ou incomplète ou qu’il n’y a plus du tout de véritable élite ; c’est
pourquoi on peut alors dire que la communauté et ses institutions de fait ne
comprennent ou n’acceptent plus l’idée d’Identité Suprême, mais non pas que ce
sont les traditions mêmes qui l’excluent. La tradition islamique est formelle sur
le point que tous les Envoyés divins ont apporté essentiellement le même
message et que toutes les traditions sont en essence Une, ce qui implique tout
d’abord une identité de réalité et de doctrine métaphysique. Pour ce qui est de la
forme muhammadienne de la tradition, celle-ci est en tout cas, originellement et
essentiellement axée sur la doctrine de l’Identité Suprême qui est celle de la
Wahdat al Wujûd. Cette expression appartient au Cheikh al-Akbar qui vivait aux
VI°-VII° siècles de l’Islam, mais la chose désignée est purement
muhammadienne : ce n’est que le Tawhîd même, dans son acception initiatique,
acception que l’histoire traditionnelle antérieure atteste fréquemment, et que ce
maître ne faisait que rendre plus explicite et plus sensible pour l’intellectualité
8 Car il faut bien dire qu’il y a aussi une certaine diversité quant aux caractères des Sages et à
leurs formes doctrinales.
contemporaine9. Cette doctrine qui relevait par nature d’un enseignement
ésotérique, et dont quelques signes seulement pouvaient transpirer à l'extérieur,
affirme l’identité de Soi et d’Allâh ou la Vérité Suprême et Universelle, et en
même temps l’identité essentielle de la manifestation avec Son Principe :
l’identité du « Soi-même » et du Principe est attestée entre autres par le fameux
hadîth « celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur » ; d’autre part les
notions d’ « acte de création » et de « créature » - les deux incluses dans le terme
khalq - sont ramenées à celles d’ « acte de manifestation » (zuhûr) et de
« manifestation » (mazhar) qui expriment même plus qu’une simple
extériorisation des possibilités principielles, puisque rattachées au nom divin
l’Apparaissant (az-Zâhir), elles annoncent la manifestation de l’Être unique lui-
même.
Enfin, pour considérer un autre point différentiel important entre les deux types
de spiritualité dont nous parlons, constitué par la notion d’Intellect, nous allons
voir une situation analogue quoique plus complexe. En Islam, selon la définition
prophétique, l’Intellect (al-‘Aql) est chose créée : « la première chose qu’Allâh a
créé est l’Intellect » dit un hadîth. Nous ferons ici abstraction de la transposition
métaphysique, dont nous parlions de la notion de Khalq et qui résoudrait déjà
toute difficulté. Nous prendrons les notions dans leur sens direct : selon ce sens,
la fonction sapientiale de l’Intellect en tant que point de coïncidence entre le
Principe et l’être, n’est plus possible. La doctrine régulière en Islam ne considère
pas l’Intellect comme une « qualité » ou une « faculté » divine et de ce fait dans
le Tasawwuf on évite de parler de ta’aqqul, « intellection », à l’égard de
l’Essence Divine, alors que d’une part chez les Hindous Chit, la Conscience
Universelle, qui est une qualification d’Ishwarra est aussi celle de l’être résorbé
en Lui et qui dans son état ordinaire en possède le reflet dans citta, la pensée
individuelle, et d’autre part chez les péripatéticiens l’Intellect pur coïncide avec
Dieu10
et l’intuition intellectuelle connaît le Principe. Chez ces derniers,
9 D’ailleurs si l’on voulait ne regarder que le sens littéral, on pourrait trouver chez le Cheikh
al-Akbar lui-même les formulations tellement différentes de la même doctrine, et c’est même
le cas le plus fréquent chez lui, qu’on pourrait considérer comme tout à fait contradictoires
avec la notion de Wahdat al Wujûd. Mais les adversaires exotéristes ou autres qu’il a eus ou
qu’il a encore et qui l’accusent de « panthéisme », n’ont jamais l’objectivité de relever le fait,
ni l’astuce de le mettre en contradiction avec lui-même ; ils seraient alors peut-être obligés de
faire un effort de compréhension, et ils risqueraient ainsi de douter du bien-fondé de leur
opinion, soit d’avouer n’y rien comprendre. En fait, ses contradicteurs isolent dans ses écrits
des expressions considérées par eux comme compromettantes, et qui ne le sont que par le sens
qu’ils veulent y voir. 10
Pour donner un exemple des différences de conception ou de perspective qui peuvent
exister entre des doctrines religieuses elles-mêmes, on peut remarquer que la doctrine
catholique qui a intégré une bonne part de l’aristotélisme n’exclut pas qu’on parle d’Intellect
divin ; c’est ainsi que Saint Thomas dit : « Deus…qui omnia Suo Intellectu comprehendit…»
(Summa Théol., De Deo, q.I., a.10).
l’intellection (en grec noesis) est une notion qui convient aussi bien à la
Connaissance immuable que « possède » Dieu, qu’à celle que « réalise » l’être
causé ou généré lui-même, et par laquelle celui-ci participe au sujet et à l’objet
de l’Intellection divine11
. Quand à la doctrine muhammadienne, elle rétablit à cet
égard les choses dans une autre perspective spécifiquement différente : c’est le
Cœur qui est la faculté ou l’organe de connaissance intuitive, ce Cœur qui n’a
qu’une relation symbolique avec l’organe corporel de même nom, et que le
hadîth qudsî énonce ainsi : « Mon Ciel et Ma Terre ne peuvent Me contenir,
mais le Cœur de Mon serviteur croyant Me contient ». Qu’on le remarque bien,
il ne s’agit pas ainsi d’une simple question de terminologie. Tout d’abord le
Cœur qui est la réalité centrale de l’être, est par exemple selon les termes de
l’école du Sheikh al-Akbar « la réalité essentielle (al-haqîqa) qui réunit d’une
part tous les attributs et toutes les fonctions seigneuriales, d’autre part tous les
caractères et les états générés, tant spirituels qu’individuels. ». L’Intellect n’en
est qu’une implication. Le cœur peut être dit Intellect en tant qu’il renferme
celui-ci, et l’Intellect est Cœur en tant qu’il en fait partie. Voici une précision du
Sheikh al-Akbar : « l’Intellect Premier, nous l’appelons Intellect (‘Aql) sous un
rapport différent de celui sous lequel nous l’appelons Calame (Qalam), de celui
sous lequel nous l’appelons Esprit (Rûh) et de celui sous lequel nous l’appelons
Cœur (Qalb) ». Quelquefois, pour mieux marquer la différence, on envisage le
Cœur en tant que faculté supérieure à l’Intellect, dépassant le plan de celui-ci :
Al-Qalb huwwa-l-quwwatu-llatî warâ’a tawr al-‘Aql, dit encore le Sheikh al-
Akbar qui ajoute : « Ainsi il n’y a de Connaissance de la Vérité Suprême (al-
Haqq) provenant de la Vérité même que par le Cœur ; ensuite cette connaissance
est reçue par l’Intellect, de la part du Cœur »12
.
Mais ce qui est encore caractéristique pour les implications spirituelles de la
notion de Cœur, c’est que celui-ci peut être relié d’une façon plus adéquate aux
modalités individuelles et sentimentales de l’être religieux, et surtout au mystère
et à la fonction totale de la Foi, comme on le constate dans le hadîth que nous
citons plus haut13
; cette relation avec la Foi n’est pas spécifiquement possible
11
En rapport avec ce que nous disions dans la note précédente, pour Saint Thomas lui-même
l’homme peut voir l’Essence Divine par son intelligence : « intellectus hominis elevatur ad
adtissimam Dei essentiae visionem (De Prophetia, q.175, a.4). 12
En vérité quand le cœur est envisagé dans la tradition islamique d’une façon initiatique et
technique complète, il est l’objet d’une doctrine très développée selon laquelle il est le
contenant d’une hiérarchie de facultés et de degrés de connaissance ; nous n’en faisons ici
qu’une simple mention, pour ne pas laisser l’impression d’une simplification définitive, et
réserver la question pour un examen spécial. 13
Nous devons ajouter que le domaine où intervient la Foi, qui n’est pas la simple « croyance
», n’est pas limité à l’exotérisme, mais qu’il s’étend aux modalités ésotériques et initiatiques
de la voie spirituelle à un degré éminent, sans que cela entraîne une altération de la qualité
intellectuelle ; au contraire, à ces degrés, la Foi joue le rôle d’une force transformante à
l’égard des symboles, et opérative à l’égard des idées métaphysiques. Ce que nous venons de
pour l’Intellect, ni quand celui-ci est en quelque sorte substitué par le Cœur dans
sa fonction essentielle et la plus universelle, comme il résulte du dogme
islamique, ni quand il est pris dans un sens de faculté de connaissance
immédiate des principes universels conférant la certitude, ce qui correspond
alors à son acception purement sapientiale14
.
La réalité du Cœur n’est naturellement pas ignorée par les doctrines purement
intellectuelles, mais dans celles-ci la perspective dans laquelle elle est envisagée
est différente. Parlant du Cœur, centre de la vie et de l’individualité intégrale
selon les données hindoues, ce qui lui assigne une position intermédiaire entre
l’Intelligence Universelle et l’individu, René Guénon rappelle que « les Grecs
eux-mêmes, et Aristote entre-autres, attribuaient le même rôle au cœur, qu’ils en
faisaient aussi le siège de l’intelligence » (L’homme et son devenir selon le
Vêdanta, chap.III). Pour les changements de position résultant des changements
de perspective dont nous parlons, on peut remarquer que dans les doctrines de ce
genre les rapports entre le Cœur et l’Intelligence ou l’Intellect sont inversés : le
premier est envisagé seulement au degré individuel, ce qui fait que c’est
l’Intelligence ou l’Intellect qui reste du domaine supra-individuel ou universel.
Il est incontestable que dans les doctrines sapientiales grecques, la notion du
Cœur intervient plutôt à titre secondaire, et presque accidentellement, tant la
perspective intellectualiste de ces doctrines ne l’exige pas spécifiquement ; mais
ce serait une erreur de n’y voir que la différence de situation contingente et de
ne pas remarquer la concordance sous un rapport plus profond, car si le cœur est
considéré, dans les doctrines sapientiales, seulement comme centre de
l’individualité, en raison même de cette centralité il correspond symboliquement
dire surprendra peut-être certains intellectuels qui se sont fait des idées un peu sommaires et
inadéquates non seulement quand à la valeur profonde de la spiritualité de type révélé, mais,
par le fait même, aussi sur l’initiation et l’ésotérisme. Quand à René Guénon lui-même, dans
la mesure où il a traité aussi de questions de pratique initiatique, il n’a pas eu à envisager
spécialement ce point, mais en tout cas ce qu’il avait dit dans ce domaine non seulement ne
l’exclut pas, mais le suppose, car, au fond, ce n’est que la conséquence de ce que nous
rappelions plus haut de la transposition nécessaire en mode initiatique des dogmes, des rites et
des symboles religieux. 14
Il faut dire qu’une certaine « foi » est tout de même indispensable même dans les voies
sapientiales pour autant qu’elle féconde l’anticipation spéculative sur l’objet de connaissance ;
mais naturellement cette notion n’a pas dans ce cas le caractère ni le rôle d’un mystère au
sens religieux ou d’une vertu théologale. Cf. Phédon, 70/a,b. Socrate avait dit que le véritable
philosophe qui vit selon l’esprit serait en contradiction avec lui-même s’il n’était heureux de
mourir et de voir son âme libérée de son corps. Cébès lui fait remarquer que, jusqu’ici, ce
qu’il avait dit ne se présente que comme « un grand et bel espoir (elpis) » ; « il a toutefois
certainement besoin d’une « confirmation » (paramythia, qui désigne une preuve supérieure
au moyen d’un « mythe », commonitio en latin) et point petite probablement, pour procurer la
« foi » (pistis, ou fides d’après la traduction latine d’Henri Aristippe en 1156). – « Tu dis vrai,
Cébès », répondit Socrate… qui exposa alors les preuves au sujet de l’existence et de la «
pérégrination » de l’âme après la mort corporelle.
à l’Intellect divin dans ses relations avec l’individu et s’identifie essentiellement
à celui-ci.
Nous devons faire remarquer aussi que d’une façon générale cette notion du
Cœur apparaît beaucoup moins en relief dans les doctrines chrétiennes elles-
mêmes. Nous disons cela surtout par rapport à l’importance qu’elle a, tant dans
les textes de la révélation muhammadienne que dans l’enseignement du
Tasawwuf, et la différence s’explique par ceci que le Christianisme a emprunté
nécessairement pour son extension à la gentilité les formes intellectuelles de la
sagesse grecque15
.
Ces points de vue différents sur les éléments fondamentaux qui constituent l’être
spirituel, et sur leurs rapports avec la Vérité Suprême, sont naturellement en
relation avec les modalités caractéristiques que l’on constate ensuite, dans les
voies respectives, tant sur le plan de la vie spirituelle d’une façon générale que
dans l’ordre des méthodes de réalisation, mais une véritable compréhension des
choses permet toujours de retrouver l’accord de base, et de situer les différences
constatées, dans l’ordre contingent où elles ont toutes leur raison de se trouver.
Pour conclure cet examen sommaire de points pris en exemples, on se rend
compte ainsi qu’il n’y a aucune divergence profonde et irréductible entre les
deux types de spiritualité dont nous avons parlé, l’intellectuel et le religieux, et
que de plus, c’est la méthode de René Guénon lui-même qui permet d’en
retrouver l’accord réel. Ce n’est donc pas là qu’il y aurait une difficulté de
constater l’orthodoxie de cet enseignement, tant sous le rapport de la tradition
islamique que sous celui de toute autre tradition.
15
Ce qui est très frappant sous ce rapport, c’est de voir comment la notion de foi elle-même
est intégrée dans la doctrine de Saint Thomas dans une conception purement sapientiale ; en
même temps, on s’aperçoit comment les données aristotéliciennes sont pliées aux nécessités
de la doctrine théologique : dans une telle doctrine, l’intellect ne peut être envisagé comme se
suffisant à lui-même dans son opération ; la relation de la foi doit subsister avec l’objet de
connaissance. Saint Thomas, après avoir rappelé que, d’après Aristote (De Anima, 3, chap.9),
« l’intellect spéculatif ne dit rien de ce qu’il faut faire ou ne pas faire », d’où il résulte qu’ « il
n’est pas principe d’opération, tandis que la foi est ce principe qui, selon la parole de l’Apôtre,
« opère par la charité », conclut que « néanmoins, croire est immédiatement un acte de
l’intelligence, parce que l’objet de cet acte, c’est le vrai, lequel appartient en propre à
l’intelligence. C’est pourquoi il est nécessaire que la foi, puisqu’elle est le principe propre
d’un tel acte, réside dans l’intelligence comme dans son siège ». Ensuite, il précise : « le siège
de la foi, c’est l’intellect spéculatif, comme il résulte d’une façon évidente de l’objet même de
la foi. Mais parce que la vérité première qui est l’objet de la foi est aussi la fin de tous nos
désirs et de toutes nos actions, comme le montre Saint-Augustin, de là vient que la foi est
opérante en la charité, tout comme l’intellect spéculatif au dire du Philosophe (De Anima, 3,
chap.10), devient pratique par extension ». (Summa, De fide, q.4, a.2 ; tr.R.Bernard).
Mais en dehors des conceptions purement intellectuelles qui caractérisent la
synthèse doctrinale de René Guénon et qui auraient besoin d’une présentation et
d’une justification plus particulière dans un milieu de civilisation islamique, il y
en a au moins une autre dont l’importance est capitale dans cette œuvre, et qui
ne se trouve professée de façon ouverte ou complète, ni dans les formes
traditionnelles de type religieux, ni dans celles de type intellectuel. Il s’agit de
l’idée de validité et légitimité simultanées de toutes les formes traditionnelles
existantes, ou plutôt de l’idée que, par principe, il peut y avoir en même temps
plusieurs formes traditionnelles existantes, ou plutôt l’idée que, par principe, il
peut y avoir en même temps plusieurs formes traditionnelles, plus ou moins
équivalentes entre elles, car en fait, il peut arriver qu’une tradition, quelle qu’ait
été son excellence première, se dégrade au cours du cycle historique au point
qu’on ne puisse plus réellement parler de sa validité actuelle ou de son intégrité
de fait. Or, par une sorte de nécessité organique d’affirmation de soi, et par effet
de la perception et de la conscience de l’excellence spirituelle qui lui est propre,
chaque mentalité traditionnelle d’ensemble relègue les autres traditions sur des
positions inférieures, ou les exclut purement ou simplement de tout accès à une
vérité profonde et réellement salutaire. Cependant l’idée de légitimité de toutes
les formes traditionnelles existantes n’est que la conséquence en mode
« spatial », ou l’application en simultanéité, de l’idée d’universalité de la
doctrine et d’unité fondamentale des formes traditionnelles ; seulement cette
universalité et cette unité, les doctrines valables sur le plan général de chaque
communauté traditionnelle les reconnaissent plus volontiers dans leur
application en succession temporelle, et d’ailleurs dans des mesures fort variées,
car cela permet aux communautés respectives d’exclure ou de diminuer plus
facilement les autres formes traditionnelles contemporaines. Cette propension
naturelle s’accentue généralement dans les communautés basées sur une forme
religieuse, mais ce n’est pourtant pas dans l’Islam qu’elle atteint sa forme la plus
caractéristique. Au contraire même, il y a sous un certain rapport dans la loi
islamique plus de possibilités de vision universelle que dans toute autre
tradition, et de toutes façons plus que dans les autres lois religieuses. En effet,
quel que soit le degré dans lequel la mentalité commune ou la doctrine
exotérique professée en fait réalisent cette vision universelle, les fondements de
celle-ci se trouvent dans la loi religieuse, dans le texte coranique même. Il n’y a
même aucun texte révélé aussi explicitement universaliste que le Coran. Nous ne
pourrions traiter ici cette question que dans son ensemble, mais nous citerons
quelques textes suffisamment clairs en eux-mêmes :
« En vérité ceux qui croient, les Juifs (text. alladhîna hâdû = ceux qui
judaïsent), les Chrétiens (an-Nasârâ), les Sabéens (qu’on fait correspondre aux
Mandéens), ceux qui croient en Dieu et au Jour Dernier et font le bien, ceux-là
ont leur récompense auprès de leur Seigneur. Par conséquent, ils n’auront rien
à craindre, et ils ne seront pas affligés. » (Cor.2.62.) [ inna-lladhîna âmanû wa-
lladhîna hâdû wa-n-nasâra wa-s-sâbi-îna man âmana bi-Llâhi wa-l-yawmi-l-