MEMOIRE du M2 LOPHISS-sc2 Université Paris Diderot, Paris VII sous la direction de Pascal Crozet Textes de philosophie des mathématiques rédigés en arabe au X e et XI e siècles Du sens de l’intuition Guillaume Loizelet Soutenu le 09 Septembre 2013 devant les membres du jury : M. Pascal Crozet M. David Rabouin M. Ivahn Smadja 1
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MEMOIRE du M2 LOPHISS-sc2
Université Paris Diderot, Paris VII
sous la direction de Pascal Crozet
Textes de philosophie des
mathématiques rédigés en arabe au Xe
et XIe siècles
Du sens de l’intuition
Guillaume Loizelet
Soutenu le 09 Septembre 2013
devant les membres du jury :
M. Pascal Crozet
M. David Rabouin
M. Ivahn Smadja
1
Sommaire
Abstract 3
Introduction 4
Préambule : le texte de Thabit ibn Qurra 12
1 Le texte d’Ibn Sinan 15
2 Le texte d’al-Sijzı 28
3 Le texte d’Ibn al-Haytham 51
Conclusion 75
Bibliographie 89
2
Abstract
The recent edition and translation of a large corpus of mathematical texts
written in arabic in the 10th and 11th centuries shows the emergence of a
new type of mathematical texts related to philosophy of mathematics, es-
pecially the analysis and synthesis theme, which for the first time included
central parts dedicated to the ’how to’ questions directly linked to the intui-
tion theme.
The main aim of this work is to produce an elucidation of the term ’intuition’
as used by the authors of three of those texts, namely Ibn Sinan, al-Sijzı and
Ibn al-Haytham. To achieve such a goal one need first to sociologically, ma-
thematically and philosophically contextualize those texts, secondly to stick
to their letter in order to produce as accurate a commentary as possible and
thirdly to build on the pioneering work undertaken by Roshdi Rashed and
Héllène Bellosta that can be relied upon as a basis, especially the historical
and logical aspects.
This study brings out some results based on the unanimity of authors on the
necessary need of something else than logical inferences during the analy-
sis process, explicitely named as ’intuition’ by two of them, which can arise
at two different moments, one is the prior determination of the type of the
problem and the other is the need for additional data in the course of the
analysis, the latter leading to the drafting of a rationnal choice of a mathe-
matical act relying on criteria which are precisely and consistently described
in a pedagogical way linked to the conception of the authors of an acquired
intuition contrary to the innate intuition often described in the philosophical
litterature.
3
Introduction
La récente édition critique en français 1 de nombreux manuscrits mathé-
matiques écrits en arabe entre le IXe et le XIIIe siècles a mis au jour l’existence
de textes traitant de thèmes associés à ce qui constitue aujourd’hui le do-
maine de la philosophie des mathématiques. C’est à l’explicitation de certains
aspects du contenu philosophique de trois de ces textes, écrits aux Xe et XIe
siècles, que ce travail est dédié.
Il s’agit, dans l’ordre chronologique, d’un texte d’Ibrahım ibn Sinan ibn
Thabit Ibn Qurra (Bagbad 908-946) intitulé Traité sur la méthode de l’ana-
lyse et de la synthèse dans les problèmes de géométrie auquel on renverra
par [iS00], d’un texte d’Abu Saıd Ah.mad ibn Muh. ammad ibn Abd al-Jalıl
al-Sijzı (Iran 945-1020) intitulé Pour aplanir les voies en vue de déterminer
les propositions géométriques auquel on renverra par [AS02] et d’un texte de
Al-Hasan ibn al-Haytham (Bassorah 965-Le Caire 1039) intitulé Sur l’ana-
lyse et la synthèse auquel on renverra par [ia02].
cohérence historique du corpus
Comme son nom complet l’indique, Ibrahım ibn Sinan est le petit fils
de Thabit ibn Qurra (Harran 826-Bagdad 946), « traducteur et mathémati-
cien de génie, qui fut également bien en cour auprès du calife al-Mu’tad. id » 2,
figure majeure de la tradition mathématique instaurée par les frères Banu
Musa, également auteur d’un texte que l’on peut rattacher à la philosophie
des mathématiques intitulé Livre de Thabit ibn Qurra à Ibn Wahb sur le
moyen de parvenir à déterminer la construction des problèmes géométriques
1. principalement sous l’impulsion de Roshdi Rashed, directeur de recherche classeexceptionnelle au CNRS, fondateur de l’équipe de recherche REHSEIS, directeur du CHS-PAM jusqu’en 2001, il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages de référence depuis 1971et pousuit activement ses travaux de recherche et d’édition.
2. voir [Bel94], page IV, note 3.
4
auquel on renverra par [iQ02], texte plus succint que les trois textes mention-
nés plus haut et auquel sera consacré un court préambule, principalement afin
de donner une meilleure assise historique à ceux-ci.
En effet, comme le note Hélène Bellosta 3, Ibn Sinan « connaissait sans
doute » le traité de son aïeul Thabit ibn Qurra.
Ensuite il est certain qu’al-Sijzı connaissait le texte d’Ibn Sinan puisque,
comme le note également Hélène Bellosta 4, « le manuscrit le plus ancien
existant à l’heure actuelle du traité d’Ibn Sinan [...] a d’ailleurs été copié par
al-Sijzı (Paris B.N. 2457) », ainsi que le texte de Thabit ibn Qurra dont il a
également effectué une copie 5.
De plus l’étude de la correspondance entre mathématiciens 6 montre qu’al-
Sijzı était en relation avec Abu l-Jud ibn al-Layth, lui-même en lien avec
al-Khazin, correspondant avéré d’Ibn Sinan, renforçant encore le fait qu’Ibn
Sinan et al-Sijzı étaient membres d’une même communauté scientifique.
Enfin il semble également indubitable qu’Ibn al-Haytham avait le texte d’Ibn
Sinan à sa disposition lors de la rédaction de son propre traité tant certains
aspects du premier reprennent et parfois répondent au second 7, permettant
ainsi à Roshdi Rashed d’affirmer que « c’est également à la suite d’Ibn Sinan
- et contre lui - qu’Ibn al-Haytham élaborera son projet » 8
Ceci, et bien que, comme le remarque Pascal Crozet, « il serait hasardeux
d’affirmer en toute certitude qu’il [Ibn al-Haytham] ait eu connaissance des
travaux de son prédécesseur [al-Sijzı] » 9, permet d’établir avec fermeté que
les trois auteurs dont il est ici question de commenter les textes de philoso-
phie des mathématiques s’inscrivent dans une tradition commune que l’on
peut faire remonter au moins jusqu’à Thabit ibn Qurra, et par conséquent
incite à ne pas négliger les aspects contextuels de ces textes, tant sur le plan
mathématique que philosophique.
Le thème de l’analyse et de la synthèse
Les titres des textes d’Ibn Sinan et d’Ibn al-Haytham pointent vers le
thème classique en philosophie des mathématiques de l’analyse et de la syn-
thèse, mais ils sont d’un genre nouveau en ce qu’ils montrent des analyses
en train de se faire contrairement aux analyses déjà faites que l’on peut lire
dans les ouvrages initialement rédigés en grec qui nous sont parvenus 10.
Ce thème a fait l’objet de nombreux travaux en philosophie des mathéma-
tiques et en philosophie de la logique 11, travaux qui insistent principalement
sur les aspects logiques de l’analyse et de la synthèse (réversibilité, mise en
évidence de schémas, etc...), et il ne semble pas opportun d’aborder l’étude
des trois textes concernés sous cet angle avec l’ambition d’apporter une quel-
conque contribution à ces recherches tant les considérations logiques ont été
poussées et débattues 12.
Cependant il est important pour la contextualisation de ce travail de
faire une place dans cette introduction à un tour d’horizon, même succint,
des textes de l’antiquité faisant mention du thème de l’analyse et de la syn-
thèse.
On trouve déjà des mentions de l’analyse des géomètres dans quelques
textes de l’antiquité hellénistique, les plus fréquemment cités étant ceux de
10. voir par exemple Apollonius [dP10], Archimède [Arc60], livre II, propositions 1, 3 et7 ou pseudo-Euclide [Euc93], livre XIII.
11. voir en particulier l’ouvrage de référence de Jaako Hintikka et Unto Remes [HR74].12. pour une critique des schémas proposés par Jaako Hintikka, voir les notes α et β de
mais il s’agit ici de renvois trop succints ou même de simples évocations qui
ne permettent guère de tirer des conclusions quant à la nature et au statut
de cette analyse des géomètres.
Les trois seuls textes écrits en grec dans lesquels figure explicitement une
description de ce qu’il faut entendre par analyse et par synthèse sont plus
tardifs.
Le premier est un passage de l’introduction de l’Ars Medica de Galien 15
(Pergame 129 Rome 201 ?) qui a été traduit en arabe « à la demande du ma-
thématicien Muh. ammad b. Musa » 16, un des frères Banu Musa, dans lequel
il précise ce qu’est le « cheminement » qui correspond à l’analyse :
« en ta pensée, tu fixes la chose, dans sa perfection extrême, que tu vises et
que tu cherches à connaître ; puis tu examines 17 la plus proche - sans laquelle
la chose ne peut-être ni fixée ni achevée -, puis celle qui la précède, jusqu’à
ce que tu aboutisses à la première. »
Galien indique de plus dans ce texte qu’il ne faut pas confondre « la voie
de la pensée 18 et de l’analyse », dont le cheminement qui « établit tous les
arts » vient d’être rappelé, et « la voie de l’analyse de la définition » qui
consiste en une explicitation ou en une subdivision des définitions et repose
principalement sur la capacité de « retenir par cœur et de mémoriser ».
Les deux autres consistent en quelques pages de La collection mathématique
de Pappus 19 (Alexandrie IVe siècle) et d’un passage succint des Commen-
taires sur le premier livre des Eléments d’Euclide de Proclus 20 (Byzance 412
- Athènes 485) dont on ne sait pas avec certitude si elles étaient connues des
13. par exemple [Pla11], Ménon, 86e.14. par exemple [Ari04], 1112b.15. [Gal93].16. [Ras93], page 89.17. ici Roshdi Rashed précise avoir ajouté à sa traduction les mots « la condition ».18. voir la note de traduction de Roshdi Rashed, [Gal93], page 272, note 2.19. [d’A82].20. [dL48].
7
auteurs des textes qu’il s’agit ici de commenter mais qui, en tant que rares
traces des conceptions antiques de l’analyse, ont suscité de nombreux travaux
et commentaires dont on ne rendra pas compte dans le détail.
Cependant, de façon à ne pas passer à côté d’une des retombées pos-
sibles de l’étude des trois textes des Xe et XIe siècles, il faut mentionner une
divergence dans les interprétations de la définition donnée par Pappus de
l’analyse :
« L’analyse est donc la voie qui part de la chose cherchée, considérée comme
étant concédée, pour aboutir, au moyen des conséquences qui en découlent,
à la synthèse de ce qui a été concédé ». 21
Cette divergence porte sur les mots « des conséquences », tels que les a ren-
dus Paul ver Eecke, et a donné lieu a une controverse entre commentateurs
initiée par F.M. Cornford :
« I gather from Sir T. Heath’s discussion of this passage (Thirteen Books
of Euclid, i., 138) that modern historians of mathematics - ’careful studies’
by Hankel, Duhamel, and Zeuthe, and others by Ofterdinger and Cantor are
cited - have made nonsense of much of it by misunderstanding the phrase
’the successions of sequent steps’ (τῶν ἑξῆς ἀκολούθων ) as meaning
logical ’consequences’, as if it were τὰ΄συμβαίνοντα ». 22
Jaakko Hintikka, après un tour d’horizon détaillé des différents points de vue
qui s’opposent ou se complètent 23, prolonge l’opinion de Cornford :
« We want to suggest that τὸ ἁκόλουθοv in Pappus’ description of analysis
and synthesis does not mean a logical consequence, but is a much more vague
term for wathever ’correspond to’, or better, ’goes together with’ the desired
conclusion in the premisses from which it can be deduced, perhaps in the sense
of enabling one to deduce the conclusion from them. Hence our transalation
21. [d’A82], page 447.22. [Cor32], page 47, note 1.23. [HR74], chapitre II : voir particulièrement la note 4 pour les références précises des
articles principaux des divers acteurs de ce débat.
8
’concomitant’ instead of the usal ’consequence’ ». 24
Il apparaît dès lors la possibilité d’un dépassement d’une conception stric-
tement déductive et donc réductible à des principes logiques de l’analyse,
laissant ainsi place à l’irruption du thème de l’intuition, en accord avec la
formulation de ce débat par Yvon Lafrance :
« L’analyse géométrique telle que décrite par Pappus est-elle une méthode
déductive ou intuitive ? » 25
Le thème de l’intuition
Le terme intuition 26 se trouve d’ailleurs explicitement dans les textes d’al-
Sijzi et d’Ibn al-Haytham et c’est par conséquent en vue de mieux comprendre
ce que ce terme recouvre et dans quel(s) sens il doit être interprété que la
méthodologie appliquée à la lecture des trois textes étudiés a été conçue.
Il s’agit en effet d’une tâche ardue tant le concept d’intuition peut être
et a été entendu de façons très différentes jusque parmi les auteurs contem-
porains comme le remarque Gerhard Heinzmann :
« Pour les uns, l’intuition est purement intellectuelle (Plotin), pour les autres
elle ne donne de connaissance que des objets sensibles (Duns Scotus), d’autres
encore connaissent une intuition sensible et intellectuelle (Poincaré) et, par-
fois, on l’exclut d’une connaissance philosophique (Moritz Schlick) ». 27
Les liens entre intuition et perception apparaissent clairement comme les
principaux points de divergences entre les différents points de vue, certains
24. [HR74], page 14.25. [Laf78], page 272.26. Le choix de ce terme par les traducteurs n’et pas contestable dans la mesure où le
mot arabe qu’il rend fait partie du vocabulaire philosophique.27. [Hei05], page 297.
9
tel Gödel 28 poussant très loin l’analogie entre les ces deux concepts :
« we have intuitions or mathematical perceptions that are the counterpart of
sense perceptions of the physical world ».
Dans cette optique, le premier point auquel il faudra s’attacher concerne
l’élucidation des rapports entre intuition et sensation dans les textes des Xe
et XIe siècles, en prêtant par exemple une attention pariculière aux champs
sémantiques attachés aux occurrences du terme intuition.
D’autre part le terme intuition est très souvent associé à une certaine im-
médiateté en lien avec des capacités inhérentes à celui qui en fait preuve, ou
selon les termes de Gerhard Heinzmann, elle est « supposée d’être une faculté
soustraite au processus d’apprentissage ou d’être au moins naturelle ».
Il y a ici également deux aspects qu’il faudra tenter d’éclaircir au terme de ce
travail, savoir la question de la possibilité de l’acquisition ou du perfection-
nement de l’intuition pour les auteurs du Xe et XIe siècles et la question de
l’immédiateté de son action, qui sont bien deux questions distinctes comme le
montre la proposition faite par Roshdi Rashed à ce sujet et qui sera discutée
plus loin :
« Sans doute s’agit-il d’un acte de la pensée qui saisit immédiatement l’objet
de la connaissance, formé pour n’avoir pas besoin de toutes les déductions
intermédiaires ». 29
Méthodologie employée pour la lecture des textes
Pour tenter d’apporter des réponses étayées à ces diverses questions au-
tour de l’intuition, la méthodologie adoptée dans ce travail consiste dans un
premier temps par une lecture « au premier degré », telle qu’évoquée plus
haut, des textes d’Ibn Sinan, d’al-Sijzi et d’Ibn al-Haytham, c’est à dire une
28. c’est en tout cas ainsi que James Robert Brown transcrit la pensée de Gödel dans[Bro05], page 58.
29. [Ras02a], page 695.
10
lecture accordant crédit aux mots employés par les auteurs 30, aux transitions
qu’ils effectuent ainsi qu’à la construction et à l’organisation de leurs textes.
Ensuite il s’agit de distinguer clairement les occurrences explicites dans ces
textes du terme intuition d’allusions plus ou moins directes pouvant prêter à
discussion et pouvant être imputées à une malencontreuse surinterprétation
des textes.
Pour ce qui est des occurrences explicites, il faudra en premier lieu veiller à
les situer dans le corps du texte, à prendre en compte les passages qui les
annoncent et à chercher les exemples auxquels elles renvoient directement.
Une attention particulière sera ainsi portée aux choix des constructions auxi-
liaires qui sont le lieu naturel de l’expression de l’intuition en ce qu’elles
« constituent la partie de démonstration non intégrable à des séquences d’in-
férences » comme l’énonce Hélène Bellosta 31 et qui, contrairement aux textes
grecs des « trésors de l’analyse »mentionnés précédemment, font parfois l’ob-
jet de commentaires et de déclarations d’intentions riches d’informations.
30. en gardant à l’esprit que seul un recours aux textes établis en arabe pourrait parfoislever certaines ambigüités.
31. [Bel94], page XXXVIII.
11
Préambule : le texte de Thabit ibn Qurra
Conformément à ce qui a été annoncé en introduction, l’étude des textes
d’Ibn Sinan, d’al-Sijzı et d’Ibn al-Hayhtam est précédée par un préambule
dédié à un texte de Thabit ibn Qurra intitulé Livre de Thabit ibn Qurra à Ibn
Wahb sur le moyen de parvenir à déterminer la construction des problèmes
géométriques.
Le titre de ce texte doit tout d’abord être commenté pour lui-même d’une
part car il oblige immédiatement à prendre en compte une dimension contex-
tuelle et sociale en tant que réponse à une demande d’Ibn Wahb et d’autre
part car il en existe plusieurs variantes 32 illustrant tout aussi rapidement
certains de ses aspects essentiels : Comment faut-il se comporter pour obte-
nir ce qu’on recherche de notions géométriques et Sur la cause pour laquelle
Euclide a ordonné les propositions de son livre selon cet ordre.
L’adresse du texte à l’un des membres de la famille des Banu Wahb, « fa-
mille de ministres, secrétaires d’état et homme de lettres » 33 indique en effet
que les questions dont traitent l’opuscule de Thabit ibn Qurra intéressent des
membres influents de la vie administrative et intellectuelle de l’époque, ce qui
est d’ailleurs confirmé par le fait que des philosophes importants comme al-
Kindı ont écrit des textes sur des thèmes proches 34.
L’un des titres donné au texte de Thabit ainsi que les titres des textes
d’al-Kindı montre que ces textes peuvent être considérés comme des consé-
quences des traductions en arabe de textes rédigés en grec dont la réception
et l’intégration dans une culture alors en plein essor pose de façon très natu-
relle des questions de tous ordres, et principalement d’ordre philosophique.
32. pour les références précises des différents manuscrits, voir [Ras02a], page 735.33. [Ras02a], page 688, note 2.34. Dans [Ras02a], page 687, Roshdi Rashed donne les titres de deux ouvrages d’al-
Kindı : Sur la réforme du livre d’Euclide et Sur les intentions du livre d’Euclide.
12
C’est d’ailleurs certainement parce que Thabit ibn Qurra avait une grande
connaissance des Eléments, en tant que « réviseur de la troisième traduction
arabe du livre » 35, qu’Ibn Wahb l’a interrogé en quelque sorte sur l’adéqua-
tion entre l’organisation du traité d’Euclide et l’utilisation concrète de son
contenu lors de la résolution de problèmes géométriques.
Il s’agit donc de questions que seul quelqu’un de déjà bien instruit du
contenu des Eléments est amené à se poser. C’est d’ailleurs en rappelant ce
fait que Thabit ibn Qurra débute sa réponse à Ibn Wahb en mettant en avant
le caractère « nécessaire » de l’ordre d’exposition choisi par Euclide pour celui
qui « l’étudie pour la première fois [...] jusqu’à ce qu’il l’ait compris, qu’il se
soit assuré de ce que dit et expose cet homme et qu’il ait affermi sa confiance
en lui grâce à la connaissance de la certitude de ses démonstrations ».
Pour Thabit l’exposé synthétique d’Euclide est donc clairement à but péda-
gogique, permettant au lecteur qui souhaite s’initier à la géométrie d’avoir
des bases solides et bien établies et c’est pour cela qu’« il lui a fallu avancer
ce qui devait être retardé et retarder ce qui devait être avancé ».
Cependant, et c’est là le point qui ne peut échapper au lecteur tel Ibn Wahb
qui veut aller plus loin et être capable de résoudre des problèmes de géomé-
trie, l’ordre synthétique des Eléments n’est pas adapté à ce « second état »,
il a alors besoin « d’une autre démarche » et c’est cette démarche que Thabit
ibn Qurra s’emploie à expliquer dans sa réponse à Ibn Wahb, précédant en
cela Ibn Sinan, al-Sijzı et Ibn al-Haytham.
Cette démarche consiste tout d’abord en une réorganisation des défini-
tions et des propositions selon leur « genre », terme teinté autant de flou que
d’aristotélisme, et que Thabit se propose de rendre plus explicite en l’illus-
trant par trois exemples détaillés, dans une tentative de contournement des
difficultés inhérentes à un vocabulaire trop imprécis et d’illustration de ses
35. [Ras02a], page 689.
13
propos tels que : « il trouve les notions dont les semblables sont requises par
ce qu’il cherche, à sa portée, réunies en son âme » ; ou plus loin : « il faut
établir en son âme et appeler en son esprit, parmi les principes et les notions
qui résident en cette science et grâce auxquels on peut préparer la découverte :
soit tous, soit ceux d’entre eux qui sont possibles ».
Enfin, avant de déployer les trois exemples qu’il a choisi et qui portent sur des
résolutions de triangles ayant chacun pour objectif d’être « un modèle auquel
on se conforme », Thabit ibn Qurra propose une classification des questions
mathématiques donnant une version parmi toutes des diverses classifications
entre problèmes et théorèmes 36 .
Ce rapide survol du texte de Thabit Ibn Qurra permet ainsi d’établir
plusieurs points qu’il ne faudra pas perdre de vue lors du commentaire des
textes de ses successeurs, en premier lieu un aspect contextuel dû à la ré-
ception et à l’intégration des textes mathématiques écrits en grec (des textes
d’Apollonius et d’Archimède par exemple), ensuite un aspect social lié au fait
que ces questions occupent non seulement quelques mathématiciens mais une
partie non négligeable des intellectuels de cette période, et donc également
le fait que ces textes s’adressent à des lecteurs déjà bien instruits de géomé-
trie et des mathématiques contemporaines désireux de dépasser le stade de
l’apprentissage et de la mémorisation pour passer à un « second état » leur
permettant de mener à bien des recherches par eux-mêmes.
36. le caractère instable de ces classifications ainsi que leur faible influence sur les textesqu’il s’agit ici d’étudier incite tant pour des raisons d’efficacité que de place à ne pasreprendre dans le détails ces distinstions très subtiles et d’une grande complexité. Onpourra voir par exemple la remarque d’Hélène Bellosta pages VIII et IX ainsi que sa note20.
14
1 Le texte d’Ibn Sinan
L’œuvre d’Ibn Sinan
Ibn Sinan expose les motivations et la place que l’on doit accorder à son
Traité sur la méthode de l’analyse et de la synthèse dans les problèmes de
géométrie dans un court opuscule autobiographique intitulé Inventaire des
questions résolues en géométrie et en astronomie 37 dans lequel il recense et
détaille le contenu des textes qu’il a publiés avant 934 (selon [RB00], page
3).
Il y indique que ce Traité sur la méthode de l’analyse et de la synthèse dans
les problèmes de géométrie constitue la partie théorique d’un triptique dé-
dié au thème de l’analyse et de la synthèse, les deux autres textes le com-
posant étant un traité perdu sur Les cercles tangents et une anthologie de
problèmes 38, cette dernière appartenant de fait à ce nouveau genre de rédac-
tions mathématiques apparu au Xe siècle 39, ainsi que des indications quant
à l’ordre selon lequel le lecteur, ou plutôt « l’étudiant », doit pénétrer dans
son œuvre s’il veut en tirer le meilleur profit :
« qu’ils [les étudiants] avancent progressivement du livre sur les cercles
tangents dans lequel la plupart des problèmes sont faciles, au livre dans le-
quel se trouvent la règle de l’analyse et de la synthèse et le reste, enfin à ce
livre [L’anthologie de problèmes] difficile où l’analyse est abrégée.
Le Traité sur la méthode de l’analyse et de la synthèse dans les problèmes
de géométrie est donc conçu comme un ouvrage théorique à vocation péda-
gogique dans lequel Ibn Sinan distingue et définit trois types d’analyse, la
véritable analyse, l’analyse abrégée des géomètres et l’analyse des géomètres
« dans laquelle on fait attention », laissant explicitement entendre que la vé-
ritable analyse est celle telle « qu’il n’y ait plus aucune différence entre son
37. [Bel94], pages 122 à 127.38. [RB00], pages 581 à 759.39. selon les auteurs de [RB00], page 435.
15
analyse et sa synthèse » 40 de façon à rejoindre l’analyse « qui est utilisée dans
les autres sciences » 41, et qui est peut-être cette « analyse de la définition »
que mentionne Galien.
D’une part il indique par là qu’un des objectifs de son texte est de faire
œuvre de théoricien de la démonstration selon le qualificatif employé par les
auteurs de [RB00] 42, et les travaux d’Hélène Bellosta 43 à ce sujet permettent
de circonscrire de façon très poussée cet aspect du texte d’Ibn Sinan, mais on
peut tout de même s’interroger sur le fait qu’il affirme qu’une analyse bien
menée doit être l’inverse exact de la synthèse alors que le problème 39 de sa
propre anthologie de problèmes constitue un exemple d’analyse bien menée
dont la synthèse est impossible.
D’autre part ceci montre qu’en sus de l’affirmation réitérée du caractère pé-
dagogique de son texte, Ibn Sinan conçoit celui-ci comme un élément d’un
débat interne à la communauté de savants à laquelle il appartient, ce qui
apparaît d’ailleurs indubitable de part la seule formulation de la quatrième
partie de son texte : « réponse à ceux qui critiquent l’analyse telle qu’elle est
habituellement pratiquée par les géomètres » commme l’indique la note 37
page 204 : « ceci laisse entendre que le thème de l’analyse et de la synthèse
avait été, ou était, un thème de discussions et de controverses dans le milieu
des mathématiciens et des philosophes », rejoignant ici un des aspects du
texte de Thabit Ibn Qurra évoqué en préambule à cette partie.
classification et détermination
L’aspect principal sur lequel Ibn Sinan insiste est celui de la classifica-
tion des problèmes 44 qui « ne fait intervenir que les critères logiques que
40. [iS00], page 216.41. [iS00], page 154.42. [RB00], page 22.43. voir par exemple les notes complémentaires de [Bel94], pages LXXII à LXXV, ainsi
que la mise en évidence des différents types d’inférences à la page XXXVII.44. on ne revient pas ici sur le type de problèmes considérés par Ibn Sinan en lien avec
sa vision de la distinction entre constructions, résolutions et théorèmes (voir [iS00], page
16
sont le nombre des solutions, le nombre des hypothèses, leur compatibilité
et leur éventuelle indépendance » pour reprendre les mots des auteurs de
[RB00](page 30), classification résumée très clairement par Hélène Bellosta 45 :
1. problèmes dont les hypothèses et les conditions sont suffisantes ;
(a) problèmes vrais ;
(b) problèmes impossibles ;
2. problèmes dont il est nécessaire de modifier les hypothèses ;
(a) problèmes avec discussion ;
(b) problèmes indéterminés ;
i. problèmes indéterminés proprement dits ;
ii. problèmes indéterminés avec discussion ;
(c) problèmes surabondants ;
i. problèmes indéterminés auxquels on a ajouté une hypothèse ;
ii. problèmes avec discussion auxquels on a ajouté une hypo-
thèse ;
iii. problèmes vrais auxquels on a ajouté une hypothèse.
Ici encore la structure et la cohérence de cette classification ont déjà fait
l’objet de commentaires approfondis et méticuleux, en particulier de la part
des auteurs de [RB00], dont on se contentera ici de faire mention car ils
concernent surtout les aspects logiques ce celle-ci, mais plusieurs remarques
d’ordre historique et philosophique doivent cependant être reprises ou for-
mulées ici principalement afin de poser des jâlons importants pour la suite
de ce travail.
La première concerne l’établissement dans cette classification de la catégo-
rie des problèmes avec discussion qui jusqu’alors ne semblaient pas avoir fait
100) dont on a déjà évoqué plus haut le caractère non figée entre les différents auteurs etdont la prise en compte ferait trop largement sortir du cadre de ce travail.
45. [Bel94], page XVIII
17
l’objet d’une terminologie nouvelle comme le mentionne Hélène Bellosta 46
qui contribue à donner à ces problèmes « un statut bien défini et individua-
lisé ».
Cette nouveauté taxinomique peut être mise en rapport avec l’actualité de ces
problèmes avec discussion au Xe siècle « puisqu’une bonne partie des équations
du second degré que résolvent les algébristes contemporains d’Ibn Sinan entre
dans cette catégorie, la discussion des conditions d’existence d’une solution
de ces équations se faisant sur le modèle qu’indiquera Ibn Sinan lorsqu’il en
fera l’analyse et la synthèse » 47, et d’ailleurs l’exemple d’analyse choisi pour
illustrer les problèmes avec discussion « partager une droite en deux parties
telles que le produit de l’une par l’autre soit égal à une surface connue » 48
impose, via la théorie des équations du second degré (discriminant non né-
gatif), de considérer la condition « que la surface connue ne soit pas plus
grande que le quart du carré de la droite ».
La seconde remarque concerne la notion de problèmes indéterminés aux-
quels il semble naturel en première lecture de faire correspondre les problèmes
géométriques de recherche de lieux, or l’étude détaillée des exemples de tels
problèmes dans l’œuvre d’Ibn Sinan conduite par les auteurs de [RB00] les a
amené à établir un tout autre constat :
« Tout se passe comme si, pour lui, le terme de ’problème indéterminé’ réfé-
rait à un tout autre domaine que celui de la géométrie ; or cette terminologie
fait son apparition chez Abu Kamil dans la seconde moitié du IXe siècle, et
dans un domaine bien précis des mathématiques, celui de l’analyse diophan-
tienne indéterminée, ce que ne pouvait ignorer Ibn Sinan, et c’est manifes-
tement de ce type de problème que sa classification entend rendre compte » 49.
préalable quand, comment, et de combien de manières un problème est pos-
sible » 53, passage à propos duquel Paul Ver Eecke fait état d’un doute quant à
l’authenticité parmi les historiens : « La phrase mise entre crochets étant hors
de sujet, est considérée par Hultsch comme ayant été interpolée (F. Hultsch,
Pappi Alexandrini Collectiones, Berolini 1876, vol II, pages 636, ligne15) ».
Bien sûr le fait qu’Ibn Sinan considère l’analyse comme un outil essentiel
à la détermination du genre d’un problème selon sa classification, différente
de celle de Pappus mais que l’on peut rapprocher d’une classification figu-
rant chez Proclus 54, ne remet pas en question le doute de Hultsch, mais par
contre cette utilisation de l’analyse par Ibn Sinan affaiblit considérablement
l’affirmation de Ver Eecke indiquant ce passage comme « étant hors de sujet ».
Cependant bien qu’Ibn Sinan affirme à de nombreuses reprises le caractère
méthodique de la démarche qu’il expose, il met en garde son lecteur contre
l’illusion de facilité et d’évidence et spécifie très clairement que la maîtrise de
l’analyse ne s’acquiert et ne se développe que par la pratique et l’exercice :
« il est en effet possible que chacune de ces classes se rencontre dans des
problèmes ardus, peu clairs, dont l’objet ne se laisse deviner que par celui qui
est expérimenté, après qu’il les ait longuement médités » 55.
L’analyse en train de se faire
La deuxième partie de son Traité sur la méthode de l’analyse et de la
synthèse dans les problèmes de géométrie porte sur un second niveau de pra-
tique de l’analyse, c’est à dire sur l’analyse concrète de problèmes ayant pour
objectif leur résolution et non la détermination de leur genre, analyse dont il
fournit la définition suivante : « l’analyse du géomètre est ce qui le conduit à
faire en sorte que la chose qu’on lui demande dans le problème soit dans des
53. [d’A82], page 478.54. voir la comparaison établie par Hélène Bellosta dans [Bel94], page XIV, note 38.55. [iS00], page 112.
20
termes donnés » 56.
Cette définition fait immédiatement écho au passage tant débattu du
texte de Pappus dont le point central rappelé en introduction portait sur
le caractère exclusivement logique ou non des étapes successives suivies lors
de l’analyse d’un problème. En effet si l’on s’en tient au point de vue lo-
gique, il est pour le moins surprenant qu’un adepte du vocabulaire de la
logique comme Ibn Sinan choisisse dans la définition centrale de son texte les
termes « ce qui le conduit à faire en sorte que » pour décrire cette succession
d’étapes, et il semble plus vraisemblable de supposer que pour le praticien
de l’analyse qu’est Ibn Sinan cette dernière ne peut être ramenée à une suite
d’inférences, hypothèse encore étayée plus loin lorsqu’il affirme que pour me-
ner à bien l’analyse, « tu as seulement besoin de relier de façon continue et
successive tes opérations les unes aux autres » 57.
Cette première impression est d’ailleurs confirmée par la description don-
née par Ibn Sinan du processus suivi par l’analyste 58 : « Les géomètres par-
viennent à cela en regroupant toutes les données du problème, en les combi-
nant les unes aux autres, en utilisant celles des propositions de géométrie déjà
démontrées, chacune d’elles dans le problème où il est approprié de l’utiliser
et qui lui convient et auquel elle est nécessaire ; et ils examinent ce qui en
découle nécessairement, jusqu’à ce qu’ils soient amenés au fait que le terme
qui permet de résoudre le problème [...] soit finalement donné ». 59
En effet Ibn Sinan décrit ici deux phases distinctes et si la seconde est
bien réductible à un enchaînement de déductions logiques (« ce qui en dé-
coule nécessairement ») il n’en est clairement pas de même de la première
56. [iS00], page 114.57. [iS00], page 156.58. selon la note 39, page 222 de [iS00], il semblerait qu’Ibn Sinan soit à l’origine de ce
substantif.59. [iS00], page 114.
21
dans laquelle il faut « regrouper » et « combiner » les données puis utiliser des
propriétés « appropriées », termes dont il est difficile et important de cerner
ce qu’ils recouvrent pour Ibn Sinan.
On peut immédiatement s’interroger quant aux critères selon lesquels l’ana-
lyste est censé procéder au regroupement des données qui sert de point de
départ à la résolution d’un problème, et une lecture attentive du vocabulaire
employé par Ibn Sinan peut donner quelques indications. Il utilise en effet
des termes à connotation « métrique » 60 tels que « proches », « voisines »,
« qui s’en rapprochent » associés à des termes tels que « semblables » ou « de
même genre », ce qui semble indiquer une réorganisation des données et des
propositions selon une certaine proximité de nature que l’étude des exemples
nécessitant une utilisation active de cette classification permet de préciser.
Il s’agit d’exemples pour lesquels une simple exploitation logique des don-
nées s’avère insuffisante qui nécessitent ainsi un recours à quelque chose de
plus, que l’on peut peut-être qualifier d’intuition même si ce terme n’est pas
employé explicitement dans ce texte par Ibn Sinan, et qu’il introduit de la fa-
çon suivante : « il se peut que tu trouves, au début de l’analyse, que ce que tu
veux faire est connu de position, de grandeur ou de forme, sinon, tu ajoutes
à cela des opérations que tu fais, tu déplaces les données et les conditions du
problème d’une chose à l’autre, jusqu’à ce que tu parviennes à la chose que
tu veux faire » 61.
Avant de revenir sur les deux gestes préconisés par Ibn Sinan dans ce passage
pour débloquer une situation logiquement inextricable, à savoir les « ajouts
d’opérations » et les « déplacements de données et de conditions », il faut pré-
ciser ce qu’il faut entendre par « opérations » en citant une note de traduction
60. On emploie ici ce terme avec des guillemets car il ne s’agit bien entendu pas d’unemétrique au sens propre mais davantage d’une métaphore, au risque de tomber dans un tra-vers dénoncé avec conviction par Jean-Paul Allouche dans un texte paru récemment dansla Gazette des mathématiciens où il critique les tentatives de mesurer le non-mesurable« de manière plus insidieusement scientiste ensuite avec l’explosion de toutes sortes de
métriques, pour essayer de réaliser cet oxymore ’ quantifier la qualité’ », voir [All13].61. [iS00], page 154.
22
importante : « Nous traduirons dans ce contexte a‘mal par ’opérations’, ce
qui désigne à la fois les constructions et les démonstrations » 62.
Ibn Sinan, dans aucun des exemples d’analyse qu’il propose pour illustrer
son discours, ne revient sur ce qu’il faut entendre par « tu déplaces les don-
nées et les conditions du problème d’une chose à l’autre », instruction qui
semble d’ailleurs plus proche de la question de la détermination de la nature
du problème que de sa résolution pour laquelle il semble accorder une place
centrale à la seule notion d’« ajouts ».
Un exemple est explicitement donné par Ibn Sinan pour illustrer ce point et
pour faire « voir comment adjoindre » 63, il s’agit du problème dont l’énoncé
est le suivant : « construire sur une droite connue un triangle tel que la hau-
teur abaissée sur la droite connue soit égale à une autre droite connue, et que
le produit des deux côtés restants, l’un par l’autre, soit connu » 64.
bB
bA
c
d
Ibn Sinan indique immédiatement à l’étudiant qu’il s’agit ici du type de
problèmes pour la résolution desquels un « ajout » est nécessaire en répétant
l’instruction mentionnée plus haut ainsi que la possibilité d’une insuffisance
des seules inférences à partir des données : « Nous avons dit : si les données
et les conditions du problème ont été réunies, et qu’il n’en découle pas que la
chose demandée soit connue, adjoins-leur alors des théorèmes et des propo-
siotions semblables au sujet que tu considères » 65.
Si, tel l’étudiant d’Ibn Sinan, l’on veut comprendre ce que l’auteur tient à
transmettre, il faut donc être particulièrement attentif tant à ses mots qu’à
ses actions dans le paragraphe qui suit ce rappel, et en effet on trouve im-
médiatement une clarification quant aux critères à employer pour effectuer
les bons « ajouts », qui ne peuvent bien sûr être décrits de façon positive car
cela nécessiterait une classification de type partition qui est hors d’atteinte,
clarification qui constitue le passage clé du texte d’Ibn Sinan sur ce point et
qu’il convient de restituer jusqu’au geste mathématique qui en résulte :
« il est clair qu’il n’est pas nécessaire d’adjoindre au sujet qui nous concerne
de théorème portant sur le cercle, ni de théorème portant sur le carré, attendu
que nous n’avons aucun des deux ; nous devons seulement utiliser celles qui
sont semblables à ce qui nous occupe ou qui s’en rapprochent, et qui sont
telles qu’il soit possible qu’il résulte d’elles et de cela une proposition.
Nous disons par exemple : si nous imaginons que la hauteur du triangle AEB
est EG, elle est alors égale à c qui est connue, par conséquent le produit
de EG par EB est connu ; si nous imaginons que nous avons mené une
autre hauteur, BH... ».
bB
bA
b
EB ×EA = d
bE
bG
b
bH
Une fois cet « ajout » fait, la résolution du problème initial se réduit à
une succession d’inférences logiques utilisant les données ainsi augmentées du
65. [iS00], pages 160 et 162.
24
problème et des théorèmes de géométrie issus principalement des Eléments,
c’est à dire que le fait de construire une autre hauteur que celle mentionnée
dans l’énoncé a permi de se ramener à un problème ne nécessitant plus d’écart
à la logique pour qui est familier des résultats de géométrie bien établis, à
condition que celui-ci considère en priorité les propositions en rapport avec la
nature de la figure étudiée, récapitulées par Ibn Sinan lors du bilan qu’il tire
de cette analyse : « du fait que la surface ABE est un triangle, nous avons
utilisé à ce sujet nombre de propositions concernant le triangle » 66 qu’il énu-
mère ensuite.
Cet exemple permet donc de mieux distinguer les critères que l’analyste
doit prendre en compte durant la première phase de l’analyse et particuliè-
rement lorsque cette première phase a obligation de permettre d’enrichir les
données disponibles pour dépasser une insuffisance initiale, critères qui s’ap-
puie donc essentiellement, à la vue de l’unique exemple proposé et détaillé
par Ibn Sinan pour illustrer ce point précis, sur une sorte d’atlas des différents
genres d’objets mathématiques avec des recouvrements entre les différentes
cartes aux contours flous que seule la pratique et l’expérience permettraient
de rendre exploitable.
Pour illustrer la difficulté de la mise en œuvre des conseils d’Ibn Sinan il
suffit de considérer un autre exemple d’analyse que celui fournit dans lequel il
ne fait pas l’effort pédagogique d’expliquer comment il choisit son « ajout »,
exemple dont voici l’énoncé :« comment construire deux droites telles que la
différence entre le carré de l’une et le carré de l’autre soit égale à une surface
connue a, et que le produit de l’une par l’autre soit égal à une surface connue
b » 67
Comme dans l’exemple étudié plus haut, les données s’avèrent insuffisantes
66. [iS00], page 164.67. [iS00], page 186.
25
pour permettre de mener l’analyse à son terme sans « ajout », mais cette fois
il est bien difficile de faire le lien entre le choix d’Ibn Sinan et la nature des
données du problème :
« Que l’analyse de ce problème soit ainsi : nous avons trouvé les deux droites,
et ce sont CE et ED, la différence entre le carré de CE et le carré de ED est
égal à la surface a, et le produit de l’une de ces droites par l’autre est égal
à la surface b ; supposons que ces deux droites entourent un angle
droit... » 68.
Cet « ajout » est en lien avec les notions d’angle, d’orthogonalité, voir de tri-
angle, mais aucune de ces notions ne figurent explicitement dans l’énoncé du
problème, et bien qu’elles soient peut-être proches pour Ibn Sinan de l’ajout
choisi, cette proximité ne revêt pas de caractère d’évidence contrairement à
la situation rencontrée dans l’exemple précédent et utilisé pour illustrer les
propos de l’auteur.
Conclusion
De l’étude du Traité sur la méthode de l’analyse et de la synthèse dans
les problèmes de géométrie d’Ibn Sinan, il ressort tout d’abord qu’il s’agit
d’un texte s’inscrivant dans une époque où les mutations aussi diverses que
profondes des mathématiques entraînent des débats ne touchant pas les seuls
géomètres en particulier dans le domaine de la théorie de la démonstration
comme le note Roshdi Rashed : « les questions logiques et architectoniques
touchant à la démonstration se sont multipliées, sous l’effet de l’intensité
sans précédent de la recherche géométrique ».
Ceci est sans doute en relation avec le fait que le texte d’Ibn Sinan porte
davantage sur des thématiques que l’on peut rapprocher de la théorie de la
démonstration que sur des préoccupations en lien avec le thème philosophique
de l’intuition.
68. [iS00], page 186.
26
Cependant Ibn Sinan pointe à deux niveaux la nécessité d’un dépassement
du point de vue logique, et par conséquent ouvre la voie à autre chose : le
premier niveau concerne la détermination du degré de difficulté du problème
et de son genre dont dépend l’analyse mais qui en est une finalité ; le second
niveau concerne la résolution d’un problème lorsque l’exploitation purement
logique des donnés ne permet pas de mener l’analyse à son terme.
Il est intéressant de noter que pour ces deux aspects Ibn Sinan emploie les
mêmes termes, en particulier celui d’« ajout » qu’il utilise tant pour signi-
fier qu’il faut ajouter ou retrancher des hypothèses ou des conditions à un
problème que pour désigner les « opérations » que le géomètre doit effectuer
pour débloquer une situation, et qu’il semble ainsi considèrer ces deux ni-
veaux comme deux faces de l’analyse dont il ne mentionne à aucun moment
une éventuelle dualité.
Dans le cadre de ce travail c’est surtout aux enseignements que l’on peut
tirer du second aspect que l’on doit s’attacher, enseignements que l’on peut
tirer principalement de la volonté d’Ibn Sinan d’illustrer son discours par des
exemples commentés et au caractère pédagogique fortement affirmé.
On peut ainsi lire sous la plume d’Ibn Sinan que le principal critère qui per-
met d’effectuer des « ajouts » judicieux consiste à disposer d’une classification
des données et des propositions selon leur nature ou leur genre, rejoignant et
précisant par là l’impératif de réorganisation des connaissances géométriques
formulée par son aïeul Thabit Ibn Qurra, et que c’est l’imprécision même de
cette classification (bien qu’il ne l’avoue pas) qui justifie la nécessité du travail
et de l’exercice car seule la pratique assidue de l’analyse et la confrontation
à des problèmes ardus et à des exemples variés peut permettre à l’étudiant
d’acquérir l’habileté nécessaire.
27
2 Le texte d’al-Sijzı
l’œuvre d’al-Sijzı
Il a déjà été fait mention en introduction qu’en tant que copiste de manus-
crits des textes de Thabit Ibn Qurra et d’Ibn Sinan étudiés plus haut, al-Sijzı
en avait une connaissance de première main. Mais si ses travaux de copiste
sont d’importance, en particulier du point de vue de l’histoire des mathé-
matiques, et ont déjà été reconnus comme tels, l’établissement récent de ses
propres textes mathématiques commence seulement à dévoiler leur grande
richesse et une profonde originalité 69 comme l’indique la présentation qu’en
fait Roshdi Rashed en introduction de [RC04] : « Géomètre fécond, il a laissé
une œuvre considérable - une cinquantaine de traités - et une correspondance
scientifique 70, tout aussi importante, avec les mathématiciens de l’époque ».
De part cette œuvre à deux facettes, celle du copiste et celle du géomètre,
il est naturel de percevoir d’emblée l’œuvre d’al-Sijzı comme inscrite dans
une (ou plusieurs) tradition(s) et ses travaux sur les coniques montrent une
grande proximité avec certains centres d’intérêt d’Ibn Sinan 71 tout comme
le texte Pour aplanir les voies en vue de déterminer les propositions géo-
métriques qui fait écho en bien des points à celui d’Ibn Sinan, mais il faut
toutefois affirmer que ses travaux sont bien davantage que de simples com-
mentaires de ceux de ses prédecesseurs, en un sens que la comparaison des
textes de philosophie des mathématiques d’al-Sijzı et d’Ibn Sinan permettra
plus loin de mieux appréhender.
En plus des nombreux textes traitant de géométrie qu’il a produits, en
69. voir en particulier [Cro10], page 54, où Pascal Crozet indique que ce sont dans lesécrits d’al-Sijzı que l’on « trouve le premier texte connu ou non seulement les transforma-
tions sont désignées par un terme générérique, mais encore où l’on reconnaît explicitement
leur usage en tant que méthode ».70. voir par exemple [Anb79], page 137, note 11.71. comme le remarque Roshdi Rashed dans [RC04], page 105.
28
particulier sur le tracé des sections coniques, qui constituent la majeure par-
tie de ses travaux, Al-Sijzı a également écrit une anthologie de problèmes 72
traitant de thèmes de théorie des nombres, et des Démonstrations de l’ou-
vrage d’Euclide sur les Eléments, pour le développement et l’exercice dont
les titres suffisent à déceler l’importance qu’il accorde à la transmission et à
l’apprentissage.
C’est d’ailleurs dans cette veine que se classe aussi son traité Pour aplanir les
voies en vue de déterminer les propositions géométriques étendant la volonté
pédagogique à peine esquissée dans le texte d’Ibn Sinan, et laissant de côté
les débats, peut-être moins virulents chez les contemporains d’al-Sijzı que
chez ceux d’Ibn Sinan, sur des thèmes liés aux subtilités logiques de la mé-
thode de l’analyse et de la synthèse auxquels il ne fait que de brèves allusions.
devenir un géomètre distingué
Le texte d’al-Sijzı s’ouvre par un paragraphe capital dans lequel l’auteur
expose avec conviction ce qui peut être considéré comme son credo, para-
graphe qui détermine l’angle sous lequel on doit aborder cet exposé singulier
et qu’il est important, malgré sa longueur, de rendre en intégralité et ce afin
d’avoir sous les yeux des clés de lecture indispensables pour la suite :
« D’aucuns pensent qu’il n’y a aucun moyen de connaître les théorèmes
au cours de la détermination en multipliant la déduction, en s’y exerçant,
en l’apprenant et en étudiant les fondements de la géométrie, si l’on n’a une
puissance naturelle innée qui permette de s’affermir dans la déduction des
propositions, car de l’apprentissage et de l’exercice on ne tirera rien de suffi-
sant. Or il n’en est rien. Parmi les hommes, en effet, il y en a qui sont natu-
rellement doués et ont une bonne puissance pour déterminer les propositions,
sans avoir beaucoup de science ni s’être appliqués à apprendre ces choses ;
72. voir [RC04], page 56.
29
les autres sont ceux qui se sont appliqués et apprennent les fondements et
les méthodes, sans disposer d’une bonne puissance naturelle. Mais lorsque
l’on a une puissance naturelle innée, qu’on s’applique à l’apprentissage et
qu’on l’exerce, alors on est vainqueur et distingué. Quand en revanche on
n’a pas cette puissance parfaite, mais qu’on s’applique et qu’on apprend, on
peut se distinguer grâce à l’apprentissage. Quant à celui qui a la puissance et
n’apprend pas les fondements ni ne pratique les constructions géométriques,
celui-là n’en tire aucune sorte de profit. S’il en est ainsi, celui qui croit que
la déduction en géométrie ne peut s’opérer que grâce à une puissance innée,
sans apprentissage, sa croyance est erronée ». 73
La première remarque que suscite ce passage est qu’il se présente im-
médiatement comme une tentative de réfutation d’une thèse qu’al-Sijzı juge
irrecevable, et dont la force avec laquelle il assène son point de vue indique
qu’elle devait non seulement avoir cours parmi ses contemporains mais être
très répandue, voire considérée comme une vérité première.
Cependant contrairement aux préoccupations logico-philosophiques d’Ibn Sinan,
la prise de position d’al-Sijzı ne concerne pas au premier plan la structure
ou l’essence des mathématiques mais la possibilité de leur acquisition, et par
conséquent semble bien s’adresser davantage à des étudiants qu’à ses pairs.
En effet l’auteur produit en un seul passage deux arguments en direction de
deux types d’étudiants distincts, d’une part l’étudiant considéré (ou qui se
considère) comme ayant un fort potentiel, une « puissance naturelle innée »,
qui risque de tomber dans le travers du manque de travail, et d’autre part
l’étudiant moins talentueux et conscient de ne pas étre doué d’une « puissance
parfaite » qui lui risque de se décourager s’il ne croit pas en la possibilité de
« se distinguer » en raison de ses dispositions plus modestes.
Mais derrière le caractère pédagogique de ce paragraphe introductif du
73. [AS02], page 766.
30
texte d’al-Sijzı se dévoile l’affirmation d’une conviction profonde de l’auteur,
maintes fois réitérées dans la suite du texte, de la possibilité d’acquérir les
qualités nécessaires à une pratique de la géométrie, y compris à un niveau
d’excellence, ce qui implique que toutes ces qualités, sans exception aucune,
sont susceptibles d’être d’abord transmises par un maître et ensuite assimi-
lées par un étudiant, et c’est à cette transmission que ce traité Pour aplanir
les voies en vue de déterminer les propositions géométriques est tout entier
dédié.
Or il se trouve que l’auteur produit une liste, qu’il affirme exhaustive, des
« méthodes de découvertes en cet art » qu’il se propose même d’« énumérer
isolément » 74 dont il considère indubitablement, sauf à supposer une totale
incohérence entre l’exposé de son credo en introduction et le corps du texte,
qu’aucun des éléments ne revêt de caractère irréductible à l’acquisition par
qui n’en serait pas en possession de façon innée, et il est par conséquent
remarquable que ce soit dans cette liste que l’on touve la première mention
explicite du terme « intuition ».
La liste établie par al-Sijzi comporte sept points que l’auteur affirme avoir
isolés les uns des autres et qu’il convient donc de considérer comme tels si
l’on veut espérer saisir ses intentions et comprendre quelles sont ses vues.
Cependant il ne s’agit pas là d’une tâche aisée tant il semble que le vocabu-
laire utilisé par l’auteur n’est pas fixé comme l’indique la présence du mot
« habileté » aux premier et troisième points de la liste ou celle des « procé-
dés ingénieux » aux troisième et dernier, et il s’avère donc que l’on ne peut
pas faire l’économie d’un commentaire détaillé de cette liste, dont voici le
contenu :
« La première c’est l’habileté, la pensée, et le fait de convier à l’esprit les
74. [AS02], page 772.
31
conditions qu’il faut ordonner.
La seconde, acquérir les théorèmes et les lemmes de façon exhaustive.
La troisième, poursuivre leurs méthodes d’une manière exhaustive, correc-
tement, afin de ne pas s’appuyer seulement sur les théorèmes, les lemmes,
leurs constructions et leur ordre, que nous avons mentionnés, mais de leur
adjoindre l’habileté, l’intuition et les procédés ingénieux. Le pivot de cet art
en effet concerne la nature des procédés ingénieux et non pas seulement la
pensée, mais aussi le caractère naturel de ceux qui s’exercent, s’entraînent,
s’ingénient.
La quatrième, connaître ce qu’ils ont en commun, leurs différences et leurs
propriétés. En effet, leur ressemblance et leur opposition, sont, selon cette
doctrine, autres que l’énumération des théorèmes et des lemmes.
La cinquième, l’usage de la transformation.
La sixième, l’usage de l’analyse.
La septième, l’usage des procédés ingénieux, comme les a utilisés Héron ».
Certains des points de cette liste ne prêtent pas à confusion et c’est par
eux que l’on peut commencer de façon à asseoir le commentaire des points
plus délicats à analyser sur des bases solides.
Le second indique qu’il faut connaître parfaitement les résultats classiques de
géométrie et al-Sijzı mentionne par exemple plus loin les Coniques d’Apollo-
nius et les Eléments d’Euclide.
Le cinquième demande la maîtrise de l’usage des transformations, présenté
ici comme une méthode 75, ce qui prend acte de l’accroissement du bagage
technique nécessaire à la pratique des mathématiques mais, hormis la déli-
mitation des types de transformations selon laquelle Al-Sijzı entend ce terme
qui ne pourrait être cernée que par une étude approfondie des usages qu’il
en fait, ne pose pas de problème d’interprétation.
Il en est de même pour le sixième point et l’impératif de maîtrise de la mé-
75. c’est peut-être le passage auquel renvoie Pascal Crozet dans [Cro10], page 54.
32
thode de l’analyse considérée également comme un outil que le géomètre doit
savoir manipuler.
Le quatrième point se situe à un niveau intermédiaire, en effet s’il n’est
pas directement intelligible pour un lecteur moderne il est cependant claire-
ment à mettre en relation avec le type de réorganisation des connaissances
mathématiques prôné par Thabit ibn Qurra et détaillé par Ibn Sinan dans les
textes commentés plus haut, les « différences » et « ressemblances » pouvant
être dès lors entendues comme établies selon des critères similaires si ce n’est
identiques aux critères mis en avant par Ibn Sinan.
Le principal obstacle à l’élucidation complète de la liste d’al-Sijzı tient à
l’intrication des premier, troisième et dernier point, l’explication du troisième
constituant un objectif majeur dans le cadre de ce travail.
Un des termes qui pose problème de part son caractère vague et ambigu est
celui de « procédés ingénieux » et s’il paraît inenvisageable d’en saisir pleine-
ment le sens que lui attribuait al-Sijzı on peut tout de même raisonnablement
avancer quelques pistes en s’appuyant sur l’emploi de ce terme chez d’autres
auteurs contemporains, en particulier dans un texte d’al-Farabı où il semble
recouvrir un double aspect :
« Las ciencias de los ingenios son aquellas que dan los modos del conoci-
miento en las direcciones y los métodos en la facilidad para la invención de
esta arte y su exteriorización in actu en los cuerpos físicos y sensibles.
La ciencia de los ingenios una es aritmética, y tiene muchos respectos, y otra
es la ciencia conocida, entre nosotros por Álgebra y Mocábala y lo seme-
jante a esto » 76.
Il ne s’agit bien entendu pas d’inférer qu’al-Sijzı reprend cette description
d’al-Farabı, mais la distinction entre des procédés ingénieux pratiques et des
procédés ingénieux théoriques semble pouvoir être une hypothèse crédible,
76. [AF53], pages 51 et 52.
33
le septième point pouvant éventuellement faire référence à la conception de
dispositifs in actu tel « le tracé sur de la soie ou du papier, ou la pesée »
qu’il mentionne explicitement 77 alors que le troisième point semble se réfé-
rer à des dispositifs théoriques tels le recours à l’algèbre, peut-être évoqué
lorsqu’il renvoie à celui « qui utilisait dans leur recherche les nombres et la
multiplication », ou encore l’élaboration de constructions auxiliaires.
Cette interprétation semble compatible avec la construction grammaticale du
troisième qui montre une opposition entre d’une part l’utilisation exclusive
(« s’appuyer seulement ») des données et des propositions qui leurs sont liées
et d’autre part l’exploitation de leur potentialité implicite (« poursuivre leurs
méthodes de manière exhaustive ») qui nécessite de « leur adjoindre l’habileté,
l’intuition et les procédés ingénieux », un triplet qui semble ici être conçu par
l’auteur comme décrivant ce qui permet de dépasser les éventuelles impasses
auxquelles le géomètre serait confonté.
En effet, et contrairement à la concision avec laquelle sont rédigés les six
autres points, Al-Sijzı insiste ensuite sur l’aspect central du rôle des « pro-
cédés ingénieux », terme que l’on peut ici entendre comme un représentant
du triplet ci-dessus, en parlant du « pivot de cet art », et si cette lecture est
correcte l’opposition avec la « pensée » renvoie ce dernier terme à l’utilisation
exclusive des suites d’inférences et des seules ressources logiquement exploi-
tables contenues dans le problème.
La mention de la « pensée » dans le premier point de la liste des méthodes
établies par al-Sijzı peut donc être interprétée comme la demande de sa part
de la maîtrise préalable des règles de la logique et de la capacité à mener des
raisonnements strictement déductifs.
Deux aspects de cette liste restent cependant difficiles à faire entrer dans
le schéma qui semble se dégager : d’une part la mention de « l’habileté » dans
le premier point de la liste et d’autre part celle de l’influence du « caractère
77. [AS02], page 772.
34
naturel » du géomètre dans le troisième point.
On est bien entendu en droit d’espérer à ce stade que l’étude du corps du texte
d’al-Sijzı et des exemples par lesquels il entend illustrer ses propos apporte
des confirmations des hypothèses formulées plus haut et des éclaircissements
quant aux deux aspects qui viennent d’être évoqués, mais avant cela on peut
tout de même risquer une piste concernant l’emploi du terme « habileté »
dans le premier point en s’appuyant sur les résultats tirés de l’étude du texte
d’Ibn Sinan.
En effet ce texte a mis en évidence l’existence d’un double niveau d’utilisa-
tion du terme « analyse » chez Ibn Sinan, un premier niveau renvoyant à la
détermination de la nature du problème et de son degré de difficulté alors
qu’un second niveau correspond davantage au mécanisme mis en œuvre dans
le cours de la résolution de ce problème, et le fait que l’habileté figure dans le
premier point au même titre que « le fait de convier à l’esprit les conditions
qu’il faut ordonner » et dans le troisième point dans un passage décrivant
le cœur de la résolution d’un problème peut indiquer une certaine pérennité
d’une dualité dans les conceptions des auteurs sur les processus à l’œuvre ou
à mettre en œuvre lors du traitement d’un problème, et ce malgré le caractère
mouvant du vocabulaire philosophique avec lequel ils tentent de faire passer
leurs vues.
C’est d’ailleurs sans doute parce qu’il est conscient des limites inhérentes à
l’imprécision des termes qu’il est contraint d’employer qu’al-Sijzı, tout comme
Ibn Sinan avant lui, affirme la nécessité de passer du stade du « discours sur »à
celui de l’illustration par une série d’exemples choisis pour permettre à son
lecteur de s’impreigner de ce qu’il veut transmettre comme il le dit d’ailleurs
selon une formulation très heureuse :
« Dans cet art, en effet, on parle selon l’une des deux manières : l’une est
une parole inconditionnée, selon la voie de la fantaisie et de l’imagination ; la
seconde est un exposé exhaustif, selon la voie de l’exhibition et de la présen-
35
tation d’exemples, afin qu’on les sente et qu’on les saisisse parfaitement » 78.
intuition et gestes associés
L’importance donnée par al-Sijzı au troisième point de sa liste des « mé-
thodes de découverte dans cet art » tant par la place centrale qu’il y oc-
cupe (« le pivot ») que par les précisions qu’il a jugé nécessaire d’y apporter,
bien plus fournies que l’explication des critères de comparaison incorporée à
l’énoncé du quatrième point, justifie que le premier exemple qu’il utilise pour
rendre ses propos intelligibles et assimilables, ce qui est son but avoué, soit
principalement dédié à ce point précis comme l’attestent les six occurrences
du terme « intuition » auxquelles il faut ajouter une occurrence de « l’ha-
bileté » dans un sens qui appuie l’hypothèse d’une assimilation de ces deux
mots car la mention de « l’habileté et la pensée » est suivie immédiatement
d’une reprise utilisant « la pensée et l’intuition » 79 comme synonyme.
Il faut évidemment porter une grande attention à ces occurrences, à leurs
positions dans le texte, aux motivations et aux explications qui les jouxtent,
et aux actes qu’elles précèdent, annoncent ou justifient.
D’un point de vue purement factuel, il est notable, et étonnant dans un pre-
mier temps, qu’al-Sijzı ne mentionne dans cet exemple jamais « l’intuition »
(ou « l’habileté ») isolément, à l’exception de la première occurrence qui a
de fait un statut particulier, mais lui accole systématiquement la « pensée »,
ce qui peut sembler infirmer les premières conclusions obtenues lors du com-
mentaire de son discours « selon la voie de la fantaisie et de l’imagination »,
et il sera donc indispensable de se demander, une fois l’examen détaillé de cet
exemple fait, si cette contradiction apparente est profonde et invalidante, ou
si elle susceptible de s’intégrer de façon cohérente au schéma décrit plus haut.
78. [AS02], page 774.79. [AS02], page 778.
36
L’exemple choisi par al-Sijzı s’énonce comme suit : « comment trouver
deux droites proportionnelles à deux droites données dont l’une est tangente
à un cercle donné et l’autre rencontre le cercle, et telle que si on la mène
dans le cercle, elle passe par son centre ? »
A
BbH
bG
bE
bC
En accord avec l’hypothèse formulée plus haut d’un vocabulaire pouvant
être entendu à deux niveaux distincts, la première occurrence de « l’intui-
tion » suit immédiatement le constat fait par l’auteur de l’insuffisance des
données disponibles pour établir une suite d’inférences permettant de mener
à bien l’analyse du problème car « il n’y a pas dans cette figure entre les
droites GC et GE et entre la circonférence du cercle de rapports accessibles,
ni entre l’angle G et l’arc GE » :
« c’est l’intuition que j’ai mentionnée précedemment de la connaissance du
degré de leur difficulté » 80.
Or il se trouve qu’al-Sijzı ne mentionne explicitement nulle part ce type
d’intuition , sauf à considérer qu’il renvoie ici au premier point de sa liste
dans lequel figure « l’habileté » et au passage qui précède cette liste et qui
annonce ce premier point, passage où il indique qu’il « faut commencer par
méditer la question et les choses qu’on recherche » en précisant qu’il existe di-
vers type de problèmes dont il propose une classification, différente et moins
80. [AS02], page 776.
37
détaillée que celle d’Ibn Sinan, mais similaire avec celle-ci en ce qu’elle pose
en préalable la détermination de la possibilité de résolution du problème :
« En effet, ou bien la question est possible en elle-même dans la nature mais
non pour nous 81 ; ou bien il nous est impossible de la chercher, faute de
lemmes, comme la quadrature du cercle ; ou bien ses réponses sont indéter-
minées et ses exemples innombrables [...] ; ou bien ce qu’on peut déduire, mais
toutefois par de nombreux lemmes [...] ; ou bien ce pour quoi on a besoin de
l’intelligence, parce qu’il faut imaginer en un seul instant de nombreuses fi-
gures construites » 82.
Cette première occurrence de « l’intuition », occurrence dont le statut par-
ticulier a pu être noté dès la mise en évidence de son isolement, peut donc
raisonnablement être mise en relation avec la question de la détermination
préalable de la nature de la question à résoudre, sur un modèle similaire voire
ici identique à celui de la première acception de l’analyse rencontrée lors de
l’étude du texte d’Ibn Sinan, ce qui tend à corroborer l’hypothèse de l’exis-
tence d’un langage non fixé renvoyant à deux niveaux conceptuels distincts.
La deuxième occurrence se situe dans un résumé succint de la stratégie
de résolution du problème que l’auteur se propose d’employer dans lequel il
semble avoir tenté d’être le plus concis et le plus précis possible : « Nous
utilisons ensuite l’intuition et la pensée également, puis nous procédons à sa
construction par la transformation » 83.
L’emploi par al-Sijzı de l’adverbe « également » donne deux indications im-
portantes quant à la façon dont il faut interpréter le groupe de mots « l’intui-
tion et la pensée » lorsqu’on le rencontre dans le développement de l’exemple
traité : d’une part, que ce groupe de mots ne forme pas un terme doté d’une
individualité propre, comme on avait pu le supposer précédemment pour le
81. un autre texte d’al-Sijzı, que l’on évoquera plus loin, permet de mieux comprendreà quel type de problème il fait ici allusion. Le texte en question est intitulé Opuscule
d’al-Sijzı sur l’asymptote, voir [Ras87], pages 280 à 287.82. [AS02], page 772.83. [AS02], page 776.
38
groupe de mots « l’habileté, l’intuition et les procédés ingénieux », mais est
constitué de deux termes qu’il faut prendre chacun comme renvoyant à un
sens qui leur est propre et spécifique formant ainsi davantage un couple qu’un
doublet ; d’autre part, que les deux termes constituant ce couple ne sont pas
censés fonctionner de façon totalement indépendante et isolée mais davantage
dans une forme de complémentarité et d’alternance dont il s’agit de mettre
en évidence les caractéristiques en tirant profit des occurrences suivantes.
En effet, pour qui continue à lire ce texte comme le lirait un disciple fai-
sant confiance à son maître, c’est à dire en partant du principe que la réponse
aux questions que l’on se pose est présente dans l’exemple qu’il nous donne
à voir, l’occurrence suivante du couple « l’intuition et la pensée » est parti-
culièrement éclairante tant quant à la nature de ce que recouvre chacun de
ces mots que quant au type d’intrication qui les attache l’un à l’autre :
« C’est ici qu’interviennent l’intuition et la pensée.
Si nous joignons E à C, peut-être alors nous sera-t-il difficile de trouver cela,
et peut-être ne pouvons-nous pas le saisir à partir de cette méthode, car les
angles qui se forment là-bas, dans cette figure, sont également inconnus à
partir de ces lemmes.
A
BbH
bG
bE
bC
Joignons E à H, c’est ici que nous trouvons parmi les trois angles l’angle
39
E connu » 84.
A
BbH
bG
bE
bC
Dans ce passage apparaît clairement que la mention du couple « l’intui-
tion et la pensée » renvoie à la succession d’un geste concret, tel ici le tracé
d’une ligne supplémentaire et par conséquent l’ajout d’une donnée exploi-
table au problème, et de l’évaluation de la fécondité de ce geste par l’analyse
des inférences nouvelles qu’il permet de réaliser.
Le premier geste effectué ne s’avère en effet pas productif car il ne fournit
pas de nouveaux rapports exploitables entre les donnés et par conséquent
l’utilisation de la « pensée » permet de le rejeter, alors que l’apport de la
seconde tentative est validée par le fait qu’elle fait apparaître un angle connu
potentiellement source de déductions fructueuses.
D’ailleurs, s’il persistait encore le moindre doute quant à la justesse de la
mise en évidence de cette alternance entre geste et évaluation, le simple fait
qu’al-Sijzı mentionne une action qui s’avère complètement inutile pour la ré-
solution du problème et qui n’est plus évoquée par la suite montre qu’il s’agit
là d’un acte à caractère purement pédagogique afin que l’étudiant puisse voir
fonctionner le couple « l’intuition et la pensée » en exhibant un exemple de
rejet d’une action et en explicitant les critères selon lesquels ce rejet est pro-
noncé.
On retouve ainsi dans cette alternance entre « intuition » et « pensée » les
84. [AS02], page 776.
40
propos tenu par al-Sijzı lors de l’exposé du troisième point de sa liste des mé-
thodes dans lesquels on a mis en lumière précédemment que « l’intuition »
renvoyait à ce qui permet de dépasser un blocage dû à une insuffisance des
données alors que « la pensée » devait être comprise au sens d’utilisation de
raisonnements de type purement logique et déductif.
Les occurrences suivantes confirment que cette alternance entre geste et
évaluation caractérise le recours à « l’intuition et la pensée ».
D’une part les quatrième et cinquième occurrences encadrent un paragraphe
décrivant un geste mathématique « Menons KM indéfiniment, puis menons
IL dans l’imagination » suivi de l’exploitation de ces conséquences qui dé-
bouche sur une avancée substancielle pour la résolution du problème, succès
qu’al-Sijzı fait suivre de la phrase : « c’est ici que par conséquent on utilise
l’intuition et la pensée d’une manière correcte » 85.
D’autre part la dernière occurrence de « l’intuition et la pensée » confirme
encore cette lecture puisqu’elle suit un geste « Traçons de centre M et à la
distance MK le cercle KS », geste fait « afin d’utiliser l’intuition et la pen-
sée » et qui fait apparaître comme donnée supplémentaire une tangente au
cercle, s’avérant ainsi fécond car il permet alors de « chercher la propriété de
cette figure à partir du fait de la tangence » 86.
Ceci étant établi, il reste à chercher dans le texte d’al-Sijzı comment l’on
doit s’y prendre pour effectuer le bon geste lorsque l’insuffisance des données
du problème contraint à recourir à l’intuition pour débloquer la situation.
C’est sans surprise du côté des critères rencontrés lors de l’étude du texte
d’Ibn Sinan, en particulier au recours à une sorte de « métrique »permettant
de parler de propriétés et de données plus ou moins « proches » ou « sem-
blables » que l’auteur conduit son lecteur :
85. [AS02], page 780.86. [AS02], page 780.
41
« il lui faut concevoir les genres des théorèmes et leurs propriétés d’une ma-
nière certaine, de sorte que, s’il a besoin de chercher leurs propriétés, il sera
prêt à les trouver, et s’il a besoin d’une quelconque déduction, il lui faudra
rechercher et se figurer par l’imagination les lemmes et les théorèmes qui
appartiennent au même genre ou à un genre commun à tous. [...] En effet,
parmi les figures, certaines ont une propriété ou des propriétés en commun,
certaines n’en ont pas en commun, pour certaines cette communauté est plus
proche et pour d’autres plus lointaine, selon le degré de leur similarité, de
leur proportionnalité et de leur homogénéité » 87.
Comme il a été dit plus haut, c’est d’ailleurs ainsi que l’on doit entendre
le quatrième point de la liste des méthodes fournie par al-Sijzı et l’étude des
divers exemples qu’il fournit par la suite doit permettre de mieux cerner com-
ment le géomètre doit procéder pour effectuer le bon geste, car cette capacité
semble tenir a priori de la divination ou pour le moins d’un talent inné, et par
conséquent être contradictoire avec le credo de l’auteur selon lequel toutes les
qualités nécessaires pour devenir un géomètre « distingué » sont susceptibles
d’acquisition, y compris donc celle de faire le bon geste.
Les deux premiers exemples donnés par al-Sijzı mettent en œuvre de façon
explicite cette classification des propriétés et à deux reprises au moins il jus-
tifie clairement ses choix.
D’abord dans le premier exemple, le premier mouvement étudié plus haut
(celui qui n’aboutit pas au premier essai) est immédiatement précédé d’un
conseil méthodologique : « Il nous est donc nécessaire de rechercher l’angle
G. Or sa connaissance ne nous sera accessible que par la recherche d’une
autre chose dont la connaissance est du même genre : il s’agit des angles » 88.
Ensuite dans le second exemple, dans lequel il se propose de démontrer que
« la somme des trois angles d’un triangle est égale à la somme des angles d’un
87. [AS02], page 768.88. [AS02], page 776.
42
triangle donné, avant de savoir qu’elle est égale à deux angles droits », il jus-
tifie le tracé qui s’avère décisif pour la résolution du problème selon le même
critère de proximité : « Menons DE parallèle à BC et joignons AE et AD pour
que les deux triangles soient semblables et qu’il se forme des angles égaux » 89.
Ce second exemple est également choisi par al-Sijzı car il lui permet de
montrer que l’on peut procéder selon un certain ordre pour les diverses ten-
tatives que la possibilité d’un geste infructueux rend probables, en effet si un
geste (« l’intuition ») est invalidé par l’analyse logique de ses potentialités
(« la pensée ») alors le géomètre est contraint de procéder à un autre geste
pour tenter de débloquer la situation, et il est alors naturel qu’al-Sijzı per-
mette à l’étudiant attentif à son texte de procéder d’une façon quelque peu
systématique , en allant du plus simple, c’est à dire le plus près des données
et des propriétés, au plus compliqué, c’est à dire qui se rapproche moins des
données et des propriétés du problème, tout cela bien entendu au sens du
critère « métrique »de classification présenté plus haut et similaire à celui
proposé par Ibn Sinan.
En effet, une fois admis par al-Sijzı qu’il faut partir d’un triangle et en « faire
varier ses côtés », ce qui est en soi une nouvelle intégration des nouveautés
de la géométrie de son époque et en particulier de la considération de mouve-
ments dans des figures qui ne sont ainsi plus exactement les figures statiques
d’Euclide, la première idée dans l’ordre de la « métrique »consisterait à pro-
longer les deux côtés d’un angle fixé de façon à obtenir un triangle semblable
au premier. Or c’est bien ce geste que soumet al-Sijzı au crible de « la pen-
sée », et qui le rejète pour sa stérilité :
« Mais étant donné que, si nous posons deux angles parmi les angles d’un
triangle donné égaux à deux angles d’un autre triangle donné, chacun à son
homologue, il s’ensuit nécessairement que l’angle qui reste est égal à l’autre
89. [AS02], page 784.
43
angle qui reste, et alors on n’obtient pas ce que nous voulions connaître » 90.
Et il propose ensuite comme geste suivant de ne prolonger qu’un des deux
côtés du triangle, geste qui lui est validé par l’évaluation d’al-Sijzı : « Pro-
longeons AC jusqu’à D et joignons BD, alors l’angle BD sera plus petit que
l’angle ACB », ce qui fait que l’on ne peut que se ranger à l’opinion de Roshdi
Rashed lorsqu’il déclare : « Les exemples d’al-Sijzı s’ordonnent donc selon le
caractère de moins en moins primitif des propositions ; et ce caractère ne
traduit pas seulement le degré de dépendance logique à l’égard des axiomes ;
il exprime également un élément apriorique de l’évidence des notions corres-
pondant à notre pouvoir d’intuition des propriétés à partir des figures » 91.
Les deux premiers exemples fournis par al-Sijzı permettent ainsi de mieux
percevoir ce qu’il faut entendre par « intuition », comment il faut utiliser le
couple « l’intuition et la pensée », et enfin selon quel ordre il faut procéder
lorqu’une action s’est avérée infructueuse afin d’optimiser les chances de suc-
cès.
Mais ces aboutissements ne suffisent pas à al-Sijzı qui juge nécessaire de four-
nir ensuite un autre exemple, traité exactement sur le même modèle, dont le
but est de mettre en évidence la non unicité du bon geste, qui n’est donc plus
qu’un geste approprié parmi d’autes, en exhibant plusieurs solutions pour la
résolution d’un même problème afin « que celui qui s’applique s’exerce dans
cet art et voit s’ouvrir ce qui [...] était clos » 92.
En effet, pour déterminer « Comment diviser un triangle donné en trois
parties selon un rapport donné » al-Sijzı détaille trois méthodes disctinctes
répondant chacune au schéma geste-évaluation décrit plus haut mais s’ap-
puyant sur des interprétations différentes de la classification des propriétés
et des données du problème.
Les deux premières méthodes utilisent des tracés supplémentaires qui font
Comme ces « connus » servent de base à l’analyse, dont ils sont rappelons-le
« le matériau », il est ulile de tenter de rendre compte de cette liste établie
par Ibn al-Haytham en essayant toutefois de synthétiser son propos tout en
en préservant la teneur :
– les connus en nombre ;
– les connus en grandeur :
– grandeur naturelle (« des corps sensibles ») ;
– grandeur imaginaire (« abstraites par l’imagination ») ;
– les connus en rapport :
– rapport de nombres ;
– rapport de grandeurs :
– numérique (de grandeurs commensurables) ;
– non numérique (de grandeurs incommensurables) ;
– les connus en forme :
– angles ;
– rapports de côtés ;
– les connus en position (dans le corps, dans la surface, dans la ligne,
dans le point) :
– relativement à une chose fixe (« connus absolument ») ;
– relativement à une chose mobile (« par rapport à ceci ou à cela »).
Ce dernier genre de « connus », pour lequel il donne l’exemple du centre
d’un cercle mobile, rend compte de l’intégration de la notion mouvement à
l’édifice mathématique, notion absente des textes euclidiens mais de laquelle,
selon Roshdi Rashed, « les objets de la géométrie, selon Ibn al-Haytham, ne
peuvent être saisis indépendamment » 113.
Une deuxième spécificité du traité d’Ibn al-Haytham Sur l’analyse et la
synthèse est qu’il entend englober toutes les parties constituées des mathé-
matiques que sont la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique,
113. [Ras93], page 87.
57
sans se restreindre à la géométrie comme d’abord Ibn Sinan et son Traité sur
la méthode de l’analyse et de la synthèse dans les problèmes de géométrie et
ensuite al-Sijzı et son opuscule Pour aplanir les voies en vue de déterminer
les propositions géométriques.
L’auteur porte d’ailleurs une attention particulière à traiter au moins deux
exemples en rapports avec chacune des quatre parties mentionnées, dont l’un
de type théorique et l’autre de type pratique. Comme il a été précisé depuis
le début de ce travail, il n’est pas ici question de rentrer dans les détails de
cette distinction entre partie théorique et partie pratique qui diffère grande-
ment d’un auteur à l’autre et que l’auteur n’utilise pas pour traiter de façon
distincte le recours à l’intuition comme il sera détaillé dans le paragraphe sui-
vant, mais il est cependant nécessaire de préciser que si pour Ibn al-Haytham
les problèmes théoriques sont tous du même genre, il reprend pour les pro-
blèmes pratiques une classification proche de celle que l’on trouve chez Ibn
Sinan, selon qu’ils nécessitent ou non une discussion, et dans ce dernier cas
selon qu’ils soient déterminés ou indéterminés.
Dans le paragraphe qu’il consacre à l’explication de ce qu’est l’analyse de
la partie pratique, Ibn al-Haytham emploie des expressions qu’il ne réutilise
plus dans la suite de son texte et dont le sens précis semble difficile à pé-
nétrer. En effet il écrit : « l’analyse de la partie pratique est du genre des
procédés ingénieux. On cherche en effet à faire quelque chose qui soit de ces
pratiques subtiles, or toutes les pratiques subtiles sont du genre des procé-
dés ingénieux » 114 ; utilisant ensuite les expressions « concevoir l’astuce » et
« l’imagination d’une ruse » qu’il ne reprend pas lorsqu’il traite les exemples
choisis pour illustrer l’analyse de ce type de problème.
L’important, pour cette étude en tout cas, est alors qu’Ibn al-Haytham pré-
cise lui-même dans ce passage que l’intuition à utiliser dans la partie pratique
est exactement la même que celle à utiliser dans la partie théorique, dans
les mêmes conditions et aux mêmes fins : « S’il n’apparaît pas à l’analyste
114. [ia02], page 244.
58
de propriétés qui mènent au recherché, il ajoute à l’objet des ajouts, à partir
desquels des propriétés s’engendrent, comme nous en avons montré l’exemple
dans la partie théorique » 115.
Il semble dès lors que la distinction faite entre partie pratique et partie théo-
rique par Ibn al-Haytham et le choix d’un vocabulaire différent qu’il s’est
temporairement imposé soit en lien davantage avec des considérations de
type ontologique plutôt qu’avec la méthode dont il cherche à rendre compte,
ce que tend d’ailleurs à confirmer la phrase par laquelle il conclut ce point :
« Toutes ces subdivisions qui constituent l’analyse de la partie pratique sont
d’un même genre, et la méthode pour les analyser est semblable à l’analyse
de la partie théorique, à cette différence près entre l’analyse de la partie théo-
rique et l’analyse de la partie pratique, que l’analyse de la partie théorique
est une recherche d’une propriété qui appartient à la notion recherchée qui
existe en elle, alors que l’analyse de la partie pratique consiste à concevoir
la ruse pour trouver la notion demandée et pour la faire passer à l’acte, et
que la méthode pour la trouver et la faire passer à l’acte est de faire passer à
l’acte chacune des propriétés qui apparaissent dans l’analyse » 116.
un exemple détaillé
Identiquement aux principes suivis par ses prédécesseurs, Ibn al-Haytham
fait suivre son exposé théorique d’une série d’exemples simples, plus exac-
tement de douze exemples (numérotés de 4 à 16), soit exactement 117 un
exemple pour chaque type de problème dans chaque partie des mathéma-
tiques, « exemple grâce auquel on dévoile la manière de procéder pour résoudre
115. [ia02], page 244.116. [ia02], page 246.117. Pour la partie théorique, un problème possible et un problème impossible tant engéométrie qu’en arithmétique, ensuite un problème pratique de chacun des trois types (avecdiscussion, sans discussion indéterminé, sans discussion déterminé) pour la géométrie etpour l’arithmétique, et enfin un problème pratique sans discussion déterminé d’astronomieet un de musique (tous les problèmes de ces deux disciplines étant de ce type particulier).
59
les problèmes qui appartiennent à cette partie et la manière de procéder pour
les déterminer » 118.
Ces douze premiers exemples ne renferment pas de difficultés techniques par-
ticulières et il s’agit d’un choix pédagogique que l’auteur revendique à la fin
du chapître où il les expose : « dans tous ces exemples, nous avons cherché
intentionnellement la facilité pour rendre aisée, à celui qui étudie l’art de
l’analyse sa compréhension » 119.
On peut donc en confiance étudier le détail de ces exemples et porter, comme
lors de l’étude des exemples fournis par al-Sijzı, une attention particulière aux
indications qu’Ibn al-Haytham y a laissées, en ciblant bien entendu ceux où
le recours à l’intuition est explicitement mentionné.
Dans cette première liste d’exemples ne soulevant pas de difficultés, seuls
trois contiennent une mention explicite du terme « intuition », il s’agit des
deux exemples théoriques ( problèmes 4 et 9) qu’il s’avère possible de ré-
soudre et du problème d’arithmétique nécessitant une discussion (problème
6).
Il est intéressant de commencer par mentionner la conclusion du problème
6 puisqu’elle renvoie directement à la dualité mise en évidence précédemment
des termes « analyse » chez Ibn Sinan et « intuition » chez al-Sijzı, un pre-
mier niveau consistant en la détermination du genre du problème pourtant
posée en préalable certainement pour des raisons d’ordre d’exposition et de
rédaction des différents traités.
En effet dans cet exemple ce n’est qu’une fois l’analyse menée à son terme
qu’Ibn al-Haytham constate que le problème nécessite une discussion : « que
l’analyste examine à ce stade le rapport des deux nombres donnés ; s’il est
plus grand que l’un des deux rapports et plus petit que l’autre, alors ce que
l’on recherche est possible, et s’il n’est pas plus grand que l’un des deux rap-
118. [ia02], page 264.119. [ia02], page 318.
60
ports ni plus petit que l’autre, alors ce que l’on recherche est impossible » 120.
Dans cet exemple l’auteur met ainsi en application une démarche évoquée
précédemmment dans le passage consacré à l’analyse de la partie pratique,
passage déjà commenté plus haut, où il précise que la détermination du genre
est bien un résultat et non un prérequis : « Dans sa réflexion sur le mode
de découverte de chacune de ces propriétés, et sur l’imagination d’une ruse
pour faire venir cette propriété à l’existence, il lui apparaît que cette propriété
recquiert une condition ou une discussion, ou n’en recquiert pas » 121.
Le point commun entre les exemples 4, 6 et 9 dans lesquels Ibn al-
Haytham mentionne explicitement le terme « intuition » réside dans le fait
que dans tous les cas ce recours à l’intuition est motivé par le constat d’un
blocage logique et que les ouvertures résultant de « l’ajout » effectué sont dé-
crites avec soin, conformément au schéma déjà repéré dans le texte d’al-Sijzı.
En effet, dans l’exemple 4 qui a pour objectif de prouver que « si on a
des nombres successifs proportionnels et qu’on sépare de chacun du second
et du dernier l’égal du premier, alors le rapport de ce qui reste du second au
premier est égal au rapport de ce qui reste du dernier à la somme de tous
les nombres qui le précèdent », Ibn al-Haytham expose la démarche à suivre
comme suit :
« Mais puisque ces nombres sont proportionnels, il nous faut rechercher les
propriétés des nombres proportionnels. Mais puisqu’on a retranché de cer-
tains de ces nombres, il faut rechercher les propriétés des nombres proportion-
nels, desquels on a retranché. On a montré dans la douzième proposition 122
du septième livre de l’ouvrage d’Euclide [...] Il s’ensuit que [...] » 123.
120. [ia02], page 276.121. [ia02], page 246.122. Proposition 11, livre VII : « Si le tout est au tout comme le nombre retranché est au
nombre retranché, le nombre restant sera aussi au nombre restant comme le tout est est
au tout », d’après [Euc93], page 191.123. [ia02], page 266.
61
Ibn al-Haytham conclut ensuite l’exposé de son raisonnement en affirmant
que : « Cet examen est l’intuition de l’art qui a exigé qu’on ajoute un sup-
plément à l’objet ; ce supplément c’est la soustraction de chaque nombre du
nombre qui lui succède » 124 ;
On retouve ensuite le même schéma dans l’explication fournie lors de
l’analyse du problème 6 dont l’énoncé demande de « diviser deux nombres
donnés suivant deux rapports donnés » au cours de laquelle Ibn al-Haytham
repère la nécessité d’un ajout, fait cet ajout, et en commente les consé-
quences :
« C’est tout ce qui peut se dégager ici. Si donc l’analyse n’ajoute rien à cet
objet qui puisse dégager une propriété supplémentaire, la recherche de cette
notion ne s’achèvera pas. Or cet ajout recquiert l’intuition pour que l’ajout
engendre une propriété supplémentaire. L’ajout qui engendre une propriété
supplémentaire est d’accroître le plus petit des deux rapports pour qu’il de-
vienne comme le plus grand ou de diminuer le plus grand rapport pour qu’il
devienne comme le plus petit » 125.
Enfin, lors de l’analyse de l’exemple 9 qui consiste à démontrer que « la
somme de deux côtés d’un triangle est plus grande que le côté restant » 126,
la même structure discursive se dégage lors de la description du moment où
l’intuition intervient :
« Si on examine les propriétés du triangle tel qu’il est, on ne trouve pas une
propriété qui mène à la validité de cet énoncé. Il faut donc que l’analyste
ait l’intuition d’un ajout qu’il ajoute à cette proposition pour engendrer une
propriété ou des propriétés qui ne se trouvent pas dans ce triangle tel qu’il
est. L’un de ces ajouts que l’on peut ajouter pour engendrer une propriété
supplémentaire consiste à poser les deux côtés en une seule ligne. [...] Or on
a montré dans la dix-huitième proposition du premier livre 127 d’Euclide que
... » 128.
On peut ici remarquer qu’Ibn al-Haytham en parlant de « l’un de ces ajouts »
indique par là que d’autres ajouts sont possibles et il en exhibe d’ailleurs un
autre quelques lignes plus loin en insistant sur la pluralité des choix valables :
« On peut analyser cette proposition d’une autre manière, c’est-à-dire qu’on
ajoute un ajout autre que le précédent. Parmi les ajouts possibles dans cette
proposition, ... ».
Il ressort de la lecture de ces trois exemples dédiés à l’illustration de
l’utilisation de l’intuition qu’Ibn al-Haytham rejoint complètement al-Sijzı
sur l’identification des situations nécéssitant le recours à un « ajout » pour
se sortir d’une impasse logique, ainsi que sur l’évaluation de la pertinence
du choix effectué selon un critère de fécondité correspondant aux propriétés
nouvelles que cet ajout « engendre ».
On peut cependant distinguer deux nuances entre ces deux auteurs, et ce
malgré leur volonté commune d’expliciter comment doivent être effectués les
« ajouts » là où Ibn Sinan ne fait que les repérer et les exposer.
La première concerne l’absence de contre-exemple chez Ibn al-Haytham, c’est
à dire d’ajout s’avérant improductif et étant recalé lors de la phase d’éva-
luation. On distingue d’ailleurs l’apparence d’une certaine simultanéité entre
les deux phases du schéma geste-évaluation dans les écrits d’Ibn al-Haytham
alors qu’al-Sijzı fait preuve de plus de pédagogie en décomposant davantage
ce mouvement.
Cela peut sans doute être lier à la deuxième nuance entre ces deux auteurs
qui tient en la rigueur avec laquelle Ibn al-Haytham expose et essaie de se
ramener aux « connus » alors qu’al-Sijzı utilise davantage le vocabulaire phi-
losophique de son temps pour faire comprendre les critères selon lesquels les
127. Proposition 18 Livre I : « Dans tout triangle, un plus grand côté est opposé à un plus
grand angle », d’après [Euc93], page 15.128. [ia02], page 290.
63
données et propriétés du problème peuvent être considérées comme plus ou
moins proches.
En effet dans deux des exemples ci-dessus (4 et 9) le choix de l’ajout fait par
Ibn al-Haytham est clairement guidé par la connaissance qu’il a des propo-
sitions euclidiennes, et c’est afin de montrer comment utiliser cette connais-
sance exhaustive « de la poursuite de leurs méthodes », pour reprendre les
termes d’al-Sijzı, qu’il imbrique à ce point le choix de l’ajout et l’évaluation
de sa fécondité.
Le texte d’Ibn al-Haytham, comme ceux de ses prédécesseurs, se termine
par le traitement d’exemples plus complexes à des fins d’exercices, de sorte
que le lecteur ne se complaise pas dans l’illusion d’avoir compris alors qu’il
n’a été jusque là confonté qu’à des exemples faciles, et la présentation qu’en
fait Ibn al-Haytham est à ce sujet fort instructive :
« Il nous reste à exposer des problèmes d’analyse comportant quelques diffi-
cultés, pour qu’elle soit un instrument par lequel s’excerce celui qui examine
ce traité et un guide pour celui qui tente d’acquérir l’art de l’analyse ; pour
que celui-ci soit orienté par les notions que l’on y utilise et par les complé-
ments que l’on ajoute à ses objets afin qu’il puisse manier l’art de l’analyse :
poursuivre la recherche des prémisses s’effectue en effet par les compléments
que l’on ajoute et par les propriétés qui s’en dégagent » 129.
De façon à suivre les conseils prodigués par Ibn al-Haytham et à tester les
conclusions tirées du commentaire de son traité quant au sens selon lequel le
terme « intuition » doit être entendu, il est intéressant de pénétrer dans le
détail d’un des problèmes proposés par l’auteur dans lequel les ajouts sont
nombreux et successifs, c’est-à-dire lorsque l’on est conduit à élaborer une
construction auxiliaire.
Le problème qui se prête le mieux à cette confrontation avec les faits ma-
129. [ia02], page 318.
64
thématiques est le dernier du traité (problème 22) 130 dont la demande est
la suivante : « tracer un cercle tangent aux trois cercles donnés de grandeurs
différentes dont les centres ne sont pas alignés 131 ».
L’analyse commence évidemment par le fait de considérer que l’on dispose
du cercle tangent aux trois cercles, en nommant les cercles et leurs centres
respectifs et en indiquant lequel a le plus grand rayon et lequel a le plus petit.
De façon à rendre cette analyse plus familière et plus aisée à suivre pour un
lecteur contemporain, les notations utilisées seront davantage conformes aux
habitudes modernes qu’aux notations employées par Ibn al-Haytham.
Considérons donc trois cercles extérieurs les uns aux autres, de centres
(non alignés) et de rayons (distincts) respectifs I et r1, H et r2, K et r3, avec
r1 > r2 > r3, et le cercle de centre L et de rayon r tangent à ces trois cercles.
Le but visé par l’analyse est d’arriver à ce que le point L soit de position
connue et que le rayon r soit de grandeur connue.
130. l’histoire riche de ce problème est résumée par Roshdi Rashed dans [Ras02a], page202.131. Roshdi Rashed apporte ici une précision indispensable : « Ibn al-Haytham ne précise
pas ici que les cercles donnés sont extérieurs deux à deux, ni que le cercle cherché doit
être tangent extérieurement à chacun d’eux. Les figures et le raisonnement montre qu’il
faut poser ces hypothèses. Ibn al-Haytham les mentionne d’ailleurs dans sa conclusion. »,[ia02], page 356, note 50.
65
Ibn al-Haytham passe ensuite en revue des constuctions élémentaires que
la considération de la figure conduit à ajouter sans parler ici pour autant de
recours à l’intuition : d’après la proposition 12 du livre III des Eléments, les
segments reliant le point L aux centres respectifs des trois cercles coupent
ceux-ci aux points de contact C, B et E. Ensuite comme les rayons des trois
cercles sont de longueurs connues, les points N et M situés respectivement
sur les segments [IC] et [HB] tels que CN = BM = r3 sont de positions
connus, les points N , M et K sont ainsi à égale distance du point L et sont
donc tous trois sur un autre cercle de centre L et de rayon r + r3 qui corres-
pond également au « recherché ».
bL
bK
bE
bI
bC
bN
b
H
bB
bM
C’est à ce stade que la situation s’avère bloquée et que le recours à l’in-
tuition en nécessaire. Voici ce que dit Ibn al-Haytham :
« Mais puisque nous voulons ajouter un supplément qui engendre des pro-
priétés qui n’étaient pas, joignons les deux droites KH et LI ; ces deux droites
entourent un angle car, par hypothèse, les trois centres ne sont pas alignés.
Mais si les deux droites HK et KI entourent un angle, alors la somme des
deux angles LKH et LKI est inférieure à deux droits, l’un de ces deux angles
66
est aigu dans tous les cas, ou bien les deux sont aigus » 132.
bL
bK
bE
bI
bC
bN
b
H
bB
bM
La référence à l’intuition telle que décrite dans l’introduction du traité est
ici explicite, le geste effectué est clairement isolé, il s’agit de relier le centre
du plus petit cercle aux centres des deux autres, par contre la teneur de l’ou-
verture qu’il permet n’est pas évidente à saisir. Il faut pour comprendre en
quoi ce geste est fécond, suivre le raisonnement par lequel Ibn al-Haytham
poursuit l’analyse de ce problème.
Le fait décisif à partir duquel il va en effet pouvoir avancer et débloquer la
situation peut être résumé ainsi : au moins un des deux angles HKL et IKL
est aigu, par conséquent au moins un des segments [KH ] et [KI] admet un
point d’intersection avec le cercle de centre L et de rayon r + r3 cherché, et
ce point supplémentaire permet alors d’utiliser les résultats classiques sur la
puissance d’un point par rapport à un cercle, et par là de permettre l’utili-
sation de la théorie des proportions.
Ainsi l’ajout efectué par Ibn al-Haytham lui permet de faire surgir le puissant
arsenal de la théorie des proportions dans le cours de cette analyse, renfor-
çant ainsi largement les propriétés et résultats à disposition du géomètre.
132. [ia02], page 356
67
Dans le cadre de cette étude, il n’est pas utile d’exposer l’analyse menée
par Ibn al-Haytham dans son intégralité, mais il est cependant intéressant
de voir comment il procède et ce que, dans le traitement d’un problème com-
plexe, il désigne ou non comme ressortissant d’un recours à l’intuition. Il
semble donc judicieux de suivre l’analyse de ce problème en se restraignant à
une des deux alternatives, savoir celle où les deux angles HKL et IKL sont
aigus.
bL
bK
bE
bI
bC
bN
b
H
bMb
S
bO
bP
b
U
bQ
D’une part le fait que l’angle HKL soit aigu assure l’existence d’un point
d’intersection S entre le segment [KH ] et le grand cercle de centre L, la
considération du point P diamètralement opposé au point M sur ce même
cercle permet en écrivant la puissance du point H par rapport à ce cercle
de deux manières d’obtenir une égalité entre les rapportsPH
HSet
KH
HM, ce
dernier étant connu d’après la proposition 1 des Données. On peut alors
considérer un point U sur le segment [KH ] tel que le rapportMH
HUest égal
aux deux précédents, ainsi que par soustraction le rapportd
USoù d désigne
le diamètre du grand cercle, l’utilisation successive des propositions 2, 26 et
27 des Données permettant ensuite de déduire que le point U est de position
connue.
D’autre part le même type de construction effectuée sur le segment [KI] à
68
partir du point d’intersection O entre ce segment et le grand cercle de centre
L permet d’obtenir un point Q de position connue sur ce segment tel que les
rapportsNI
IQet
d
OQsoient égaux au rapport connu
KI
IN.
Ainsi le triangle KUQ est connu de grandeur et de position, donc il est connu
de forme d’après la proposition 39 des Données.
Afin d’exploiter encore l’existence des points O et S, on trace la corde du
grand cercle [SO], l’utilisation du théorème de l’angle au centre permet de
déterminer que le triangle LSO est connu de forme, donc que les rapportsOS
SLet sa moitié
OS
dsont connus.
Comme il a été établi précedemment que les rapportsOQ
det
US
dsont aussi
connus, on tire alors de la proposition 9 des Données que les rapportsOS
US,
OS
OQet
US
OQsont connus.
Ibn al-Haytham fait alors un point d’étape, en remarquant que l’on a un
triangle KUQ connu de forme, avec sur les côtés [KU ] et [KQ] respective-
ment des points S et O tels que les rapportsSO
SUet
SO
OQsont connus.
Il faut donc ici encore distinguer deux cas, selon que les rapports connusUK
KQ
etUS
OQsoient égaux ou non.
Comme précedemment et à des fins d’efficacité, on ne relate ensuite que le
cheminement proposé par l’auteur dans le cas d’égalité de ces deux rapports.
69
bL
bK
bE
b
S
bO
b
U
bQ
b
F
bG
Dans ce cas les droites (SO) et (UQ) sont parallèles, les triangles OSK et
KQU sont donc semblables et le triangle OSK est par conséquent connu de
forme, les rapports entre côtés de ce triangle sont donc connus, et la proposi-
tion 7 des Données permet alors de déduire de la connaissance des longueurs
UK et OK que le triangle OSK est connu de position.
Mais OSK est inscrit dans le grand cercle de centre L, donc les perpen-
diculaires à (SK) et à (KO) coupent ces côtés en leurs milieux respectifs F
et G. Le théorème des mileux assure que FG est connu, le triangle KFG est
donc connu de forme, ce qui en utilisant la proposition 4 des Données permet
d’affirmer que les angles GFL et FGL sont connus. La proposition 40 des
Données assure enfin que le triangle LFG est de forme connue.
Les rapportsGF
FLet
GF
FKsont connus, donc le rapport
KF
FLest connu, et
comme l’angle KFL est connu, le triangle LFK est aussi connu de forme.
L’angle FKL est donc connu et comme (HK) est de position connue , la
proposition 29 des Données implique que (KL) est aussi de position connue.
De plus FK est de grandeur connue et le rapportFK
KLest aussi connu donc,
d’après la proposition 27 des Données, KL est de grandeur connue.
Comme [KL] est connu de grandeur et de position et que le point K est
connu, le point L est donc connu ainsi que r = KL − r3, et l’analyse est
70
achevée.
Il resterait bien entendu à envisager les autres cas, c’est ce que fait Ibn
al-Haytham par la suite, établissant que dans tous les cas l’analyse peut être
menée à son terme. On peut d’ailleurs remarquer que ce problème ne consti-
tue pas pour lui un exemple de problème avec discussion puisqu’il admet une
solution déterminée dans tous les cas envisageables, ce qui indique encore une
fois que la détermination du genre du problème ne peut être établie qu’une
fois l’analyse effectuée et non au préalable comme la présentation des diffé-
rents traités pourrait le suggérer.
Ce qu’il ressort en premier lieu de la présentation pas à pas de cet exemple
de problème « comportant quelques difficultés », c’est en effet que l’on est bien
loin ici de l’impression d’évidence que les premiers exemples étudiées ont pu
laisser.
On remarque d’ailleurs immédiatement, dès les premiers tracés effectués, que
la simple recherche parmi les propositions d’Euclide ne saurait être consi-
dérée comme un recours à l’intuition dans ce type de problèmes de niveau
supérieur, alors qu’elle l’était explicitement chez le même auteur quelques
pages auparavant lors de l’analyse de l’exemple 4 dans laquelle le geste lié à
l’intuition consistait simplement à effectuer une opération afin d’utiliser les
résultats de la proposition 11 des Eléments.
De plus l’utilisation des « connus » faite par Ibn al-Haytham montre à quel
degré de perfection la connaissance de ses « matériaux » doit être poussée
pour pouvoir prétendre réaliser l’analyse d’un problème de ce type. Ceci
est particulièrement flagrant en ce qui concerne la dextérité avec laquelle
le géomètre manie la théorie des proportions, montrant sans doute ainsi ce
qu’al-Sijzı entendait lorsqu’il mentionnait que « ce qui est plus accessible à
la proportionnalité et à l’ordre est plus aisé à trouver » 133.
133. [AS02], page 806.
71
Et le plus important est bien là : le geste lié explicitement à l’intuition par
Ibn al-Haytham permet d’introduire le langage et les méthodes de la théorie
des proportions dans un problème qui en semblait a priori déconnecté, la
richesse des propriétés « engendrées » par cet « ajout » s’avérant alors po-
tentiellement suffisante pour débloquer la voie apparamment sans issue dans
laquelle l’exploitation basique des données du problème avait conduit l’ana-
lyste.
conclusion
On retrouve dans le traité Sur l’analyse et la synthèse d’Ibn al-Haytham
une structure similaire à celle du Traité sur la méthode de l’analyse et de la
synthèse dans les problèmes de géométrie rédigé par Ibn Sinan un siècle au-
paravant, et les titres de ces deux traités contribuent d’ailleurs à en souligner
la parenté.
Cependant alors que le propos d’Ibn Sinan se rapproche de celui d’un théo-
ricien de la démonstration insistant sur les questions logiques soulevées par
l’emploi de la méthode de l’analyse et de la synthèse, Ibn al-Haytham, tout
en faisant siennes les vues d’Ibn Sinan dans ce dommaine y compris celle
concernant l’existence d’une « analyse abrégée du géomètre » qui serait seule
responsable des dissymétries apparentes entre les deux phases de cette mé-
thode, porte davantage son attention sur les questions mathématiques en
insistant sur la mise en œuvre de l’analyse et sur la notion d’« ajouts », déjà
présente chez Ibn Sinan mais n’y faisant pas l’objet d’un traitement appro-
fondi, ce qui tend à confirmer la thèse émise par Roshdi Rashed selon laquelle
« la philosophie d’Ibn al-Haytham [...] est celle du mathématicien aux prises
avec les difficultés internes de sa discipline » 134.
En premier lieu le traité d’Ibn al-Haytham n’entend pas se restreindre à la
seule géométrie traitant celle-ci à part égale avec l’arithmétique, et incorpo-
134. [Ras93], page 87.
72
rant quelques exemples liés à l’astronomie et à la musique qui cependant « se
ramènent à la science des nombres ou à la géométrie » 135, en accord avec
le rôle capital que joue selon lui l’analyse dans la construction de l’édifice
mathématique, comme il le précise en introduction de son texte : « tout ce
qui a vu le jour en sciences mathématiques n’est dû qu’à cet art » 136.
Dans le même ordre d’idée, c’est à dire celui de la volonté de tenir un dis-
cours le plus englobant et le plus rigoureux possible, Ibn al-Haytham prend
soin de décrire avec précisions ces « connus » qui forment le « matériau » de
l’analyste, d’en dresser une liste exhaustive ayant vocation à être détaillée
dans un autre ouvrage, son traité sur Les connus, intégrant aux tradition-
nelles propriétés euclidiennes de nouveaux résultats en rapport avec la notion
de mouvement à laquelle il donne ainsi un statut tout aussi respectable que
celui des notions issues de la période hellénistique, prenant acte en quelque
sorte de l’achèvement d’un lent processus historique.
Mais il est peut-être encore plus important, dans le cadre de cette étude,
de saisir que cette clarification des « connus » revêt un caractère indispen-
sable aux yeux d’Ibn al-Haytham, car celui-ci veut faire reposer sa description
des moments clés de l’analyse, ceux où l’analyste doit dévérouiller un situa-
tion close, sur une base bien plus solide que l’évocation de notions floues
de proximité ou d’éloignement entre les diverses données et propriétés à sa
disposition.
Le discours tenu par Ibn al-Haytham sur le recours à l’intuition est, de façon
très frappante, semblable à celui tenu par al-Sijzi dans son traité Pour apla-
nir les voies en vue de déterminer les propositions géométriques dans lequel
celui-ci décrit avec soin le schéma en deux temps que l’analyste doit mettre en
œuvre, « l’intuition et la pensée », dont on a vu plus haut qu’il correspondait
à une action suivi d’une estimation de cette action, geste-évaluation, l’estima-
135. [ia02], page 236136. [ia02], page 230.
73
tion étant celle de la fécondité de l’action effectuée, c’est à dire du nombre
et de la qualité des nouvelles propriétés ou même des nouveaux domaines
mathématiques que ce geste permettait d’introduire dans le problème.
Si la similitude de vues sur un sujet aussi subtil que celui de l’intuition entre
al-Sijzı et Ibn al-Haytham ne permet bien sûr pas d’affirmer avec certitude
que ce dernier avait eu connaissance du texte de son prédecesseur, il semble
indéniable que l’on est ici en présence de conceptions qui avaient cours parmi
la communauté des savants de cette période, quelques soient leurs moyens de
diffusion et de circulation.
Le texte d’Ibn al-Haytham diffère cependant grandement sur un point
de celui d’al-Sijzı, celui de la place accordée à la pédagogie. En effet al-Sijzı
insiste et montre avec force que le choix du geste approprié est une décision
qui peut n’être qu’une décision parmi d’autres ou qui peut même s’avérée er-
ronée, poussant ainsi son lecteur à tenter et à progresser selon un schéma de
type essai-erreur qu’une pratique assidue permettra d’optimiser, alors que le
traité d’Ibn al-Haytham ne montre aucun exemple de mauvais choix, aucune
erreur, et même s’il souligne tout de même l’éventualité de choix alternatifs
valables son texte semble se vouloir davantage comme un modèle de per-
fection et de rigueur au risque de présenter un caractère d’inexorabilité et
d’évidence, ainsi que peut le suggérer l’étude détaillée de l’exemple final de
son ouvrage qui a mis en lumière l’extrême maîtrise de l’auteur dans le do-
maine de la théorie des proportions et le peu de références explicites à ce
qui guide ses gestes les plus simples, considérés en aval comme ressortissant
pourtant d’un recours à l’intuition.
74
Conclusion
Les commentaires successifs des textes d’Ibn Sinan, d’al-Sijzı et d’Ibn al-
Haytham permettent de repérer une certaine unité dans les discours tenus
par ces trois auteurs sur le nécessaire dépassement durant l’analyse de cer-
tains problèmes de la seule exploitation logique des données et des propriétés
directement fournies par l’énoncé d’un problème ainsi que sur la façon dont
il faut procéder pour réussir cette ouverture, c’est-à-dire lorsque l’on doit
recourir à l’intuition même si le terme ne fait pas partie du vocabulaire d’Ibn
Sinan.
Avant de s’interroger sur les différences de vocabulaire et de motivations qui
ont été relevées dans le cours de cette étude pour ensuite tenter d’en estimer
les possibles retombées philosophiques, il convient d’insister sur ces conver-
gences que les différences de personnalité entre les auteurs n’autorisent pas
à considérer comme de simples coïncidences.
deux types d’intuition
En premier lieu, et de façon quelque peu inattendue, les trois textes
portent la trace d’une certaine dualité de langage, que ce soit en ce qui
concerne le terme « analyse » chez Ibn Sinan ou le terme « intuition » chez
al-Sijzı, le vocabulaire d’Ibn al-Haytham oscillant entre l’un et l’autre.
En effet la détermination du degré de difficulté d’un problème et la déter-
mination de son genre sont associés explicitement chez les trois auteurs à des
résultats de l’analyse alors que tout aussi explicitement il font de cet enjeu un
préalable à son commencement. Il semble donc que l’analyse, ou tout terme
employé pour évoquer le dépassement des limitations logiques inhérentes au
problème donné, possède une acception que l’on pourrait peut-être qualifiée
de « méta »renvoyant à la possibilité de l’exploitation en cours de route de
75
résultats partiels obtenus pouvant modifier la nature même (le genre) du
problème déjà en cours de traitement.
Ceci a pour conséquence de donner ainsi à l’exposé systématique des classifi-
cations des différents types de problèmes en amont de la description des mé-
thodes de résolution, lesquelles sont déclarées dépendre du type de problèmes
considérés, un caractère purement stylistique en donnant une impression de
cohérence interne et de linéarité de l’exposé.
Il n’est bien entendu pas question de nier la cohérence interne des exposés
qui est effectivement très poussée, et le simple fait que les trois auteurs dis-
tillent dans leurs ouvrages respectifs des indications menant directement aux
conclusions ci-dessus permet de formuler l’hypothèse qu’il s’agit sans doute là
d’un acte parfaitement délibéré dont le but est peut-être d’amener le lecteur
à se familiariser avec ce type de réorientation en temps réel auquel l’analyste
est inévitablement confronté.
D’autre part la signification de la seconde acception du terme « intui-
tion », celle qui renvoie aux dépassements effectifs des blocages rencontrés en
cours d’analyse, est également l’objet d’un conscensus entre les auteurs, les
positions d’al-Sijzı et d’Ibn al-Haythma étant même pratiquement identiques
à quelques nuances près évoquées plus haut et les conceptions d’Ibn Sinan
s’avérant pleinement compatibles avec celles des deux autres auteurs bien
que moins clairement exposées.
En effet un schéma récurrent a pu être mis en évidence lors des exemples
basiques fournis par les auteurs et a pu être testé sur les exemples plus com-
plexes, ce schéma comporte trois étapes, la première qui n’est pas propre
au recours à l’intuition, consiste à estimer quelles sont les données et les
propriétés du problèmes, à les rassembler selon leur nature en utilisant une
classification plus ou moins précise et explicite puis, lorsque ce rescencement
ne permet pas d’enclencher une suite d’inférences menant l’analyse à son
terme et donc que le recours à l’intuition s’avère indispensable, à faire un
76
« ajout », ce terme regroupant tous les types d’actions mathématiques, de la
considération d’un nouveau point à la soustraction d’un nombre en passant
par le tracé d’une droite ou d’un cercle, et enfin à l’évaluation rétroactive
de la pertinence de l’action effectuée, évaluation ayant pour unique critère la
détermination de sa fécondité, c’est à dire du nombre de propriétés nouvelles
qu’elle « engendre », du type de ces propriétés (tangence, proportionnalité)
et donc de ses capacités à débloquer une situation initialement close.
L’intuition en tant que telle, si tant est que cela ait un sens d’isolé ce terme si
l’on veut l’employer comme al-Sijzı qui l’associe systématiquement à l’étape
de l’évaluation logique (« la pensée »), est donc le lieu de l’action, du geste
décisif que l’analyste effectue et qui lui permet de continuer sa recherche,
mais les deux auteurs qui traitent en profondeur de cette question, al-Sijzı et
Ibn al-Haytham, insistent sur le fait que ce geste est avant tout un geste ra-
tionnel, Ibn al-Haytham marquant davantage l’importance de la réflexion en
amont qui doit s’appuyer la maîtrise des « connus » pour optimiser le choix
du geste alors qu’al-Sijzı attire l’attention du lecteur, de l’étudiant, tant sur
la pluralité des gestes féconds et que sur leur caractère réversible en exhibant
d’une part des analyses menées de plusieurs manières distinctes et d’autre
part des échecs, c’est-à-dire des gestes ne passant pas le crible de l’évaluation
de leur fécondité.
Cette description du schéma auquel renvoie l’usage du terme « intuition »
durant le cours de l’analyse d’un problème semble davantage compatible avec
les vues défendues d’abord par Cornford puis étendues par Hintikka expo-
sées en introduction qu’avec celles de tenants d’une conception de l’analyse
n’utilisant que des inférences logiques, et montre une certaine proximité avec
la description d’une analyse en train de se faire relatée par Árpád K. Szabó :
« when we are making such an ’analysis’ we are not looking for the pieces of
a whole, instead we are trying to find what could harmonize with our propo-
77
sition in question, if it happened to be true » 137.
recours à la philosphie
Comme il a été signalé plus haut, ainsi que dans les parties dédiées aux
commentaires de leur texte respectif, il existe cependant des différences no-
tables dans le choix des termes utilisés par Ibn Sinan, al-Sijzı et Ibn al-
Haytham dès lors qu’il s’agit d’aborder ce qui permet d’ouvrir ce qui était
clos comme le dit al-Sijzı. En effet se succèdent les « ajouts », les « procédés
ingénieux », l’« habileté », l’« intuition » ou autres « ruses », ainsi que cer-
taines occurrences de l’« analyse » qui ne peuvent renvoyer à la méthode dans
sa globalité, termes utilisés parfois dans des contextes si différents que comme
il a été précédemment dit on ne peut qu’être conduit à formuler l’hypothèse
d’un langage non stabilisé, renvoyant peut-être même à plusieurs niveaux de
conceptualisation bien distincts.
Mais la variabilité des définitions des termes employés pour décrire ce mo-
ment particulier où l’analyste est contraint d’agir pour avancer ne lui est pas
propre, on la retrouve en effet dans les classifications des problèmes, dans les
termes employés pour parler des propositions, des figures ou des opérations
comme de nombreuses notes de traduction le mentionnent 138, ce qui est d’une
part compatible avec l’hypothèse d’un langage à plusieurs niveaux formulée
plus haut et d’autre part accentue encore l’impression selon laquelle les idées
qui sont exposées dans ces textes ne sont pas complètement assises dans le
contexte mathématique et philosophique de leur époque, et par là nécessitent
que les auteurs recourent à un vocabulaire philosophique pour faire entendre
leurs conceptions.
Ceci est d’ailleurs flagrant dans un autre texte d’al-Sijzı rapidement men-
137. [HR74], appendix 1, page 125.138. par exemple [AS02], page 768, note 1 et [AS02], page 796, note 23 ou encore [iS00],page 136, note 15.
78
tionné lors de la seconde partie intitulé Opuscule sur l’asymptote dans lequel
il s’empare du problème suivant : « comment concevoir les deux lignes qui se
rapprochent et qui ne se rencontrent pas, si on les prolonge toujours à l’infini,
qui ont été mentionnées par l’éminent Apollonius dans son deuxième livre de
son ouvrage des Coniques » 139.
Son commentaire ne porte pas sur la validité du résultat établi par Apol-
lonius, mais sur le fait que ce résultat est « loin de la conception et de la
pensée », ce qui l’amène d’ailleurs à proposer une classification des proposi-
tions mathématiques particulièrement originale et que Roshdi Rashed résume
comme suit 140 :
– « Les propositions concevables directement à partir des principes philo-
sophiques ;
– les propositions concevables avant qu’il ne soit procédé à leur démons-
tration ;
– les propositions concevables lorsque l’on forme l’idée de leur démons-
tration ;
– les propositions concevables seulement une fois démontrées ;
– les propositions difficilement concevables, même une fois démontrées. »
Par l’établissement de cette classification al-Sijzı indique que lorsqu’une
difficulté conceptuelle surgit dans le champ mathématique, le recours à la phi-
losphie est la voie qui permet de mettre à plat la situation et de construire
ainsi sur des bases solides ou, pour reprendre encore les termes de Roshdi
Rashed, « Sa démarche semble donc guidée par l’idée que seule une étude
philosophique préalable permet de concevoir et de justifier les affirmations
vraies et premières des mathématiques » 141, démarche qu’il semble employer
tout autant dans son traité Pour aplanir les voies en vue de déterminer les
propositions géométriques pour parvenir à expliciter la notion d’« intuition »
que dans cet opuscule sur l’asymptote pour saisir le concept de divisibilité