Top Banner
MEMOIRE du M2 LOPHISS-sc2 Université Paris Diderot, Paris VII sous la direction de Pascal Crozet Textes de philosophie des mathématiques rédigés en arabe au X e et XI e siècles Du sens de l’intuition Guillaume Loizelet Soutenu le 09 Septembre 2013 devant les membres du jury : M. Pascal Crozet M. David Rabouin M. Ivahn Smadja 1
93

mémoire loizelet

Jan 13, 2023

Download

Documents

Denyze Toffoli
Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: mémoire loizelet

MEMOIRE du M2 LOPHISS-sc2

Université Paris Diderot, Paris VII

sous la direction de Pascal Crozet

Textes de philosophie des

mathématiques rédigés en arabe au Xe

et XIe siècles

Du sens de l’intuition

Guillaume Loizelet

Soutenu le 09 Septembre 2013

devant les membres du jury :

M. Pascal Crozet

M. David Rabouin

M. Ivahn Smadja

1

Page 2: mémoire loizelet

Sommaire

Abstract 3

Introduction 4

Préambule : le texte de Thabit ibn Qurra 12

1 Le texte d’Ibn Sinan 15

2 Le texte d’al-Sijzı 28

3 Le texte d’Ibn al-Haytham 51

Conclusion 75

Bibliographie 89

2

Page 3: mémoire loizelet

Abstract

The recent edition and translation of a large corpus of mathematical texts

written in arabic in the 10th and 11th centuries shows the emergence of a

new type of mathematical texts related to philosophy of mathematics, es-

pecially the analysis and synthesis theme, which for the first time included

central parts dedicated to the ’how to’ questions directly linked to the intui-

tion theme.

The main aim of this work is to produce an elucidation of the term ’intuition’

as used by the authors of three of those texts, namely Ibn Sinan, al-Sijzı and

Ibn al-Haytham. To achieve such a goal one need first to sociologically, ma-

thematically and philosophically contextualize those texts, secondly to stick

to their letter in order to produce as accurate a commentary as possible and

thirdly to build on the pioneering work undertaken by Roshdi Rashed and

Héllène Bellosta that can be relied upon as a basis, especially the historical

and logical aspects.

This study brings out some results based on the unanimity of authors on the

necessary need of something else than logical inferences during the analy-

sis process, explicitely named as ’intuition’ by two of them, which can arise

at two different moments, one is the prior determination of the type of the

problem and the other is the need for additional data in the course of the

analysis, the latter leading to the drafting of a rationnal choice of a mathe-

matical act relying on criteria which are precisely and consistently described

in a pedagogical way linked to the conception of the authors of an acquired

intuition contrary to the innate intuition often described in the philosophical

litterature.

3

Page 4: mémoire loizelet

Introduction

La récente édition critique en français 1 de nombreux manuscrits mathé-

matiques écrits en arabe entre le IXe et le XIIIe siècles a mis au jour l’existence

de textes traitant de thèmes associés à ce qui constitue aujourd’hui le do-

maine de la philosophie des mathématiques. C’est à l’explicitation de certains

aspects du contenu philosophique de trois de ces textes, écrits aux Xe et XIe

siècles, que ce travail est dédié.

Il s’agit, dans l’ordre chronologique, d’un texte d’Ibrahım ibn Sinan ibn

Thabit Ibn Qurra (Bagbad 908-946) intitulé Traité sur la méthode de l’ana-

lyse et de la synthèse dans les problèmes de géométrie auquel on renverra

par [iS00], d’un texte d’Abu Saıd Ah.mad ibn Muh. ammad ibn Abd al-Jalıl

al-Sijzı (Iran 945-1020) intitulé Pour aplanir les voies en vue de déterminer

les propositions géométriques auquel on renverra par [AS02] et d’un texte de

Al-Hasan ibn al-Haytham (Bassorah 965-Le Caire 1039) intitulé Sur l’ana-

lyse et la synthèse auquel on renverra par [ia02].

cohérence historique du corpus

Comme son nom complet l’indique, Ibrahım ibn Sinan est le petit fils

de Thabit ibn Qurra (Harran 826-Bagdad 946), « traducteur et mathémati-

cien de génie, qui fut également bien en cour auprès du calife al-Mu’tad. id » 2,

figure majeure de la tradition mathématique instaurée par les frères Banu

Musa, également auteur d’un texte que l’on peut rattacher à la philosophie

des mathématiques intitulé Livre de Thabit ibn Qurra à Ibn Wahb sur le

moyen de parvenir à déterminer la construction des problèmes géométriques

1. principalement sous l’impulsion de Roshdi Rashed, directeur de recherche classeexceptionnelle au CNRS, fondateur de l’équipe de recherche REHSEIS, directeur du CHS-PAM jusqu’en 2001, il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages de référence depuis 1971et pousuit activement ses travaux de recherche et d’édition.

2. voir [Bel94], page IV, note 3.

4

Page 5: mémoire loizelet

auquel on renverra par [iQ02], texte plus succint que les trois textes mention-

nés plus haut et auquel sera consacré un court préambule, principalement afin

de donner une meilleure assise historique à ceux-ci.

En effet, comme le note Hélène Bellosta 3, Ibn Sinan « connaissait sans

doute » le traité de son aïeul Thabit ibn Qurra.

Ensuite il est certain qu’al-Sijzı connaissait le texte d’Ibn Sinan puisque,

comme le note également Hélène Bellosta 4, « le manuscrit le plus ancien

existant à l’heure actuelle du traité d’Ibn Sinan [...] a d’ailleurs été copié par

al-Sijzı (Paris B.N. 2457) », ainsi que le texte de Thabit ibn Qurra dont il a

également effectué une copie 5.

De plus l’étude de la correspondance entre mathématiciens 6 montre qu’al-

Sijzı était en relation avec Abu l-Jud ibn al-Layth, lui-même en lien avec

al-Khazin, correspondant avéré d’Ibn Sinan, renforçant encore le fait qu’Ibn

Sinan et al-Sijzı étaient membres d’une même communauté scientifique.

Enfin il semble également indubitable qu’Ibn al-Haytham avait le texte d’Ibn

Sinan à sa disposition lors de la rédaction de son propre traité tant certains

aspects du premier reprennent et parfois répondent au second 7, permettant

ainsi à Roshdi Rashed d’affirmer que « c’est également à la suite d’Ibn Sinan

- et contre lui - qu’Ibn al-Haytham élaborera son projet » 8

Ceci, et bien que, comme le remarque Pascal Crozet, « il serait hasardeux

d’affirmer en toute certitude qu’il [Ibn al-Haytham] ait eu connaissance des

travaux de son prédécesseur [al-Sijzı] » 9, permet d’établir avec fermeté que

les trois auteurs dont il est ici question de commenter les textes de philoso-

phie des mathématiques s’inscrivent dans une tradition commune que l’on

3. [Bel94], page VIII, note 19.4. [Bel94], page III, note 1.5. [Ras02a], page 735.6. [Anb79], page 137, note 11.7. [Bel94], page IV, note 4.8. [RB00], page 22.9. [Cro10], page 68.

5

Page 6: mémoire loizelet

peut faire remonter au moins jusqu’à Thabit ibn Qurra, et par conséquent

incite à ne pas négliger les aspects contextuels de ces textes, tant sur le plan

mathématique que philosophique.

Le thème de l’analyse et de la synthèse

Les titres des textes d’Ibn Sinan et d’Ibn al-Haytham pointent vers le

thème classique en philosophie des mathématiques de l’analyse et de la syn-

thèse, mais ils sont d’un genre nouveau en ce qu’ils montrent des analyses

en train de se faire contrairement aux analyses déjà faites que l’on peut lire

dans les ouvrages initialement rédigés en grec qui nous sont parvenus 10.

Ce thème a fait l’objet de nombreux travaux en philosophie des mathéma-

tiques et en philosophie de la logique 11, travaux qui insistent principalement

sur les aspects logiques de l’analyse et de la synthèse (réversibilité, mise en

évidence de schémas, etc...), et il ne semble pas opportun d’aborder l’étude

des trois textes concernés sous cet angle avec l’ambition d’apporter une quel-

conque contribution à ces recherches tant les considérations logiques ont été

poussées et débattues 12.

Cependant il est important pour la contextualisation de ce travail de

faire une place dans cette introduction à un tour d’horizon, même succint,

des textes de l’antiquité faisant mention du thème de l’analyse et de la syn-

thèse.

On trouve déjà des mentions de l’analyse des géomètres dans quelques

textes de l’antiquité hellénistique, les plus fréquemment cités étant ceux de

10. voir par exemple Apollonius [dP10], Archimède [Arc60], livre II, propositions 1, 3 et7 ou pseudo-Euclide [Euc93], livre XIII.

11. voir en particulier l’ouvrage de référence de Jaako Hintikka et Unto Remes [HR74].12. pour une critique des schémas proposés par Jaako Hintikka, voir les notes α et β de

Hélène Bellosta, [Bel94], page LXXII-LXXV.

6

Page 7: mémoire loizelet

Platon 13 (Athènes -428 -348) et d’Aristote 14 (Stagire -384 Chalcis -322),

mais il s’agit ici de renvois trop succints ou même de simples évocations qui

ne permettent guère de tirer des conclusions quant à la nature et au statut

de cette analyse des géomètres.

Les trois seuls textes écrits en grec dans lesquels figure explicitement une

description de ce qu’il faut entendre par analyse et par synthèse sont plus

tardifs.

Le premier est un passage de l’introduction de l’Ars Medica de Galien 15

(Pergame 129 Rome 201 ?) qui a été traduit en arabe « à la demande du ma-

thématicien Muh. ammad b. Musa » 16, un des frères Banu Musa, dans lequel

il précise ce qu’est le « cheminement » qui correspond à l’analyse :

« en ta pensée, tu fixes la chose, dans sa perfection extrême, que tu vises et

que tu cherches à connaître ; puis tu examines 17 la plus proche - sans laquelle

la chose ne peut-être ni fixée ni achevée -, puis celle qui la précède, jusqu’à

ce que tu aboutisses à la première. »

Galien indique de plus dans ce texte qu’il ne faut pas confondre « la voie

de la pensée 18 et de l’analyse », dont le cheminement qui « établit tous les

arts » vient d’être rappelé, et « la voie de l’analyse de la définition » qui

consiste en une explicitation ou en une subdivision des définitions et repose

principalement sur la capacité de « retenir par cœur et de mémoriser ».

Les deux autres consistent en quelques pages de La collection mathématique

de Pappus 19 (Alexandrie IVe siècle) et d’un passage succint des Commen-

taires sur le premier livre des Eléments d’Euclide de Proclus 20 (Byzance 412

- Athènes 485) dont on ne sait pas avec certitude si elles étaient connues des

13. par exemple [Pla11], Ménon, 86e.14. par exemple [Ari04], 1112b.15. [Gal93].16. [Ras93], page 89.17. ici Roshdi Rashed précise avoir ajouté à sa traduction les mots « la condition ».18. voir la note de traduction de Roshdi Rashed, [Gal93], page 272, note 2.19. [d’A82].20. [dL48].

7

Page 8: mémoire loizelet

auteurs des textes qu’il s’agit ici de commenter mais qui, en tant que rares

traces des conceptions antiques de l’analyse, ont suscité de nombreux travaux

et commentaires dont on ne rendra pas compte dans le détail.

Cependant, de façon à ne pas passer à côté d’une des retombées pos-

sibles de l’étude des trois textes des Xe et XIe siècles, il faut mentionner une

divergence dans les interprétations de la définition donnée par Pappus de

l’analyse :

« L’analyse est donc la voie qui part de la chose cherchée, considérée comme

étant concédée, pour aboutir, au moyen des conséquences qui en découlent,

à la synthèse de ce qui a été concédé ». 21

Cette divergence porte sur les mots « des conséquences », tels que les a ren-

dus Paul ver Eecke, et a donné lieu a une controverse entre commentateurs

initiée par F.M. Cornford :

« I gather from Sir T. Heath’s discussion of this passage (Thirteen Books

of Euclid, i., 138) that modern historians of mathematics - ’careful studies’

by Hankel, Duhamel, and Zeuthe, and others by Ofterdinger and Cantor are

cited - have made nonsense of much of it by misunderstanding the phrase

’the successions of sequent steps’ (τῶν ἑξῆς ἀκολούθων ) as meaning

logical ’consequences’, as if it were τὰ΄συμβαίνοντα ». 22

Jaakko Hintikka, après un tour d’horizon détaillé des différents points de vue

qui s’opposent ou se complètent 23, prolonge l’opinion de Cornford :

« We want to suggest that τὸ ἁκόλουθοv in Pappus’ description of analysis

and synthesis does not mean a logical consequence, but is a much more vague

term for wathever ’correspond to’, or better, ’goes together with’ the desired

conclusion in the premisses from which it can be deduced, perhaps in the sense

of enabling one to deduce the conclusion from them. Hence our transalation

21. [d’A82], page 447.22. [Cor32], page 47, note 1.23. [HR74], chapitre II : voir particulièrement la note 4 pour les références précises des

articles principaux des divers acteurs de ce débat.

8

Page 9: mémoire loizelet

’concomitant’ instead of the usal ’consequence’ ». 24

Il apparaît dès lors la possibilité d’un dépassement d’une conception stric-

tement déductive et donc réductible à des principes logiques de l’analyse,

laissant ainsi place à l’irruption du thème de l’intuition, en accord avec la

formulation de ce débat par Yvon Lafrance :

« L’analyse géométrique telle que décrite par Pappus est-elle une méthode

déductive ou intuitive ? » 25

Le thème de l’intuition

Le terme intuition 26 se trouve d’ailleurs explicitement dans les textes d’al-

Sijzi et d’Ibn al-Haytham et c’est par conséquent en vue de mieux comprendre

ce que ce terme recouvre et dans quel(s) sens il doit être interprété que la

méthodologie appliquée à la lecture des trois textes étudiés a été conçue.

Il s’agit en effet d’une tâche ardue tant le concept d’intuition peut être

et a été entendu de façons très différentes jusque parmi les auteurs contem-

porains comme le remarque Gerhard Heinzmann :

« Pour les uns, l’intuition est purement intellectuelle (Plotin), pour les autres

elle ne donne de connaissance que des objets sensibles (Duns Scotus), d’autres

encore connaissent une intuition sensible et intellectuelle (Poincaré) et, par-

fois, on l’exclut d’une connaissance philosophique (Moritz Schlick) ». 27

Les liens entre intuition et perception apparaissent clairement comme les

principaux points de divergences entre les différents points de vue, certains

24. [HR74], page 14.25. [Laf78], page 272.26. Le choix de ce terme par les traducteurs n’et pas contestable dans la mesure où le

mot arabe qu’il rend fait partie du vocabulaire philosophique.27. [Hei05], page 297.

9

Page 10: mémoire loizelet

tel Gödel 28 poussant très loin l’analogie entre les ces deux concepts :

« we have intuitions or mathematical perceptions that are the counterpart of

sense perceptions of the physical world ».

Dans cette optique, le premier point auquel il faudra s’attacher concerne

l’élucidation des rapports entre intuition et sensation dans les textes des Xe

et XIe siècles, en prêtant par exemple une attention pariculière aux champs

sémantiques attachés aux occurrences du terme intuition.

D’autre part le terme intuition est très souvent associé à une certaine im-

médiateté en lien avec des capacités inhérentes à celui qui en fait preuve, ou

selon les termes de Gerhard Heinzmann, elle est « supposée d’être une faculté

soustraite au processus d’apprentissage ou d’être au moins naturelle ».

Il y a ici également deux aspects qu’il faudra tenter d’éclaircir au terme de ce

travail, savoir la question de la possibilité de l’acquisition ou du perfection-

nement de l’intuition pour les auteurs du Xe et XIe siècles et la question de

l’immédiateté de son action, qui sont bien deux questions distinctes comme le

montre la proposition faite par Roshdi Rashed à ce sujet et qui sera discutée

plus loin :

« Sans doute s’agit-il d’un acte de la pensée qui saisit immédiatement l’objet

de la connaissance, formé pour n’avoir pas besoin de toutes les déductions

intermédiaires ». 29

Méthodologie employée pour la lecture des textes

Pour tenter d’apporter des réponses étayées à ces diverses questions au-

tour de l’intuition, la méthodologie adoptée dans ce travail consiste dans un

premier temps par une lecture « au premier degré », telle qu’évoquée plus

haut, des textes d’Ibn Sinan, d’al-Sijzi et d’Ibn al-Haytham, c’est à dire une

28. c’est en tout cas ainsi que James Robert Brown transcrit la pensée de Gödel dans[Bro05], page 58.

29. [Ras02a], page 695.

10

Page 11: mémoire loizelet

lecture accordant crédit aux mots employés par les auteurs 30, aux transitions

qu’ils effectuent ainsi qu’à la construction et à l’organisation de leurs textes.

Ensuite il s’agit de distinguer clairement les occurrences explicites dans ces

textes du terme intuition d’allusions plus ou moins directes pouvant prêter à

discussion et pouvant être imputées à une malencontreuse surinterprétation

des textes.

Pour ce qui est des occurrences explicites, il faudra en premier lieu veiller à

les situer dans le corps du texte, à prendre en compte les passages qui les

annoncent et à chercher les exemples auxquels elles renvoient directement.

Une attention particulière sera ainsi portée aux choix des constructions auxi-

liaires qui sont le lieu naturel de l’expression de l’intuition en ce qu’elles

« constituent la partie de démonstration non intégrable à des séquences d’in-

férences » comme l’énonce Hélène Bellosta 31 et qui, contrairement aux textes

grecs des « trésors de l’analyse »mentionnés précédemment, font parfois l’ob-

jet de commentaires et de déclarations d’intentions riches d’informations.

30. en gardant à l’esprit que seul un recours aux textes établis en arabe pourrait parfoislever certaines ambigüités.

31. [Bel94], page XXXVIII.

11

Page 12: mémoire loizelet

Préambule : le texte de Thabit ibn Qurra

Conformément à ce qui a été annoncé en introduction, l’étude des textes

d’Ibn Sinan, d’al-Sijzı et d’Ibn al-Hayhtam est précédée par un préambule

dédié à un texte de Thabit ibn Qurra intitulé Livre de Thabit ibn Qurra à Ibn

Wahb sur le moyen de parvenir à déterminer la construction des problèmes

géométriques.

Le titre de ce texte doit tout d’abord être commenté pour lui-même d’une

part car il oblige immédiatement à prendre en compte une dimension contex-

tuelle et sociale en tant que réponse à une demande d’Ibn Wahb et d’autre

part car il en existe plusieurs variantes 32 illustrant tout aussi rapidement

certains de ses aspects essentiels : Comment faut-il se comporter pour obte-

nir ce qu’on recherche de notions géométriques et Sur la cause pour laquelle

Euclide a ordonné les propositions de son livre selon cet ordre.

L’adresse du texte à l’un des membres de la famille des Banu Wahb, « fa-

mille de ministres, secrétaires d’état et homme de lettres » 33 indique en effet

que les questions dont traitent l’opuscule de Thabit ibn Qurra intéressent des

membres influents de la vie administrative et intellectuelle de l’époque, ce qui

est d’ailleurs confirmé par le fait que des philosophes importants comme al-

Kindı ont écrit des textes sur des thèmes proches 34.

L’un des titres donné au texte de Thabit ainsi que les titres des textes

d’al-Kindı montre que ces textes peuvent être considérés comme des consé-

quences des traductions en arabe de textes rédigés en grec dont la réception

et l’intégration dans une culture alors en plein essor pose de façon très natu-

relle des questions de tous ordres, et principalement d’ordre philosophique.

32. pour les références précises des différents manuscrits, voir [Ras02a], page 735.33. [Ras02a], page 688, note 2.34. Dans [Ras02a], page 687, Roshdi Rashed donne les titres de deux ouvrages d’al-

Kindı : Sur la réforme du livre d’Euclide et Sur les intentions du livre d’Euclide.

12

Page 13: mémoire loizelet

C’est d’ailleurs certainement parce que Thabit ibn Qurra avait une grande

connaissance des Eléments, en tant que « réviseur de la troisième traduction

arabe du livre » 35, qu’Ibn Wahb l’a interrogé en quelque sorte sur l’adéqua-

tion entre l’organisation du traité d’Euclide et l’utilisation concrète de son

contenu lors de la résolution de problèmes géométriques.

Il s’agit donc de questions que seul quelqu’un de déjà bien instruit du

contenu des Eléments est amené à se poser. C’est d’ailleurs en rappelant ce

fait que Thabit ibn Qurra débute sa réponse à Ibn Wahb en mettant en avant

le caractère « nécessaire » de l’ordre d’exposition choisi par Euclide pour celui

qui « l’étudie pour la première fois [...] jusqu’à ce qu’il l’ait compris, qu’il se

soit assuré de ce que dit et expose cet homme et qu’il ait affermi sa confiance

en lui grâce à la connaissance de la certitude de ses démonstrations ».

Pour Thabit l’exposé synthétique d’Euclide est donc clairement à but péda-

gogique, permettant au lecteur qui souhaite s’initier à la géométrie d’avoir

des bases solides et bien établies et c’est pour cela qu’« il lui a fallu avancer

ce qui devait être retardé et retarder ce qui devait être avancé ».

Cependant, et c’est là le point qui ne peut échapper au lecteur tel Ibn Wahb

qui veut aller plus loin et être capable de résoudre des problèmes de géomé-

trie, l’ordre synthétique des Eléments n’est pas adapté à ce « second état »,

il a alors besoin « d’une autre démarche » et c’est cette démarche que Thabit

ibn Qurra s’emploie à expliquer dans sa réponse à Ibn Wahb, précédant en

cela Ibn Sinan, al-Sijzı et Ibn al-Haytham.

Cette démarche consiste tout d’abord en une réorganisation des défini-

tions et des propositions selon leur « genre », terme teinté autant de flou que

d’aristotélisme, et que Thabit se propose de rendre plus explicite en l’illus-

trant par trois exemples détaillés, dans une tentative de contournement des

difficultés inhérentes à un vocabulaire trop imprécis et d’illustration de ses

35. [Ras02a], page 689.

13

Page 14: mémoire loizelet

propos tels que : « il trouve les notions dont les semblables sont requises par

ce qu’il cherche, à sa portée, réunies en son âme » ; ou plus loin : « il faut

établir en son âme et appeler en son esprit, parmi les principes et les notions

qui résident en cette science et grâce auxquels on peut préparer la découverte :

soit tous, soit ceux d’entre eux qui sont possibles ».

Enfin, avant de déployer les trois exemples qu’il a choisi et qui portent sur des

résolutions de triangles ayant chacun pour objectif d’être « un modèle auquel

on se conforme », Thabit ibn Qurra propose une classification des questions

mathématiques donnant une version parmi toutes des diverses classifications

entre problèmes et théorèmes 36 .

Ce rapide survol du texte de Thabit Ibn Qurra permet ainsi d’établir

plusieurs points qu’il ne faudra pas perdre de vue lors du commentaire des

textes de ses successeurs, en premier lieu un aspect contextuel dû à la ré-

ception et à l’intégration des textes mathématiques écrits en grec (des textes

d’Apollonius et d’Archimède par exemple), ensuite un aspect social lié au fait

que ces questions occupent non seulement quelques mathématiciens mais une

partie non négligeable des intellectuels de cette période, et donc également

le fait que ces textes s’adressent à des lecteurs déjà bien instruits de géomé-

trie et des mathématiques contemporaines désireux de dépasser le stade de

l’apprentissage et de la mémorisation pour passer à un « second état » leur

permettant de mener à bien des recherches par eux-mêmes.

36. le caractère instable de ces classifications ainsi que leur faible influence sur les textesqu’il s’agit ici d’étudier incite tant pour des raisons d’efficacité que de place à ne pasreprendre dans le détails ces distinstions très subtiles et d’une grande complexité. Onpourra voir par exemple la remarque d’Hélène Bellosta pages VIII et IX ainsi que sa note20.

14

Page 15: mémoire loizelet

1 Le texte d’Ibn Sinan

L’œuvre d’Ibn Sinan

Ibn Sinan expose les motivations et la place que l’on doit accorder à son

Traité sur la méthode de l’analyse et de la synthèse dans les problèmes de

géométrie dans un court opuscule autobiographique intitulé Inventaire des

questions résolues en géométrie et en astronomie 37 dans lequel il recense et

détaille le contenu des textes qu’il a publiés avant 934 (selon [RB00], page

3).

Il y indique que ce Traité sur la méthode de l’analyse et de la synthèse dans

les problèmes de géométrie constitue la partie théorique d’un triptique dé-

dié au thème de l’analyse et de la synthèse, les deux autres textes le com-

posant étant un traité perdu sur Les cercles tangents et une anthologie de

problèmes 38, cette dernière appartenant de fait à ce nouveau genre de rédac-

tions mathématiques apparu au Xe siècle 39, ainsi que des indications quant

à l’ordre selon lequel le lecteur, ou plutôt « l’étudiant », doit pénétrer dans

son œuvre s’il veut en tirer le meilleur profit :

« qu’ils [les étudiants] avancent progressivement du livre sur les cercles

tangents dans lequel la plupart des problèmes sont faciles, au livre dans le-

quel se trouvent la règle de l’analyse et de la synthèse et le reste, enfin à ce

livre [L’anthologie de problèmes] difficile où l’analyse est abrégée.

Le Traité sur la méthode de l’analyse et de la synthèse dans les problèmes

de géométrie est donc conçu comme un ouvrage théorique à vocation péda-

gogique dans lequel Ibn Sinan distingue et définit trois types d’analyse, la

véritable analyse, l’analyse abrégée des géomètres et l’analyse des géomètres

« dans laquelle on fait attention », laissant explicitement entendre que la vé-

ritable analyse est celle telle « qu’il n’y ait plus aucune différence entre son

37. [Bel94], pages 122 à 127.38. [RB00], pages 581 à 759.39. selon les auteurs de [RB00], page 435.

15

Page 16: mémoire loizelet

analyse et sa synthèse » 40 de façon à rejoindre l’analyse « qui est utilisée dans

les autres sciences » 41, et qui est peut-être cette « analyse de la définition »

que mentionne Galien.

D’une part il indique par là qu’un des objectifs de son texte est de faire

œuvre de théoricien de la démonstration selon le qualificatif employé par les

auteurs de [RB00] 42, et les travaux d’Hélène Bellosta 43 à ce sujet permettent

de circonscrire de façon très poussée cet aspect du texte d’Ibn Sinan, mais on

peut tout de même s’interroger sur le fait qu’il affirme qu’une analyse bien

menée doit être l’inverse exact de la synthèse alors que le problème 39 de sa

propre anthologie de problèmes constitue un exemple d’analyse bien menée

dont la synthèse est impossible.

D’autre part ceci montre qu’en sus de l’affirmation réitérée du caractère pé-

dagogique de son texte, Ibn Sinan conçoit celui-ci comme un élément d’un

débat interne à la communauté de savants à laquelle il appartient, ce qui

apparaît d’ailleurs indubitable de part la seule formulation de la quatrième

partie de son texte : « réponse à ceux qui critiquent l’analyse telle qu’elle est

habituellement pratiquée par les géomètres » commme l’indique la note 37

page 204 : « ceci laisse entendre que le thème de l’analyse et de la synthèse

avait été, ou était, un thème de discussions et de controverses dans le milieu

des mathématiciens et des philosophes », rejoignant ici un des aspects du

texte de Thabit Ibn Qurra évoqué en préambule à cette partie.

classification et détermination

L’aspect principal sur lequel Ibn Sinan insiste est celui de la classifica-

tion des problèmes 44 qui « ne fait intervenir que les critères logiques que

40. [iS00], page 216.41. [iS00], page 154.42. [RB00], page 22.43. voir par exemple les notes complémentaires de [Bel94], pages LXXII à LXXV, ainsi

que la mise en évidence des différents types d’inférences à la page XXXVII.44. on ne revient pas ici sur le type de problèmes considérés par Ibn Sinan en lien avec

sa vision de la distinction entre constructions, résolutions et théorèmes (voir [iS00], page

16

Page 17: mémoire loizelet

sont le nombre des solutions, le nombre des hypothèses, leur compatibilité

et leur éventuelle indépendance » pour reprendre les mots des auteurs de

[RB00](page 30), classification résumée très clairement par Hélène Bellosta 45 :

1. problèmes dont les hypothèses et les conditions sont suffisantes ;

(a) problèmes vrais ;

(b) problèmes impossibles ;

2. problèmes dont il est nécessaire de modifier les hypothèses ;

(a) problèmes avec discussion ;

(b) problèmes indéterminés ;

i. problèmes indéterminés proprement dits ;

ii. problèmes indéterminés avec discussion ;

(c) problèmes surabondants ;

i. problèmes indéterminés auxquels on a ajouté une hypothèse ;

ii. problèmes avec discussion auxquels on a ajouté une hypo-

thèse ;

iii. problèmes vrais auxquels on a ajouté une hypothèse.

Ici encore la structure et la cohérence de cette classification ont déjà fait

l’objet de commentaires approfondis et méticuleux, en particulier de la part

des auteurs de [RB00], dont on se contentera ici de faire mention car ils

concernent surtout les aspects logiques ce celle-ci, mais plusieurs remarques

d’ordre historique et philosophique doivent cependant être reprises ou for-

mulées ici principalement afin de poser des jâlons importants pour la suite

de ce travail.

La première concerne l’établissement dans cette classification de la catégo-

rie des problèmes avec discussion qui jusqu’alors ne semblaient pas avoir fait

100) dont on a déjà évoqué plus haut le caractère non figée entre les différents auteurs etdont la prise en compte ferait trop largement sortir du cadre de ce travail.

45. [Bel94], page XVIII

17

Page 18: mémoire loizelet

l’objet d’une terminologie nouvelle comme le mentionne Hélène Bellosta 46

qui contribue à donner à ces problèmes « un statut bien défini et individua-

lisé ».

Cette nouveauté taxinomique peut être mise en rapport avec l’actualité de ces

problèmes avec discussion au Xe siècle « puisqu’une bonne partie des équations

du second degré que résolvent les algébristes contemporains d’Ibn Sinan entre

dans cette catégorie, la discussion des conditions d’existence d’une solution

de ces équations se faisant sur le modèle qu’indiquera Ibn Sinan lorsqu’il en

fera l’analyse et la synthèse » 47, et d’ailleurs l’exemple d’analyse choisi pour

illustrer les problèmes avec discussion « partager une droite en deux parties

telles que le produit de l’une par l’autre soit égal à une surface connue » 48

impose, via la théorie des équations du second degré (discriminant non né-

gatif), de considérer la condition « que la surface connue ne soit pas plus

grande que le quart du carré de la droite ».

La seconde remarque concerne la notion de problèmes indéterminés aux-

quels il semble naturel en première lecture de faire correspondre les problèmes

géométriques de recherche de lieux, or l’étude détaillée des exemples de tels

problèmes dans l’œuvre d’Ibn Sinan conduite par les auteurs de [RB00] les a

amené à établir un tout autre constat :

« Tout se passe comme si, pour lui, le terme de ’problème indéterminé’ réfé-

rait à un tout autre domaine que celui de la géométrie ; or cette terminologie

fait son apparition chez Abu Kamil dans la seconde moitié du IXe siècle, et

dans un domaine bien précis des mathématiques, celui de l’analyse diophan-

tienne indéterminée, ce que ne pouvait ignorer Ibn Sinan, et c’est manifes-

tement de ce type de problème que sa classification entend rendre compte » 49.

46. [Bel94], pages XXX et XXXI.47. [Bel94], page XVI.48. [iS00], page 138.49. [RB00], page 27.

18

Page 19: mémoire loizelet

La troisème remarque tient à l’ancrage historique que la classification des

problèmes établie par Ibn Sinan semble évoquer. En effet le fait d’envisa-

ger la possiblité même de faire varier les hypothèses montrent que l’auteur

est très influencé par les œuvres d’Apollonius, comme en atteste également

nombres d’exemples qu’ils puisent dans ses traités, influence qu’il revendique

explicitement par une référence directe : « Apollonius avait une habitude qui

était de comparer la solution qu’il avait trouvée aux choses semblables » 50,

semblant proposer ainsi une méthode de découverte de nouveaux problèmes

aux étudiants plutôt qu’une méthode de résolution de ces problèmes.

Ceci amène la dernière remarque sur la classification d’Ibn Sinan, re-

marque qui porte sur la finalité ou sur l’intérêt de la méthode de l’analyse

et de la synthèse et qui ouvre la possibilité d’envisager que l’auteur utilise

le terme analyse selon deux acceptions distinctes correspondant à un lan-

gage à deux niveaux. De fait, l’organisation du texte en quatre partie dont

la première est dédiée à la classification des problèmes semble indiquer que

le géomètre qui attaque un problème doit commencer par en déterminer le

genre pour ensuite en effectuer l’analyse, impression qui semble confirmée

par l’auteur : « Puis après avoir subdivisé, tu dois faire l’analyse de chacune

des parties indépendamment » 51.

Mais à la toute fin du deuxième chapitre consacré à l’analyse, Ibn Sinan

indique que le genre du problème à déterminer n’est déterminé que lorsque

l’analyse est achevée : « et ensuite l’analyse te fait comprendre tout ce qui a

été dit, à savoir le genre du problème, et ce dont on a besoin pour ce pro-

blème ». 52

A ce stade il est interessant de relier ce passage à un passage controversé

concluant le texte de Pappus : « La détermination est le fait d’examiner au

50. [iS00], page 184.51. [iS00], page 154.52. [iS00], page 178.

19

Page 20: mémoire loizelet

préalable quand, comment, et de combien de manières un problème est pos-

sible » 53, passage à propos duquel Paul Ver Eecke fait état d’un doute quant à

l’authenticité parmi les historiens : « La phrase mise entre crochets étant hors

de sujet, est considérée par Hultsch comme ayant été interpolée (F. Hultsch,

Pappi Alexandrini Collectiones, Berolini 1876, vol II, pages 636, ligne15) ».

Bien sûr le fait qu’Ibn Sinan considère l’analyse comme un outil essentiel

à la détermination du genre d’un problème selon sa classification, différente

de celle de Pappus mais que l’on peut rapprocher d’une classification figu-

rant chez Proclus 54, ne remet pas en question le doute de Hultsch, mais par

contre cette utilisation de l’analyse par Ibn Sinan affaiblit considérablement

l’affirmation de Ver Eecke indiquant ce passage comme « étant hors de sujet ».

Cependant bien qu’Ibn Sinan affirme à de nombreuses reprises le caractère

méthodique de la démarche qu’il expose, il met en garde son lecteur contre

l’illusion de facilité et d’évidence et spécifie très clairement que la maîtrise de

l’analyse ne s’acquiert et ne se développe que par la pratique et l’exercice :

« il est en effet possible que chacune de ces classes se rencontre dans des

problèmes ardus, peu clairs, dont l’objet ne se laisse deviner que par celui qui

est expérimenté, après qu’il les ait longuement médités » 55.

L’analyse en train de se faire

La deuxième partie de son Traité sur la méthode de l’analyse et de la

synthèse dans les problèmes de géométrie porte sur un second niveau de pra-

tique de l’analyse, c’est à dire sur l’analyse concrète de problèmes ayant pour

objectif leur résolution et non la détermination de leur genre, analyse dont il

fournit la définition suivante : « l’analyse du géomètre est ce qui le conduit à

faire en sorte que la chose qu’on lui demande dans le problème soit dans des

53. [d’A82], page 478.54. voir la comparaison établie par Hélène Bellosta dans [Bel94], page XIV, note 38.55. [iS00], page 112.

20

Page 21: mémoire loizelet

termes donnés » 56.

Cette définition fait immédiatement écho au passage tant débattu du

texte de Pappus dont le point central rappelé en introduction portait sur

le caractère exclusivement logique ou non des étapes successives suivies lors

de l’analyse d’un problème. En effet si l’on s’en tient au point de vue lo-

gique, il est pour le moins surprenant qu’un adepte du vocabulaire de la

logique comme Ibn Sinan choisisse dans la définition centrale de son texte les

termes « ce qui le conduit à faire en sorte que » pour décrire cette succession

d’étapes, et il semble plus vraisemblable de supposer que pour le praticien

de l’analyse qu’est Ibn Sinan cette dernière ne peut être ramenée à une suite

d’inférences, hypothèse encore étayée plus loin lorsqu’il affirme que pour me-

ner à bien l’analyse, « tu as seulement besoin de relier de façon continue et

successive tes opérations les unes aux autres » 57.

Cette première impression est d’ailleurs confirmée par la description don-

née par Ibn Sinan du processus suivi par l’analyste 58 : « Les géomètres par-

viennent à cela en regroupant toutes les données du problème, en les combi-

nant les unes aux autres, en utilisant celles des propositions de géométrie déjà

démontrées, chacune d’elles dans le problème où il est approprié de l’utiliser

et qui lui convient et auquel elle est nécessaire ; et ils examinent ce qui en

découle nécessairement, jusqu’à ce qu’ils soient amenés au fait que le terme

qui permet de résoudre le problème [...] soit finalement donné ». 59

En effet Ibn Sinan décrit ici deux phases distinctes et si la seconde est

bien réductible à un enchaînement de déductions logiques (« ce qui en dé-

coule nécessairement ») il n’en est clairement pas de même de la première

56. [iS00], page 114.57. [iS00], page 156.58. selon la note 39, page 222 de [iS00], il semblerait qu’Ibn Sinan soit à l’origine de ce

substantif.59. [iS00], page 114.

21

Page 22: mémoire loizelet

dans laquelle il faut « regrouper » et « combiner » les données puis utiliser des

propriétés « appropriées », termes dont il est difficile et important de cerner

ce qu’ils recouvrent pour Ibn Sinan.

On peut immédiatement s’interroger quant aux critères selon lesquels l’ana-

lyste est censé procéder au regroupement des données qui sert de point de

départ à la résolution d’un problème, et une lecture attentive du vocabulaire

employé par Ibn Sinan peut donner quelques indications. Il utilise en effet

des termes à connotation « métrique » 60 tels que « proches », « voisines »,

« qui s’en rapprochent » associés à des termes tels que « semblables » ou « de

même genre », ce qui semble indiquer une réorganisation des données et des

propositions selon une certaine proximité de nature que l’étude des exemples

nécessitant une utilisation active de cette classification permet de préciser.

Il s’agit d’exemples pour lesquels une simple exploitation logique des don-

nées s’avère insuffisante qui nécessitent ainsi un recours à quelque chose de

plus, que l’on peut peut-être qualifier d’intuition même si ce terme n’est pas

employé explicitement dans ce texte par Ibn Sinan, et qu’il introduit de la fa-

çon suivante : « il se peut que tu trouves, au début de l’analyse, que ce que tu

veux faire est connu de position, de grandeur ou de forme, sinon, tu ajoutes

à cela des opérations que tu fais, tu déplaces les données et les conditions du

problème d’une chose à l’autre, jusqu’à ce que tu parviennes à la chose que

tu veux faire » 61.

Avant de revenir sur les deux gestes préconisés par Ibn Sinan dans ce passage

pour débloquer une situation logiquement inextricable, à savoir les « ajouts

d’opérations » et les « déplacements de données et de conditions », il faut pré-

ciser ce qu’il faut entendre par « opérations » en citant une note de traduction

60. On emploie ici ce terme avec des guillemets car il ne s’agit bien entendu pas d’unemétrique au sens propre mais davantage d’une métaphore, au risque de tomber dans un tra-vers dénoncé avec conviction par Jean-Paul Allouche dans un texte paru récemment dansla Gazette des mathématiciens où il critique les tentatives de mesurer le non-mesurable« de manière plus insidieusement scientiste ensuite avec l’explosion de toutes sortes de

métriques, pour essayer de réaliser cet oxymore ’ quantifier la qualité’ », voir [All13].61. [iS00], page 154.

22

Page 23: mémoire loizelet

importante : « Nous traduirons dans ce contexte a‘mal par ’opérations’, ce

qui désigne à la fois les constructions et les démonstrations » 62.

Ibn Sinan, dans aucun des exemples d’analyse qu’il propose pour illustrer

son discours, ne revient sur ce qu’il faut entendre par « tu déplaces les don-

nées et les conditions du problème d’une chose à l’autre », instruction qui

semble d’ailleurs plus proche de la question de la détermination de la nature

du problème que de sa résolution pour laquelle il semble accorder une place

centrale à la seule notion d’« ajouts ».

Un exemple est explicitement donné par Ibn Sinan pour illustrer ce point et

pour faire « voir comment adjoindre » 63, il s’agit du problème dont l’énoncé

est le suivant : « construire sur une droite connue un triangle tel que la hau-

teur abaissée sur la droite connue soit égale à une autre droite connue, et que

le produit des deux côtés restants, l’un par l’autre, soit connu » 64.

bB

bA

c

d

Ibn Sinan indique immédiatement à l’étudiant qu’il s’agit ici du type de

problèmes pour la résolution desquels un « ajout » est nécessaire en répétant

l’instruction mentionnée plus haut ainsi que la possibilité d’une insuffisance

des seules inférences à partir des données : « Nous avons dit : si les données

et les conditions du problème ont été réunies, et qu’il n’en découle pas que la

chose demandée soit connue, adjoins-leur alors des théorèmes et des propo-

62. [iS00], page 136, note 15.63. [iS00], page 164.64. [iS00], page 160.

23

Page 24: mémoire loizelet

siotions semblables au sujet que tu considères » 65.

Si, tel l’étudiant d’Ibn Sinan, l’on veut comprendre ce que l’auteur tient à

transmettre, il faut donc être particulièrement attentif tant à ses mots qu’à

ses actions dans le paragraphe qui suit ce rappel, et en effet on trouve im-

médiatement une clarification quant aux critères à employer pour effectuer

les bons « ajouts », qui ne peuvent bien sûr être décrits de façon positive car

cela nécessiterait une classification de type partition qui est hors d’atteinte,

clarification qui constitue le passage clé du texte d’Ibn Sinan sur ce point et

qu’il convient de restituer jusqu’au geste mathématique qui en résulte :

« il est clair qu’il n’est pas nécessaire d’adjoindre au sujet qui nous concerne

de théorème portant sur le cercle, ni de théorème portant sur le carré, attendu

que nous n’avons aucun des deux ; nous devons seulement utiliser celles qui

sont semblables à ce qui nous occupe ou qui s’en rapprochent, et qui sont

telles qu’il soit possible qu’il résulte d’elles et de cela une proposition.

Nous disons par exemple : si nous imaginons que la hauteur du triangle AEB

est EG, elle est alors égale à c qui est connue, par conséquent le produit

de EG par EB est connu ; si nous imaginons que nous avons mené une

autre hauteur, BH... ».

bB

bA

b

EB ×EA = d

bE

bG

b

bH

Une fois cet « ajout » fait, la résolution du problème initial se réduit à

une succession d’inférences logiques utilisant les données ainsi augmentées du

65. [iS00], pages 160 et 162.

24

Page 25: mémoire loizelet

problème et des théorèmes de géométrie issus principalement des Eléments,

c’est à dire que le fait de construire une autre hauteur que celle mentionnée

dans l’énoncé a permi de se ramener à un problème ne nécessitant plus d’écart

à la logique pour qui est familier des résultats de géométrie bien établis, à

condition que celui-ci considère en priorité les propositions en rapport avec la

nature de la figure étudiée, récapitulées par Ibn Sinan lors du bilan qu’il tire

de cette analyse : « du fait que la surface ABE est un triangle, nous avons

utilisé à ce sujet nombre de propositions concernant le triangle » 66 qu’il énu-

mère ensuite.

Cet exemple permet donc de mieux distinguer les critères que l’analyste

doit prendre en compte durant la première phase de l’analyse et particuliè-

rement lorsque cette première phase a obligation de permettre d’enrichir les

données disponibles pour dépasser une insuffisance initiale, critères qui s’ap-

puie donc essentiellement, à la vue de l’unique exemple proposé et détaillé

par Ibn Sinan pour illustrer ce point précis, sur une sorte d’atlas des différents

genres d’objets mathématiques avec des recouvrements entre les différentes

cartes aux contours flous que seule la pratique et l’expérience permettraient

de rendre exploitable.

Pour illustrer la difficulté de la mise en œuvre des conseils d’Ibn Sinan il

suffit de considérer un autre exemple d’analyse que celui fournit dans lequel il

ne fait pas l’effort pédagogique d’expliquer comment il choisit son « ajout »,

exemple dont voici l’énoncé :« comment construire deux droites telles que la

différence entre le carré de l’une et le carré de l’autre soit égale à une surface

connue a, et que le produit de l’une par l’autre soit égal à une surface connue

b » 67

Comme dans l’exemple étudié plus haut, les données s’avèrent insuffisantes

66. [iS00], page 164.67. [iS00], page 186.

25

Page 26: mémoire loizelet

pour permettre de mener l’analyse à son terme sans « ajout », mais cette fois

il est bien difficile de faire le lien entre le choix d’Ibn Sinan et la nature des

données du problème :

« Que l’analyse de ce problème soit ainsi : nous avons trouvé les deux droites,

et ce sont CE et ED, la différence entre le carré de CE et le carré de ED est

égal à la surface a, et le produit de l’une de ces droites par l’autre est égal

à la surface b ; supposons que ces deux droites entourent un angle

droit... » 68.

Cet « ajout » est en lien avec les notions d’angle, d’orthogonalité, voir de tri-

angle, mais aucune de ces notions ne figurent explicitement dans l’énoncé du

problème, et bien qu’elles soient peut-être proches pour Ibn Sinan de l’ajout

choisi, cette proximité ne revêt pas de caractère d’évidence contrairement à

la situation rencontrée dans l’exemple précédent et utilisé pour illustrer les

propos de l’auteur.

Conclusion

De l’étude du Traité sur la méthode de l’analyse et de la synthèse dans

les problèmes de géométrie d’Ibn Sinan, il ressort tout d’abord qu’il s’agit

d’un texte s’inscrivant dans une époque où les mutations aussi diverses que

profondes des mathématiques entraînent des débats ne touchant pas les seuls

géomètres en particulier dans le domaine de la théorie de la démonstration

comme le note Roshdi Rashed : « les questions logiques et architectoniques

touchant à la démonstration se sont multipliées, sous l’effet de l’intensité

sans précédent de la recherche géométrique ».

Ceci est sans doute en relation avec le fait que le texte d’Ibn Sinan porte

davantage sur des thématiques que l’on peut rapprocher de la théorie de la

démonstration que sur des préoccupations en lien avec le thème philosophique

de l’intuition.

68. [iS00], page 186.

26

Page 27: mémoire loizelet

Cependant Ibn Sinan pointe à deux niveaux la nécessité d’un dépassement

du point de vue logique, et par conséquent ouvre la voie à autre chose : le

premier niveau concerne la détermination du degré de difficulté du problème

et de son genre dont dépend l’analyse mais qui en est une finalité ; le second

niveau concerne la résolution d’un problème lorsque l’exploitation purement

logique des donnés ne permet pas de mener l’analyse à son terme.

Il est intéressant de noter que pour ces deux aspects Ibn Sinan emploie les

mêmes termes, en particulier celui d’« ajout » qu’il utilise tant pour signi-

fier qu’il faut ajouter ou retrancher des hypothèses ou des conditions à un

problème que pour désigner les « opérations » que le géomètre doit effectuer

pour débloquer une situation, et qu’il semble ainsi considèrer ces deux ni-

veaux comme deux faces de l’analyse dont il ne mentionne à aucun moment

une éventuelle dualité.

Dans le cadre de ce travail c’est surtout aux enseignements que l’on peut

tirer du second aspect que l’on doit s’attacher, enseignements que l’on peut

tirer principalement de la volonté d’Ibn Sinan d’illustrer son discours par des

exemples commentés et au caractère pédagogique fortement affirmé.

On peut ainsi lire sous la plume d’Ibn Sinan que le principal critère qui per-

met d’effectuer des « ajouts » judicieux consiste à disposer d’une classification

des données et des propositions selon leur nature ou leur genre, rejoignant et

précisant par là l’impératif de réorganisation des connaissances géométriques

formulée par son aïeul Thabit Ibn Qurra, et que c’est l’imprécision même de

cette classification (bien qu’il ne l’avoue pas) qui justifie la nécessité du travail

et de l’exercice car seule la pratique assidue de l’analyse et la confrontation

à des problèmes ardus et à des exemples variés peut permettre à l’étudiant

d’acquérir l’habileté nécessaire.

27

Page 28: mémoire loizelet

2 Le texte d’al-Sijzı

l’œuvre d’al-Sijzı

Il a déjà été fait mention en introduction qu’en tant que copiste de manus-

crits des textes de Thabit Ibn Qurra et d’Ibn Sinan étudiés plus haut, al-Sijzı

en avait une connaissance de première main. Mais si ses travaux de copiste

sont d’importance, en particulier du point de vue de l’histoire des mathé-

matiques, et ont déjà été reconnus comme tels, l’établissement récent de ses

propres textes mathématiques commence seulement à dévoiler leur grande

richesse et une profonde originalité 69 comme l’indique la présentation qu’en

fait Roshdi Rashed en introduction de [RC04] : « Géomètre fécond, il a laissé

une œuvre considérable - une cinquantaine de traités - et une correspondance

scientifique 70, tout aussi importante, avec les mathématiciens de l’époque ».

De part cette œuvre à deux facettes, celle du copiste et celle du géomètre,

il est naturel de percevoir d’emblée l’œuvre d’al-Sijzı comme inscrite dans

une (ou plusieurs) tradition(s) et ses travaux sur les coniques montrent une

grande proximité avec certains centres d’intérêt d’Ibn Sinan 71 tout comme

le texte Pour aplanir les voies en vue de déterminer les propositions géo-

métriques qui fait écho en bien des points à celui d’Ibn Sinan, mais il faut

toutefois affirmer que ses travaux sont bien davantage que de simples com-

mentaires de ceux de ses prédecesseurs, en un sens que la comparaison des

textes de philosophie des mathématiques d’al-Sijzı et d’Ibn Sinan permettra

plus loin de mieux appréhender.

En plus des nombreux textes traitant de géométrie qu’il a produits, en

69. voir en particulier [Cro10], page 54, où Pascal Crozet indique que ce sont dans lesécrits d’al-Sijzı que l’on « trouve le premier texte connu ou non seulement les transforma-

tions sont désignées par un terme générérique, mais encore où l’on reconnaît explicitement

leur usage en tant que méthode ».70. voir par exemple [Anb79], page 137, note 11.71. comme le remarque Roshdi Rashed dans [RC04], page 105.

28

Page 29: mémoire loizelet

particulier sur le tracé des sections coniques, qui constituent la majeure par-

tie de ses travaux, Al-Sijzı a également écrit une anthologie de problèmes 72

traitant de thèmes de théorie des nombres, et des Démonstrations de l’ou-

vrage d’Euclide sur les Eléments, pour le développement et l’exercice dont

les titres suffisent à déceler l’importance qu’il accorde à la transmission et à

l’apprentissage.

C’est d’ailleurs dans cette veine que se classe aussi son traité Pour aplanir les

voies en vue de déterminer les propositions géométriques étendant la volonté

pédagogique à peine esquissée dans le texte d’Ibn Sinan, et laissant de côté

les débats, peut-être moins virulents chez les contemporains d’al-Sijzı que

chez ceux d’Ibn Sinan, sur des thèmes liés aux subtilités logiques de la mé-

thode de l’analyse et de la synthèse auxquels il ne fait que de brèves allusions.

devenir un géomètre distingué

Le texte d’al-Sijzı s’ouvre par un paragraphe capital dans lequel l’auteur

expose avec conviction ce qui peut être considéré comme son credo, para-

graphe qui détermine l’angle sous lequel on doit aborder cet exposé singulier

et qu’il est important, malgré sa longueur, de rendre en intégralité et ce afin

d’avoir sous les yeux des clés de lecture indispensables pour la suite :

« D’aucuns pensent qu’il n’y a aucun moyen de connaître les théorèmes

au cours de la détermination en multipliant la déduction, en s’y exerçant,

en l’apprenant et en étudiant les fondements de la géométrie, si l’on n’a une

puissance naturelle innée qui permette de s’affermir dans la déduction des

propositions, car de l’apprentissage et de l’exercice on ne tirera rien de suffi-

sant. Or il n’en est rien. Parmi les hommes, en effet, il y en a qui sont natu-

rellement doués et ont une bonne puissance pour déterminer les propositions,

sans avoir beaucoup de science ni s’être appliqués à apprendre ces choses ;

72. voir [RC04], page 56.

29

Page 30: mémoire loizelet

les autres sont ceux qui se sont appliqués et apprennent les fondements et

les méthodes, sans disposer d’une bonne puissance naturelle. Mais lorsque

l’on a une puissance naturelle innée, qu’on s’applique à l’apprentissage et

qu’on l’exerce, alors on est vainqueur et distingué. Quand en revanche on

n’a pas cette puissance parfaite, mais qu’on s’applique et qu’on apprend, on

peut se distinguer grâce à l’apprentissage. Quant à celui qui a la puissance et

n’apprend pas les fondements ni ne pratique les constructions géométriques,

celui-là n’en tire aucune sorte de profit. S’il en est ainsi, celui qui croit que

la déduction en géométrie ne peut s’opérer que grâce à une puissance innée,

sans apprentissage, sa croyance est erronée ». 73

La première remarque que suscite ce passage est qu’il se présente im-

médiatement comme une tentative de réfutation d’une thèse qu’al-Sijzı juge

irrecevable, et dont la force avec laquelle il assène son point de vue indique

qu’elle devait non seulement avoir cours parmi ses contemporains mais être

très répandue, voire considérée comme une vérité première.

Cependant contrairement aux préoccupations logico-philosophiques d’Ibn Sinan,

la prise de position d’al-Sijzı ne concerne pas au premier plan la structure

ou l’essence des mathématiques mais la possibilité de leur acquisition, et par

conséquent semble bien s’adresser davantage à des étudiants qu’à ses pairs.

En effet l’auteur produit en un seul passage deux arguments en direction de

deux types d’étudiants distincts, d’une part l’étudiant considéré (ou qui se

considère) comme ayant un fort potentiel, une « puissance naturelle innée »,

qui risque de tomber dans le travers du manque de travail, et d’autre part

l’étudiant moins talentueux et conscient de ne pas étre doué d’une « puissance

parfaite » qui lui risque de se décourager s’il ne croit pas en la possibilité de

« se distinguer » en raison de ses dispositions plus modestes.

Mais derrière le caractère pédagogique de ce paragraphe introductif du

73. [AS02], page 766.

30

Page 31: mémoire loizelet

texte d’al-Sijzı se dévoile l’affirmation d’une conviction profonde de l’auteur,

maintes fois réitérées dans la suite du texte, de la possibilité d’acquérir les

qualités nécessaires à une pratique de la géométrie, y compris à un niveau

d’excellence, ce qui implique que toutes ces qualités, sans exception aucune,

sont susceptibles d’être d’abord transmises par un maître et ensuite assimi-

lées par un étudiant, et c’est à cette transmission que ce traité Pour aplanir

les voies en vue de déterminer les propositions géométriques est tout entier

dédié.

Or il se trouve que l’auteur produit une liste, qu’il affirme exhaustive, des

« méthodes de découvertes en cet art » qu’il se propose même d’« énumérer

isolément » 74 dont il considère indubitablement, sauf à supposer une totale

incohérence entre l’exposé de son credo en introduction et le corps du texte,

qu’aucun des éléments ne revêt de caractère irréductible à l’acquisition par

qui n’en serait pas en possession de façon innée, et il est par conséquent

remarquable que ce soit dans cette liste que l’on touve la première mention

explicite du terme « intuition ».

La liste établie par al-Sijzi comporte sept points que l’auteur affirme avoir

isolés les uns des autres et qu’il convient donc de considérer comme tels si

l’on veut espérer saisir ses intentions et comprendre quelles sont ses vues.

Cependant il ne s’agit pas là d’une tâche aisée tant il semble que le vocabu-

laire utilisé par l’auteur n’est pas fixé comme l’indique la présence du mot

« habileté » aux premier et troisième points de la liste ou celle des « procé-

dés ingénieux » aux troisième et dernier, et il s’avère donc que l’on ne peut

pas faire l’économie d’un commentaire détaillé de cette liste, dont voici le

contenu :

« La première c’est l’habileté, la pensée, et le fait de convier à l’esprit les

74. [AS02], page 772.

31

Page 32: mémoire loizelet

conditions qu’il faut ordonner.

La seconde, acquérir les théorèmes et les lemmes de façon exhaustive.

La troisième, poursuivre leurs méthodes d’une manière exhaustive, correc-

tement, afin de ne pas s’appuyer seulement sur les théorèmes, les lemmes,

leurs constructions et leur ordre, que nous avons mentionnés, mais de leur

adjoindre l’habileté, l’intuition et les procédés ingénieux. Le pivot de cet art

en effet concerne la nature des procédés ingénieux et non pas seulement la

pensée, mais aussi le caractère naturel de ceux qui s’exercent, s’entraînent,

s’ingénient.

La quatrième, connaître ce qu’ils ont en commun, leurs différences et leurs

propriétés. En effet, leur ressemblance et leur opposition, sont, selon cette

doctrine, autres que l’énumération des théorèmes et des lemmes.

La cinquième, l’usage de la transformation.

La sixième, l’usage de l’analyse.

La septième, l’usage des procédés ingénieux, comme les a utilisés Héron ».

Certains des points de cette liste ne prêtent pas à confusion et c’est par

eux que l’on peut commencer de façon à asseoir le commentaire des points

plus délicats à analyser sur des bases solides.

Le second indique qu’il faut connaître parfaitement les résultats classiques de

géométrie et al-Sijzı mentionne par exemple plus loin les Coniques d’Apollo-

nius et les Eléments d’Euclide.

Le cinquième demande la maîtrise de l’usage des transformations, présenté

ici comme une méthode 75, ce qui prend acte de l’accroissement du bagage

technique nécessaire à la pratique des mathématiques mais, hormis la déli-

mitation des types de transformations selon laquelle Al-Sijzı entend ce terme

qui ne pourrait être cernée que par une étude approfondie des usages qu’il

en fait, ne pose pas de problème d’interprétation.

Il en est de même pour le sixième point et l’impératif de maîtrise de la mé-

75. c’est peut-être le passage auquel renvoie Pascal Crozet dans [Cro10], page 54.

32

Page 33: mémoire loizelet

thode de l’analyse considérée également comme un outil que le géomètre doit

savoir manipuler.

Le quatrième point se situe à un niveau intermédiaire, en effet s’il n’est

pas directement intelligible pour un lecteur moderne il est cependant claire-

ment à mettre en relation avec le type de réorganisation des connaissances

mathématiques prôné par Thabit ibn Qurra et détaillé par Ibn Sinan dans les

textes commentés plus haut, les « différences » et « ressemblances » pouvant

être dès lors entendues comme établies selon des critères similaires si ce n’est

identiques aux critères mis en avant par Ibn Sinan.

Le principal obstacle à l’élucidation complète de la liste d’al-Sijzı tient à

l’intrication des premier, troisième et dernier point, l’explication du troisième

constituant un objectif majeur dans le cadre de ce travail.

Un des termes qui pose problème de part son caractère vague et ambigu est

celui de « procédés ingénieux » et s’il paraît inenvisageable d’en saisir pleine-

ment le sens que lui attribuait al-Sijzı on peut tout de même raisonnablement

avancer quelques pistes en s’appuyant sur l’emploi de ce terme chez d’autres

auteurs contemporains, en particulier dans un texte d’al-Farabı où il semble

recouvrir un double aspect :

« Las ciencias de los ingenios son aquellas que dan los modos del conoci-

miento en las direcciones y los métodos en la facilidad para la invención de

esta arte y su exteriorización in actu en los cuerpos físicos y sensibles.

La ciencia de los ingenios una es aritmética, y tiene muchos respectos, y otra

es la ciencia conocida, entre nosotros por Álgebra y Mocábala y lo seme-

jante a esto » 76.

Il ne s’agit bien entendu pas d’inférer qu’al-Sijzı reprend cette description

d’al-Farabı, mais la distinction entre des procédés ingénieux pratiques et des

procédés ingénieux théoriques semble pouvoir être une hypothèse crédible,

76. [AF53], pages 51 et 52.

33

Page 34: mémoire loizelet

le septième point pouvant éventuellement faire référence à la conception de

dispositifs in actu tel « le tracé sur de la soie ou du papier, ou la pesée »

qu’il mentionne explicitement 77 alors que le troisième point semble se réfé-

rer à des dispositifs théoriques tels le recours à l’algèbre, peut-être évoqué

lorsqu’il renvoie à celui « qui utilisait dans leur recherche les nombres et la

multiplication », ou encore l’élaboration de constructions auxiliaires.

Cette interprétation semble compatible avec la construction grammaticale du

troisième qui montre une opposition entre d’une part l’utilisation exclusive

(« s’appuyer seulement ») des données et des propositions qui leurs sont liées

et d’autre part l’exploitation de leur potentialité implicite (« poursuivre leurs

méthodes de manière exhaustive ») qui nécessite de « leur adjoindre l’habileté,

l’intuition et les procédés ingénieux », un triplet qui semble ici être conçu par

l’auteur comme décrivant ce qui permet de dépasser les éventuelles impasses

auxquelles le géomètre serait confonté.

En effet, et contrairement à la concision avec laquelle sont rédigés les six

autres points, Al-Sijzı insiste ensuite sur l’aspect central du rôle des « pro-

cédés ingénieux », terme que l’on peut ici entendre comme un représentant

du triplet ci-dessus, en parlant du « pivot de cet art », et si cette lecture est

correcte l’opposition avec la « pensée » renvoie ce dernier terme à l’utilisation

exclusive des suites d’inférences et des seules ressources logiquement exploi-

tables contenues dans le problème.

La mention de la « pensée » dans le premier point de la liste des méthodes

établies par al-Sijzı peut donc être interprétée comme la demande de sa part

de la maîtrise préalable des règles de la logique et de la capacité à mener des

raisonnements strictement déductifs.

Deux aspects de cette liste restent cependant difficiles à faire entrer dans

le schéma qui semble se dégager : d’une part la mention de « l’habileté » dans

le premier point de la liste et d’autre part celle de l’influence du « caractère

77. [AS02], page 772.

34

Page 35: mémoire loizelet

naturel » du géomètre dans le troisième point.

On est bien entendu en droit d’espérer à ce stade que l’étude du corps du texte

d’al-Sijzı et des exemples par lesquels il entend illustrer ses propos apporte

des confirmations des hypothèses formulées plus haut et des éclaircissements

quant aux deux aspects qui viennent d’être évoqués, mais avant cela on peut

tout de même risquer une piste concernant l’emploi du terme « habileté »

dans le premier point en s’appuyant sur les résultats tirés de l’étude du texte

d’Ibn Sinan.

En effet ce texte a mis en évidence l’existence d’un double niveau d’utilisa-

tion du terme « analyse » chez Ibn Sinan, un premier niveau renvoyant à la

détermination de la nature du problème et de son degré de difficulté alors

qu’un second niveau correspond davantage au mécanisme mis en œuvre dans

le cours de la résolution de ce problème, et le fait que l’habileté figure dans le

premier point au même titre que « le fait de convier à l’esprit les conditions

qu’il faut ordonner » et dans le troisième point dans un passage décrivant

le cœur de la résolution d’un problème peut indiquer une certaine pérennité

d’une dualité dans les conceptions des auteurs sur les processus à l’œuvre ou

à mettre en œuvre lors du traitement d’un problème, et ce malgré le caractère

mouvant du vocabulaire philosophique avec lequel ils tentent de faire passer

leurs vues.

C’est d’ailleurs sans doute parce qu’il est conscient des limites inhérentes à

l’imprécision des termes qu’il est contraint d’employer qu’al-Sijzı, tout comme

Ibn Sinan avant lui, affirme la nécessité de passer du stade du « discours sur »à

celui de l’illustration par une série d’exemples choisis pour permettre à son

lecteur de s’impreigner de ce qu’il veut transmettre comme il le dit d’ailleurs

selon une formulation très heureuse :

« Dans cet art, en effet, on parle selon l’une des deux manières : l’une est

une parole inconditionnée, selon la voie de la fantaisie et de l’imagination ; la

seconde est un exposé exhaustif, selon la voie de l’exhibition et de la présen-

35

Page 36: mémoire loizelet

tation d’exemples, afin qu’on les sente et qu’on les saisisse parfaitement » 78.

intuition et gestes associés

L’importance donnée par al-Sijzı au troisième point de sa liste des « mé-

thodes de découverte dans cet art » tant par la place centrale qu’il y oc-

cupe (« le pivot ») que par les précisions qu’il a jugé nécessaire d’y apporter,

bien plus fournies que l’explication des critères de comparaison incorporée à

l’énoncé du quatrième point, justifie que le premier exemple qu’il utilise pour

rendre ses propos intelligibles et assimilables, ce qui est son but avoué, soit

principalement dédié à ce point précis comme l’attestent les six occurrences

du terme « intuition » auxquelles il faut ajouter une occurrence de « l’ha-

bileté » dans un sens qui appuie l’hypothèse d’une assimilation de ces deux

mots car la mention de « l’habileté et la pensée » est suivie immédiatement

d’une reprise utilisant « la pensée et l’intuition » 79 comme synonyme.

Il faut évidemment porter une grande attention à ces occurrences, à leurs

positions dans le texte, aux motivations et aux explications qui les jouxtent,

et aux actes qu’elles précèdent, annoncent ou justifient.

D’un point de vue purement factuel, il est notable, et étonnant dans un pre-

mier temps, qu’al-Sijzı ne mentionne dans cet exemple jamais « l’intuition »

(ou « l’habileté ») isolément, à l’exception de la première occurrence qui a

de fait un statut particulier, mais lui accole systématiquement la « pensée »,

ce qui peut sembler infirmer les premières conclusions obtenues lors du com-

mentaire de son discours « selon la voie de la fantaisie et de l’imagination »,

et il sera donc indispensable de se demander, une fois l’examen détaillé de cet

exemple fait, si cette contradiction apparente est profonde et invalidante, ou

si elle susceptible de s’intégrer de façon cohérente au schéma décrit plus haut.

78. [AS02], page 774.79. [AS02], page 778.

36

Page 37: mémoire loizelet

L’exemple choisi par al-Sijzı s’énonce comme suit : « comment trouver

deux droites proportionnelles à deux droites données dont l’une est tangente

à un cercle donné et l’autre rencontre le cercle, et telle que si on la mène

dans le cercle, elle passe par son centre ? »

A

BbH

bG

bE

bC

En accord avec l’hypothèse formulée plus haut d’un vocabulaire pouvant

être entendu à deux niveaux distincts, la première occurrence de « l’intui-

tion » suit immédiatement le constat fait par l’auteur de l’insuffisance des

données disponibles pour établir une suite d’inférences permettant de mener

à bien l’analyse du problème car « il n’y a pas dans cette figure entre les

droites GC et GE et entre la circonférence du cercle de rapports accessibles,

ni entre l’angle G et l’arc GE » :

« c’est l’intuition que j’ai mentionnée précedemment de la connaissance du

degré de leur difficulté » 80.

Or il se trouve qu’al-Sijzı ne mentionne explicitement nulle part ce type

d’intuition , sauf à considérer qu’il renvoie ici au premier point de sa liste

dans lequel figure « l’habileté » et au passage qui précède cette liste et qui

annonce ce premier point, passage où il indique qu’il « faut commencer par

méditer la question et les choses qu’on recherche » en précisant qu’il existe di-

vers type de problèmes dont il propose une classification, différente et moins

80. [AS02], page 776.

37

Page 38: mémoire loizelet

détaillée que celle d’Ibn Sinan, mais similaire avec celle-ci en ce qu’elle pose

en préalable la détermination de la possibilité de résolution du problème :

« En effet, ou bien la question est possible en elle-même dans la nature mais

non pour nous 81 ; ou bien il nous est impossible de la chercher, faute de

lemmes, comme la quadrature du cercle ; ou bien ses réponses sont indéter-

minées et ses exemples innombrables [...] ; ou bien ce qu’on peut déduire, mais

toutefois par de nombreux lemmes [...] ; ou bien ce pour quoi on a besoin de

l’intelligence, parce qu’il faut imaginer en un seul instant de nombreuses fi-

gures construites » 82.

Cette première occurrence de « l’intuition », occurrence dont le statut par-

ticulier a pu être noté dès la mise en évidence de son isolement, peut donc

raisonnablement être mise en relation avec la question de la détermination

préalable de la nature de la question à résoudre, sur un modèle similaire voire

ici identique à celui de la première acception de l’analyse rencontrée lors de

l’étude du texte d’Ibn Sinan, ce qui tend à corroborer l’hypothèse de l’exis-

tence d’un langage non fixé renvoyant à deux niveaux conceptuels distincts.

La deuxième occurrence se situe dans un résumé succint de la stratégie

de résolution du problème que l’auteur se propose d’employer dans lequel il

semble avoir tenté d’être le plus concis et le plus précis possible : « Nous

utilisons ensuite l’intuition et la pensée également, puis nous procédons à sa

construction par la transformation » 83.

L’emploi par al-Sijzı de l’adverbe « également » donne deux indications im-

portantes quant à la façon dont il faut interpréter le groupe de mots « l’intui-

tion et la pensée » lorsqu’on le rencontre dans le développement de l’exemple

traité : d’une part, que ce groupe de mots ne forme pas un terme doté d’une

individualité propre, comme on avait pu le supposer précédemment pour le

81. un autre texte d’al-Sijzı, que l’on évoquera plus loin, permet de mieux comprendreà quel type de problème il fait ici allusion. Le texte en question est intitulé Opuscule

d’al-Sijzı sur l’asymptote, voir [Ras87], pages 280 à 287.82. [AS02], page 772.83. [AS02], page 776.

38

Page 39: mémoire loizelet

groupe de mots « l’habileté, l’intuition et les procédés ingénieux », mais est

constitué de deux termes qu’il faut prendre chacun comme renvoyant à un

sens qui leur est propre et spécifique formant ainsi davantage un couple qu’un

doublet ; d’autre part, que les deux termes constituant ce couple ne sont pas

censés fonctionner de façon totalement indépendante et isolée mais davantage

dans une forme de complémentarité et d’alternance dont il s’agit de mettre

en évidence les caractéristiques en tirant profit des occurrences suivantes.

En effet, pour qui continue à lire ce texte comme le lirait un disciple fai-

sant confiance à son maître, c’est à dire en partant du principe que la réponse

aux questions que l’on se pose est présente dans l’exemple qu’il nous donne

à voir, l’occurrence suivante du couple « l’intuition et la pensée » est parti-

culièrement éclairante tant quant à la nature de ce que recouvre chacun de

ces mots que quant au type d’intrication qui les attache l’un à l’autre :

« C’est ici qu’interviennent l’intuition et la pensée.

Si nous joignons E à C, peut-être alors nous sera-t-il difficile de trouver cela,

et peut-être ne pouvons-nous pas le saisir à partir de cette méthode, car les

angles qui se forment là-bas, dans cette figure, sont également inconnus à

partir de ces lemmes.

A

BbH

bG

bE

bC

Joignons E à H, c’est ici que nous trouvons parmi les trois angles l’angle

39

Page 40: mémoire loizelet

E connu » 84.

A

BbH

bG

bE

bC

Dans ce passage apparaît clairement que la mention du couple « l’intui-

tion et la pensée » renvoie à la succession d’un geste concret, tel ici le tracé

d’une ligne supplémentaire et par conséquent l’ajout d’une donnée exploi-

table au problème, et de l’évaluation de la fécondité de ce geste par l’analyse

des inférences nouvelles qu’il permet de réaliser.

Le premier geste effectué ne s’avère en effet pas productif car il ne fournit

pas de nouveaux rapports exploitables entre les donnés et par conséquent

l’utilisation de la « pensée » permet de le rejeter, alors que l’apport de la

seconde tentative est validée par le fait qu’elle fait apparaître un angle connu

potentiellement source de déductions fructueuses.

D’ailleurs, s’il persistait encore le moindre doute quant à la justesse de la

mise en évidence de cette alternance entre geste et évaluation, le simple fait

qu’al-Sijzı mentionne une action qui s’avère complètement inutile pour la ré-

solution du problème et qui n’est plus évoquée par la suite montre qu’il s’agit

là d’un acte à caractère purement pédagogique afin que l’étudiant puisse voir

fonctionner le couple « l’intuition et la pensée » en exhibant un exemple de

rejet d’une action et en explicitant les critères selon lesquels ce rejet est pro-

noncé.

On retouve ainsi dans cette alternance entre « intuition » et « pensée » les

84. [AS02], page 776.

40

Page 41: mémoire loizelet

propos tenu par al-Sijzı lors de l’exposé du troisième point de sa liste des mé-

thodes dans lesquels on a mis en lumière précédemment que « l’intuition »

renvoyait à ce qui permet de dépasser un blocage dû à une insuffisance des

données alors que « la pensée » devait être comprise au sens d’utilisation de

raisonnements de type purement logique et déductif.

Les occurrences suivantes confirment que cette alternance entre geste et

évaluation caractérise le recours à « l’intuition et la pensée ».

D’une part les quatrième et cinquième occurrences encadrent un paragraphe

décrivant un geste mathématique « Menons KM indéfiniment, puis menons

IL dans l’imagination » suivi de l’exploitation de ces conséquences qui dé-

bouche sur une avancée substancielle pour la résolution du problème, succès

qu’al-Sijzı fait suivre de la phrase : « c’est ici que par conséquent on utilise

l’intuition et la pensée d’une manière correcte » 85.

D’autre part la dernière occurrence de « l’intuition et la pensée » confirme

encore cette lecture puisqu’elle suit un geste « Traçons de centre M et à la

distance MK le cercle KS », geste fait « afin d’utiliser l’intuition et la pen-

sée » et qui fait apparaître comme donnée supplémentaire une tangente au

cercle, s’avérant ainsi fécond car il permet alors de « chercher la propriété de

cette figure à partir du fait de la tangence » 86.

Ceci étant établi, il reste à chercher dans le texte d’al-Sijzı comment l’on

doit s’y prendre pour effectuer le bon geste lorsque l’insuffisance des données

du problème contraint à recourir à l’intuition pour débloquer la situation.

C’est sans surprise du côté des critères rencontrés lors de l’étude du texte

d’Ibn Sinan, en particulier au recours à une sorte de « métrique »permettant

de parler de propriétés et de données plus ou moins « proches » ou « sem-

blables » que l’auteur conduit son lecteur :

85. [AS02], page 780.86. [AS02], page 780.

41

Page 42: mémoire loizelet

« il lui faut concevoir les genres des théorèmes et leurs propriétés d’une ma-

nière certaine, de sorte que, s’il a besoin de chercher leurs propriétés, il sera

prêt à les trouver, et s’il a besoin d’une quelconque déduction, il lui faudra

rechercher et se figurer par l’imagination les lemmes et les théorèmes qui

appartiennent au même genre ou à un genre commun à tous. [...] En effet,

parmi les figures, certaines ont une propriété ou des propriétés en commun,

certaines n’en ont pas en commun, pour certaines cette communauté est plus

proche et pour d’autres plus lointaine, selon le degré de leur similarité, de

leur proportionnalité et de leur homogénéité » 87.

Comme il a été dit plus haut, c’est d’ailleurs ainsi que l’on doit entendre

le quatrième point de la liste des méthodes fournie par al-Sijzı et l’étude des

divers exemples qu’il fournit par la suite doit permettre de mieux cerner com-

ment le géomètre doit procéder pour effectuer le bon geste, car cette capacité

semble tenir a priori de la divination ou pour le moins d’un talent inné, et par

conséquent être contradictoire avec le credo de l’auteur selon lequel toutes les

qualités nécessaires pour devenir un géomètre « distingué » sont susceptibles

d’acquisition, y compris donc celle de faire le bon geste.

Les deux premiers exemples donnés par al-Sijzı mettent en œuvre de façon

explicite cette classification des propriétés et à deux reprises au moins il jus-

tifie clairement ses choix.

D’abord dans le premier exemple, le premier mouvement étudié plus haut

(celui qui n’aboutit pas au premier essai) est immédiatement précédé d’un

conseil méthodologique : « Il nous est donc nécessaire de rechercher l’angle

G. Or sa connaissance ne nous sera accessible que par la recherche d’une

autre chose dont la connaissance est du même genre : il s’agit des angles » 88.

Ensuite dans le second exemple, dans lequel il se propose de démontrer que

« la somme des trois angles d’un triangle est égale à la somme des angles d’un

87. [AS02], page 768.88. [AS02], page 776.

42

Page 43: mémoire loizelet

triangle donné, avant de savoir qu’elle est égale à deux angles droits », il jus-

tifie le tracé qui s’avère décisif pour la résolution du problème selon le même

critère de proximité : « Menons DE parallèle à BC et joignons AE et AD pour

que les deux triangles soient semblables et qu’il se forme des angles égaux » 89.

Ce second exemple est également choisi par al-Sijzı car il lui permet de

montrer que l’on peut procéder selon un certain ordre pour les diverses ten-

tatives que la possibilité d’un geste infructueux rend probables, en effet si un

geste (« l’intuition ») est invalidé par l’analyse logique de ses potentialités

(« la pensée ») alors le géomètre est contraint de procéder à un autre geste

pour tenter de débloquer la situation, et il est alors naturel qu’al-Sijzı per-

mette à l’étudiant attentif à son texte de procéder d’une façon quelque peu

systématique , en allant du plus simple, c’est à dire le plus près des données

et des propriétés, au plus compliqué, c’est à dire qui se rapproche moins des

données et des propriétés du problème, tout cela bien entendu au sens du

critère « métrique »de classification présenté plus haut et similaire à celui

proposé par Ibn Sinan.

En effet, une fois admis par al-Sijzı qu’il faut partir d’un triangle et en « faire

varier ses côtés », ce qui est en soi une nouvelle intégration des nouveautés

de la géométrie de son époque et en particulier de la considération de mouve-

ments dans des figures qui ne sont ainsi plus exactement les figures statiques

d’Euclide, la première idée dans l’ordre de la « métrique »consisterait à pro-

longer les deux côtés d’un angle fixé de façon à obtenir un triangle semblable

au premier. Or c’est bien ce geste que soumet al-Sijzı au crible de « la pen-

sée », et qui le rejète pour sa stérilité :

« Mais étant donné que, si nous posons deux angles parmi les angles d’un

triangle donné égaux à deux angles d’un autre triangle donné, chacun à son

homologue, il s’ensuit nécessairement que l’angle qui reste est égal à l’autre

89. [AS02], page 784.

43

Page 44: mémoire loizelet

angle qui reste, et alors on n’obtient pas ce que nous voulions connaître » 90.

Et il propose ensuite comme geste suivant de ne prolonger qu’un des deux

côtés du triangle, geste qui lui est validé par l’évaluation d’al-Sijzı : « Pro-

longeons AC jusqu’à D et joignons BD, alors l’angle BD sera plus petit que

l’angle ACB », ce qui fait que l’on ne peut que se ranger à l’opinion de Roshdi

Rashed lorsqu’il déclare : « Les exemples d’al-Sijzı s’ordonnent donc selon le

caractère de moins en moins primitif des propositions ; et ce caractère ne

traduit pas seulement le degré de dépendance logique à l’égard des axiomes ;

il exprime également un élément apriorique de l’évidence des notions corres-

pondant à notre pouvoir d’intuition des propriétés à partir des figures » 91.

Les deux premiers exemples fournis par al-Sijzı permettent ainsi de mieux

percevoir ce qu’il faut entendre par « intuition », comment il faut utiliser le

couple « l’intuition et la pensée », et enfin selon quel ordre il faut procéder

lorqu’une action s’est avérée infructueuse afin d’optimiser les chances de suc-

cès.

Mais ces aboutissements ne suffisent pas à al-Sijzı qui juge nécessaire de four-

nir ensuite un autre exemple, traité exactement sur le même modèle, dont le

but est de mettre en évidence la non unicité du bon geste, qui n’est donc plus

qu’un geste approprié parmi d’autes, en exhibant plusieurs solutions pour la

résolution d’un même problème afin « que celui qui s’applique s’exerce dans

cet art et voit s’ouvrir ce qui [...] était clos » 92.

En effet, pour déterminer « Comment diviser un triangle donné en trois

parties selon un rapport donné » al-Sijzı détaille trois méthodes disctinctes

répondant chacune au schéma geste-évaluation décrit plus haut mais s’ap-

puyant sur des interprétations différentes de la classification des propriétés

et des données du problème.

Les deux premières méthodes utilisent des tracés supplémentaires qui font

90. [AS02], page 782.91. [Ras87], page273.92. [AS02], page 788.

44

Page 45: mémoire loizelet

apparaître deux triangles dont le rapport est un des rapports demandés, elle

divergent en ce que l’une réitère cette construction pour obtenir le troisième

triangle alors que l’autre cherche à obtenir celui-ci en partant de la connais-

sance des deux premiers, et la troisième méthode part de la division d’un

côté du triangle initial faisant apparaître des segments dont les rapports cor-

respondent aux rapports donnés.

Ainsi chacune de ces trois méthodes fait appel à un geste mathématique

(« l’intuition ») pour débloquer une situation (« ouvrir ce qui était clos »),

geste sélectionné selon les critères de classification des propriétés et des don-

nées (« métrique »), et de la diversité des possibilités fructueuses il ressort que

ces critères ne sont pas assez précis et délimités pour permettre de déboucher

sur un unique geste optimal et par conséquent qu’il y a nécessairement une

prise d’initiative de la part du géomètre, et donc que les points de vue, les

modes de perception voire les goûts de celui-ci entrent forcément en consi-

dération dans sa décision d’effectuer tel ou tel geste qui de toute façon sera

ensuite rapidement validé ou invalidé par l’évaluation rigoureuse et logique

(« la pensée ») de sa fécondité.

C’est donc sans doute ici que s’éclaire la dernière zone d’ombre repérée dans

la liste des méthodes dressée par al-Sijzı, c’est à dire la référence dans le

troisième point, décisif, au « caractère naturel de ceux qui s’exercent, s’en-

traînent, s’ingénient », qui contrairement aux apparences n’entre pas en

contradiction avec le credo d’al-Sijzı affirmant la possibilité pour l’étudiant

travailleur de parvenir à acquérir toutes les méthodes nécessaires à la pra-

tique de la géométrie mais prend simplement en compte l’inévitable influence

de la personnalité de celui-ci sur ses prises de décision lors de choix effectués

parmi plusieurs gestes tout aussi féconds et donc appropriés les uns que les

autres.

En accord avec ses propres recommendations, Al-Sijzı termine ensuite sa

liste d’exemples en procédant du plus simple au plus complexe mais en pro-

45

Page 46: mémoire loizelet

posant toujours de suivre la stratégie décrite plus haut dès qu’il se retrouve

dans une situation ou les données du problème s’avèrent insuffisantes pour

en mener à bien la résolution.

La complexité en question est de deux types qu’al-Sijzı distinguent explici-

tement, d’une part une complexité de type logique correspondant aux cas

où « on a un lemme ou un théorème parmi les lemmes et les théorèmes, et

que ce lemme ou ce théorème a un lemme, puis que ce lemme a aussi un

lemme » 93 et d’autre part une complexité des gestes qu’il faut produire lors-

qu’il est nécessaire « de concevoir des constructions composées et de joindre

les figures » 94, c’est à dire lorque la résolution du problème repose sur l’éla-

boration de constructions auxiliaires.

Ce deuxième type de problème est évidemment à considérer dans le cadre

de ce travail car les constructions auxiliaires apparaissent comme le prolon-

gement des gestes simples considérés par al-Sijzı dans les exemples basiques

dans lesquels il a montré à son lecteur comment comprendre et comment

utiliser « l’intuition ».

Al-sijzı utilise un exemple tiré de l’Almageste de Ptolémée qui consiste à

pouver que « si on a deux arcs inégaux d’un cercle donné, alors le rapport de

la corde du plus grand arc à la corde du plus petit arc est inférieur au rapport

du plus grand arc au plus petit arc », tout en précisant que ce problème étudié

est rendu « facile » d’une part par le simple fait que l’on connaît « la vérité

de la question » puisque Ptolomée l’a résolue, et d’autre part à cause de la

connaissance de la « démarche » utilisée par ce celui-ci, savoir qu’« il a ajouté

des triangles composés de lignes droites et des arcs ; puis il l’a démontré par

l’intermédiaire de ces triangles, de leurs angles, de leurs cordes et de leurs

arcs » 95.

L’intention d’al-Sijzı est donc encore une fois pédagogique, c’est à dire que

par le biais de ce problème, nécessitant des constructions auxiliaires com-

93. [AS02], page 794.94. [AS02], page 800.95. [AS02], page 800.

46

Page 47: mémoire loizelet

plexes mais rendu plus simple pour les raisons qu’il a rappelées, il se propose

de montrer que c’est encore le même schéma geste-évaluation qu’il faut suivre

en insistant systématiquement sur les raisons qui ont conduit à produire telle

ou telle construction et sur l’ouverture que ces tracés supplémentaires ont

produite. Voici une énumération des justifications les plus explicites qu’al-

Sijzı fournit 96 :

– « Joignons BC, prolongeons BA jusqu’à K et posons AK égale à AC.

Nous avons procédé selon cet ordre dans la mesure où nous ajoutons à

cette figure des constructions ordonnant cette configuration » ;

– « Joignons ensuite CK ; on a donc ajouté à la figure de la proposition

que nous cherchons d’abord deux triangles » ;

« Menons AD parallèle à KC. Si nous menons AD parallèle à KC, c’est

en vertu de l’ordre que cela comporte : l’égalité des angles DAC ou DAB

à l’angle AKC » ;

– « Nous traçons de centre A et à la distance AG l’arc IGHE. Nous avons

construit ce cercle de centre A dans la mesure où les choses que nous

cherchons sur l’arc IGHE sont proportionnelles aux angles qui sont au

point A » ;

– « Nous avons besoin ensuite dans ce cercle ou à son extérieur d’une

construction qui satisfasse à ce que la somme des angles A et B soit

en un même point, et cela afin que, si nous posons ce point un centre

et si nous traçons un arc à une certaine distance, cela remplisse notre

but » ;

– « Joignons AH et BH ; les deux angles AHC et BHC se réunissent

donc au point H ; or ils sont égaux aux angles A et B. Le fait de joindre

les deux droites AH et BH au point H - et de ne pas mener à partir

des points A, C, B trois droites qui se rencontrent en un autre point,

quel que soit ce point de l’arc AHB - vient du fait que si nous avons

trouvé notre but par cette construction, alors il sera plus aisé de trouver

96. [AS02], pages 802 à 810.

47

Page 48: mémoire loizelet

notre but si nous les menons au milieu de l’arc AHB, étant donné la

proportionnalité des droites AD et DB aux droites AC et CB. Or ce

qui est plus accessible à la proportionnalité et à l’ordre est plus aisé à

trouver ».

Cette dernière explication donnée par al-Sijzı, la plus détaillée, conforte le

lecteur dans sa compréhension de la façon dont il doit sélectionner les gestes

appropriés pour avancer dans la résolution d’un problème, s’appuyant en

premier lieu sur la nature des données et des propriétés car « si nous les

imaginons différentes dans l’espèce mais s’accordant dans le genre, elles ont

des liens et des circuits nécessairement attachés aux essences de leurs pro-

priétés, qui sont communes à toutes dans le genre » 97, et ensuite en évaluant

les potentialités qu’offre ou n’offre pas son passage à l’acte, ici en privilégiant

ce qui peut faire apparaître une situation de proportionnalité propice à une

exploitation féconde.

conclusion

De l’étude du traité d’al-Sijzı Pour aplanir les voies en vue de détermi-

ner les propositions géométriques il ressort que l’intuition qu’il mentionne

comme faisant partie intégrante des « méthodes » que le géomètre doit maî-

triser est très éloignée de l’intuition « supposée d’être une faculté soustraite au

processus de l’apprentissage ou d’être au moins naturelle » que décrit Heinz-

mann 98 ou même « d’un acte de la pensée qui saisit immédiatement l’objet

de la connaissance, formé pour n’avoir pas besoin de toutes les déductions

intermédiaires » tel que le propose Roshdi Rashed 99.

En effet, tout le propos d’al-Sijzı, en tout cas lorsqu’il traite de ce thème

qui n’est certes pas le seul thème développé dans son opuscule, consiste à

battre en brèche ces deux interprétations de l’intuition, celle qui en ferait

97. [AS02], page 800.98. [Hei05], page99. [Ras02a], page 695.

48

Page 49: mémoire loizelet

un caractère inné et naturel impossible à acquérir et celle qui en ferait un

talent presque surnaturel permettant à quelques élus de toujours partir dans

la bonne direction.

Utiliser l’intution consiste ainsi, selon al-Sijzı, en la sélection rationnelle d’un

acte mathématique selon des critères correspondant à une classification de

type aristotélicien des propriétés et des données du problème, du même type

que celle l’on trouve déjà chez Ibn Sinan et que Thabit Ibn Qurra recom-

mendait également, ensuite en l’évaluation objective des améliorations éven-

tuelles de la situation jusqu’alors logiquement bloquée dont cet ajout, pour

reprendre le vocabulaire d’Ibn Sinan, est potentiellement porteur, et enfin

si cette évaluation s’avère négative l’accomplissement d’un autre geste sélec-

tionné selon les mêmes critères en allant du plus proche au plus éloigné.

Selon ce point de vue, l’intuition est tout à fait susceptible d’apprentissage

et ne recquiert pas de don particulier puisqu’elle consiste essentiellement en

un processus d’essais et d’erreurs, la sélection des tentatives peut donc être

optimisée grâce à l’accumulation des retours d’expérience de l’apprenti géo-

mètre qui le conduit à une meilleure estimation de la fécondité de ses actes

ainsi qu’à un meilleur entendement de la classification des données et des

propriétés qui l’ont mené à son choix.

Al-Sijzı ne s’arrête d’ailleurs pas là, il met aussi en évidence la pluralité des

possibilités que l’application de cette méthode de geste-évaluation permet, en

ne prétendant pas que tous ceux qui la suivraient parviendraient aux mêmes

résultats par la même voie, mais au contraire en exhibant plusieurs exemples

montrant qu’il peut y avoir des différences d’interprétation conduisant tout

de même à la résoluton du problème, laissant ainsi la place à l’expression

du « caractère naturel » du géomètre et montrant par là qu’il ne s’adresse

pas seulement aux aspects logiques de la personnalité de son lecteur mais

également à sa sensibilité.

Il faut enfin remarquer ici que cette prise en considération de la personnalité

et de l’humanité de son lecteur transparaît dans les termes employés par al-

49

Page 50: mémoire loizelet

Sijzi tout au long de son texte qui renvoient explicitement aux sensations et

au ressenti de celui-ci, comme lorsqu’il affirme qu’il est nécessaire de donner

des exemples afin « qu’on les sente et qu’on les saisisse parfaitement » 100 ou

encore lorqu’il renvoie à « l’imagination qui puise à la sensation ou à ce qui

est commun aux sens » 101.

100. [AS02], page 774.101. [AS02], page 818.

50

Page 51: mémoire loizelet

3 Le texte d’Ibn al-Haytham

L’œuvre d’Ibn al-Haytham

Les résultats substanciels obtenus par al-Hasan Ibn al-Haytham dans le

domaine de l’optique ont eu une influence et une postérité indéniable, tant

parmi les savants rédigeant en arabe tel al-Farisı qui en proposa une révision

à l’orée du XIVe siècle, que parmi ceux écrivant en latin (qui connaissaient Ibn

al-Haytham sous le nom d’Alhazen), tels par exemple Bacon ou Kepler pour

lesquels son Traité d’optique servit d’ouvrage de référence à leurs propres

travaux, respectivement aux XIIIe et XVe siècles.

Une des principales caractéristiques de ce texte majeur est qu’il se fixe pour

objectif d’asseoir ou d’invalider les thèses en vigueur dans ce domaine dé-

veloppées par des savants de l’antiquité, comme Aristote et Ptolémée, en

accordant une grande importance à l’expérimentation, faisant écrire à Ro-

shdi Rashed que « He changes the meaning of the term optics, and esta-

blished experiments as the norm of proof in the field » 102 et en soulevant

également la nécessaire prise en compte de phénomènes que l’on qualifie-

rait de nos jours de psychologiques, par exemple en développant, selon Peter

Lutz, un « concept de récepteur sensoriel, qui interprète les stimuli visuels,

très sophistiqué, incorporant des composants mathématiques, anatomiques et

physiopsychologiques » 103.

Ce traité d’optique ne représente qu’une partie de l’œuvre d’Ibn al-Haytham

qui, comme l’indique le titre de l’article de Roshdi Rashed cité ci-dessus A

polymath in the tenth century, est avant tout celle d’un savant polyvalent qui

a également écrit sur la philosophie des mathématiques, la statique, l’hydro-

statique, et divers autres sujets, touchant à toutes les sciences mathématiques

de son temps à l’exception de l’algèbre 104.

102. [Ras02b].103. [Lut02].104. Ce passage est un traduction d’un passage de l’article de Roshdi Rashed : « He also

wrote about philosophy of mathematics, statics, hydrostatics, and various other topics,

grappling with all mathematical sciences of his time except algebra »

51

Page 52: mémoire loizelet

Le traité sur l’analyse et la synthèse, bien qu’étant un texte de philoso-

phie des mathématiques, doit donc être lu avant tout comme un texte faisant

partie intégrante de l’œuvre d’Ibn al-Haytham rejoignant en bien des points

certains aspects évoqués plus haut, tels d’une part la volonté d’asseoir ou

d’invalider des thèses ayant cours en son temps comme celles défendues par

Ibn Sinan, d’autre part la prise en compte et l’incorporation de concepts nou-

veaux, ou du moins absents des Eléments d’Euclide, comme le mouvement

ou les transformations, à l’édifice mathématique, tâche qu’il achèvera ensuite

dans son traité sur Les Connus et qu’il avait commencé par la rédaction d’un

Commentaire des postulats du livre d’Euclide, et enfin, comme chez al-Sijzı

dont on ignore s’il a eu connaissance des écrits, la formulation d’un discours

sur l’intuition laissant place à la psychologie de celui qui doit y recourir.

plan du texte d’Ibn al-Haytham

Le plan du traité Sur l’analyse et la synthèse d’Ibn al-Haytham est construit

sur le même modèle que celui du traité rédigé par Ibn Sinan un siècle au-

paravant, il commence en effet par un exposé des motivations de l’auteur et

des définitions des termes analyse et synthèse, puis s’ensuit une classifica-

tion détaillée des problèmes selon leur genre, et ce termine par l’exhibition

d’exemples pour chaque genre de problème, la seule différence notable dans

la construction de ces deux ouvrages tenant en l’incorporation d’une partie

dans le texte d’Ibn al-Haytham dédiée à la rescension des différents genres

de « connus » dont il fournit une définition précise et une liste exhaustive.

Dans son texte, Ibn al-Haytham ne fait aucune allusion à un quelconque

débat sur la nature de l’analyse et de la synthèse que l’on pourrait relier à

la théorie de la démonstration, signe peut-être que ce débat n’a plus cours

parmi ses contemporains, se contentant d’énoncer en introduction et de façon

52

Page 53: mémoire loizelet

systématique ce que ces termes recouvrent.

Tout d’abord il décrit l’établissement de démonstrations comme l’objectif

principal des mathématiques : « les sciences mathématiques sont fondées sur

les démonstrations ; elles ont pour fins auxquelles on s’élève la détermina-

tion, dans leurs parties, des inconnues, et l’établissement de démonstrations

qui indiquent la vérité de leurs concepts » 105.

Puis il décrit ce qu’il faut entendre par démonstration et par syllogisme : « la

démonstration est le syllogisme qui indique nécessairement la vérité de sa

propre conclusion. Ce syllogisme est composé de prémisses [...] et d’un ordre

et d’un arrangement tels de ces prémisses, qu’ils contraignent l’auditeur à

être convaincu de leurs conséquences nécessaires et à croire en la validité de

ce qui résulte de leur arrangement ».

Dans la résolution d’un problème, l’exposé d’un syllogisme démonstratif par-

tant d’une « chose donnée » et ayant pour conclusion le « recherché », est

l’objet de la synthèse qui est par conséquent la seule garante de l’achèvement

de cette résolution.

Toute la difficulté provient donc de « la recherche des prémisses » à partir

desquels la synthèse pourra s’enclencher, et c’est à la description exhaustive

d’une méthode permettant de surmonter cette difficulté qu’Ibn al-Haytham

consacre explicitement son traité dont il résume et annonce les enjeux dans

le passage suivant :

« nous expliquons dans ce traité comment procéder à l’art de l’analyse, qui

conduit à déterminer les inconnues des sciences mathématiques, et comment

procéder pour poursuivre la recherche des prémisses, qui sont le matériau des

démonstrations indiquant la validité de ce qu’on détermine des inconnues de

ces sciences, et la méthode pour parvenir à l’arrangement de ces prémisses et

à la figure de leur combinaison. Nous montrons également comment sont ces

prémisses et l’inverse de leur arrangment, qui est le syllogisme démonstratif,

105. [ia02], page 230.

53

Page 54: mémoire loizelet

et c’est ce qu’on appelle la synthèse » 106.

Avant de passer à l’étude de la méthode décrite par Ibn al-Haytham pour

la « recherche des prémisses », il convient d’effectuer préalablement une re-

marque portant plus spécifiquement sur le thème de l’analyse et de la syn-

thèse. Il est en effet frappant que l’auteur fasse sienne la thèse soutenue par

Ibn Sinan selon laquelle la synthèse consisterait en l’exacte inverse de l’ana-

lyse en déclarant que dans la synthèse « on suit l’arrangement inverse de

l’arrangement suivi dans l’analyse » 107, et reprenne également à son compte

l’argument d’Ibn Sinan affirmant que si une étape apparaît dans la synthèse

alors qu’elle ne figure pas dans l’analyse, ce ne serait qu’à cause de l’em-

ploi d’une analyse abrégée du géomètre, pour reprendre le vocabulaire d’Ibn

Sinan, c’est à dire à l’utilisation de raccourcis dans le cours de l’analyse à

des fins d’efficacité comme l’indique Ibn al-Haytham à la fin de la synthèse

du dernier exemple de son traité : « nous n’avons pas analysé cette notion

lorsque nous y sommes parvenu, car si nous l’avions analysé à cet endroit,

l’analyse aurait été longue et difficile, et serait devenue obscure à la plupart

de ceux qui l’examinent. Nous nous sommes donc arrêté lors de l’analyse à

cette droite que nous avons déterminée seulement ensuite par la synthèse,

cherchant ainsi la facilité » 108.

Cependant c’est un autre aspect du passage cité précédemment dans le-

quel Ibn al-Haytham expose le programme de son traité qui met ce texte en

relation directe avec le thème de l’intuition qui sert de fil conducteur à ce

travail. On perçoit en effet que l’auteur semble établir d’emblée une distinc-

tion entre l’« analyse » en tant que méthode globale consistant à partir du

« recherché » d’une part et d’autre part la « recherche des prémisses » qui en

serait une composante.

106. [ia02], pages 230 et 232.107. [ia02], page 232.108. [ia02], page 390.

54

Page 55: mémoire loizelet

Cette impression est d’ailleurs rapidement confirmée par Ibn al-Haytham par

la description de la pratique de l’analyse dans laquelle figure non moins de

cinq occurrences du terme « intuition » et qu’il est par conséquent indispen-

sable de rendre ici en intégralité :

« L’art de l’analyse exige une connaissance préalable des principes des mathé-

matiques et de leur exercice, de sorte que l’analyste a ces principes à l’esprit

lors de la pratique de l’analyse, et a en outre recours à une intuition de l’art ;

tout art ne s’achève en effet pour celui qui le pratique que par une intuition de

la méthode qui mène à ce que l’on recherche. On a recours à l’intuition dans

l’art de l’analyse lorsque l’analyste ne trouve pas dans l’objet du problème des

propriétés données qui, une fois composées, conduisent au recherché ; dans ce

cas l’analyste a besoin de l’intuition. Ce qu’il a besoin de saisir par l’intuition

est un ajout, qu’il ajoute à l’objet, afin qu’il se produise, une fois ceci ajouté,

des propriétés de l’objet qui conduisent, avec cet ajout, aux propriétés qui,

une fois composées ont pour résultat le recherché » 109.

On retrouve immédiatement dans cette description certains des traits prin-

cipaux du texte d’al-Sijzı, dont il faut garder à l’esprit que l’on ignore si Ibn

al-Haytham en avait connaissance.

Tout d’abord la maîtrise « préalable » des définitions et des propositions ma-

thématiques (et non seulement géométriques), maîtrise entendue, on le verra

explicitement plus loin, au sens de la possibilité de les réorganiser à volonté

selon les criconstances rencontrées comme précisé également par Thabit ibn

Qurra et Ibn Sinan.

Ensuite le fait que l’« intuition » est utilisée lorsque l’exploitation purement

logique des données ne permet pas d’amener l’analyse à son terme, c’est à

dire lors d’une situation de blocage, et est constitue donc un moment à part

entière dans le cours de la résolution d’un problème.

Enfin, et c’est sans doute cet aspect qui est le plus frappant, la dernière partie

de ce passage décrit, en d’autres termes plus proches de ceux d’Ibn Sinan, le

109. [ia02], pages 232 et 234.

55

Page 56: mémoire loizelet

processus de geste-évaluation (« l’intuition et la pensée ») mis en évidence et

longuement explicité par al-Sijzı, Ibn al-Haytham exhibant également plus

loin que la fécondité d’un « ajout » est le critère selon lequel il doit être retenu

lorsqu’il écrit : « il ajoute à l’objet des ajouts, à partir desquels des propriétés

s’engendrent » 110.

La première spécificité, déjà mentionnée plus haut, du texte d’Ibn al-

Haytham vis-à-vis de ceux d’Ibn Sinan et d’al-Sijzı consiste en la volonté de

clarifier la classification des données et des propriétés selon leur genre qui

sert chez ces trois auteurs de critères de choix pour les « ajouts » qu’il semble

plausible d’effecteur. En effet là où ses deux prédécesseurs se sont contentés

de références floues à caractère vaguement « métrique »(comme il a été dit

plus haut) telles que l’emploi des mots « proches », « lointaines », voire « qui

se rapprochent », Ibn al-Haytham se propose de passer en revues les différents

genres de propriétés et de données utilisées dans l’analyse, « le matériau des

démonstrations », en rappelant ce que sont les « connus » dans plusieurs pa-

ragraphes sans équivalent dans les deux textes précedemment commentés.

Pour Ibn al-Haytham, « le connu [...] est ce qui ne change pas. [...] La

chose ne sera connue que si elle est fixe, selon un seul état, qui est son

essence, qui lui est propre » 111, et il s’agit pour lui de fournir en préalable une

liste exhaustive de « chacune des notions connues », qui intègre et complète

le livre des Données qu’il cite comme comprenant de « nombreuses notions de

ces connus« , liste qu’il replace dans le cadre de son œuvre en ce qu’elle profite

de développements déjà établis dans son commentaire des postulats d’Euclide

et d’autre part en ce qu’elle a vocation à être complètement déployée dans

un autre de ses textes importants dans ce domaine intitulé justement Sur les

connus 112 alors en cours de rédaction.

110. [ia02], page 244.111. [ia02], page 248112. voir [Ras02a], pages 443 à 582.

56

Page 57: mémoire loizelet

Comme ces « connus » servent de base à l’analyse, dont ils sont rappelons-le

« le matériau », il est ulile de tenter de rendre compte de cette liste établie

par Ibn al-Haytham en essayant toutefois de synthétiser son propos tout en

en préservant la teneur :

– les connus en nombre ;

– les connus en grandeur :

– grandeur naturelle (« des corps sensibles ») ;

– grandeur imaginaire (« abstraites par l’imagination ») ;

– les connus en rapport :

– rapport de nombres ;

– rapport de grandeurs :

– numérique (de grandeurs commensurables) ;

– non numérique (de grandeurs incommensurables) ;

– les connus en forme :

– angles ;

– rapports de côtés ;

– les connus en position (dans le corps, dans la surface, dans la ligne,

dans le point) :

– relativement à une chose fixe (« connus absolument ») ;

– relativement à une chose mobile (« par rapport à ceci ou à cela »).

Ce dernier genre de « connus », pour lequel il donne l’exemple du centre

d’un cercle mobile, rend compte de l’intégration de la notion mouvement à

l’édifice mathématique, notion absente des textes euclidiens mais de laquelle,

selon Roshdi Rashed, « les objets de la géométrie, selon Ibn al-Haytham, ne

peuvent être saisis indépendamment » 113.

Une deuxième spécificité du traité d’Ibn al-Haytham Sur l’analyse et la

synthèse est qu’il entend englober toutes les parties constituées des mathé-

matiques que sont la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique,

113. [Ras93], page 87.

57

Page 58: mémoire loizelet

sans se restreindre à la géométrie comme d’abord Ibn Sinan et son Traité sur

la méthode de l’analyse et de la synthèse dans les problèmes de géométrie et

ensuite al-Sijzı et son opuscule Pour aplanir les voies en vue de déterminer

les propositions géométriques.

L’auteur porte d’ailleurs une attention particulière à traiter au moins deux

exemples en rapports avec chacune des quatre parties mentionnées, dont l’un

de type théorique et l’autre de type pratique. Comme il a été précisé depuis

le début de ce travail, il n’est pas ici question de rentrer dans les détails de

cette distinction entre partie théorique et partie pratique qui diffère grande-

ment d’un auteur à l’autre et que l’auteur n’utilise pas pour traiter de façon

distincte le recours à l’intuition comme il sera détaillé dans le paragraphe sui-

vant, mais il est cependant nécessaire de préciser que si pour Ibn al-Haytham

les problèmes théoriques sont tous du même genre, il reprend pour les pro-

blèmes pratiques une classification proche de celle que l’on trouve chez Ibn

Sinan, selon qu’ils nécessitent ou non une discussion, et dans ce dernier cas

selon qu’ils soient déterminés ou indéterminés.

Dans le paragraphe qu’il consacre à l’explication de ce qu’est l’analyse de

la partie pratique, Ibn al-Haytham emploie des expressions qu’il ne réutilise

plus dans la suite de son texte et dont le sens précis semble difficile à pé-

nétrer. En effet il écrit : « l’analyse de la partie pratique est du genre des

procédés ingénieux. On cherche en effet à faire quelque chose qui soit de ces

pratiques subtiles, or toutes les pratiques subtiles sont du genre des procé-

dés ingénieux » 114 ; utilisant ensuite les expressions « concevoir l’astuce » et

« l’imagination d’une ruse » qu’il ne reprend pas lorsqu’il traite les exemples

choisis pour illustrer l’analyse de ce type de problème.

L’important, pour cette étude en tout cas, est alors qu’Ibn al-Haytham pré-

cise lui-même dans ce passage que l’intuition à utiliser dans la partie pratique

est exactement la même que celle à utiliser dans la partie théorique, dans

les mêmes conditions et aux mêmes fins : « S’il n’apparaît pas à l’analyste

114. [ia02], page 244.

58

Page 59: mémoire loizelet

de propriétés qui mènent au recherché, il ajoute à l’objet des ajouts, à partir

desquels des propriétés s’engendrent, comme nous en avons montré l’exemple

dans la partie théorique » 115.

Il semble dès lors que la distinction faite entre partie pratique et partie théo-

rique par Ibn al-Haytham et le choix d’un vocabulaire différent qu’il s’est

temporairement imposé soit en lien davantage avec des considérations de

type ontologique plutôt qu’avec la méthode dont il cherche à rendre compte,

ce que tend d’ailleurs à confirmer la phrase par laquelle il conclut ce point :

« Toutes ces subdivisions qui constituent l’analyse de la partie pratique sont

d’un même genre, et la méthode pour les analyser est semblable à l’analyse

de la partie théorique, à cette différence près entre l’analyse de la partie théo-

rique et l’analyse de la partie pratique, que l’analyse de la partie théorique

est une recherche d’une propriété qui appartient à la notion recherchée qui

existe en elle, alors que l’analyse de la partie pratique consiste à concevoir

la ruse pour trouver la notion demandée et pour la faire passer à l’acte, et

que la méthode pour la trouver et la faire passer à l’acte est de faire passer à

l’acte chacune des propriétés qui apparaissent dans l’analyse » 116.

un exemple détaillé

Identiquement aux principes suivis par ses prédécesseurs, Ibn al-Haytham

fait suivre son exposé théorique d’une série d’exemples simples, plus exac-

tement de douze exemples (numérotés de 4 à 16), soit exactement 117 un

exemple pour chaque type de problème dans chaque partie des mathéma-

tiques, « exemple grâce auquel on dévoile la manière de procéder pour résoudre

115. [ia02], page 244.116. [ia02], page 246.117. Pour la partie théorique, un problème possible et un problème impossible tant engéométrie qu’en arithmétique, ensuite un problème pratique de chacun des trois types (avecdiscussion, sans discussion indéterminé, sans discussion déterminé) pour la géométrie etpour l’arithmétique, et enfin un problème pratique sans discussion déterminé d’astronomieet un de musique (tous les problèmes de ces deux disciplines étant de ce type particulier).

59

Page 60: mémoire loizelet

les problèmes qui appartiennent à cette partie et la manière de procéder pour

les déterminer » 118.

Ces douze premiers exemples ne renferment pas de difficultés techniques par-

ticulières et il s’agit d’un choix pédagogique que l’auteur revendique à la fin

du chapître où il les expose : « dans tous ces exemples, nous avons cherché

intentionnellement la facilité pour rendre aisée, à celui qui étudie l’art de

l’analyse sa compréhension » 119.

On peut donc en confiance étudier le détail de ces exemples et porter, comme

lors de l’étude des exemples fournis par al-Sijzı, une attention particulière aux

indications qu’Ibn al-Haytham y a laissées, en ciblant bien entendu ceux où

le recours à l’intuition est explicitement mentionné.

Dans cette première liste d’exemples ne soulevant pas de difficultés, seuls

trois contiennent une mention explicite du terme « intuition », il s’agit des

deux exemples théoriques ( problèmes 4 et 9) qu’il s’avère possible de ré-

soudre et du problème d’arithmétique nécessitant une discussion (problème

6).

Il est intéressant de commencer par mentionner la conclusion du problème

6 puisqu’elle renvoie directement à la dualité mise en évidence précédemment

des termes « analyse » chez Ibn Sinan et « intuition » chez al-Sijzı, un pre-

mier niveau consistant en la détermination du genre du problème pourtant

posée en préalable certainement pour des raisons d’ordre d’exposition et de

rédaction des différents traités.

En effet dans cet exemple ce n’est qu’une fois l’analyse menée à son terme

qu’Ibn al-Haytham constate que le problème nécessite une discussion : « que

l’analyste examine à ce stade le rapport des deux nombres donnés ; s’il est

plus grand que l’un des deux rapports et plus petit que l’autre, alors ce que

l’on recherche est possible, et s’il n’est pas plus grand que l’un des deux rap-

118. [ia02], page 264.119. [ia02], page 318.

60

Page 61: mémoire loizelet

ports ni plus petit que l’autre, alors ce que l’on recherche est impossible » 120.

Dans cet exemple l’auteur met ainsi en application une démarche évoquée

précédemmment dans le passage consacré à l’analyse de la partie pratique,

passage déjà commenté plus haut, où il précise que la détermination du genre

est bien un résultat et non un prérequis : « Dans sa réflexion sur le mode

de découverte de chacune de ces propriétés, et sur l’imagination d’une ruse

pour faire venir cette propriété à l’existence, il lui apparaît que cette propriété

recquiert une condition ou une discussion, ou n’en recquiert pas » 121.

Le point commun entre les exemples 4, 6 et 9 dans lesquels Ibn al-

Haytham mentionne explicitement le terme « intuition » réside dans le fait

que dans tous les cas ce recours à l’intuition est motivé par le constat d’un

blocage logique et que les ouvertures résultant de « l’ajout » effectué sont dé-

crites avec soin, conformément au schéma déjà repéré dans le texte d’al-Sijzı.

En effet, dans l’exemple 4 qui a pour objectif de prouver que « si on a

des nombres successifs proportionnels et qu’on sépare de chacun du second

et du dernier l’égal du premier, alors le rapport de ce qui reste du second au

premier est égal au rapport de ce qui reste du dernier à la somme de tous

les nombres qui le précèdent », Ibn al-Haytham expose la démarche à suivre

comme suit :

« Mais puisque ces nombres sont proportionnels, il nous faut rechercher les

propriétés des nombres proportionnels. Mais puisqu’on a retranché de cer-

tains de ces nombres, il faut rechercher les propriétés des nombres proportion-

nels, desquels on a retranché. On a montré dans la douzième proposition 122

du septième livre de l’ouvrage d’Euclide [...] Il s’ensuit que [...] » 123.

120. [ia02], page 276.121. [ia02], page 246.122. Proposition 11, livre VII : « Si le tout est au tout comme le nombre retranché est au

nombre retranché, le nombre restant sera aussi au nombre restant comme le tout est est

au tout », d’après [Euc93], page 191.123. [ia02], page 266.

61

Page 62: mémoire loizelet

Ibn al-Haytham conclut ensuite l’exposé de son raisonnement en affirmant

que : « Cet examen est l’intuition de l’art qui a exigé qu’on ajoute un sup-

plément à l’objet ; ce supplément c’est la soustraction de chaque nombre du

nombre qui lui succède » 124 ;

On retouve ensuite le même schéma dans l’explication fournie lors de

l’analyse du problème 6 dont l’énoncé demande de « diviser deux nombres

donnés suivant deux rapports donnés » au cours de laquelle Ibn al-Haytham

repère la nécessité d’un ajout, fait cet ajout, et en commente les consé-

quences :

« C’est tout ce qui peut se dégager ici. Si donc l’analyse n’ajoute rien à cet

objet qui puisse dégager une propriété supplémentaire, la recherche de cette

notion ne s’achèvera pas. Or cet ajout recquiert l’intuition pour que l’ajout

engendre une propriété supplémentaire. L’ajout qui engendre une propriété

supplémentaire est d’accroître le plus petit des deux rapports pour qu’il de-

vienne comme le plus grand ou de diminuer le plus grand rapport pour qu’il

devienne comme le plus petit » 125.

Enfin, lors de l’analyse de l’exemple 9 qui consiste à démontrer que « la

somme de deux côtés d’un triangle est plus grande que le côté restant » 126,

la même structure discursive se dégage lors de la description du moment où

l’intuition intervient :

« Si on examine les propriétés du triangle tel qu’il est, on ne trouve pas une

propriété qui mène à la validité de cet énoncé. Il faut donc que l’analyste

ait l’intuition d’un ajout qu’il ajoute à cette proposition pour engendrer une

propriété ou des propriétés qui ne se trouvent pas dans ce triangle tel qu’il

est. L’un de ces ajouts que l’on peut ajouter pour engendrer une propriété

supplémentaire consiste à poser les deux côtés en une seule ligne. [...] Or on

124. [ia02], page 268.125. [ia02], page 274.126. [ia02], page 288.

62

Page 63: mémoire loizelet

a montré dans la dix-huitième proposition du premier livre 127 d’Euclide que

... » 128.

On peut ici remarquer qu’Ibn al-Haytham en parlant de « l’un de ces ajouts »

indique par là que d’autres ajouts sont possibles et il en exhibe d’ailleurs un

autre quelques lignes plus loin en insistant sur la pluralité des choix valables :

« On peut analyser cette proposition d’une autre manière, c’est-à-dire qu’on

ajoute un ajout autre que le précédent. Parmi les ajouts possibles dans cette

proposition, ... ».

Il ressort de la lecture de ces trois exemples dédiés à l’illustration de

l’utilisation de l’intuition qu’Ibn al-Haytham rejoint complètement al-Sijzı

sur l’identification des situations nécéssitant le recours à un « ajout » pour

se sortir d’une impasse logique, ainsi que sur l’évaluation de la pertinence

du choix effectué selon un critère de fécondité correspondant aux propriétés

nouvelles que cet ajout « engendre ».

On peut cependant distinguer deux nuances entre ces deux auteurs, et ce

malgré leur volonté commune d’expliciter comment doivent être effectués les

« ajouts » là où Ibn Sinan ne fait que les repérer et les exposer.

La première concerne l’absence de contre-exemple chez Ibn al-Haytham, c’est

à dire d’ajout s’avérant improductif et étant recalé lors de la phase d’éva-

luation. On distingue d’ailleurs l’apparence d’une certaine simultanéité entre

les deux phases du schéma geste-évaluation dans les écrits d’Ibn al-Haytham

alors qu’al-Sijzı fait preuve de plus de pédagogie en décomposant davantage

ce mouvement.

Cela peut sans doute être lier à la deuxième nuance entre ces deux auteurs

qui tient en la rigueur avec laquelle Ibn al-Haytham expose et essaie de se

ramener aux « connus » alors qu’al-Sijzı utilise davantage le vocabulaire phi-

losophique de son temps pour faire comprendre les critères selon lesquels les

127. Proposition 18 Livre I : « Dans tout triangle, un plus grand côté est opposé à un plus

grand angle », d’après [Euc93], page 15.128. [ia02], page 290.

63

Page 64: mémoire loizelet

données et propriétés du problème peuvent être considérées comme plus ou

moins proches.

En effet dans deux des exemples ci-dessus (4 et 9) le choix de l’ajout fait par

Ibn al-Haytham est clairement guidé par la connaissance qu’il a des propo-

sitions euclidiennes, et c’est afin de montrer comment utiliser cette connais-

sance exhaustive « de la poursuite de leurs méthodes », pour reprendre les

termes d’al-Sijzı, qu’il imbrique à ce point le choix de l’ajout et l’évaluation

de sa fécondité.

Le texte d’Ibn al-Haytham, comme ceux de ses prédécesseurs, se termine

par le traitement d’exemples plus complexes à des fins d’exercices, de sorte

que le lecteur ne se complaise pas dans l’illusion d’avoir compris alors qu’il

n’a été jusque là confonté qu’à des exemples faciles, et la présentation qu’en

fait Ibn al-Haytham est à ce sujet fort instructive :

« Il nous reste à exposer des problèmes d’analyse comportant quelques diffi-

cultés, pour qu’elle soit un instrument par lequel s’excerce celui qui examine

ce traité et un guide pour celui qui tente d’acquérir l’art de l’analyse ; pour

que celui-ci soit orienté par les notions que l’on y utilise et par les complé-

ments que l’on ajoute à ses objets afin qu’il puisse manier l’art de l’analyse :

poursuivre la recherche des prémisses s’effectue en effet par les compléments

que l’on ajoute et par les propriétés qui s’en dégagent » 129.

De façon à suivre les conseils prodigués par Ibn al-Haytham et à tester les

conclusions tirées du commentaire de son traité quant au sens selon lequel le

terme « intuition » doit être entendu, il est intéressant de pénétrer dans le

détail d’un des problèmes proposés par l’auteur dans lequel les ajouts sont

nombreux et successifs, c’est-à-dire lorsque l’on est conduit à élaborer une

construction auxiliaire.

Le problème qui se prête le mieux à cette confrontation avec les faits ma-

129. [ia02], page 318.

64

Page 65: mémoire loizelet

thématiques est le dernier du traité (problème 22) 130 dont la demande est

la suivante : « tracer un cercle tangent aux trois cercles donnés de grandeurs

différentes dont les centres ne sont pas alignés 131 ».

L’analyse commence évidemment par le fait de considérer que l’on dispose

du cercle tangent aux trois cercles, en nommant les cercles et leurs centres

respectifs et en indiquant lequel a le plus grand rayon et lequel a le plus petit.

De façon à rendre cette analyse plus familière et plus aisée à suivre pour un

lecteur contemporain, les notations utilisées seront davantage conformes aux

habitudes modernes qu’aux notations employées par Ibn al-Haytham.

Considérons donc trois cercles extérieurs les uns aux autres, de centres

(non alignés) et de rayons (distincts) respectifs I et r1, H et r2, K et r3, avec

r1 > r2 > r3, et le cercle de centre L et de rayon r tangent à ces trois cercles.

Le but visé par l’analyse est d’arriver à ce que le point L soit de position

connue et que le rayon r soit de grandeur connue.

130. l’histoire riche de ce problème est résumée par Roshdi Rashed dans [Ras02a], page202.131. Roshdi Rashed apporte ici une précision indispensable : « Ibn al-Haytham ne précise

pas ici que les cercles donnés sont extérieurs deux à deux, ni que le cercle cherché doit

être tangent extérieurement à chacun d’eux. Les figures et le raisonnement montre qu’il

faut poser ces hypothèses. Ibn al-Haytham les mentionne d’ailleurs dans sa conclusion. »,[ia02], page 356, note 50.

65

Page 66: mémoire loizelet

Ibn al-Haytham passe ensuite en revue des constuctions élémentaires que

la considération de la figure conduit à ajouter sans parler ici pour autant de

recours à l’intuition : d’après la proposition 12 du livre III des Eléments, les

segments reliant le point L aux centres respectifs des trois cercles coupent

ceux-ci aux points de contact C, B et E. Ensuite comme les rayons des trois

cercles sont de longueurs connues, les points N et M situés respectivement

sur les segments [IC] et [HB] tels que CN = BM = r3 sont de positions

connus, les points N , M et K sont ainsi à égale distance du point L et sont

donc tous trois sur un autre cercle de centre L et de rayon r + r3 qui corres-

pond également au « recherché ».

bL

bK

bE

bI

bC

bN

b

H

bB

bM

C’est à ce stade que la situation s’avère bloquée et que le recours à l’in-

tuition en nécessaire. Voici ce que dit Ibn al-Haytham :

« Mais puisque nous voulons ajouter un supplément qui engendre des pro-

priétés qui n’étaient pas, joignons les deux droites KH et LI ; ces deux droites

entourent un angle car, par hypothèse, les trois centres ne sont pas alignés.

Mais si les deux droites HK et KI entourent un angle, alors la somme des

deux angles LKH et LKI est inférieure à deux droits, l’un de ces deux angles

66

Page 67: mémoire loizelet

est aigu dans tous les cas, ou bien les deux sont aigus » 132.

bL

bK

bE

bI

bC

bN

b

H

bB

bM

La référence à l’intuition telle que décrite dans l’introduction du traité est

ici explicite, le geste effectué est clairement isolé, il s’agit de relier le centre

du plus petit cercle aux centres des deux autres, par contre la teneur de l’ou-

verture qu’il permet n’est pas évidente à saisir. Il faut pour comprendre en

quoi ce geste est fécond, suivre le raisonnement par lequel Ibn al-Haytham

poursuit l’analyse de ce problème.

Le fait décisif à partir duquel il va en effet pouvoir avancer et débloquer la

situation peut être résumé ainsi : au moins un des deux angles HKL et IKL

est aigu, par conséquent au moins un des segments [KH ] et [KI] admet un

point d’intersection avec le cercle de centre L et de rayon r + r3 cherché, et

ce point supplémentaire permet alors d’utiliser les résultats classiques sur la

puissance d’un point par rapport à un cercle, et par là de permettre l’utili-

sation de la théorie des proportions.

Ainsi l’ajout efectué par Ibn al-Haytham lui permet de faire surgir le puissant

arsenal de la théorie des proportions dans le cours de cette analyse, renfor-

çant ainsi largement les propriétés et résultats à disposition du géomètre.

132. [ia02], page 356

67

Page 68: mémoire loizelet

Dans le cadre de cette étude, il n’est pas utile d’exposer l’analyse menée

par Ibn al-Haytham dans son intégralité, mais il est cependant intéressant

de voir comment il procède et ce que, dans le traitement d’un problème com-

plexe, il désigne ou non comme ressortissant d’un recours à l’intuition. Il

semble donc judicieux de suivre l’analyse de ce problème en se restraignant à

une des deux alternatives, savoir celle où les deux angles HKL et IKL sont

aigus.

bL

bK

bE

bI

bC

bN

b

H

bMb

S

bO

bP

b

U

bQ

D’une part le fait que l’angle HKL soit aigu assure l’existence d’un point

d’intersection S entre le segment [KH ] et le grand cercle de centre L, la

considération du point P diamètralement opposé au point M sur ce même

cercle permet en écrivant la puissance du point H par rapport à ce cercle

de deux manières d’obtenir une égalité entre les rapportsPH

HSet

KH

HM, ce

dernier étant connu d’après la proposition 1 des Données. On peut alors

considérer un point U sur le segment [KH ] tel que le rapportMH

HUest égal

aux deux précédents, ainsi que par soustraction le rapportd

USoù d désigne

le diamètre du grand cercle, l’utilisation successive des propositions 2, 26 et

27 des Données permettant ensuite de déduire que le point U est de position

connue.

D’autre part le même type de construction effectuée sur le segment [KI] à

68

Page 69: mémoire loizelet

partir du point d’intersection O entre ce segment et le grand cercle de centre

L permet d’obtenir un point Q de position connue sur ce segment tel que les

rapportsNI

IQet

d

OQsoient égaux au rapport connu

KI

IN.

Ainsi le triangle KUQ est connu de grandeur et de position, donc il est connu

de forme d’après la proposition 39 des Données.

Afin d’exploiter encore l’existence des points O et S, on trace la corde du

grand cercle [SO], l’utilisation du théorème de l’angle au centre permet de

déterminer que le triangle LSO est connu de forme, donc que les rapportsOS

SLet sa moitié

OS

dsont connus.

Comme il a été établi précedemment que les rapportsOQ

det

US

dsont aussi

connus, on tire alors de la proposition 9 des Données que les rapportsOS

US,

OS

OQet

US

OQsont connus.

Ibn al-Haytham fait alors un point d’étape, en remarquant que l’on a un

triangle KUQ connu de forme, avec sur les côtés [KU ] et [KQ] respective-

ment des points S et O tels que les rapportsSO

SUet

SO

OQsont connus.

Il faut donc ici encore distinguer deux cas, selon que les rapports connusUK

KQ

etUS

OQsoient égaux ou non.

Comme précedemment et à des fins d’efficacité, on ne relate ensuite que le

cheminement proposé par l’auteur dans le cas d’égalité de ces deux rapports.

69

Page 70: mémoire loizelet

bL

bK

bE

b

S

bO

b

U

bQ

b

F

bG

Dans ce cas les droites (SO) et (UQ) sont parallèles, les triangles OSK et

KQU sont donc semblables et le triangle OSK est par conséquent connu de

forme, les rapports entre côtés de ce triangle sont donc connus, et la proposi-

tion 7 des Données permet alors de déduire de la connaissance des longueurs

UK et OK que le triangle OSK est connu de position.

Mais OSK est inscrit dans le grand cercle de centre L, donc les perpen-

diculaires à (SK) et à (KO) coupent ces côtés en leurs milieux respectifs F

et G. Le théorème des mileux assure que FG est connu, le triangle KFG est

donc connu de forme, ce qui en utilisant la proposition 4 des Données permet

d’affirmer que les angles GFL et FGL sont connus. La proposition 40 des

Données assure enfin que le triangle LFG est de forme connue.

Les rapportsGF

FLet

GF

FKsont connus, donc le rapport

KF

FLest connu, et

comme l’angle KFL est connu, le triangle LFK est aussi connu de forme.

L’angle FKL est donc connu et comme (HK) est de position connue , la

proposition 29 des Données implique que (KL) est aussi de position connue.

De plus FK est de grandeur connue et le rapportFK

KLest aussi connu donc,

d’après la proposition 27 des Données, KL est de grandeur connue.

Comme [KL] est connu de grandeur et de position et que le point K est

connu, le point L est donc connu ainsi que r = KL − r3, et l’analyse est

70

Page 71: mémoire loizelet

achevée.

Il resterait bien entendu à envisager les autres cas, c’est ce que fait Ibn

al-Haytham par la suite, établissant que dans tous les cas l’analyse peut être

menée à son terme. On peut d’ailleurs remarquer que ce problème ne consti-

tue pas pour lui un exemple de problème avec discussion puisqu’il admet une

solution déterminée dans tous les cas envisageables, ce qui indique encore une

fois que la détermination du genre du problème ne peut être établie qu’une

fois l’analyse effectuée et non au préalable comme la présentation des diffé-

rents traités pourrait le suggérer.

Ce qu’il ressort en premier lieu de la présentation pas à pas de cet exemple

de problème « comportant quelques difficultés », c’est en effet que l’on est bien

loin ici de l’impression d’évidence que les premiers exemples étudiées ont pu

laisser.

On remarque d’ailleurs immédiatement, dès les premiers tracés effectués, que

la simple recherche parmi les propositions d’Euclide ne saurait être consi-

dérée comme un recours à l’intuition dans ce type de problèmes de niveau

supérieur, alors qu’elle l’était explicitement chez le même auteur quelques

pages auparavant lors de l’analyse de l’exemple 4 dans laquelle le geste lié à

l’intuition consistait simplement à effectuer une opération afin d’utiliser les

résultats de la proposition 11 des Eléments.

De plus l’utilisation des « connus » faite par Ibn al-Haytham montre à quel

degré de perfection la connaissance de ses « matériaux » doit être poussée

pour pouvoir prétendre réaliser l’analyse d’un problème de ce type. Ceci

est particulièrement flagrant en ce qui concerne la dextérité avec laquelle

le géomètre manie la théorie des proportions, montrant sans doute ainsi ce

qu’al-Sijzı entendait lorsqu’il mentionnait que « ce qui est plus accessible à

la proportionnalité et à l’ordre est plus aisé à trouver » 133.

133. [AS02], page 806.

71

Page 72: mémoire loizelet

Et le plus important est bien là : le geste lié explicitement à l’intuition par

Ibn al-Haytham permet d’introduire le langage et les méthodes de la théorie

des proportions dans un problème qui en semblait a priori déconnecté, la

richesse des propriétés « engendrées » par cet « ajout » s’avérant alors po-

tentiellement suffisante pour débloquer la voie apparamment sans issue dans

laquelle l’exploitation basique des données du problème avait conduit l’ana-

lyste.

conclusion

On retrouve dans le traité Sur l’analyse et la synthèse d’Ibn al-Haytham

une structure similaire à celle du Traité sur la méthode de l’analyse et de la

synthèse dans les problèmes de géométrie rédigé par Ibn Sinan un siècle au-

paravant, et les titres de ces deux traités contribuent d’ailleurs à en souligner

la parenté.

Cependant alors que le propos d’Ibn Sinan se rapproche de celui d’un théo-

ricien de la démonstration insistant sur les questions logiques soulevées par

l’emploi de la méthode de l’analyse et de la synthèse, Ibn al-Haytham, tout

en faisant siennes les vues d’Ibn Sinan dans ce dommaine y compris celle

concernant l’existence d’une « analyse abrégée du géomètre » qui serait seule

responsable des dissymétries apparentes entre les deux phases de cette mé-

thode, porte davantage son attention sur les questions mathématiques en

insistant sur la mise en œuvre de l’analyse et sur la notion d’« ajouts », déjà

présente chez Ibn Sinan mais n’y faisant pas l’objet d’un traitement appro-

fondi, ce qui tend à confirmer la thèse émise par Roshdi Rashed selon laquelle

« la philosophie d’Ibn al-Haytham [...] est celle du mathématicien aux prises

avec les difficultés internes de sa discipline » 134.

En premier lieu le traité d’Ibn al-Haytham n’entend pas se restreindre à la

seule géométrie traitant celle-ci à part égale avec l’arithmétique, et incorpo-

134. [Ras93], page 87.

72

Page 73: mémoire loizelet

rant quelques exemples liés à l’astronomie et à la musique qui cependant « se

ramènent à la science des nombres ou à la géométrie » 135, en accord avec

le rôle capital que joue selon lui l’analyse dans la construction de l’édifice

mathématique, comme il le précise en introduction de son texte : « tout ce

qui a vu le jour en sciences mathématiques n’est dû qu’à cet art » 136.

Dans le même ordre d’idée, c’est à dire celui de la volonté de tenir un dis-

cours le plus englobant et le plus rigoureux possible, Ibn al-Haytham prend

soin de décrire avec précisions ces « connus » qui forment le « matériau » de

l’analyste, d’en dresser une liste exhaustive ayant vocation à être détaillée

dans un autre ouvrage, son traité sur Les connus, intégrant aux tradition-

nelles propriétés euclidiennes de nouveaux résultats en rapport avec la notion

de mouvement à laquelle il donne ainsi un statut tout aussi respectable que

celui des notions issues de la période hellénistique, prenant acte en quelque

sorte de l’achèvement d’un lent processus historique.

Mais il est peut-être encore plus important, dans le cadre de cette étude,

de saisir que cette clarification des « connus » revêt un caractère indispen-

sable aux yeux d’Ibn al-Haytham, car celui-ci veut faire reposer sa description

des moments clés de l’analyse, ceux où l’analyste doit dévérouiller un situa-

tion close, sur une base bien plus solide que l’évocation de notions floues

de proximité ou d’éloignement entre les diverses données et propriétés à sa

disposition.

Le discours tenu par Ibn al-Haytham sur le recours à l’intuition est, de façon

très frappante, semblable à celui tenu par al-Sijzi dans son traité Pour apla-

nir les voies en vue de déterminer les propositions géométriques dans lequel

celui-ci décrit avec soin le schéma en deux temps que l’analyste doit mettre en

œuvre, « l’intuition et la pensée », dont on a vu plus haut qu’il correspondait

à une action suivi d’une estimation de cette action, geste-évaluation, l’estima-

135. [ia02], page 236136. [ia02], page 230.

73

Page 74: mémoire loizelet

tion étant celle de la fécondité de l’action effectuée, c’est à dire du nombre

et de la qualité des nouvelles propriétés ou même des nouveaux domaines

mathématiques que ce geste permettait d’introduire dans le problème.

Si la similitude de vues sur un sujet aussi subtil que celui de l’intuition entre

al-Sijzı et Ibn al-Haytham ne permet bien sûr pas d’affirmer avec certitude

que ce dernier avait eu connaissance du texte de son prédecesseur, il semble

indéniable que l’on est ici en présence de conceptions qui avaient cours parmi

la communauté des savants de cette période, quelques soient leurs moyens de

diffusion et de circulation.

Le texte d’Ibn al-Haytham diffère cependant grandement sur un point

de celui d’al-Sijzı, celui de la place accordée à la pédagogie. En effet al-Sijzı

insiste et montre avec force que le choix du geste approprié est une décision

qui peut n’être qu’une décision parmi d’autres ou qui peut même s’avérée er-

ronée, poussant ainsi son lecteur à tenter et à progresser selon un schéma de

type essai-erreur qu’une pratique assidue permettra d’optimiser, alors que le

traité d’Ibn al-Haytham ne montre aucun exemple de mauvais choix, aucune

erreur, et même s’il souligne tout de même l’éventualité de choix alternatifs

valables son texte semble se vouloir davantage comme un modèle de per-

fection et de rigueur au risque de présenter un caractère d’inexorabilité et

d’évidence, ainsi que peut le suggérer l’étude détaillée de l’exemple final de

son ouvrage qui a mis en lumière l’extrême maîtrise de l’auteur dans le do-

maine de la théorie des proportions et le peu de références explicites à ce

qui guide ses gestes les plus simples, considérés en aval comme ressortissant

pourtant d’un recours à l’intuition.

74

Page 75: mémoire loizelet

Conclusion

Les commentaires successifs des textes d’Ibn Sinan, d’al-Sijzı et d’Ibn al-

Haytham permettent de repérer une certaine unité dans les discours tenus

par ces trois auteurs sur le nécessaire dépassement durant l’analyse de cer-

tains problèmes de la seule exploitation logique des données et des propriétés

directement fournies par l’énoncé d’un problème ainsi que sur la façon dont

il faut procéder pour réussir cette ouverture, c’est-à-dire lorsque l’on doit

recourir à l’intuition même si le terme ne fait pas partie du vocabulaire d’Ibn

Sinan.

Avant de s’interroger sur les différences de vocabulaire et de motivations qui

ont été relevées dans le cours de cette étude pour ensuite tenter d’en estimer

les possibles retombées philosophiques, il convient d’insister sur ces conver-

gences que les différences de personnalité entre les auteurs n’autorisent pas

à considérer comme de simples coïncidences.

deux types d’intuition

En premier lieu, et de façon quelque peu inattendue, les trois textes

portent la trace d’une certaine dualité de langage, que ce soit en ce qui

concerne le terme « analyse » chez Ibn Sinan ou le terme « intuition » chez

al-Sijzı, le vocabulaire d’Ibn al-Haytham oscillant entre l’un et l’autre.

En effet la détermination du degré de difficulté d’un problème et la déter-

mination de son genre sont associés explicitement chez les trois auteurs à des

résultats de l’analyse alors que tout aussi explicitement il font de cet enjeu un

préalable à son commencement. Il semble donc que l’analyse, ou tout terme

employé pour évoquer le dépassement des limitations logiques inhérentes au

problème donné, possède une acception que l’on pourrait peut-être qualifiée

de « méta »renvoyant à la possibilité de l’exploitation en cours de route de

75

Page 76: mémoire loizelet

résultats partiels obtenus pouvant modifier la nature même (le genre) du

problème déjà en cours de traitement.

Ceci a pour conséquence de donner ainsi à l’exposé systématique des classifi-

cations des différents types de problèmes en amont de la description des mé-

thodes de résolution, lesquelles sont déclarées dépendre du type de problèmes

considérés, un caractère purement stylistique en donnant une impression de

cohérence interne et de linéarité de l’exposé.

Il n’est bien entendu pas question de nier la cohérence interne des exposés

qui est effectivement très poussée, et le simple fait que les trois auteurs dis-

tillent dans leurs ouvrages respectifs des indications menant directement aux

conclusions ci-dessus permet de formuler l’hypothèse qu’il s’agit sans doute là

d’un acte parfaitement délibéré dont le but est peut-être d’amener le lecteur

à se familiariser avec ce type de réorientation en temps réel auquel l’analyste

est inévitablement confronté.

D’autre part la signification de la seconde acception du terme « intui-

tion », celle qui renvoie aux dépassements effectifs des blocages rencontrés en

cours d’analyse, est également l’objet d’un conscensus entre les auteurs, les

positions d’al-Sijzı et d’Ibn al-Haythma étant même pratiquement identiques

à quelques nuances près évoquées plus haut et les conceptions d’Ibn Sinan

s’avérant pleinement compatibles avec celles des deux autres auteurs bien

que moins clairement exposées.

En effet un schéma récurrent a pu être mis en évidence lors des exemples

basiques fournis par les auteurs et a pu être testé sur les exemples plus com-

plexes, ce schéma comporte trois étapes, la première qui n’est pas propre

au recours à l’intuition, consiste à estimer quelles sont les données et les

propriétés du problèmes, à les rassembler selon leur nature en utilisant une

classification plus ou moins précise et explicite puis, lorsque ce rescencement

ne permet pas d’enclencher une suite d’inférences menant l’analyse à son

terme et donc que le recours à l’intuition s’avère indispensable, à faire un

76

Page 77: mémoire loizelet

« ajout », ce terme regroupant tous les types d’actions mathématiques, de la

considération d’un nouveau point à la soustraction d’un nombre en passant

par le tracé d’une droite ou d’un cercle, et enfin à l’évaluation rétroactive

de la pertinence de l’action effectuée, évaluation ayant pour unique critère la

détermination de sa fécondité, c’est à dire du nombre de propriétés nouvelles

qu’elle « engendre », du type de ces propriétés (tangence, proportionnalité)

et donc de ses capacités à débloquer une situation initialement close.

L’intuition en tant que telle, si tant est que cela ait un sens d’isolé ce terme si

l’on veut l’employer comme al-Sijzı qui l’associe systématiquement à l’étape

de l’évaluation logique (« la pensée »), est donc le lieu de l’action, du geste

décisif que l’analyste effectue et qui lui permet de continuer sa recherche,

mais les deux auteurs qui traitent en profondeur de cette question, al-Sijzı et

Ibn al-Haytham, insistent sur le fait que ce geste est avant tout un geste ra-

tionnel, Ibn al-Haytham marquant davantage l’importance de la réflexion en

amont qui doit s’appuyer la maîtrise des « connus » pour optimiser le choix

du geste alors qu’al-Sijzı attire l’attention du lecteur, de l’étudiant, tant sur

la pluralité des gestes féconds et que sur leur caractère réversible en exhibant

d’une part des analyses menées de plusieurs manières distinctes et d’autre

part des échecs, c’est-à-dire des gestes ne passant pas le crible de l’évaluation

de leur fécondité.

Cette description du schéma auquel renvoie l’usage du terme « intuition »

durant le cours de l’analyse d’un problème semble davantage compatible avec

les vues défendues d’abord par Cornford puis étendues par Hintikka expo-

sées en introduction qu’avec celles de tenants d’une conception de l’analyse

n’utilisant que des inférences logiques, et montre une certaine proximité avec

la description d’une analyse en train de se faire relatée par Árpád K. Szabó :

« when we are making such an ’analysis’ we are not looking for the pieces of

a whole, instead we are trying to find what could harmonize with our propo-

77

Page 78: mémoire loizelet

sition in question, if it happened to be true » 137.

recours à la philosphie

Comme il a été signalé plus haut, ainsi que dans les parties dédiées aux

commentaires de leur texte respectif, il existe cependant des différences no-

tables dans le choix des termes utilisés par Ibn Sinan, al-Sijzı et Ibn al-

Haytham dès lors qu’il s’agit d’aborder ce qui permet d’ouvrir ce qui était

clos comme le dit al-Sijzı. En effet se succèdent les « ajouts », les « procédés

ingénieux », l’« habileté », l’« intuition » ou autres « ruses », ainsi que cer-

taines occurrences de l’« analyse » qui ne peuvent renvoyer à la méthode dans

sa globalité, termes utilisés parfois dans des contextes si différents que comme

il a été précédemment dit on ne peut qu’être conduit à formuler l’hypothèse

d’un langage non stabilisé, renvoyant peut-être même à plusieurs niveaux de

conceptualisation bien distincts.

Mais la variabilité des définitions des termes employés pour décrire ce mo-

ment particulier où l’analyste est contraint d’agir pour avancer ne lui est pas

propre, on la retrouve en effet dans les classifications des problèmes, dans les

termes employés pour parler des propositions, des figures ou des opérations

comme de nombreuses notes de traduction le mentionnent 138, ce qui est d’une

part compatible avec l’hypothèse d’un langage à plusieurs niveaux formulée

plus haut et d’autre part accentue encore l’impression selon laquelle les idées

qui sont exposées dans ces textes ne sont pas complètement assises dans le

contexte mathématique et philosophique de leur époque, et par là nécessitent

que les auteurs recourent à un vocabulaire philosophique pour faire entendre

leurs conceptions.

Ceci est d’ailleurs flagrant dans un autre texte d’al-Sijzı rapidement men-

137. [HR74], appendix 1, page 125.138. par exemple [AS02], page 768, note 1 et [AS02], page 796, note 23 ou encore [iS00],page 136, note 15.

78

Page 79: mémoire loizelet

tionné lors de la seconde partie intitulé Opuscule sur l’asymptote dans lequel

il s’empare du problème suivant : « comment concevoir les deux lignes qui se

rapprochent et qui ne se rencontrent pas, si on les prolonge toujours à l’infini,

qui ont été mentionnées par l’éminent Apollonius dans son deuxième livre de

son ouvrage des Coniques » 139.

Son commentaire ne porte pas sur la validité du résultat établi par Apol-

lonius, mais sur le fait que ce résultat est « loin de la conception et de la

pensée », ce qui l’amène d’ailleurs à proposer une classification des proposi-

tions mathématiques particulièrement originale et que Roshdi Rashed résume

comme suit 140 :

– « Les propositions concevables directement à partir des principes philo-

sophiques ;

– les propositions concevables avant qu’il ne soit procédé à leur démons-

tration ;

– les propositions concevables lorsque l’on forme l’idée de leur démons-

tration ;

– les propositions concevables seulement une fois démontrées ;

– les propositions difficilement concevables, même une fois démontrées. »

Par l’établissement de cette classification al-Sijzı indique que lorsqu’une

difficulté conceptuelle surgit dans le champ mathématique, le recours à la phi-

losphie est la voie qui permet de mettre à plat la situation et de construire

ainsi sur des bases solides ou, pour reprendre encore les termes de Roshdi

Rashed, « Sa démarche semble donc guidée par l’idée que seule une étude

philosophique préalable permet de concevoir et de justifier les affirmations

vraies et premières des mathématiques » 141, démarche qu’il semble employer

tout autant dans son traité Pour aplanir les voies en vue de déterminer les

propositions géométriques pour parvenir à expliciter la notion d’« intuition »

que dans cet opuscule sur l’asymptote pour saisir le concept de divisibilité

139. [Ras87], page 280.140. [Ras87], page 270.141. [Ras87], page 270.

79

Page 80: mémoire loizelet

à l’infini de façon plus nette que ne le permettrait la simple mention de la

première proposition du livre X des Eléments.

intuition et apprentissage

Quelques soient les difficultés rencontrées par Ibn Sinan, al-Sijzı et Ibn

al-Haytham pour exprimer leurs conceptions, peut-être comme en emet l’hy-

pothèse Roshdi Rashed en raison « de l’absence du langage logique approprié

au discours sur l’art analytique » 142 sans se prononcer toutefois sur le ca-

ractère temporaire ou indépassable de cette absence, les trois auteurs ont en

commun la volonté de permettre à des étudiants, certainement pas dédutants

comme il a été fermement établi plus haut, d’acquérir cet « art » de l’analyse,

même si cela n’est pas leur unique objectif, et ils s’accordent donc de facto

sur la possiblité de cette acquisition.

Cette possibilité est en effet évidente dans le texte d’al-Sijzı qui y place de

façon explicite l’« intuition » parmi les qualités susceptibles d’être acquises

même par ceux ne disposant pas d’une « puissance naturelle innée », et elle

est soulignée à plusieurs reprises par Ibn Sinan et Ibn al-Haytham, bien que

de façon moins explicite, lorsque ceux-ci insistent sur la nécessité de l’exercice

et de la pratique ce qui sous-entend pour le moins la possibilité de développe-

ments et de progrès portant sur ce moment particulier de l’analyse qui entre

donc bien dans le champ des qualités dont l’apprentissage est possible, même

si ces auteurs n’évoquent pas le cas d’étudiants ayant un quelconque défaut

de « puissance naturelle » comme al-Sijzı prend le soin de le faire.

Les trois auteurs semblent donc unanimes sur le fait que l’intuition n’est pas

« une faculté soustraite au processus d’apprentissage » comme l’écrit d’abord

Heinzmann 143 mais une « intuition formée par l’art » dont ces trois textes

des Xe et XIe se proposent de permettre l’acquisition, même si ce n’est clai-

142. [Ras02a], page 695.143. [Hei05, ?].

80

Page 81: mémoire loizelet

rement pas le principal objectif pour Ibn Sinan, en décrivant par le discours

puis par l’exemple un même schéma dans lequel l’intuition est associée à une

prise de décision rationnelle, ni unique ni optimale ni infaillible comme le

serait la conclusion d’un syllogisme démonstratif, décrivant ainsi davantage

un processus d’apprentissage similaire à celui décrit ensuite par Heinzmann

et qui : « grâce aux capacités de la perception d’une donnée, de la répétition

et de la mémoire, correspond à un apprentissage par type et token, régi par

imitation et répétition » 144.

Il ressort en effet des deux textes dont la vocation pédagogique est la

plus marquée, d’abord celui d’al-Sijzı ensuite celui d’Ibn al-Haytham, que le

schéma permettant la maîtrise de l’intuition dans les situations qui en né-

cessitent l’intervention semble pouvoir être rapproché de que l’on pourrait

désigner par une éducation de cette intuition, éducation réalisée en confron-

tant cette intuition à des situations diverses, en effectuant des retours d’ex-

périence systématiques, en augmentant et en enrichissant les recouvrements

et les liens entre différents types de données et de propriétés, ceci afin de

permettre à l’analyste d’améliorer les chances de succès des initiatives qu’il

est conduit à prendre.

Il semble dès lors tentant d’établir une analogie entre cette éducation de

l’intuition et l’éducation d’un sens, tel le goût ou l’odorat (afin d’éviter un

emploi ambigu du vocabulaire lié aux sens de la vue, de l’ouïe et même du

toucher), souvent abordée selon le schéma similaire d’un initié confrontant

l’étudiant à une palette d’exemples choisis avec expertise dans le but dans

un premier temps de lui donner un nombre de repères bien établis à partir

desquels il pourra ensuite construire ses propres représentations sensorielles

qui bien qu’impreignées par l’environnement culturel dans lequel cette éduca-

tion est conduite seront immanquablement forgées à l’aune de son « caractère

naturel ».

144. [Hei05], page 301.

81

Page 82: mémoire loizelet

Les nombreuses utilisations d’un vocabulaire en lien direct avec les sensa-

tions faites principalement par al-Sijzı, mais aussi dans une moindre mesure

par Ibn Sinan et Ibn al-Haytham, semblent rendre acceptable une telle ana-

logie entre apprentissage de l’intuition et éducation d’un sens. L’éceuil qui

surgit immédiatement de la formulation de cette analogie est alors bien en-

tendu celui du statut des objets mathématiques car les cinq sens sont liés

à la perception de quelque chose, l’analogie entre intuition et sens amenant

dès lors directement à un autre thème classique de la philosophie des mathé-

matiques, celui du réalisme, et il semble par conséquent plus raisonnable de

renoncer à ce rapprochement afin de ne pas ouvrir cette boîte de Pandore.

Mais ce serait sans doute là courrir le risque de ne pas exploiter l’éventuelle

fécondité de la mise en lumière de cette analogie, et ainsi se priver d’un

moyen potentiellement précieux pour la compréhension des conceptions sur

ce sujet délicat qu’est celui de l’intuition en mathématiques, et ce d’autant

plus que le caractère automatique de ce surgissement du thème du réalisme

des objets mathématiques dans le contexte philosophique de l’époque n’est

pas forcément une évidence.

Il faut ainsi prendre en considération des changements profonds dans les

conceptions de type ontologique qui ont lieu aux alentours de la période

de rédaction des textes d”Ibn Sinan, al-Sijzı et Ibn al-Haytham, comme le

mentionne d’ailleurs Héllène Bellosta : « on assiste au dixième siècle à l’ap-

parition d’une nouvelle ontologie, dont témoignent à la fois mathématiciens

et philosophes, et qui amène à distinguer "la chose" de "l’existant" » 145.

Afin de préciser sur quoi repose cette distinction entre « la chose »et « l’exis-

tant », on peut se référer au écrits de Jean Jolivet concernant les considéra-

tions d’al-Farabı dont l’intérêt pour les questions mathématiques a déjà été

souligné :

145. [Bel94], page XIII.

82

Page 83: mémoire loizelet

« Or al-Farabı, en qui nous trouvons notre troisième exemple, associe lui

aussi ces deux mots dans la page du Kitab al-huruf qu’il consacre à say’. Ce

mot se dit de tout ce qui a une quiddité, que ce soit extérieur à l’âme ou

représenté d’une façon quelconque ; dire "ceci est une chose" équivaut à dire

"ceci a une quiddité" ; à l’inverse, existant se dit uniquement de ce qui a une

quiddité hors de l’âme, et non d’une quiddité seulement représentée : ainsi

"chose" est plus général que "existant". [...] De l’absurde on dit ainsi qu’il

est une chose, et non qu’il est existant » 146.

Cette nouvelle ontologie dont la citation précédente donne une description

philosophique n’est pas sens relation avec les évolutions que connaissent les

mathématiques durant cette période et en particulier le développement de

l’algèbre et les questions inhérentes à la nature des objet dont il traite, ce que

Roshdi Rashed met en évidence dans un article publié dans le même ouvrage

consacré à Avicenne que celui duquel est tiré la citation précédente de Jean

Jolivet :

« Aussi l’objet des algébristes, "la chose", doit-il être suffisamment général

pour recevoir des contenus divers ; mais il doit en outre exister indépendam-

ment de ses propres déterminations. [...] Du statut ontologique d’un tel ob-

jet, la théorie aristotélicienne ne peut, à l’évidence, rendre compte. Il faut

donc faire intervenir une nouvelle ontologie, qui autorise à parler d’un ob-

jet dépourvu des caractères qui, pourtant, auraient seuls permis de discerner

de quoi il est l’abstraction, ontologie qui doit également nous permettre de

connaître un objet sans être en mesure de le représenter exactement » 147.

En rappelant ici l’existence de ces profonds changements ontologiques il

ne s’agit pas d’affirmer que la description de l’apprentissage de l’intuition,

même chez al-Sijzı, correspond exactement à celle de l’éducation d’un sens,

mais seulement de signaler qu’à cette période certaines lignes de forces fon-

146. [Jol84], page 17.147. [Ras84], page 34.

83

Page 84: mémoire loizelet

damentales étaient particulièrement mouvantes et que la formulation d’une

analogie entre intuition et sens ne peut être trop rapidement balayée sous pré-

texte qu’elle laisserait entendre une prise de position (qualifiée sans doute de

platonicienne) dans la controverse sur le réalisme des objets mathématiques

alors justement que le statut de ces objets est durant la période de rédaction

des trois textes étudiés quelque peu passé sous silence par les mathémati-

ciens en train d’avancer à grands pas dans la découverte ou la création de

domaines entiers des mathématiques et sont ainsi contraints de recourir à une

« imagination qui puise à la sensation ou à ce qui est commun aux sens »

pour reprendre encore une formulation d’al-Sijzı.

perspectives

Il ressort de l’étude conjointe du Traité sur la méthode de l’analyse et de

la synthèse dans les problèmes de géométrie d’Ibn Sinan, du traité d’al-Sijzı

Pour aplanir les voies en vue de déterminer les propositions géométriques et

de celui d’Ibn al-Haytham Sur l’analyse et la synthèse que la pratique de

l’analyse, à laquelle « tout ce qui a vu le jour en mathématiques en dû » 148

selon Ibn al-Haytham, peut nécessiter « autre chose »que la seule poursuite

d’un raisonnement purement déductif lors de deux moments conceptuelle-

ment distincts , celui de la détermination (qui ne peut être totalement) préa-

lable « du degré de difficulté » 149 d’un problème et celui où la résolution de ce

problème se heurte à une insuffisance des données disponibles imposant ainsi

d’« adjoindre aux connues et aux conditions du problème des choses » 150.

C’est de cette « autre chose »que le terme « intuition » rend compte, sauf

chez Ibn Sinan qui ne l’emploie pas explicitement, et c’est sur la possiblité de

l’acquisition de cette faculté ainsi que sur les moyens à mettre en œuvre pour

y parvenir que les trois auteurs insistent, mettant en lumière le caractère

148. [ia02], page 230.149. [AS02], page 776.150. [iS00], page 164.

84

Page 85: mémoire loizelet

rationnel des décisions prises par l’analyste, car basées sur une estimation en

amont de la situation et sur une évaluation en aval de leur fécondité s’ap-

puyant toutes deux sur la connaissance et la maîtrise des différents types de

« connus » et des théories les mieux établies, en particulier de la théorie des

proportions, maîtrise qui peut par conséquent être approfondie et dévelop-

pée par la pratique et la confrontation à des problèmes variés de préférence

sélectionnés par un maître cherchant à développer cette forme de sensibilité

chez son disciple.

De façon quelque peu anecdotique on peut remarquer ici que cette double

acception du terme intuition se retrouve étrangement encore aujourd’hui dans

le vocabulaire des mathématiciens contemporains, certains étant reconnus

pour leur capacité à déceler les sujets potentiellement féconds comme en

témoigne l’hommage posthume rendu à Benoît Mandelbrot par Murad S.

Taqqu dans un numéro spécial de la Gazette des mathématiciens lorsqu’il

mentionne que celui-ci « avait un don pour déceler des potentialités cachées

dans certains objets mathématiques » 151 et d’autres pour leur habileté par-

ticulière à résoudre des problèmes difficiles tel par exemple G. H. Hardy qui

rapporte dans des termes revenant souvent dans les discours tenus par les

mathématiciens sur leur propre pratique qu’« un mathématicien est avant

tout un observateur » 152, ce qui conduit d’ailleurs James Robert Brown qui

cite ce passage en intégralité à conclure que « en fin de compte, selon Hardy,

avec assez d’entrainement et d’initiation, on peut voir directement » 153.

Ce clin d’œil aux considérations de mathématiciens contemporains amène

une question délicate et cependant d’un intérêt certain, celle du devenir

des conceptions sur l’intuition exposées en particulier par al-Sijzı et Ibn al-

Haytham tant sur un temps relativement court et à l’intérieur du cercle des

151. [Taq13], page 24.152. il s’agit ici d’une traduction d’un passage de [Har29].153. il s’agit ici aussi d’une traduction de [Bro05], page 58.

85

Page 86: mémoire loizelet

géomètres rédigeant leurs travaux en arabe que de façon plus étendue sans

limitation temporelle ou culturelle.

En ce qui concerne le premier point, il semble que le texte d’Ibn al-

Haytham soit le dernier de la série des traités consacrés à la méthode de

l’analyse et de la synthèse à l’intérieur de laquelle le thème de l’intuition

occupe une place naturelle et centrale, si l’on accepte bien entendu de ne

pas percevoir l’analyse comme une suite de déductions et de syllogismes, ce

qui rend dès lors difficile de savoir si les conceptions qu’il y expose, ainsi que

quelques années auparavant l’a fait al-Sijzı, ont été diffusées et adoptées par

les géomètres des générations suivantes.

Cependant une remarque formulée par Héllène Bellosta peut éventuellement

être prise comme point d’appui quant à la question du devenir des concep-

tions sur l’intuition que l’on a mis en évidence chez les trois auteurs des Xe

et XIe siècles :

« la nouvelle conception de l’analyse, exposée par Ibn Sinan dans la dernière

partie de son traité, [...] va devenir la pratique effective des algébristes, au

point que certains, comme al-Samaw’al identifieront explicitement algèbre et

analyse. [...] Dans ce type d’analyse [...] les théorèmes des Données ne jouent

plus aucun rôle » 154.

Cette remarque permet en effet d’envisager l’hypothèse que le type d’intuition

mentionnée par exemple par al-Sijzı dont le développement repose essentiel-

lement sur l’acquisition d’un nombre suffisant d’exemples de référence et de

retours d’expérience permettant d’appréhender de mieux en mieux les pro-

blèmes rencontrés est difficilement compatible avec la pratique de l’algèbre

alors en voie de formalisation pour lequel les classifications des connus et les

recouvrements entre théories ne semblent pas constituer a priori un préa-

lable évident, même s’il ne faudrait pas tomber dans l’illusion d’algébristes

travaillant sans maîtriser pleinement la portée des objets qu’ils manipulent,

154. [Bel94], page LXVII.

86

Page 87: mémoire loizelet

il s’agit en effet ici seulement de pointer une raison possible de l’arrêt de la

production de texte traitant de l’intuition, tout simplement celle de sa rétro-

gradation dans la hierarchie des priorités des qualités à acquérir pour devenir

un mathématicien « distingué ».

Pour ce qui est du second point, celui du devenir sur le long terme et

sous d’autres cieux des conceptions de l’intuition exprimées par al-Sijzı et

Ibn al-Haytham, il est évident qu’il est complètement impossible d’apporter

une réponse étayée tant le problème de la diffusion des savoirs de cette pé-

riode en occident est opaque et ce même pour des travaux que l’on pourrait

qualifier de techniques et donc a fortiori pour des thèses philosophiques sur

un sujet aussi abstrait que celui relatif à l’intuition dans les mathématiques.

On peut cependant indiquer que cette période des Xe et XIe siècles n’est pas

la seule à avoir vue fleurir des traités sur l’analyse et sur la synthèse, il en

fut de même aux XVIe et XVIIe siècles, période qui présentent quelques si-

milarités avec celle de l’écriture des trois traités édudiés ici, comme l’expose

Héllène Bellosta dans la conclusion de sa thèse après avoir remarqué que « les

solutions données par Ibn Sinan et Viète au dernier problème des Contacts

sont identiques 155, ce problème constituant l’exemple détaillé plus haut en

suivant la démarche d’Ibn al-Haytham :

« une relecture, à la lumières des récentes découvertes en algèbre, des Données

d’Euclide, des ouvrages d’Apollonius (traduits en arabe aux neuvième et dixième

siècles), des œuvres de Diophante[...], auraient conduit les mathématiciens de

ces différentes époques à s’intéresser aux mêmes problèmes » 156.

Il faudrait bien entendu produire un énorme travail pour tenter une étude

comparative entre les conceptions de l’intuition éventuellement perceptibles

dans les textes de ces deux périodes, si tant est qu’une telle tentative ait un

155. [Bel94], page LXXI.156. [Bel94], page LXXI.

87

Page 88: mémoire loizelet

sens, mais il est cependant intéressant de noter que ce sont à deux périodes

à la fois de plein essor mais aussi de grand bouleversement architectonique

que ce type de textes a été produit, tout comme ce fut également le cas lors

du premier tiers du XXe siècle et les textes de mathématiciens de premier

plan, dans la foulée de Poincaré, portant sur la question de l’intuition en

mathématique.

La question inaccesible immédiatement soulevée par ce qui n’est peut-être

qu’une coïncidence de l’histoire étant de savoir si l’émergence de ce thème

lors de périodes où l’édifice mathématique devient mouvant doit être interpré-

tée comme un signe d’impuissance de mathématiciens cherchant secours du

côté de la philosophie ou de la « psychologie intellectuelle » 157 comme l’écrit

Roshdi Rashed ou de façon radicalement différente comme leur perception à

travers les brêches d’un édifice fissuré d’un aspect fondamental de ce domaine

de la culture dont la place de premier plan parmi les enseignements adaptés

au développement de l’esprit a été reconnue par tant de cultures, apportant

peut-être un début de réponse à l’étonnement formulé par Jaaro Hintikka en

conclusion de son ouvrage de référence sur la méthode de l’analyse devant le

fait qu’aucune explication quant à l’utilité de cette méthode n’ait jamais été

trouvée dans le moindre texte 158.

157. [Ras02a], page 692.158. Ce passage est traduit de la page 134 de [HR74].

88

Page 89: mémoire loizelet

Bibliographie

Sources primaires

[AF53] Al-Farabı : Catálogo de las ciencias. Instituto Miguel Asín, Ma-

drid, seconde édition, 1953. Edition et traduction en castillan par

Ángel Gonzalez Palencia.

[Arc60] Archimède : Les Œuvres complètes d’Archimède, volume II. Albert

Blanchard, 1960. Traduites du grec en français avec une introduction

et des notes de Paul Ver Eecke.

[Ari04] Aristote : Ethique à Nicomaque. Garnier-Flammarion, cop.2004.

Traduction, présentation, notes et bibliographie par Richard Bodéüs.

[AS02] Al-Sijzi : Pour aplanir les voies en vue de déterminer les proposi-

tions géométriques in Roshdi Rashed : Les mathématiques infinité-

simales du IXe au XIe siècle, volume IV, pages 766–825. Al-Furqan

Islamic Heritage Foundation, 2002.

[d’A82] Pappus d’Alexandrie : La collection mathématique, volume II.

Albert Blanchard, 1982. Œuvre traduite pour la première fois du

grec en français avec une introduction et des notes par Paul Ver

Eecke.

[dL48] Proclus de Lycie : Les commentaires sur le premier livre des Elé-

ments d’Euclide. Desclée de Brouwer, 1948. Traduits pour la pre-

mière fois du grec en français par Paul Ver Eecke.

[dP10] Apollonius de Perge : La section des droites selon des rapports.

Walter de Gruyter, 2010. Par Roshdi Rashed et Hélène Bellosta.

[Euc93] Euclide : Les œuvres d’Euclide. Albert Blanchard, 1993. Traduites

littéralement par F. Peyrard.

[Gal93] Galien : Un fragment de l’ars medica de Galien sur l’analyse et

89

Page 90: mémoire loizelet

la synthèse. MIDEO, (21):272–274, 1993. Traduction de Roshdi

Rashed.

[ia02] Al-Hasan ibn al-Haytham : Sur l’analyse et la synthèse in Roshdi

Rashed : Les mathématiques infinitésimales du IXe au XIe siècle,

volume IV, pages 229–391. Al-Furqan Islamic Heritage Foundation,

2002.

[iQ02] Thabit ibn Qurra : Livre de Thabit ibn Qurra à Ibn Wahb sur le

moyen de parvenir à déterminer la construction des problèmes géo-

métriques in Roshdi Rashed : Les mathématiques infinitésimales

du IXe au XIe siècle, volume IV, pages 742–764. Al-Furqan Islamic

Heritage Foundation, 2002.

[iS00] Ibrahım ibn Sinan : Traité sur la méthode de l’analyse et de la

synthèse dans les problèmes de géométrie in Roshdi Rashed et

Hélène Bellosta : Ibrahim ibn Sinan : logique et géométrie au Xe

siècle, pages 95–226. Brill, 2000.

[Pla11] Platon : Œuvres complètes. Flammarion, 2011. Sous la direction

de Luc Brisson.

Sources secondaires

[Har29]

[All13] Jean-Paul Allouche : Pourquoi j’ai quitté la Société Mathéma-

tique de France. Gazette des mathématiciens, (137), Juillet 2013.

[Anb79] Adel Anbouba : Un traité d’Abu Jafar al-Khazin. Journal for the

History of Arabic Science, 3(1), 1979.

[Bel94] Hélène Bellosta : L’analyse et la synthèse selon Ibrahım ibn

Sinan. Thèse de doctorat, Université Paris Diderot, Paris VII,

1994.

[Bel97] Hélène Bellosta : Ibrahım ibn Sinan, apollonius arabicus. in

Perspectives arabes et médiévales sur la tradition scientifique et phi-

90

Page 91: mémoire loizelet

losophique grecque. Peeters, Institut du Monde Arabe, 1997. Actes

du 2ecolloque de la SIHSPAI.

[Bro05] James Robert Brown : Naturalism, Pictures and Platonic Intui-

tions in Paolo Mancosu, Klaus Frovin Jørgensen et Stig Andur

Pedersen : Visualization, Explanation and Reasoning Styles in

Mathematics, volume 327 de Synthese Library : Studies in Episte-

mology, Logic, Methodology, and Philosophy of Science, pages 57–

74. Springer, 2005.

[Cor32] F.M. Cornford : Mathematics and Dialectic in the Republic

vi.-vii.(i.). Mind N.S., 41(161):37–52, Janvier 1932.

[Cro97] Pascal Crozet : Al-Sijzı et les Eléments d’Euclide : commentaires

et autres démonstrations des propositions. in Perspectives arabes

et médiévales sur la tradition scientifique et philosophique grecque.

Peeters, Institut du Monde Arabe, 1997. Actes du 2ecolloque de la

SIHSPAI.

[Cro10] Pascal Crozet : De l’usage des transformations géométriques à la

notion d’invariant : la contribution d’al-Sijzı. Arabic Sciences and

Philosophy, 20:53–91, 2010.

[Har29] G.H. Hardy : Mathematical Proof. Mind N.S., 38(149):1–25,

Janvier 1929.

[Hei05] Gerhard Heinzmann : Quelques aspects de l’histoire du concept

d’intuition : d’Aristote à Kant in Roshdi Rashed et Pierre Pel-

legrin : Philosophie des mathématiques et théorie de la connais-

sance : l’œuvre de Jules Vuillemin, pages 297–309. Albert Blan-

chard, 2005.

[HR74] Jaakko Hintikka et Unto Remes : The Method of Analysis, vo-

lume XXV de Boston studies in the philosophy of science. D. Reidel

publishing company, 1974.

91

Page 92: mémoire loizelet

[Jol84] Jean Jolivet : Aux origines de l’ontologie d’Ibn Sina. in Etudes

sur Avicenne. 1984. Ouvrage publié avec le concours du C.N.R.S.

[Laf78] Yvon Lafrance : Aristote et l’analyse géométrique. Philoso-

phiques, 5(2):271–307, 1978.

[Lut02] Peter L. Lutz : The Rise of Experimental Biology : An Illustrated

History. Humana Press, 2002.

[Ras84] Roshdi Rashed : Mathématiques et Philosophie chez Avicenne.

in Etudes sur Avicenne. 1984. Ouvrage publié avec le concours du

C.N.R.S.

[Ras87] Roshdi Rashed : Al-Sijzı et Maïmonide : commentaire mathé-

matique et philosophique de la proposition II-14 des Coniques

d’Apollonius. Archives Internationales d’Histoire des Sciences,

37(119):263–296, 1987.

[Ras91a] Roshdi Rashed : L’analyse et la synthèse selon Ibn al-Haytham.

in Mathématiques et philosophie de l’antiquité à l’âge classique,

pages 131–162. CNRS, 1991. Hommage à Jules Vuillemin. Sous la

direction de Roshdi Rashed.

[Ras91b] Roshdi Rashed : La philosophie mathématique d’Ibn al-Haytham

I. MIDEO, (20), 1991.

[Ras93] Roshdi Rashed : La philosophie mathématique d’Ibn al-Haytham

II. MIDEO, (21), 1993.

[Ras02a] Roshdi Rashed : Les mathématiques infinitésimales du IXe au

XIe siècle, volume IV. Al-Furqan Islamic Heritage Foundation,

2002. Ibn al-Haytham, Méthodes Géométriques, Transformations

Ponctuelles et Philosophie des Mathématiques.

[Ras02b] Roshdi Rashed : A polymath in the tenth century. Science, (5582):

773, Août 2002.

[Ras11] Roshdi Rashed : D’al-Kwharizmı à Descartes. Etudes sur l’his-

toire des mathématiques classiques. Hermann, 2011.

92

Page 93: mémoire loizelet

[RB00] Roshdi Rashed et Hélène Bellosta : Ibrahim ibn Sinan : logique

et géométrie au Xe siècle. Brill, 2000.

[RC04] Roshdi Rashed et Pascal Crozet : Œuvre mathématique d’al-

Sijzı, volume I de Les cahiers du MIDEO, ancient and classical

sciences and philosophy. Editions Peeters, 2004.

[Rob36] Richard Robinson : Analysis in Greek Geometry. Mind N.S.,

45(180):464–473, Octobre 1936.

[Taq13] Murad S. Taqqu : Le mouvement brownien fractionnaire. Gazette

des mathématiciens, (136):23–28, avril 2013. Benoît Mandelbrot :

père de la géométrie fractale.

93