Top Banner
ANA BOARIU mémoire des passeurs
172

Mémoire des passeurs

Apr 26, 2023

Download

Documents

Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: Mémoire des passeurs

ANA BOARIU

mémoire des passeurs

Page 2: Mémoire des passeurs

2

Première page: C&Y DesignPage I: Le témoin - Dan BădărăuPhoto par Tudor PredescuConsultant: Francisca BăltăceanuRedacteur: Viorica-Rozalia MateiMise en page: Emanuela Arteni

Ce livre est paru avec le soutien de la Fundation RENOVABIS– Allemagne

Association SIGNIS Roumanie

Imprimatur Bucureşti, 25 fevrier 2005

IOAN ROBU archevêque-mitropolite

Description CIP de la Bibliothèque Nationale de RoumanieBOARIU, ANA Amintiri călăuze: cu Evanghelia lui Ioan pe drumul de pelerinaj spre Compostela / Ana Boariu. -Bucureşti: Editura Arhiepiscopiei Romano-Catolice, 2005 Bibliogr. ISBN 973-9386-82-2

226.5.07

Page 3: Mémoire des passeurs

3

ANA BOARIU

MEMOIRE DES PASSEURS

avec l’évangile de Saint Jeansur le chemin de Saint Jacques

Edition de l’Archevêché catholique romain de Bucarest

2005

Page 4: Mémoire des passeurs

4

Ana Boariu (Anca Berlogea) est metteur en scène au théâtre et réalisatrice d’émissions de télévision. A partir de 1995, elle a travaillé en Roumanie pour la chaîne commerciale ProTV, en réalisant entre autres la transmission en direct de la messe du Pape, à l’occasion de sa visite en Roumanie en mai 1999. Elle a réalisé deux documentaires sur la résistance de l’église gréco-catholique durant le régime communiste, dont «Le Cardinal», primé par OCIC-UNDA à Vilnius en l’an 2000. A la fin de ses études à l’Académie de Théâtre et de Cinéma de Bucarest, elle a mis en scène EQUUS de Peter SHAFFER, primé par l’Union Théâtrale Roumaine ainsi que par le Festival National de Théâtre I.L.Caragiale. En 1999, elle a continué ses études à l’Institut Catholique de Paris ou elle a soutenu une maîtrise en théologie et arts sacrés sur le rôle du témoignage et de la mémoire dans l’évangile selon Jean. Suite à sa recherche elle a proposé, en tant que metteur en scène, le projet «LA MEMOIRE DES PASSEURS »

Ce livre a comme point de départ le mémoire de maitrise soutenu à l’Institut Catholique de Paris en l’année 2002.

Je voudrais remerciers à mes professeurs, surtout à soeur Régine du Charlat, directrice de l’Institut des Arts Sacrés de Paris et au père Yves-Marie Blanchard, le directeur de recherche.

Je veux remercier aux artistes qui on fait confiance en mon projet fou, à l’équipe technique qui nous a accompagné jusqu’à la fin de la terre, à nos genereux sponsors, à Monsieur Robert Molhant, secrétaire général de SIGNIS et aux organisateurs, le président d’UNITER, Ion Caramitru et Aura Corbeanu, directeur exécutif – qui ont mené à bout le projet „Mémoire des passeurs.“

... Et rien n’aurait été possible sans le soutien de son Excellence, Ioan Robu, archevêque-mitropolite de Bucarest.

L’auteur

Page 5: Mémoire des passeurs

5

TABLE DES MATIERES

Introduction p. 7l’évangile annoncé durant la liturgie p.7l’évangile médité p.9distance entre l’image théâtrale et l’histoire p.19une première conclusion p.25

Chapitre premier: La mémoire des passeurs p.28L’évangile selon Jean: lieu de mémoire p.28L’évangile selon Jean: témoignage de la vérité p.34Dépasser les murs de la peur: actualité du témoignage à l’Est p.40L’évangile selon Jean: de la rencontre du Christ au témoignage des disciples p. 47L’évangile selon Jean: la mémoire des témoins. p. 59

Deuxième chapitre: La mémoire du passage p.65Nicodème, celui qui vient de nuit p. 65Nicodème, interlocuteur de Jésus et des disciples p.72Au coeur du conflit: des relectures succesives p.79Nicodème et l’aveugle né - la venue vers la lumière p.91Nicodème, l’interlocuteur idéal de l’Evangile 95

Troisième chapitre: Les passeurs de mémoire p.98Projet de représentation théâtrale p.98De Lazare à Pierre p.101L’étranger sur le chemin p.109Les fils de Zébédée p.116

Epilogue p.123Avec l’évangile de saint Jean sur le chemin de saint Jacques

Remerciements p.162Bibliographie p.168

Page 6: Mémoire des passeurs

6

Page 7: Mémoire des passeurs

7

IntroductionJe propose de faire une lecture théâtrale de l’évangile selon

saint Jean et je suis la première à me poser la question : pourquoi la faire ? Peut-elle vraiment aider à mieux comprendre l’évangile ? à rendre plus présente l’expérience de la rencontre avec le Christ et la compréhension du sens de sa vie et de sa mort ? ou, au contraire, y a-t-il plutôt le risque de créer une distance entre l’auditeur et le texte au lieu de trouver un moyen de le faire plus proche ? Une représentation théâtrale, étant énormément plus riche en détails, plus précise et plus concrète que le texte lui-même, risque de tuer la part de mystère et d’indicible que l’évangile garde et protège toujours. Il reste dans le texte écrit ou simplement lu une part de non-dit, de non-précisé qui lui donne ce pouvoir d’être perçu comme toujours “présent”. Les détails sont toujours à re-imaginer, à re-mettre en place et ils vont se préciser selon la manière dont tout un chacun va vivre sa propre rencontre avec le Christ. Comment donner “une version des faits” sans annuler la richesse de ce qui nous échappe ?

L’évangile annoncé durant la liturgieEntendre le texte de l’évangile lu pendant la liturgie peut être

- devrait être - une expérience inoubliable, extrêmement forte, de notre rencontre avec le Christ aujourd’hui. J’ai eu peut-être cette chance, - si ce n’était une malchance aussi - de n’assister que très tard pour la première fois à une liturgie. J’avais 21 ans, je traversais une période de crise et de doutes et je cherchais une réponse. Je sentais instinctivement le besoin d’aller à l’église mais je n’arrivais jamais à retrouver une église ouverte. A l’époque, je me trouvais en Roumanie, dans une petite ville de province, une toute petite ville de Transylvanie bâtie sur des collines entourées de forêts, avec d’anciennes maisons à l’air allemand, rassurant et chaleureux. Je ne savais pas où trouver une église mais j’ai pensé à repérer les clochers. Il y en avait un, haut et droit, que j’ai découvert s’érigeant au-dessus des toits et je suis partie à sa recherche. Il était visible des petites placettes de la ville mais, dès que j’essayais de m’approcher, il disparaissait derrière les toits des maisons blotties les unes contre les autres au long des

Page 8: Mémoire des passeurs

8

ruelles étroites. J’avais le sentiment de parcourir un labyrinthe, où de temps en temps je retrouvais mon point de repère - le clocher - avant qu’il ne disparaisse de nouveau. Je me suis tout d’un coup retrouvée en face d’une église dont je n’avais même pas soupçonné l’existence. Ce n’était pas celle au clocher que j’avais vu de loin. Mais elle était bien sûr fermée, comme les églises des autres villes que je venais de traverser depuis plusieurs semaines. J’arrivais toujours à la mauvaise heure. J’ai continué mon chemin en passant devant une seconde église, fermée aussi. Et je suis finalement arrivée en face de l’église au clocher, pas vraiment plus grande que les maisons qui l’entouraient (sauf pour le clocher). A l’intérieur, elle paraissait encore plus petite, avec sa voûte couverte de peintures baroques et son mobilier lourd, l’autel doré et chargé de sculptures. L’architecture montrait de loin que c’était une église catholique, l’intérieur le confirmait. Mais la première fois que je suis arrivée, je n’ai sûrement rien remarqué d’autre que la grille fermée qui bloquait l’accès à la nef. Un panneau annonçait l’horaire des messes, les seuls moments où l’église était réellement ouverte. J’ai dû revenir le lendemain à l’aube, la seule messe à laquelle je pouvais participer étant à sept heures du matin. Je me suis mise tout au fond de l’église, ayant peur d’occuper la place de quelqu’un. Je me rappelle que les bancs étaient remplis de petits coussins et, même s’il n’y avait pas beaucoup de personnes à la messe du matin, quelques dames âgées seulement, on avait l’impression que dans cette paroisse lointaine et isolée chacun avait sa place bien précise, ses habitudes toutes faites depuis une vie. Et moi je venais d’ailleurs, n’appartenant pas à ce monde, avec mes questions et mes doutes. J’aurais bien voulu recevoir une réponse, mais je ne savais pas à qui poser mes questions, - j’avais une question bien précise - et tout d’un coup j’ai reçu la réponse. J’entends même maintenant, dix ans après, le texte de l’évangile qui a été lu pendant cette messe. Je n’ai aucune idée du son de la voix du prêtre qui l’a lu, ni de son visage. Tout s’est estompé, effacé, même pas avec le temps, mais tout de suite. C’est le contenu du texte qui comptait, une réponse inespérée et dure à entendre. C’était une réponse à ma question, mais comme toute parole de Jésus dans l’évangile, elle demandait un changement radical de vie, elle traçait des limites et ouvrait une voie sur laquelle il paraissait - et il était - tellement difficile à marcher. Sauf que je n’étais pas seule ! Mais ceci, je l’ai appris avec le temps.

Page 9: Mémoire des passeurs

9

A l’époque, pour la première fois de ma vie, j’ai vécu cette inoubliable expérience : il y a une réponse aux questions qui naissent au plus profond de notre être, et il y a quelqu’un qui attend de nous donner cette réponse. Il attend depuis toujours, il attend seulement que nous venions vers lui et que nous ayons vraiment besoin, profondément besoin, qu’il nous donne la réponse : il nous annonce et nous demande un amour inconditionnel, total, définitif. Dans l’annonce de l’évangile il y avait la réponse à ma question. Le texte racontait une histoire du passé, un dialogue entre Jésus et les juifs, mais la parole de Dieu dépassait ce contexte historique. Elle était une parole dite au présent.

L’évangile méditéCe que j’ai vécu à ce moment je n’aurais eu ni les mots pour

le dire ni la possibilité de vraiment le comprendre, si ce n’est que dans l’évangile lui-même j’ai retrouvé dit, d’une manière essentielle, ce que j’avais vécu. En méditant le texte de l’évangile, je me suis retrouvée dans la rencontre de Jésus avec la Samaritaine et j’aimerais dire : “car Jésus nous rencontre aujourd’hui de la même manière qu’il a rencontré les gens de son temps”. Mais ce que j’ai plutôt ressenti c’est qu’il nous rencontre, nous, à travers ces anciennes rencontres. Il nous rencontre, nous, aujourd’hui, dans ceux qu’il a rencontrés jadis. Ou peut-être, il nous rencontre, nous aussi, dans ceux qu’il a rencontrés. C’est pourquoi nous aussi, nous sommes (nous nous reconnaissons ou nous nous sentons être) Paul, Pierre, Jean, la Samaritaine, l’aveugle né ou un autre parmi ceux qui ont connu Jésus. Et nous nous sentons plus facilement proches de ces personnages sans nom, parce que dans ce manque de nom peut se glisser tout nom (notre nom aussi?). Ce sont eux qui nous ont précédés, qui ont en premier rencontré et reconnu Jésus et ils nous font vivre avec eux leur expérience. A travers celle-ci nous pouvons, à notre tour, rencontrer et reconnaître le Christ. “A travers leur expérience” veut aussi bien dire refaire cette expérience que se rapporter à la leur, ce qui permet vraiment d’identifier et de comprendre ce que nous avons vécu.

Nous refaisons cette expérience dans la mesure où Jésus Christ nous rencontre aujourd’hui d’une manière similaire et sa parole nous rejoint au plus profond de notre vie. Mais en même temps, ce Jésus

Page 10: Mémoire des passeurs

10

de Nazareth, celui qui a vécu en Israël il y a deux mille ans, ce sont seulement “quelques” personnes qui l’ont connu. Elles nous ont transmis leur expérience et, si ce que nous vivons aujourd’hui est vraiment la rencontre avec le Christ, nous ne pouvons le savoir qu’en nous rapportant à ce qu’eux ont vécu et en laissant nous rejoindre les paroles qu’ils ont, eux, entendues.

J’ai découvert, au fil du temps, ces deux manières d’écouter et de recevoir la parole de l’évangile : en premier, c’était la parole directe et immédiate de la liturgie. C’est une parole que, par l’église et dans l’église, Jésus nous adresse toujours dans l’aujourd’hui. En un deuxième temps, par la lecture et la méditation des scènes de l’évangile, j’ai découvert une histoire passée que je ressentais en même temps comme très présente. Cette histoire éclairait le présent et me donnait la compréhension de ce que je vivais.

C’est un superbe mystère que de se sentir appelé de Dieu par son nom, aujourd’hui, et en même temps, se sentir appartenir à cette histoire si lointaine dans le temps et dans l’espace. C’est un mystère que j’ai vécu à travers les exercices spirituels de saint Ignace. J’ai découvert que l’histoire de Jésus, du coup, n’est pas si lointaine que ça, elle nous est toujours contemporaine et nous sommes déjà présents à son déroulement. La distance dans l’espace et le temps ne compte plus, parce que Jésus est là, maintenant, et, d’une certaine manière, nous étions déjà avec lui, en Israël, il y a deux mille ans. Simplement parce qu’Il nous a appelés. Et l’appel de Dieu, même s’il arrive maintenant, est un appel depuis toujours. Dieu nous avait déjà appelés quand Jésus parcourait la Galilée et montait vers Jérusalem.

Et le texte de l’évangile est là : il nous raconte la vie de Jésus, les rencontres avec lui, son appel. Et saint Ignace nous invite à entrer dedans, à revivre au présent ce passé.

Une représentation théâtrale ne peut-elle pas devenir, elle aussi, une manière de traverser l’expérience des témoins de Jésus, en nous faisant plus proches de ce passé, en rendant les spectateurs conscients qu’ils sont, eux aussi, contemporains de cette histoire apparemment lointaine ? C’est une question que je me pose. Il y a beaucoup d’objections à faire. J’essaie de donner une réponse, par une méditation sur la rencontre de la Samaritaine avec Jésus.

Page 11: Mémoire des passeurs

11

La rencontre de la Samaritaine avec Jésus

Je disais que je me suis retrouvée dans la rencontre de la Samaritaine avec Jésus. En méditant cette scène de l’évangile de Jean, en imaginant pratiquement cette scène se représenter dans tous ses détails, suivant les principes des exercices d’Ignace, j’ai pu mieux comprendre ce qui m’était arrivé. Et c’est justement dans les non-dits du texte évangélique que mes propres sentiments se sont glissés, que mon propre imaginaire a complété les détails selon ma propre sensibilité. Ma vie, mon expérience a re-donné vie à la vie de la Samaritaine. Mais ce que j’avais vécu éclairait-il en quelque sorte le texte de l’évangile ? Ou était-ce seulement l’évangile qui me donnait à comprendre où j’en étais moi-même ?

La représentation des scènes évangéliques dans les exercices de saint Ignace n’est pas un but en soi, elle est simplement un moyen à dépasser, comme on me la bien fait remarquer. Une étape, toujours à parcourir de nouveau, jamais à refaire à l’identique, pour nous faire comprendre où nous en sommes dans notre relation à Jésus. Tous les détails sont importants : ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on ressent. On traverse tout un parcours sensible pour faire resurgir les sentiments cachés au plus profond de notre âme, pour les comprendre, pour finalement les remettre et nous remettre entièrement au Christ. Et ce qu’était le moyen, on le laisse tomber, on le dépasse, on l’oublie pour reprendre une autre fois la même voie comme pour la première fois, une nouvelle fois.

J’ai donc commencé à être habitée par l’idée d’une représentation théâtrale de l’évangile de Jean, ayant fait l’expérience de l’imaginaire “représentation” de la rencontre de la Samaritaine avec Jésus. Quand quelque chose de merveilleux nous arrive dans la vie, on voudrait le crier sur les toits, on aimerait le dire à tout le monde. Et en même temps, on ne peut pas commencer aujourd’hui à raconter une rencontre avec Jésus sauf en le disant avec les mots et par les récits mêmes de l’évangile. La rencontre de la Samaritaine avec Jésus avait éclairé mon expérience, et si je la raconte, je dirai sûrement quelque chose sur comment Jésus m’a rencontré. Quelque chose d’essentiel qui n’a rien à voir avec les détails: pour moi, ce n’était ni à la sixième heure, ni près d’un puits, mais c’était sûrement à l’heure d’une immense solitude quand un sentiment douloureux d’insignifiance et d’inutilité m’envahissait. Je me sentais, peut-être

Page 12: Mémoire des passeurs

12

comme la Samaritaine, quelqu’un indigne de se voir adresser la parole et qui, tout d’un coup, est pris fondamentalement au sérieux.

Mais qu’est ce que raconte l’évangile ? Quelles sont les images que le texte évoque ?

C’est à la sixième heure de la journée que la Samaritaine est venue au puits et qu’elle a rencontré Jésus. La sixième heure - un détail que l’évangéliste nous donne et ce détail porte en lui tout un monde. Si on essaye de se mettre dans cette situation, de sentir la chaleur de la journée qui pèse sur les épaules, l’éclat de la lumière du soleil qui blesse les yeux, si on essaye de sentir dans les narines et dans la bouche le goût de la poussière sur le chemin, alors on commence à percevoir tout le poids de la fatigue et toute la solitude de la marche que la samaritaine a du ressentir en allant au puits à cette heure de la journée. Mais justement, pourquoi à cette heure ? Pourquoi vient-elle chercher l’eau ici et maintenant ? Et finalement, où est-il, ce puits ? Et de quoi a-t-il l’air ?

L’évangile donne quelques précisions : (Jésus) arrive donc à une ville de Samarie appelée Sichar, près de la terre que Jacob avait donnée à son fils Joseph. Là se trouvait le puits de Jacob (Jean 4,5). Aujourd’hui ce puits se trouve dans l’enceinte d’un monastère orthodoxe et les pèlerins viennent vénérer le lieu où la Samaritaine a rencontré Jésus. C’est un puits profond d’une quarantaine de mètres, souvent tari quand l’hiver est sec “mais d’ordinaire le niveau de l’eau est à quelque vingt-cinq mètres: il faut non seulement un seau, comme le rappelle la samaritaine (Jn 4,11), mais aussi une corde pour puiser l’eau.”1 C’est une tâche non seulement difficile, mais qui paraît être inutile, le village de l’ancienne Sichem, actuellement Tell Balata, ayant une autre source, d’accès facile, qui l’approvisionne en eau. Bruce Schein évoque les lieux dans son livre “Sur les routes de la Palestine avec l’évangile de Jean” et se pose la question, pensant à la samaritaine : “Pourquoi venir si loin et prendre la peine de puiser à un puits, au lieu de poser simplement sa jarre sous le flot de la source parfaitement accessible du village ?”2

Pourquoi alors cette femme vient-elle puiser de l’eau à ce puits ? L’évangile lui-même nous donne une réponse : elle est une “prostituée”. Elle va reconnaître ne pas avoir de mari, et Jésus va lui faire remarquer qu’elle a bien répondu, car elle on a eu cinq, sauf 1 Hugues Cousin, Le puits de Jacob, Le Monde de la Bible 53, p. 19.2 Bruce Schein, Sur les routes de la Palestine avec l’Évangile de Jean, Ed. du Cerf, 1983,

p. 68.

Page 13: Mémoire des passeurs

13

qu’aucun n’était vraiment son mari (Jn 4, 17-18). Mais, on n’en est pas encore là. Il ne nous est pas dit dès les premiers versets quel est le statut social de cette femme, ni qui elle est, ni ce qu’elle fait. Et en même temps, tout est déjà annoncé dans le fait qu’elle vient puiser l’eau loin du village, loin de la foule, en pleine journée. Ce choix du puits placé à l’écart témoigne de son propre statut de femme écartée de la communauté. On découvre qui elle est, même si on n’apprend pas son identité. Sa présence au puits à la sixième heure évoque toute sa solitude, tout son isolement. Depuis quand a-t-elle choisi de venir là ? Est-ce qu’elle a eu des conflits avec les femmes ou les hommes du village allant à l’autre puits ? Rien ne nous est dit. Elle vient simplement là, loin de la foule, loin des gens. Peut-être depuis longtemps. Cette marche dans la chaleur de la journée est devenue probablement une habitude, l’effort de puiser de l’eau - un fait accepté depuis longtemps. Mais il y a des moments où la solitude peut peser lourd, très lourd. On accepte un grand fardeau et puis un rien du tout s’ajoute et fait déborder l’âme de toute son amertume.

Et ce jour-ci, il y a un changement : il y a un étranger, un juif, qui est assis là, près du puits, en attendant. Et ce jour-ci, cette femme samaritaine a dû se sentir encore plus seule et plus inutile que jamais : elle vient là, loin du village, pour ne pas sentir peser sur elle les regards dédaigneux des gens et elle se retrouve en face d’un homme juif pour lequel elle ne doit compter pour rien: les juifs n’ont pas de relations avec les samaritains (cf. Jn 4,9). Il fait chaud, il fait très chaud. Elle va avoir du mal à puiser l’eau du puits profond. Lui, il est fatigué. Elle a dû le remarquer tout de suite. Il a peut-être soif et il n’a pas de seau pour puiser l’eau. Cela aussi, elle l’a remarqué, elle le dira tout à l’heure. Mais elle ne peut pas lui offrir de l’eau et lui, il ne va sûrement pas le lui demander. Elle va puiser de l’eau et elle va s’en aller. Ce juif va faire comme si elle n’existait pas. Il ne va pas l’aider, elle ne va pas l’aider. C’est comme si l’un n’existait pas pour l’autre. C’était dans leur culture, dans leur tradition, dans ce que devenait la conviction de tout un chacun. Il peut bien être fatigué, il peut bien avoir soif, il ne va sûrement pas lui adresser la parole. Lui, il est juif, elle n’est qu’une femme samaritaine. Ce sont les pensées qui doivent lui traverser l’esprit en s’approchant du puits, en puisant l’eau. C’est ce qu’elle doit penser, c’est ce qu’elle va dire en premier : comment un juif peut-il lui demander de l’eau ? (cf. Jean 4,9)

Page 14: Mémoire des passeurs

14 Anca Androne - La samaritaine Photo: Tudor Predescu

Page 15: Mémoire des passeurs

15

Mais pourquoi avoir de telles pensées ? En quoi est-elle concernée par cet étranger qui sûrement ne la remarquera même pas ? Peut-être parce qu’elle se sent tout d’un coup là, sans l’être vraiment : parce qu’elle n’est là pour personne. Ni là, ni ailleurs. Elle est simplement de passage, comme le sont aussi les hommes de sa vie. Et on peut vraiment sentir qu’on n’existe pas, que la vie n’a pas de sens quand il n’y a personne pour qui on vit, pour qui on existe. Le sentiment de solitude doit brusquement la brûler comme un fer rouge. Une solitude et une inutilité beaucoup plus dures à vivre, ressenties en présence de quelqu’un. Venir seule puiser de l’eau à ce puits loin du village, c’était dur mais c’était encore vivable. Venir seule pour puiser de l’eau seule en présence de quelqu’un - aux yeux de qui on croit ne pas exister -, c’est invivable.

Y a-t-il une chance de voir se casser les barrières qui séparent les gens ? Une chance de dépasser les préjugés ? Y a-t-il une chance pour qu’on ne passe pas à l’infini, l’un à côté de l’autre, sans se voir, sans se parler, sans exister l’un pour l’autre ? Elle est là, toute seule, réellement seule, à faire remonter le seau plein d’eau pour remplir sa jarre. Il est lourd, très lourd, d’autant que le puits est profond. Vingt-cinq mètres c’est vraiment profond, il faut longtemps pour faire remonter le seau. Une longue durée à se sentir seule, totalement seule, totalement isolée, totalement inutile. Et puis cet homme lui adresse la parole. Mais quand ? Combien de temps s’est-il passé depuis qu’elle est là ? L’évangéliste ne nous le dit pas.

Jésus, fatigué par la marche, se tenait donc assis près du puits. C’était environ la sixième heure. Une femme de Samarie vient pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : Donne-moi à boire. (Jean 4,6-7)

Quand cette demande intervient-elle ? Tout au début, dès que la femme arrive ? Si Jésus n’était qu’un homme assoiffé qui attend près d’un puits sans pouvoir boire, sauf si quelqu’un vient avec un seau pour puiser de l’eau, il aurait sûrement posé la question dès l’arivée de la femme. Le contexte semble bien différent. Jésus a probablement soif, mais il demande l’eau au moment où c’est le plus important pour la femme qu’il le fasse. A-t-elle eu l’intention de lui proposer de l’eau ? A-t-elle esquissé un geste et puis elle a renoncé ? Donne-t-elle l’impression d’être sûre d’elle-même ou se sent-elle trop mal à l’aise? Etait-elle plus fatiguée, plus maladroite que d’habitude ou agissait-elle avec l’habileté quotidienne ? Tout ce que la femme a pu ressentir et tout ce qu’elle va dire ensuite, est déjà là dans ses gestes, dans la manière de puiser l’eau au puits. Et tout cela est à

Page 16: Mémoire des passeurs

16

redécouvrir en se mettant dans la même situation intérieurement. Et tout cela peut être transmis sans mots, sans commentaire, répétant ces gestes habités par toutes ses pensées et sentiments quand on recrée la situation dans une représentation théâtrale.

Jésus a dû demander à boire à la samaritaine au moment où le silence n’était plus tolérable, où elle avait besoin, vraiment besoin, profondément besoin qu’il lui demande de l’aide. C’est peut-être dur à penser, mais il a dû laisser passer du temps jusqu’à ce que le silence devienne une plaie ouverte qui traverse l’âme, que sa blessure soit consciente et évidente et que la parole qui arrive ensuite soit vraiment perçue comme un don et comme la chance de guérir cette intolérable solitude. Ce n’est pas dans le texte. Il n’y a pas de durée marquée entre un verset et l’autre. Mais dans une représentation théâtrale cette durée va être perçue car les paroles sont prononcées dans la vie. La vie qu’elle porte en elle va apparaître et cette vie va à son tour porter les paroles.

Et la femme samaritaine lui dit : “Comment toi qui es juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine ?” (Jean 4,9). Elle dit ces mots, ce sont ses premiers mots et on peut les faire habiter par tant des sentiments différents : elle peut être simplement surprise, elle peut être contrariée ou même remplie de dédain pour ce juif qui ayant tellement soif ne tient plus compte ni des coutumes, ni de sa foi. Si sa requête arrive trop tard, elle peut ressentir même de la haine. Mais on n’a pas besoin de faire habiter ses mots par des attitudes ou des affects de circonstances. Non, ils sont dits tout simplement et le fait même qu’ils soient dits est porteur d’un immense poids. Il n’y a ni mépris, ni surprise, ni dédain, ni joie. Ces mots me donnent l’impression des piliers des cathédrales gothiques. De même que les piliers portent tout le poids, toute la pesanteur des pierres hautes, dans ces mots se décharge le poids de la douleur et de la solitude de cette femme. Elle devait les dire sinon elle se serait écroulée. Sa question n’est pas une question de circonstance qui peut, selon le cas, s’habiller différemment. Est essentiel le fait même de la formuler et de la poser. Et cette question échappe à la femme sans qu’elle puisse s’empêcher de la prononcer. Elle n’était rien et elle commence à exister parce que Jésus lui a adressé la parole pour lui donner la parole. Et elle se livre entièrement dans ces mots, c’est l’attente d’une vie entière, l’attente de se voir finalement prise en compte et d’exister pour quelqu’un, qu’elle exprime là. Elle n’était jamais rien pour personne et tout d’un coup, elle se voit prise en compte et remarquée par un juif, quelqu’un qui n’aurait jamais dû lui

Page 17: Mémoire des passeurs

17

adresser la parole. Elle laisse échapper toute l’amertume qui habite son âme. La plaie qu’elle n’osait jamais laisser paraître devient tout d’un coup visible. Maintenant Jésus peut continuer à lui parler, en donnant la réponse à cette attente même, a sa question existentielle.

Jésus lui répondit : Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné de l’eau vive. Elle lui dit: Seigneur, tu n’as rien pour puiser et le puits est profond. D’où l’as tu donc, cette eau vive ? (Jean 4,10-11) La réponse de la femme nous fait brusquement sortir de ce registre existentiel, sérieux, fondamental. Jésus lui parle de Dieu, la femme lui parle du seau pour puiser l’eau. N’a-t-elle vraiment pas compris ce qu’il dit ? Ou tout simplement se méfie-t-elle ? Elle recrée une distance, elle repose des barrières. Tout le dialogue entre la samaritaine et Jésus me semble se jouer entre ces moments de dévoilement de l’âme et de remise à distance, un parcours difficile et nécessaire jusqu’à la reconnaissance par la samaritaine de celui qui est le Messie.

A partir de là, je ne voudrais plus continuer à analyser dans le détail la rencontre de Jésus avec la samaritaine. Le propos de mon introduction est bien d’éclaircir la question de savoir si une re-présentation théâtrale peut ou non apporter une lumière nouvelle à la compréhension de l’évangile. Comme point de départ, il va falloir méditer le texte, essayer d’imaginer le lieu, le moment du jour, les gestes et les attitudes des personnes, ce qu’elles pensent, ce qu’elles disent, comment elles le disent. Et puis le représenter. Traverser intérieurement tout ce que je viens de décrire plus haut, pour que cela transparaisse dans les gestes, dans les silences, dans les paroles. Cela est similaire aux exercices spirituels d’Ignace mais paraît devenir un but en soi, non seulement un moyen. Si les exercices sont là pour mieux nous faire comprendre notre relation à Christ, une représentation théâtrale semble nous donner une “version de l’histoire”, de la façon dont les choses se sont déroulées.

Comment une représentation théâtrale pourrait-elle rester simplement un moyen ? Et un moyen dans quel but ? Je reprends la réflexion sur la rencontre de la samaritaine avec Jésus. Il y avait dans ma manière de lire cette scène une part d’analyse objective du texte évangélique et une autre part, sûrement grande, qui tient de mon expérience personnelle. La samaritaine est objectivement une femme qui se tient à l’écart de sa propre communauté, n’ayant

Page 18: Mémoire des passeurs

18

pas de mari et ayant vécu avec cinq hommes. Elle se retrouve près du puits de Jacob en présence d’un étranger, un juif, et sa demande de lui donner à boire la surprend, pour le moins qu’on puisse dire. Mais la conviction qu’il y a une grande durée entre le moment où la samaritaine arrive au puits et le moment où Jésus lui adresse la parole, un long moment qui la fait s’ébranler et s’effondrer en elle-même, provient en grande partie de ma propre expérience. Il y a une part d’objectivité : le puits est vraiment profond et difficile d’accès. Puiser de l’eau ici doit prendre du temps. N’empêche que cette impression d’attente, de durée, vient de ma propre quête de l’église, pas tout de suite retrouvée, pas immédiatement trouvée ouverte. C’est la manière dont j’ai reçu la parole de l’évangile pour la première fois qui me crée l’impression que la parole de Jésus est retardée pour mieux être perçue et reçue. Ce que j’ai vécu me fait aussi ressentir les premières paroles de la samaritaine comme une délivrance, comme la fin d’une longue attente.

Quand j’ai commencé à décrire le déroulement de cette scène et comment elle pourrait être représentée, ma propre expérience se cachait derrière tous les choix faits. Mais je crois que le témoignage de ma propre expérience ne contredit pas le sens du texte. Elle apporte des nuances, certes, et ces nuances peuvent être différentes si une autre personne médite ce même texte. Dans le stade final d’une représentation théâtrale, ma propre expérience risque peut-être de s’effacer et s’estomper derrière l’expérience de l’acteur qui va raconter l’un ou l’autre des passages. Car je ne pourrai jamais demander à un acteur de passer par “mon” expérience pour raconter le texte à “ma” manière. Il doit se laisser lui-même traverser par l’histoire, il doit laisser résonner en lui la parole de l’évangile et faire ses propres choix dans l’expression des gestes ou des attitudes. Une représentation théâtrale va finalement être le fruit d’un travail de groupe, où l’expérience de chacun doit contribuer à enrichir la compréhension du texte évangélique tout en le laissant ouvert à l’expérience d’autrui. Le témoignage de l’évangile va être complété par le témoignage des acteurs, sans que ces deux témoignages se confondent. (Cela peut poser le problème de la foi de l’acteur. Il ne parle pas vraiment d’un autre, il parle beaucoup de lui dans une représentation qui emprunte le chemin de traverser en premier le texte en le méditant intérieurement). C’est surtout le souci de ne pas limiter l’écoute de la parole de Dieu à une seule manière de

Page 19: Mémoire des passeurs

19

l’interpréter qui me préoccupe. Le théâtre est concret, les détails doivent être précisés. Si les exercices spirituels d’Ignace, en nous faisant traverser les événements de la vie de Jésus de Nazareth, sont un moyen de nous rendre plus conscients de la présence du Christ dans notre vie, une représentation théâtrale risque de figer cette expérience dans “une version des faits passés”. Cela tuerait la richesse de tout ce que l’évangile laisse non-dit et qui le rend tellement présent. Au tout début, je me posais la question: comment préserver la part de mystère et d’indicible que le texte de l’évangile garde toujours ? La solution que je vois est justement de ne pas faire une “représentation des faits”, mais de garder une certaine distance vis-à-vis de l’histoire.

Je trouve extrêmement important de re-créer certaines scènes avec une grande précision de détails, de les traverser comme si elles se déroulaient à l’instant, tout en gardant les formules narratives au passé : ce parcours peut bien rendre l’émotion de la rencontre avec le Christ. Nombre de scènes de l’évangile de Jean tournent autour de la re-connaissance du Messie par ceux qui le rencontrent. Aristote, dans sa Poétique, parlait du grand impact des scènes de reconnaissance au théâtre. Les acteurs peuvent nous faire découvrir toute la richesse de la vie qui se cache entre les mots, ils peuvent faire habiter de leur propre émotion la rencontre du Christ. Mais cela doit rester un exercice de mémoire. C’est comme si en traversant une grande épreuve on se souvenait d’un moment de joie, d’une éblouissante rencontre qui nous a donné l’espoir et le courage de vivre. On a besoin de se souvenir, on a besoin de revivre de tels instants. Mais ce qui est beau dans une telle démarche, c’est que le passé est enrichi par l’expérience du présent. Le présent nous fait déchiffrer le passé qui est resté incompréhensible au moment même du déroulement des faits. Le passé, à son tour, illumine notre présent, lui donne un sens et nous donne une raison de vivre.

Distance entre l’imagine théatrâle et l’image historique Il y a des moments où l’intelligence des paroles ou des gestes

posés par Jésus ne se révèle vraiment qu’à distance de l’événement. Il est peut-être important de laisser parfois éclater le discours de Jésus en paroles que d’autres prononcent comme s’ils ne découvraient le

Page 20: Mémoire des passeurs

20

sens que maintenant, longtemps après qu’elles aient été prononcées. L’image théâtrale peut devenir un merveilleux moyen de créer des ponts dans le temps, de faire coexister des moments différents de la narration qui s’annoncent et s’éclairent mutuellement. On peut créer un moment théâtral qui développe un texte court, mais important.

Je pense au discours de Jésus sur la lumière de la vie au chapitre 8. “De nouveau Jésus leur adressa la parole et leur dit: Je suis la lumière de monde. Qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres mais aura la lumière de la vie” (Jean 8, 12)

C’est un texte qui nous reste dans l’oreille. Il est tellement important qu’il s’imprime dans la mémoire, créant l’impression qu’il est beaucoup plus développé, mais en fait, il est très court. C’est une affirmation forte qui nous marque. Mais quelle est cette lumière du monde qu’on est appelé à suivre? Certes, c’est une affirmation qui commence par “Ego eimi”, ce qui nous renvoie au seul Dieu qui est “celui qui est” de l’Exode. Elle nous renvoie au prologue de l’évangile de Jean, où il est dit que le Verbe, qui est Dieu, est la lumière véritable qui éclaire tout homme.

“Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu.Il était au commencement avec Dieu.Tout fut par lui sans lui rien ne fut.Ce qui fut en lui était la vie et la vie était la lumière des hommeset la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie.Le Verbe était la lumière véritable qui éclaire tout homme.” (Jean 1,1-5.9)Mais la force des paroles de Jésus au chapitre 8 ne réside pas

immédiatement dans leurs résonances. Elle est admirablement portée par l’image que l’évangile nous donne du moment où Jésus les a prononcées. L’image de la lumière du soleil qui inonde le temple à l’aube, après une nuit de fête de Succoth, crée un cadre magnifique et éblouissant. C’est l’image que nous donne le texte et que nous pouvons recréer dans notre imagination. Mais peut-elle devenir une image théâtrale qui nous parle réellement ? Quel est le sens des paroles de Jésus et quelle image théâtrale pourrait le mieux les porter ?

Pour découvrir le sens, on va replonger dans l’histoire et re-créer, au moins dans l’imagination, le contexte. Le moment où Jésus prononce ces paroles – affirmant son identité à la lumière de

Page 21: Mémoire des passeurs

21

la vie – est bien situé temporairement. C’est juste après la scène de la femme adultère qui se passe à l’aube, dans le Temple. On peut bien supposer que le cadre est proche de celui décrit par Bruce Schein : “Le soleil inonde le mont des Oliviers de ses rayons et fait de la façade du sanctuaire, couverte d’argent et d’or, un tel foyer de lumière qu’il faut s’en abriter les yeux.”3 Dans ce contexte éblouissant, où la lumière du soleil qui apparaît dissipe les ténèbres de la nuit, Jésus affirme être lui-même la lumière véritable, celle dont on comprend qu’elle est d’avant toute création, “antérieure au soleil, à la lune, à cet édifice qui reflète la lumière. Il est l’illumination signifiée par les nuits de Succoth et qui apporte la lumière dans un monde enténébré.”4 Ce n’est pas seulement à l’aube que cette parole est prononcée, mais elle l’est pendant la fête de Succoth, la fête des tentes. Cette fête commémore la traversée du désert, où Israël a pu, mieux que jamais, expérimenter l’amour de Dieu. Lui seul l’a guidé, lui seul a pris soin de son peuple et l’a fait parvenir au pays qu’Il lui a donné. Mais, en faisant mémoire du passé, cette fête est aussi tournée vers l’avenir, vers l’arrivée du Messie, du roi tant attendu qui doit sauver Israël, à nouveau esclave. Le rite de la lumière est, pendant la fête de Succoth, un signe qui fait mémoire de l’action salvatrice de Dieu et annonce sa présence pour toujours parmi son peuple. C’est le souvenir de la sortie d’Egypte, quand “Yahvé marchait avec eux, le jour dans une colonne de nuée pour leur indiquer la route, et la nuit dans une colonne de feu pour les éclairer” (Ex 13,21). Et la lumière est restée dans la mémoire d’Israël, liée à Dieu et à son action de salut. Le fidèle loue cette lumière dans les psaumes: “Yahvé est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je crainte?” (Ps 27,1) La loi elle-même, don de Dieu, est “une lampe sur mes pas, ta parole, une lumière sur ma route” (Ps 119,105). Quand l’ennemi l’accable, et le salut semble loin, le fidèle prie Dieu: “Envoie ta lumière et ta vérité: elles me guideront, me mèneront jusqu’à la montagne sainte, jusqu’en tes Demeures” (Ps 43,3). C’est en Dieu qu’Israël met sa confiance, c’est sa lumière qu’il attend. Et il célèbre cela pendant la fête de Succoth.

“Chaque nuit, pendant la fête, on dresse quatre énormes estrades à chaque coin du Parvis des femmes. On y place d’énormes vases 3 Bruce Schein, Sur les routes de la Palestine avec l’évangile de Jean, Ed. du

Cerf, 1983, p. 113.4 Idem, ibidem

Page 22: Mémoire des passeurs

22

d’huiles remplis d’huile d’olive. On y trempe des milliers de mèches faites avec les vieux sous-vêtements des prêtres. Chaque nuit, quand la foule se fait dense, on y met le feu. Cela produit tant de lumière sur le Parvis que la nuit semble faire place au jour. La lumière de Jérusalem est en fait si forte qu’on la voit des villages d’alentour. C’est là le signe qu’au dernier Succoth la nuit et les ténèbres disparaîtront de ce monde. Seule demeurera la lumière qui avait été créée la première.”5

Ce contexte n’est plus jamais à répéter. On peut créer l’illusion de le rendre présent dans un film, mais jamais dans une représentation théâtrale. On s’imagine bien la fête de Succoth en pleine nuit, le feu immense des candélabres dans la cour des femmes, un feu qui embrase le ciel et qui illumine tout, qui chauffe fort et près duquel on se sent bien. C’est une lumière qui luit de loin dans cette nuit qui encercle tout dans son mystère et son silence. Tout est caché, tout se tait, seulement là, dans la cour du temple il y a la fête, il y a une foule qui célèbre Dieu, pleine de joie.

On a dans ses propres souvenirs la mémoire des fêtes de nuit autour des feux. Il n’y a rien de plus mystérieux et qui crée des liens plus forts entre ceux qui y participent, car ce feu et cette lumière unifient les participants en leur donnant un refuge contre tout ce qui est menaçant et terrifiant, contre tout un monde qui les entoure dans le silence de la nuit. Ce feu encercle ceux qui sont là, il les rassemble autour de lui par sa lumière et sa chaleur, il les unifie en les séparant d’un monde qui reste dehors, enténébré. Ce sentiment ne peut être que plus fort et plus intense quand il se place dans ce contexte de souvenir et d’attente de Dieu, de son action protectrice et salutaire. L’histoire qui est racontée autour du feu des candélabres pendant la fête de Succoth, c’est l’histoire de Dieu avec son peuple, une histoire qui aide ces hommes - ceux qui unis autour de ce feu forment une seule communauté - à traverser la nuit, à affronter tous les dangers et tous les ennemis qui les guettent dehors. C’est la lumière de Dieu qui les protège, et autour de cet immense feu ils se sentent déjà arrivés au terme de leur errance, arrivés dans son refuge. La fête cesse à l’aube, le feu s’éteint peu à peu, il y a un temps où la lumière du jour lutte encore, timide et diffuse, avec les ténèbres. La nuit est encore là, on ne voit clairement ni les choses, ni les gens. Tous paraissent des ombres gris bleuâtre sur un fond de brume. Et, en ce moment de silence et d’incertitude, Jésus commence à enseigner de 5 Idem, ibidem, p.112

Page 23: Mémoire des passeurs

23

nouveau. (C’est à ce moment là que les juifs ont probablement fait venir la femme adultère en face de Jésus). On s’imagine la lumière devenant de plus en plus claire, les couleurs passent des tons pâles et indécis aux nuances fortes de rouge et de doré qui annoncent le lever du soleil. Et puis la lumière est là, tout d’un coup, resplendissante et éblouissante. Le soleil se lève.

Est-ce à ce moment là que Jésus prononce ces paroles: “Je suis la lumière du monde”? C’est dans un tel contexte que l’évangile paraît les situer. Et on s’imagine bien la création tout entière appuyant l’affirmation du maître même de la Création. Le feu de la nuit n’est qu’une pâle annonce de la lumière de Dieu : et la lumière de Dieu est là. Les rayons du soleil inondent le temple et mettent en lumière celui qui est la Lumière, celui qui est le vrai temple. Celui que les hommes n’ont pas reconnu au milieu de la nuit, celui qu’ils annoncent avec leur pâle feu de candélabres est déjà là, reconnu et célébré par la création entière. Tout le contexte qu’on peut recréer en imaginant la scène racontée par l’évangile est une scène de gloire et d’éblouissement. Comment le refaire?

On doit toujours être conscient que cette gloire n’est devenue évidente pour les disciples qui racontent la scène que bien après la mort et la résurrection de Jésus. Quelqu’un a-t-il compris ses paroles au moment où il les a prononcées ? La réaction des juifs paraît véritablement hostile. Jésus leur a paru probablement au moins ridicule, sinon réellement blasphématoire. Imaginons un acteur aujourd’hui disant ces paroles, même à l’aube, même près du temple de Jérusalem, essayant de faire revivre la scène où Jésus les a prononcées. Il n’y serait rien. Personne ne peut redire ses paroles, et si on essaye de recréer la scène à l’identique, on n’entendra toujours pas leur réelle signification. Ni le contexte de la fête de Succoth, ni la création tout entière, reconnaissant le Seigneur, n’ont pu le montrer, à ce moment là, comme étant la lumière véritable. Lui, il l’a affirmé, il s’est montré: personne ne l’a reconnu. Les disciples vont se souvenir de ses paroles et ils vont comprendre leur signification. Mais plus tard. Ils comprendront lorsque sur la croix la lumière aura resplendi sur le monde. Le soleil s’est caché et il a fait nuit sur la terre quand le Seigneur est mort, nous raconte en termes apocalyptiques l’évangile selon Matthieu. Pour l’évangile de Jean, c’est dans la nuit du monde qu’a lui la lumière. Et c’est sur la croix qu’a resplendi la gloire. (cf Jean 3,4)

Page 24: Mémoire des passeurs

24

Il est important que Jésus ait dit ces paroles dans le contexte de la fête de Succoth. Dans une représentation théâtrale j’aimerais suggérer la grandeur de cette fête, qui en même temps est relativisée par ce qui est advenu en Jésus. Il y a une attente à laquelle on est invité à participer dans notre imagination et j’aimerais inviter les spectateurs à entrer par leur imagination dans cette ancienne fête de Succoth en la recréant en miniature. On peut voir le temple, la montagne qui l’entoure remplie de tentes. Tout est noir. Il n’y a aucune autre lumière que les feux du temple et les tentes illuminées qui brillent comme des petites étoiles éparpillées sur la terre. Tout est là. Quels étaient les chants anciens? Des psaumes sûrement, par lesquels Israël louait son Dieu et proclamait son salut. J’aimerais recréer un moment de cette fête, par des chants qui entourent dans la nuit cette seule lumière, ce temple en miniature. Puis les événements vont suivre leur cours.

Il y a la scène de la femme adultère. C’est dans la lumière incertaine de l’aube : il ne fait pas tout à fait nuit, pas tout à fait clair non plus. Et cette scène finie, il n’y a pas la lumière éblouissante du soleil qui inonde le monde/la scène. Il fait même un peu plus sombre qu’avant parce que les feux se sont peu à peu éteints. Il n’en reste que quelques-uns uns qui scintillent à peine. Mais tout d’un coup, sans qu’on se rende compte, une croix s’illumine d’une lumière discrète, tout au fond de l’espace, distante et présente à la fois. Elle doit ressembler à la croix pascale qui se dévoile le Vendredi Saint. Quelqu’un évoque les paroles que le Christ avait prononcées: il les annonce tout simplement. Il les laisse résonner dans le silence. Et puis d’autres acteurs-narrateurs reprennent ces paroles, ils les reprennent pour les comprendre, pour entrer dans leur invitation: ceux qui me suivent auront la lumière de la vie. C’est comme un chœur discret et persistant. Les paroles de Jésus résonnent encore; sont-elles vraiment comprises ?

Les acteurs se transforment en un chœur de témoins. En se souvenant des paroles de Jésus, ils comprennent leur signification. Une voix va casser l’unité, la voix qui s’oppose. Et la narration reprend son cours, en se dévoilant comme ce qu’elle est réellement : un procès. C’est le procès entre Dieu et l’homme, où le témoignage de ceux qui ont suivi Jésus se poursuit jusque dans le présent.

Finalement, on n’a plus suggéré cette fête dans le spectacle. Mais la représentation théâtrale a commencé comme une celebration de cette attente. L’hymne qui ouvre l’Evangile, l’hymne à la Parole et à la lumière a été chanté et puis dit par tous les participants comme une prière, une parole du souvenir et, en même temps, comme un appel, dit à l’ombre et à la lumière de la croix.

Page 25: Mémoire des passeurs

25

Au bout de la terre Photo: Florin Costache www.florincostache.com

Page 26: Mémoire des passeurs

26

Une première conclusionCe sont là quelques idées, des points de départ vers une

représentation théâtrale de la première partie de l’évangile selon Jean. Il y a encore un long parcours à faire avant de trouver une forme concrète, avant de choisir une situation théâtrale véridique.

Dans les onze premiers chapitres de l’évangile selon Jean, c’est surtout l’histoire de la rencontre avec Jésus qui est dite. On est invité là à faire le choix entre l’accueil et le rejet du Christ. Cette histoire n’est pas fermée sur le passé: elle nous traverse et nous pouvons nous reconnaître en elle. Cette histoire est celle qui nous constitue et à laquelle nous appartenons aussi : d’une manière merveilleuse, ce passé continue à vivre en nous. L’acteur n’a pas à “jouer” un personnage du passé. Il va essayer de le traverser, ce passé, pour mieux le découvrir en lui-même, pour devenir lui-même plus présent au Christ. Au bout de cette expérience, Constantin Cojocaru disait: „Pour moi, ce n’était pas un spectacle. C’était une manière de revivre, en mon âme, l’Evangile selon Jean”.

La “représentation” devait rendre témoignage de cette rencontre avec Lui. Il va laisser passer la parole de l’évangile, à travers sa voix, à travers son corps, à travers sa sensibilité et sa vie. Il va transmettre la parole de l’évangile non pas en faisant passer un livre d’une main à l’autre, mais en étant témoin, en continuité avec les témoins de la vie de Jésus, du Christ vivant.

Dès le début, je conçevais une représentation théâtrale de l’évangile comme gardant en permanence l’aspect du “double” récit ou plutôt du double témoignage : le témoignage des témoins de Jésus et celui des acteurs, deux témoignages superposés et en continuité l’un avec l’autre. A travers le témoignage des contemporains de Jésus, contenu dans l’évangile, se fait le témoignage de l’expérience du Christ rencontré par les fidèles aujourd’hui. Il n’y a pas de passé re-vécu. En faisant mémoire du passé on arrive à mieux comprendre autant ce qui est advenu que ce qui nous advient. Raconter l’histoire de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus est la seule manière dont on peut parler de Dieu, mais on ne peut pas la revivre. Et il advint, il y a deux mille ans, en Israël, un homme : Jésus de Nazareth. On ne peut pas restituer cette histoire «à l’identique». Ni même dans un jeu. Même pour l’évangéliste, le but n’était pas de faire une chronique de la vie du Christ. L’évangile selon Jean, par rapport aux autres évangiles, laisse apparaître deux temps du récit : le temps de la vie de Jésus et le temps de la communauté qui raconte.

Page 27: Mémoire des passeurs

27

Je voulais bien trouver le moyen de glisser les acteurs dans la peau des premiers témoins du Christ. Ils se souviennent. Mais qui sont ceux qui racontent ? Dans quel contexte se situent-ils ? Quel rôle joue la mémoire dans l’évangile selon Jean ? Des questions importantes auxquelles je vais essayer de répondre dans les chapitres de ce mémoire, soutenu en 2002 à l’Institut Catholique de Paris sous la direction du professeur Yves Marie Blanchard. Dans le dernier chapitre je présenterai une possible manière de représenter la première partie de l’évangile selon Jean.

Le projet a été mis en oeuvre durant l’année 2003, sous la direction de l’Association Théâtrale de Roumanie, en collaboration avec l’Association Catholique Mondiale pour la Communication - SIGNIS et l’Association Orion, de France. Le principal soutien est venu de la part de la Commission Européenne, par le programme Culture 2000, et de la part du Gouvernement Roumain.

Je voudrais remercier l’équipe, aux acteurs et à mon ancien professeur, Dragos Galgotiu – care a signé, avec moi, la mise en scène du spectacle – pour avoir été à mes cotés en m’aidant à transformer un rêve en réalité. Beaucoup de personnes nous ont aidé au long du chemin et cet à tous qu’on doit de la reconnaissance pour avoir arrivé au but et depassé des moments difficiles. Notre équipe était de 20 personnes et nous avons marché sur le chemin de Compostelle ou, dans différents endroits on a donné plus de 30 représentations avec La mémoire des passeurs. Ensemble on est arrivé au Cap Finisterre, au bout de la terre, en Espagne.

Page 28: Mémoire des passeurs

28

A l’ombre et a la lumiere de la croix

Photo: Tudor Predescu

Page 29: Mémoire des passeurs

29

Chapitre premier

La mémoire des passeursJ’ai travaillé pendant un an sur mon projet. Mon point de

départ a été l’importance du souvenir, l’importance de garder la mémoire d’une éblouissante rencontre. Mais aussi l’importance d’interpréter les faits du passé et du présent à la lumière de l’événement de la croix. Dans mon introduction, j’ai choisi de parler de la rencontre avec la samaritaine et de la fête de Succoth, quand Jésus affirme qu’il est la lumière du monde. Je posais ainsi les «principes» de ma recherche sur comment faire une représentation théâtrale de l’évangile selon Jean. Et surtout pourquoi la faire.

L’évangile selon Jean : lieu de mémoire

Une première idée en ressortait : les événements ne pouvaient pas être vraiment rendus tels qu’ils se sont passés. Le but de l’évangéliste lui-même n’a pas été de faire un compte rendu de la vie de Jésus. L’évangile selon Jean n’est pas un reportage sur la vie du Christ. C’est un incessant exercice de mémoire des premiers témoins du Christ, qui veulent cerner le sens du passé de Jésus et le sens de leur propre vie. Ce n’était au départ qu’une intuition, renforcée par l’analyse de Jean Zumstein1 sur la manière dont s’articulent le sens du passé historique de Jésus et le présent de la foi dans le quatrième évangile. Il prend comme point de départ la thèse de Pierre Bonnard2 selon laquelle „le but du Nouveau Testament serait d’amener les chrétiens à mieux comprendre leur avenir et leur présent en retrouvant le sens passé de l’histoire de Jésus.”

Je devrais peut-être m’attarder sur cette affirmation et l’expliquer. Déjà dans l’introduction, j’avais commencé à parler de la mémoire comme une clé de lecture de l’évangile selon Jean.

1 Jean Zumstein, Mémoire et relecture pascale dans l’Évangile de Jean, MoBi 25, Genève, 1991.

2 P. Bonnard, Anamnèse, structure fondamentale de la théologie chrétienne au I-er siècle, „Cahier RThPh 3“, Genève 1980, p. 1–11.

Page 30: Mémoire des passeurs

30

C’est la clé que Jésus lui-même propose dans son discours d’adieux. A plusieurs reprises, il rassure les disciples, qui ne comprennent rien à ses paroles, en disant : «Je vous ai dit cela, pour qu’une fois l’heure venue, vous vous rappeliez que je vous l’ai dit» (Jean 16, 4) et aussi : «Je vous le dis maintenant, avant que cela n’arrive, pour qu’au moment où cela arrivera, vous croyiez» (Jean 14, 29 cf. Jean 13,19). Il les invite directement à se souvenir, en leur disant : «Rappelez vous la parole que je vous ai dite» (Jean 15, 20). Si les disciples ne comprennent pas tout de suite, ils vont se souvenir et, enseignés par l’Esprit, ils vont comprendre. «Le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit» (Jean 14,26). Il vous rappellera....

Jésus parle à ses amis, tard dans la nuit. Il fait ses adieux, il sait qu’il n’est plus avec ceux qu’il aime que pour peu de temps. Il leur parle de son départ. Ils sont là, tous ensemble, à la veille de la Pâque. Ils prennent le repas ensemble. Et lui, il est là, avec eux. Mais il commence par leur dire «Vous me chercherez, et comme je l’ai dit aux juifs, où je vais, vous ne pouvez pas venir» (Jean 14,33) Où va-t-il aller pour qu’ils ne le retrouvent pas? C’était la question que les juifs lui avaient déjà posée (Jean 7, 35). Et Simon Pierre la renouvelle (Jean 13,36). Il ne leur a pas clairement répondu. Il leur avait dit qu’il allait vers la maison du Père.3 Et il leur dit aussi qu’ils connaissent le Père. «Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père; dès à présent vous le connaissez et vous l’avez vu» (Jean 14,7). Mais Philippe ose le contredire. Il lui demande de leur montrer le Père.4 Alors il répond que c’est en lui qu’ils l’ont déjà vu : «Qui m’a vu a vu le Père» (Jean 14,9).

«Où est ton père ?» lui avaient demandé les juifs auparavant. Ils avait reçu la même réponse: «Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père» (Cf. Jean 8,19). Ils regardaient en face d’eux, ils voyaient un homme, ils ne voyaient que l’homme. Mais en lui, un Dieu lointain se révélait proche, un Dieu de la Loi se révélait Amour, un Dieu auparavant inaccessible se laissait voir et toucher.

3 Cf. Jean 14,2.4 Jean 14,8

Page 31: Mémoire des passeurs

31

«Qui es-tu?» lui avaient demandé les juifs. Et il leur avait répondu: «Celui qui m’a envoyé est véridique et je dis au monde ce que j’ai entendu de lui». Mais eux «ne comprirent pas qu’il leur parlait du Père» (Cf. Jean 8, 25-27). S’ils avaient connu le Père, alors ils le connaîtraient aussi. Inlassablement, Jésus donne l’impression de parler en mystères, en mots croisés qui ne se laissent pas facilement déchiffrer. Même cette nuit quand il fait ses adieux. Oui, il parle, mais sans que le sens de ses paroles puisse être saisi tout de suite par ses amis.

Il leur dit son amour, il les prévient de la haine qui va se déchaîner contre eux. «Si le monde vous hait, sachez que moi il m’a pris en haine avant vous», dit-il (Jean 15,18). «S’il m’ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront» (Jean 15,20). Il voudrait les protéger, il va les protéger, s’ils demeurent dans son amour. «Demeurez dans mon amour», leur dit-il. (Jean 15,9) 5. Il leur parle du Père, il leur parle de l’Esprit qu’ils vont recevoir quand il ne sera plus là5. Et il voit qu’ils ne le comprennent pas. En tout cas, ses mots leur paraissent venant d’ailleurs et décrivant des réalités lointaines. Il leur parle des épreuves, il leur parle des persécutions. «L’heure vient, où quiconque vous tuera pensera rendre un culte à Dieu» (Jean 16,2). Mais rien de tout cela ne paraît tangible, ni même imaginable dans cette nuit tranquille, la veille de la Pâque.

Ces gens rassemblés autour de lui l’écoutent attentivement mais ne comprennent pas ses paroles. Lui, il parle toujours. La seule chose importante c’est qu’ils écoutent. Un jour ils vont se souvenir de ses paroles. Et alors ils vont comprendre. Il leur dit cela, confiant dans le temps qui va passer, confiant dans le temps qui va venir. Il y a un temps pour tout. Cette nuit c’était le temps de prendre la parole. Il avait encore beaucoup des choses à leur dire. Oui, «j’ai encore beaucoup des choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter à présent. Mais quand il viendra, l’Esprit de Vérité, il vous guidera dans la vérité toute entière; car il ne parlera pas de lui-même, mais ce qu’il entendra il le dira et vous expliquera les choses à venir.» (Jean 16,13) Trois fois de suite, il répète, parlant de l’Esprit: il vous expliquera6. Confiant ses amis au Paraclet qui allait venir, il arrête de parler. Et il y eut un profond silence. Le silence de la croix, au lendemain. Et puis après, un autre temps a commencé. Le temps de faire mémoire. 5 Jean 14, 26.6 Jean 16,13.14.15

Page 32: Mémoire des passeurs

32

Dans une lecture théâtrale de l’évangile selon Jean je ne voudrais pas reconstituer la vie de Jésus. Il n’est plus là et personne ne peut prendre son rôle : j’imagine les acteurs assumant le rôle des premiers témoins du Christ. Ils se rencontrent pour se souvenir de lui et comprendre ce qui s’est passé. La tradition elle-même nous dit que l’évangile de Jean est né de la rencontre de plusieurs disciples qui racontent.

Dans le fragement de Muratori, écrit du II siècle, il est dit: «Le quatrième évangile est celui de Jean, l’un des disciples. Comme ses condisciples et ses évêques l’exhortaient, il leur dit: Jeûnez avec moi à partir d’aujourd’hui durant trois jours et nous nous raconterons les uns aux autres ce qui nous aura été révélé. La même nuit fut révélé à André, l’un des apôtres, qu’avec la reconnaissance de tous.»

L’heure allait venir où les disciples se souvinrent des paroles de Jésus. L’heure allait venir où ils ont compris.

A trois reprises, dans l’évangile lui-même, il est dit des disciples qu’ils n’avaient pas saisi le sens des paroles de Jésus au moment où elles étaient prononcées, mais ils comprirent après. Ces «notes», présentes aux chapitres 2, 12 et 20, sont ce que Jean Zumstein nomme les «prolepses de la mémoire»7. A chaque fois, le commentaire de l’évangile nous fait découvrir dans l’action et la parole de Jésus l’accomplissement des Ecritures. A chaque fois, l’interprétation n’est possible qu’après l’événement de la mort et la Résurrection du Christ8.

La première fois, c’est au Temple, quand Jésus chasse les marchands et parle de la destruction du Temple, qu’il allait reconstruire en trois jours. «Lui, il parlait du temple de son corps. Aussi, quand il fut relevé d’entre les morts, se disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela, et ils crurent à l’Ecriture et à la parole qu’il avait dite» (Jean 2, 21-22). Il en est de même pour les deux autres prolepses de la mémoire. Quand Jésus entre à 7 „La prolepse introduit une discordance dans l’écoulement linéaire du temps.

Elle consiste à anticiper un événement, à en faire l’annonce à un moment où il n’a pas encore sa place dans le déroulement de la narration“ Jean Zumstein, op.cit., p.159.

8 „Les événements de la vie du Christ historique (...) ne livrent leur sens pour les disciples qu’à la lumière de la foi pascale. Le passé n’est fondateur que rétrospectivement“, Jean Zumstein, op.cit., p.163.

Page 33: Mémoire des passeurs

33

Jérusalem, l’évangile remarque : « Au premier moment, les disciples ne comprirent pas ce qui arrivait, mais lorsque Jésus eut été glorifié, alors ils se rappelèrent que cela avait été écrit à son sujet et que c’était cela même qu’on avait fait pour lui» (Jean 12,16). Quand les disciples se retrouvent devant le tombeau vide, le narrateur nous dit : «En effet, ils ne connaissaient pas encore l’Ecriture selon laquelle il devait ressusciter des morts» (Jean 20,9).

Une autre fois, les paroles de Jésus nécessitent une explication, n’étant pas compréhensibles tout de suite. C’est au chapitre sept, concernant le don de l’Esprit. Toujours au Temple, Jésus invite ceux qui ont soif à venir prendre de l’eau. «Selon la parole de l’Ecriture : De son sein couleront des fleuves d’eau vive. Il parlait de l’Esprit, que devaient recevoir ceux qui avait cru en lui; car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas été encore glorifié» (Jean 7, 38-39). J’ai choisi ces deux exemples qui apparaissent dans la première partie de l’évangile. Une première explication: elle porte sur la mort et la résurrection de Jésus. Une deuxième : elle porte sur le don de l’Esprit. Toutes les deux annoncent des événements qui ont survenu plus tard dans l’histoire. Toutes les deux témoignent que ces événements sont déjà survenus au moment où on raconte l’histoire. Ces remarques sont la confirmation, en plein déroulement des faits, de ce que Jésus prédit aux disciples en faisant ses adieux : l’heure vient, où ils vont se souvenir et ils vont comprendre. Au moment où les faits sont racontés, visiblement l’heure était déjà venue. Les disciples se souvinrent des paroles de Jésus. Et ils ont compris.

C’est probablement l’heure où le monde les hait. L’heure de la persécution, quand ils vont être mis à mort, ainsi que Jésus leur avait annoncé.

Je ne savais pas au départ qui seraient ces témoins, ni où ils se rencontraient, ni pourquoi il était pour eux si nécessaire de faire mémoire du passé. Mais j’aurais dû dire : de témoigner du Christ. Oui, le témoignage était la clé. Les premiers disciples du Christ sont mis en situation de témoigner. Ils continuent à témoigner dans un procès qui avait commencé avec Jésus.

Pendant cette nuit, Jésus avait appelé ses amis à être ses témoins. «Lorsque viendra le Paraclet, l’Esprit de Vérité, qui vient du Père, il me rendra témoignage. Mais vous aussi vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement» (Jean 15, 26-27). L’heure du témoignage est venue.

Page 34: Mémoire des passeurs

34

L’évangile selon Jean, témoignage de la vérité

Témoin – le mot grec est «martyr». Il est passé en latin, et de là, dans les langues courantes, signifiant un cas particulier de témoin : celui qui scelle par le don de sa vie le témoignage qu’il fait sur Dieu. En grec, au moment de l’écriture des évangiles, cette différence n’existait pas. Le témoin était le martyr, il n’y avait pas d’autre mot pour le dire. Mais la manière dont ce mot a été utilisé par l’évangile lui a imprimé ce nouveau sens, liant dorénavant le témoignage sur Dieu au don de la vie pour Dieu9. Les disciples de Jésus vont être ses témoins. Et ils vont l’être de cette manière particulière, extrême, totale.

L’évangile se clôt avec le chapitre 21 relatant la rencontre des disciples avec le Seigneur ressuscité, au bord de la mer de Tibériade10. C’est là que Jésus demande à Pierre s’il l’aime. Trois fois il lui pose la question et trois fois il lui demande de paître son troupeau. Il appelle un autre berger à sa suite, à la suite du bon berger, à la suite de celui qui donne la vie pour ses brebis. Et à ce moment là, le Seigneur prédit à Pierre la mort de laquelle il va mourir. «En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais : quand tu auras vieilli, tu étendras les mains et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas. Il signifiait, en parlant ainsi, le genre de mort par laquelle Pierre devait glorifier Dieu. Ayant dit cela, il lui dit : Suis-moi» (Jean 21, 18-19). Au moment où ce chapitre 21 a été écrit, le martyre de Pierre est connu de la communauté des disciples. Une semence avait été enfouie dans la terre et elle porta beaucoup de fruits.

9 Dictionnaire encyclopédique du Christianisme ancien, note sur le mot martyr. „C’est au fond étonnant que le terme «témoin» (martus) commence à désigner à partir du IIème siècle dans le langage chrétien exclusivement le croyant qui souffre et meurt à cause de sa foi. Le simple témoin sera appelé confesseur“

10 Plusieurs exégètes considèrent que ce chapitre serait un rajout rédactionnel plus tardif par rapport à l’ensemble de l’évangile. E. Minnear essaye de prouver le contraire. Prenant comme témoins les manuscrits, il démontre que le chapitre 21 est toujours présent. Son vocabulaire est le même que celui de l’évangile et les thèmes traités font écho et menent à une résolution des situations qui apparaissent plus tôt dans le texte. E. Minnear, The original functions of John 21, JBL 102/1, 1983, pp. 85-98.

Page 35: Mémoire des passeurs

35

Pierre était devenu un témoin du Christ, un témoin privilégié. Mais il lui a fallu du temps pour le devenir. Dans la nuit avant la Pâque, il était loin de comprendre les paroles du maître. Il était encore loin de le suivre. Il croyait pouvoir le faire. Trois fois il allait le renier, trois fois il allait s’enfuir. Et Jésus le lui avait prédit. Cette nuit, Jésus lui dit : «Où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant; mais tu me suivras plus tard. Pierre lui dit : Pourquoi ne puis-je pas te suivre à présent ? Je déposerai ma vie pour toi. Jésus répond : Tu déposeras ta vie pour moi ? En vérité, en vérité, je te le dis, le coq ne chantera pas que tu m’aies renié trois fois» (Jean 13, 36-38). Pierre le fit. Une première fois, puis une deuxième. «De nouveau Pierre nia. Et aussitôt un coq chanta» (Jean 18,27). Pierre avait trois fois renié son maître. Mais il allait le suivre, plus tard. Aux paroles de Jésus à la Cène, quand il dit à Pierre qu’il ne pourra pas le suivre tout de suite, font écho les paroles au bord de la mer de Tibériade, quand il lui dit : «Suis-moi». Et Pierre le suivra. Il devint son témoin. Car il était avec Lui dès le commencement. Le temps des témoins commence là, au moment où Jésus les invite (tous comme Pierre) à le suivre. Il y a un seul chemin, et ils le connaissent maintenant. Le Christ lui-même est le chemin. Le suivre, c’est lui devenir semblable. Il est la vérité. Le suivre, c’est témoigner de la vérité. Il est la vie. Le suivre, c’est témoigner de la vie. Au prix de la vie. Sans peur de la mort. Le temps de faire mémoire commence là : c’est le temps du témoignage.

L’évangile de Jean est un discours de témoignage11. C’est un procès en plein déroulement. Et ce procès tourne autour d’une question incontournable : Qui est Jésus de Nazareth ? 11 «The noun witness or testimony (martyria) occurs 14 times in this Gospel in

comparison with four times in the three Synoptics together, and the verb to witness or to testify (martyrein) thirtythree times in comparison with twice in the three Synoptics. Again, in connection with judgement, the verb to judge (krinein) is employed nineteen times in the fourth Gospel as compared with six times in Matthew and six times in Luke. Although the noun judgement (krisis) occurs eleven times in John as compared with four in Luke, its use is not as striking, since it is also a characteristic term in Matthew, where it appears twelve times», Andrew T. Lincoln, Truth as trial, Hendrickson Publisher, 2000, p. 12

Page 36: Mémoire des passeurs

36

C’est la question que les juifs posent à Jésus, c’est la question que Jésus pose à ses disciples. D’un côté, il y aura toujours ceux qui témoignent de sa divinité, de l’autre ceux qui l’accusent de blasphème, ceux qui ne vont pas croire : le jugement culmine dans la mort de Jésus de Nazareth. Et sa résurrection.

L’évangile est qualifié en clôture comme le témoignage12 véridique du disciple bien-aimé : «C’est ce disciple qui témoigne de ces faits et qui les a écrits et nous savons que son témoignage est véridique» (Jean 21,24). Au tout début on retrouve le témoignage de Jean Baptiste sur le Verbe fait chair. «Jean lui rend témoignage et s’écrie : C’est de lui que j’ai dit, Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, car avant moi il était» (Jean 1,15). Les deux grandes sections du livre, la vie publique de Jésus, d’une part, et son procès, de l’autre, accumulent le nombre de témoins pour Jésus ainsi que les accusations contre lui. Entre elles, le discours d’adieu annonce le Paraclet comme futur témoin de vérité. Ainsi que les disciples13. La première section, que nombre d’exégètes nomment le Livre des signes14, et qui s’étend du chapitre 1,19 à 12,50, est, elle aussi, délimitée par deux témoignages : celui de Jean Baptiste (1,19) et celui de la foule (12,17): «la foule qui était avec lui, quand il avait appellé Lazare hors du tombeau et l’avait ressuscité d’entre les morts, rendait témoignage».

Sept sont les témoins qui «entrent en scène»15. Ils donnent chacun une réponse à la question : qui est Jésus ? Pour Jean Baptiste, qui est-il, cet homme qui vient derrière lui, et dont il n’est pas digne de délier la courroie de sa sandale ? (cf Jean 1,27) «Et moi j’ai vu et je témoigne qu’il est le Fils de Dieu» (Jean 1, 34), dira-t-il.

12 «The idea of witness in John’s Gospel is both very prominent and thouroughly juridical, and is to be understood in terms of Old Testament legal language», Trites Alison, The NT Concept of witness, p. 80

13 Le témoignage des disciples est lié à celui de de Jésus. Beutler affirme : «So setzt sich das Zeugnis Gottes für seinen Sohn, das er vom Alten Bund ab gegeben hatte und das im göttlichen Zeugnis von Wort und Werk Jesu seinen Höhepunkt fand, in der Zeit der Kirche im vom Geist inspirierten Zeugnis der Jünger fort», Beutler, Glaube und Zeugnis im Johannesevangelium, dans Studien zu den johanneischen Schriften, Stuttgart, 1998, p. 26

14 cf. Schnackenburg, Braun15 Andrew T. Lincoln, Truth on trial, Hendrickson Publishers, 2000, p. 23

Page 37: Mémoire des passeurs

37

C’est son témoignage. La section débute d’ailleurs avec les mots: «Et voici quel fut le témoignage de Jean» (Jean 1,19). Le dernier témoin est la foule (Jean 12, 17) qui avait assisté à la résurrection de Lazare. D’une manière assez surprenante pour l’époque où l’évangile fut écrit, le deuxième témoin est une femme. En plus, c’est une samaritaine. Quand les disciples ont vu Jésus parler avec elle, «ils s’étonnaient qu’il parlât à une femme». Mais justement, «de cette ville, nombre de samaritains crurent en lui à cause de la parole de la femme qui témoignait : Il m’a dit tout ce que j’ai fait» (Jean 4,39). Ne serait-il pas le Messie ?

La controverse de Jésus avec les «juifs» débute au chapitre cinq, quand Jésus guérit un infirme le jour du sabbat. Les juifs accusent alors Jésus d’avoir violé la Loi. Jésus répond «Mon Père est à l’oeuvre jusqu’à présent et j’oeuvre moi aussi. Ainsi les juifs n’en cherchaient que d’avantage à le tuer, puisque non seulement il violait le sabbat, il appelait encore Dieu son Père, se faisant égal ainsi à Dieu» (Jean 5, 17-18). Dans le discours qui suit, Jésus invoque trois témoins en sa faveur. Même s’il fait allusion à Jean-Baptiste, sachant que ses accusateurs avaient envoyé trouver Jean «et il a rendu témoignage à la vérité» (Jean 5,33), ce n’est pas vraiment son témoignage qui compte. «Un autre témoigne de moi et je sais qu’il est valable, le témoignage qu’il me rend» (Jean 5, 32). C’est «le Père, qui m’a envoyé» cet autre, celui «qui n’est pas un homme» (Jean 5,34) et qui lui rend témoignage (Jean 5,37 et 8,12). Mais ce sont aussi les oeuvres, «que le Père m’a donné à mener à bonne fin. Les oeuvres même que je fais, témoignent à mon sujet que le Père m’a envoyé» (Jean 5,36). Ces oeuvres, le plus difficile est de les accepter comme témoins en faveur de Jésus. Il le constate lui-même, plus tard : «Je vous l’ai dit et vous ne croyez pas. Les oeuvres que je fais au nom de mon Père témoignent de moi» (Jean 10, 25). Les témoins se suivent. Personne ne les écoute. Les Ecritures sont un nouveau témoin. «Vous scrutez les Ecritures parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle, et ce sont elles qui me rendent témoignage et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie !» (Jean 5, 39)16.

16 le témoignage des écritures est invoqué aussi en 2,17; 3,14; 6, 31-33; 7,39

Page 38: Mémoire des passeurs

38

Il ne lui reste plus que de se nommer lui-même son propre témoin. Il ne le fait pas au début. Il accepte «la règle du jeu», imposée par la Loi. « Si je me rend témoignage à moi même, mon témoignage n’est pas valable. Un autre témoigne de moi...» (Jean 5,31) Mais il va se compter lui-même comme témoin dans une nouvelle controverse avec «les juifs», en disant : «Bien que je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est valable, car je sais d’où je suis venu et où je vais» (Jean 8,14). «Moi, je suis mon propre témoin» (Jean 8,18). Oui, c’est bien lui le Témoin, par excellence. Sept témoins sont invoqués17: Jean Baptiste, la foule, la samaritaine, les oeuvres, les écritures, le Père, Jésus lui-même. Mais c’est lui le Témoin. Si l’évangile de Jean se construit comme un procès autour de l’identité de Jésus, c’est parce que lui-même vient donner un témoignage. C’est le témoignage sur Dieu.

L’évangile selon Jean est le témoignage de Jésus. Devant Pilate, où il comparaît en accusé, il affirme: «Je ne suis né et je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité» (Jean 18, 37). C’est la mission qu’il a reçue de Dieu, qu’il nomme souvent «celui qui m’a envoyé»18. «Pilate lui dit : Qu’est ce la vérité ? Et sur ces mots il sortit de nouveau et alla vers les juifs» (Jean 18,38). Quel discours philosophique aurait pu répondre à la question de Pilate ? Jésus se tut. Pilate partit. Sans prononcer d’autres mots, Jésus accepta la condamnation à mort. Il donna sa vie par amour pour ceux qu’il aimait. Sur la croix, il reconnaissait sa mission accomplie. «Jésus dit : C’est achevé, et il remit l’Esprit» (Jean 18,30).

L’évangile selon Jean est le témoignage des disciples, en continuité avec le témoignage de Jésus. D’une manière subtile, le temps de Jésus se mélange au temps de ses témoins au point 17 Beutler souligne que les sept témoins ne sont pas sur le même pied d’égalité.

Ils se réduisent finalement au double témoignage de Jésus et de son Père comme il est dit dans la grande péricope du témoignage au chapitre 8, 12-20. «Hier wird endgültig deutlich, dass die Selbstoffenbarung Jesu durch nichts anderes als durch göttliche Offenbarung gestützt und bestätigt werden kann». Beutler, «Glaube und Zeugnis im Johannesevangelium», p. 17. Cf. E. Burnier La notion du témoignage dans le Nouveau Testament, Lausanne 1939, p. 57.

18 en lien avec cette expression, le verbe pempein est utilisé 24 et apostelein 17 fois

Page 39: Mémoire des passeurs

39

où on ne sait plus où on est, ni dans quel temps on se trouve19. En plein discours avec Nicodème, Jésus s’adresse à lui avec la formule du pluriel, en disant: «nous témoignons de ce que nous savons.» Qui est ce nous ? L’aveugle-né, guéri par Jésus le jour du sabbat20, est amené à témoigner devant les juifs sachant qu’il peut être mis hors la synagogue. Cette situation ne surviendra qu’après la mort de Jésus. Lui-même l’annonce dans le discours d’adieu comme un événement futur : «Vous allez être mis hors la synagogue». (cf. Jean 16, 2) Dans quel temps se déroule le procès de l’aveugle-né ? Est-ce vraiment au temps de Jésus de Nazareth ? Ou après sa mort et sa résurrection ? Ce souci de précision temporelle n’est pas vraiment le souci de l’évangéliste. Jésus est toujours là. Il est là, présent dans la communauté de ses disciples. Le temps de sa vie se mélange d’une manière inséparable au temps de ses témoins. «Toi, que dis-tu de lui, de celui qui t’a ouvert les yeux ? Il dit : C’est un prophète» (Jean 9,17). C’est le témoignage de l’aveugle-né.

Je commençais à imaginer la mise en scène de la première partie de l’évangile selon Jean comme la mise en scène de ce «procès», qui continue toujours après la crucifixion de Jésus. Les acteurs vont se trouver dans les deux camps qui s’opposent : ceux qui suivent Jésus et ceux qui le contestent. Le procès tourne autour d’une seule question, une simple question qui continue à se poser, aujourd’hui encore. Deux mille ans après Jésus Christ, chacun d’entre nous est confronté à elle : Qui est Jésus de Nazareth ? Un prophète ? Un blasphémateur ? Ou véritablement Fils de Dieu et Fils de l’Homme ? Nous devons donner notre réponse. 19 Cette opinion est soutenue aussi par JL Martyn dans History and Theology

in the Fourth Gospel. Beutler commente son texte, en disant : «Er denkt sich das Evangelium im letzten Jahrzehnt des 1. Jahrhunderts in einer Stadt der Diaspora entstanden, in der eine starke, straff organisierte jüdische Gemeinde einer christlichen, eben der johanneischen Gemeinde gegenübersteht. Die Debatten, von denen wir in den Kapiteln 5 und 7-10 hören, spielen offenbar auf einer doppelten Bühne: in Jerusalem zwischen Jesus und den Juden seiner Zeit, und in der Stadt des vierten Evangelisten, ihrem Juden und Christenviertel». Beutler J, Glaube und Zeugnis im Johannesevangelium, in Studien zu den Johanneischen Schriften, Stuttgart 1998, pp. 9-19, ici p. 15

20 Jean, chapitre. 9

Page 40: Mémoire des passeurs

40

Il y eut un homme envoyé par Dieu – Gabriel Spahiu, Dan Bãdãrãu,

Constantin Cojocaru.

Conques, 1 juillet, 2003.

Photo: Tudor Predescu

Page 41: Mémoire des passeurs

41

Cette question est une question incontournable et nous sommes affrontés à elle, autant que la première génération après Jésus. C’est un procès toujours en plein déroulement. Un jugement doit être prononcé. Une lecture théâtrale de l’évangile selon Jean devrait être une provocation à faire face à cette question : Qui est Jésus de Nazareth ? Mais si au départ ce procès était pour moi plus ou moins une figure de style, au fur et à mesure du travail sur le texte de l’évangile, il s’est révélé être beaucoup plus réel, beaucoup plus ancré dans la réalité que je ne le pensais.

Franchir les murs de la peur:actualité du témoignage dans les pays de l’Est

Je voulais faire une représentation théâtrale qui prenne en compte l’expérience des premiers témoins du Christ autant que l’expérience des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Mais quelle était cette expérience ? Au départ, je n’avais pas eu le courage d’envisager la réponse. Peu à peu, je devenais de plus en plus consciente de l’importance du témoignage dans la première communauté : et ce témoignage se confondait avec le martyre. Cette expérience du témoignage-martyre, était-elle encore actuelle ?

J’ai mis du temps à répondre à cette question. J’ai mis du temps à découvrir en moi-même quelle était en fait la raison qui me poussait à mettre en oeuvre ce projet. A l’été 2001 j’arrivais finalement à dire ce qui était enfoui en moi, ce que j’avais peur de dire. Six mois après avoir travaillé sur la traduction, après avoir essayé de rechercher les différentes voix qui peuvent se cacher dans le texte, six mois de réflexion sur le texte de l’évangile de Jean m’ont fait découvrir ce que je ne voulais plus savoir. La mémoire des martyrs de mon pays. C’est une mémoire qui se reconstitue peu à peu sur des gens qu’on a voulu faire oublier, sur des hommes et des femmes qui ont témoigné de la vérité. Ils n’étaient que quelques-uns au milieu d’un peuple de 22 millions d’âmes, terrorisé par la peur. Mes souvenirs d’enfance : c’était vivre dans la peur et l’isolement. C’était ressentir les gens autour de moi se cacher les uns des autres par manque de confiance, dominés par la peur, enfermés en eux-mêmes. Personne n’avait le courage de dire la vérité.

Page 42: Mémoire des passeurs

42

J’arrivais enfin à exprimer la souffrance ressentie à cause du manque de vérité. J’arrivais à me rendre compte dans quelle situation d’emprisonnement j’ai grandi, au milieu de tous ceux qui ont consenti, par peur, au mensonge. J’arrivais aussi à parler des témoins de la foi, de ceux qui ont vécu le martyre sous le régime totalitaire installé en Roumanie après 1945. C’étaient des hommes et des femmes dont je n’ai entendu parler qu’après la chute du communisme. Mais ce sont eux qui ont marqué le siècle passé, ce sont eux qui ont donné un témoignage de foi et d’espérance dans une lutte apparemment sans fin et sans espoir contre le pouvoir totalitaire. Seulement six mois après avoir commencé le travail sur le texte de l’évangile de Jean, et déjà dix ans après la chute du communisme, j’arrivais à exprimer ce que j’avais ressenti. J’ai dû répondre: Oui, l’expérience du témoignage-martyre était encore une expérience actuelle.

C’était en 1989, en Roumanie. Après 45 ans de régime totalitaire.Je suis là, en face de la parole de l’évangile, interpellée par

cette parole et par ma propre histoire. Ce que j’ai vécu dans ma vie, s’explique par ce que je revis en lisant l’histoire de l’évangile. Ce que d’autres ont pu vivre prend sens à travers cette même parole.

Je suis entourée de morts, de martyrs, des gens que je n’ai jamais connus mais qui sont là, vivants dans la mémoire des autres. Ils ont été oubliés de leur vivant dans des cachots communistes. Maintenant on se souvient d’eux, comme des porteurs de lumière.

On se souvient qu’ils ont toujours dit : N’ayez pas peur. Mais tous les autres, ceux qui sont restés en dehors de ces

prisons froides et humides, eux, ils ont eu peur. Ils ont vécu leur vie dans une prison plus infernale encore, car aucun mur ne les enfermait, seulement leur peur et elle était infranchissable. Ils ont fait grandir leurs enfants dans cette peur, dans cet enfer sans paroles, car rien ne pouvait être dit ni dans la confiance, ni dans l’amour. Et les paroles des vivants étaient là, porteuses de ténèbres et de nuit, sans espoir et sans vie. Mais la voix de ceux qui étaient morts, enfermés au delà des murs épais des prisons communistes, ces voix-là qu’on a voulu faire taire, ce sont elles qu’on a finalement entendues. La voix des morts a été plus forte que celle des vivants.

Ils disaient tous simplement : N’ayez pas peur.

Page 43: Mémoire des passeurs

43

Le 21 décembre 1989, en plein hiver, c’étaient des jeunes, des très jeunes qui ont eu le courage de franchir ces murs invisibles de la peur et du silence, de choisir la liberté et la parole. Ils n’étaient pas nombreux, ceux qui ont osé crier «liberté» et ils ont été tués, en pleine nuit, en plein hiver. Quelques-uns. Mais le lendemain déjà, c’étaient leurs voix qu’on entendait, c’était leur foi qui ouvrait aux autres les portes de cette prison du silence. Le lendemain déjà, ils étaient là, plus présents encore. Il y avait des croix, des fleurs, leurs photos sur les murs. Des photos de jeunes souriants. Ils étaient morts : ils étaient encore plus vivants. Eux aussi, ils semblaient dire, tous simplement : N’ayez pas peur.!

La Roumanie n’est pas un pays qui a connu la résistance, qui était à l’oeuvre en Pologne. Les gens se sont tus, ils ont subi la tête baissée le poids d’un système totalitaire. Si des voix, si rares, osaient dire la vérité, elles étaient vite rendues au silence. Il y a eu des martyrs : ils ont témoigné de leur foi, ils ont prononcé une parole de vérité contre un système fondé sur le mensonge. Ils sont morts. Contre ceux qui osaient dire la vérité, la haine grandissait, nourrie par la peur, par cette peur sans limites, cette peur incroyable qui peut rendre les hommes esclaves de la mort. Quand les murs de cette prison sont tombés, les hommes se souvinrent de ceux qui avaient osé dire : vous vivez dans le mensonge. Ils leur ont dédié des monuments, des croix et des fleurs, ils ont publié leurs photos pour garder vivante leur mémoire. Ils ont aménagé des anciennes prisons en musées, ils les ont rempli de vestiges. Ils cherchaient les fiches de la «securitate», tant de souvenirs classés dans des boîtes sur ceux qui sont morts. Ils ne les ont pas toujours retrouvées. Tant de temps après on voulait enfin connaître la vérité, cette vérité qui rend libre. Et ce n’était qu’une parole, si simple, si puissante, et si difficile à suivre. C’était irrecevable : N’ayez pas peur.

Je me suis rendu compte que la première fois que j’ai lu l’Evangile selon Jean, ce qui m’a frappé c’était cette lutte, cette lutte incroyable entre un homme qui prenait le risque de la parole et des gestes qui rendaient libre, et tous ceux, tous les autres, qui avaient peur. Le Christ ne faisait que dire et répéter : N’ayez pas peur.

Page 44: Mémoire des passeurs

44

Autour de lui, contre lui, se dressait une vague de haine et de rage. Contre lui, contre sa parole de vérité, se dressait la peur de vivre pleinement et librement la vie. Au fur et à mesure de l’histoire de l’évangile, la haine grandit contre celui qui demande de changer de vie. Les hommes le haïssent et le font mourir sur la croix, parce qu’il leur dit qu’ils vivent dans le mensonge, qu’ils ne connaissent pas la vérité, qu’ils vont mourir esclaves de leurs idoles. Et ils l’ont haï pour ça. Mais il ne faisait que leur répéter : «N’ayez pas peur. Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres».(cf. Jean 8, 32).

Peu de gens l’ont entendu de son vivant. Ils l’ont presque tous quitté. Quelques-uns se souvinrent de ses paroles, mais bien après.

Après : C’est le regret. Les remords. Des questions embarrassantes qui reviennent sans cesse. Comment est-on arrivé à une telle haine, à la trahison, au crime? Comment la peur peut-elle avoir une telle emprise sur l’homme?

Après : ce peut être aussi la libération. Libération de la peur, du mensonge et de la haine. Ce peut être enfin le courage de prendre la parole. Le courage de témoigner. Le courage de faire confiance en cette parole si difficile : N’ayez pas peur ! C’est après qu’on peut comprendre ce qui est advenu. Quand on a le courage de faire mémoire.

Parmi ceux qui faisaient partie de la première génération d’après Jésus, quelques-uns ont fait ce difficile passage : ils ont franchi les murs de la peur. Ils ont pris la parole. Ils ont témoigné de la vérité. Pierre devint un des témoins privilégiés. D’autres avaient haï le Christ et l’avaient condamné à mort. Ils sont restés enfermés dans leurs convictions. D’autres l’avaient quitté, ils avaient eu peur : ils sont restés enfermés dans leur peur. Et il y eut ceux qui se souvinrent de ses paroles, même si c’était bien après. Ils ont été peut-être touchés par le témoignage de Pierre, d’Etienne, de Jacques ou d’un autre... Ils ont voulu comprendre. Ils entendaient un appel qui venait du plus profond de leur être. Et cet appel les a fait sortir des ténèbres de la peur et les a emmenés vers la lumière de la vie.

Deux mille ans après, des chrétiens ont vécu la même expérience. En face de la persécution, quelques-uns ont témoigné

Page 45: Mémoire des passeurs

45

de la vérité. D’autres ont eu peur et ils se sont tus. D’autres encore, sous l’emprise du pouvoir du mensonge, ont pris en haine ceux qui témoignaient de la lumière. Mais il y en eut un certain nombre qui ont changé de vie, touchés par l’exemple des témoins. C’est comme si le procès commencé avec le Christ continue toujours. Et on doit toujours répondre à la même question : Qui est pour nous Jésus de Nazareth ?

Ces deux époques, apparemment si éloignées dans le temps, sont si rapprochées dans l’esprit. Le lien est le courage du témoignage en dépit des menaces de morts, en dépit de la prison. C’est l’audace de ne pas avoir peur. Rayonnant autour de quelques-uns, cette audace a réussi à libérer les autres. Elle est arrivée à me libérer aussi.

Un roumain, le père Mattei Boila, témoignait : «Nous n’acquérons la véritable liberté qu’au moment où nous n’avons plus peur. Vous savez, nous n’étions pas plus courageux que les autres, et même plutôt moins. Mais nous avions acquis le courage de l’Evangile, le courage de la foi : N’ayez pas peur»21. Matei Boila a été emprisonné en 1948 pour des raisons politiques. Il était à l’époque étudiant, pas croyant, et il a résisté au communisme pour des raisons humaines, politiques. «J’avais l’espérance toute humaine d’une société libre. Et voici que le monde qui était libre nous a abandonnés ! Alors nous avons compris que le communisme avait une telle puissance que nous ne pourrions rien réussir contre lui. Et la majorité d’entre nous a abandonné l’espoir de la réussite d’une résistance politique ou sociale, pour s’en remettre à la résistance de la foi et à elle seule. Nous avons accédé à la liberté spirituelle». Matei Boila a été changé en prison par la rencontre avec un homme tout à fait extraordinaire, Mgr. Vladimir Ghika, prince roumain converti au catholicisme et devenu prêtre au début du XXème siècle. Il avait fait oeuvre d’apostolat dans les banlieues parisiennes, mais il est rentré en Roumanie dès le début de la deuxième guerre mondiale. Il n’a pas voulu quitter son pays à l’heure de la prise 21 Le témoignage de Mattei Boila est rendu par Didier Rance dans son livre

Un siècle de témoins, Ed. Sarment 2000, p. 393

Page 46: Mémoire des passeurs

46

du pouvoir par les communistes, sachant qu’il risquait sa liberté et même sa vie. Emprisonné à plus de 80 ans, Mgr. Ghika se sentait toujours libre et rayonnait cette paix autour de lui dans la cellule de la prison. Mattei Boila raconte : «Un jour, je lui ai demandé: Que pensez-vous? Quand nous libéreront-ils? Mais lui, au lieu de répondre ou de réfléchir à la question, il m’a regardé. Visiblement, il ne comprenait pas le sens de ma question. Et soudain, j’ai compris moi aussi que ma question n’avait pas de sens, qu’elle était absurde pour lui. Pour lui, les murs de la prison n’existaient pas. Il n’avait pas à se demander quand il serait libéré, il était libre. Et à ce moment-là, sans un mot, Mgr. Ghika s’est mis à rire doucement en me regardant. Il avait compris que j’avais compris»22. Une simple rencontre. Elle a changé la vie de Matei Boila. La résistance de la foi a donné ses fruits. Après 45 ans de communisme, elle a apporté la liberté politique en Roumanie, autant qu’ailleurs dans les pays de l’Est. Mais en premier lieu, le don que Matei Boila avait reçu, grâce à la rencontre avec Mgr. Ghika, c’était celui de la liberté intérieure.

Que pourrais-je dire? Oui, il y a maintenant en Roumanie la liberté politique. J’arrive à dire les choses les plus banales. Je suis en France pour des études. Mais c’est à peu près incroyable de pouvoir étudier en France après avoir vécu dans une prison toute mon enfance : la prison d’un pays entier, un pays «perdu» à l’Est de l’Europe. C’est un don. Mais après toute la tension que j’ai ressentie dans mon enfance, le don le plus grand c’est d’avoir été libérée de l’emprise de la peur. L’important, c’est d’avoir vécu une rencontre, une rencontre toute simple, comme peut-être chacun a dû en vivre une dans sa vie. La rencontre avec un homme qui nous fait confiance, qui nous aime, qui nous donne le pouvoir de surmonter nos peurs et nos manques. Chacun doit en vivre une telle rencontre dans sa vie, ou doit espérer de la faire. Et cette rencontre m’a fait sentir la présence du Christ dans ma vie, parce que l’homme que j’ai rencontré n’était qu’un de ses témoins.

J’ai fait des études de théâtre. C’est peut-être pour ça que le texte de l’évangile m’a frappé d’une manière particulière. J’ai été frappée par le pouvoir des mots de dire l’essentiel, de suggérer

22 Didier Rance, Un siècle de témoins, Ed. Le Sarment, 2000, p. 322

Page 47: Mémoire des passeurs

47

avec une précision et une force incroyable les choses vécues, les gens, les rencontres. Car l’évangile est essentiellement l’histoire de différentes rencontres avec un homme. Un homme différent des autres, un homme avec un grand pouvoir d’aimer les hommes. C’était quelqu’un avec un don particulier : ceux qu’il rencontrait, il les faisait vivre pleinement leur vie. Ceux qui l’ont rencontré ont témoigné avoir reconnu en lui le Fils de Dieu. Chacun peut se retrouver emprisonné dans sa vie, à cause d’un passé qui lui échappe ou qui le dépasse - c’était mon cas peut-être. On peut se laisser emprisonner de différentes manières. Mais c’est important de savoir qu’on n’est jamais vraiment prisonnier. Il n’y a aucun mur qui ne puisse être surmonté, aucune porte qui ne puisse s’ouvrir. Les murs les plus hauts, les portes les plus dures sont celles de notre peur. C’est elles qu’on doit vaincre en premier. L’évangile de Jean traduit pour moi pleinement ce passage de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière. Il exprime d’une manière puissante ce dépassement de la peur. Mais il y a une lutte à mener en premier. Il y a cette peur grandissante, épouvantable qui monte jusqu’à la haine. Et elle se laisse difficilement vaincre.

J’ai commencé par dire que l’évangile de Jean est un procès en plein déroulement. Relisant la vie du Christ à la lumière de Pâques, les disciples eux-mêmes deviennent des témoins dans un procès qui continue. Au centre de ce procès, une question : Qui est Jésus de Nazareth ? L’évangile peut se définir comme un procès à cause du vocabulaire «juridique» qu’il emploie. Il y a une accumulation de témoins et de témoignages. Mais l’évangile est un «procès» aussi dans un autre sens du mot. Il est le procès de transformation de l’homme par la rencontre qu’il fait du Christ. C’est une délivrance par la parole de vérité.

L’évangile selon Jean : de la rencontre du Christ au témoignage des disciples

L’évangile commence par une série de rencontres avec le Christ (ch 1 à 4). Il continue par la confrontation du Christ avec les juifs qui s’opposent à lui (ch 5 et 7 à 10). Au début, c’est la rencontre avec Jean Baptiste, puis celle des disciples, qui

Page 48: Mémoire des passeurs

48

sont témoins du signe accompli aux noces de Cana. Ensuite, à Jérusalem, c’est la rencontre avec Nicodème, qui vient le voir pendant la nuit. En chemin vers la Galilée, près de la ville de Sichar, Jésus rencontre la samaritaine. De retour à Cana, il y a l’officier qui vient lui demander de guérir son fils mourant. Un nouveau signe, le deuxième que Jésus accomplit.

Le récit arrive à un tournant avec la guérison du paralytique à la piscine de Bethzetha (Jean 5, 1-16). C’est «un homme, depuis 38 ans malade» (cf Jean 5,5). C’est un homme rendu sain (cf. Jean 5, 9). C’est un homme qui «s’en fut révéler aux juifs que c’était Jésus qui l’avait rendu sain.» (Jean 5, 15) La triple mention de l’homme structure la péricope autour de l’événement central de la guérison. C’est une rencontre qui donne l’impression d’avoir une finale positive : l’homme annonce sa guérison ! Sauf que le cadre dans lequel l’action est placée est empreint de haine. Après cela, il y a eu une fête des juifs et Jésus monta à Jérusalem. (Jean 5,1) nous est-il dit au premier verset. A la fin, on apprend : «C’est pourquoi les juifs poursuivaient Jésus : parce qu’il faisait cela pendant le jour du sabbat.» (Jean 5,16). Deux précisions temporelles replacent le signe de Jésus dans son contexte et nous font connaître ceux qui s’opposent à lui : «les juifs». C’était «une fête des juifs» (vs 1), c’est pour cela que «les juifs» (vs.16) poursuivaient Jésus.

Le récit commence par décrire le cadre. La première image est celle d’une multitude de malades, au milieu de laquelle le narrateur isole un homme : «depuis trente huit ans malade». Ce n’est pas par hasard que la péricope débute ainsi et ce n’est pas seulement une figure de style, pareille à un zoom utilisé au cinéma23. On va retrouver encore une fois, au vs 13, la description de l’endroit où se déroule l’action. Autant l’homme que Jésus sont placés au milieu de la foule. Sous les portiques de la piscine gisait «une multitude de malades», nous est-il dit au troisième verset, avant de mentionner l’homme malade. «Il y avait foule en cet endroit» redit le verset 13 pour justifier la disparition de Jésus. Cette immense foule ne fait que souligner la capacité de Jésus de

23 Cf. Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile selon Jean II, Ed. du Seuil, Paris, 1990, p. 27.

Page 49: Mémoire des passeurs

49

reconnaître au milieu d’elle un homme qui avait besoin de lui. Au milieu de la multitude de malades, il voit l’homme, depuis trente huit ans malade, et il sait que «longtemps avait passé» (vs.6). Jésus connaît l’homme. L’homme ne sait même pas qui il est24 (cf. Jean 5, 13). Est-ce seulement à cause de la foule?

Comme on va le découvrir assez tôt, placer le paralytique au milieu de la foule ne fait que renforcer sa solitude. Il est là, regardant depuis longtemps la guérison des autres, sans espoir d’être lui même un jour guéri. Il est là, souffrant non seulement de la maladie qui l’empêche de marcher. Il est là, tout seul au milieu de la foule : abandonné, condamné par les autres. Car il n’a pas d’homme pour l’aider25. C’est la réponse que le malade donne au moment où Jésus lui demande s’il veut guérir. Il ne dit pas oui. Il crie sa désolation, son manque de confiance. Il ne pense même pas à demander de l’aide à cet inconnu qui le rencontre. C’est inutile. «Il n’y a pas d’homme». En face de lui, c’est l’homme. L’homme qui peut non seulement l’aider à plonger dans la piscine, mais à redevenir entier, sain dans son corps et dans son âme. Il ne le connaît pas. Il ne se doute même pas qui il est. Les juifs vont l’interroger plus tard (cf. Jean 5, 12). Il ne saura que répondre. Mais c’est justement l’homme que le malade ne croit pas avoir qui est mis en parallèle avec l’homme qu’il ne connaît pas : c’est le même homme. Il est en face de lui. Il va le rendre sain.

Jésus lui dit: Lève-toi, emporte ton grabat et marche. Et aussitôt l’homme devint sain. (Jean 5,8-9) L’affirmation est précédée par la parole de Jésus. Elle est suivie par l’action du paralytique qui accomplit la parole. Prendre le grabat et marcher : parole et geste se répondent, placés en chiasme autour du signe que Jésus accomplit.

24 On ne peut pas vraiment parler d’une structure en chiasme, car l’évangéliste utilise des mots différents. S’il avait créé un chiasme, il aurait rendu l’impression d’un aboutissement de la narration au vs 13, ce qui n’est pas le cas. Mais l’intervention de la «voix off» du narrateur à ce moment-là met en antithèse, par le jeu des similitudes et de contrastes, Jésus et l’homme

25 «Pour la lecture symbolique du récit, il importe de retenir ce que le texte dit : une impuissance et un isolement invincible. Gisant et coupé d’autrui, cet homme n’est-il pas exclu de la vie ? Sa désespérance (Je n’ai pas d’homme) contraste avec la présence à ses cotés de Jésus qu’il ignore» Leon-Dufour, idem, p. 28

Page 50: Mémoire des passeurs

50

L’isolement tragique de l’homme au début tourne en singularisation de l’homme après la guérison. Car cet homme est le seul que Jésus va guérir. Et c’était le sabbat. (Jean 5, 9b) Cette précision constitue une surprise26 qui introduit et clôt la deuxième partie de la péricope27. Du coup, la guérison est située dans un nouveau cadre : celui de la Loi. Les «juifs» apparaissent. L’homme guéri se retrouve tout seul devant eux et doit répondre à l’accusation d’avoir transgressé la Loi : il ne lui est pas permis de porter son grabat le jour du sabbat (cf. Jean 5, 10). L’homme se défend, disant : «Celui qui m’a guéri, c’est lui qui m’a dit : Prends ton grabat et marche» (Jean 5,11). L’accusation glisse ainsi de l’homme guéri sur celui qui l’a rendu sain. Un premier dialogue entre le paralytique et les juifs précède une nouvelle rencontre entre celui-ci et Jésus au Temple. Tout de suite après, «l’homme s’en alla annoncer aux juifs que c’était Jésus, celui qui l’avait rendu sain». Et c’est pourquoi les juifs poursuivaient Jésus, parce qu’il faisait cela pendant le sabbat. (Jean 5, 16).

Que se passe-t-il avec le paralytique ? Quel est d’ailleurs son rôle ? Les commentateurs divergent sur la manière d’interpréter l’attitude de l’homme guéri. Il est en train d’accuser Jésus à sa place, disent les uns28. Comment expliquer autrement la manière dont l’homme justifie en face des autorités le fait qu’il porte le grabat un jour de sabbat ? Il donne l’impression de se disculper, de rejeter sur un autre le poids de sa faute. Et dès qu’il connaît le

26 «By withholding this information and supplying it just at this point, the narrator forces the reader to review the healing from a new perspective, which catches the reader by surprise», Culpepper, Anatomy of the fourth Gospel, Fortress Press, p. 149

27 La plupart des exégètes divisent le texte en trois rencontres, précédées d’une introduction (vs 1 à 4) : la première rencontre de Jésus avec le paralytique (vs 5 à 9a); la rencontre du paralytique avec les juifs (vs 9b à 13) et la deuxième rencontre de Jésus avec le paralytique (vs 14 à 15). (Cf. Th. Brodie The Gospel According to John, Oxford Universtity Press, 1993, p. 234; Leon Dufour, X. op.cit., pp 24-29). Schnackenburg prend en compte le récit de la guérison (vs 5 à 9b) et la conséquence de la guérison (vs 9c à 15).

28 Position défendue par Stanley, Jeffrey L. dans Stumbling in the dark, reaching for the light: reading character in John 5 and 9, Semeia 53, 1991, pp 55-80. Culpepper affirme du paralytique : «he is ready to blame the violation of the sabath on his benefactor» dans Anatomy of the fourth Gospel, p.138.

Page 51: Mémoire des passeurs

51

nom de celui qui l’a guéri, il va le dire à ceux qui l’accusent. Mais d’autres exégètes affirment qu’il donne un témoignage

de sa guérison29. Il reconnaît devant ses juges le pouvoir de Jésus. C’est à son autorité qu’il se soumet, une autorité plus grande que celle de la Loi30. Ceux qui prennent la défense du paralytique s’appuient aussi sur l’emploi récurrent du mot hygies31. Il signifie beaucoup plus qu’être guéri physiquement. L’homme a été «rendu entier». On pourrait comprendre que les péchés lui ont été pardonnés. Jésus lui-même lui dit : «Tu as été rendu entier»32. Après la deuxième rencontre avec Jésus, quand l’homme va annoncer aux juifs le nom de son sauveur, le mot grec utilisé est „aneggeilen“33. L’homme est allé porter une bonne nouvelle. Ce sont les autres qui n’ont pas su voir. Ce sont eux qui n’ont pas compris. L’homme leur dit: «C’est Jésus, celui qui m’a rendu sain» (Jean 5,15). La phrase finit sur ce mot «sain/entier», qui comporte une dimension positive.34 29 Cette opinion est soutenue par Lytta Basset, dans La culpabilité - paralysie

du coeur, Etudes théologiques et religieuses, Montpellier, 1996, vol 71/3, pp. 331-345; Thomas, John Christopher, Stop sinning lest something worse come upon you: The man at the pool in John 5, JSNT 59, Sheffield Academic Press, 1995, pp. 3-20

30 En faveur de cette interprétation, Thomas cite (op.cit, p.13) Lindars : «Rather in the style of rabbinic disputation, the healed man sets against the halakic rule of verse 10 the ruling of another authority, Jesus Himself». Lindars, John, p. 216. Cf Sanders, John, p.162; Morris John p.306; Barett John p.255, Michaels, John, p.86; Kysar John p.77; Carson John p. 245

31 Thomas insiste sur le fait que les six fois où le mot est employé dans l’évangile c’est toujours en lien avec le paralytique. Cinq fois il apparaît dans cette péricope Jean 5, 6-15 (1: la question de Jésus au vs 6; 2: le narrateur constate au vs 9; 3: l’homme l’affirme au vs 11; 4: Jésus le lui fait savoir au vs 14 5: l’homme va rapporter au juifs au vs 15). Thomas, op. cit, p. 10

32 «Jesus asked if he desires to be whole, not healed: «hugiês» not «iaomai» or «therapeuô». Thomas, op cit, note 34, p. 10.

33 Thomas essaye de prouver cette thèse, en s’appuyant sur le fait que Jean utilise le mot «aneggeilen». Ce mot a une valeur positive quand il est employé ailleurs dans l’évangile. Lytta Basset voit dans cette action-là une preuve évidente de la guérison entière de l’homme.

34 Cf. Lytta Basset. Elle s’appuye sur Jean Chrysostome qui soutient aussi cette position dans Homilies sur Jean 38.2. Cf. Léon-Dufour, op.cit p.33; Th. Brodie, op.cit., p. 238.

Page 52: Mémoire des passeurs

52

«L’homme s’en fut révéler aux juifs» – l’accent est mis sur le fait que les «juifs» auraient dû reconnaître la présence de Dieu, car elle leur a été annoncée. Mais l’homme, savait-il ce qu’il faisait ? Comprend-il vraiment ce qu’il dit ?

Le mot «hygiês» peut être employé à deux niveaux35, comme c’est le cas du mot „anôthen“, dans le dialogue de Jésus avec Nicodème. Jésus veut dire une chose, Nicodème comprend une autre. Jésus parle de la naissance «d’en haut» (Jean 3,3), Nicodème comprend que l’homme doit naître «une deuxième fois» (Jean 3,4). N’est-il pas probable qu’ici le paralytique fasse une confusion similaire entre «être rendu entier» et «être guéri» physiquement ? Il ne savait même pas qui l’avait guérit36. S’il ne connaît pas Jésus, peut-il le désigner à bon escient comme «celui qui l’a rendu sain» ? Il répète les mots même de Jésus et il dit la vérité. Mais il ne se rend peut-être pas compte de la portée des mots37.

Jésus s’approche de lui. Il le rencontre une deuxième fois au Temple. Il lui parle de sa guérison. Il lui dit : «Tu as été rendu sain». Et il ajoute «ne pèche plus». Il y a une grande contradiction dans l’affirmation de Jésus. «Ne pèche plus» : c’est un impératif présent, duratif38. L’homme est en état de péché au moment où Jésus lui parle.39 Que signifie alors «tu as été rendu entier» ? Comment sortir de ce puzzle, de cette contradiction qui n’a pas une seule réponse ?

Le narrateur regarde cet événement de loin, à la lumière de Pâques. En affirmant que l’homme est parti révéler aux juifs l’identité de Jésus, l’action de l’homme, – une trahison qu’il a faite par peur peut-être, par une faiblesse humaine, trop humaine, – devient, par un jeu de mots, l’annonce même de la seule oeuvre 35 cf. Thomas, op cit., p. 1036 Stanley soutient cette position dans Semeia 53, 1991, p. 55-8037 C’est aussi le cas de Caïphe, cf. Jean 11, 50-5238 «meketi hamartane» – forbidding something that the man is allready doing.

cf. AT Robertson, Grammar of the Greek New Testament, Hodder § Stutton, NY, 1919 p.890

39 Stanley note que la fonction du aoriste poura signifier ne plus commencer à pécher. «But the present imperative would imply that the man is still living in sin and thus perhaps that the initial healing was not related with any forgiveness of sins. Comp Luke 8:49», Stanley, op cit, note 31, p. 73

Page 53: Mémoire des passeurs

53

que Jésus accomplit. Au chapitre sept, en pleine controverse avec les juifs, Jésus reprend ce thème en disant : «C’est une seule oeuvre que j’ai faite et c’est pour cela que vous me haïssez... J’ai rendu entier un homme le jour du sabbat» (Jean 7, 21.23)40 Une seule «oeuvre» - dans l’ordre de la narration, de ce qui est déjà survenu, – l’affirmation du chapitre sept renvoie à la guérison du paralytique. Mais dans l’évangile de Jean, chaque fois que le mot «oeuvre»41 est employé au singulier, il renvoie à l’oeuvre de la croix. C’est par cette oeuvre-là que Jésus rend l’homme entier. Les autres «oeuvres» qu’il accomplit durant sa vie n’ont de valeur que par rapport à cet unique «oeuvre». Par la croix Jésus rend l’homme entier. Tous, sans exception. C’est sur la croix qu’il se montre comme Jean Baptiste le voit : l’agneau de Dieu qui prend sur lui les péchés du monde. Il n’y aucun homme à qui il n’ait pas pardonné les péchés. Il n’y a aucun homme qu’il n’ait pas aimé jusqu’à donner sa vie pour lui, pour le rendre entier. Pour le guérir de la haine, de la solitude, du manque de confiance. Pour le guérir de la peur qui avait poussé Adam à se cacher loin de la face de Dieu. Si la maladie était une manifestation visible dans le corps de cette maladie de l’âme, la guérison physique devenait la manifestation extérieure de cette guérison totale offerte par Jésus. Le péché de l’homme était pardonné. «Une seule oeuvre que j’ai faite, et c’est pour cela que vous me haïssez».

Le narrateur juxtapose au chapitre sept l’«oeuvre» de la croix à une «oeuvre» particulière, une guérison faite pendant le sabbat. C’est un choix voulu. Car c’est avec cet homme que le chemin vers la croix commence. Et cet homme devient aussi le représentant symbolique de l’humanité entière. Cet homme est malade. Toujours malade. Jésus va aller jusqu’au bout pour le guérir. Jusqu’à la

40 En commentant la mention du sabbat au ch. 5, Léon-Dufour note «Au vs 17, Jésus situera le miracle de Béthesda dans le contexte de l’agir divin qui conduit la création à son ultime achèvement. Le jour auquel se réfère indirectement l’évangéliste est donc le vrai sabbat, celui où culmine l’oeuvre de Dieu par son fils». Leon-Dufour, op cit, pp. 30-31

41 Braun analyse l’emploi du singulier et du pluriel dans son article La réduction du pluriel au singulier dans l’évangile de Jean et la première lettre de Jean , NTS 24, pp. 40-67

Page 54: Mémoire des passeurs

54

croix. Au moment où les événements se passent, l’homme l’a probablement trahi. Même si rien de ce qu’il dit sur Jésus ne peut se transformer en une véritable accusation. Répétant les paroles de Jésus, il ne peut que dire la vérité et cette vérité ne peut être que l’annonce d’une bonne nouvelle. Mais il ne comprend pas, ni lui, ni ceux à qui il parle. Le sens de mots se cache derrière les mots à double sens, et il faut avoir la foi pour les comprendre. L’homme va annoncer aux juifs l’identité de Jésus très probablement par peur, par manque de confiance, par une solitude qui le déchirait encore. Il s’est retrouvé tout seul en face de ses juges et il n’a pas pu faire autrement. Jésus accepte de prendre la place de l’homme dans ce procès. C’était finalement par obéissance à sa parole que le paralytique portait le grabat et marchait. La guérison l’avait isolé encore plus fortement que sa maladie. Il l’avait amené en face des «juifs» qui l’accusent. Jésus accepte de subir le procès à la place de l’homme. Jusqu’au bout. Jusqu’à la croix.

Après Pâques, les disciples ont pu avoir un regard différent sur cet événement. «Une seule oeuvre que j’ai faite», disait Jésus. Oui, il a fait une seule oeuvre. Il a rendu entier l’homme le jour du sabbat. Il lui a dit de se relever, de prendre son grabat et de marcher. Il a mit l’homme débout, il l’a mis en mouvement, il lui a donné le pouvoir d’annoncer42. En guérissant le paralytique, il avait accompli un signe qui annonçait «le signe», le seul, par lequel l’amour de Dieu se révélait aux hommes. C’était ce que Jésus voulait accomplir. C’était ce qu’il était en train de dire et de faire. L’homme n’avait pas compris ses paroles. C’était seulement après, que les disciples se souvinrent et ils ont compris. Les disciples ont aussi compris, après, que celui qui est rendu entier par Jésus doit assumer sa condition d’homme debout, d’homme qui voit. Et ce n’est pas facile. La guérison va l’isoler, il va le situer en opposition avec les autres. C’est aussi le cas de l’aveugle né. Lui, par rapport au paralytique, il va savoir assumer. Il va témoigner pour Jésus, au risque de l’exclusion, au risque de la condamnation. Il y a un beau parallélisme entre les deux situations. Mais il y a aussi des contrastes. Et ceux-ci

42 Cf Lytta Basset, op.cit.

Page 55: Mémoire des passeurs

55

marquent probablement le passage d’une époque à une autre: du temps de Jésus au temps de l’Esprit. Avant l’heure de la croix, l’homme ne pouvait rien faire. Il ne pouvait pas témoigner. De loin, de très loin, me reviennent à l’Esprit les paroles que Jésus dit à Pierre : Maintenant tu ne peux pas me suivre, mais plus tard tu me suivras. (Jean 13, 36)

La gloire qui resplendit sur la croix43 va relever l’homme réellement. La guérison du paralytique était un signe44: il annonçait l’oeuvre accomplie par le Christ, tout en restant exemplaire pour la condition de l’homme, pour sa faiblesse, pour son incompréhension, pour la peur et la solitude dans laquelle il vit et qu’il n’a pas la force de dépasser tout seul. Le signe raconté au chapitre cinq montre ainsi, pleinement, la faiblesse de l’homme qui renie son sauveur. Ils vont tous passer par là, les apôtres, et surtout Pierre, dans la nuit où Jésus va être arrêté. Ce qui est merveilleux c’est qu’aucune condamnation, aucun jugement n’est prononcé sur le paralytique. Le fait que l’homme n’est pas capable d’accepter sa libération, qu’il a tellement peur, qu’il est tellement rongé par le manque de confiance fait que l’amour du Christ se manifeste d’une manière dramatique. Il va mourir seul, sur la croix, abandonné par les hommes, abandonné par ses amis. Pierre lui-même a connu la peur, Pierre lui-même a renié le Seigneur. Après Pâques, il s’est retrouvé à nouveau en face du Christ. Il n’était pas en face d’un juge qui le condamnait, mais en face d’un homme qui l’a aimé jusqu’à donner sa vie pour lui. Mourant, Jésus remit son Esprit au Père. Il donna l’Esprit d’amour afin que ses disciples le reçoivent eux-mêmes du Père. Afin qu’ils demeurent dans son amour. Le Christ leur dit : «Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par Lui» (Jean 3,17). Quand 43 Cf Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la croix44 «Les signes mènent tout droit à la croix, d’abord en tant qu’ils sont, pour une

bonne part, à la source du complot contre Jésus, ensuite et surtout parce que leur incapacité de mener jusqu’à la foi appelle la plénitude de la révélation pascale, comme la condition de leur réception en tant que «signes», c’est-à-dire, manifestations de la gloire au service de la foi des disciples», Yves - Marie Blanchard, Des signes pour croire, Ed. du Cerf, 1995, p. 95

Page 56: Mémoire des passeurs

56

l’homme va dire oui à cet amour qui le rencontre, il y a un seul chemin à prendre. C’est le chemin du Christ. Quand l’homme dit oui, il va se retrouver dans les mêmes situations que le Christ. Il va se retrouver en face de cette multitude de malades, de gisants. Il va se retrouver en face de l’homme qui a peur. Auquel il va falloir dire : «Tu as été rendu sain», mais qui ne comprendra pas tout de suite. Il ne pourra peut-être pas tout de suite assumer sa condition d’homme libre. A la suite du Christ, ceux qui vont témoigner de son amour, vont prendre le même chemin avec l’espoir de voir guérir cet homme comme eux-mêmes ont été guéris.

Le chapitre cinq est donc bien un tournant dans l’évangile de Jean. L’évangile commence avec une série de rencontres. Après la guérison du paralytique à la piscine de Bethzetha, il devient un procès mené par les autorités contre Jésus (surtout les ch. 7 à 10). L’histoire de cette guérison marque un tournant dans la construction dramatique du récit. Le conflit commence là45. Mais cette histoire s’avère aussi un moment important pour celui qui raconte et pour celui qui écoute. C’est un récit qui le provoque à faire son choix : va-t-il marcher à la suite du Christ ou non ? Va-t-il le quitter ou non ?

Le narrateur place le récit de la multiplication des pains et le discours de Jésus sur le pain de la vie juste après le récit de cette guérison. Mais si le fil de la narration, repris au chapitre 7, paraît interrompu46, le cheminement vers le témoignage se construit étape par étape. Ceux qui ont été avec le Christ dès le début se souviennent. Ils avaient fait une rencontre. A un moment donné de leur vie. Ils avaient senti la présence du Christ. Le souvenir de cette «première fois», de cette rencontre éblouissante, restera toujours une lumière sur leur chemin. Mais ce n’était pas assez. Ils se souviennent et ils arrivent à raconter cet épisode de la vie du Christ : la guérison du paralytique. Ils peuvent se reconnaître dans cet homme malade que le Christ a rendu entier. Vont-ils lire l’histoire du paralytique comme une histoire passée, où un homme est allé trahir Jésus par peur ? Ils lui ressemblent. Vont-ils voir dans cette histoire un signe annonçant «le signe» de la croix ? Ils peuvent aussi tous se reconnaître dans cet homme 45 cf Culpepper, Anatomy of the fourth Gospel46 des exégètes placent le chapitre cinq après le six (Bultmann)

Page 57: Mémoire des passeurs

57

«rendu entier» par la croix du Christ. Ils ont un choix devant eux. Le paralytique était le seul à être guéri. Chacun de ceux qui se reconnaissent en lui vont ressentir le poids d’être rendus sains. Ils sont seuls, au milieu d’une foule malade, au milieu d’un désert où règne la mort. Vont-ils continuer sur le même chemin que le Christ ou non ? Beaucoup ont eu peur. Ils ont abandonné. Mais d’autres se sont souvenu de la question du Seigneur : Et vous, voulez-vous en aller, vous aussi ? (cf. Jean 6,67). Ils ont fait une rencontre. Ils ont entendu une parole qui délivre. Vont-ils témoigner ?

Rencontre – parole qui délivre – témoignage : c’est le mouvement qu’on retrouve dans chaque épisode, même dans l’épisode de la guérison du paralytique. Mais, avant l’heure de la croix, l’homme ne peut pas vraiment annoncer, ni témoigner. C’est après. L’évangile reprend ce mouvement – rencontre, parole qui délivre, témoignage – dans la construction de sa première partie. C’est l’heure où les disciples se souviennent. C’est l’heure de faire le passage de la rencontre au témoignage. Au début, il y a le souvenir des rencontres. A la fin, les discours de témoignage sur l’identité de Jésus. Au centre, on retrouve la question que Jésus pose à ses disciples : «Voulez-vous en aller, vous aussi ? Simon-Pierre répondit : Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle» (Jean 6,67-68).

Celui qui raconte le récit de l’évangile, autant que celui qui l’écoute après Pâques, doivent eux aussi répondre à cette question. S’ils restaient, la suite leur était connue. Ils allaient affronter les accusations, ils allaient revivre dans leur vie ce procès «exemplaire» du Christ. S’ils restaient, ils deviendraient eux-mêmes des témoins à la suite du Témoin de la Vérité, le Fils du Père, comme le suggère la suite de l’évangile de Jean. La longue confrontation entre Jésus et ses accusateurs (ch 7 à 10) est «interrompue» par l’épisode de l’aveugle-né poursuivi par les «juifs». Le temps du procès de Jésus se confond et s’entre-mêle avec le temps de ses disciples. C’est une preuve qu’il y en a eu qui sont restés. Ils ont dépassé la peur. Ils ont eu le courage de témoigner. Même si c’était bien plus tard. «L’Esprit.... va témoigner. Et vous aussi vous allez témoigner pour moi» (cf. Jean 15, 26-27).

De la mémoire de la rencontre avec le Christ, ceux qui

Page 58: Mémoire des passeurs

58

se souviennent de Lui passent aux témoignages sur le Christ. La parole dont ils gardent le souvenir devient leur parole de témoignage. De la mémoire de la parole, ils passent à la parole qui fait mémoire. Les chapitres cinq et six se trouvent au tournant entre les récits des rencontres personnelles avec le Christ et les discours de témoignage en «public». Il y a un passage qui se fait. Ce passage de la peur au courage du témoignage, le passage des ténèbres à la lumière. C’est une délivrance, c’est comme si en racontant le signe du chapitre cinq, celui-ci était à nouveau accompli, tel que Jésus l’annonçait.

«Une seule oeuvre que j’ai faite» : il a rendu l’homme entier. Il l’a mis en mouvement. Il lui a donner la grâce d’annoncer. Quelle situation puis-je imaginer pour décrire ce mouvement? J’essaye de relire les Actes des Apôtres, sachant bien que ce n’est pas la même communauté qui a donné naissance à l’évangile de Jean. Mais il y a dans les Actes des situations «exemplaires». Des histoires qui racontent la vie de la première communauté des disciples. Il y a dans les Actes un récit sur les apôtres, sur leur passage au témoignage. Jetés en prison ils sont libérés pendant la nuit. Le lendemain ils vont aller au temple et témoigner (cf. Actes 5, 17-21). A un autre endroit, les Actes développent une histoire similaire, ayant comme acteur principal Pierre. Jacques, l’apôtre, vient d’être décapité. Pierre est en prison. Au milieu de la nuit, un ange vient le délivrer. Pierre croit avoir un rêve et seulement plus tard il devient conscient d’être réellement libre. Il rentre alors rejoindre les autres disciples, rassemblés dans la maison de Jean Marc. Ils étaient là pour prier. C’était la nuit de Pâques. (cf. Actes 12, 1-19) L’histoire des Actes raconte le dépassement de la peur. Elle parle de la libération de la parole. Elle annonce la bonne nouvelle de Pâques : Jésus a vaincu la mort. Celle-ci n’a plus de pouvoir, ni d’emprise sur l’homme. Pierre est libéré. Il peut annoncer au monde : N’ayez pas peur ! C’est une situation archétypale de ce qui s’est passé en Roumanie, ou ailleurs.

J’ai ressenti le besoin de créer un lien entre cette nuit racontée dans les Actes et la nuit où la communauté des disciples se rassemble pour se souvenir de son Seigneur. C’était la situation que j’imaginais au départ pour «mettre en scène» l’évangile. Je dois reconnaître qu’il n’y a aucun lien historique. C’est un lien imaginaire, très personnel.

Page 59: Mémoire des passeurs

59

Par ce rapprochement, il m’est possible de montrer qu’en faisant mémoire de la parole du Christ on vit Pâques. On passe de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière. La mémoire de sa parole apporte la délivrance. Ceux qui se souviennent sont transformés dans leur coeur. Ils sont dans une situation d’emprisonnement et ils vont devenir libres. Ils vont devenir des témoins. Il y a un miracle qui se passe. Un ange vient délivrer Pierre de la prison, racontent les Actes. Mais c’est dans son coeur qu’une parole lui apporte la liberté. Le lendemain, lui et Jean vont au Temple pour témoigner. De la mémoire d’une parole, ils passent à la parole qui fait mémoire. Un procès commencé avec le Christ continue toujours. «L’Esprit... me rendra témoignage. Et vous aussi vous témoignerez».

Evangile selon Jean: mémoire des témoinsJe vois l’évangile de Jean «naître» pendant cette nuit des Actes

des Apôtres. C’est oser sauter au-delà de toute preuve historique et critique sur la composition du texte de l’évangile. C’est une situation «imaginaire». Mais elle est aussi très réelle. Elle correspond à ce qui a été vécu dans mon pays. Les gens que j’ai rencontrés, ou dont j’ai seulement entendu parler, ont traversé cette épreuve de mort et de résurrection comme Pierre : ils ont traversé la prison et ont été libérés. Je voudrais même dire, on a tous traversé la prison, la prison d’un pays entier et on a été libéré. Le miracle se passe toujours, le miracle de Pâques. Il se répète dans la vie de chacun. On traverse la mort pour arriver à la vie. Mais c’est par la vie de Jésus que la vie de ses témoins prend sens. «Vous allez vous souvenir», dit Jésus à ses apôtres. Et vous allez comprendre.

En 1948, le regime communiste a mis hors la loi l’église roumaine unie à Rome. Ses biens ont été confisqués: Les evêques, les prêtres et les fidèles qui ont continués à affirmer leur fidelité au Vatican on été mis en prison. Sept évêques sont morts, ainsi que des nombreux prêtres et fidèles. En faisant un film sur la persécution de l’église gréco-catholique en Roumanie, j’ai rencontré un prêtre qui avait subi six années de prison. C’est le père Eugen Popa, prêtre doyen à Blaj à l’époque de son arrestation en septembre 1948. Je lui ai demandé comment ils avaient résisté en prison. Sa réponse a été simple : c’était grâce à la foi. «Quand on a la foi, on sait que la souffrance a un but. Même si on ne le

Page 60: Mémoire des passeurs

60

connaît pas. La souffrance est comme une semence qu’on pose dans la terre. Un jour elle va pousser et elle va donner du fruit. On ne sait pas quand. Demain, après demain, dans plusieures années. C’est comme le fruit de la prière. On ne le voit pas tout de suite». Les mots du père Popa faisaient résonner en moi les mots même du Christ, dans l’évangile de Jean : «C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruits et deveniez mes disciples. Comme le Père m’a aimé moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour» (Jean 15, 8-9). Jésus parle aux disciples, en faisant ses adieux. Il leur annonce les épreuves futures, il les assure aussi de son amour. Sa promesse résonne au-delà des siècles. A la suite du Christ, ses témoins ont traversé une longue nuit de souffrance. Seule la foi peut donner la force de résister à pareilles épreuves. C’est la confiance dans une promesse, c’est la confiance dans une parole. Comment résister ? Une question que je continue à poser. Je me retrouve en France, dix ans après la chute du communisme, durant la fête de Noël, avec un livre dont je n’avais même pas soupçonné l’existence. C’est le livre de Didier Rance, directeur de l’Aide à l’Eglise en Détresse, livre qu’il a écrit sur les martyrs au vingtième siècle : Un siècle de témoins. Je retrouve là des témoignages qu’il a recueillis en Roumanie, juste après la chute du communisme. Ce sont les témoignages de gens que je viens à peine de connaître, ou des gens dont j’ai entendu parler il y a peu. Je constate tout simplement à quel point les témoignages de foi font écho aux paroles de l’évangile de Jean. Dans la vie de ces hommes et de ces femmes, non seulement le procès contre le Christ continuait, il semblait être revécu. Ce qui s’est passé il y a deux mille ans traversait leur vie, faisant confondre le temps du passé avec celui du présent. En interrogeant des prêtres, comme père Eugen Popa, sur ce qu’ils ont vécu, j’apprenais que les paroles de l’évangile leur venaient à l’esprit comme la plus simple et la plus évidente réponse. De même pour le père Mattei Boila.

«N’ayez pas peur», répétait le Christ. «Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre». C’est la parole prononcée par Jésus, dans l’évangile de Jean. En venant en Roumanie, en mai 1999, le Pape Jean Paul II a tenu son premier sermon sur cette parole du Christ. Il s’adressait en particulier au cardinal Todea, le seul évêque gréco-catholique encore en vie parmi les douze persécutés pour leur foi

Page 61: Mémoire des passeurs

61

pendant le régime communiste. «Vous connaissez cette vérité, cher cardinal Todea et vous évêque George Gutiu. Et devant vous les murs de la prison se sont effondrés. Comme devant Pierre».

La vérité : elle était dans le souvenir de la vie et des paroles du Christ. La mémoire de l’évangile a donné à tant d’hommes et de femmes le pouvoir de traverser des épreuves inhumaines. Dans le livre de Didier Rance, parmi d’autres témoignages, je découvre celui du Dr. Silvo Krcméry, un des fondateurs de la JOC en Tchéchoslovaquie. Il parle de ce qui lui a donné, à lui, la force de résister en prison : c’était l’évangile de Jean. «En y consacrant deux ou trois heures par jour, même moi qui n’avais pas une bonne mémoire j’ai appris tout l’Evangile de Jean en russe en deux ans. Il n’insiste pas sur ce que cela lui a coûté comme efforts, mais signale qu’il venait juste de terminer cet apprentissage quand il fut arrêté. Cet évangile connu par coeur était son bien le plus précieux. En prison, la mémoire est plus souvent source de souffrance que de joie : le souvenir des êtres aimés, de leurs inquiétudes, de leurs angoisses, de leur souffrance à votre sujet peut être plus douloureux encore que votre propre souffrance. Tandis que les paroles de l’évangile apportent un souvenir de Dieu, un appui spirituel sans faille»47.

Didier Rance rend ce témoignage, à côté de tant d’autres similaires. La mémoire de l’évangile a aidé ces hommes à traverser une longue nuit d’emprisonnement pour arriver finalement à connaître le jour de liberté. Devant eux, les murs de la prison se sont effondrés, comme devant Pierre. D’un côté, il y a l’expérience racontée par les Actes de Apôtres, de l’autre côté il y a le souvenir de l’évangile. Les deux, ensemble.

J’avais pensé faire dire le texte de l’évangile par des acteurs comme étant le témoignage d’une communauté martyrisée. Des hommes et des femmes apportent chacun leur souvenir du Christ. C’est parfois un témoignage dans un procès qui continue, ce procès sur l’identité de Jésus. D’autres fois, c’est simplement une prière qui leur donne la force et le courage de continuer à vivre quand il n’y plus d’espoir pour vivre. D’autres fois encore, c’est un questionnement, ce sont des souvenirs qui hantent ceux qui se sentent coupables de sa mort. J’étais partie sur cette piste en faisant une réflexion sur l’évangile de Jean. C’étaient des éléments à 47 Didier Rance, op cit, p. 128

Page 62: Mémoire des passeurs

62

l’intérieur du texte qui m’avaient amenée à prendre cette décision. En premier, le fait que l’évangile est une relecture des événements passés à la lumière des événements du présent. Et ces événements présents sont très probablement les persécutions et le martyre vécus dans l’église primitive. Les paroles prononcées par Jésus à la Cène sont une preuve. Mais aussi le vocabulaire du témoignage employé tout au long de l’évangile. Sur la communauté qui a donné naissance à l’évangile de Jean on peut faire différentes suppositions. Qui étaient-ils ? Ou étaient-ils ? Il est difficile de penser que je pourrais reconstituer la situation historique qui a donné naissance à ce texte. C’est non seulement difficile, c’est impossible. Et d’autre part, ce n’est pas important.

L’important pour moi c’est de dire ce que j’ai vécu. J’ai choisi la situation racontée dans les Actes comme cadre pour «re-créer» l’évangile de Jean. Elle exprime d’une manière forte l’expérience de délivrance que j’ai vécue et qui ne prend sens qu’on faisant mémoire du Christ, tel que l’évangile le raconte. J’ai choisi l’histoire des Actes, comme point de départ, comme un canevas sur lequel je pourrais broder. Il y a d’ailleurs peu d’informations dans ces quelques lignes. Les personnages des Actes sont Pierre, l’ange et les disciples rassemblés dans la maison de Jean Marc. Qui est cette communauté ? Je vais essayer de la reconstituer à partir des personnages de l’évangile : il y a certainement le disciple bien-aimé. Et puis des femmes : la mère de Jésus, la samaritaine, Marthe et Marie. D’autre part, je voudrais aussi faire rencontrer les «autres», ceux qui s’opposent, ceux qui ont peur. Il peut y avoir Nicodème et au moins un des «juifs».

L’histoire va commencer là. Avec Pierre qui donne un témoignage en prison, tandis que cette petite communauté, rassemblée à la maison, commence à se souvenir et à raconter. Je me retrouve ainsi avec deux pièces d’un puzzle que j’essaye de tenir ensemble : d’un côté le texte de l’évangile de Jean, de l’autre une situation exemplaire, archétypale : la nuit de Pâques, raconté dans les Actes, quand Pierre est emprisonné et ensuite délivré par l’ange. Le lien entre les deux n’est pas un lien historique. L’évangile de Jean n’existait pas au moment des événements qui ont lieu dans les Actes. La mémoire des témoins, oui. Ils commençaient à se souvenir. Ils commençaient à chercher les mots qui vont finalement devenir l’évangile. Mais aujourd’hui ce texte est là. Il est là dans sa forme finale qui a une raison d’être telle qu’elle est. Et cette forme est justement la magnifique mise en place d’un témoignage.

Page 63: Mémoire des passeurs

63

La tr

ibun

e du

pou

voir

Phot

o: T

udor

Pre

desc

u

Page 64: Mémoire des passeurs

64

„Nous savons“ Dan Bãdãrãu, Constantin Cojocaru

Photo: Tudor Predescu

Page 65: Mémoire des passeurs

65

Chapitre II:

La mémoire du passage

Nicodème – celui qui vient de nuit

De nuit... Il vint auprès de lui... Il vint vers lui... De nuit. La Bible de Jérusalem traduit : il vient de nuit trouver Jésus. L’original grec ne spécifie pas auprès de qui il vient, vers qui il vient... Il vient vers lui. De nuit. Cela suffit pour savoir de qui il s’agit, qui est ce «lui» vers qui tout homme se dirige dans la nuit. Ce n’est pas vers un autre homme qu’il se dirige, ce n’est pas seulement un homme qu’il va trouver. L’homme marche de nuit, cherchant la lumière. Il va vers la lumière. Il va vers celui qui «était la lumière véritable, qui éclaire tout homme; il venait dans le monde. Il était dans le monde et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu» (Jean 1,10). Nicodème vint vers lui, de nuit. Il venait vers la lumière mais il ne le savait pas. Au début, il n’a pas reconnu qui était celui vers qui il venait.

Nicodème - j’ai tardé à dire qui vient de nuit. Celui qui a parcouru au moins une fois l’évangile de Jean pouvait savoir de qui je parle. Le syntagme «il vint vers lui» s’applique à Nicodème. Chaque fois qu’il est mentionné, cette formule rappelle son identité. La première fois il est dit : «il vint vers lui de nuit» (Jean 3,2). La deuxième fois on nous rappelle qu’il est «celui qui vint vers lui auparavant» (Jean 7, 50). La troisième fois, on ne l’oublie plus : Nicodème, c’est «celui qui vint vers lui, de nuit, la première fois» (Jean 19, 39). Il est en mouvement. Il se confond presque avec ce mouvement. Il est en marche vers lui, de nuit. Est-il en marche vers la lumière ?

Je me pose cette question comme tout un chacun qui lit l’évangile. Et je voudrais trouver une réponse. Pour cela, j’ai choisi de suivre le parcours de Nicodème, tel qu’il est décrit dans l’évangile et d’imaginer comment, après la mort de Jésus, cet homme pourra relire le passé qu’il a vécu. Nicodème est-il venu vers la lumière ? La réponse n’est pas simple. Le cheminement de ce personnage est long et douloureux, comme l’est aussi une naissance. La dernière fois que l’évangile parle de lui, il se trouve au tombeau. Il était venu

Page 66: Mémoire des passeurs

66

déposer le corps de Jésus, mort sur la croix. Mais son chemin ne peut s’arrêter là. Cela ne peut être la fin, même si l’évangile ne parle d’aucune rencontre de Nicodème avec le Ressuscité.

J’ai choisi de prendre Nicodème comme un des personnages qui vont entrer dans la même démarche du souvenir que les disciples. Pour lui, comme pour les autres, la mémoire seule peut être la clé de compréhension de ce qui est advenu. Mais pour lui la démarche de faire mémoire ne commence pas en face d’un tombeau vide, mais en face d’un tombeau lourd d’un corps mort, du corps d’un juste mis à mort injustement. Nicodème est allé accompagner Joseph d’Arimathée pour enterrer Jésus. Il a reçu dans ses bras ce corps sans vie qui était la vie même, mais il ne le savait pas1. Comme il n’avait jamais su qui était celui vers qui il était allé auparavant. Il a oint ce corps de cent livres d’huiles et de parfum, et son geste prouve bien que c’est un roi qu’il honore2. Mais il ne connaît pas vraiment son royaume. Il a déposé ce corps dans la nuit du tombeau, il l’a abandonné au pouvoir de la mort, sans savoir que la mort n’avait pas d’emprise sur lui3. La nuit allait bientôt tomber. Nicodème et Joseph d’Arimathée ont dû se dépêcher pour finir tant qu’il faisait encore jour. Mais ce n’était pas la peine de se dépêcher pour rentrer chez eux. La coutume voulait que ceux qui avaient touché un mort restent à 1 B. Hemelsoet, L’ensevelissement selon saint Jean, dans Studies in John, 47-65, et

J.N. Suggit, dans Nicodemus - the true Jew, NeoTestamentica 14, 1981, p. 102-104, s’appuyent sur l’emploi du mot «ελαβον» pour prouver que Nicodème et Joseph d’Arimathée, reçevant le corps de Jésus, arrivent vraiment à la foi. Paul Julian exprime des doutes sur cette hypothèse qui pousse trop loin le parallélisme entre «recevoir le corps de Jésus crucifié» et «recevoir le corps du Christ dans l’eucharistie» - Paul Julian, Jesus and Nicodemus., Peter Lang 2000, p.76.

2 R. Brown, The Gospel according to John, p. 960 suggère que la grande quantité d’aromates peut signifier un enterrement royal. Cf.. 2 Ch 16, 14 (funerailles d’Asa); Ps.45, 8; Josèph, Antiquités, XVII, 199 (funérailles d’Hérode le Grand). Le geste de Nicodème et de Joseph d’Arimathée est une marque de vénération - cf. Schnackenburg, Das Johannesevangelium, III, (1975), p. 346

3 Pour Dennis D. Sylva, Nicodème et Joseph ne comprennent rien à la mort de Jésus. Il «lient» le corps du mort dans le linceul et cet emploi du verbe dein, «lier» en Jean 19, 40 a des connotations négatives. Le même verbe a été employé avant pour dire que les «juifs» ont lié Jésus. Pour les deux hommes, Jésus est «tenu» par le pouvoir de la mort. Dennis D. Sylva, Nicodemus and his spices, NTS 34, 1988, pp. 148-151

Page 67: Mémoire des passeurs

67

l’écart pendant plusieurs jours4. La nuit tombait. C’était une nuit de fête. C’était la nuit de la Pâque. Ni Joseph d’Arimathée, ni Nicodème n’allaient pouvoir manger la Pâque avec les autres. Nicodème reste seul avec le souvenir d’un mort. Quand il était venu la première fois rencontrer cet homme, c’était de nuit. C’est encore une nuit pendant la fête de la Pâque.

De nuit... C’est le silence. La ville dort abritée dans la paume de la terre. Les bruits sont rares. On entend parfois des pas solitaires, un aboiement, un sifflement... De loin, de très loin. Comme si c’était tout près. Et à nouveau le silence, un silence reposant et paisible. Les gens dorment. La plupart sont depuis longtemps rentrés chez soi. Au matin, la ville va être à nouveau remplie des bruits infatigables du travail et du commerce. Mais maintenant les lumières sont éteintes. La plupart. Il y en a quelques-unes qui brillent encore. Il y a ceux qui veillent. Ils le font chaque nuit, comme si c’était à eux de porter en prière le sommeil de tous. La nuit les invite à rentrer chez soi, le silence les invite à rentrer en soi, au plus profond de leur coeur. Ils chantent des prières anciennes, transmises de père en fils. Et le chant s’entend plus clair dans la nuit. Il n’y a que les paroles de la prière qui s’entendent dans le silence. Elles s’élèvent vers le ciel comme l’encens. De leur musique, de leur mystère, elles entourent et abritent le sommeil des autres. A l’intérieur de ces maisons de veillée, les lumières brillent tranquilles et on entend les craquements du feu. Sous l’ombre de ceux qui veillent, se cachent et se dévoilent les mystères des vieux manuscrits. C’est le temps de l’étude.

Cette scène, on peut l’imaginer dans des couvents du Moyen Age. On peut l’imaginer à Jérusalem, il y a deux mille ans. On peut s’imaginer des moines en train de prier ou des juifs en train d’étudier la Loi. Des pharisiens. «Or il était un homme, parmi les pharisiens, Nicodème était son nom, un notable des juifs. Celui-ci vint vers lui, de nuit» (Jean 3,1-2).

C’est l’heure de silence. C’est l’heure de prière. Nicodème est habitué à veiller chaque nuit, penché sur les livres de la Loi5.

4 Le livre des Nombres 19, 11 stipule que quiconque a touché un cadavre est impur pendant sept jours. Pour Nicodème, la Pâque tombait dans cette période et il ne pouvait plus participer à la fête. cf. Paul Julian, Jesus and Nicodemus, Peter Lang, 2000, p. 77

5 La venue de nuit peut refléter soit la peur des juifs, soit la coutume rabbinique d’étudier la Loi pendant la nuit. Cf. R. E. Brown, op.cit., p.130; Paul Julian, op.cit, p.73

Page 68: Mémoire des passeurs

68

C’est une nuit presque pareille à tant d’autres. Et pourtant... C’est une nuit pendant la fête de la Pâque. Nicodème sort de chez lui. Il vient vers un endroit où la lumière brille et le coeur veille et prie. Beaucoup pensent que Nicodème vient vers Jésus de nuit par peur des «juifs»6. Mais au moment où cette rencontre est racontée, Nicodème n’aurait pas eu de raison réelle pour craindre quoi que ce soit. Le récit de l’évangile vient seulement de commencer7. Les signes que Jésus fait à Jérusalem provoquent la foi de la foule (cf. Jean 2, 23). C’est une foi en laquelle Jésus ne croit pas vraiment. Mais il n’empêche, sa présence semble susciter un mouvement d’admiration qui atteint même un notable des juifs. La venue de Nicodème vers Jésus est placée dans ce contexte de mouvement de «foi», un peu trop facile et superficiel. On peut bien délimiter l’introduction de la péricope entre Jean 2,23 et Jean 3,2, qui situe le cadre et introduit Nicodème8. La péricope se clôt en parlant de la venue vers la lumière de celui qui est mis en mouvement par une vraie foi. «Celui qui fait la vérité vient vers la lumière, pour que ses oeuvres soit manifestées, car elles sont faites en Dieu» (Jean 3, 21). Cette finale semble marquer le contraste entre l’homme qui fait la vérité et Nicodème, celui qui vient de nuit vers la lumière, mais sans le savoir. Il va peu à peu le découvrir. Et pourtant, ses premiers mots seront : «Rabbi, nous savons». Il est un parmi les pharisiens. Il les représente, il porte le poids de leur savoir. Il vient seul mais il amène tout un monde avec lui, toute une tradition et une culture9. Peu à peu, Jésus va lui faire admettre son manque de connaissance. «Nous savons» ! Que savaient-ils donc ?

«Nous savons que de Dieu tu es venu...» C’est l’origine de Jésus qu’ils prétendent connaître, c’est d’où il vient qu’ils

6 cf. R. Kieffer, Le monde symbolique de saint Jean, Lectio Divina 137, Paris, Cerf, 1989, p.46

7 Jean-Marie Auwers soutien la thèse que Nicodème n’avait rien à craindre dans son article «La nuit de Nicodème», Revue Biblique 1990, T 97/4, pp. 481-503

8 Sur la délimitation de l’introduction voir Paul Julian, op. cit, pp. 49-60.9 U.C. von Wahlde, The terms for religious authorities in the fourth Gospel,

a key to literary strata ?, JBL 98 (1979), p. 234; Pierre Grelot, Qui sont les juifs dans l’évangile de Jean, Paris, Gabalda, 2000

Page 69: Mémoire des passeurs

69

affirment savoir. C’est presqu’une confession de foi10! Sauf que pour Nicodème et les pharisiens Jésus n’est pas plus qu’un «maître». La suite de la phrase précise le sens des premiers mots. «Nous savons que de Dieu tu es venu comme maître». Pour eux, Jésus est venu enseigner. En tant que leur semblable, les pharisiens paraissent prêts à l’accepter. Ils se laissent convaincre par les signes qu’il accomplit : «car personne ne peut faire tout les signes que tu fais, si Dieu n’est pas avec lui» (Jean 3, 2). Mais ils se trompent11.

Jésus refuse cette foi. Il nie ce type de savoir. D’où il vient et où il va, personne ne le sait s’il ne naît une nouvelle fois. Un dialogue en trois temps (Jean 3, 3-10) suivi d’un monologue (Jean 3, 11-21) structure la rencontre de Nicodème avec Jésus autour de la double question: qui est Jésus et qui vient vraiment à lui ? La beauté du texte réside dans le fait qu’il n’y a pas de question au départ. Nicodème vient affirmer un savoir. Jésus est celui qu’il connaît. Ou plutôt, celui qu’il croit connaître. Plus loin dans l’évangile, on rencontrera à nouveau le même type d’affirmation parmi les habitants de Jérusalem (Jean 7, 25-28). Ils savent d’où vient Jésus, «tandis que le Christ quand il viendra, personne ne saura d’où il est». Ce n’est donc pas possible que les «notables» aient reconnu en lui le Christ. «Vous savez qui je suis et vous savez d’où je viens ?», leur demande Jésus. «Et pourtant je ne suis pas venu de moi-même» (Jean 7, 29). Jésus conteste toujours leur savoir. Mais si au chapitre sept le discours devient catégorique en face de ceux qui veulent le tuer, le ton est encore calme pendant la première rencontre avec Nicodème. Jésus prend le temps de le mener pas à pas pour transformer en question son affirmation première. Le pharisien doit admettre que son savoir ne suffit pas.

10 Cf. Michèle Morgen, Afin que le monde soit sauvé, Lectio Divina 154, Cerf, 1993, p. 42

11 Cf. Brown, «Nicodemus approach to Jesus is well intentionated but theologically inadequate». Brown note aussi l’opinion contraire selon laquelle Nicodème est venu poser des questions-piège à Jésus. Le parallèlisme entre la formule d’introduction et celle du Papyrus Egerton peut soutenir cette thèse. Brown, The Gospel according to John, I, New York, 1966, p. 138

Page 70: Mémoire des passeurs

70

Les premières séquences de la péricope sont rythmées par la répétition de la formule «amen, amen, je te le dis». A trois reprises, Jésus commence son discours avec ces mots, soulignant ainsi l’importance de la parole qu’il va prononcer12. C’est une parole de témoignage.

Jésus commence par une affirmation qui choque son interlocuteur. Pour voir le royaume de Dieu, il pose la condition d’une nouvelle naissance. «Amen, amen je te le dis, si quelqu’un ne naît pas «d’en haut»13, il ne peut voir le royaume de Dieu» (Jean 3, 3). Nicodème ne comprend pas ce que dit Jésus. Celui-ci lui parlait de la naissance «d’en haut», Nicodème pense qu’il faut naître «une seconde fois». Le mot «anôthen», employé par Jésus, est un mot à double sens. Il signifie «une nouvelle fois», mais aussi «d’en haut». Un malentendu naît, mettant en relief l’incapacité de Nicodème à discerner. Ironique, il pose deux fois la question: comment un homme peut-il une deuxième fois entrer dans le sein de sa mère et naître ? (Jean 3,4)

Jésus explique son propos. Naître à nouveau, c’est naître d’eau et d’Esprit. «Amen, amen, je te le dis, si quelqu’un ne naît pas d’eau et d’esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu» (Jean 3,5). Cette nouvelle naissance sépare : Il y a ceux qui naissent de la chair, ils sont chair. Et il y a ceux qui naissent de l’esprit, ils sont esprit. Jésus continue par identifier le manque : Nicodème ne sait pas. Il ne comprenait rien à cette nouvelle naissance14. Pouvait-il entendre l’esprit ? Pouvait-il savoir d’où venait vraiment celui que Dieu avait envoyé ? Le pharisien arrive à poser la question qui l’ouvre à l’écoute de l’autre. «Comment cela peut-il se faire ?» demande Nicodème. Jésus lui répondit : «Tu es maître en Israël et tu ne sais pas cela ?» (Jean 3, 9-10). Jésus le renvoie à son identité première, une identité visiblement à dépasser.

12 Jean 3, 3.5.11. Voir Michele Morgen, op.cit. p.3513 «anothen» en grec. Paul Julian analyse l’emploi du malentendu ainsi que de

l’ironie johannique. op.cit, p.8814 «On peut dire que Nicodème se situe résolumment du coté charnel, celui des

apparences (vs.6) et que, faute d’accepter de se recevoir d’un «engendrement spirituel», il lui manque cette liberté semblable à celle du vent (ou «esprit»), qui seule lui permettrait d’adhérer au sens «spirituel» des propos de Jésus», Yves-Marie Blanchard, op. cit. p. 126

Page 71: Mémoire des passeurs

71

Jésus clôt le dialogue en doutant de la capacité du groupe dont Nicodème fait partie d’accueillir son témoignage.

«Amen, amen je te le dis, nous parlons de ce que nous savons et nous témoignons de ce que nous avons vu et vous n’accueillez pas notre témoignage» (Jean 3, 11). Au «nous savons» de Nicodème s’oppose le «nous savons» de Jésus. Un savoir acquis par un long apprentissage s’oppose à une connaissance donnée par l’Esprit. Les «juifs» vont se demander plus tard, voyant Jésus enseigner dans le Temple, «comment connaît-il les lettres sans avoir étudié ?» (cf. Jean 7, 15) Jésus répondra : «Ma doctrine n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé. Si quelqu’un veut faire sa volonté, il reconnaîtra si ma doctrine est de Dieu» (Jean 7, 16-17). La connaissance ne vient pas des «lettres». Lui-même n’est pas un «maître», un «didaskalos», comme Nicodème le supposait. Jésus va resituer les choses, en donnant la clé pour connaître sa véritable identité.

Nicodème est venu affirmer son savoir. Il avait dit : «Nous savons que de Dieu tu es venu comme maître, car personne ne peut faire les signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui» (Jean 3,2). Jésus lui fait connaître la vérité. Il lui répond : «Personne n’est monté au ciel si non celui qui est descendu du ciel, le fils de l’homme». (Jean 3, 13) .

A deux reprises dans cette péricope, l’identité de Jésus est cernée par rapport aux autres. «Personne ne peut faire les signes», dit Nicodème. «Personne n’est monté au ciel», répond Jésus. Jésus est l’exception, dirait-on. A deux reprises, Jésus est identifié par le mouvement: «De Dieu tu es venu», dit Nicodème. Jésus parle de «Celui qui est descendu du ciel». Les deux formules se ressemblent15. Mais pour Nicodème, dire que Jésus est venu de Dieu représente une conclusion qu’il tire à partir des signes. Parce qu’il accomplit cela, Dieu doit être avec lui. Jésus inverse les termes : C’est parce qu’il vient de Dieu, qu’il a une oeuvre a accomplir. «Dieu l’a envoyé» : on doit en premier savoir cela pour comprendre «les signes». Ils ne sont que des petites lumières sur un chemin : ils précèdent et annoncent «l’oeuvre»

15 Michèle Morgen, Afin que le monde soit sauvé, Cerf, Lectio Divina 154, Paris, 1993, p. 58

Page 72: Mémoire des passeurs

72

de la croix16. Car il faut que «le fils de l’homme soit élevé, afin que qui croit en lui ait la vie éternelle» (Jean 3,14-15)17.

Une première affirmation sur l’identité de Jésus demandait à être corrigée, précisée. Pas à pas, on aboutit à une nouvelle affirmation, faite par Jésus lui-même. Il n’est pas «le maître», il est «le fils de l’homme». Pour arriver là, il y avait un chemin à parcourir : celui qui croit savoir et qui vient faire des affirmations doit arriver à s’ouvrir à l’écoute, à poser la question. Celui qui arrive comblé par sa connaissance doit accepter de reconnaître son manque et d’ouvrir la porte de son coeur.

Celui qui vient, courbé sous le poids de son savoir, est en face d’une nouvelle naissance. Nicodème fait partie d’un groupe, il est l’un des pharisiens, un notable des juifs. Jésus met en cause ce groupe : «vous n’accueillez pas notre témoignage... Pourriez-vous croire ?» Nicodème va-t-il renoncer à son identité ? Pourra-t-il se laisser transformer ?

Il vient de nuit... Vient-il vers la lumière ?18

Nicodème - interlocuteur de Jésus et de ses disciplesAu temps où Jésus lui parlait, Nicodème ne pouvait pas

comprendre. Il pourra comprendre plus tard si, lui aussi, comme les autres, entre dans la démarche du souvenir. Jésus lui parle et il peut seulement lui faire entendre qu’une nouvelle naissance est en face de lui, il peut lui faire reconnaître un manque. Il lui annonce des choses à venir, des choses qui accomplissent les Ecritures :

16 Paul Julian commente: «signs are symbolic anticipations of the perfect sign. (...) The argumentation making Nicodemus move from the signs seen (cf.3,2) to the perfect sign (3,14-15) (...) is therefore, perfectly logical». Paul Julian, Jesus and Nicodemus, p.187

17 Sur l’analyse du mot «hupsô» voir Paul Julian, op.cit, pp.133-139. L’expression renvoie à l’épisode du serpent d’arain - cf. Michele Morgen, op.cit., p. 60-61

18 Saint Augustin remarque que «Nicodème vient trouver le Seigneur de nuit. Il vient vers la lumière et il vient dans les ténèbres. Bien qu’il vienne à Jésus, parce qu’il vient de nuit, il parle encore des ténèbres de sa chair». Saint Augustin, Commentaire sur l’Evangile de Jean, Traité 11,4,1-5

Page 73: Mémoire des passeurs

73

«Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle» (Jean 3, 14-15).

Le discours de Jésus est centré sur le Fils de l’Homme (vs 13.14), sur le Fils unique (vs 16.18), sur le Fils de Dieu (vs 17). Il est venu sauver le monde.

Jésus annonce à deux reprises une nouvelle «genèse» : Il avait parlé de la naissance d’en haut, une naissance d’eau et d’Esprit. (vs. 3 et 5). Il parle maintenant de la lumière venue dans le monde (vs. 19) ! Le texte nous renvoie au Prologue ainsi qu’aux premiers versets de la Genèse, quand Dieu créa le ciel et la terre. «Le souffle de Dieu tournoyait sur les eaux. Dieu dit : Que la lumière soit et la lumière fut» (Genèse 1, 2b-3). Au commencement, Dieu créa par son Verbe. Et maintenant, Dieu crée le monde à nouveau. C’est toujours par son Verbe, le Verbe fait chair. Celui qui connaît la véritable identité de celui que Dieu a envoyé participe à cette nouvelle création. Dieu crée par sa parole, Dieu crée en séparant. Paul Beauchamp montre ce lien inséparable dans son étude sur le livre de la Genèse Création et séparation. «Créer c’est rompre un continu, défaire, espacer, déchirer (...) Créer par la parole qui sépare, c’est introduire entre les choses une distance plus radicale que par l’épée».19 En séparant le ciel de la terre, la lumière des ténèbres, le jour de la nuit, Dieu instaure l’ordre, il introduit la distinction. La séparation, par l’acte de choisir, peut être aussi comprise comme une mise à part. Dans le troisième chapitre de Jean, on voit comment ce mouvement de création – séparation se reproduit.

On peut suivre ce mouvement dans la structure de la péricope :

Doute sur la foi de la fouleet affirmation inadéquate sur l’identité de Jésus Jean 2, 23 - 3,2«Création» nouvelle - par l’Esprit Jean 3, 3-4 une nouvelle naissance fait voir le royaume de DieuSéparation et désignation du manque Jean 3, 5-10 ceux qui naissent de la chair sont chair ceux qui naissent de l’esprit sont esprit

19 Paul Beauchamp, Création et séparation, p. 230-231

Page 74: Mémoire des passeurs

74

Doute sur la foi de Nicodème et des siens et nouvelle affirmation de l’identité de Jésus Jean 3, 11-13Dieu sauve – «création nouvelle» – par le Fils Jean 3, 14-18 ceux qui croient au Fils de l’homme ont la vie éternelleJugement /Séparation Jean 3, 19 - 21 quiconque commet le mal hait la lumière celui qui fait la vérité vient à la lumière

Un jugement se fait. Il y avait l’homme né de chair en opposition à l’homme né de l’esprit. La naissance d’en haut les séparait. «Ce qui est né de chair est chair. Ce qui est né d’esprit est esprit» (Jean 3, 6). A la fin du discours, Jésus parle de l’homme qui préfère les ténèbres et de l’homme qui vient vers la lumière. «Et le jugement le voici : La lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, car leurs oeuvres étaient mauvaises. Quiconque, en effet, commet le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses oeuvres ne soient démontrées coupables. Mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses oeuvres sont faites en Dieu» (Jean 3, 19-21). Jésus l’avait annoncé. Nicodème est prévenu. Cela ne veut pas dire qu’il a vraiment compris. Comment croire avant Pâques ?

La foi suscitée par les signes ne mène à rien. Ce n’est pas seulement Nicodème qui se trompe. «Comme il était à Jérusalem durant la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom à cause des signes qu’il faisait. Mais Jésus, lui, ne croyait pas en eux, parce qu’il les connaissait tous et qu’il n’avait pas besoin d’un témoignage sur l’homme : car lui-même connaissait ce qu’il y avait dans l’homme» (Jean 2, 23-25). Il connaît bien cette foi qui brûle comme un feu de paille, cette foi qui attend des signes et qui chancelle à la moindre épreuve. Non, ce n’est pas en cette foule que Jésus va se fier. Son chemin mène vers la croix. Il va être seul. La maigre foi chancelante de la foule va se dissiper comme une fumée. Tous vont le quitter. «Voici venir l’heure - et elle est venue - où vous serez dispersés chacun de votre côté et me laisserez seul» (Jean 16,32), dira Jésus à ses disciples la dernière nuit avant sa Passion. Et il continua de prier. «Père,

Page 75: Mémoire des passeurs

75

l’heure est venue : glorifie ton fils afin que ton fils te glorifie et que, selon le pouvoir que tu lui as donné sur toute chair, il donne la vie éternelle à ceux que tu lui as donnés. Or la vie éternelle c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus Christ» (Jean 17, 1-3). Jésus l’annonçait déjà auparavant à Nicodème : «Il faut que le Fils de l’homme soit élevé, afin que qui croit en lui, ait la vie éternelle» (Jean 3, 14). Ce ne sont pas les signes qui font naître la foi, mais le seul signe, celui de la croix20. Contemplant ce mystère, l’homme va pouvoir connaître l’amour de Dieu pour le monde. Ce n’est pas un savoir, c’est une foi. C’est un amour infini qu’on reçoit et auquel on se fie. On cesse justement de savoir, on commence à aimer et à se laisser aimer. On cesse d’être le sujet connaissant en face de l’objet de sa connaissance. On devient un avec celui qu’on aime dans le flot de l’amour, de même que le Père et le Fils sont un dans l’échange éternel de la vie qui ne cesse d’être donnée et reçue. Un feu d’amour embrase l’homme : il le porte pour toujours vers son Créateur. «Que votre coeur ne se trouble pas ! vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Dans la maison de mon Père il y a des nombreuses demeures... je vais vous préparer une place. Et quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi afin que, là où je suis, vous aussi vous soyez. Et du lieu où je vais, vous savez le chemin» (Jean 14, 2-4). Un chemin d’amour, un chemin de don, un chemin de foi.

Les disciples ont pris ce chemin. Mais Nicodème pourra-t-il le faire ? Va-t-il essayer de comprendre ce qui s’est passé ? Va-t-il entrer, lui aussi, dans une démarche de mémoire et se laisser transformer ? Il devrait le faire. Tout le pousse à le faire. Il est là, en face d’un tombeau lourd du corps d’un mort, injustement puni pour sa justice. Il est là à se souvenir, et ses souvenirs le hantent.

Il y avait eu cette première rencontre avec Jésus. Et puis après... Le sanhédrin a envoyé les gardes pour arrêter Jésus. Nicodème était le seul à demander qu’on l’écoute avant de le 20 «La croix de Jésus peut être considérée comme le signe infaillible, dans la

mesure où, la réalité visible étant pratiquement réduite à néant, le signifié éclate au grand jour, dans une nudité aveuglante», Yves-Marie Blanchard, Des signes pour croire, Ed. du Cerf, 1995, p. 100

Page 76: Mémoire des passeurs

76

condamner. «Notre Loi juge-t-elle un homme sans d’abord l’entendre et savoir ce qu’il fait?» (cf. Jean 7, 51) Il avait demandé cela pour respecter la Loi21 et sa demande l’avait situé en opposition au groupe. Il n’a pas insisté. Il est resté avec eux. Ils est resté avec ceux qui voulaient le tuer. Après la mise à mort de Jésus, Joseph d’Arimatée demanda à Pilate «de pouvoir enlever le corps. Pilate le permit. Ils vinrent donc et enlevèrent son corps. Nicodème - celui qui précédemment était venu, de nuit, trouver Jésus - vint aussi, apportant un mélange de myrrhe et d’aloès, d’environ cent livres» (Jean 19, 38b-39). Nicodème...

Que se passe-t-il avec lui ? Pourquoi est-il là ? Il apporte un mélange de cent livres de myrrhe et d’aloès, une fortune, pour cet ensevelissement ! Cette mort lui coûte cher. Il était intervenu auprès du sanhédrin, posant la question du respect de la Loi et demandant d’écouter Jésus avant de le juger. Mais s’était-il vraiment opposé à la décision de le tuer ? Homme de chair né de la chair il s’est placé du côté des ténèbres, du côté de ceux qui ont voulu la mort d’un juste. N’était-il pas coupable, lui aussi ? Comment pouvait-il croire à son innocence ? Des souvenirs le hantent. Il a des questions à poser et n’a plus à qui les poser. Il doit essayer de comprendre. Il doit se souvenir. Qui était-il, cet homme, vers lequel il était venu de nuit ?

Les paroles d’antan vont-elles lui revenir à l’Esprit ? L’évangile lui-même suggère cette hypothèse. En racontant la rencontre de Nicodème avec Jésus, un glissement paraît se produire dans le temps. Tout d’un coup, le texte donne l’impression de reproduire un dialogue entre les disciples et les pharisiens. La rencontre paraît avoir lieu après la mort et la résurrection du Christ.

Un détail attire l’attention. En plein dialogue avec Nicodème, Jésus s’adresse à lui avec la forme du pluriel. Il dit : «Nous parlons de ce que nous savons et nous témoignons

21 Léon-Dufour observe qu’à deux reprises dans la même péricope, la Loi est enfermement pour les pharisiens autant que «chemin conduisant au Christ» pour Nicodème. Léon-Dufour, op.cit., vol II, p 246. Schnackenburg fait remarquer l’ironie johannique : «The teachers of the Law, cursing the people who don’t know the Law, do not themselves abide by the Law», Schackenburg, op.cit, p.161

Page 77: Mémoire des passeurs

77

de ce que nous avons vu, mais vous n’accueillez pas notre témoignage» (Jean 3, 11). Qui désigne ce «nous» ? Des temps différents de l’histoire paraissent s’entremêler, un dialogue commencé entre Jésus et Nicodème paraît se continuer entre celui-ci et les disciples22. C’est un clin d’oeil. Bien sûr, le «nous» de Jésus répond au «nous» avec lequel Nicodème commença son discours. L’emploi du pronom au pluriel s’intègre pleinement dans la logique du dialogue, où Jésus reprend l’un après l’autre les mots de Nicodème et leur donne un autre sens. Nicodème l’avait appelé «maître», Jésus le désigne à son tour comme «maître», jouant sur l’ironie, car ce maître manque de savoir ! Nicodème croyait savoir, «nous savons», dit-il. Jésus lui retourne la balle : «nous savons» (vs 11), va-t-il répondre. Mais sous ce «nous» peut très bien se glisser l’identité des disciples. Un imperceptible changement se produit entre une époque et une autre, entre un temps de l’histoire et un autre temps de l’histoire.

Il y eut un temps où beaucoup «croyaient». C’étaient à cause des «signes» que Jésus faisait. Mais Jésus ne «croyait» pas en l’homme, il n’avait pas besoin que quelqu’un «témoigne» sur l’homme, il «savait» ce qu’il y a avait dans l’homme. C’est le temps historique de la rencontre de Nicodème avec Jésus. Une deuxième fois dans la péricope les même mots : «croire», «savoir» et «témoigner» décrivent un tout autre cadre. Un groupe parle et affirme : «Nous parlons de ce que nous savons et nous témoignons de ce que nous avons vu, mais vous n’accueillez pas notre témoignage. Vous ne croyez pas.» (Jean 3, 11-12) Quand l’histoire est racontée, un nouveau temps a déjà commencé, un temps où les disciples peuvent dire «nous savons», «nous témoignons» et vous ne «croyez pas»23. Un nouveau contexte permet aussi de reformuler l’identité de Jésus. C’est un clin d’oeil. Une seule phrase où le «je» singulier s’est transformé en «nous» pluriel, pour revenir à nouveau au singulier. «Des choses de la terre quand je vous parle, vous ne croyez pas, comment croiriez-vous, quand je vous parle des choses du ciel ?» 22 Dodd, Historical Tradition, p. 328; Léon-Dufour, Lecture, I, p. 296, Michèle

Morgen, op cit, p. 32; G. Sellin Die Auferstehung ist schon geschehen, NT 25 (1983), pp. 220-237.

23 Paul Julian analyse l’emploi de ces mots. op.cit, pp. 113-117

Page 78: Mémoire des passeurs

78

Le «nous» pluriel disparaît, le «je» singulier revient. Le dialogue est à nouveau entre Jésus et Nicodème. Mais le clin d’oeil est fait. Les disciples aussi vont avoir Nicodème comme interlocuteur, ce pharisien qui veut comprendre et qui ne le peut toujours pas.

La situation que j’imagine pour dire l’évangile de Jean est la suivante : C’est après la mort et la résurrection du Christ : une nuit pendant la persécution d’Hérode. Jacques, l’apôtre, a été décapité. Pierre vient d’être arrêté. Nicodème, un des notables juifs, arrive de nuit pour trouver Jean. Il a peur. Il a toujours du mal à comprendre le Christ. Comment ne pas avoir peur ? Comment pouvoir comprendre ?

Nicodème et Jean, en face à face. Ils se souviennent.Celui qui se cache face à celui qui est venu à la lumière.Celui qui a peur du monde face à celui qui a vaincu le monde.Celui qui regrette face à celui qui fait confiance.Entre le remords et la confiance, entre la peur et le courage

de la parole, il y a un difficile passage : c’est le pardon. Nicodème a de nouveau un chemin à faire. Jésus lui avait fait faire le chemin de l’affirmation vers le questionnement. Maintenant, il a une question.

Il se souvient. La première fois il était venu vers lui, de nuit. Il croyait savoir vers qui il venait. Jésus devait certainement être un maître, envoyé par Dieu. Mais pendant cette première rencontre, Jésus avait contesté son savoir. Il lui avait annoncé la nécessité d’une nouvelle naissance pour pouvoir le connaître. Une création nouvelle. Elle supposait la séparation. Se séparer... La péricope de la rencontre avec Nicodème aboutit au jugement, à la séparation. Mais ce n’est pas une condamnation. C’est la séparation qui s’ensuit de la nouvelle création. Que va-t-il faire ? S’il prend le chemin des disciples, celui-ci va l’isoler fortement, il va le mettre en réelle opposition par rapport au groupe auquel il appartenait. Ce n’est pas facile. Il n’est pas du tout évident de le faire.

Il ne peut s’empêcher de se souvenir. Après cette première rencontre, de nuit, il y a eu la fête des Tentes, à Jérusalem. Cette scène est la preuve du déchirement que la présence de Jésus

Page 79: Mémoire des passeurs

79

opère dans la foule et parmi les juifs. Il sépare. Les synoptiques témoignent de la parole de Jésus : «Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive» (cf. Mt 10,34). L’évangile de Jean paraît la mettre en scène. C’est un déchirement entre les gens de la même famille, entre des gens proches. Mais c’est aussi un déchirement dans le coeur de l’homme. Nicodème le vit sur tous les plans. Il doit se séparer des siens. Mais il doit se séparer de cet homme de chair, de cet homme de ténèbres qu’il est lui-même. Au moment où les événements se sont passés, il ne l’a pas fait. Peut-être après, quand il se souviendra....

Au coeur du conflit : des relectures successivesLa fête des Tentes approche. Jésus parcourait la Galilée. Il ne

semble pas vouloir aller à Jérusalem, où «les juifs» le cherchent pour le tuer. Les deux premiers versets du chapitre sept nous annoncent une situation de «guerre». Le conflit est déclenché. Si Jésus monte à Jérusalem, la situation ne peut qu’empirer. Mais ses frères l’invitent à le faire. Il lui demandent de se montrer au monde, de laisser les disciples voir les oeuvres qu’il accomplit.

«Personne n’oeuvre en secret, mais cherche à être en vue», lui disent-ils (Jean 3,4). Tristement, l’évangéliste commente : «Ses frères ne croyaient pas en lui» (Jean 3, 5). Jésus va refuser leur demande. Ils les laisse partir seuls. Lui-même va monter après eux, non pas en se montrant, mais «en secret» (Jean 3, 10). Qui aurait pu le suivre ? Comment demander à ses frères de le suivre ? Son chemin montait, non seulement vers Jérusalem, mais vers la croix. Et il n’y avait encore personne pour le suivre. Il accepta alors d’aller en dernier, suivant ses frères, suivant les hommes. Il est parti en dernier pour chercher l’homme.

L’introduction est faite (Jean 7, 1-10). A partir de maintenant, tout au long des chapitres sept et huit, la scène se déroule à Jérusalem, pendant la fête des Tentes. C’est une situation de conflit. Les juifs cherchent Jésus pour le tuer (vs. 1). Ils cherchaient à le tuer (vs. 30). Ils voulaient le tuer (vs. 44). La tension monte. Mais si personne ne jette la main sur lui, c’est seulement parce que son «heure n’était pas encore venue» (Jean 7, 30). Au coeur de

Page 80: Mémoire des passeurs

80

la péricope on trouve la mention de «l’heure». On nous parle aussi de la foule qui «murmure» (Jean 7, 30-32). L’image de la foule est celle-là même qui ouvre la scène (Jean 7, 11-13). Evoquant le murmure du peuple hébreu au désert, elle précède et suit un premier échange de paroles entre Jésus et les juifs (vs 14-29). «Murmurait sur lui dans la ville la foule» (vs 12). «Ils ont entendu les pharisiens la foule murmurant» (vs. 32). S’ensuit un deuxième échange de paroles entre Jésus et les juifs (vs. 33-39). Juste avant, on nous rappelle qu’ils voulaient le tuer mais que «personne n’a pu mettre la main sur lui» (vs. 30). A la fin de la scène, on nous laisse savoir que certains d’entre eux voulaient le saisir, mais «personne n’a pu mettre les mains sur lui» (vs 44). La même affirmation se répète, en ouverture et conclusion de cette deuxième section. A la fin, des rumeurs se répandent dans la foule (vs. 40-43)24.

Les trois mentions de la «foule» rythment la péricope. Au début, des convictions différentes sont émises. A la fin, c’est l’évidence même : une scission se produit. Au coeur du conflit: l’heure. Elle n’était pas encore venue, l’heure (Jean 7, 30). La foule, elle, parle de la venue du Christ. «Le Christ quand il viendra...» (Jean 7, 31). Mais il était là. Il avait déjà été envoyé, comme le Christ lui-même l’affirme (Jean 7, 29). Deux mouvements contraires se croisent dans cette heure. Le Père a envoyé le Fils, tandis que les pharisiens envoient les gardes. Tout se joue entre le «déjà là» et le «pas encore». Le Christ a été envoyé, mais la foule semble toujours attendre sa venue dans l’avenir, car elle ne peut le reconnaître. L’heure n’est pas encore

24 introduction : les frères de Jésus l’invitent à monter à Jérusalem vs 1-10 les juifs cherchent Jésus. la foule murmure vs 11-13 première échange de parole entre Jésus et les autres vs 14-29 (les juifs, la foule, les habitants de Jérusalem) personne ne porta la main sur lui. les juifs envoient les gardes. la foule murmure vs 30-32 deuxième échange de paroles entre Jésus et les juifs vs 33-39 un schisme se produit dans la foule. personne ne porta la main sur lui. vs 40-43 conclusion : les gardes retournent au pharisiens. Nicodème intervient vs 44-53

Page 81: Mémoire des passeurs

81

venue, mais les gardes sont déjà envoyés25. Encore un peu de temps : L’heure va être bientôt là. L’heure de la croix. L’heure de la gloire.

Son heure26: Elle sépare deux temps différents de l’histoire, le temps de l’oeuvre du Fils et le temps de l’Esprit. Le premier échange de paroles entre Jésus et les juifs (Jean 7, 14-29) parle de cette oeuvre, le deuxième échange (Jean 7, 33-39) aboutit à l’annonce du don de l’Esprit. Deux thèmes s’opposent, celui de la connaissance et celui de la foi. Les juifs veulent «savoir» d’où vient l’enseignement de Jésus, celui-ci les invite à «croire». Le dialogue commencé longtemps auparavant avec Nicodème devient maintenant un débat public autour des mêmes questions. Jésus conteste toujours le savoir des «juifs», il invite à se laisser transformer. Dans la première partie, du vs 14 au vs. 29, le verbe «connaître» revient à neuf reprises. A partir du verset 31, le verbe «croire» apparaît, employé trois fois. La foule est la première à croire en Jésus, mais sa foi n’est pas fiable. Au plus grand jour de la fête, Jésus va appeler ceux qui ont soif de venir et de boire (vs. 37). Il appelle ceux qui croient véritablement en lui. «Croire» devient l’accomplissement d’une quête, «croire» signifie trouver par opposition au «chercher». Mais on ne peut pas vraiment arriver à la foi sans passer par «l’heure». Le don de l’Esprit est annoncé comme un événement futur, car l’heure n’était pas encore venue. Un des thèmes du chapitre sept est l’homme qui cherche. Le verbe revient douze fois, employé au sens propre et figuré, entre le vs. 1 et le vs. 36. Ce verbe disparaît ensuite, comme si l’appel de Jésus à venir boire devenait justement l’aboutissement de la quête de l’homme. Mais qui entend son appel ? Qui vient vraiment vers lui ? Y a-t-il quelqu’un qui le cherche pour de vrai ? Pour le moment, «les juifs» le cherchent. Mais c’est pour le tuer.

25 Structuré en chiasme on retrouve : lui m’a «envoyé» - elle n’était pas «venue» - «l’heure» - le Christ quand il «viendra» - ils «envoyèrent» les gardes

26 «Le narrateur reprend l’expression de Jésus à Cana, concernant l’heure où par ses miracles il manifesterait sa gloire (2,4); ici son heure se réfère évidemment à la Passion, à l’heure ultime que seul Dieu détermine (12,23; 17,1)», Léon-Dufour, Lecture de l’évangile selon Jean II, Ed. Seuil, Paris, 1988, p. 227

Page 82: Mémoire des passeurs

82

„Ils

ont

env

oyé

les

gqrd

es p

our l

’arr

eter

“ M

aria

n Ra

lea,

Con

stan

tin C

ojoc

aru

Phot

o Tu

dor P

rede

scu

Page 83: Mémoire des passeurs

83

Ils vont le chercher plus tard, leur dit Jésus. Et à ce moment là, ils ne vont plus le trouver. Nicodème est un des juifs, un notable des juifs. Il est un de ceux qui cherchent à le saisir, qui cherchent à le tuer. Et en même temps, il est un de ceux qui cherchent Dieu, tout simplement. S’il était le témoin de cette scène, au Temple, quand Jésus appelle l’homme, comment a-t-il entendu cet appel ? Y a-t-il «une foule» dans son coeur, où des voix se contredisent en permanence ? «Les uns disaient : c’est un homme de bien... tandis que les autres disaient : Non, il égare la foule» (Jean 7, 12). Nicodème est bien présent à cette scène, comme on va bientôt l’apprendre. Et des voix contraires s’opposent en lui. Il prend la défense de Jésus et en même temps il reste un de ceux qui le poursuivent.

La présence de Jésus provoque un déchirement, de plus en plus évident et dramatique, au coeur des hommes. «Un schisme est advenu dans la foule à cause de lui» (Jean 3, 43). Les gardes n’obéissent plus aux grands prêtres. Ceux-ci les avaient envoyés pour arrêter Jésus (Jean 3, 32). Eux retournent seuls en répondant : «Jamais homme n’a parlé ainsi» (Jean 3, 46). Les pharisiens se demandent alors comment on peut se laisser égarer ainsi ! «Y a-t-il un des notables qui ait cru en lui, ou un des pharisiens ? Mais cette foule, ne connaissant pas la loi, ce sont des maudits» (Jean 7, 48-49). Ce ne sont pas les gardes qui vont répondre, mais justement un des notables, un des pharisiens : c’est Nicodème. Et lui aussi va invoquer la loi et la connaissance. Et cette loi semble se retourner contre les pharisiens, non pas contre la foule. Nicodème demande: «Notre loi juge-t-elle un homme sans l’avoir entendu auparavant, pour connaître ce qu’il fait ?» (Jean 7, 51) Son intervention n’est pas prise au sérieux. Les pharisiens savent d’où vient Jésus : il vient de Galilée. La mention de la Galilée ouvre et clôt la péricope. «Jésus parcourait la Galilée» (Jean 7, 1). C’est la raison pour laquelle les pharisiens ne lui font pas confiance. «De la Galilée il ne surgit pas de prophète» (Jean 7, 52). Nicodème n’insiste pas. Ils ont peut-être raison. Il est trop seul ! Et si c’était lui qui se trompait ?

Nicodème avait essayé de défendre un homme qu’il croyait juste. Il avait demandé, par respect de la loi, que cet homme soit entendu.

Page 84: Mémoire des passeurs

84

Dans l’évangile selon Jean, «entendre» est proche de «croire». Il désigne le plus souvent une écoute spirituelle qui mène à la foi27. C’est trop osé de penser que Nicodème croyait déjà en Jésus de la même manière que les disciples vont croire en lui après la résurrection. Mais il est en chemin. Il croit, même si sa foi est encore chancelante et il ne connaît pas vraiment Jésus. Son intervention met en doute la question formulée juste avant par les pharisiens : «Y a-t-il un des notables qui ait cru en lui ?» La réponse attendue était «non». La vraie réponse paraît être «oui».

L’attitude de Nicodème est surtout mise en relief par opposition aux frères. Eux ne croyaient pas en lui. Ils se séparent de Jésus. Nicodème paraît faire le mouvement inverse. L’introduction (Jean 7, 1-10) et la conclusion de la péricope (Jean 7, 45-52) font ainsi contraster deux attitudes différentes face à l’accueil de la parole. Cela me rappelle un logion synoptique qui semble être là mis en récit. Quand sa mère et ses frères viennent le chercher, Jésus dit : «Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique» (Luc 7, 21). «Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère, et une soeur et une mère» (Mc 3, 55; cf Mt 12, 46-50). Ce n’est pas un lien de chair qui rapproche le Christ de quiconque. Si les synoptiques parlent du refus de Jésus d’accueillir sa famille, l’évangile de Jean raconte cette séparation dramatique entre lui et ses frères qui cherchent la gloire du monde. Par contre, Nicodème veut respecter la loi. Il voudrait «faire la volonté de Dieu». Cela pourrait l’amener vers le Christ.

Il me semble intéressant qu’on découvre toujours Nicodème en opposition aux frères de Jésus. A deux reprises, il rencontre Jésus à Jérusalem. A chaque fois Jésus vient d’arriver de Galilée, où il était avec ses frères. La première fois, juste après la noce de Cana, il était descendu à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples. Il venait d’accomplir son premier signe. «Il révéla sa gloire et ses disciples crurent en lui» (Jean 2, 11). Mais comme la Pâque des juifs était proche, Jésus monta à Jérusalem (cf. Jean 2, 12-13). Quand Nicodème fait sa première apparition, il semble

27 Cf. Xavier Léon-Dufour, op.cit., p. 245. L’auteur insiste pour donner aux verbes entendre/connaître employés au chapitre 7 le sens habituel qu’ils ont dans le quatrième évangile. Il voit en Nicodème celui qui est amené à connaître le Christ grâce à la Loi.

Page 85: Mémoire des passeurs

85

représenter justement celui qui n’a pas la foi en opposition avec la famille et les disciples de Jésus. Quand la deuxième rencontre a lieu, on vient d’apprendre que Jésus parcourait la Galilée et ce sont ses frères qui lui demandent de monter à Jérusalem pour la fête des Tentes (cf. Jean 7, 1-3). Ils voudraient qu’il se «révèle au monde» afin que ses disciples voient ses oeuvres. Mais eux ne croyaient pas en lui. Les frères s’éloignent. Si on peut dire que Nicodème est en chemin vers Lui, c’est justement à cause du contraste qui se crée à nouveau par rapport aux frères. Des liens de chair se déchirent, des liens d’esprit se nouent. Dramatiquement, lentement28. Mais Nicodème n’est pas encore arrivé à connaître le Christ. Il y a des voix dans son coeur qui le poussent vers lui. Mais il y en a d’autres qui le retiennent. Finalement, il n’a pas accompli l’oeuvre de Dieu. Il est resté l’un des pharisiens. Il n’a pas eu la force de se séparer d’eux. Et les pharisiens avaient envoyé les gardes pour arrêter Jésus. Nicodème avait parlé, il était intervenu pour accomplir la justice. Mais une fois réprimandé, il n’a pas osé s’imposer. Il s’est tu. Déchiré entre les voix qui se querellent dans son coeur, il finit par accepter la sentence des autres. Chacun est parti dans son logis. La journée est arrivée à sa fin. Jésus est allé au mont des oliviers. Tout a été dit et en même temps tout reste à dire. Car une fois seul, Nicodème va probablement être hanté par toutes ces voix. Il va entendre à nouveau les paroles de Jésus. Il va ressentir leur poids, de plus en plus lourd et accablant. Une question le hante. Qui est celui vers qui il est venu de nuit ? Il est allé vers la lumière. «La lumière est venue dans le monde», lui avait dit Jésus pendant leur première rencontre (cf. Jean 3, 19). «Je suis la lumière du monde», affirme Jésus plus clairement (Jean 8, 12). Cette nouvelle affirmation ouvre au chapitre huit une nouvelle confrontation avec les juifs29. La lumière du monde... Le serait-il vraiment ? Non, pour les juifs ce n’est pas possible. Ils refusent son témoignage. Le débat, centré sur la question de

28 Jean Marie Auwers analyse le contraste qui se crée à nouveau entre Nicodème et la famille de Jésus (cette fois, c’est la mère et le disciple bien-aimé) au moment de la mort. Dans La nuit de Nicodème ou l’ombre du langage, Revue Biblique, 97/4, 1990, pp. 481-503.

29 Le chapitre huit est «enclos par l’expression ego eimi (8,12.58) qui apparaît en outre à deux reprises au cours du développement, préparant le JE SUIS absolu en finale». Léon-Dufour, op.cit., p.255

Page 86: Mémoire des passeurs

86

l’identité de Jésus et sur celle des «juifs» qui le rencontrent, est structuré sur deux grandes sections, la première en Jean 8, 12-30 et la deuxième en Jean 8, 31-5930.

Le chapitre huit forme une unité avec le précédent. L’action se déroule au même endroit, pendant la même fête. Le vocabulaire est commun et les mêmes thèmes sont traités. Mais ce chapitre ne semble pas raconter quelque chose de nouveau, il donne plutôt l’impression d’être une reprise, un doublon qui présente d’une autre manière le débat entre juifs et Jésus raconté juste auparavant. Certains lecteurs impatients considèrent ennuyeux de se retrouver en face d’affirmations semblables, comme si l’auteur manquait d’imagination ou ne savait pas bien écrire son texte. Mais c’est beau de reprendre la même scène, de la raconter encore une fois, d’une manière différente, un peu changée. C’est la démarche même de la mémoire de creuser dans les souvenirs en cherchant les détails, en complétant les phrases, en précisant les mots. Quand on se souvient d’un événement, on le fait toujours en premier dans les grands traits. On dit l’essentiel, on voit le déroulement de l’action, on raconte le conflit. C’est ce qui se passe dans le chapitre sept de l’évangile de Jean. Le chapitre huit reprend la scène d’une manière différente, un peu changée. La mémoire creuse dans le coeur de l’homme à la recherche de la vérité. C’est ce qui se passe quand plusieurs personnes essayent de se souvenir du même événement. Chacun a une autre compréhension, chacun met l’accent sur un autre détail. L’évangile laisse les témoins parler, il laisse paraître des relectures successives31.

La première section du chapitre huit se déroule en deux temps, le premier centré sur le témoignage (Jean 8, 12-20) et le deuxième sur le départ et l’identité de Jésus (Jean 8, 21-30). Tour à tour, dans cette première section, se pose la question de l’identité du Père et de celle du Fils. «Où est ton père?» Jésus répondit : Vous ne connaissez ni moi, ni mon père» (Jean 8, 19). «Ils lui disaient donc : Qui es tu ?» (cf. Jean 8, 25)

30 La double mention du nom d’Abraham au tout début et à la fin (vs. 31 et vs. 59) crée une inclusion qui délimite la deuxième section du chapitre huit. cf. George Mlakuzhyil, The christocentric literary structure of the fourth Gospel, p. 203

31 Jean Zumstein parle de ce phénomène, spécifique à Jean, dans son article «Der Prozess der relecture in der johanneischen Literatur», New Testament Studies, Cambridge University Press 1996, vol 42/3, pp. 394-411.

Page 87: Mémoire des passeurs

87

Au coeur de la première section se trouve, comme au chapitre sept, la mention de l’heure, cette heure qui n’est pas encore venue. Personne n’a pu se saisir de lui (cf. Jean 8, 20). L’affirmation fait écho à celle du chapitre précédent : «Ils cherchaient alors à le saisir, mais personne ne porta la main sur lui, parce que son heure n’était pas encore venue» (Jean 7, 30). Pour encore peu de temps il est parmi les hommes. Suivant la mention de l’heure, Jésus annonce à nouveau : «Je m’en vais... vous me chercherez». Au chapitre sept il leur avait dit : «vous me chercherez et vous ne me trouverez pas» (Jean 7, 34). Le même discours revient. Un peu changé, il devient beaucoup plus dur : «Vous me chercherez et vous mourrez dans votre péché. Où je vais, vous ne pouvez pas venir» (Jean 8, 21). Les juifs se demandent à nouveau ce que cette parole signifie. Cependant, ils ne se demandent plus si Jésus va partir chez les grecs, pour qu’ils ne le retrouvent plus (cf. Jean 7,35), mais s’il va se donner la mort (cf. Jean 8, 22). Les nouveaux éléments ajoutés au chapitre huit déplacent le sens. Au chapitre sept, autour de «l’heure» s’opposaient deux temps de l’histoire : le temps de l’oeuvre du Fils (cf. Jean 7, 21) et celui du don de l’Esprit (cf. Jean 7, 39). Le discours annonçait ce don sans pareil qui accomplissait les Ecritures. Il ouvrait vers la réalisation de la promesse. On sentait que l’annonce de ce don était le point culminant de la péricope. Cet événement avait d’ailleurs lieu «au plus grand jour de la fête»32. Au chapitre huit, encadrant «l’heure», on retrouve le temps présent du témoignage qui s’oppose au temps futur de la révélation. Au présent, le Fils et le Père témoignent. «Je suis à moi-même mon propre témoin et pour moi témoigne aussi le Père qui m’a envoyé» (Jean 8, 18). Dans le futur «quand vous aurez élevé le Fils de l’Homme, alors vous saurez que je suis» (Jean 8,28). Affirmation osée. Et Jésus continue : «Celui qui m’a envoyé 32 Au plus grand jour de la fête des Tentes était faite la libation solennelle de

l’eau puisée à Siloë. «En invitant à venir à lui, Jésus s’offre comme source, tel le Rocher dans le désert, tel aussi le Temple futur contemplé par Ezechiel au chapitre 47. Dans le contexte où elle est prononcée, sa proclamation, formulée en termes sapientiels, s’avère «messianique» : ce que la fête célébrait en espérance est donnée dans la personne du Révélateur», Léon-Dufour, op.cit, p. 234.

Page 88: Mémoire des passeurs

88

est avec moi, il ne m’a pas laissé seul» (Jean 8, 29). Du fait des éléments ajoutés dans ce passage, l’accent ne porte plus sur le temps nouveau qui va commencer, mais sur la question de l’identité du Père et du Fils. Au temps de sa vie, le Christ dévoile le mystère de Dieu, Père. Après sa mort, c’est Dieu qui dévoile l’identité du Fils.

Autour de la mention de «l’heure», deux échanges de paroles entre juifs et Jésus mettent en parallèle les thèmes de la connaissance du Père et du Fils.

Deux questions importantes donnent lieu dans la deuxième section du chapitre (Jean 8, 31 -59) à un nouveau développement autour de la filiation et de la paternité. Cette fois, c’est l’identité de ceux qui ont «cru» en lui qui est mise en cause. La confrontation avec la question de l’identité du Fils amène de soi la confrontation avec sa propre identité. La deuxième partie du chapitre huit cerne ainsi l’identité «des juifs», descendance d’Abraham, qui affirment avoir Abraham et même Dieu comme père. Comme dans un miroir, les deux grandes sections du chapitre se répondent. L’identité du Père et du Fils contraste avec l’identité des fils et de leur père, telle qu’elle se révèle. Car Jésus conteste l’identité des fils d’Abraham, comme il avait contesté leur savoir. La discussion monte par paliers, devenant de plus en plus dure. Les accusations faites contre les «juifs» deviennent de plus en plus graves. «Vous mourrez dans vos péchés» (Jean 8, 24), «Quiconque commet le péché est esclave» (cf. Jean 8, 34), «vous voulez me tuer» (cf Jean 8, 37.40), «vous êtes du diable votre père et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir» (Jean 8, 44). Une suite d’accusations insupportables. C’est dur à entendre, dur à imaginer qu’elles puissent être dites33. A partir du moment où j’ai voulu faire une lecture théâtrale de l’évangile de Jean, je devais répondre à la question : qui fait cette relecture? Comment peut-on entendre ce discours ?

33 Léon-Dufour considère que cette violence du langage ne peut être expliquée seulement par «la situation de crise que vivait la communauté johannique ou encore justifiée comme l’expression de la souffrance profonde due au rejet du Christ par Israël». Elle s’inscrit pour l’auteur dans la tradition des prophètes d’Israël qui ont toujours dénoncé tout comportement qui mène à la mort. Léon-Dufour, op.cit., vol. II, p. 257

Page 89: Mémoire des passeurs

89

Comment dire ces paroles afin qu’elles atteignent leur but, celui de transformer, celui de sauver ? Arrivé à ce point du discours, j’ai eu du mal et j’ai retrouvé la même difficulté de lecture chez Adele Reinharzt34.

A qui s’adresse Jésus ? Qui peut se souvenir de cette rencontre ? L’évangile parle de ceux qui avaient cru en lui (cf. Jean 8, 31). Nicodème est l’un d’entre eux. J’imagine qu’il est celui qui se souvient. J’imagine le moment où il va comprendre. «Quand vous aurez élevé le Fils de l’Homme, alors vous saurez que je suis» (Jean 8, 28). Cette affirmation est au coeur du chapitre huit. Elle clôt la première partie faisaint écho à la parole prononcée jadis à Nicodème : «ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé» (Jean 3, 14). Quand le pharisien commence à faire mémoire, il est de plus en plus accablé par le poids de son péché. Le souvenir des paroles que le Christ avait prononcées ébranle au plus profond de lui-même son identité. En faisant face à la question de l’identité de l’autre, de ce tout Autre qui le rencontre, la question de sa propre identité se pose d’une manière dramatique.

Il entend Jésus parler, comme il le faisait jadis au Temple. Il pense à lui, tel qu’il l’a vu élevé sur la croix, le Fils de l’homme élevé. Il l’entend parler comme il le faisait jadis, non pas avec haine, mais calmement, doucement. Le Christ avait dit : «vous voulez me tuer». Nicodème ne le croyait pas à l’époque. Il ne se rendait pas compte que les choses allaient en arriver là. A partir d’un certain moment, c’était évident. Mais il ne pouvait rien faire. Il se rend compte maintenant qu’il n’était qu’un esclave. Il se prétendait être le fils d’Abraham. Non, il n’a pas fait les oeuvres d’Abraham. Il croyait avoir Dieu comme Père. Il n’a jamais su 34 Adele Reinharzt, exégète juive, a publié récemment son étude sur l’évangile de

Jean, décidée à ne plus ignorer la description négative des juifs faite par ce texte. L’auteur trouve dangereux le modèle binaire qui soutend l’évangile et qui désigne le groupe des «juifs» comme opposants. Tout au long des approches différentes - complaisante, résistante, sympathisante et engagée - Adele Reinhartz cherche le moyen d’entrer dans un dialogue profond et respectueux avec le disciple bien-aimée, refusant autant de s’aligner à la perspective qui accuserait les juifs qu’à celle qui les défendrait au prix de l’exclusion de «l’autre». «I do not know whether plurality and diversity lead to salvation or eternal life, but I believe that they are a better basis for peace, harmony and mutual understanding at least in this world». Adele Reinhartz, Befriending the beloved disciple, NY, 2001, p. 144

Page 90: Mémoire des passeurs

90

écouter les paroles de cet homme, de ce juste qui vient d’être élevé sur la croix. Accablé par le sentiment de la culpabilité, Nicodème restitue les paroles de Jésus telles qu’il les entend maintenant. Il les entend au plus profond de son coeur et il ne sait pas comment continuer à vivre. Il les entend pour la première fois pour de vrai. Elles avaient été prononcées longtemps auparavant, au Temple. Mais c’est maintenant qu’il saisit leur sens et il est accablé par leur poids. Il se rend compte qu’il était loin, tellement loin de ce qu’il devait être. Son identité était construite de marques extérieures : il appartenait à la descendance d’Abraham, c’était cela sa fierté. Il n’était au fond rien, moins que rien. Il était au plus bas, au plus loin de Dieu. Il croyait connaître Dieu et il mettait sa confiance dans son savoir, mais il était si loin d’accomplir la justice. Il n’écoutait pas les mots de Dieu, mais le chuchotement mensonger du diable qui l’enseignait à ne pas faire confiance. Celui-ci était tueur d’hommes depuis le commencement. Lui, il avait accompli ses oeuvres35. Il était coupable de la mort d’un homme. Plus que cela, il avait refusé l’amour, il avait tué l’amour, cet amour infini qui venait de Dieu. Il avait refusé Dieu. Il avait fait mourir Celui qu’il avait envoyé.

Quand on est là, quand on arrive là, au plus bas, c’est à ce moment là seulement qu’on peut entendre une autre voix, la voix de Dieu. La tempête est passée. Et le tremblement de terre aussi. Il y a une brise tranquille qui souffle légèrement.

Et on l’entend : Il est vivant. Il est vivant. Celui qui est mort sur la croix est ressuscité des morts. Le Fils de

l’Homme a glorifié le Père et le Père l’a glorifié. Ils est vivant. Il est là. Il a donné son esprit pour demeurer pour toujours dans l’homme. «Quand vous aurez élevé le Fils de l’Homme alors vous saurez que Je suis» (Jean 8,28). Oui, maintenant, Nicodème le savait.

35 «En effet, si les enfants d’Abraham font les oeuvres d’Abraham, la première de ses oeuvres est de quitter sa terre, sa parenté et la maison de son père et d’aller vers la terre que Dieu lui montre, et le motif pour lequel ceux à qui la Parole s’adresse sont confondus, parce qu’ils ne sont pas enfants d’Abraham, c’est évidemment parce que, n’ayant pas quitté la maison de leur père, ils sont blâmés d’être encore du mauvais père et d’accomplir encore les oeuvres de ce père-là», Origène, Commentaire sur l’évangile de Jean, XX § 126, Sources chrétiennes 290, p.221

Page 91: Mémoire des passeurs

91

„Il est allé; il s’est lavé et il a vu“ Constantin Cojocaru

Photo: Tudor Predescu

Page 92: Mémoire des passeurs

92

J’imagine ce moment où il fait le passage. L’heure s’est approchée. L’heure de la croix. C’est l’heure du plus profond sentiment de culpabilité qui pèse sur l’homme. C’est aussi l’heure de la gloire, l’heure où l’homme rencontre cet amour infini de Dieu, l’heure où il reçoit le pardon de Dieu. Nicodème fait le passage. Il avait connu le déchirement en son coeur, ce déchirement qui avait divisé la foule. Il avait entendu toutes ses voix différentes prendre parti et se quereller sans cesse à l’intérieur de lui-même. Il avait cru pouvoir défendre Jésus, il n’a pas su le faire. Il est resté avec ceux qui voulaient sa mort. Il n’a pas eu la force de faire autrement. Il n’a pas pu faire face à la séparation des siens. Mais tout le poids de sa lâcheté a pesé sur lui.

Il n’a pas pu oublier. Il est revenu en arrière. Il a essayé de se souvenir et de comprendre. Il a fait sa propre relecture des événements en essayant de comprendre qui était celui qu’il avait connu. De plus en plus conscient de son péché, il s’est condamné, il s’est renié lui-même. Nicodème devait passer par la mort, par le renoncement à sa propre identité, pour pouvoir renaître à nouveau. Renaître d’en haut, d’eau et d’esprit. Nicodème, celui qui était venu de nuit la première fois. Il vient vers la lumière.

Nicodème et l’aveugle né - la venue vers la lumièreDe nuit... Il vient vers lui de nuit. C’est la nuit d’une vie

entière qu’il vient de traverser pour arriver finalement à la lumière. Il était né dans cette nuit et il n’avait jamais connu la lumière. Un jour, il fait une rencontre, une rencontre inattendue. Elle lui change la vie. La rencontre avec le Christ le fait sortir des ténèbres.

Non, je ne parle plus de Nicodème et en même temps je parle aussi de Nicodème. Comme je parle de tout un chacun qui a vécu dans sa vie cette rencontre extraordinaire avec le Christ. C’est pour tout homme le passage de la nuit vers la lumière, de la solitude à une présence d’amour, de la peur à la confiance.

Page 93: Mémoire des passeurs

93

Dans l’évangile selon Jean, le récit de la guérison de l’aveugle né vient interrompre le récit du débat entre les «juifs» et Jésus qui se déroule au Temple. C’est une histoire bien réelle et qui dépasse en même temps le cadre d’une simple anecdote. Elle parle de l’homme qui rencontre Dieu. Cette histoire vient juste après le débat bouleversant du chapitre huit sur l’identité de Jésus et celle des «juifs». En dépit de la longueur de la péricope, celle-ci n’a aucun rôle dans le développement dramatique du récit. On nous raconte la guérison de l’aveugle, et tout de suite après Jésus va disparaître de la scène. Entre Jean 9, 8 et Jean 9, 34 on trouve le plus long passage de l’évangile où le Christ est absent. L’aveugle devient le personnage principal autour duquel évolue l’action. Les juifs mènent une enquête pour apprendre qui est celui qui l’a guéri. L’enjeu est important pour les témoins, car ceux qui reconnaissent Jésus pour le Christ sont en danger de se voir exclure de la synagogue. Cette situation est anachronique. Elle transpose au temps de Jésus une réalité plus tardive, véridique au temps des disciples. Mais cette transposition nous fait découvrir les racines d’un conflit. D’autre part, il est certain qu’un procès commencé au temps de Jésus va continuer et devenir le procès des disciples. Le récit de l’aveugle guéri par Jésus fait un pont entre des époques différentes. Plusieurs exégètes ont cru déceler ici l’art de l’évangile de faire jouer simultanément deux temps de l’histoire. C’est au coeur du conflit que cette histoire est racontée. Au coeur du «procès» de Jésus intervient le «procès» de l’aveugle né. Pourquoi ici ? Il serait difficile de donner une réponse, en faisant l’analyse de la structure de l’évangile. J’essaye de prendre en compte l’effet produit par le texte sur celui qui l’écoute: Qu’a-t-il besoin d’entendre ? Que doit-il apprendre ? Si je suis jusqu’au bout le raisonnement mené sur le cheminement intérieur de Nicodème, je crois qu’après la relecture faite au chapitre huit, il a besoin d’entendre le récit de la guérison de l’aveugle né. Et si je dis «Nicodème», je pense aussi à tout un chacun qui vit une transformation radicale dans sa vie, proche de celle du pharisien. Celui qui se rend présent aux événements racontés par l’évangile ressent les paroles de Jésus comme des

Page 94: Mémoire des passeurs

94

paroles qui lui sont adressées. Une série incroyable d’accusations vient accabler l’homme : elle va être entendue par celui qui se sent coupable. Il est au bord du gouffre. Il a besoin du pardon. Il a besoin d’être relevé.

C’est tellement beau le fait que la relecture du chapitre huit soit, dans la forme actuelle de l’évangile, entourée par deux textes qui parlent du péché et du pardon. Au début du chapitre huit on trouve le récit de la femme adultère. A la suite du chapitre huit, le récit de la guérison de l’aveugle né commence par un dialogue entre Jésus et ses disciples sur le thème du péché.

En voyant l’aveugle mendiant au bord de la rue, les disciples demandent qui est coupable de péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit puni de la sorte par la maladie ? Jésus refuse de voir dans cette maladie la conséquence du péché. Elle est l’occasion de rendre manifeste la gloire de Dieu. En faisant de la boue avec la terre et de la salive, il oint alors les yeux de l’aveugle et l’envoie se laver à la piscine de Siloë. L’aveugle s’en va, il se lave et il voit.

Non, Jésus ne parle pas de pardon des péchés. L’homme était dans la nuit, la nuit d’une vie entière. Il vient vers lui, il vient à la lumière. En rencontrant le Christ, l’homme commence à voir. Il vit désormais dans la lumière et il n’y a pas de péché en lui. L’aveugle aura des épreuves dures à traverser. Il va subir des enquêtes, il verra ses propres parents l’abandonner par peur des «juifs». Il ne se dérobe pas à la situation. Il affronte cette épreuve et il donne un témoignage de foi. Il vient de renaître et cette nouvelle naissance l’a séparé des siens. Mais il n’est pas seul. Il va à nouveau rencontrer Jésus. Il reconnaît en lui le Fils de l’homme.

Le chapitre neuf se clôt par un jugement sur les pharisiens. «Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché; mais vous dites: Nous voyons, votre péché demeure» (Jean 9, 41). Eux sont coupables justement parce qu’ils croient voir. Nicodème aussi avait été comme eux, sûr de lui et de sa connaissance. Si jamais une transformation avait été possible, ce n’était qu’en se débarrassant de cette identité de «maître» qu’il croyait sienne. Il doit se reconnaître aveugle, se savoir marchant dans la nuit.

Page 95: Mémoire des passeurs

95

Et quand il rentre dans cette nuit de l’aveugle, il vient aussi pour la première fois vers la lumière. Véritablement vers la lumière. Il va être guéri comme l’aveugle a été guéri. Il va être envoyé vers les siens pour donner un témoignage de foi comme l’ancien mendiant a été envoyé. Il va aussi être séparé des siens comme l’aveugle guéri l’avait été. Nicodème va devoir subir cette épreuve jusqu’au bout. Mais il va aussi apprendre : il n’est pas seul. Le Christ est là.

Nicodème – interlocuteur idéal de l’évangileDans mon premier chapitre j’ai essayé de retracer, à partir

de l’évangile de Jean, quel peut être le cheminement de celui qui se souvient, de celui qui raconte. Il s’agit du passage de la mémoire de la parole à une parole qui fait mémoire. Ils arrivent à témoigner, ceux qui se souviennent.

Il y a un «nous» présent dans l’évangile, un «nous» qui désigne le groupe de ceux qui se souviennent et qui témoignent. S’ils parlent du Verbe qui s’est fait chair, c’est parce qu’ils l’ont connu: «il a habité parmi nous et nous avons contemplé sa gloire» (Jean 1,14). Ils se fondent sur le témoignage de Jean Baptiste qui clame : «C’est de lui que j’ai dit, Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi car avant moi il était» (Jean 1,15). Et ils ajoutent: «Oui, de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce» (Jean 1,16). A la fin de l’évangile, le témoignage de Jean Baptiste est dépassé. Celui qui est venu derrière lui, avant lui est passé. De lui, un autre reçoit le pouvoir de témoigner: c’est le disciple bien-aimé. Le groupe reconnaît son témoignage. «C’est ce disciple qui témoigne de ses faits et qui les a écrits et nous savons que son témoignage est véridique» (Jean 21, 24). En passant du précurseur au disciple – et à travers eux – le groupe reçoit le témoignage du Fils. Le prologue l’annonce : «Nul n’a jamais vu Dieu, le Fils unique, lui qui est tourné vers le sein du Père, lui l’a fait connaître» (Jean 1, 18). C’est le témoignage du Verbe qui s’est fait chair. Le groupe reçoit son témoignage pour le transmettre. Dans ce procès, les disciples arrivent à se confondre avec leur maître : «Nous parlons de ce que nous savons et nous témoignons de ce que nous avons vu» (Jean 3, 11).

Page 96: Mémoire des passeurs

96

Un «nous» s’oppose toujours à un «vous». A qui s’adresse le groupe ? Il y a un destinataire qu’il cherche à joindre et qu’on peut essayer de découvrir à partir du texte. Celui qui écoute est interpellé au tout début et à la fin. Il est un inconnu. Interpellé par le groupe, il va peut-être se laisser transformer et changer par la parole qu’il entend. Une seule fois dans l’évangile, l’interlocuteur du groupe a un nom. Ou plutôt c’est le groupe qui se considère toujours en dialogue avec le même interlocuteur. C’est Nicodème. Un dialogue commencé longtemps avant avec le maître paraît se continuer avec les disciples. Dans la rencontre de Jésus avec Nicodème, à l’intérieur de la même phrase, le «je» singulier change en «nous» pluriel, le «tu» qui désigne Nicodème et à qui Jésus s’adresse change en «vous» désignant le groupe auquel Nicodème appartient. Il était et il reste «un des pharisiens», plus encore «un notable des juifs» (cf. Jean 3,1).

Les «juifs» s’étaient opposés à Jésus, ils continuent de s’opposer aux disciples. «En vérité, en vérité je te le dis, nous parlons de ce que nous savons et nous témoignons de ce que nous avons vu; mais vous n’accueillez pas notre témoignage» (Jean 3,11). Ceux qui se souviennent arrivent à témoigner. Ils ont un parcours à faire. Mais il y a aussi un parcours pour celui qu’ils rencontrent, pour celui à qui ils s’adressent.

J’ai choisi Nicodème comme interlocuteur. C’est un choix suggéré par l’évangile lui-même, justement par la présence du «nous» dans le premier discours de témoignage. Mais l’important est de considérer le but de l’évangile : il s’agit de transformer, changer l’autre dans son coeur. L’évangile propose Nicodème comme personnage qui se met en mouvement. Le texte suggère un cheminement intérieur de Nicodème, cheminement qui débute pendant la vie de Jésus. Mais l’évangile laisse Nicodème près du tombeau. Il n’a pas su accueillir un vivant, il arrive à accueillir un mort. Sur lui pèse plus que sur n’importe qui d’autre le poids du remords. Si Nicodème devient l’interlocuteur des disciples, il ne l’est pas simplement en tant qu’adversaire. Il est celui qui est prêt à les écouter, celui qui est poussé par le chagrin et la douleur à chercher la vérité. Cet homme est capable de vivre un passage dramatique.

Page 97: Mémoire des passeurs

97

Le doublon du chapitre huit, où les juifs qui ont «cru» en Jésus prennent la parole, m’a fait penser à Nicodème. Ce texte est placé juste après une seconde apparition du pharisien. Le chapitre huit fait une relecture d’un événement raconté au chapitre précédant et suggère qu’il y a un parcours à faire pour celui qui est en chemin vers le Christ. Celui-ci doit passer par la mort, renoncer à sa propre identité, renaître à nouveau. Nicodème est appelé à faire ce parcours. Il était au plus loin de Dieu. Il va le découvrir tout près de lui. Il était dominé par la peur. Cette peur va être vaincue. Elle va disparaître comme une brume au lever du soleil. Nicodème va peut-être croire qu’il avait fait un mauvais rêve. Mais la peur avait bien été là. Elle avait régné sur un empire de la mort. Et lui avait été son esclave. Il se réveille d’un cauchemar, il se réveille d’un sommeil de mort. Il commence à vivre. Au moment où il arrive à renoncer à son identité il retrouve sa vraie identité. Il devient libre. «Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres» (Jean 8,32) dit Jésus. Il parlait aux juifs qui avaient cru en lui. Nicodème était l’un d’entre eux.

Page 98: Mémoire des passeurs

98

Chapitre III:

Les passeurs de mémoire

Un projet de représentation théâtrale

J’ai l’impression d’avoir tout dit et tout reste encore à dire. Je viens de décrire le cheminement de Nicodème, son devenir provoqué et nourri par le souvenir d’une parole. J’avais parlé au début des disciples qui font mémoire. Tous ont besoin de retourner en arrière pour comprendre autant le passé que le présent, ce qui est arrivé et ce qui leur advient.

Ainsi ai-je choisi de placer le récit de la première partie de l’évangile pendant une nuit de la Pâque. L’action, inspirée des Actes des Apôtres, commence juste après le martyre de Jacques, frère de Jean, quand Pierre est mis en prison et que les autres disciples se rassemblent à la maison pour prier (cf. Actes 12, 1s). A partir de là, j’ai essayé de tisser des liens et suivre le parcours de quelques personnages, qui ont leur racines dans le récit de l’évangile. Il s’agit de Pierre; du disciple-bien aimé (identifié, selon la tradition, à Jean, le frère de Jacques), et de Nicodème, d’un autre juif et de l’étranger. Ce personnage évoque le Christ Ressuscité, tel qu’il apparaît aux disciples au bord de la mer de Tibériade (cf. Jean ch.21) et surtout aux deux disciples sur le chemin d’Emmaüs (cf. Luc ch.24). Dans ce dernier chapitre je vais essayer de parler ce «personnage» et de dire comment je suis arrivée à lui. Autour des disciples il y a les femmes de l’évangile : Marie, la mère de Jésus; Marthe et Marie, les soeurs de Lazare; Marie Madeleine, la femme adultère et la samaritaine. L’action commence en parallèle dans deux espaces différents : en prison et à la maison. Dans la deuxième partie, elle se déroulera au Temple.

Pendant la nuit de la Pâque, les autorités de Jérusalem déclenchent une poursuite contre les disciples de Jésus. Un étranger, qui est leur hôte, les provoque à se souvenir. Pas à pas, les disciples vont comprendre ce qui est advenu dans le Christ. La Parole les rend libres : pendant cette nuit, ils vont vivre la

Page 99: Mémoire des passeurs

99

libération de Pierre. Le lendemain, Pierre et Jean vont se rendre au Temple : le procès commencé avec Jésus continue avec ses apôtres. Un des accusateurs, Nicodème, va se laisser transformer par leur témoignage. Les apôtres sont prêts à prendre le même chemin, le seul chemin : celui du Christ. C’est le chemin du martyre.

Action inspirée par les Actes et par le parcours de Nicodème suggéré dans

l’évangile

Texte de l’évangile selon Jean

Jacques est tué. Pierre est en prison.Confronté à ses accusateurs, il rend témoignage du Christ, en commençant par évoquer Jean Baptiste. Nicodème fait partie du groupe des accusateurs.

Le témoignage de Jean Baptiste est dit par Pierre en prison (Jean 1, 19–34)

Les autres disciples se rassemblent dans la maison de Marie, mère de Jean pour prier et faire mémoire du passé. Dans cette nuit de solitude et de détresse ils ont besoin d’évoquer leur premiers souvenirs et revivre la rencontre éblouissante avec Celui que leur coeur attendait depuis si longtemps.

L’appel des premiers disciples ainsi que l’évocation du premier signe accompli par Jésus aux noces de Cana (Jean 1, 35–40; Jean 2, 1–11).

Nicodème rejoint le groupe des disciples, voulant les faire renoncer à leur témoignage. Eux continuent à témoigner, tandis que Nicodème et les siens continuent à ne pas croire.

Un étranger bouscule l’apparent équilibre du pharisien. Il fait resurgir une question que celui-ci voulait oublier : qui était celui vers qui Nicodème était venu, de nuit ?

Jésus au Temple de Jérusalem chasse les vendeurs. (Jean 2, 13–25)

La rencontre de Jésus avec Nicodème (Jean 3, 1–15)

En prison, Pierre continue son témoignage. Il parle toujours du Précurseur.

Le dialogue entre Jean Baptiste et les juifs (Jean 3, 22–36)

Une femme qui „profite” du systhème ne peut plus supporter le mensonge. On peut être prisonnier de diffèrentes manières.

La rencontre de Jésus avec la samaritaine (Jean 4, 7–26)

Page 100: Mémoire des passeurs

100

(Le témoignage de Pierre continue– on a renoncé a ce moment).

(Le récit de la guérison du fils de l’officier romain ) (Jean 4, 46–54)

A la maison, les disciples prient et font mémoire du Christ.

La guérison du paralytique à la piscine de Bethsetha suivie du discours de Jésus. (Jean 5, 1–18)Discursul despre învierea morţilor şi despre judecată. (Jean 5, 19–29)

Pierre est libéré par l’ange. ACTES 12, 7–10

Pierre rentre à la maison. Les disciples réunis prient et remercient le Seigneur. C’est la fête de la Pâque. Ils se rappellent une autre fête, en compagnie de Jésus. Nicodème, qui est toujours là, est bouleversé par ce qui est dit.

Le récit de la multiplication des pains (Jean 6, 1–71)

Le lendemain, les disciples se rendent au temple : le procès commencé avec Jésus continue avec ses disciples.

Jésus à la fête des Tentes. (Jean 7, 1–52)

Le chapitre huit de l’évangile de Jean devient le «témoignage» de Nicodème durant lequel il devient conscient de son péché. Au cours de ce «procès» revécu, Nicodème va vivre sa conversion à la foi. Pareil à l’aveugle-né, Nicodème voit maintenant.

Une vision différente de la même fête. (Jean 8, 12–59)

Le récit de la guérison de l’aveugle né.(Jean 9, 1–7)

Le récit de la résurrection de Lazare devient la prière des femmes pendant la veillée de l’apôtre Jacques.

La résurrection de Lazare (Jean 11, 1–16)

Page 101: Mémoire des passeurs

101

Le lendemain de la libération de Pierre, une veillée pour l’apôtre Jacques fait mémoire de la mort et de la résurrection de Lazare. La représentation théâtrale arrive à son point final avec ce récit. Je l’imagine dit tout à la fois comme chant de louange et prière de supplication. Il va être dit par des femmes. C’est en même temps un cri de désolation et une promesse : l’homme abandonné à la mort crie vers son Dieu. C’est une leçon de confiance dans la plus grande détresse. L’homme sauvé de l’emprise de la mort rend grâce à Dieu. Signe de la mort et la résurrection du Christ, l’histoire de Lazare résume tout ce que les disciples viennent de vivre pendant cette nuit de la Pâque.

De Lazare à PierreIl y a des moments dans la vie où il est très dur de

comprendre ce qui arrive. On attend, le coeur ouvert, les bras tendus. On attend l’amour et on rencontre l’indifférence, un jugement plein de dédain. On est seul et on voudrait prier, crier, entendre une parole qui viendrait casser cette solitude. Personne n’est là. Le coeur de l’homme reste une plaie ouverte, un cri vers son Dieu qui l’abandonne. De loin un autre cri se joint au sien. Quelqu’un, jadis, avait déjà dit : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?» C’est le cri du psalmiste (Ps 22, 1) et tant d’hommes l’ont répété dans leur nuit de solitude, au coeur de leur malheur. Cloué au bois de la croix, un homme l’a dit, lui aussi1. Et c’était comme si les mots venaient d’être prononcés pour la première fois. Une prophétie venait de s’accomplir. Celui que le monde attendait était venu, mais personne ne l’avait reconnu. Il était passé parmi les hommes comme un inconnu et les hommes ont compris seulement après qui il était. Ils se sont souvenu de ce qui avait été dit sur lui : tout avait été accompli. L’évangile de Jean cite plusieurs fois les Ecritures comme témoin pour le Christ. Jésus a été trahi, comme les prophètes et les psaumes l’avaient annoncé. Ses vêtements

1 cf. Marc 15, 34 et Mt 27, 46. Ni Jean, ni Luc ne font pas allusion au psaume 22,1 dans leur récit de la Passion.

Page 102: Mémoire des passeurs

102

ont été partagés et sa tunique tirée au sort2. Il a eu soif et il fut abreuvé de vinaigre3. Après sa mort, un soldat l’a transpercé et aucun de ses os ne fut brisé4. En contemplant Jésus mort sur la croix, les hommes ont reconnu en Lui Celui qui devait venir, comme les Ecritures l’avaient annoncé. Mais Paul Beauchamp remarque avec finesse: «Ce drame ne fut pas seulement la révélation faite à un seul sur l’avenir d’un autre. Il fut vécu dans le présent de beaucoup et c’est justement dans cette réalité vécue que le Christ entra, pour la conduire jusqu’au bout et en révéler ainsi tout le sens».5 Le Christ a connu la souffrance et la mort et, au coeur des épreuves, il a crié vers Dieu avec les mots du psalmiste, des mots que tant d’hommes ont prononcés avant lui et qu’ils ont continué de dire après lui. L’homme riche en souffrance rencontre son Dieu dans la pauvreté de ces mots et, dans ce cri de désespoir, Dieu vient à sa rencontre. Nous ne sommes pas seuls. «L’Esprit atteste dans les Ecritures que l’Unique n’est pas seul et que nous ne sommes pas seuls non plus. L’Unique a suivi le modèle de tous, mais il est aussi le modèle qui attirait tout homme depuis le commencement»6.

Il y a des moments difficiles dans la vie, des moments d’épreuve. C’est une grande grâce pour quiconque arrive à rencontrer Dieu dans de tels moments, même si l’homme ne devrait pas devoir souffrir pour le connaître. Mais l’homme est confronté à la souffrance, à l’angoisse, à la mort. Il l’a toujours été et il le sera encore. Et c’est justement dans sa faiblesse, sa misère et sa finitude que Dieu vient à sa rencontre.

L’évangile de Jean nous parle de Lazare : il est un homme malade, au bord de l’abîme. Ses soeurs envoient chercher Jésus pour lui demander de l’aide, mais celui-ci tarde à venir. Lazare meurt, seul.

2 Paul Beauchamp analyse les citations des psaumes dans la passion selon Jean, Psaumes, nuit et jour, Ed. Seuil, 1980, p.41. Il s’agit en occurrence de la citation du psaume 22, 19 en Jean 19,24.

3 cf Ps 69,214 cf Exode 12,46; Nombres 9,12; Ps 34, 205 Paul Beauchamp, op. cit, p. 526 Paul Beauchamp, op. cit, p. 44

Page 103: Mémoire des passeurs

103

Cri de douleur– Ioana Abur, Troyes, 27 juin2003 Photo: Tudor Predescu

Page 104: Mémoire des passeurs

104

Pourquoi meurt-il ? Pourquoi Dieu l’a-t-il abandonné ? La résurrection de Lazare montre que Dieu sauve. L’homme n’est pas seul, même si par moments son cri résonne dans la solitude, sans réponse. Le plus dur c’est alors de faire confiance, de s’abandonner et de garder l’espoir en dépit des évidences. Tout reste possible, même quand tout semble perdu. Tout reste possible pour celui qui a la foi.

L’histoire de Lazare est, dans l’évangile selon Jean, un dernier élément qui précipite le dénouement des faits et pousse le Christ vers sa Passion. Juste après la résurrection de Lazare, on apprend que le sanhédrin décide de faire périr Jésus7. Le narrateur met en évidence le rapport entre les deux événements : l’homme est sauvé au prix de la vie du Christ. Quand Lazare tombe malade et que les soeurs appellent Jésus, celui-ci se trouve au-delà du Jourdain. Il doit traverser le fleuve pour venir au secours du malade. Il doit surtout revenir en Judée, là où «les juifs» avaient voulu le lapider (Jean 10, 39). Les disciples essayent de le dissuader, en lui rappelant le péril auquel il s’expose. Mais ils n’y arrivent pas. «Alors, Thomas, le Dydime, dit aux autres disciples : Allons, nous aussi, afin de mourir avec lui» (Jean 11,16). La marche de Jésus vers Béthanie est sa marche vers la mort. Il vient redonner la vie à l’homme et dans ce mouvement c’est sa propre vie qu’il donne. Le fait qu’il doive traverser le fleuve fait écho au passage de la Mer Rouge, à la sortie d’Egypte, quand le peuple d’Israël traversant les flots a été libéré de l’esclavage. Quand Lazare sort du tombeau avec les mains liées et le suaire couvrant son visage, «Jésus leur dit : Déliez-le et laissez-le aller» (Jean 11,44). Ces paroles font écho aux paroles du Seigneur qui avait demandé au pharaon, par l’intermédiaire de Moïse : «Laisse mon peuple partir» (cf. Ex 5,1; 7,16; 8,1). Celui-ci devait aller au désert et célébrer une fête pour son Dieu. Dans l’évangile de Jean, après l’épisode de Lazare on retrouve Jésus au désert. Une nouvelle Pâque approche (cf. Jean 11, 54-55) : Dieu va libérer son peuple. 7 Alain Marchadour, Lazare, histoire d’un récit, récits d’une histoire, Lectio

Divina n. 132, Cerf, Paris, 1988

Page 105: Mémoire des passeurs

105

Au moment où l’homme se croyait le plus abandonné, c’est à ce moment-là que Dieu était le plus proche. L’homme va être sauvé par la Passion et la Résurrection du Christ. La mort et la résurrection de Lazare sont un signe qui l’annonce.

Le récit de Lazare témoigne de l’épreuve la plus dure à traverser pour tout homme. Le Christ fait sienne cette épreuve. Il assume jusqu’au bout, jusqu’à la croix, la souffrance et la solitude de l’homme. Il en révèle le sens, même s’il n’épargne la croix à personne comme il n’a épargné ni à Lazare de mourir, ni à ses soeurs de se sentir abandonnées. Quand Jésus arrive à Béthanie, Marthe va à sa rencontre en lui disant : „Seigneur, si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort” (Jean 11, 21). Elle a le courage de lui reprocher son absence, de lui faire savoir qu’il est arrivé en retard. Elle n’a plus d’espoir et manque de confiance, malgré la profession de foi qu’elle prononce. Marthe savait que Jésus était le Christ, le Fils de Dieu envoyé dans le monde.8 Mais cela ne changeait pas l’évidence : son frère était mort et cette mort était d’autant plus incompréhensible. Jésus n’était pas venu. Or il est dit que Jésus aimait Marthe et sa soeur et Lazare (Jean 11,5). Marthe est nommée en premier, comme si c’était elle qui avait le plus besoin de Jésus. Il semble revenir à Béthanie surtout pour elle. Il vient ressusciter son frère. Mais peut-on vraiment dire qu’il a ainsi sauvé l’homme de l’emprise de la mort ? Cette histoire n’est qu’un signe. Alain Marchadour remarque que maintes fois dans la littérature contemporaine on a lu ce récit hors de son contexte. On a fait de Lazare un héros tragique. Il est devenu un revenant qui erre sur la terre, sans être vraiment sauvé de la mort. Celle-ci n’est que retardée. Lazare finit bien par mourir. Il est dit que «les juifs» l’ont mis à mort pour qu’il ne soit plus un témoin de l’oeuvre accomplie par Jésus. Cette tragique figure de Lazare reflète l’esprit contemporain qui ne retrouve plus les racines de la foi. L’homme devient un errant, hanté par la mort et fasciné par elle. La révolte qui traverse cette version contemporaine est compréhensible, mais c’est lire le récit sans lien avec le reste de l’évangile. Une des rares exceptions est le roman de Dostoïevski, Crime et châtiment.

8 cf. Jean 11, 27

Page 106: Mémoire des passeurs

106

Le don de vie, le don de Dieu est donné par la croix. Jésus sauve l’homme, criant le même cri de désespoir que lui, seul sur la croix : «Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?» Il sauve l’homme en le rejoignant par amour dans sa solitude, dans sa misère, dans sa mort. Il donne sa vie par amour, il la donne pour ceux qu’il aime. «Personne ne prend ma vie, c’est moi qui la donne. J’ai le pouvoir de la donner et de la reprendre», disait Jésus à ses disciples (Jean 10, 18). En acceptant librement de mourir, il sauve l’homme de l’emprise de la mort. C’est seulement à ce moment là que tout est achevé. Si le Christ donne sa vie, c’est pour que l’homme vive. L’histoire de Lazare en est l’annonce. Le Christ donne sa vie pour la reprendre. Et il ne la reprend pas pour lui, mais pour tous ceux qui le suivent. C’est Lui le premier passeur et en même temps le passage. C’est par sa mort qu’il a vaincu la mort. C’est par sa croix qu’il a sauvé l’homme. Le chant orthodoxe de Pâques célèbre cet événement en disant : «Avec la mort il a marché sur la mort».

Tous ceux qui l’ont suivi sont passés par Lui de la mort à la vie. Pierre est un des premiers à le faire, comme en témoignent les Actes des Apôtres. Entre la mort et la résurrection du Christ et l’emprisonnement et la libération de Pierre, racontés par les Actes, il y a un fort parallélisme. Luc met en évidence tous les éléments similaires9. C’est une nuit de la Pâque : elle commence dans la désolation et la solitude. Jacques, le frère de Jean, vient d’être tué par le glaive sur ordre d’Hérode. Sa mort rappelle la mort d’un autre Jean, précurseur du Christ, tué lui aussi par le glaive. Pierre, jeté en prison, attend son exécution. Il dort dans sa cellule et son sommeil est déjà celui de la mort. Jésus avait naguère dit à ses disciples : «Lazare dort. Alors les disciples lui dirent : S’il dort, il est sauvé. Mais Jésus avait parlé du sommeil de la mort» (Jean 11, 11). Le sommeil de Pierre, paraît lui aussi, lourd de ténèbres. Il doit se réveiller, vite. Il doit se mettre débout et partir. C’est la clé du salut : vite! La nuit de la Pâque, quand Dieu sauva son peuple d’Egypte et le fit sortir de la terre de l’esclavage, Israël était appelé à se mettre debout. 9 cité par Susan R Garett, Exodus from Bondage, CBQ 52/1990, p. 673

Page 107: Mémoire des passeurs

107

Il devait ceindre sa ceinture et lier ses sandales. Il devait manger la Pâque, vite, et partir (cf. Ex 12,11). Un ange arriva dans la cellule et appela Pierre. Il le somma : Mets-toi debout, vite10! Ceints ta ceinture et lie tes sandales et suis-moi (cf. Actes 12, 7-8). L’appel de l’ange renvoie à cette nuit d’antan, où Dieu sauva son peuple. Il sauve aujourd’hui. C’est toujours la Pâque, quand le Seigneur passe libérer ceux qu’il aime. Dans le Midrash de l’Exode11, il est dit que les jeunes gens de la fournaise furent libérés une nuit de la Pâque (cf. Dan 3, 26). Ce fut de même pour Daniel, sauvé de la fosse aux lions (cf. Dan 6, 23). Quand le Christ mourut et fut ressuscité c’était aussi la fête de la Pâque. Le Seigneur est là. Il passe cette nuit. Pierre se réveille et il se met débout. Une grande lumière éclaira l’espace et Pierre marcha dans cette lumière. Il sortit de la prison, il traversa la ville : tout lui semblait être un rêve. Soudain, l’ange disparut et Pierre se rendit compte qu’il était vraiment libre. Il rentra à la maison de Marie, la mère de Jean Marc. Comme pour le Christ, le premier témoin de sa «résurrection» est une femme. Elle s’en va dire aux disciples que Pierre est là, mais ceux-ci ne lui font pas confiance. Comme le Christ, Pierre arrive au milieu des disciples rassemblés pour prier (Actes 12,16 cf Luc 24,36). Tout ce qui lui arrive ressemble à ce qui a été déjà vécu par le Christ. Il prend le même chemin : il le suit dans sa mort et sa résurrection.

Ce qu’annonçait le récit de Lazare est advenu dans le Christ. Ce que Lazare avait vécu, les disciples l’ont vécu aussi après la mort et la résurrection du Christ. Le récit de Lazare était un signe, une annonce. C’est un récit où le cri de désespoir est le plus fort, l’action de grâce la plus belle. Quand on le raconte, si longtemps après son accomplissement, il a un air commun avec les psaumes, qui chantent un prodige d’antan au moment

10 cf. Actes 12, 7. Le seul autre endroit du Nouveau Testament où le verbe «mettre débout» est utilisé à l’impératif est dans Ephésien 5, 14 : «Il est dit, réveille-toi, toi qui dors et mets-toi debout d’entre les morts et le Christ t’illuminera» Susan R. Garett, Exodus from bondage, CBQ 52/1990, pp. 656-680

11 Midrash de l’Exode 18 (81a) cité par August Strobel, Passa-symbolik und Passa-wunder in Act 12, 3ff, NTS 4/1958, pp. 210-215

Page 108: Mémoire des passeurs

108

où règne la désolation et où l’homme crie vers son Dieu dans sa détresse. Cette histoire est aussi la nôtre, comme le cri du psalmiste devient nôtre quand nous nous trouvons au bord de l’abîme. «On me voit déjà descendre à la fosse. Je suis comme un homme fini. Ma place est parmi les morts...» (Ps. 88, 5-6) On est soi-même confronté à la mort et à la souffrance et on peut se reconnaître en Marthe, qui fait sa confession de foi sans vraiment faire confiance. Comment faire confiance affronté à la mort ? Comment espérer quand on fait face à des morts vivants ? Comment continuer à aimer, à tenir le coeur ouvert quand il devient une plaie sanglante ? Peut-on vraiment dire : «cela ne va pas durer» ? Il faut avoir la foi de Marie, qui vient en courant à la rencontre de Jésus. Elle pleure son frère mais elle est dans la joie de retrouver Celui qu’elle aime. Pour elle, la mort ne peut pas avoir le dernier mot. C’est une confiance qui dépasse la raison. Et ce n’est pas une confiance dans un lendemain lointain. C’est maintenant, ici, que les morts vont vivre et ceux qui sont en vie ne vont jamais mourir. L’histoire de Lazare est là comme une promesse sans pareil, une promesse de vie qui s’impose dans le paysage de la mort12.

L’histoire de Pierre devient la nôtre aussi, l’histoire de l’homme sauvé pendant la nuit de la Pâque. Dans la représentation théâtrale que je propose, la libération de Pierre prend la place charnière : elle met l’homme en face du mystère de la mort et de la vie. Elle révèle la Présence du Seigneur dans la solitude et la souffrance humaine. Ce récit de «miracle» devance l’histoire de Lazare et le «remplace» en quelque sorte dans l’économie du spectacle. La libération de Pierre se déroule maintenant. Elle se déroule pendant que Jean fait mémoire du discours de Jésus sur la résurrection des morts. Le récit de Lazare, récit final, «récapitule» en lui l’histoire du salut de l’homme. C’est, pour nous, la fête de Pâques.

12 Ce récit a été la source d’une des premières représentations chrétiennes faite dans les catacombes. De même pour les jeunes dans la fournaise du livre de Daniel. «S’ils ont la force de louer dans les flammes de la mort c’est que Dieu les ressuscite», disait Paul Beauchamp op cit, p.88

Page 109: Mémoire des passeurs

109

L’Epistola apostolorum13, que je viens de découvrir depuis peu, est un texte apocryphe qui parle de la fête de la Pâque et de la souffrance de tous ceux qui doivent témoigner pour le Christ. Dans un dialogue entre le Seigneur Ressuscité et ses disciples, il annonce le sort de ceux qui sont persécutés à cause de son nom. Il leur promet que si, pendant la nuit de la Pâque, l’un d’entre eux est jeté en prison, l’ange du Seigneur va venir le libérer. Il va pouvoir rentrer et rester avec les autres jusqu’à ce que le coq chante. Mais quand ils auront fini de faire mémoire du Seigneur et quand l’agape serai finie, le prisonnier retournera dans sa geôle. Il y restera jusqu’à ce qu’il soit appelé à sortir et à témoigner de tout ce que le Seigneur leur aura enseigné.

L’étranger sur le chemin Les disciples ont eu besoin de dépasser leur peur, leur manque

de courage, leur enfermement. Pour cela il n’est pas suffisant de comprendre. S’ils arrivent à prendre le même chemin que le Christ, c’est parce qu’ils savent qu’ils ne sont pas seuls. Il y une Présence dans leur vie. Quelqu’un les accompagne. Une image s’est imposée à moi : elle vient de Luc, mais je la ressens comme fondamentale pour l’expérience chrétienne. C’est l’expérience des deux pèlerins sur le chemin d’Emmaüs. Un inconnu les rencontre et les aide à regagner confiance, à retourner à la vie14. Ils partaient de Jérusalem, déçus et sans espoir, sans rien comprendre de ce qui était advenu. Ils avaient cru en Jésus de Nazareth, ils avaient espéré que c’était lui le Messie qui devait venir. Mais Jésus était mort sur la croix. Les deux pèlerins tournaient le dos au vide de la mort, quittant leurs espoirs. Ils avaient envie de partir le plus loin possible. Un étranger les rejoint et leur explique, selon les Ecritures, que le Christ devait souffrir la Passion pour entrer dans sa gloire. Ils l’écoutent et leur coeur brûle au dedans d’eux, mais ils ne reconnaissent pas Celui qui les accompagne. Ils avaient besoin de comprendre, mais surtout ils avaient besoin de ne plus être seuls.

13 Cité par David Parry, Release of the captives - reflections on Acts 12, JSNT 116/ 1995, pp 157-164; cf. Kopt. VIII (ed C Schmidt) ‘Gespräche Jesu mit seinen Jüngern’, TU XLIII (1919) cité par A. Strobel, p. 214

14 cf. Luc ch. 24

Page 110: Mémoire des passeurs

110

L’étranger – Dan Bãdãrãu Photo: Tudor Predescu

Page 111: Mémoire des passeurs

111

Le soir venu, ils arrivèrent dans un village où ils s’arrêtèrent tandis que l’étranger continuait son chemin. Les pèlerins lui demandèrent alors : «Seigneur, reste avec nous. Le jour arrive à sa fin et le soir est proche». Et il resta avec eux. Il s’assit à table. Il prit le pain, il rendit grâce, le rompit et le leur donna. A ce moment, ils reconnurent que c’était lui le Seigneur. Et à ce moment, il disparut. Mais eux, remplis de joie, le coeur brûlant, partirent aussitôt pour Jérusalem. Ils partirent dans la nuit, sans avoir peur de rien. Ils traversèrent la nuit comme si c’était le jour. Une lumière les conduisait. Ils devaient rentrer, ils devaient le dire à tous, ils devaient l’annoncer : Le Seigneur est ressuscité !

Chacun de nous peut se reconnaître dans les pèlerins d’Emmaüs. Comme eux, on préfère partir loin de toutes nos espérances pour pouvoir oublier plus facilement. Les ailes brisés, on croit pouvoir renaître le plus loin possible de ce qui nous rappelle nos défaites. C’est si difficile de croire que le Seigneur est là quand tout semble perdu ! Mais c’est à ce moment qu’il est le plus proche. Sur le chemin qui nous éloigne de lui, il vient à notre rencontre pour nous faire comprendre ce qui nous advient et nous faire sentir sa Présence. Il est toujours là dans sa parole. Il est là dans la fraction du pain. Il est là dans l’étranger qui nous rencontre en chemin. Saint Augustin en parlait dans les Confessions, disant : «Seigneur, tu étais à côté de moi, et moi je n’étais pas là. Si tu n’étais pas venu me chercher, je ne t’aurais pas trouvé». Il est là, mais personne ne semble le reconnaître. Dans l’évangile selon Jean, ni Marie-Madeleine au tombeau (Jean 20,14), ni les disciples au bord de la mer de Tibériade ne reconnaissent le Seigneur Ressuscité. «Jésus était assis au bord du lac, mais les disciples ne savaient pas que c’était lui» (Jean 21, 4). Le disciple bien-aimé est le premier à le reconnaître. Il le dit à Pierre et celui-ci part à la nage pour le rencontrer. Quand les autres les rejoignent, Jésus les invite à partager son repas avec lui. «Venez et mangez, leur dit Jésus. Et aucun des disciples n’osait lui demander : Qui es-tu ? car ils savaient que c’était le Seigneur. Jésus s’est approché. Il prit le pain et le leur donna. Il fit de même avec le poisson» (Jean 21, 12-13). Au départ, les disciples ne savaient pas que c’était Jésus. Ils ne l’avaient pas reconnu et, malgré cela, ils arrivent à savoir que c’est le Seigneur (cf. vs 12).

Page 112: Mémoire des passeurs

112

En choisissant de parler dans une représentation théâtrale de la vie des disciples qui se souviennent du Christ, j’ai cru au départ que je pouvais contourner la présence du Seigneur. En travaillant sur le texte, un personnage inconnu s’imposa de plus en plus, un étranger qui viendrait expliquer aux disciples les paroles de Jésus et les accompagner dans les épreuves. Il vient pendant la nuit et personne ne semble le reconnaître. Et si quelqu’un le fait, personne n’ose lui poser aucune question, ni lui demander qui il est. Il va se laisser reconnaître à la fraction du pain. Et ensuite, il va disparaître. Entre cet «étranger» et Pierre, une relation forte se tisse, relation qu’on découvre pleinement autour du repas. J’imagine Pierre, libéré par l’ange, rentrant à la maison (cf. Actes 12). Quelques femmes et d’autres disciples se sont rencontrés pour prier. «L’étranger» est là, avec eux. Ils se retrouvent tous ensemble, pour célébrer la fête de la Pâque, si ancienne et si nouvelle. Ils fêtent leur libération. Ils se souviennent, mais ce n’est plus l’histoire ancienne d’Israël qu’ils évoquent: c’est Jésus Christ. Ils racontent la multiplication des pains en Galilée. Le discours sur le pain de vie prend la place centrale de cette célébration.

Quand j’avais décidé de mettre en parallèle le texte de l’évangile de Jean et le fragment des Actes (la libération nocturne de Pierre), je n’avais pas tout de suite perçu l’importance de la célébration de la Pâque. Dans les deux textes, cette fête tient une place centrale. En choisissant ainsi de croiser l’histoire des Actes avec l’évangile de Jean en ce moment précis, je suis tombée sur un des passages où le personnage de Pierre prend la parole. Après le discours sur le pain de vie, de nombreux disciples quittent le Christ, ne pouvant accepter son discours. Jésus se tourne alors vers les douze et leur demande s’ils ne veulent pas partir, eux aussi. Pierre est celui qui répond, posant à son tour une question: «A qui irons-nous Seigneur ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Et nous croyons et nous savons que tu es le Saint de Dieu» (Jean 6, 68-69). La confession de Pierre semble peut-être moins forte, moins importante que la confession rendue par les synoptiques15.

15 P.J. Hartin, The role of Peter in the fourth Gospel, NeoTestamentica, 24 (1)/1990, pp. 49-61

Page 113: Mémoire des passeurs

113

Le Christ lui-même ne voit pas en cela un don du Père, comme c’est le cas chez Matthieu (cf. Mt 16, 17-20). Ce n’est pas non plus à ce moment là qu’il change le nom de Simon : c’était déjà fait dès leur première rencontre (cf. Jean 1, 42). Mais il n’a pas non plus de critique à lui faire. Dans les synoptiques, Pierre est celui qui, tout en confessant Jésus comme Messie et Fils du Dieu vivant (cf. Mt 16, 16; Mc 8, 29), refuse d’accepter la croix du Christ. Jésus lui commande alors de se taire et de passer derrière lui. Le quatrième évangile n’ignore pas l’incompréhension de Pierre, mais il choisit de faire apparaître ce trait dans un autre épisode, celui du lavement des pieds. L’apôtre ne va pas accepter l’abaissement du Christ, comme il lui sera difficile d’accepter son arrestation. Le caractère vif et impulsif de Pierre est découvert plus tard. Avant d’en arriver là, la fidélité de Pierre se révèle en premier. Quand nombre de disciples quittent le Christ, lui choisit de rester. Il prend l’initiative de parler au nom des douze, même si l’évangile ne met pas l’accent sur le rôle ecclésial de l’apôtre. Ce qui compte, c’est qu’il reste et reconnaisse l’identité du Christ.

Je reviens à mon point de départ : l’évangile est dit après la mort et la résurrection de Jésus. Les disciples se souviennent. Ils comprennent le sens des paroles de Jésus. Et le Christ est là, accompagnant leur cheminement. Il est là pour leur demander s’ils veulent rester avec lui. Le récit du chapitre six est «revécu» par des disciples qui partagent le repas avec le Seigneur. La situation ressemble à la rencontre au bord de la mer de Tibériade, racontée par le chapitre 21 de l’évangile selon Jean. Ils sont tous ensemble, autour d’un repas. Il n’y a que peu de pain et quelques poissons. Le Christ pose une question à laquelle Pierre doit répondre. C’est la même question à laquelle il a déjà répondu. Veulent-ils partir, eux aussi ? Son ancienne réponse lui vient à l’esprit. Pierre dit les même paroles, mais c’est seulement maintenant qu’il devient conscient de ce que le Christ demande. C’est seulement maintenant qu’il assume sa réponse. Venue du plus profond de son coeur, celle-ci a toujours été la lumière qui l’a guidé sur son chemin, quels que soient les écarts ultérieurs.

Page 114: Mémoire des passeurs

114

L’évangile selon Jean nous apprend que Pierre est celui qui, au jardin de Gethsemani, a coupé l’oreille du serviteur du grand-prêtre16. C’est le seul évangile à identifier Pierre comme «coupable». On ne s’imagine peut-être pas vraiment la gravité de cet incident, mentionné par tous les évangélistes. J’ai du mal à voir l’apôtre s’amusant à couper l’oreille d’un homme, simplement pour prouver sa prouesse ou intimider les agresseurs. Le serviteur a dû probablement échapper de justesse à une violente attaque de la part de Pierre. Il a probablement échappé avec l’oreille coupée au lieu d’avoir la tête fendue. Jésus est intervenu, nous dit l’évangile. Il demanda à Pierre de rentrer son épée. «Jésus dit à Pierre : Rentre ton épée. Ne boirais-je pas la coupe que le Père m’a donné à boire ?» (Jean 18, 11). Pierre s’est dépêché de défendre Jésus, comme il s’était dépêché de vouloir le suivre. A deux reprises, Jésus arrêta son empressement. Peu de temps avant, Jésus lui avait prédit son reniement. Pierre venait de l’assurer qu’il donnerait sa vie pour lui (cf. Jean 13, 36-38). Il n’était pas capable de le faire. Il ne comprenait pas encore le chemin qu’il devait parcourir. Tout les synoptiques parlent de ce reniement. Mais le quatrième évangile est le seul à se souvenir d’une autre parole que Jésus prononce sur l’apôtre. Même si Pierre le renia, il fut l’un des ceux qui ont vraiment donné leur vie pour le Christ. Avant d’être arrêté, Jésus le lui avait prédit : «Tu ne peux pas me suivre maintenant, mais plus tard, tu me suivra» (Jean 13, 36). Quand Jésus est arrêté, Pierre bat en retraite, il renie son maître et défend du même coup sa propre vie et son propre intérêt. Mais l’apôtre a le courage du regret, il a le courage de revenir sur son choix. Et il va alors jusqu’au bout de la course.

Il est peut-être remarquable que l’évangile de Jean insiste autant sur le fait que Pierre n’est jamais le premier, mais il passe en premier. Il n’est pas le premier à rencontrer le Christ. C’est son frère, André, qui, grâce au témoignage de Jean Baptiste, reconnaît Jésus et appelle Pierre. A la fin du récit de l’évangile, on apprend qu’au tombeau du Christ, c’est le disciple bien-aimé qui arrive

16 cf. Jean 18, 10. L’incident est raconté en Mt 26,51; Marc 14, 47; Luc 22, 49

Page 115: Mémoire des passeurs

115

en premier. Mais il s’arrête sans entrer pour laisser Pierre passer avant lui. De même pour la rencontre avec le Ressuscité au bord de la mer de Tibériade. C’est le disciple bien-aimé qui reconnaît le Christ. Mais c’est Pierre qui s’empresse de le rejoindre. Toujours deuxième à comprendre ou à reconnaître le Christ, Pierre devient le premier à le suivre jusqu’au bout. Il le suit jusqu’au martyre.

La rencontre au bord de la mer de Tibériade est le moment où Pierre s’engage définitivement à suivre le Christ. Le dialogue entre Pierre et Jésus, après le discours sur le pain de vie, l’annonçait déjà. Le récit des Actes des Apôtres en est le reflet. Trois événements différents, venant de sources différentes17, se sont superposé dans mon esprit. Ils parlent tous du disciple qui devient pareil à son maître, du chrétien qui suit le Christ : il passe par la mort pour vivre la résurrection avec Lui. C’est le mystère de Pâques. Dire le chapitre six en mémoire de la mort et la résurrection du Christ se révèle être pour les disciples un moment de passage. Du souvenir des premières rencontres avec le Christ, ils passent aux souvenirs des débats publics. De la mémoire de la parole, ils passent à la parole qui fait mémoire. Pour faire ce passage, un «étranger» rencontré en chemin les aide à comprendre ce qui était advenu dans le Christ. Pour la première partie du spectacle, j’imagine les paroles du Christ dites surtout par cet étranger. Pendant le repas, quand il rompt le pain et le leur donne, les disciples reconnaissent en Lui le Christ. Après ce moment, il va disparaître. Mais les disciples peuvent maintenant prendre le relais. Le lendemain, quand ils vont au Temple, le conflit éclate à nouveau. Les même questions se posent toujours. Comment répondre ? Pierre devient le témoin : il évoque le discours de Jésus, il donne les même réponses. Il n’y en a pas d’autres. Les disciples revivent le procès commencé jadis avec le Christ. Le récit de Lazare résume l’expérience qu’ils viennent de vivre. Dit comme prière pour la mort de Jacques, il mène à aboutissement le récit théâtral commencé avec l’annonce du martyre de l’apôtre.

17 la plus part des exégètes considèrent le chapitre 21 de l’évangile selon Jean comme un rajout tardif.

Page 116: Mémoire des passeurs

116

Les fils de Zébédée

Dire l’évangile de Jean pour la mort de Jacques : Il y eut pour moi un long chemin à parcourir avant d’arriver là. Au tout début, je savais qu’une représentation théâtrale de l’évangile serait pour moi une manière de dire l’histoire des disciples de Jésus. Mais je ne savais pas encore quelle situation concrète, dramatique j’allais choisir pour redécouvrir le texte comme un témoignage à plusieurs voix, comme un continuel va-et-vient du plaidoyer au souvenir, de la prière de supplication à la louange. Je l’ai découvert pas à pas. En cherchant un cadre spécial pour les représentations, j’ai décidé de jouer dans des églises romanes au parcours d’un pèlerinage. Un trajet s’est vite imposé : le chemin de Saint-Jacques. Au départ, je ne savais pas qu’à Santiago de Compostela se trouve le tombeau de Jacques, le frère de Jean. Et comment Jacques aurait-il pu arriver là ? Je viens d’apprendre que depuis le VIIème siècle il y a des attestations de son apostolat en terre d’Espagne18, même si des légendes sur lui n’ont circulé qu’après le IXème siècle, suite à la découverte miraculeuse de sa sépulture. La célèbre lettre du pape Léon confirma, au XIème siècle, la tradition selon laquelle le corps de saint Jacques avait été amené à Compostelle par ses disciples. Pendant le Moyen Age, cette tradition prit de plus en plus d’ampleur et elle s’imposa dans l’esprit des pèlerins partis vers Santiago.

Jacques, le frère de Jean, est le premier apôtre martyr. Il est le seul des douze dont la mort est mentionnée dans les Actes de Apôtres, mais il n’y a qu’une seule notice sur son martyre. «A cette époque-là, le roi Hérode a déclenché une persécution contre l’église. Il fit périr par le glaive Jacques, le frère de Jean» (Actes 12, 1-2). Ni les raisons de l’exécution, ni le lieu de sépulture ne sont mentionnés19. Cette seule ligne a donné

18 cf. M. Starowiesky, La légende de saint Jacques le Majeur, Apocrypha 7, 1996, p. 200

19 «On y trouve des informations concurrentes sur le lieu de sépulture de l’apôtre, par exemple Marmarique - nom que les historiens n’ont pu identifier - et Césarée». M. Starowiesky, op.cit, p. 197

Page 117: Mémoire des passeurs

117

naissance à une tradition apocryphe sur la mort de Jacques, dont le texte latin le plus important est la Passio Magna. Cette version, rédigée probablement au IVème siècle en Gaule ou en Espagne20, met en scène Jacques et ses différents opposants, d’un côté deux mages et de l’autre les «juifs». L’apôtre convertit les premiers et essaie de convaincre les autres par un long plaidoyer sur la messianité de Jésus. Mais il finit par être mis à mort, le récit de cet épisode étant inspiré par les Hypotyposes de Clément d’Alexandrie21. Dans cet ouvrage se trouve la plus ancienne mention extra-testamentaire du martyre de Jacques. Elle raconte aussi la conversion de celui qui a amené l’apôtre devant le tribunal.

La tradition sur Saint Jacques pose de nombreuses questions aux chercheurs. Pourquoi n’a-t-on pas eu des notices sur le lieu de sa sépulture dès les premiers siècles ? Si l’apôtre a évangélisé l’Espagne, pourquoi ne connaît-on pas de traditions locales sur son passage ? Comment une tradition peut-elle s’imposer si tard, mille ans après la mort de l’apôtre ? Deux mille ans après, des milliers de pèlerins partent encore sur ce chemin, vers un tombeau vide, qu’ils savent toujours être celui du premier apôtre martyr. Pourquoi ? Ces questions risquent de rester encore longtemps sans réponse. Car la question est ailleurs. Il y a pour tous ces pèlerins un certain désir de garder la mémoire. Ce n’est pas le lieu géographique qui compte en premier, mais un lieu spirituel qui appelle l’âme vers un cheminement intérieur. Le pèlerinage vers Santiago se révèle être un chemin vers la découverte de l’autre qui te rencontre, de cet autre qui t’accompagne, du tout Autre qui est Dieu. Moi-même et mes acteurs avons choisi de partir sur ce chemin pour évoquer le martyre de Jacques et dire l’évangile de Jean. On part vers le tombeau d’un apôtre qu’aucune preuve historique ne confirme être son tombeau. On fait mémoire de l’évangile de Jean, qui, selon les conclusions de l’exégèse contemporaine, n’est probablement pas l’évangile de Jean, l’apôtre. Mais ces deux frères se sont imposés dans la 20 cf. M.Diaz y Diaz, La literatura Jacobea anterior al codice Calixtino,

Compostellanum 10, 1965, p. 284-287 cité par M Starowiewski, p.19521 cité par M. Starowiesky, op. cit., p. 195

Page 118: Mémoire des passeurs

118

tradition de l’église et restent pour moi deux figures puissantes et vraies, qui parlent encore à l’âme contemporaine.

Jacques et Jean sont connus comme les fils de Zébédée, et portent le surnom de fils du Tonnerre. Cette appellation qui apparaît quatre fois dans l’évangile de Matthieu, deux fois chez Marc, une fois chez Jean s’est vite imposée. Même si Luc ne reprend jamais ce nom, ils montre les deux frères désireux de faire descendre le feu du ciel sur les samaritains qui s’opposent à Jésus. Les deux fils semblent bien capables de s’enflammer de colère, comme des vrais «fils du Tonnerre». «Jésus... leur dit : Vous ne savez pas quel esprit vous habite. Le Fils de l’homme n’est pas venu perdre les hommes mais les sauver» (cf. Luc 9, 54-56). Les deux frères ont beaucoup à apprendre, même si, selon la tradition synoptique, ils sont parmi les premiers appelés par Jésus, après Simon Pierre et André. «Il les a vus : Jacques, le fils de Zébédée et Jean, son frère, qui étaient dans un bateau avec leur père... Il les a appelés. Et à l’instant ils ont quitté le bateau et leur père et ils l’ont suivi» (Matthieu 4, 21-22; cf. Mc 1, 19-20). Dans les listes des apôtres (Mt 10, 2-4; Mc 3, 16-19; Luc 6, 13-16), ils sont toujours nommés en troisième et quatrième position. En revanche, dans les Actes, Pierre et Jean, suivis de Jacques, sont nommés en premiers avant André (Ac 1, 13). Ce changement est intéressant car, dans les Actes, Jean est souvent associé à Pierre. Ensemble, ils guérissent le paralytique au Temple et témoignent devant «les juifs» de la Résurrection. (cf. Actes 3 et 4). Ils partent tous les deux en Samarie, où ils prient pour que les samaritains reçoivent l’Esprit Saint (cf. Actes 8, 14-25). Après cet épisode, Jean n’est plus nommé. Les Pères de l’Eglise lui ont attribué tour à tour la rédaction de l’évangile22, les trois lettres du Nouveau Testament et finalement la rédaction de l’Apocalypse. L’exégèse contemporaine a remis en question l’attribution de l’ensemble du corpus johannique à Jean, l’apôtre. L’évangile selon Jean parle très peu des fils du Zébédée. Ils sont nommés une seule fois, parmi les disciples qui rencontrent le Seigneur après la Résurrection, sur le bord de la mer de Tibériade (Jean 21, 2). On a longuement débattu de ce silence, dans l’effort de cerner l’identité de l’auteur de l’évangile. 22 voir Culpepper, John, the son of Zebedee, the life of a legend, Fortress Press, 2000

Page 119: Mémoire des passeurs

119

Qui est cet auteur ? L’évangile lui-même désigne son auteur sans lui donner de nom. C’est le disciple bien-aimé. Parmi les commentaires, je retiens l’idée que le disciple bien-aimé devait habiter Jérusalem et être connu par le grand prêtre. Ces deux arguments sont aussi les plus forts pour contester Jean, l’apôtre, comme auteur de l’évangile. Un pêcheur de Galilée ne pouvait pas avoir accès chez Caïphe, ni connaître si bien Jérusalem. Les Pères de l’Eglise ont déjà dû résoudre ce dilemme. Selon la tradition, il est dit qu’après la mort de Zébédée, sa femme aurait vendu leur maison et serait venue s’installer à Jérusalem avec ses deux fils. La tradition reconnaît Jacques, le fils de Zébédée, dans le jeune homme qui vient demander à Jésus la permission d’aller enterrer son père. Un personnage sans nom de l’évangile a été ainsi identifié à Jacques tandis que le disciple bien-aimé est devenu Jean, l’autre fils de Zébédée.

Le couple des deux frères s’est imposé dans la tradition à côté de Pierre. Tous les trois sont, dans la tradition synoptique, des témoins privilégiés de Jésus. Pierre, Jacques et Jean sont les seuls présents à la Transfiguration. (Mc 9, 2s: Mt, 17, 1s). Dans l’évangile de Marc, seuls ces trois apôtres accompagnent Jésus dans la maison de Jaïre et deviennent témoins de la résurrection de sa fille. «Il n’a permis à aucun autre de l’accompagner, sauf à Pierre, à Jacques et à Jean, le frère de Jacques» (cf. Mc 5, 37). Les fils de Zebédée sont aussi, pour Marc, les témoins du premier miracle de Jésus, la guérison de la belle-mère de Simon Pierre. Ils accompagnent Jésus dès le commencement (cf. Mc 1, 29). Ils sont avec lui jusqu’au bout, au Mont des Oliviers, et ils trouvent justifié de poser des questions sur les temps de la fin. «Pierre, Jacques, Jean et André lui ont demandé : Quand est-ce que ces choses-là vont arriver ?» (cf. Mc 13, 3-4) Mais en dépit de la place qui leur est accordée, ils se trompent sur le destin de Jésus et finalement sur le leur aussi. Ils veulent être assis à droite et à gauche de Jésus dans sa gloire. «Jésus leur dit : vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire et être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ?» (Mc 10, 35-40)

Page 120: Mémoire des passeurs

120

Marc ainsi que Matthieu1 n’hésitent pas à mettre en évidence leur incompréhension. Ils croyaient comme tous les autres que Jésus allait devenir roi. Mais son trône serait la croix, et sa royauté n’était pas de ce monde. Ils demandaient les places à sa droite et à sa gauche, mais celles-ci étaient déjà données à d’autres. Deux pauvres brigands allaient mourir crucifiés à droite et à gauche de Jésus. En dépit de cela, les frères allaient boire la coupe que Jésus boirait et être baptisés d’un même baptême. Jésus le leur accorde. Ils vont le suivre. Jacques sera le premier apôtre martyr.

En choisissant Pierre et Jean, associés à Jacques, comme «personnages» principaux de la version théâtrale que je propose, j’emprunte à une tradition étrangère au quatrième évangile. Mais je ne crois pas le trahir : mon but est de mieux révéler son esprit. Les témoins de la gloire sont les témoins jusqu’au martyre. Les témoins privilégiés sont les «martyrs». C’est le message du quatrième évangile. Pierre, Jacques et Jean, trois personnages qui ont marqué la tradition de l’église, illustrent pleinement la double dimension des témoins du Christ.

Dire l’évangile de Jean pour la mort de Jacques, en chemin vers Santiago de Compostela: c’est un rêve que je partage avec un groupe d’une douzaine d’artistes roumains et français. C’est un projet audacieux et fou, qui s’est concrétisé depuis plus d’un an. Un long travail sur le texte de l’évangile m’a permis de développer un «scénario», permettant de redécouvrir le texte de l’évangile comme le témoignage d’une communauté martyrisée. J’ai mis du temps à trouver une solution qui garde la distance vis-à-vis de la réalité historique, suggérant en même temps l’actualité des événements. J’espère l’avoir trouvée et je souhaite réussir à mener à bout mon rêve.

Je dédie mon projet à tous ceux qui, en Roumanie ou ailleurs, ont témoigné du Christ, en dépit des souffrances qu’ils ont dû subir à cause de leur foi.

1 Mt 20, 20-21 c’est la mère des deux frères qui fait la requête

Page 121: Mémoire des passeurs

121

Preparations - Cristian Iacob Photo: Tudor Predescu

Mémoire des témoins Photo: Tudor Predescu

Page 122: Mémoire des passeurs

122

Page 123: Mémoire des passeurs

123

Epilogue

24–26 juin, Paris

La première représentation en France a été donnée à l’institut Catholique de Paris, le 24 juin 2003. Les acteurs roumains attendaient, très émus, la réaction du publique français. Celui-ci a été impressionné par la force et la qualité professionnelle du spectacle. Ana Boariu, l’initiatrice du projet, avait soutenu en l’été 2002 à l’Institut catholique de Paris son mémoire de maîtrise sur le thème “L’importance de la mémoire et du témoignage dans l’évangile selon Jean. Point de départ pour un projet théâtral ”. Maintenant, son rêve était devenu réalité. A ses côtés, ses collègues de l’Institut des Arts Sacrés, Aurélie et Fabien Meisnerovski faisaient maintenant partie de l’équipe. Le projet était réalisé.

La représentation théâtrale a été inspirée par des témoignages contemporains et elle a été construite comme une série de séquences de vie centrées sur des personnages des années 1950 dans les pays de l’Est. Il y a des ceux qui servent le régime totalitaire au pouvoir, il y a ceux qui s’y opposent et ceux qui se plient. Les personnages s’approprient le texte biblique, en le disant avec révolte ou espoir; ils le disent comme prière ou comme un douloureux questionnement sur le sens de la souffrance. Le père Eugen Popa, emprisonné à Sighet entre les années 1950-1955, disait : Le sens de la souffrance est difficile à comprendre. C’est comme pour le grain de blé enfouis dans la terre. Il va porter fruit, mais on ne sait pas quand. Peut-être des années vont passer avant de voir les fruits”. Peut-on avoir la force d’attendre ? Peut-on comprendre ? Cinquante ans plus tard, une équipe d’artistes essayent de comprendre ce qui s’est passé dans leur pays, avec l’aide de l’évangile selon saint Jean.

Page 124: Mémoire des passeurs

124

27 juin, Troyes

Les personnages ont évolué et ont gagné en force pour la troisième représentation française qui a eu lieu à Troyes, durant le Festival d’Art et Spiritualité de la région de l’Aube. L’hôte de l’équipe était Aurélie Reygner, qui habitait cette merveilleuse ville médiévale située au coeur de la région de Champagne. Dans l’interview qu’Aurélie a donné pour Radio France Info (diffusé mercredi 16 juillet), elle disait : “C’est un projet un petit peu particulier, qui est de se servir du langage théâtral pour découvrir autrement l’évangile de Jean. Anca raconte l’histoire d’un homme qui se fait emprisonner pour avoir témoigné de sa foi. Et autour de ce personnage, il y a d’autres personnes vivantes qui réagissent à cela, qui comprennent pas, qui, elles aussi, ont une position lointaine ou proche par rapport à un cheminement de foi.” Pour Aurélie, le plus important a été d’assumer cette histoire apparemment si éloignée de la réalité française et de s’intégrer dans l’équipe roumaine. “Au début, j’appréhendait un peu, je me demandais comment cela allait se passer. Mais j’ai été impressionnée par la manière dont j’ai d’emblée été accueillie. Je me suis tout de suite entendue avec tout le monde”, soutenait Aurélie. (Renouveau du 3.07.03)

Attente – Aurélie Réygner Photo: Tudor Predescu

Page 125: Mémoire des passeurs

125

Catedrale du Puy en Velay Photo: Tudor Predescu

28 juin, Puy en Velay

Le Puy-en-Velay est aujourd’hui connu comme l’un des principaux points de départ pour les pèlerins de Compostelle. De cette ville-sanctuaire dédiée à la Vierge est parti au dixième siècle le premier pèlerin étranger connu, l’évêque Godescalc. Et c’est de cette ville aussi que les artistes roumains et français ont commencé leur pèlerinage. Le Puy-en-Velay, ville des volcans et de la dentelle, abrite des monuments impressionnants de l’art roman, comme la chapelle saint Michel d’Aiguilhe. La cathédrale Notre-Dame-du-Puy, bâtie en haut d’un rocher, est à moitié suspendue en l’air et soutenue par des piliers. Un escalier de 134 marches monte jusqu’en haut. A l’intérieur de la cathédrale se trouvent la statue de la Vierge Noire, la protectrice de la ville..

Page 126: Mémoire des passeurs

126

29 juin, Puy en Velay

“La culture touche-t-elle au sacré ? Cette question aurait pu tomber lors du bac en philo et, à l’instar de la géométrie spatiale, tourmenter des milliers de futurs étudiants. Mais il est des artistes qui, en revanche, connaissent déjà la réponse. Et elle est positive”. C’est de cette manière directe que Julien Gardon commence son article publié dans le Renouveau du 03.07.03, “Un pèlerinage sacré et culturel”. Le pari des artistes roumains semblait être gagné. La représentation théâtrale a été donnée à l’église Saint Laurent, en présence de l’évêque du Puy, Mgr. Henry Brincard. Après le spectacle, son Excellence a affirmé avoir ressenti la présence du Christ dans cette représentation de l’évangile. “Une présence mystérieuse mais bouleversante du Christ soi-même qui fait que les acteurs disparaissent en lui, afin que chacun ait un dialogue, celui du coeur, avec le Ressuscité.” Au Puy-en-Velay, l’équipe a été chaleureusement accueillie par père Emmanuel Gobilliard, lui-même initiateur d’un projet de théâtre sacré au diocèse du Puy, le Théâtre des Pléïades.

„Il est venu dans le monde et le monde ne l’a pas connu“ – Cristian Iacob Photo: Tudor Predescu

Page 127: Mémoire des passeurs

127

A Conques, soeur Emilia Photo: Tudor Predescu

30 juin, Conques

Conques est l’un des plus beaux sites médiévaux de France. Fondée au IX-ème siècle par le moine ermite Dadon, l’abbatiale est devenu l’un des importants lieux de pèlerinage du chemin vers Compostelle une fois que les reliques de Sainte Foy, martyre du III-ème siècle, ont été apportées ici. L’abbatiale Sainte Foy, monument de l’art roman, garde l’un des trésors médiévaux les plus importants d’Europe. La pièce la plus significative est la statue de Sainte Foy, faite en or massif, ornée de pierre précieuse et de 33 camées. Le bas-relief du portail central, représentant le Jugement dernier, est, avec celui de Moissac, l’une des plus belles représentations médiévales de ce thème.

Page 128: Mémoire des passeurs

128

1 juillet, Conques

A Conques, la représentation théâtrale a été donnée dans le cadre impressionnant de l’abbatiale Sainte Foy. La journaliste Zoé Mouret écrivait : “Un spectacle rude et sombre, dont la ligne de force, côté texte, s’enracine dans les textes sacrés eux-mêmes (fragments des Actes des Apôtres, première partie de l’évangile selon Jean) et dont le propos est, selon les paroles même d’Anca Berlogea de redécouvrir un texte ancien de 2000 ans comme étant un étrange appel à ne pas avoir peur au milieu de la terreur, une promesse de paix au milieu de la guerre, une parole de lumière au milieu des ténèbres.” (Le Rouergat, nr. 2988, 10–16 iulie 2003)

Le Jugement Dernier - abbatiale Sainte Foy, Conques Photo: Tudor Predescu

Page 129: Mémoire des passeurs

129

„Au commencement était le Verbe“ – Conques, 1 juillet 2003

PHoto: Tudor Predescu

Page 130: Mémoire des passeurs

130

2 juillet, LivinhacLes pèlerins qui partent de Conques, passent le pont et

traversent la rivière, montent ensuite la colline pour arriver sur le plateau qui mène à Livinhac. Pour ceux qui ne sont plus habitués à la marche, la montée abrupte de la colline est une épreuve. Constantin Cojocaru, le doyen de l’équipe, a eu un moment d’hésitation et il s’est dit : Ce pèlerinage n’est pas pour moi. Mais il a eu le courage de ne pas renoncer et il s’est félicité plus tard pour avoir continué. Quand l’équipe approche du haut de la colline on entend sonner les cloches : en premier, le son doux des petites cloches d’une petite chapelle, enfouie dans la forêt. Peu de temps après, on entend de loin les grandes cloches de l’abbatiale. Les moines souhaitent encore une fois bonne route au pèlerins et ils les accompagnent encore un peu avec leur prière. Le chemin est long jusqu’à Santiago !

3 juillet, FigeacSeulement trois artistes ont eu le courage de continuer la route

à pied le lendemain. Le soir même, le spectacle était programmé à Figeac et la distance entre les deux villes n’était pas si courte ! En arrivant à Figeac, les artistes se perdent dans les petites ruelles médiévales de la ville, bâtie au bord du Célé. Les anciens ateliers

Replique moderne de la „Rosetta“ – Figeac Photo: Tudor Predescu

Page 131: Mémoire des passeurs

131

„Pourquoi baptise-tu?“ – Gabriel Spahiu et Marian Râlea Figeac, 3 juillet. Photo: Tudor Predescu

ont été remplacés par des boutiques pleines de charme. Place des Ecritures, l’artiste Joseph Kosuth a réalisé une réplique moderne de la fameuse “Pierre de Rosette” pour garder la mémoire de la fameuse découverte de Jean-François Champollion. La ville a su porter hommage à ce grand homme de science, né à Figeac en 1870, et qui a été le premier à déchiffrer l’écriture des hiéroglyphes.

Une nouvelle première. Cette fois-ci, c’est une première française pour Marian Ralea, qui est revenu dans le rôle de Pierre. En même temps, c’est une première pour Dan Badarau qui remplace presque sans répétitions Emil Hostina dans le rôle de l’Etranger. La représentation théâtrale a gagné d’autres nuances, tout en intensifiant sa force émotive. Le rythme est devenu plus vif. L’histoire, créé par la superposition de différents témoignages, a gagné en clarté. Le personnage de Nicodème est devenu de plus en plus émouvant : c’est homme du pouvoir qui se laisse transformé par le témoignage de celui qu’il condamne à mort. Constantin Cojocaru a su interpréter avec peu de moyens un Nicodème contemporain, instrument servile du pouvoir qui retourne à la vie.

Page 132: Mémoire des passeurs

132 En chemin vers Seuzac Dan Bãdãrãu, Camelia Maxim et Marian Râlea.

Photo: Tudor Predescu

4 juillet, Seuzac

Après l’arrêt à Figeac, l’équipe continue son chemin au long de la vallée du Lot, se dirigeant vers Cajarc. La distance de 25 kilomètres a été plus facile à parcourir, en sachant que le soir il n’y avait pas de spectacle. Les artistes ont choisi de passer la nuit à la ferme équestre de Seuzac, à trois kilomètres de Cajarc. Au coeur de la vallée du Lot, Larnagnol (Seuzac) est un lieu idéal pour l’équitation et il nous rappelle qu’aujourd’hui encore nombreux pèlerins choisissent d’aller à Saint-Jacques à cheval.

5 juillet, Saint GéryLe 5 juillet, l’équipe devait arriver à Saint Géry. Les artistes

ont parcouru en voiture les 15 premiers kilomètres pour continuer après à pied le reste du chemin. Ils ont commencé leur route en visitant l’un des plus beaux villages médiévaux de France : Saint Cirq Lapopie. Redécouverte et appréciée par André Breton au début du XXème siècle, Saint Cirq est devenue une oasis pour les peintres du siècle dernier, parmi lesquels on compte aussi Man Ray. Construite à une hauteur de 100 mètres au-dessus du Lot, la petite ville règne sur la vallée. Les petites ruelles gardent un charme patriarcal. Les façades des maisons, qui datent du XIII-XIV ème siècle, invitent à un voyage dans le temps.

Page 133: Mémoire des passeurs

133

6 juillet, Saint Géry

Après avoir été joué dans des églises impressionnantes par leur architecture, le spectacle était maintenant donné dans une petite église de village, à Saint Géry. On aurait pu dire un endroit loin du monde, mais ce n’était pas vraiment le cas. C’est ici que Stephen Marie, reporter pour radio RTL a rejoint l’équipe pour réaliser une chronique diffusée le 8 août 2003. L’une des spectatrices interrogées déclarait : “On est dans un petit village qui est quand même pas au fond de tout mais enfin disons... c’est bien de recevoir des messages ou des personnes qui viennent d’ailleurs. On savait bien quand même que c’était des Français et des Roumains qui allaient jouer Saint Jean mis en parallèle avec Ceausescu. Mais c’est très bien, très bien mis en scène. L’histoire qui s’est passée on la revit maintenant; et c’est ce qu’on m’a appris quand j’étais gamine, c’est vrai que je ne l’avais pas vu comme ça. Ni Ceausescu, ni la Bible. Disons que la Bible vue comme cela, ce n’est pas mal!”

Saint Circ Lapopie Foto: Tudor Predescu

Page 134: Mémoire des passeurs

134

7 juillet, Cahors

La ville de Cahors a été l’étape suivante du pèlerinage. C’est l’une des grandes villes médiévales situées au long de la Via podiensis, le chemin de pèlerinage qui part du Puy-en-Velay. Les plus tenaces des pèlerins, Gabriel Spahiu et Constantin Cojocaru ont fêté à l’arrivée leur première centaine de kilomètres parcourus à pied.

Gabriel Spahiu et Constantin Cojocaru après la première centaine de kilomètres

Photo: Tudor Predescu

Cahors détient un patrimoine architectural très beau. La cathédrale Saint Etienne, dont la construction a été commencée au XIème siècle, est impressionnante par sa grandeur et par la force qu’elle dégage. Le pont Valentré est un chef-d’oeuvre de l’art militaire du XIVème siècle et il a été classé depuis peu dans le patrimoine de l’UNESCO. La ville est aujourd’hui renommée pour ses jardins secrets et les fleurs merveilleuses qu’elle cultive.

Page 135: Mémoire des passeurs

135

„Un homme ne peut rien recevoir...“ Gabriel Spahiu, Marian Râlea

Photo: Tudor Predescu

Page 136: Mémoire des passeurs

136

Le pari des artistes a été de s’adapter très vite à des espaces différents, de garder la même qualité du spectacle et la même force de l’émotion, indépendamment de l’architecture du lieu. La cathédrale de Cahors a été une provocation ! L’espace immense et le faste des vitraux ont posé un grand problème aux acteurs. Dan Badarau confessait dans la chronique diffusée sur RTL (8 août 2003): “Il faut un peu de répétitions avec la voix pour s’adapter. Par exemple, dans les cathédrales il y a un écho très fort, il faut que tu laisses une pause entre les phrases pour que l’écho se perde un peu.” L’espace de la cathédrale de Cahors n’a pas été difficile à dominer seulement à cause des soucis de voix. C’était aussi une question de présence. Jouer là a été une grande provocation mais aussi un pari gagné, comme le perçoit après-coup l’acteur Constantin Cojocaru.

8 juillet, Lascabannes

Une journée tranquille, sans rien de spécial. Les artistes ont marché, ils ont préparé le repas dans un village plein de fleurs. Un arrêt bien venu...

Pèlerins dans la chaleur de l’été Photo: Tudor Predescu

Page 137: Mémoire des passeurs

137

9 juillet, Montcuq

De Lascabannes à Montcuq, le parcours a été fatiguant, surtout à cause de la chaleur de l’été.

„L’heure viendra“. Photo: Tudor Predescu

Montcuq est la capitale du Quercy blanc, région nommée ainsi à cause des pierres blanches de calcaire mais aussi à cause du blé et de la farine qu’on trouve ici en abondance. C’est la région des moulins à vent ou à eau, qui transformaient les fruits de la terre en or blanc.

«Une représentation étonnante interprétée dans un décor dépouillé à l’ombre d’un grand crucifix où les acteurs ont fait vibrer les vitraux et su amener le public à cette communion dans leur témoignage contemporain et l’évangile de Jean.»

La dépêche du Midi, Lot, 15 juillet 2003.

Page 138: Mémoire des passeurs

138

10 juillet, Lauzerte

Après l’enthousiasme des débuts, les difficultés de la route se sont laissées sentir. Pour chacun c’était difficile de s’adapter au groupe, de trouver son rythme mais surtout d’apprendre à faire et à défaire leurs bagages chaque jour. C’était une expérience fatigante et difficile. Lauzerte s’est montrée une étape tranquille et belle sur la route vers Compostelle. Bastion médiéval qui a régné sur la région jusqu’à la Révolution, Lauzerte reste encore aujourd’hui un endroit merveilleux.

“Lauzerte a eu le privilège d’accueillir cette jeune troupe, jeudi, le 10 juillet, pour une représentation magistrale. Au travers des décors sobres, voir dépouillés, les acteurs ont su faire passer leur message et sa dimension spirituelle”, écrivait le journal Le Courrier français, dans la chronique publiée le 25 juillet 2003. Cette tournée inédite a donné la chance à deux cultures de se rencontrer. Deux mondes se sont retrouvés dans un dialogue de culture et de spiritualité au centre duquel se trouvait un texte sacré commun à l’humanité : l’évangile selon Jean. Après chaque représentation, l’échange d’impressions avec les spectateurs a été importante et riche. Ici, à Lauzerte, les artistes sont longuement restés parler avec le père Michel Lagarde, curé du lieu, homme de lettres et érudit.

Espoir et barreaux Au Carmel de Moissac Photo: Tudor Predescu

Page 139: Mémoire des passeurs

139

La grotte des aparitions; Lourdes Photo: Florin Costache www.florincostache.com

11 juillet, MoissacAprès dix jours de pèlerinage, l’équipe est arrivée à Moissac.

La ville a été au Moyen Age une étape importante sur le chemin vers Compostelle. Aujourd’hui, elle attire encore nombreux pèlerins et touristes. Pour la première fois ici la représentation a été donnée à l’extérieur. La petite scène est devenue le point de concentration d’un monde qui racontait son histoire durant le coucher du soleil. L’émotion des acteurs a intensifié l’émotion du coucher de soleil et les couleurs de ce coucher de soleil ont donné des nuances nouvelles au vécu des acteurs. On ne pourra jamais oublier l’émotion ressenti au cri de l’aveugle rendu sain. Ses mots résonnaient au-dessus de la ville, amplifiés par l’écho, dans le doux silence de la soirée : “Je suis allé, je me suis lavé et j’ai vu.”“Soyez sûrs de la qualité de votre spectacle” écrivait un spectateur dans le livre d’honneur.

16 juillet – 25 juillet, Lourdes

Après deux autres représentations, à Miradoux et à Lectoure, les artistes sont arrivés à Lourdes. Ici, les acteurs ont passé six jours à répéter la version espagnole du spectacle. Une nouvelle première était en vue. L’étape française prenait fin !

Page 140: Mémoire des passeurs

140

Chapelle de Eunate Photo: Florin Costache

25 juillet, EunateC’est le premier jour en Espagne et déjà tout est changé.

Un mois entier de tournée et de pèlerinage semble avoir été effacé. On est dans un autre monde, un monde où le soleil brille plus fortement, la lumière est éblouissante, l’or du blé est plus intense et le bleu du ciel est plus bleu. On est arrivé à Eunate, une chapelle perdue au milieu des champs, loin de tout village. On se demandait qui allait venir voir notre spectacle le soir. Dans la ville la plus proche, Puente la Reina, la fiesta bat son plein. C’est la fête de Saint Jacques, le patron de l’Espagne. Le soir venu, les voitures commencent à se rassembler devant le gîte des pèlerins. Plus de cent personnes se sont coincées dans la petite église romane, désireuses d’assister au spectacle “Mémoire des passeurs”. Les acteurs traversent les émotions d’une nouvelle première : ils jouent pour la première fois en espagnol, dans un pays où ils viennent d’arriver quelques heures avant, ils ne comprennent la langue qu’à demi et ils ne savent rien sur le public qu’ils rencontrent. La représentation suit son cours. A la fin, la lumière des projeteurs s’éteint, le curé ouvre la porte et la lumière du coucher de soleil resplendit sur le visage des acteurs. C’est le silence et tout d’un coup les applaudissements enthousiastes retentissent. Les acteurs se sentent rassurés. Le public est enthousiasmé.

Page 141: Mémoire des passeurs

141

Environ 20 spectateurs sont restés dehors, n’ayant plus de place pour entrer. Encouragés par le succès, ils vont suivre l’équipe pour aller les voir à Estella et même à Viana, à plus de 70 kilomètres d’Eunate. La nuit est tombée, la chapelle est plus isolée encore. La plupart des artistes sont restés dormir dehors, dans leurs tentes, ou à la belle. Le ciel était parsemé de milliers d’étoiles. Des comètes tombaient avec leur queue en feu, laissant derrière elles des traits d’argent sur le ciel foncé de la nuit.

26 juillet, EstellaOn change de ville et on arrive au coeur de l’ancien royaume

de la Navarre. Ville royale au Moyen Age, Estella reste l’un des

San Pedro de la Rua Photo: Florin Costache

Page 142: Mémoire des passeurs

142

points de repère sur le chemin de Saint Jacques. Si aujourd’hui, la ville n’a plus d’importance politique, elle garde toujours la mémoire du passé. Le mélange d’architecture romane et gothique lui donne un charme particulier. Le centre de la ville s’étend sur les deux rives de l’Ega. Au coeur de la ville se trouve la place de los Fueros ou aujourd’hui encore se tiennent les marchés de tradition. L’église San Pedro règne au dessus de la ville et on y arrive en montant un escalier abrupte. En bas se trouve l’ancien palais des rois de Navarre. L’équipe arrive ici un jour après la fiesta. En face du palais se trouve une barrière qui empêche les gens de s’approcher. Le jour d’avant il y a eu un attentat. Deux touristes on été blessés. En l’été 2003, à Estella, la prière pour la paix était une nécessité.

27 juillet, VianaLes artistes découvraient ici des merveilles de l’art médiéval

et baroque. C’était surtout les manuscrits de musique grégorienne qui ont attiré leur attention. Les artistes savaient que par les représentations théâtrales du texte de l’évangile, représentations données dans des églises, ils faisaient revivre la tradition des drames liturgiques. C’était un savoir théorique. Ici, en face des manuscrits et des objets de culte appartenant aux anciennes liturgies, ils ressentaient plus fortement ce retour aux sources. Le mystère des Pâques était raconté dans les drames liturgiques à l’aide d’hymnes et de chants de louanges. Les artistes essayaient de le raconter à nouveau d’une manière contemporaine, inspiré par le témoignage de ceux qui ont vécu dans les pays de l’Est. Et leur histoire ressemblait à celle des pèlerins d’Emmaüs. Quand ceux-ci, effrayés en face de leur persécuteurs, se sont enfouis pour sauver leur vie, ils ont rencontré un étranger sur la route. Celui-ci les a accompagnés et il leur dit: N’ayez pas peur. A la fraction du pain, ils ont reconnu en lui le Christ, Celui qui était mort et qui était Ressuscité. El ils ont dépassé leur peur.

28 juillet, Torres del Rio

Le 28 juillet, un petit groupe, – avec Dan Bădărău, Camelia Maxim, Marie Virginie Cambriels, Florin Costache et moi-même – nous sommes allé parcourir l’étape entre Los Arcos et

Page 143: Mémoire des passeurs

143

Sur les routes d’Espagne Photo: Florin Costache www.florincostache.com

Page 144: Mémoire des passeurs

144

Viana. A cause du spectacle, les acteurs n’ont pas pu marcher le jour d’avant. On est parti marcher sur une route qui attire vers elle des centaines de milliers de pèlerins depuis plus d’un millénaire. C’est une force qui t’attire et qui te rejette en même temps. On doit se battre avec elle, car elle te montre tel que tu es et t’oblige à changer. Personne n’aime cela. C’est comme si on portait une croisade avec soi-même, avec ses habitudes et ses faiblesses. La lutte est en nous; le chemin vers Compostelle ne fait que la mettre en lumière.

Dan Badarau affirmait : „Le chemin vers Santiago a de la force. Il te déshabille dans ton âme de tout ce que tu porte et il te montre tel que tu es. C’est comme un miroir merveilleux.” Le chemin vers Santiago, frontière au Moyen Age entre chrétiens et maures, nous rappellent à tout moment des vraies croisades. La présence des cavaliers johanniquées et des templiers a laissé ses traces dans les monuments construits par eux. A Torres del Rio, l’église dédiée au Saint Sépulcre, a été probablement construite par les templiers: En dessus de la porte on voit l’épée inscrustée, signe des chevalier. L’extérieur, typique pour une église des pèlerins, se joint à un intérieur dont la décoration est inspirée par la mosquée de Cordoue. Quatre paires de nervures parallèles soutiennent la coupole. Les quatre apôtres se retrouvent gravés à leur base, comme qu’ils entouraient le Christ en Gloire. Mais au centre de la coupole il n’y a pas le Christ. Les nervures forment un tambour octogonal qui, dans l’art de l’Islam, représente les huit anges qui gardent le trône de Dieu. A Torres del Rio, les architectes ont repris les symboles de l’art musulman pour exprimer la foi chrétienne. Au dessus de la coupole s’élève une tour-phare, le trône de Dieu d’ou jaillit la lumière. C’est la lumière de le Résurrection qui surgit dans la nuit. Le chiffre huit désigne ici aussi le huitième jour de semaine, le jour de la Résurrection.

Je suis partie de Torres Del Rio en réfléchissant au mystère inscrit dans l’architecture de l’église: le mystère de la mort et de la résurrection du Christ. C’était le coeur même de la foi chrétienne, inscrite dans l’Evangile et dans la liturgie. C’était ce qu’on essayait de transmettre aussi à travers une représentation théâtrale.

Page 145: Mémoire des passeurs

145

Fête à Puente la Reina Photo: Florin Costache www.florincostache.com

29 juillet, Logrono

Logroño, ville d’origine romane, est aujourd’hui la capitale de la région autonome de La Rioja. Même si la région n’est que la plus petite du nord-est de l’Espagne, elle doit sa renommé à ses vins exquis.

Chaque fois avant le spectacle, les acteurs vivent la même émotion, ils se posent la même question : combien de spectateurs vont venir, comment vont-ils réagir ? A Logroño, parmi les spectateurs il y a eu aussi des Roumains qui habitent la ville. La communauté roumaine est assez importante, la plupart d’entre eux travaillent dans la construction des bâtiments ou dans l’agriculture. La représentation a été d’autant plus émouvante, autant pour les acteurs que pour les spectateurs. Quinze ans plus tôt, être en Espagne ou dire le texte de l’évangile paraissait impossible pour quelqu’un venu de l’Est. Le mur est tombé, la prison a disparu. Mais la souffrance reste encore. Pour qu’elle perde sa force on doit pouvoir la nommer, on doit pouvoir nommer les plaies du passé pour qu’elles puissent guérir.

Page 146: Mémoire des passeurs

146

30 juillet, Najera

Le chemin est dur. Le soleil brûle. Il fait plus de 40 degrés à l’ombre. Les acteurs commencent la marche tôt le matin. Ils apprennent à apprécier chaque goute d’eau et chaque brise.

Sur le chemin les pèlerins reconnaissent les signes du passage des autres: des petites figures de pierre. Des pèlerins.

Signes de reconnaissance Photo: Aurélie Reygner

Page 147: Mémoire des passeurs

147

31 juillet – 1 août, GrañonA Grañon, le père Jose Ignacio a invité l’équipe à dîner avec

les pèlerins. Environ 25 ou 30 personnes s’arrêtent ici chaque jour, pendant l’été. Ce n’est qu’un tout petit village de la région de Rioja. Le gîte des pèlerins, collé à l’église, a été restauré par le curé en 1997 et on peut le dire, il est maintenant un petit bijou. Le père Jose Ignacio est l’un des promoteurs du pèlerinage vers Compostelle. En 1985, il a créé la première association de pèlerins. Il a commencé par baliser la route, ouvrir des gîtes et publier des informations sur le chemin. Il est aussi celui qui a réactualisé l’idée de la créanciale. Mais pour lui, ce qui compte le plus est l’hospitalité. Il rencontre beaucoup de gens et il sait que chacun est parti pour différentes raisons. Il y a ceux qui sont en congé. D’autres sont au chômage ou à la retraite depuis peu. Mais pour tous, le chemin peut devenir une expérience intérieure profonde. A Grañon, le père invite chaque soir tous les pèlerins à dîner. Il le disait : “Quand on mange ensemble, nous faisons le premier pas vers la prière. La communion de la table est déjà une liturgie.”

A Granon, ce village qui ne compte pas plus de trois rues, presque tous les habitants sont venu assister au spectacle. Le public a été impressionné par la force d’expression des artistes. Pour les habitants d’ici, cette représentation théâtrale donne un témoignage sur l’histoire récente de la Roumanie et des pays de l’Est, sur le totalitarisme et le pouvoir de la foi. En dehors des villageois il y a eu aussi des pèlerins étrangers parmi les spectateurs. L’équipe les a rencontrés après la représentation au dîner offert par le père José Ignacio.

2 août, Belorado

Une journée habituelle dans une petite ville de province. L’église ou on a donné la représentation ne sert pas durant l’été. Les bancs sont pleins de poussière. Pour la première fois; ils nous semblaient ramener la vie dans un endroit désert. On disant les mots de l’évangile, les acteurs semblaient recréer une sorte de célébration liturgique pour les gens du coin.

Page 148: Mémoire des passeurs

148

3 août, San Juan de OrtegaSan Juan de Ortega : le lieu est magnifique. Une esplanade

bordée en face par l’église, à gauche par le gîte des pèlerins et à droite par les champs de tournesols. Un peu plus loin, se trouvent encore deux ou trois maisons. C’est tout. Située sur les Montes de Oca, l’ancien monastère de San Juan de Ortega est, lui aussi, une étape importante du chemin. Son nom lui a été donné par son fondateur, enseveli dans l’église même. Né en 1080, dans un village des alentours, San Juan a été ordonné prêtre après son retour du pèlerinage fait à Jérusalem. Il a commencé par soutenir les pèlerins de Compostelle : il a bâti des ponts, il a fondé des hôpitaux et il a refait des routes. Beaucoup de légendes et d’histoires de miracles sont liés à son nom. De l’ancienne communauté monacale ainsi que de l’hôpital des pèlerins ne restent aujourd’hui que des ruines qui entourent la magnifique église. Mais ces ruines, qu’un jour le curé espère bien pouvoir rénover, restent significatives pour l’histoire du pèlerinage vers Compostelle. Aujourd’hui encore, beaucoup de pèlerins viennent chercher sur cette route une guérison. Quand on part vers Santiago, on retourne dans l’histoire. Et on ne retourne pas seulement dans l’histoire médiévale de l’Europe, on redécouvre aussi son propre passé qu’on apprend à relire dans une autre lumière. Les plaies du passé arrivent peu à peu à être guéries.

Moulins a vent Photo: Florin Costache www.florincostache.com

Page 149: Mémoire des passeurs

149

Les artistes ont choisi pour une deuxième fois dans leur pérégrination de jouer à l’extérieur de l’église. Le décor a été monté en face du portail. Mais juste au moment où les acteurs s’apprêtent à commencer le spectacle, l’orage s’apprête lui aussi à commencer. Les acteurs arrêtent, l’équipe voudrait remonter le décor à l’intérieur. Mais tout de suite, la pluie s’arrête elle aussi. En dépit des goûtes de pluie tombées, les spectateurs ne paraissent pas intimidés. Ils ont attendu tranquillement que cette pluie d’été s’en aille. Le spectacle recommence et il se déroule jusqu’au bout dans une grande concentration intérieure.

4–5 août, Burgos

Burgos est une ville fondée au IX-ème siècle et son nom dérive des tours de garde de la cité, bâtie sur les collines : “los burgos”. Centre de l’évêché depuis 1075 et capitale du royaume de Castille, la ville de Burgos a connu un effleurement du commerce et de la vie économique. La cathédrale de Burgos est l’un des monuments les plus impressionnants de l’art espagnol. Commençant par les tours gothiques et jusqu’au sépulcre du légendaire héros du Cid, tout ici témoigne de la grandeur d’un royaume.

Après une si longue pérégrination, le spectacle est obligé de trouver un lieu et de s’approprier un espace plus proche du théâtre. Cette fois-ci la représentation est donnée dans une salle de théâtre. Les lumières sont beaucoup plus généreuses, les projections d’images plus présentes, la voix des acteurs s’entend mieux et on peu tout distinguer jusqu’au derniers chuchotements et nuances. L’espace de jeu est plus concentré et le jeu des acteurs n’est pas concurrencé par le faste des églises. En dépit de la chaleur d’été et des vacances, il y a des spectateurs qui sont venus et qui ont très bien accueilli le spectacle. “La mémoire des passeurs” continue de vivre sa vie indépendamment de l’espace qui accueille le spectacle, soit église, salle de théâtre ou en plein air.

Page 150: Mémoire des passeurs

150

6–7 août, CastrojerizCastrojeriz est une petite ville située à mi-chemin entre

Roncesvalles, dans les Pyrénées, et Santiago. Une rue principale très longue traverse la ville, construite sur le flanc d’une colline, en haut de laquelle se trouve les ruines du vieux château. La ville date de la période des wisigoths et elle a longtemps été le champ de bataille entre les sarrasins et les chrétiens.

La soirée est tranquille à Castrojeriz. L’air peut enfin être respiré, après la chaleur de la journée. Le soleil se couche. La représentation est à nouveau donnée à l’extérieur, sur la terrasse en face du portail sud de l’église San Juan. Le public s’est installé et il attend le commencement du spectacle. On entend les premiers mots, le vent commence à souffler. “Au commencement c’était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu... tout fut par Lui... en Lui était la vie.” Les acteurs commencent par une prière le rituel de la représentation, ils se dirigent vers la croix, ils l’élèvent et tout se met en marche. On entend des accords de musique, du tango, qui évoquent le charme et le parfum d’un autre temps. A son tour, celui-ci est réduit au silence par l’apparition d’une autre sonorité, une voix rauque et puis la musique de fanfare militaire. Elle avait essayé en son temps de réduire tout à l’uniformité et de suffoquer les couleurs de la vie en

„En Lui était la vie“ – Castrojeriz, 7 août Photo: Florin Costache

Page 151: Mémoire des passeurs

151

les remplaçant avec le gris des hommes en manteau. Des fragments de temps se succèdent, les lignes des acteurs sont pris de l’évangile. Ils portent dans le monde une histoire roumaine. Dans ce voyage chacun cherche un sens, en soi-même ou au bout du monde. Et tout reste enveloppé de mystère. Les lumières de la ville s’allument à la tombée de la nuit et se rajoutent à la lumière des projeteurs. De grandes ombres se projettent sur la muraille de l’église. On commence à entendre la “toaca”, instrument traditionnel des moines orthodoxes qui se balance ici entre deux arbres. Des mots sont dits en grec ancien et tout d’un coup on ressent encore plus fort le vent souffler. On entend : “Un homme ne peut rien prendre si cela ne lui est donné du ciel”. La représentation se poursuit.

Des murs et des ombres Photo: Florin Costache www.florincostache.com

Page 152: Mémoire des passeurs

152

8 août, Fromista

L’église Saint Martin est un chef d’oeuvre de l’art roman. Ses proportions sont justes, humaines : à l’intérieur de cette église, l’homme ne se sent pas dominé, mais accueilli avec chaleur et protégé. L’art roman, qui a marqué l’architecture occidentale entre le IX ème et le XII ème siècle, semble inscrire le chant des psaumes dans la pierre. Le psalmiste demandait à Dieu : “Qu-est-ce que l’homme, pour que tu t’en souvienne ? Tu l’as créé en dessous des anges, tu lui as soumis tout à ses pieds.” Ici, à l’église Saint Martin, ce questionnement et, en même temps, cette action de grâce semble s’élever comme un hymne de louange de chaque pierre. Ici, le décor du spectacle, ce podium d’un mètre sur trois, se marie parfaitement à l’architecture. La couleur du bois se superpose à la couleur de la pierre, la proportion du décor s’intègre aux dimensions de l’église. Le chant résonne clair et précis, amplifié par la rondeur des arcades. L’architecture romane est faite pour porter la voix, surtout les sons longs et émouvants du chant grégorien. Marie Virginie Cambriels, la coordinatrice musicale du spectacle, disait, en parlant du rôle de la musique dans “Mémoire des passeurs” : elle est le signe de l’espoir. On ne chante pas beaucoup dans cette représentation théâtrale, seulement à quatre reprises. Mais la musique grégorienne, les chants liturgiques du Kyrie, la psalmodie du début de l’évangile selon Jean ou ceux spécifiques au temps pascal, comme le “Victimae pascali laudae”, ces chants ont donné une note de lumière. L’action se déroulait dans le temps sombre de la dictature et de la terreur, le chant transposait la souffrance dans une autre dimension, celle de la foi et de l’espoir.

9 août, LeonEn route vers Portomarin, l’équipe a décidé de faire un court

arrêt à Léon, pour déjeûner. Cette courte visite, de seulement quelques heures, a à peine suffi pour admirer la beauté de l’ancienne capitale du royaume de Léon, dont la cathédrale et l’ancienne abbatiale de Saint Isidore sont les merveilles. Des pétales de roses remplissaient le parvis en face de la cathédrale. C’était un samedi du mois d’août, des noces venaient d’être célébrées.

Page 153: Mémoire des passeurs

153Portail à Leon

Photo: Dan Bãdãrãu

Page 154: Mémoire des passeurs

154Eglise - tour à Portomarin Photo: Florin Costache

Page 155: Mémoire des passeurs

155

10 août, Portomarin

La ville donne l’impression d’être ancienne, mais, en fait, elle a été récemment reconstruite. Le vieux Portomarin, situé plus bas sur les rives, a été englouti par les eaux du lac créé artificiellement après la construction d’un barrage. Les habitants ont voulu garder leur église, qui a été rebâtie avec les mêmes pierres, pour maintenir le souvenir de l’histoire. La ville est un passage obligatoire pour tous les pèlerins de Compostelle. Située à 100 km de Santiago, Portomarin est “assiégée” en plus par tous les pèlerins du “week-end”, tous ceux qui n’ont pas plus de 4-5 jours à leur disposition et décident quand même de marcher cette dernière étape du chemin. Pour tous ceux qui arrivent à pied depuis les Pyrénées, du Puy ou même de plus loin encore, le lieu est un peu trop aggloméré ! Eux, ils marchent depuis un ou deux mois. Et maintenant il y a ces derniers qui arrivent ! Eux, ils ne vont passer que 3-4 jours sur la route, mais ils vont tous être considérés des pèlerins qui ont marché jusqu’à Compostelle ! Tous vont recevoir le même diplôme à l’arrivée. Cela semble injuste peut-être, mais finalement ce n’est pas le nombre de kilomètres qui compte, mais ce qu’on porte dans son coeur et l’expérience qu’on a vécue sur le chemin.

Vers Santiago Photo: Florin Costache www.florincostache.com

Page 156: Mémoire des passeurs

156

La représentation donnée à Portomarin a été peut-être le défi le plus difficile à relever. La mairie de la ville, qui avait invité l’équipe, avait inclut le spectacle dans le programme des fêtes de Portomarin. La représentation a eu lieu sur la place de la ville, en face d’un public qui faisait la fête. Il y avait des familles avec leurs enfants, qui avaient assisté auparavant aux danses folkloriques. Il y avait des jeunes pèlerins de passage et des touristes qui étaient assis aux bars de la place. Il y avait même des habitants qui regardaient des fenêtres de leurs appartements. Chaque spectateur devait être conquis et ils l’ont été. C’était un défi que les acteurs ont su relever avec une grande maîtrise.

11 août, MelideUn groupe d’artistes a eu le courage de parcourir les derniers

cents kilomètres à pied.

12 août, Santa IreneEncore un jour et ils vont tous arriver à Santiago.

13 août, Santiago de CompostelaLa dernière étape de marche. On a traversé des forêts

d’eucalyptus et de pins, on a parcouru des chemins tranquilles et fascinants. Vers midi, nous avons commencé à approcher de la ville et nous marchions à nouveau sur la route. Nous avons rencontré ceux qui avaient choisi de nous devancer et de nous attendre à Monte del Gozo, le Mont de la joie. L’équipe entière a parcouru les derniers kilomètres ensemble. Jusqu’ici, chacun a marché seul ou dans des petits groupes, selon le rythme de chacun. Il y a eu des jours où quelques-uns ont du renoncer à la marche pour avancer en voiture, à cause de la fatigue. Ils n’avaient pas la possibilité de s’arrêter pour se reposer. Le soir, il y avait un spectacle à trente kilomètres distance et ils devaient être là. Maintenant, on était à nouveau tous ensemble pour entrer dans la ville.

Santiago de Compostela est une merveille, ville à la fois très vivante et pleine de la poésie d’une histoire fabuleuse.

Page 157: Mémoire des passeurs

157Cathédrale de Santiago Photo: Florin Costache www.florincostache.com

Page 158: Mémoire des passeurs

158

Du XI ème siècle et jusqu’au XVIème, la ville sanctuaire est devenue la résidence de la noblesse et des plus importants ordres religieux. Elle était considérée, à la suite de Rome et de Jérusalem, le troisième lieu de pèlerinage de la chrétienté. La cathédrale, dont la construction a commencé au XII ème siècle, mélange d’une manière originale la façade baroque d’un château avec l’intérieur roman simple et chaleureux. En dessus de l’autel, trône la grande statue de Saint Jacques, bénissant tous les arrivants. Selon l’usage, les pèlerins descendent en premier au tombeau de l’apôtre et ensuite ils montent s’incliner devant la statue. Chaque jour, à midi, une liturgie est célébrée spécialement pour les pèlerins qui arrivent.

14 août, Santiago de CompostelaChaque jour d’été, des centaines de pèlerins arrivent à

Santiago, chacun ayant parcouru un chemin plus ou moins long, à pied, à cheval ou à la bicyclette. Tous ceux qui ont fait au moins la dernière centaine de kilomètres peuvent recevoir le diplôme de pèlerins.

Constantin Cojocaru, Marian Râlea, Cristian Iacob avec leur diplôme de pèlerins

Photo: Florin Costache

Page 159: Mémoire des passeurs

159

En présentant leur carnet de pèlerins, tamponné à chaque étape, le pèlerin prouve ainsi le chemin qu’il a parcouru et il reçoit son diplôme. Aujourd’hui, celle-ci a une valeur symbolique. Personne ne doit prouver devant un autre qu’il a fait ce pèlerinage, comme c’était parfois le cas au Moyen Age. Mais ce morceau de papier écrit en latin nous prouve à nous que ce qu’on a vécu n’est pas seulement un rêve.

La créanciale était au Moyen Age une lettre d’accréditation donnée par l’évêque du lieu à celui qui partait en pèlerinage. Elle certifiait les raisons et le but du voyage pour que le pèlerin soit bien accueilli en route. Aujourd’hui, le carnet de pèlerin a la forme d’un petit dépliant. A chaque étape, le pèlerin demande au gîte de lui tamponner le carnet pour justifier son passage et pour être reçu ainsi gratuitement au gîte suivant. Cette formule est valable seulement en Espagne. A Compostelle, sur la base de son carnet le pèlerin reçoit un diplôme. Pour les artistes roumains, collectionner les tampons est devenu une passion. L’un plus beau que l’autre, ils reproduisent souvent les anciens sceaux des lieux traversés.

Après avoir fait la queue pendant plus d’une heure, Constantin Cojocaru, Marian Ralea et Cristian Iacob ont reçu leurs diplômes. Chacun ressentait que le fait d’être arrivé n’était pas si important. “C’est le chemin qui compte et l’expérience qu’on a vécue”, disait Marian Ralea. Pour Constantin Cojocaru c’était douloureux d’arrêter tout d’un coup de marcher. Après sa rentrée en Roumanie, il se réveillait chaque matin et restait pendant une heure à regarder les arbres, désireux de reprendre la route. Quant à Cristian Iacob, il ne voulait pas admettre que c’était la fin. Cette route ne pouvait pas avoir de fin.

Page 160: Mémoire des passeurs

160

15 août, Santiago de CompostelaC’était la dernière représentation du programme. Elle a été

donnée dans l’église Santa Maria del Camino, le 15 août 2003, pour la fête de la Dormition. “C’était le spectacle le plus émouvant du chemin.”, disait Cristian Iacob. “Le texte se déroulait comme une route sans fin. C’est beau de pouvoir le dire : on avait marché avec Jean à nos côtés, sur la route de la vie.”

A la fin de la représentation, le père Celestino, le chanoine-maître de la cathédrale, nous a dit : “On n’oubliera jamais ces instants. Chaque fois qu’on ouvrira l’évangile, il y aura ces planches et ces pommes de terre dans chaque page de l’évangile.” Et il a continué, en disant : “On sait que chaque chose passe. Mais ce jour n’est pas fait pour nous dire au revoir, car on espère que vous resterez toujours avec nous.”

Les acteurs portent toujours ces mots dans leur coeur.

„Le pain du ciel donne la vie“, Ioana Abur, Marian Râlea, Dan Bãdãrãu

Photo: Tudor Predescu

Page 161: Mémoire des passeurs

161

16 août, FinisterreFinisterre - fin de la terre, au bord de l’océan. Un promontoire

sauvage, entouré par l’infini bleu du ciel et des eaux. La tradition raconte que les pèlerins qui arrivaient jusqu’ici avaient l’habitude de brûler leurs vêtements et de jeter les cendres dans la mer. C’était le signe d’une vie qui prenait fin et d’une autre vie qui recommençait. C’était le signe de la mort et de la résurrection. Quelques’uns continuent cette tradition.

Marie-Virginie disait, quand on quittait Puy, ce sanctuaire dédié à la Vierge, à la Mère : “Partir d’ici, c’est naître un peu, marcher vers Compostelle c’est parcourir le chemin de la vie, en ayant toujours en face ce soleil qui se couche. C’est une belle métaphore du chemin de la vie.” Compostela. En présence d’une douzaine de pèlerins, l’équipe d’artistes a donné ici une dernière représentation avec le spectacle créé sur le texte de l’évangile selon Jean et inspiré par des témoignages contemporains. La représentation a été donnée au coucher du soleil. Peu à peu, la lumière du jour s’est éteinte. Les dernières scènes ont été jouées à la lumière des phares des voitures. Le rayon du phare de Finistère éclairait avec intermittence les lieux. C’était la dernière étape du long chemin vers Compostelle.

Au bout de la route Photo: Florin Costache

Page 162: Mémoire des passeurs

162

Au lieu de conclusion

Ce livre n’est pas vraiment le lieu pour publier un cahier du spectacle, mais je voudrais nommer tous ceux qui m’ont accompagné jusqu’au bout de la terre et ceux qui nous ont aidé sur ce chemin. En premier lieu, les acteurs qui, plein de courage – ou d’inconscience ! – Ioana Abur, Anca Androne, Dan Bădărău, Constantin Cojocaru, Emil Hoştină, Cristian Iacob, Marian Râlea, Aurélie Réygner et Gabriel Spahiu, qui s’est souvent dédoublé pour réaliser aussi la page web du projet. A nos cotés, mon ancien professeur, qui a réalisé avec moi la mise-en-scène, Dragoş Galgoţiu.

La musique a été choisie et souvent interprété par Marie Virginie Cambriels, qui a été aussi notre guide. En 1999, elle a fait le pèlerinage accompagné par une amie musicienne et un âne, donnant à chaque étape des concerts de musique médiévale. Son expérience et son savoir faire nous ont aidé énormément, ainsi que le soutien logistique de l’association ORION, fondée par elle. Une présence spéciale dans notre groupe a été soeur Emilia, moniale orthodoxe du monastère Suzana de Roumanie. Son chant de prière a résonnée dans toutes les églises et les cathédrales sur le chemin de Compostelle.

Sur la route, une petite équipe de techniciens nous a suivi en camionnette, dont faisait partie Costel Bud, – en tant que chauffeur, électricien et machiniste-chef – aidé par Mihai Moscaliuc et supervisant toute l’équipe artistique pour le montage et la rangée du décor.

Par cet été torride, - la température était de 40 degrés à l’ombre, - durant lequel les acteurs devaient déménager chaque jour, jouer trois-quatre fois par semaine, ayant les nerfs à vifs, la personne la plus nécessaire dans l’équipe était un médecin. Ce rôle difficile a été assumé par Rodica Buzoianu et on lui est tous reconnaissant pour son calme et pour son aide.

Même aux moments les plus durs, quelqu’un était là pour surprendre la beauté des choses: c’était Florin Costache, notre cameraman. La post-production du film a été réalisée dans le studio Max Media de Bucarest. Sans cesse, des informations officielles sur la tournée ont été

Page 163: Mémoire des passeurs

163

envoyées à la presse de Roumanie par Maria Morar, aux journaux de France par Vanina Vignal et à ceux d’Espagne par Doina Fagadaru. Le rôle de Doina a été aussi celui d’initier les acteurs à la langue espagnole et de les aider, dans l’espace d’une semaine, de jouer le spectacle dans la langue de Cervantes. Durant la partie française de la tournée, Tudor Predescu nous a accompagné en tant que photographe et ses clichés ont gardé vivante la mémoire des représentations.

Une tournée de cette envergure avait aussi besoin d’une équipe de production de taille internationale. En tant que représentante de l’Union théâtrale roumaine, Aura Corbeanu a assumé le rôle de directeur du projet. A ses cotés, Carmen Marinescu a coordonné la partie financière. De la part de l’association SIGNIS, la production a été coordonné par l’auteur de ce livre, Ana Boariu et de la part de l’association ORION, par Marie Virginie Cambriels. Mais la tâche n’a pas été facile en France pour le producteur délégué ainsi que pour son assistant, surtout que la tournée a été pratiquement mise en place en moins d’un mois. Bruno de Maistre, qui débuté dans ce job a été épuisé par l’effort. Dan Burlac, qui a repris les choses en marche et qui a accompagné l’équipe en Espagne, a réussi à maintenir le cap.

Je ne voudrais pas oublier ceux qui nous ont accompagné en pensée dans cette tournée et qui nous ont aidé a démarrer le spectacle, Oana Iordachescu, qui a collaboré à la scénographie et Fabien Meisnerovski, qui a créé une partie des costumes.

Nous ne serions jamais parti dans cette aventure sans l’aide et la confiance reçue de la part de Ion Caramitru, président de l’Union théâtrale roumaine.

Ce projet, qui est finalement devenu un coproduction entre UNITER, SIGNIS et ORION, a été financé par la Commission Européenne par le programme Culture 2000 ainsi que par le Gouvernement Roumain, ayant comme partenaires le Ministère de la Culture de Roumanie, la Fondation Renovabis d’Allemagne, la Fondation Futur Talent, Belgique, la Fondation pour Democratie par la culture de Sibiu, ARCUB – le centre Culturel de la Mairie de Bucarest; l’Ambassade de Roumanie en France, l’Ambassade de France en Roumanie, l’Institut catholique de Paris. Parmi les principaux sponsors il y a eu Eurolines, Astra Asigurări, Connex, Erricsson et Antilopa.

Page 164: Mémoire des passeurs

164

Le projet a été réalisé avec le soutien de plusieurs théâtres de Bucarest, ceux-ci étant l’Odéon de Bucarest, Bulandra et Teatrul Mic. Partenaires média ont été, en Roumanie, les journaux Romania Libera et Ziua ainsi que la Société Roumaine pour la Radiodiffusion.

A chaque endroit, quelqu’un nous a accueilli, nous a hébergé, nous a nourrit, s’est intéressé à nous, nous a ouvert les portes d’une église ou la représentation a été donnée. Je tiens à remercier à tous. Parmi eux, la directrice de l’Institut des Arts Sacrés de Paris, Geneviève Hebert, Marie-Christine de Lavergne, la responsable de la CAPE – Centre de la Presse Etrangère, qui a accueilli la conférence de presse à Paris, Marie et Jean François Golhen, qui ont logé une partie de l’équipe et qui se sont occupé de promouvoir le premier spectacle. A Troyes, père Dominique Roy, l’organisateur d’un Festival d’Arts Sacrés a eu le courage d’inviter la Mémoire des passeurs une année à l’avance! Un rôle important dans cette décision a eu aussi Aurélie Reygner, originaire de Troyes. Ses parents ont été des hôtes de merveille! Au Puy, l’équipe a été reçue par son Excellence, Henry Brincard, évêque du Puy, et par le père Emmanuel Gobillard, qui ne s’est pas contenté de voir le spectacle une seule fois. Il nous a rejoint aussi à Saint Géry, ou il a vu aussi la représentation avec Marian Ralea, qui était revenu dans l’équipe. Mais ni l’Espagne n’a été loin pour lui. Durant son congé, il est venu revoir les artistes jouer en espagnol. A Conques, frère Joel a reçu l’équipe à l’abbatiale, tandis que madame Christine Delagne Savignony, la représentante de la mairie, nous a hébérjé et nous a oofert de la nourriture à emmener pour notre premier jour de marche. La première étape ! Hospitalier et désireux de soutenir le projet était aussi père Gerfaut à Figeac ainsi que monsieur Fraïssé, le responsable de l’association de Compostelle à Cahors. Autant la petite église du village de Saint Géry, que la grande cathédrale de Cahors nous ont ouvert leur portes, l’une avec l’accord de la mairie, l’autre par la bienveillance de l’évêque et de l’abbé Pérychou. Les artistes vont difficilement oublier les merveilleux moments passés avec père Michel Lagarde à Lauzerte, ni le premier spectacle en plein air, donné au Carmel de Moissac, ou la directrice nous a accueilli avec enthousiasme. A Miradoux, ou on a été invité par le maire de Flamarens, M. Xavier Ballengien, nous avons eu la surprise de recevoir la visite de l’évêque du lieu, venu de plusieurs dizaines de kilomètres pour voir la représentation. On a vécu la fête de

Page 165: Mémoire des passeurs

165

la France à Lectoure, ou on a été les hôtes de Mme Mijou. La dernière représentation française, accueillie par les soeurs de la Providence, a eu lieu à Lectoure suivi par un arrêt bienvenu à Lourdes, à la communauté de Saint Joseph, ou on organisé les répétitions en langue espagnole.

Le premier jour en Espagne est inoubliable et on le doit à Mariluz et Jan Melis, qui nous ont reçu à Eunate. Nos remerciements vont aussi vers le curé d’Estella, le curé de Viana et vers père Javier Velasco, le recteur de San Bartolome, qui a organisé à Logrono un accueil incroyable, faisant venir le public, ainsi que la presse. On a eu plus de deux cents spectateurs. On doit le succès de cette tournée-pèlerinage en grande partie au père Jose Ignacio Diaz, curé de Grañon, ou l’équipe est restée pendant trois jours. Don Enrique Alonso (Belorado) ainsi que Jose Maria Marroquin (San Juan de Ortega) nous ont accueilli avec chaleur dans leurs paroisses. A Burgos, l’association de Compostelle dirigé par don Antonio s’est chargée de nous accueillir, assurant nos repas ainsi que l’organisation du spectacle. A Castrogeriz, Fromista et Portomarin, les mairies ont répondu avec bienveillance à notre requête de soutenir la tournée. Madame Beatriz Francès, maire de Castrojeriz, monsieur Santiago Peral à Fromista et don Eloy Rodriguez Lopez, maire de Portomarin, se sont impliqués personnellement et ils nous ont accueilli. Les derniers jours, les plus vaillants on décidé de vivre une vraie vie de pèlerin. Après la dernière étape de 100 kilomètres, nous avons connu la joie d’être reçu à la cathédrale de Santiago par Don Celestino Perez, le chanoine de la cathédrale. Sa rencontre restera inoubliable, ainsi que la visite sur le toit de la cathédrale et les mots qu’il a dit a la fin de la représentation, donnée à l’église Santa Maria del Camino (ou le curé était don Santiago).

Il y a des nombreux autres personnes à qui j’aimerais remercier, à tous ceux qui nous ont hébergé, à ceux qui nous ont accompagné – parmi lesquels sont aussi Camelia Maxim et père Petru Paulet – mais aussi aux centaines de spectateurs qui sont venu voir les représentations et qui nous ont accueilli avec tant de chaleur. Il y a des dizaines de visages inconnus, des hommes et des femmes que nous avons croisés et à qui nous espérons avoir laissé un beau souvenir, en partageant avec eux la lumière de la Parole.

Page 166: Mémoire des passeurs

166

Bibliographie selective

1. Introduction à l’étude de l’évangile selon Jean1.1. Comunauté johannique

Cullmann, Oscar, Le milieu johannique, Neuchatel–Paris, 1976, 155 p.Culpepper, Alan, John, the son of Zebedee, the story of a legend, T§T

Clark, Edinburgh, 2000, 376 p.Minear, Paul, «The beloved disciple in the Gospel of John» in The

composition of John’s Gospel - selected studies from Novum Testamentum, compiled by David Orton, Brill 1999

Painter, John, The Quest for the Messiah. History, Literature and Theology of the Johannine Community, T&T Clark, Edinburgh, 1991, 425 p.

Perrot, Charles, Les mouvements baptistes, MdB 53, pp 14-17Zumstein, Jean, La communauté johannique et son histoire, în cule-

gerea cu acelaşi titlu, Labor et Fides, Genève - 1990

1.2. Topographie /cronologie

Bergler, Siegfried, Jesus, Bar Kochba und das Messianische Laubhüttenfest, Journal for the study of Judaism, Leiden 1998, vol 29, pp. 143-191

Breton, Stanislas, Esquisse de commentaire de quelques textes de saint Jean, dans Variations johannique, CERF, 1989, pp. 85-106

Cothenet, Edouard, Un évangile rithmé par les fêtes, MdB 53, pp 11-14Guilding, A., The fourth Gospel and the jewish worship, Oxford, 1960Kieffer, René, L’espace et le temps dans l’évangile de Jean, New

Testament Studies, vol. 31, 1985, pp. 393-409Meeks, Wayne, Galilee and Judea in the Forth Gospel, JBL 85/2, 1966,

pp.159-169Morgen, Michèle, Les déplacements de Jésus, MdB 53, pp 8-11Ndombi, Jean Roger, La Galilée dans l’évangile de Jean, Roma 1995Schein, Bruce, Sur les routes de la Palestine avec l’évangile de Jean,

Cerf, Paris, 1983, 225 p.Therath Antony, Jerusalem in the Gospel of John, Rome 1994

2. études philologiques Braun F.M., La réduction du pluriel au singulier dans l’évangile et la

première epître de Jean, New Testament Studies 24, pp 40-67O’Rourke J., The historic present in the Gospel of John, JBL 93 (1974),

pp. 585-590

Page 167: Mémoire des passeurs

167

3. Etudes literaires Goettmann, Jacques, Saint Jean - Evangile de la Nouvelle Genèse,

CERF 1982, 298 p.

3.1. Structure

Deeks, The structure of the Fourth Gospel, New Testament Studies 15, pp. 107-129

Mhlakuzyl, George, Christocentric literary structure of the fourth Gospel, Roma, 1987, 366 p

Moody, Smith, The theology of the Gospel of John, Cambridge University Press, 1995

3.2. Formes literaires

Crossan, J.D, «It is written: a structuralist analysis of John 6», (1983) în The Gospel of John as literature, edited by Stibbe, Mark, Ed. Brill 1993, pp.145-164

Culpepper, Alan, Anatomy of the fourth gospel, Fortress Press, USA, 1983, 266 p

Eslinger, L, «The wooing of the woman at the well», (1987) în The Gospel of John as literature, edited by Stibbe, Mark, Ed.Brill 1993, pp.165-182

Hitchcock, F.R.M., «Is the fourth gospel a drama?» (1923), în The Gospel of John as literature, edited by Stibbe, Mark, Ed.Brill, 1993, pp.15-24

Kieffer, R., Le monde symbolique de saint Jean, Lectio Divina 137, Cerf, 1989

Leon-Dufour, Xavier, Trois chiasmes johanniques, NTS 7, 1960, p. 249-255

Lincoln, Andrew, Trial, Plots and the Narrative in the fourth Gospel, JSNT 56 (1994), pp. 3-30

O’Rourke, John, Asides in the Gospel of John, Novum Testamentum, 21, pp. 210-219

MacRae, G., «Theology and irony in the fourth gospel» (1973) în The Gospel of John as literature, edited by Stibbe, Mark, Ed.Brill 1993, pp. 103-114

Resseguie, J., «John 9: a literary-critical analysis», (1982) în The Gospel of John as literature, edited by Stibbe, Mark, Ed. Brill 1993, pp.115-122

Richard, E., Expressions of double meaning and their function in the Gospel of John, NTS 31 (1985), pp. 96-112

Page 168: Mémoire des passeurs

168

Rochais, Gérard, Ch. 7: une construction littéraire dramaturgique, à la manière d’un scénario, New Test. Studies vol 39, 1993, pp. 355-378

Schenke, Ludger, Joh 7-10: eine dramatische Szene, Zeitschrift für Neutestamentliche Wissenschaft, 80/3-4, 1989, pp.172-192

Stibbe, Mark, John as storyteller, Cambridge University Press, 1992Talbert, Artistry and theology: an analysis of the architecture of Jn

1,19-5,47, CBQ 32 (1970), pp. 341-366Colectiv, Variations johanniques, CERF 1989Wahlde, Urban C., Literary structure and theological argument in three

discurses with the jews in the 4th Gospel, Journal of Biblical Literature, 103/4, 1984, pp. 575-584

Windisch, H., «John’s narrative style», (1923) în The Gospel of John as literature, edited by Stibbe, Mark, Ed.Brill 1993, pp.25-64

3.3. Redaction

Minnear, Paul, The original functions of John 21, JBL 102/1, (1983), pp.85-98

Moloney, Francis, Who is the reader in/of the fourth Gospel, Australian Biblical Review 40, 1992, pp. 20-33

Timmins, Nicholas, Variation in style in the johannine literature, JSNT 53 (1994), pp. 47-64

Wenham, David, The enigma of the fourth Gospel, another look, Tyndale Bulletin 48,1 (1997), pp. 148-178

Zumstein, Jean, Der Prozess der Relecture in der johanneischen Literatur, NTS 1996, vol 42/3, pp. 394-411

Zumstein, Jean, Mémoire et relecture pascale dans l’évangile de Jean, MoBi 25, Genève, 1991

3.4. Jean et les synoptiques

Shellard, Barbara, The relationship of Luke and John: a fresh look at an old problem, Journal of Theological Studies, Oxford 1995/46, pp. 71-78

4. Etudes exégètiques 4.1. Comentaires

Brodie, The Gospel according to John, Oxford University Press, 1993Brown, Raymond, The Gospel according to John, New York, 1966Dodd, C. H., The fourth Gospel, Cambridge, 1954

Page 169: Mémoire des passeurs

169

Léon-Dufour, Xavier, Lecture de l’évangile selon Jean, Ed. du Seuil, 1990

Schnackenburg, Rudolf, The Gospel according to John, London, 1980

5. etudes théologiques5.1. Christologie

Burkett, Delbert, The Son of the Man in the Gospel of John (JSNT), Sheffield Academic Press, 1991

Rhea, Robert, The johannine Son of Man, Zürich, 1990

5.2. Personages divers

Agourides, S., Peter and John in the fourth Gospel, Studia Evangelica (YU102), Berlin 1968, pp. 3-7

Basset, Lytta, La culpabilité - paralysie du coeur, Etudes théologiques et religieuses, Montpellier, 1996, vol 71/3, pp. 331-345

Beck, David, The discipleship paradigm: Readers and anonymous characters in the fourth Gospel, BRILL, 1997

Cothenet, Edouard, Le paralytique et le sabbat de Dieu, Le Monde de la Bible 53, pp. 20-22

Hartin, P.J., The role of Peter in the fourth Gospel, Neotestamentica, 24/1, 1990, pp. 49-61

O’Grady, John F., Individual and community in John, Roma, 1978Maccini, Robert Gordon, Her Testimony is true - Women as witnesses

according to John, Sheffield Academic Press, 1996 (784 MAC)Painter, John, Quest and rejection stories in John, JSNT 36 (1989),

pp.17-46Perrot, Charles, Les mouvements baptistes, MdB 53, pp 14-17Serre, Aristide, Marie à Cana, Marie près de la croix, Ed. du Cerf 1983Stanley, Jeffrey L, Stumbling in the dark, reaching for the light: reading

character in John 5 and 9, Semeia 53, 1991, pp 55-80Thomas, John Christopher, Stop sinning lest something worse come

upon you: The man at the pool in John 5, JSNT 59, Sheffield Academic Press,1995, pp. 3-20

Trimaille, Michel, L’aveugle né exclu de la synagogue, Le Monde de la Bible 53, pp. 22-26

5.3. Personages – Nicodème

Auwers, J. M., La nuit de Nicodème ou l’ombre du langage, Revue Biblique 97 (1990), pp. 500-503

Page 170: Mémoire des passeurs

170

Bassler, J. M, Mixed signals: Nicodemus in the fourth Gospel, JBL 108/4, pp. 635-646

Manns, F., Nicodème ou la necessité de renâitre de l’Esprit, Terre Sainte 1990, pp. 107-110

Julian, Paul, Jesus and Nicodemus, A litterary and narrative exegesis of Jn 2,23-3,36, Peter Lang 2000

Sylva, D.D., Nicodemus and his spices, NTS 34, (1988) pp.148-151

5.4. Personages – Les juifs

Ashton, John, The identity and function of the Ioudaioi in the fourth Gospel, Novum Testamentum XXVII, 1 (1985), pp.40-75Grelot, Pierre, Les juifs dans l’évangile de Jean: enquête historique et

reflexion théologique, Paris, Gabalda, 1995Reinhartz, Adele, Befriending the beloved disciple, New York, 2001Schenke, Ludger, Der Dialog Jesu mit den Juden im Johannesevangelium:

ein Rekonstruktionsversuch, New Testament Studies, 34/4, 1988, pp. 573-603

Wahlde, Urban von, The terms for religious authorities in the fourth Gospel: a key to literary strata? JBL 98/2 (1979) pp. 231-253

Watson, Alan, Jesus and the Jews - the pharisaic traditions in John, The University of Georgia Press

5.5. Thèmes – le signe

Blanchard, Yves-Marie, Des signes pour croire?, Ed. du Cerf, 1995.

5.6. Thèmes – le témoignage

Beutler, J., Glaube und Zeugnis im Johannesevangelium, în Studien zu den johanneischen Schriften, Katholisches Bibelwerk, Stuttgart, 1998

Burnier, La notion du témoignage dans le Nouveau Testament, Lausanne 1959

Lincoln, Andrew T, Truth as trial, Hendrickson Publishers, 2000Trites, Alison A., The concept of witness in the New Testament,

Cambridge Universtity Press 1977Zumstein, J, L’évangile johannique: une stratégie du croire, RSR 77

(1989), p 225-227

Page 171: Mémoire des passeurs

171

Page 172: Mémoire des passeurs

172