PÉCHOUX (L.) éd., Les Gaulois et leurs représentations dans l’art et la littérature depuis la Renaissance. Paris : Errance, 2011.
Serge Lewuillon
Techniques de l’Archéologie/ Valorisation des Patrimoines
en Europe Université de Picardie
UNE RÉGRESSION ANCESTRALE
J’avais bouclé mes recherches sur les thèmes qui sous-‐tendent cet article et déjà présenté ma communication sur l’ « ethnostalgie mythocondriaque » quand j’entrepris de lire l’essai contesté, mais combien stimulant de Shlomo Sand sur l’invention du peuple juif. Bien que le thème de l’ancestralité n’y fît pas l’objet d’une étude spéciale, je ne manquai pas d’être frappé par de nombreuses convergences de vues sur nos « mythistoires » respectives. Une citation placée en exergue de l’avant-‐propos m’apparut presque comme un signe de connivence : « Une nation […] est un groupe de personnes unies par une erreur commune sur leurs ancêtres et une aversion commune envers leurs voisins ».1 En prenant la plume, la première partie du propos m’a semblé la meilleure définition qui soit de mon sujet. Rapporté aux Gaulois, ce sujet est bien identifié depuis longtemps. Mais nous, qui voulons être modernes, nous savons que l’expression « Nos ancêtres les Gaulois » est à verser aux archives. Il y a beau temps que ce poncif n’a plus cours et que ne signifiant plus rien, il est momifié. Certes, on se souvient encore de son histoire, sinon de son inventeur -‐ quelqu’un de la trempe de Gambetta,
1 SAND (S.), Comment le peuple juif fut inventé. Paris : Fayard, 2008, p. 19.
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sans doute, -‐ mais impitoyables, nous en viendrions presque à accabler ceux qui eurent, dans le cours du XXe siècle, assez d’intérêt ou d’ignorance, d’impudence et parfois d’inconscience pour perpétuer l’usage de cette expression.
La représentation des Celtes et des Gaulois (peu importe la distinction) semble ne jamais devoir tarir : la production scientifique et la vulgarisation tournent à plein régime dans les revues et les émissions pour le public cultivé. Cette bonne tenue du Gaulois dans l’espace culturel est toutefois à relativiser, car elle ne semble habitée ni d’une vraie passion, ni d’une vraie connaissance. Ainsi, on déplore que les Gaulois ne soient pas un bon sujet de péplum. On serait bien en peine de citer une fiction gauloise capable de soutenir la comparaison avec des succès comme Gladiator (2009) ou Troie (2004) -‐ sans remonter aux classiques hollywoodiens. Pour preuve, l’essai non transformé d’un Vercingétorix (2001), qui s’est soldé par un four retentissant. Sans doute les personnages de Dorfmann étaient-‐ils presque crédibles d'un point de vue scientifique, mais trop décalés par rapport à la figure mythique de l’ancêtre gaulois, à laquelle on tient sans plus y croire vraiment. Pourtant, l’archéologie et l’historiographie celtiques rencontrent régulièrement leur public dans les revues spécialisées, dans les grandes conférences, ainsi que dans les musées, et ce public est tout près d’admettre que la protohistoire est un vrai sujet d'étude, du même ordre que la découverte des peuples premiers. Cette curiosité fut relancée au cours de la décennie 1990, qui s’ouvrit sur la prestigieuse exposition ‘I Celti’ au Palazzo Grassi de Venise. À l’occasion de cet événement, le public se vit proposer une vision très documentée des Celtes, qui ambitionnait de renouveler le genre : avec la réunification de l'Allemagne en toile de fond, on montrait les Celtes ni plus, ni moins que comme les précurseurs des Européens. Le dossier de presse de l’exposition présentait cette vision sans ambages :
« …un peuple dont l’empreinte a modelé durablement une grande partie de l’Europe, [caractérisé] par une connexion profonde et même une cohérence originaire entre l’est et l’ouest de l’Europe : ce qui est particulièrement important pour le rapprochement actuel entre les deux mondes. Avec les Phéniciens, on avait mis en évidence le développement méditerranéen de la société ; avec les Celtes, c’est la gravitation européenne qui est soulignée […] On a prêté une attention particulière aux problèmes d’intégration ethnique et culturelle générés par l’expansion. C’est de cette fusion ethnique des Celtes avec les populations indigènes de souches différentes que se forma la «première Europe».2»
« L’expansion danubienne illustre remarquablement la capacité des Celtes d’intégrer les populations locales et de constituer des ensembles ethniques composites dont les vicissitudes ultérieures démontrent la solidité […] Il apparaît donc aujourd’hui clairement que les Celtes apportèrent une contribution fondamentale à la formation de l’Europe […] C’est dans le rapport dialectique entre la civilisation romaine et le fonds celtique que doivent être cherchées les racines profondes de l’Europe médiévale et moderne.3»
2 [Anonyme]. — L’exposition ‘Les Celtes’ . In : Dossier de presse du Palazzo Grassi, [Venise, 1991]. 3 KRUTA (V.). « Qui étaient les anciens Celtes ? » In : Dossier de presse du Palazzo Grassi [Venise, 1991].
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Depuis, les Celtes ont fait du chemin, mais leur route semble avoir parfois divergé de celle des Gaulois. Plutôt que porteurs d’une culture originale, les Gaulois sont considérés aujourd’hui comme une composante du patrimoine. Or, si la vision des Celtes s’adapte à une dimension européenne, celle des Gaulois s’accommode mieux d’une vision régionaliste, comme si on avait cherché à mieux liquider le vieux nationalisme en le repoussant aux deux extrémités de l’échelle des territoires. Faire tenir à une autre instance le rôle que l’État était appelé à assumer est un procédé si connu dans la communauté européenne, qu’on y a attaché une étiquette officielle, brandie à la moindre difficulté – c’est-‐à-‐dire à tout propos : le principe de subsidiarité. Il est plausible que la réactivation du régionalisme se présente en Europe comme une dérivée de ce deus ex machina. En son nom, les États s’interdisent d’intervenir dans les compétences personnalisables, au nombre desquelles on compte les sentiments d’appartenance et d’identité ; les régions n’ont qu’à s’en charger. On assiste donc aujourd’hui au grand retour du régionalisme, qui se substitue sans vergogne à l’ancien nationalisme.
En 2009-‐2010, on a présenté à Tongres (en Belgique) une exposition scientifiquement impeccable, quoique non dénuée de vulgarité. Honorant la mémoire d’un « ancien Belge » célèbre, cette manifestation rappelait l’action d’Ambiorix, chef Éburon irréductible et, à ce titre, avantageusement connu des écoliers belges d’antan.4 Officiellement, il s’agissait d’une présentation des découvertes archéologiques récentes dans un espace plutôt flou (la Belgique et les contrées voisines), mais tout le monde ne l’a pas pris de manière aussi géographique. Dans le dossier de presse, il était question des « racines de la culture celte », d’un « mystère entourant les Eburons » et finalement d’un « combat héroïque entre les Eburons … et les légions romaines».5 Les organisateurs n’avaient pas craint de communiquer sur un ton bravache, en référence à la fière statue d'Ambiorix trônant depuis plus d'un siècle sur la place de Tongres. Cet archaïsme assumé pensait sans doute se racheter par une infographie moderne, mais qui n’en était que plus racoleuse. Le comble fut atteint avec l'impression, dans le haut de l'affiche, d’une empreinte digitale rouge sang faisant un cartouche à l’enseigne du musée. Ce signe identitaire indiscutable posait d’emblée une équivalence entre les Gaulois, le passé national et l’identité linguistique de la région. Un geste loin d'être anodin : dans le contexte de tension communautaire prévalant en Belgique et alors que fleurissait le slogan flamand « Chacun chez soi dans sa région » (destiné à dissuader les francophones de s’installer dans la périphérie bruxelloise), il était fatal que le régionalisme idéologique s’invitât au débat. Il n’y manquait que le prétexte : à son corps défendant, Ambiorix s’exposait à devenir – ou plutôt à redevenir -‐ un argument communautaire, son positionnement antique dans le pays étant lui-‐
4 Sur le décryptage du mythe d’Ambiorix et sur les modes de représentation du personnage, voir désormais WARMENBOL (E.), La Belgique gauloise : mythes et archéologie. Bruxelles : Racine, 2010. 5 http://religionsdelaterre.wordpress.com/2009/11/29/exposition-‐ambiorix-‐roi-‐des-‐eburons/
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même en débat : le chef Éburon représentait-‐il le Nord ou le sud du pays ? Mais qu’on ne s’y trompe pas : dans ce genre de débat absurde, l’Europe entière peut être à tout moment concernée : la question identitaire, camouflée sous le motif de l’ancestralité, évolue désormais dans le même registre douteux que les débats sur l'immigration.
La décomposition identitaire
Malgré l’épuisement apparent du poncif gaulois, on doit bien constater que l’ancestralité demeure un thème porteur qui perpétue de manière sournoise le mythe des origines, au service des pulsions identitaires. Répétons-‐le : ce n’est plus le nationalisme qui est en débat aujourd’hui ; d’ailleurs, l’historiographie de la Gaule a fait le tour de cette question depuis les années 1980, explorant le déploiement du mythe à la faveur des idéologies politiques du XIXe siècle. Mais l’histoire a continué de marcher et les références ont changé : l’image des Gaulois, attirante, mais fragile, ne soutient plus que des concepts obsolètes en marge de revendications régionalistes aujourd’hui dépassées. Le cas de la Bretagne ou, mieux encore, celui de la Galice, où la celtomanie a longtemps servi d’argument anti-‐espagnol, sont tout à fait éclairants.6
Plutôt qu’aux nationalités, c’est donc à l'identité qu’on en appelle de préférence aujourd’hui. Mais ce sont toujours la mobilisation des ancêtres fondateurs, le sens de l’action héroïque, la manipulation du corpus linguistique, la reconnaissance des monuments, des paysages et du folklore, ainsi que l’entretien d’une historiographie spécifique qui en sont les armes les plus efficaces.7 Cependant, ce ne sont ni les principes, ni les arguments de sa défense qui créent le nationalisme. Cette doctrine n’est pas une idée toute faite qui se réalise grâce à l’émergence du principe des nationalités : c’est au contraire la construction idéologique identitaire qui donne naissance à la nation. Il serait erroné de considérer celle-‐ci comme un stade historique nécessaire de la constitution des peuples. S’il fallait un schéma provisoire qui structure l’analyse, nous devrions renverser la construction historique : la situation de départ se situerait dans un contexte de fortes tensions communautaires, au sein duquel s’opère la synthèse du peuple et de l’État, donnant naissance au cortège opportuniste des idéologies nationales.8 Cette critique, qui doit
6 VILLARES (R.), « Naissance et déclin du celtisme dans l’histoire de la Galice ». In : SERRANO (C.) dir., Nations en quête de passé. La péninsule ibérique (XIXe-XXe siècles). Paris : Presses de l’Université de Paris-‐Sorbonne, 2000 (coll. Iberica-‐Essais n° 1), p. 157-‐181. 7 THIESSE (A.-‐M.), La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle. Paris : Le Seuil, 1999 (Points Histoire). Nos Ancêtres les Gaulois. Actes du colloque de Clermont-‐Ferrand, 23-‐25 juin 1980, Centre de recherches révolutionnaires et romantiques, Institut du Massif central. Université de Clermont II : 1982 (Faculté des Lettres et Sciences humaines, fasc. 13). NICOLET (Cl.), La fabrique d'une nation : la France entre Rome et les Germains. Paris : Perrin , 2003 (coll. Pour l’histoire). HOBSBAWM (E.), Nations et nationalisme depuis 1780 : programme, mythe, réalité. Paris : Gallimard, 1992 (coll. Bibliothèque des histoires). 8 SAND (S.), op. cit.
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beaucoup aux analyses de Hans Kohn, s’inspire d’une conception dichotomique de la nation : d’un côté, une nation de type occidental, individualiste et libérale, nourrie des traditions de la Renaissance et des Lumières, se fondant sur l'individualisme et le libéralisme et constituant le modèle des nations d'Europe occidentale ; de l’autre, une conception germanique et centre-‐européenne, où priment les pulsions collectives et l’approche vitaliste – voire mystique -‐ de la terre et des morts. Dans la seconde hypothèse, les frontières de la nation recouvrent celle des ethnies, auxquelles les membres de la communauté ne peuvent s'identifier sans une véritable proclamation intentionnelle. Mais sur quoi cette intentionnalité pourrait-‐elle bien reposer, sinon sur l’affirmation d’une identité ?
MON ARRIÈRE-GRAND-PERE, CE HEROS …
Le sang des autres
La référence gauloise, en concurrence avec celle aux Francs, fait une apparition tardive dans l’historiographie française. À la Renaissance, les Gaulois furent requis pour établir le lien avec une ascendance valorisante pour les Français : dans un premier temps, ils assurèrent la liaison avec les Troyens ; dans un second temps, après un renversement du sens de la filiation (les Troyens devenant les descendants des Gaulois), ils en arrivent à représenter la descendances de certains patriarches bibliques. Déjà dans la première mythographie qui accompagne cette quête des origines, on a pu mettre en évidence les fondements psychologiques d’une « mythologie du Père »9. À ce jeu, les Gaulois ne sont pas les cibles de la recherche d’identité, mais de simples passeurs du lien d’ancestralité. Quant au processus généalogique lui-‐même, il ne se réfère qu’à la monarchie. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour qu’une forme de revendication généalogique implique des couches plus larges des Français, dans le cadre de la théorie dite « des deux races » -‐ encore cette interprétation établit-‐elle une distinction entre les descendants des Francs (la noblesse) et ceux des Gallo-‐romains (le Tiers-‐État).10 En fait, la
9 DUBOIS, C.-‐G., Celtes et Gaulois au XVIe siècle. Le développement littéraire d'un mythe nationaliste, Paris : Vrin, 1972 (coll. De Pétrarque à Descartes, 28). Id., « “Nos ancêtres les Gaulois”. Le développement d’un mythe des origines nationales au 16e siècle ». In : P. Viallaneix, J. Ehrard (dir), Nos ancêtres les Gaulois, Clermont-‐Ferrand : Fac. des Lettres et Sc. Hum. de l’Univ. de Clermont-‐Ferrand II, 1982, p. 18-‐27. POUCET (J.), « Le mythe de l'origine troyenne au Moyen âge et à la Renaissance : un exemple d'idéologie politique ». FEC -‐ Folia Electronica Classica (Louvain-‐la-‐Neuve), janvier-‐juin 2003, n° 5 folia_electronica[at]fltr.ucl.ac.be. BEAUNE (C.), Naissance de la nation France. Paris :1985 (coll. Bibliothèque des Histoires). Id., L'utilisation politique du mythe des origines troyennes en France à la fin du Moyen âge, dans Lectures médiévales de Virgile. Actes du Colloque organisé par l'École française de Rome (Rome, 25-‐28 octobre 1982). Rome : 1985, p. 331-‐355 (Collection de l'École française de Rome, 80). 10 BOULAINVILLIERS (H. Cte de), Essai sur la noblesse de France. Amsterdam : 1732. A l'origine de cette thèse se trouve un ouvrage (inédit) de l'abbé Le Laboureur (1664), destiné à établir « les preuves des droits et prérogatives attachées à leur rang ». Cette théorie fut réactivée à la chute du Premier Empire (MONTLOSIER (Fr.-‐D. de Reynaud, Cte de), Des désordres actuels de la France et des moyens d'y remédier. Paris : Nicolle, 1815).
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« race gauloise » n’accède au statut d’ancêtre de tous les Français qu’à partir du moment où les Gaulois en tant que personnes physiques se voient dotés d’une personnalité historique autonome (Vercingétorix et non « le vercingeto-‐rix », par exemple) ; ceci n’est acquis que dans la tradition historiographique allant d’Amédée Thierry à Henri Martin. Cette référence devait s’installer durablement dans le paysage des représentations françaises.
Si de nos jours le public n'accorde plus crédit à l'expression « nos ancêtres les Gaulois », il éprouve en revanche une attirance spontanée pour des ancêtres plus lointains que les Gaulois, bien au delà de la Préhistoire. Nul n’ignore l’existence de Lucy ou de Toumaï, les revues de vulgarisation ayant fait de l’évolution humaine un véritable fonds de commerce. Il est étrange de voir combien les gens peuvent se montrer individualistes, agressifs même envers leurs semblables, alors qu’ils affichent une empathie tant soit peu ingénue avec des êtres aussi archaïques, dont ils ne savent quasiment rien et qui, au demeurant, n’appartenaient pas aux lignées humaines. Cet irrépressible désir d’apparentement témoigne du fait que les liens du sang sont pour les hommes d’une transcendance inouïe et que la parenté ne peut jamais demeurer vacante. Mais peut-‐on être lié par le sang avec toute une communauté, voire avec tout un peuple ? Il existe dans les mythographies anciennes et contemporaines deux moyens d’y parvenir.
Les ancêtres ne sont évidemment pas la seule catégorie susceptible d’objectiver le désir d’identification individuel et collectif. Vercingétorix nous rappelle qu’il faut encore compter avec les héros (éventuellement nationaux), cette ressource identitaire à haut rendement politique, selon la formule de J.-‐P. Albert.11 Si les ancêtres sont notre sang, les héros sont le sang des autres ; ils en sont comptables et d’ailleurs peu avares. Un ouvrage intéressant a tenté naguère de faire le tour des processus d’héroïsation.12 Tâche impossible, sans doute, mais qui a du moins produit un inventaire utile. En effet, si le héros est d’utilité publique, on est en droit de s’interroger sur les raisons de son déclin historique. On a avancé que les anciens héros avaient été démodés par des figures plus universelles, ou plus morales, ou plus romanesques. Argument peu convaincant, dans la mesure où les valeurs les plus percutantes, celles qui font du héros un vainqueur, demeurent présentes à l’esprit du public, tandis que les processus aboutissant à l’héroïsation demeurent globalement inchangés. Bref, le héros est intemporel et donc éternel : on voit mal ce qui pourrait changer en lui. À moins que ce ne soit pas le héros qui change, mais « le rapport de l'individu avec sa communauté politique » : « “Il semble […] que l'exigence de donner à cette entité englobante un « corps », une figuration qui entraîne l'adhésion, ne soit
11 ALBERT (J.-‐P.), « Une ressource identitaire à haut rendement politique : les héros nationaux.» Les Nouvelles de l’Archéologie, 2005, n° 99, p. 5-‐9. 12 CENTLIVRES (P.), FABRE (D.), ZONABEND (Fr.) dir., La fabrique des héros. Textes réunis par Claudie VOISENAT et Eva JULIEN. Paris : Mission du Patrimoine ethnologique/Editions de la MSH, 1999.
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plus nécessaire”. Ce qui voudrait dire, d'un côté, que les patries ne sont plus en danger, et que les guerres sont finies. Mais aussi, de l'autre, que l'adhésion n'étant plus nécessaire, les héros faits et défaits par les modes ne sont plus que les transitoires objets d'un désir narcissique et finalement peu consistant.13» Sans doute, mais il ne me paraît pas approprié de traiter l’explication psychologique avec tant de désinvolture.
Tout d’abord, parce le public ne peut inventer les héros de lui-‐même et encore moins proposer une démarche d’adhésion à leur endroit, que ce soit sur le mode idéologique ou émotionnel : il faut qu’un choix de références historiques et politiques lui soit proposé. Or, cette élaboration de la résonance héroïque, assortie de l’attirail de l’identité, des images de l’ancestralité et des paysages de la nation revient aux historiens. L’optique dans laquelle s’élabore cette métahistoire héroïque dépend du contexte historique et culturel de chaque nation. Ici, c’est la destinée du peuple lancé à la conquête de sa liberté qui sert de fil conducteur à la mythographie nationale ; ailleurs, c’est la primauté des liens du sang établis entre les membres de la communauté qui lui fournit sa justification. Dans ce cas, le lien ancestral n’est pas qu’une image, c’est une nouvelle nécessité généalogique : « le “sang bleu” coulait dans les veines des aristocrates, qui n'en bénéficiaient que grâce à la « semence de leurs ancêtres », plus précieuse que l'or14». Ce principe idéologique assimile donc l'appartenance à la nation considérée, d'un point de vue ethnique, à un ius sanguinis. Naturellement, l'application du droit du sang ne peut avoir d'intérêt qu'à condition d’être mise en œuvre au sein d’une société qui, par la grâce de ses généalogies officielles, peut faire la démonstration que les liens du sang y ont un contenu concret.
« Ethnostalgie mythochondriaque »
L’autre moyen d’être lié par le sang avec ses semblables, c’est de partager avec eux un ancêtre commun. Mais c’est une chose étrange et ambiguë que les liens du sang, ramenés à la parenté des membres de tout un peuple. La charge symbolique du sang est telle qu’on éprouve quelques difficultés à s’aviser qu’il constitue historiquement le premier marqueur génétique. Sur la question de la génomique et de ses implications identitaires, les médias sont prolixes. On trouve jusque dans le Wall Street Journal des publicités pour des tests génétiques stupéfiants. Moyennant finances, le chaland se voit proposer des kits du DNA Ancestry Project, qui promettent de faire toute la clarté sur ses origines et même d’évaluer ses chances d’une éventuelle parenté avec des personnages historiques. Quant à la société Igenea, elle propose de
13 JOURNET (N.) C.R. de La fabrique des héros. Sciences humaines.com : <http://www.scienceshumaines.com/-‐0ala-‐fabrique-‐des-‐heros_fr_10966.html> 14 SAND (S.), op. cit., p. 123.
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tester, le cas échéant, vos racines juives ; et sans doute consciente de l’énormité du propos, elle fait les questions et les réponses elle-‐même : « La judaïcité est-‐elle plus qu’une religion ? Y a-‐t-‐il un gène juif ? Selon le droit Halacha, est juif quiconque est né d’une mère juive ou qui s’est converti au judaïsme. Le lien serré entre culture, tradition, religion et appartenance à un peuple caractérise particulièrement la judaïcité. Au cours des siècles s’est développée une certaine homogénéité génétique qui est visible par un test ADN ». Le gène juif ! Les racistes pathologiques des XIXe et XXe siècles n’auraient certainement pas rêvé d’une pareille aubaine … Mais les Gaulois, direz-‐vous ? Eh bien, puisqu’il en faut pour tous les goûts, voici qu’une succursale de l’officine précédente propose de reconnaître en vous le Celte ou le Germain qui sommeille. La justification scientifique de ces prétendues recherches tient tout entière dans le postulat de l'ancêtre commun.
Dans les théories taxonomiques, l’ancêtre commun à plusieurs groupes classificatoires est le premier individu dont peuvent descendre tous les groupes concernés par une classification. C’est ce qu’on peut établir pour n’importe quel groupe d’êtres vivants. Mais les usagers occasionnels de la taxonomie ne prêtent pas suffisamment attention au fait que l’ancêtre commun n’est qu’un être hypothétique, désigné par l’étude rétrospective des caractères homologues partagés par ses descendants, c’est-‐à-‐dire au prix d’une méthode qui ne tient aucun compte des problèmes chronologiques ni des données fossiles. Puisque ce genre de classification n’entre pas dans des considérations historiques, cet “ancêtre” ne peut donc se révéler du genre concret : il n’a guère plus de réalité qu’un portrait-‐robot. Passe encore qu’à l’état de concept, il serve à dessiner des arborescences mentionnant les innovations évolutives. Mais les choses prennent une tout autre tournure dès que l’on prétend y retrouver des ancêtres historiques pourvus d’une véritable identité, comme ceux que traquent les généalogistes. Ainsi, la presse a rendu compte avec enthousiasme des résultats d’une enquête mi-‐ethnographique, mi-‐génétique, en Asie centrale, au terme de laquelle, pour un certain nombre d’ethnies15, « les membres d’un même “lignage” ou d’un même clan partagent – conformément à la tradition orale – un ancêtre commun ayant généralement vécu voilà plusieurs siècles. En revanche, les individus appartenant à la structure élargie de la tribu ne partagent aucun ascendant génétique spécifique : dans ce cas, le géniteur unique revendiqué relève de la légende.16». En d’autres termes, il existerait une adéquation raisonnable entre le mythe de l’origine commune et la distance génétique entre les membres actuels de ces tribus et leur ancêtre commun le plus récent ; mais ce système ne fonctionnerait qu’aux niveaux de parenté inférieurs.17 Pour ce qui est de la tribu, les
15 Ouzbeks, Kazakhs, Turkmènes, Qongirat et On Tort Uruw. 16 FOUCART (St.), « En quête d’ancêtres mythiques ». Le Monde, 10 décembre 2004, p. 24. 17 CHAIX (R.), AUSTERLITZ (Fr.), KHEGAY (T.), JACQUESSON (S.), HAMMER (M.), HEYER (E.), QUINTANA-‐MURCI (L.), « The Genetic or Mythical Ancestry of Descent Groups: Lessons from the Y Chromosome ». American Journal of Human Genetics, 2004, n° 75, p. 1113–1116.
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auteurs de l’étude en concluent qu’elle est un agrégat de clans réunis pour des raisons plus politiques que familiales et « qu’à ce niveau de l’organisation sociale, il est probable que le mythe d’un ancêtre commun ait été fabriqué dans le but de consolider des alliances de clans18». Il est à se demander si une telle évidence justifie bien le bilan carbone de la mission. À tout le moins, ce raisonnement pèche par absence de regard critique sur l'axiome de l'ancêtre commun, c'est-‐à-‐dire par confusion entre les niveaux génétiques et les générations.
La confusion entre l'approche généalogique et la reconstitution des lignées génétiques est régulièrement dénoncée dans les études de paléontologie humaine, sur la base de deux arguments : d’une part, généalogiquement parlant, le caractère d’ancestralité revient à un couple : il est donc dépourvu de sens de ne s’attacher à débusquer que l’Ève ou que l’Adam parental d’un groupe ; d’autre part, même si l’ancêtre commun était identifié dans une génération, il ne serait statistiquement pas le seul de cette génération à avoir livré une part de son patrimoine génétique à ses descendants19. Si l'héritage génétique de nos parents est évident, il n'en va pas de même de nos grands-‐parents : plus on remonte dans le passé, plus les risques de perturbation du legs génétique sont grands20. À l’occasion d’une revue critique des acquis de la paléogénétique, une chercheuse remarquait que si l'histoire de notre espèce est bien inscrite dans nos gènes, les interprétations des messages qui y sont enfouis sont passablement contradictoires.21 Le principal obstacle demeure que « les phylogénies établissent des filiations de gênes à travers des générations d'individus et non des filiations de populations.22». C’est une autre façon de souligner la contradiction entre l’histoire et la taxonomie : « Les arbres généalogiques reconstruits à partir de données génétiques se contredisent souvent les uns les autres. Cela est dû, en partie, aux méthodes de reconstruction utilisées. Pour l'heure, la biologie moléculaire est incapable de gommer les incertitudes des paléontologues.23»
En résumé, la généalogie décrit l'évolution des lignées humaines à travers des générations d’individus réels, historiques, connus par des archives ou des fossiles, et dont les relations ne sont pas réglées seulement par la génétique. Les hommes ou leurs sociétés se transmettent aussi un patrimoine matériel et culturel, comme des biens,
18 FOUCART (St.), loc. cit. 19 CRUBÉZY (É.), BRAGA (J.), « Homo sapiens prend de l'âge ». La Recherche, octobre 2003, n° 368, p. 30-‐35. 20 DERRIDA (B.), MANRUBIA (S.), ZANETTE (D.), « La généalogie à l'heure de la génomique ». Pour la Science, dossier numéro 46, janvier-‐mars 2005, p. 2-‐7 [trad. d’American Scientist]. 21 SANCHEZ-‐MAZAS (A.), « Les origines de l’homme au cœur de ses gènes ». In : Sur la trace de nos ancêtres. Dossier Pour la Science, n° 57, octobre-‐décembre 2007, p. 26-‐33 ; idem, « Les relations entre génétique, linguistique et archéologie : héritages du néolithique ? ». In : DEMOULE (J.-‐P.) dir., La révolution néolithique dans le monde. Paris : CNRS Éditions, 2009, p. 319-‐341. 22 SANCHEZ-‐MAZAS (A.), « Les origines … », loc. cit., p. 30 23 BARRIEL (V.), « Mythes et réalités de l’approche génétique ». La Recherche, juin 1995, n° 277, p. 628-‐633.
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des noms, des blasons, une mémoire et des histoires de famille, qui détermine leur identité. Être descendant, c'est être le réceptacle de cette mémoire et de cette culture, et pas seulement le porteur involontaire d’« identités secrètes» dissimulées sous un code génétique. Dans certains cas, dont l’échelle chronologique ne dépasse pas trois générations, l'identité génétique peut constituer une preuve judiciaire ; mais au regard de l'histoire, de la descendance et de l'ancestralité, elle ne constitue ni une définition, ni un facteur de l'identité culturelle. Laissant de côté les problèmes spécifiques de l’ingénierie génétique, on est sans cesse ramené à la raison logique de tant d’arbitraire : l’irréductible incompatibilité entre la signification des fossiles et celle des clades, c’est-‐à-‐dire entre la portée de l’histoire et celle de la taxonomie. La conséquence pratique en est très simple : le concept d’ancêtre étant métaphorique, il est inutile de chercher à établir la concordance d’un mythe d’ancêtres avec quelque état historique que ce soit d’une société. En somme, la « phylogénie ancestrale » n’est qu’une fiction classificatoire.
La nouvelle passion que le public s’est découverte pour l’ancestralité génétique a eu pour effet de démoder définitivement le mythe de nos ancêtres les Gaulois. Mais au fond, l’irrépressible désir d’identification ancestrale demeure, plus pressant que jamais. Sous réserve d’inventaire, les Celtes et les Gaulois ne donnent plus prise au principe de l’identité par apparentement biologique avec des populations actuelles. Au contraire de l’anthropologie physique du XIXe siècle, qui se fondait sur l’apparence du squelette pour définir des groupes humains (ou des races), la paléogénétique cherche à démontrer la possibilité d’une parenté en ligne continue entre des générations d’individus. Ce principe contestable qui, à la rigueur, aurait pu être compatible avec la manipulation idéologique des généalogies franques, ne peut trouver sa place dans l’environnement politique et sociologique des Gaulois (exception faite des cas anciens signalés plus haut).
L’un, le double … et le reste
D’où provient ce lancinant besoin identitaire et à quel genre de pulsion obéit-‐il ? Si la culture nationaliste, dont le ressort est la préservation de l’espace national, n’en est plus (la seule) responsable, faut-‐il s’interroger sur l’existence d’un mécanisme si intime qu’il nicherait au cœur de la conscience … ou de l’inconscient ? Qu’il soit donc permis de s’interroger sur l’hypothèse d’une identité gauloise qui ne procéderait plus des liens du sang, mais d’une anthropologie psychoculturelle de la parenté. Quoi de plus logique que d’invoquer les aïeux et les hautes origines lorsqu’il s’agit d’affirmer la force, la légitimité ou la prééminence de son propre groupe dans le concert des tribus ou des nations ? Tous les jours, dans toutes les archives de France, des généalogistes s’attachent à dresser l’arbre généalogique de leur famille ; pourquoi en irait-‐il autrement des sociétés humaines ?
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Nos ancêtres se portent bien : solide comme l’ancien, beau comme l’antique, rien ne vaut un regard en arrière pour soigner le mal être identitaire du présent. Décalé, mais dans l’air du temps malgré tout, le désir d’ancêtres est irrésistiblement psychanalytique, ainsi que l’établit l’école de psychologie transgénérationnelle. Les ouvrages, les séminaires et les groupes d’analyse en psychogénéalogie ne manquent pas, qui incitent nos contemporains à enquêter sur leur passé à coups de génosociogrammes, ces « arbres généalogiques » de la mémoire familiale, afin de retrouver sous la stratification des problèmes ancestraux l'origine de leurs troubles actuels. C’est pour avoir agité ce cocktail de recettes que l'inénarrable Aïe, mes aïeux ! est devenu un vrai best-‐seller24! En dépit de sa légèreté, cet ouvrage se place explicitement sous le patronage de Freud (pour l’inconscient) et de Jung (pour l’inconscient collectif) : « L’hérédité archaïque de l’homme ne comporte pas que des prédispositions, mais aussi des contenus idéatifs des traces mnésiques qu’ont laissées les expériences faites par les générations antérieures … Nous postulons l’existence d’une âme collective [… et qu’] un sentiment se transmettrait de génération à génération se rattachant à une faute [dont] les hommes n’ont plus conscience et le moindre souvenir ».25 À peu de frais, la question identitaire se trouve inscrite dans le champ de la psychanalyse sous la forme d’une référence inquiète à l’ancestralité. Pour rendre l’explication totalement plausible, il faudrait encore explorer le fonctionnement de la psychologie des racines. Mais il s’agit d’un véritable continent psychanalytique, dont on ne contemplera les rivages tourmentés que de loin. D’ailleurs, l’ouvrage qui vient d’être cité se tient aussi prudemment à distance, préférant s’en remettre aux évidences familières qui caractérisent les relations prosaïques avec le passé.
Il reste à se demander si l’analyse des ressorts de l’identité personnelle peut se transposer si aisément à l’identité collective. La réponse à cette question passe par une appréciation de la théorie du double, car toutes sociétés confondues, c’est le trait le plus souvent cité dans les enquêtes ethnologiques. Dans plusieurs sociétés primitives, en effet, les hommes ont bien moins besoin de leurs ancêtres que d’un « double » pour construire leur identité. Ce concept n'est pas une vue de l’esprit ni une hypothèse gratuite de la psychanalyse : le double est au contraire un élément majeur de la construction sociale, car il joue le rôle de l’ange gardien, allant jusqu’à intégrer tout ce qui est immortel dans l'homme26. Sur le plan collectif, ce qui confère l’identité, c’est l’affirmation de la hiérarchie et de l’action sociale, qui attribue sa vraie place à l’individu au sein du groupe. En d’autres termes, chez les peuples primitifs, on n’a pas tant besoin d’une identité que d’un rôle social ou symbolique à tenir, car la société est première et s’incarne dans l’individu. Les lignages tiennent
24 ANCELIN SCHÜTZENBERGER (A.), Aïe, mes aïeux ! Paris : Desclée De Brouwer – La Méridienne, 1993. 25 FREUD (S.), Moïse et le monothéisme [1939] et Totem et tabou [1913], cités par ANCELIN SCHÜTZENBERGER (A.), op. cit., p. 15. 26 HÉRITIER (Fr.), « L’identité Samo ». In : LEVI-‐STRAUSS (Cl.) dir., L’identité. Séminaire interdisciplinaire, Collège de France, 1974-‐1975. Paris : PUF, 1981 (coll. Quadrige), p. 51-‐71.
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souvent le rôle d’instances permettant d’attribuer les rôles. Au contraire, dans nos sociétés modernes, la reconfiguration du mythe identitaire ne sert plus des fins sociales, mais vise à produire des valeurs refuge face à une évolution historique souvent mal vécue, dont la mondialisation est l’exemple le plus évident. Aujourd’hui, l’offre de ces valeurs de substitution est elle-‐même mondialisée et très empirique : l’intégration de la notion complexe d'identité se fait au gré des expériences personnelles, au hasard d’un cheminement opportuniste parmi les médias et les réseaux, au risque du nomadisme culturel et de la superficialité des modes -‐ ce qu’on appelle fort à propos l'identité à la carte. Quoi qu’il en soit de la réalité des exemples historiques qu’on met sous leurs yeux, nos contemporains semblent préférer des scénarios plus affectuels qu’éthiques pour leurs stratégies d’identification. La psychanalyse de pacotille n'a pas manqué d'en faire son miel.
Un bricolage culturel
Contrairement à ce qui est observable dans le monde classique, la tradition celtique ne révèle aucune propension particulière des Gaulois pour la remémoration généalogique ni pour la valorisation des ancêtres. L’absence de culture de l’ancestralité pourrait éventuellement être contredite par l’interprétations de certains faits archéologiques, liés en général à la permanence de structures spectaculaires (des tombes fortement matérialisées) ou de pratiques culturelles (comme la conservation des têtes coupées et la statuaire héroïque).27 Mais il ne s’agit cependant que d’hypothèses, qui ne trouvent ni appui, ni justification dans les textes ou dans l’anthropologie comparée. Cette discipline atteste que pour nombre de peuples primitifs, penser ses ancêtres n’est pas a priori la clé d’une perception holiste de la société. La sphère des ancêtres -‐ un espace parmi d’autres du monde partagé – ne renvoie pas à l’origine des choses, mais représente plutôt le lieu de l'ouverture, où s'expriment métaphoriquement l’imbrication des instances sociales et leurs nécessaires interférences. S’agissant des Gaulois, les allusions aux ancêtres distillées par les auteurs grecs et latins relèvent presque toujours de la phraséologie artificieuse des discours reconstitués. César, par exemple, se montre très parcimonieux dans l’emploi des termes signifiant aïeul ou ancêtre. Lorsqu’il y a recours, aucun de ses emplois ne se réfère à la profondeur de la famille gauloise. Il
27 ARCELIN (P.), RAPIN (A.), “Images de l'aristocratie du second âge du Fer en Gaule méditerranéenne : à propos de la statuaire d'Entremont. L'aristocratie celte à la fin de l'âge du Fer (IIe s. avant J.-‐C. -‐ Ier s. après J.-‐C.)”. In : L'Aristocratie celte dans les sources littéraires : recueil de textes commentés. Glux-‐en-‐Glenne : Centre archéologique européen du Mont-‐Beuvray, 2002. Actes de la table ronde organisée par le Centre archéologique européen du Mont Beuvray, l'UMR 5594 du CNRS, université de Bourgogne, Glux-‐en-‐Glenne, 10-‐11 juin 1999. (Bibracte ; 5), p. 29-‐66 ; ARCELIN (P.), « La Tête humaine dans les pratiques culturelles des Gaulois méditerranéens ». In : BROCHIER (J.-‐E.), GUILCHER (A.), PAGNI (M.) ed., Archéologies de Provence et d'ailleurs : mélanges offerts à Gaëtan Congés et Gérard Sauzade, p. 257-‐284. Aix-‐en-‐Provence : Association Provence Archéologie, 2008. (Bulletin archéologique de Provence, supplément ; 5).
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n’y a pas de dynasties gauloises ni de listes annalistiques : la référence aux ancêtres n’est qu’une métaphore chronologique. 28
Pour ce qui est de la place faite à l’ancestralité dans le cadre d’un mythe des origines, les choses sont un peu plus compliquées. Chez les Germains comme chez les Gaulois, rien n’est plus fort que la sphère de l’affinité : alliés, amis, clients, associés, voilà ceux qui seront requis bien avant d’en appeler aux mânes des anciens. 29 Cet état d'esprit est sans doute à mettre en relation avec l'absence de conception de l'autochtonie. Ce concept, en effet, est tout à fait absent de la Guerre des Gaules, bien que César y ait adopté un point de vue ethnographique aussi souvent que son propos le permettait : à aucun moment, il ne cherche à tirer au clair la question de l’origine des Celtes : seul compte l’état présent des cités gauloises, ce qui est, somme toute, conforme à son projet politique et militaire. Plus significatif encore, les Germains sont traités de la même façon, alors que, du point de vue césarien, ils représentent le conservatoire de la tradition : chez eux, on n'excipe jamais de ses ancêtres. Enfin, Il en va de même dans la tradition celtique insulaire : les écrivains irlandais se sont acharnés à souligner l’hétérogénéité du peuplement initial de l’Irlande et l’acquisition tardive de son caractère celtique.30 Les Celtes sont donc un peuple peu porté aux traditions généalogiques. Ce trait général, leur conception de la parenté et la tournure de l’histoire des tribus gauloises au second âge du Fer rendent compte du fait qu’il n’existe pas chez eux de généalogies dynastiques ni d’annales des magistratures. Entendons-‐nous bien : même si les termes de l’ancestralité y ont cours, ce qui est la moindre des choses dans une société où la parenté et le lignage sont fortement structurés, ils ne sont guère utilisés pour étayer un discours sur les origines. D’ailleurs, dixit César, les Gaulois descendent tous de Dis Pater.31 C’est une descendance, si l’on veut, mais dépourvue de filiation.
LES IDENTITÉS RELATIVES
Le triple argumentaire qu’on vient de parcourir – l’historiographique, le génétique et le psychologique – établit l’inanité du mythe des ancêtres gaulois de trois points de vue différents. L’analyse historiographique a souligné en quoi ce mythe était désormais privé de sens, en raison du
28 Erat in Carnutibus summo loco natus Tasgetius, cuius maiores in sua civitate regnum obtinuerant. Huic Caesar pro eius virtute atque in se benevolentia, quod in omnibus bellis singulari eius opera fuerat usus, maiorum locum restituerat. (CESAR, B.G., V, 25, 1-‐2, texte L.-‐A. Constans, Paris : Les Belles Lettres, 1967 [=1926]). 29 LEWUILLON (S.), « Affinités, parentés et territoires en Gaule indépendante : fragments d'anthropologie ». Dialogues d'Histoire Ancienne, 1990, vol. 16, 1 p. 283-‐358. 30 LEWUILLON (S), « Origines barbares. Pourquoi les Celtes n’ont jamais été autochtones ». In : GAGNÉ (N.), MARTIN (Th.), SALAÜN (M.) dir., Autochtonies : vues de France et du Québec Laval : Presses de l’Université de Laval, 2008 (coll. Mondes autochtones), p. 3-‐20. 31 CESAR, B.G., VI, 18, 1 : « Tous les Gaulois se prétendent issus de Dis Pater : c’est, disent-‐ils, une tradition des druides ». (texte et traduction L.-‐A. Constans).
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recul de la problématique nationaliste, ou plutôt de la substitution à la nation d’autres instances de référence : l’une supérieure, l’Europe, l’autre inférieure, la région. Mais sur un plan plus général, on a constaté que les Celtes étaient bien plus enclins à penser mythologiquement leur propre histoire qu’à penser historiquement leurs mythes, se privant ainsi de tout argument généalogique. Sur le plan psychologique, on a constaté que l’identification par l’ancestralité ne fonctionnait que sur le double registre de l’affectuel et de la continuité (trans)générationnelle, deux aspects radicalement étrangers au modèle celtique. Enfin, la critique des aspects phylogénétiques du thème de l’ancestralité a mis en évidence les risques de manipulations auxquels l’exposaient les « cartomanciens de la génomique », experts en mélange des genres. Ayons de la mémoire : c’est de la collusion de l’anthropologie physique et de la sociologie qu’est né le racisme au XIXe siècle. Henri Hubert avait clairement dénoncé la manipulation épistémologique de ce procédé appliqué aux Celtes :
« L’esprit de confusion a soufflé chez les anthropologues quand ils se sont occupés des Celtes, et ils s’en sont beaucoup trop occupés. On s’est préoccupé longtemps parmi eux d’attacher des noms propres ethniques à des races pures. Il en a été des Celtes comme des Aryens. On a voulu donner leur nom à l’un ou à l’autre des types physiques régnant en Europe. Tous ne sont pas, heureusement, tombés dans ce travers […] Mais les erreurs simplificatrices, qui sont les plus naturelles de toutes, troublent le langage des sciences longtemps après avoir été ligotées.32»
En vérité, l’amalgame entre l’identité culturelle et l’identité génétique n’augure rien de bon. Dans cette association, ce n’est pas la paléogénétique qui est en cause, mais le principe taxonomique qui l’anime. Les arbres d’évolution représentent un modèle envahissant en biologie comme en sciences humaines : tout phénomène devrait avoir ses racines, d’où s’élève un tronc, qui porte des branches et des ramifications, à l’extrémité desquelles se trouvent les phénomènes. Un modèle aussi simple a l’avantage d’être lisible dans les deux sens : se saisissant d’un événement, on doit pouvoir remonter jusqu’à sa cause. Mais ce modèle est impropre à rendre compte des processus d’hybridation, d’assimilation ou d’intégration. Qu’il soit biologique, culturel ou ethnique, un phénomène n’appartient qu’à une seule branche : les situations mixtes sont inconcevables.
Une telle conception de l’enracinement condamne irrémédiablement toute compréhension de l’ethnogenèse, qui seule peut rendre compte de l’ouverture et de la richesse des processus identitaires. L’illusion de l’ancêtre commun, synonyme d’une identité de repli sur soi, relève d’un présupposé taxonomique, selon lequel les cultures naissent et se
32 HUBERT (H.), Les Celtes et l’expansion celtique jusqu’à l’époque de La Tène. Paris : Renaissance du Livre, 1932. (Coll. Evolution de l’humanité ; 38), p. 40. À ce propos : LEWUILLON (S.), « La mal-‐mesure des Celtes. Errements et débats autour de l’identité celtique de 1850 à nos jours». In : RIECKHOFF (S.) dir., Celtes et Gaulois dans l’histoire, l’historiographie et l’idéologie moderne (table ronde de Leipzig, 16-‐17 juin 2005). Celtes et Gaulois face à l’histoire. Actes du colloque international du Collège de France, Paris, 3-‐7 juillet 2006. Glux-‐en-‐Glenne : 2006. (coll. BIBRACTE, 12/1), p. 171-‐195.
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développent en suivant un schéma phylogénétique. Or, il n’en est rien : les peuples se composent par l’agrégation de diverses souches ethniques et culturelles, qui se croisent et s’hybrident tout au long de leur développement, jusqu’à ce que, les échanges cessant, la personnalité et l’identité du groupe se stabilisent. Ce processus ne peut être décrit ni par un diagramme cladiste, ni par un schéma phylogénétique. Nous avons donc besoin d’une autre modélisation, que l’on propose ici sous la forme d’un schéma dictyogénétique.33
Des Celtes à la carte
En vertu de ce modèle, toute identité « ethnique » ne peut être que relative.34 Parmi les populations (non identifiées) qui surgissent des profondeurs de l’histoire, certaines lignées se mettent, par opportunité, à se mélanger, échangeant du matériel génétique et linguistique, des biens, des principes esthétiques, des informations technologiques, des comportement économiques et des attitudes comportementales. Aux marges des faisceaux de lignées, là où s’interrompt le réseau de leurs interconnexions, une frontière par défaut se constitue, qui détermine la spécificité des faisceaux – chacun devenant ipso facto un ethnos. Ce sont donc bien l’échange et l’hybridation qui forment le principe d’identité, et non le splendide isolement – ou l’illusoire pureté – des lignées originelles. On pressent toutes les implications idéologiques qui découlent du modèle dictyogénétique : on y reviendra plus tard. Demandons-‐nous pour l’instant si ce schéma est applicable à l’analyse de l’identité celtique. Il suffit de parcourir les textes pour s’aviser de la relativité des définitions des Celtes, des Gaulois et de leurs territoires. Chacune est établie d’un point de vue particulier, la synthèse des définitions fournissant l’image fluctuante de la culture – ou de l’identité – celtique.
En premier lieu, l’histoire elle-‐même. Les Celtes historiques, qui portent aussi dans les textes le nom de Gaulois, appartiennent de plein droit à l’histoire de l’Italie ou de la Grèce. Ils prirent Rome ou Delphes, ce qui leur confère aux yeux des auteurs classiques une personnalité remarquable, qui n’est pas remise en question par le fait qu’il existe d’autres peuples du même nom au delà des Alpes (parce que ce sont les mêmes, précisément). En second lieu, la question des territoires,
33 Du grec δίκτυον, le filet, le réseau. 34 À propos des Basques et des Pygmées : CRUBÉZY (É.), BRAGA (J.), LARROUY (G.), Anthropobiologie. Évolution humaine. Paris : Masson, 2008 (coll. Abrégés), p. 108-‐111.
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Les lignes verticales représentent des lignées (vivantes si elles atteignent la ligne du temps présent,
éteintes si elles sont interrompues). Les points sur les lignées figurent les générations. Les liaisons qui unissent deux générations représentent les phénomènes d’échange de matériel génétique ou culturel.
Les lignées ne sont pas issues d’un ancêtre commun, mais surgissent de points d’éclosion multiples. Ces origines lointaines et variées ne peuvent pas être reconnues concrètement : il existe un « horizon épistémologique » que la démarche historique rétrospective ne peut dépasser. De ce fait, on considère que les lignées se développent parallèlement les unes aux autres, tantôt en tout indépendance, tantôt en échangeant du matériel avec d’autres lignées (processus d’hybridation).
Les plages colorées représentent des lignées ou des groupes de lignées ayant acquis une identité spécifique, c’est-à-dire lorsque les échanges cessent entre deux lignées (spéciation : cercle rouge) ou entre des groupes de lignées constitués (génération : ellipse verte). Le phénomène est discontinu, rendant compte de l’ethnogenèse fluctuante des populations (les Indiens d’Amérique du nord, peut-être les Celtes … etc).
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clairement posée à propos des Celtes ou des Gaulois septentrionaux, qui ne sont pas considérés comme autochtones. Pour les uns, le territoire gaulois n’est pas partageable et il n’y a de Celtes que dans l’ager Gallicus italien, c’est-‐à-‐dire sur la côte septentrionale de l’Adriatique.35 Par contre, pour Hérodote ou Éphore, outre leurs territoires originels, les Celtes occupent également l’Ibérie jusqu’à sa pointe la plus méridionale.36 Florus et Pomponius Méla pensent de même.37 Strabon, pour sa part, admet des Celtes jusqu’en Castille et en Aragon, mais renonce à en trouver, contrairement à ce qu’une certaine tradition laissait entendre, parmi les Arévaques et les Vaccéens.38
Si la notion de territoire ne suffit pas à trancher entre l’identité exclusive ou partagée des Celtes, peut-‐on remonter plus haut vers le point d’origine de ces populations ? Sans s’arrêter aux auteurs très anciens, qui traitent de ces origines sur un mode cosmogonique, remarquons que plusieurs historiens antiques sont d’avis de rechercher ces origines long des rivages de la Mer du Nord.39 Ce principe induit un système plus détaillé, qui place les Belges – parfois identifiés aux Galates et, dans ce cas, apparentés aux Germains -‐ au Septentrion,40 les Celtes étant originaires du Midi, et plus précisément de la région de Marseille (ce qui aurait pour conséquence d’en faire un groupe autochtone de dimensions modestes).41 Au contraire, d’autres auteurs considèrent que Celtes et Gaulois ne sont que deux noms pour une même chose, les Celtes étant tout aussi transrhénans que les Gaulois.42 César, qui partage cette opinion, sera amené par des impératifs idéologiques et politiques à distinguer les Celtes des Germains, afin de justifier l’invention d’une frontière. S’il accepte cette distinction, Pausanias la considère cependant comme un processus chronologique : les peuples de la Mer du Nord se sont d'abord appelés Celtes, et Galates ensuite.43 D’autres encore abordent la question d’un point de vue plus général : Tite-‐Live, par exemple, qui a si abondamment traité des Gaulois d’Italie, renvoie tout simplement le problème de leur origine à la Gaule elle-‐même, d’où tout est parti avec l’expédition de Bellovèse et Ségovèse.44
La position de Tite-‐Live nous ramène à un énoncé d’une grande simplicité : existe-‐t-‐il des populations celtiques ou gauloises autochtones ? Non, les Celtes n’ont pas de mythe d’autochtonie.45 Aucun
35 SKYLAX, Périple de la mer qui baigne les rivages de l’Europe, de l’Asie et de la Libye, § 18. 36 HERODOTE, Histoires, II, 33 ; IV, 49. 37 FLORUS, Abrégé de l’histoire romaine, I, 33, 12. POMPONIUS MELA, De chorographia, III, 9 ; 10 ; 12 ; 13. 38 STRABON, Géographie, III, 2, 15 ; 4, 13. 39 AVIENUS, Ora maritima, ch. X, §1, v. 129-‐142. 40 DIODORE, Bibliothèque historique, V, 32, 1 ; 24, 3 ; STRABON, VII, 1, 2. 41 PSEUDO-‐ARISTOTE, De mirabilibus auscultationibus, 85, 86 ; de plac. philos., III, 17, 6. 42 TIMAGÈNE (AMIEN MARCELLIN, XV, 9, 4) ; PLUTARQUE, Camille, 15. 43 PAUSANIAS, Description de la Grèce, I, 4, 1. Sur une version fixiste de ce système, remontant à Alexandre Bertrand : ROMAN (D.), ROMAN (Y.), Histoire de la Gaule (VIe s. av. J.-C. - Ier s. apr. J.-C.). Paris : Fayard, 1997, p. 208-‐212. 44 TITE-‐LIVE, Histoire romaine, V, 34. 45 LEWUILLON (S.), « Origines barbares … », loc. cit., p. 3-‐20.
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auteur ancien ne l’a laissé entendre, ce qui justifie, d’une certaine manière, qu’il y ait tant d’indécision dans les textes sur l’origine des Celtes et des Gaulois. On doit donc s’attendre, par conséquent, à ce que l’opinion inverse soit alléguée : si les Celtes ne sont pas des autochtones, ce sont forcément des immigrants. De fait, les auteurs anciens semblent pencher pour cette solution, encore que leur position ne soit pas toujours très claire : ces immigrants sont-‐ils arrivés par le sud ou par le nord ? Si l’on se reporte au point précédent, le nord paraît l’emporter. Ce n’est dit explicitement nulle part, mais les auteurs signalent qu’un nouveau nom se glisse parmi les barbares : celui des Galates (Galatai), dont les Romains feront les Gaulois (Galli). L’origine septentrionale des Celtes concerne dont essentiellement les Galates -‐ parfois assimilés indûment aux Gésates46, un terme strictement lié au contexte militaire des expéditions gauloises des deux Brennus.47 Ici encore, Tite-‐Live est contraint d’adopter une position de principe sur laquelle il ne livre aucun détail : pour lui, les Celtes sont foncièrement des migrants.48
On devine que le débat sur l’autochtonie ou sur la propension migratoire des Celtes (ou des Gaulois) doit finir sur un procès linguistique : le nom des peuples devrait détenir la clef de leurs origines. De fait, la celtophonie des Gaulois est pleinement reconnue : les Romains se heurtent à l’obstacle d’une langue étrangère et y remédient à l’aide d’interprètes.49 Cette langue est-‐elle pour autant le fondement d’une identité culturelle ? À ce sujet , nous n’apprenons pas grand-‐chose des Gaulois d’Italie. En revanche, nous savons que les Celtibères se désignent eux-‐mêmes comme des Keltoi, des Keltikoi ou des Celtici. En Galice, ils s’appellent également Celtici.50 Le nom des Celtes, qui s’exporte si bien, semble conçu pour incarner l’unité d’un vaste peuple, à condition que l’onomastique confirme l’hypothèse d’un fond linguistique partagé par les Celtes, les Belges et les Gaulois. Or, César affirme le contraire dès la seconde phrase du Bellum Gallicum. 51 Alors, les Celtes (ou les Gaulois, si ce sont bien les mêmes) parlent-‐ils des dialectes issus d’une langue mère ou utilisent-‐ils des langues spécifiques ? Une enquête en onomastique devrait pouvoir nous éclairer sur la représentation que les anciens se faisaient des Celtes, voire sur celle que les Celtes se faisaient d’eux-‐mêmes, mais le gaulois est encore si mal connu et l’histoire linguistique
46 LUCAS (G.), “Gésates et Gaesum dans les sources littéraires gréco-‐latines”. In : ROULIÈRE-‐LAMBERT (M.-‐J.), De l'âge du Bronze à l'âge du Fer en France et en Europe occidentale (Xe-VIIe siècle av. J.-C.) - La moyenne vallée du Rhône aux âges du Fer. Dijon : Revue Archéologique de l'Est, 2009. Actes du XXXe colloque international de l'Association Française pour l'Étude de l’Âge du Fer (AFEAF), co-‐organisé avec l'Association pour la Promotion des Recherches sur l'Âge du Bronze (APRAB), Saint-‐Romain-‐en-‐Gal, 26-‐28 mai 2006. (Revue Archéologique de l'Est, supplément ; 27), p. 11-‐25. 47 Anthologie Palatine, VII, 492 (Anytè). Sur l’interprétation du personnage fabuleux de Brennus, deux voies de nature différente : LEWUILLON (S.), « L’arcantodan du Capitole : Brennus en Italie et les traditions monétaires. » Latomus, 2004, vol. 63, 1, p. 3-‐22. BRIQUEL (D), La prise de Rome par les Gaulois : lecture mythique d'un événement historique. Paris : Presses de l'Université Paris-‐Sorbonne (PUPS), 2008. (Religions dans l'histoire). 48 TITE-‐LIVE, Histoire romaine, V, 34, 8. 49 CÉSAR, B.G., I, 19, 3. 50 STRABON, III, 3, 5. 51 CÉSAR, B.G., I, 1, 2.
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des pays au passé celtique si variée que l’enquête paraît incertaine. Et qu’en disent les anciens ? Ils citent du bout des lèvres quelques traits qui relèvent certes de la toponymie générale52, mais qui ne peuvent passer sérieusement pour les fondements d’une linguistique celtique. Une fois encore, ces observations éparses concernent la prétendue Celtique ibérique, dont les savants actuels reconnaissent justement la pauvreté … en toponymes celtiques.53 L’incertitude demeure de ce côté-‐là.
Finalement, ne resterait-‐t-‐il que l’anthropologie pour déterminer s’il existe un type celte ou gaulois qui ait fait consensus dans l’antiquité ? Si les anciens ont établi l’existence d’un type celtique dans le portrait littéraire comme dans la représentation statuaire des Gaulois, notamment dans la sculpture hellénistique, ils n’en ont pas tiré de théorie raciale : ce concept n’avait pas cours chez eux. En revanche, ils en ont donné une interprétation essentiellement culturelle, mais neutre : « … on divisait la Gaule transalpine [ὑπὲρ τῶν Ἄλπεων Κελτική] en trois parties, l'Aquitaine, la Belgique et la Celtique (Κελταί/Κελτοί), les populations de l'Aquitaine formant, non seulement par leur idiome, mais encore par leurs traits physiques beaucoup plus rapprochés du type ibère que du type galate [ou gaulois], un groupe complètement à part des autres peuples de la Gaule [Γαλάται], qui ont tous au contraire [un type de physionomie uniforme], le vrai type gaulois (Γαλατικός), et qui ne se distinguent les uns des autres que parce qu'ils ne parlent pas tous leur langue absolument de même, mais se servent de plusieurs dialectes ayant entre eux de légères différences, lesquelles se retrouvent aussi dans la forme de leurs gouvernements et dans leur manière de vivre.54» Polybe ne s’exprime pas autrement à propos des Celtes d’Italie : « Les Transalpins portent ce nom spécial, non parce qu'ils sont d'une autre race, mais parce qu'ils occupent un pays différent ; “trans”, en effet, signifie au delà ; c'est pour cela qu'on appelle Transalpins les Gaulois qui demeurent au delà des Alpes.55»
L’emploi de critères si variables pour définir la Gaule et ses habitants conduit à la confusion. Pourtant, à bien y regarder, un système cohérent paraît décelable ; il n’a paru embrouillé qu’aux historiens du XIXe siècle, qui voulaient y voir un système racial, pourvu de sa propre logique. Un ethnogéniste distingué, Roget de Belloguet, fit un jour le constat suivant : s’agissant de la distinction physique que l’on établissait alors pour l’essentiel entre les « races » des Galls et des Kymris, il apprit « qu'il n'(y) avait pas d'autre théorie que celle de M. W. Edwards et qu'il avait nommé Kymrys les crânes à face longue, et Galls ceux qui avaient une forme ronde. Ainsi, cette classification […] n'était qu'une application faite au
52 STRABON, Géographie, III, 1, 6 ; 2, 2 et 15 ; 3, 5. C.I.L., II, 880. 53 GORROCHATEGUI (J.), « Linguistique et peuplement » [Communication orale]. 35e colloque de l’AFEAF, Bordeaux, 2-‐5 juin 2011. 54 STRABON, Géographie, IV, 1, 1. 55 POLYBE, Histoires, II, 15, 9-‐10.
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hasard du système de la dualité gauloise … ».56 Si l’on écarte ce principe, qui n’est nullement postulé par les historiens antiques, les choses deviennent beaucoup plus simples. Vers le VIe ou le Ve siècle avant notre ère, le groupe humain le plus important de l’Europe septentrionale pouvait recevoir à bon droit le nom de Celtes et, conformément à l’assertion d’Hécatée de Milet, la contrée qu’ils habitaient, celui de Celtique – détail important dans la mesure où les auteurs anciens préféraient dénommer les pays plutôt que les ethnies. Cette nuance entre le pays et ses occupants a pu paraître anodine, mais, comme le soulignait Henri Hubert, elle signale pourtant un tournant épistémologique décisif : « c’est précisément là le moment scabreux où l’on passe de la composition anthropologique des groupes effectivement désignés comme celtiques au nom de leur formation. C’est à cet égard que l’attribution des noms à un type – de préférence à un autre – risque de provoquer des contradictions entre les conclusions ethnographiques des anthropologues et celles des archéologues, linguistes ou historiens.57»
Au moment de clore (provisoirement) ces remarques critiques sur la perversion du mythe ancestral, les considérations du sociologue de Saint-‐Germain-‐en-‐Laye ont toujours valeur d’avertissement. Le moment scabreux et les contradictions auxquels il fait allusion désignent une idéologie dont il ne pouvait sans doute prendre toute la mesure dans les années vingt : la raciologie, qui n’était pas encore tout à fait le racisme. Elle découle entre autre du désir forcené d’attribuer aux Celtes et aux Gaulois une identité univoque qui fît d’eux la préfiguration des Français – leurs ancêtres, si l’on préfère. Mais on n’a jamais été Gaulois comme on peut être Français, Suisse, Belge, Galicien, Basque … ou Pygmée. L’identité « ethnique » n’est pas une simple équation, c’est un nombre complexe. Ce n’est pas non plus un cristal pur et stable, mais un écheveau qui se dénoue, puis se reforme au fil d’une ethnogenèse qui n’en finit jamais. C’est pourquoi la meilleure part de nos identités ne peut être qu’actuelle, au lieu qu’elle soit mythologique : nous la recevons en partage de nos semblables sur la terre entière, et non des morts qui dorment dessous.
Bibracte, le 14 juillet 2011
56 ROGET DE BELLOGUET (D.), Ethnogénie gauloise ou mémoire critique sur l'origine et la parenté des Cimmériens, des Cimbres, des Belges, des Ligures et des anciens Celtes. I. Glossaire gaulois (1858). 2. Preuves physiologiques. Types gaulois et celto-bretons (1861). 3. Preuves intellectuelles. Le génie gaulois. Caractère national. Druidisme. Institutions. Industrie (1868). Paris : 1858-‐1868 : vol. II, p. 175. 57 HUBERT (H.), op. cit., p. 43.