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Regards en crise par Marie Jos Mondzain
Rencontres cole et cinma de la Rochelle, octobre 2002
Je ne sais pas plus que Carole Desbarats , ce quest un chef-duvre. tant alle voir ce quelle
faisait dans le film que jaime est-il un chef-duvre ? , jai envie de dmarrer sur cette
interrogation, qui pose la question non seulement de la subjectivit qui aime ? , mais
galement la question du chef-duvre.
Carole a dit aussi que jallais partager avec vous lhistoire dun chantier, cest vrai. Depuis des
annes, je ne produis pas dimages, je les regarde et jessaie de comprendre ce que signifie voir . Jai pass une vingtaine dannes dconstituer la nature du visible et de limage et du
voir dans notre socit occidentale, chrtienne particulirement, je vous en dirai un mot car je
crois quil est important de savoir comment toute une histoire nous amne, aujourdhui par
exemple, aborder les problmes que nous abordons.
Il y a une histoire. Cette histoire ne compte pas simplement les 100 ans du cinma, elle compte
aussi les 2000 ans dincarnation qui font que, aujourdhui nous disons incarner au
cinma. Mais depuis quelques annes, aprs ce long temps pass sur des textes de
philosophes, sur des textes fondateurs des Grecs, des Juifs, et des Chrtiens qui parlaient la
fois grec et latin pour comprendre ce qutait ce statut de limage, sest peu peu impos moi,
par la familiarit du thtre et du cinma, par des amitis qui se sont lies, par des
engagements politiques, que limportant tait darticuler voir voir-ensemble . Quest-ce
que voir-ensemble ? Cest ce qui donne son sens mon chantier depuis tant dannes. Au
fond, je pourrais dire comme le philosophe Jean Toussaint Desanti : nous ne voit rien. Je
vois, tu vois, je ne sais pas ce que tu vois, nous ne voit rien.
Chacun voit depuis son site, son lieu subjectif. Le sujet en a pris un coup dans la rflexionphilosophique et psychanalytique de notre sicle, mais nous continuons tout de mme
fonctionner comme des sites, comme des corps qui voient de l o ils sont, les histoires quils
ont. Et quoi quon fasse : ce que je vois tu ne le vois pas. Alors que voyons nous ensemble, qui
nous permette de dire nous allons voir ? Ou de dire : Nous allons faire voir, ou les enfants et
nous allons voir Allons au cinma o on ne voit rien, etc Je pense galement une
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expression de la philosophie mdivale (sur laquelle je suis longtemps revenue aprs avoir lu
Hannah Arendt), et que vous connaissez sous la forme dune maxime populaire : de coloribus et
gustibus non disputenum : des gots et des couleurs, on ne peut pas discuter. Comme si
effectivement, dans lordre du sensible et de la perception du monde, le sujet tait le lieu dun
prouv sans appel et sans dbat, sans discussion et sans rplique, donc la fois la fragilit, lasolitude et la vigueur dune certitude, dune vidence intrieure.
En ce qui me concerne, dans ce chantier de mon travail, je dirais que jai quasiment crit sur le
mur de la pice o je travaille : de coloribus et gustibus disputendum. Sil y a bien quelque
chose dont il faut dbattre, cest prcisment des gots et des couleurs. Quand 2 et 2 font 4, on
passe de Newton la thorie de la relativit gnrale, le chemin est fait scientifiquement,
rationnellement dans des systmes dintelligibilit. On ne va pas la fac de Sciences ou lon ne
fait pas une agrgation de Mathmatiques pour disputare, cest--dire pour dbattre de la
question, de la validit dune thorie. On peut effectivement envisager ses limites mais on ne
dbat pas lintrieur dun systme hypothtique partir dun certain nombre daxiomes, du
caractre sans rplique quimpose une logique de la non-contradiction, dune binarit exclusive,
savoir que quand quelque chose est vrai, sa contradictoire est fausse et inversement. On ne
peut vraiment dbattre que dans un terrain qui est celui de limpossibilit de la vrit, ou pour
larticuler plus encore, dire que si une vrit est possible, et elle nest que possible, elle est le
rsultat dune dispute au sens mdival du terme. Cest--dire dun dbat. Un dbat parce que
ces objets, ces gots et ces couleurs sont vritablement de lordre, de ce que les grecs, avant
mme de sintresser limage, appelaient la doxa, lopinion. Aprs tout, comment se fait une
communaut politique ? A lagora, au tribunal parce quon nest pas daccord et que ce nest pas
celui qui a la vrit qui gagnera, de 2 choses lune, ou cest le plus fort, le plus pervers, le plus
persuasif, ou bien autre chose, quelque chose de lordre dun nous dbattons, nous dcidons,
nous pensons, nous jugeons, nous faisons lhypothse que, ce quil y a de meilleur pour nous,
cest de faire la guerre aux barbares . Dbattre de quelque chose est prcisment loin de
rpondre un principe de non-contradiction, un systme binaire o une vrit stable opre ;
on est dans linstable, on est dans lopinatif, dans des rapports de force, de charme, de
sduction. Mais aussi politiques, savoir : quest-ce qui fait partie du bien commun , quest-ce
qui est le mieux pour nous. Cest lide du contrat social daprs Rousseau, savoir quil y a une
faon de penser son intrt personnel de telle sorte quil prenne sa place dans un dispositif de
partage. Et ce partage, quel est son but ? Cest la construction de la communaut dun sens,
un moment donn pour une communaut donne, qui se choisit le monde dans lequel elle veut
bien cohabiter, le monde quelle veut partager. Ltrange est effectivement que dire le film que
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jaime est-il un chef-duvre ? nous secoue : - pourquoi ?
Jai un souvenir cuisant : quand jtais la fin de ma scolarit, je voulais entrer lcole
Normale Suprieure, venir Paris, faire khgne, emprunter les rails quil fallait pour entrer dans
la gare quil fallait. Jai fait ce quon appelle une classe dhypokhgne. Ctait Alger, lieu de
guerre lpoque, et dune culture gnrale solide, bourgeoise, et on avait des professeurs qui
taient excellents, qui venaient de Paris. Je faisais du grec, je ne doutais pas un instant que la
traduction dHomre et de Platon constituaient mon initiation aux chef-duvres et aux choses
les plus importantes de ma culture qui me permettraient la fois de faire un jour partie dune
lite et dautre part de gagner ma vie. Et voil que ce jeune professeur de grec qui tait face
nous dans un cours de philologie, je sais plus comment sest arriv a dit ceci : je viens de
prononcer une phrase des Enfants du paradis, vous connaissez ? Vous ne connaissez pas ?
Il faut sortir un peu ! Je vous assure quAlger en 1960, ce ntait pas lendroit o lon sortait le
plus facilement, et dailleurs quand on sortait ce ntait pas tout fait pour voir Les enfants du
paradis! Et bien, nous dit-il dun air mchant, si vous ne savez pas aujourdhui ce que sont Les
enfants du paradis, cest mme pas la peine de prsenter le concours de lcole Normale
Suprieure ! Pour quelquun qui sescrimait sur Shakespeare et Platon, qui se disait quavec
a, elle tenait quelque chose de solide, le traumatisme tait grand : Il nous manque lessentiel
! Les circonstances ont fait que jai quitt Alger pour entrer en khgne Paris et la premire
chose que je me suis dite tait : il faut que je voie Les enfants du paradis ! Pour entrer lcole,
videmment, a manquait mon bagage. Et jai eu un choc : pour le voir, en feuilletant lOfficiel
des spectacles, je me suis aperue quil fallait que je me rende rue dUlm ! - Ctait la
Cinmathque. Cest bien dans la mme rue quil y a la Cinmathque et lENS ! La
Cinmathque et lcole sont prs lune de lautre. Voil une articulation du patrimoine culturel
de la Science et des valeurs sures que jai failli manquer ! Jai donc pris contact avec les chef-
duvres . Les enfants du Paradis sont entrs dans ma tte au mme rythme que Homre et
Platon comme des must du mme quartier. Et en mme temps, la mobilit de mes propres
structures ou dautres rencontres ont fait que je nai pas vu que ce film et je me suis mise aller
beaucoup au cinma. Quelque chose sest mis en branle de telle sorte que je me suis pose
suffisamment de questions pour engager mon destin philosophique comme spcialiste de
limage.
Quest-ce que voir ? Quest-ce que voir ensemble ? La question le film que jaime est-il
un chef-duvre ? prend sa place dans une affaire patrimoniale et culturelle et jamais on ne
mavait demand en dbut danne, avant de lire Homre, Racine ou Shakespeare : Regardez
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si vous aimez car si vous naimez pas, on ne ltudiera pas cette anne. Donc il y avait dans la
phrase de Carole quelque chose qui me touchait infiniment, qui touchait au propre tremblement
de mon histoire, savoir : Suis-je oblige daimer car a fait partie de quelque chose dont je
risque de manquer pour faire partie dune communaut institutionnelle ou est-ce que le manque
est un tout autre niveau ?
Et cest bien plus tard, en donnant des cours moi-mme, que je me suis souvent dis que, pour
faire comprendre Racine ou Platon, limportant ctait de dmarrer leur lecture comme une
histoire damour. Pas forcment une rotisation du rapport lobjet mais quelque chose qui met
en rapport, qui branle, qui motionne, qui fait bouger. Le cinma, avec son tymologie grecque
ne fait que reprendre le vocabulaire du mouvement, cest--dire du motus, de lmotion, du
dplacement. Dire quil faut dabord aimer pour savoir de quoi il sagit me parat effectivement la
chose importante. Et la question de lmotion qui se met en branle, cest comme si on disait la
femme que jaime ou lhomme que jaime est vraiment le plus beau, le plus intelligent, etc
Cest la construction du regard sur lobjet du dsir et de lamour qui fait - Et qui fait quoi ? -
non pas que cette personne compltement idiote et vilaine, que jaime, va changer totalement
de nature, mais que quelque chose se tisse prcisment dans linexistence de lobjet qui est
beaucoup plus importante.
Le mot chef-duvre vient du Moyen-Age. Ctait laccomplissement dans la perfection, dun
ouvrage sur lequel seul le regard des pairs et des experts dcidait quant la qualit et
lachvement. On nallait pas demander celui qui achetait un tableau ou celui qui sassoiraitsur un fauteuil ou qui entrerait dans la cathdrale : pensez-vous que ce que jai fait est un chef-
duvre ? Il y avait un apprentissage, il y avait la virtuosit et la matrise de toutes les
procdures de production et ctait entre experts et pairs que se passait ce jugement. Ce qui ne
voulait pas dire que lobjet allait tre forcment le lieu dune commotion ou dune motion mais
quil rpondait un certain nombre de requisits qui permettaient de sincorporer, de faire partie
de la corporation. De faire corps avec, dentrer dans un corps. Mais ce nest pas prcisment la
question de limage et je vais me retourner vers les Chrtiens qui ont trouv quelque chose
dimportant : du ct du voir, il ny a pas de corps. Cest une des choses les plus tonnantes quela pense chrtienne ait mise lpreuve et disposition de notre pense. Cest de dire que sil
y a de limage, elle est du ct de lincarnation et non de lincorporation. La question du chef-
duvre est embtante car elle concerne lincorporation.
- Je fais un petit tour en arrire, histoire de rafrachir les ides, surtout celles des Chrtiens
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: Quand limage a pris place dans le monde de la pense occidentale, elle la fait sous deux
rgimes : le rgime de la philosophie et le rgime de la thologie. Dans les deux cas, laffaire
tait trs mal partie. Du point de vue de la philosophie classique, traditionnelle, le fait dutiliser le
logos (cest--dire la parole et la pense) et de le mettre au service dune vrit, dune exigence
mtaphysique, concernant la stabilit du monde, la substance du monde et le sens visible ouinvisible, intelligible ou non intelligible de ce qui le dominait, a disqualifi limage. Et on nous le
rappelle beaucoup dans les textes de Platon. En effet, limage est dans un tremblement toxique,
un tremblement opiniatif, une instabilit, une probabilit, qui la rend infiniment fragile et caduque
et qui empche tout pouvoir. Tout pouvoir de la parole et tout pouvoir du despote clair quest
le philosophe. Il peut dcider du Bien et du Vrai dans la Cit. Donc limage est mal partie. Chez
Aristote elle prend du grade mais dune faon qui est quand mme fidle la pense solaire et
au fondement mtaphysique du monde, le propre de la pense grecque. Mais elle prend du
grade parce quAristote est un physicien, un biologiste, un homme du rel. Il se dit que malgrtout, la communaut politique, la Cit, se construit beaucoup plus avec du dbat, de lopinion. Il
nappelle plus a doxa, mais endoxon : le champ, le site du jugement. Il dit que lopinion nest
pas simplement la proposition dont je ne suis pas sre mais cest le lieu partag par tous ceux
qui disent ne penses-tu pas que ? Et donc quelque chose se construit et les deux lieux
importants o il est question de ces objets instables, de ce vraisemblable, de cette semblance,
sont le thtre, lieu dun spectacle, et la tribune, lagora, lieu de la plaidoirie et du dbat
politique. Il y a l la saisie de quelque chose o se joue le nous, la communaut qui relve
infiniment plus, mme chez les Grecs, dun rgime qui ne peut se satisfaire du principe de non-contradiction. Je vous rappelle que ce rgime de la non-contradiction, quAristote a t le
premier poser clairement dans sa logique, sappelle le principe du tiers exclu. - Terrible
phraseSi vous lentendezScientifiquement, elle est trs apaisante, elle donne une
consistance logique aux vrits de la Science, comme celles de toutes les propositions qui
dcoulent dune dduction et malgr tout comme on ne veut pas lentendre entre nous, comme
quelque chose dune extrme violence. Alors, cette situation me fait dire, pour anticiper sur la
suite, que les lieux de la vision, sont les lieux de lintrusion, de la construction du tiers. Devant
une image, devant un spectacle, devant quelque chose quon nous donne voir, la questionnest pas de dire : Non seulement ce nest pas un chef-duvre, mais cest un navet , ou
Cest ceci, ce nest donc pas cela : Nous entrons dans un site qui inclut le rseau de chaque
site subjectif (je vois, tu vois, il voit) mais le nous voyons constitue linclusion du tiers, de
quelque chose qui attend du dbat ; son poids de sens est fragile, il ne sappuie sur rien, il na
pas dobjet. Le chef-duvre tait un objet, mais limage est un non-objet. - Un non-objet, au
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sens o elle ne tire pas sa consistance de lensemble des procdures de la virtuosit technique
des matriaux, fussent-ils virtuels. Elle tire son avance, son offre, dun tissage de renvois de
signes dun site un autre, sans jamais le combler. Le nous voyons nest pas fusionnel, sans
quoi nous sommes de nouveau dans lincorporation.
Donc, comme je vous lai dit, le monde de lAntiquit se partage entre le philosophique et le
thologique. Jai dit quelques mots de la disqualification du philosophique, je vous laisse prvoir
que cette pense grecque est finalement elle-mme agite par le monde quelle a elle-mme
disqualifie parce que la communaut est grecque et politique et parce quelle sait que dans son
thtre se joue quelque chose de capital. Sans thtre, la cit grecque seffondre. Sil nexiste
pas un lieu, un espace dans lequel se partage la communaut passionnelle de la peur, du
rapport lamour, la mort, la vie, si on ne prvoit pas dans lespace politique le lieu dun
partage spectaculaire du passionnel, alors la cit court un immense danger Quelque chose de
la communaut ne peut plus seffectuer ou oprer, mme politiquement, mme sur lagora,
mme dans les tribunaux, mme dans la famille, mme dans le rapport avec les trangers, si on
ne rgle pas ensemble un nous, un voir-ensemble. - voir ensemble quoi ? - Aristote a dit du
passionnel, que lon peut en faire du logos, de la mise en rapport. ( Sachez quand mme que
logos ne signifie pas uniquement logique, logos veut dire rapport. A/b : cest logos.) Il a dit aussi
une chose tonnante : sentir, cest mettre en rapport, composer un rapport. Cest pas du tout
tre atteint sans distance, une sorte de contact fusionnel avec un monde extrieur. Composer
du rapport entre ceux qui sont ensemble. Mais pour quil y ait du rapport, il faut que lcart soit
maintenu. Si de toi moi, cest franchissable, il ny a plus de rapport. Ce qui a amen peut-tre
Lacan dire cette chose tonnante : il ny a pas de rapports sexuels. Dans lillusion fusionnelle,
quelque chose de la mise en rapport, de la construction du monde ne peut seffectuer sauf
phantasmatiquement. Il ny a pas de logos. Je disais aussi quil ny avait pas que les Grecs, il y
avait aussi les Thologiens. Pour les Thologiens aussi, limage tait trs mal partie. Les
Polythistes dpendaient des Politiques grecs, donc je ne reviens pas dans ce monde
occidental. Par contre, les Monothistes taient des disqualificateurs dimages. Essentiellement
dans la pense juive dailleurs, mais dans les 3 monothismes, limage, au sens dune
production visible se trouve disqualifie pour des raisons que dans une brve rencontre comme
la ntre je ne peux pas reprendre. Certains pensent que cest uniquement pour des raisons de
refus de lidoltrie, encore faut-il savoir de quoi il sagit Disons, et vous le savez, nous
partageons au moins cette information ensemble : quil sagisse du monothisme juif ou
musulman, la question de limage est peu accessible ou disqualifie ou elle est rsolue et
repousse dans un domaine idal, transcendant, mystique, donc dmatrialis, purifi Donc,
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le seul monothisme qui nous intresse maintenant, cest celui qui a rvolutionn la pense
monothiste au point mme que ce christianisme a du mal rester monothiste et il lui fallut
malgr tout construire pendant 5 ou 6 sicles une thologie trinitaire pour pouvoir fabriquer de la
mdiation au cur de son propre monothisme. (Je laisse l aussi de ct, vous me le
pardonnerez, les raisons pour lesquelles il y a de limage que parce quil y a de la trinit. Le tiersest inclus).
En tous les cas, voil ces chrtiens qui arrivent et qui, non contents de profiter dune doctrine
spirituelle de lincarnation, dcident de prendre le pouvoir au nom de cette mme incarnation et
veulent tablir de la constitution. Les Chrtiens, leur messie compris, nont laiss aucune trace
crite. Il a fallu nous contenter, pour constituer cet effet du christianisme, des textes qui sont
crits entre le 1er sicle et le 9me sicle, et dans lesquels sest organise, formule, articule
une vritable philosophie, doctrine de la possibilit du visible comme non-objet. Cest dune
grande force, parce que personne ny avait pens : ni les amis de lidoltrie, ni les amoureux de
la Vrit, du Beau et du Bien et de la mtaphysique, ni les constructeurs du champ opinatif et
thtral. La doctrine du non-objet, consiste dire que lincarnation, la venue au monde dans le
champ du visible dune transcendance invisible sous une forme filiale, permet dappeler cette
apparition visible image. Image du pre. Lincarnation nest quune image au sens tymologique
du terme. Est-ce que maintenant Dieu est visible ? Oui et non. Et surtout entendez bien oui et
non. Que va-t-on pouvoir faire avec a ? Icne. Cest--dire semblant.
Alors il navait que lair dtre l ? - oui et non. - Quand je fais son image, est-il l ? - Non. Dans limage ? - Non. - En dehors de limage ? - dune certaine faon. - Mais limage me permet
de le voir ? - Oui et non. - Mais je vois dans limage ; quest-ce que je vois dans limage ? - Je
vois la manifestation de son absence. - Son absence est visible ? - Oui. - Elle a laiss une trace
? - Oui. Regarde... - Et est-ce que je vois Dieu dans limage ? - Tout dpend de la nature du
regard que tu portes sur limage : Si tu es idoltre devant une icne, tu crois tenir Dieu, il est en
bois, il est l. (et dailleurs tu vas lui demander des services : ta fille est malade, on va
toucher, on va frotter). Si pour toi, il nest pas l, quil est ct : cest pour a que tu casses
tout en pensant que cest une idole. Or, si tu casse une idole, cest que tu es idoltre puisque tupenses quil est dedans ! - Cest toi qui na pas compris, on na jamais pens quil tait dedans. -
Alors, vous pensez quil est dehors ? Quil nest pas l ?
Quel est ton regard ? - Tout dpend de la nature du regard que tu portes sur cet objet.
Cette rponse extraordinaire renvoie non pas une subjectivit au sens XIXimiste, au sens de
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psychologique, mais disons effectivement plutt quelle renvoie un site, un site subjectif de
rception dun signe qui se trouve dispos, suffisamment construit et touch par lmotion que
donne cet objet pour y voir quelque chose qui ny est pas. Quest-ce que cela nous dit ? Lobjet
nest pas l en tant quobjet, dailleurs la pense chrtienne a eu lide trange, et l aussi coup
de gnie, de dire que lincarnation tait kenosis. Kenon en grec veut dire vide (Quand onconstruit un mot avec -sis, cest laction de devenir). Cest donc laction par laquelle on se vide.
Lincarnation est appele dans les textes thologiques kenos, kenosis. En devenant visible, la
transcendance, le dieu invisible devenant visible na pas rempli la matire de quelque chose qui
serait du divin, qui en ferait de laffectif, une idole, mais la vider, lvacuer en a fait une image.
Le lieu du regard est le lieu dune vacuation de lobjet. Le lieu qui est le rendez-vous des
regards, limage, cest un point de rencontre. On construit le champ dune rencontre en
sassurant que quelque chose y fonctionne de faon suffisamment vide, bante, ouverte que
cela assure dfinitivement lcart entre ceux qui vont pouvoir dbattre. Limage, cest ce quinous met les uns en cart, qui doit assurer notre rencontre et notre cart. Si elle nest un je, il
faut un tu et il faut un cart , un mdiateur de lcart qui tisse la fois le lien et linfranchissable,
de faon ce quune parole se charge de construire du sens dans ce partage dun lieu. Quest-
ce quon fait ensemble ? Pourquoi sommes-nous l tous ensemble ? Nous ne sommes pas l
ensemble uniquement parce quun architecte a construit cette pice et des fauteuils. Nous ne
sommes ensemble dans la visibilit de cette rencontre que dans la mesure o quelque chose
dinvisible, de totalement invisible se tisse dans la visibilit : si je ntais pas l, il ne passerait
rien. Il faut quand mme que jassume une certaine consistance de visibilit et que je nai paslimpression de parler des absents. Si jtais l toute seule et que la salle tait vide, le trouble
serait grand. Donc, il faut effectivement que se tisse entre nous, dans tout spectacle, dans toute
rencontre, la fois la consistance et la possibilit du lieu, linvisibilit de ce qui nous lie, le
maintien irrductible dun cart qui vous permet dentendre et de ne pas fusionner. Et limage,
disent les Chrtiens, cest a. Ce nest pas du solide, cest du semblant, cest le lieu dun oui et
dun non, dun peut-tre dun choix. Ils appellent cela crisis. t plus le lieu de notre rencontre
dans la ngation de notre cart, savoir que nous ne voit rien, mais que voir-ensemble suppose
que quelque chose ne se rduit jamais cet cart. Il faut bien que ce soit le sens dont se chargecette chose quon appelle image, qui est du visible : tisser un lien entre les sites qui sentent leur
cart pour toujours irrductible : Je ne sais pas ce que tu vois et tu ne sais pas ce que je vois
mais nous sommes tenus ensemble par un visible dont la consistance est construire dans
notre cart. Le gnie du Christianisme (pas au sens o lentend Chateaubriand), cest davoir
compris quune communaut, quelque chose de lordre dune communaut de voir-ensemble, se
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nourrit dune triangulation. Il fau ( Si je vous dis des mots grecs, cest pour que vous sachiez
quils sont logs dans vos corps et dans vos cerveaux mme en nayant jamais fait de grec)
: Critique > crisis > crise dhystrie > convulsion > crise de la peinture >crise de limage >crise
de liconoclaste >un monde en crise > hypocrite ( = sous le masque du juge, tu toffres au
jugement) > critique. Critique veut dire sparer, discerner, et ce mot a eu un double destin,insparable : Dans le vocabulaire mdical : la crise quand on est malade. Le jugement,
dlibr, et mme dcid, spar, distingu. Soit tous les mots du tribunal : Crits, cest le juge.
Cela veut dire que nous qui parlons la fois de crise dhystrie et de critique dart , de
critique de cinma , ou de crise de la culture , participons ce monde qui hrite dun
vocabulaire qui dit : la communaut est dans la convulsion et la dcision, tour tour et
indissociablement.
Dans le champ du passionnel, de lmotion, se met en place quelque chose de lordre du
critique. Un lieu critique, un lieu pour la rflexion, la dlibration, le choix, un lieu qui engage, qui
fait que le juge va rpondre de son jugement, faire autorit, tre lauteur de sa parole. Carole
parlait de cet engagement, non pas dune subjectivit seulement psychologique mais de
lengagement dun sujet dans la construction dun site commun, dun voir-ensemble sur quoi se
joue un vivre-ensemble. Si les Grecs ont apport tant dattention leur thtre, cest quils ont
considr que si lon avait pas rsolu le problme dun ptir-ensemble dans un voir-ensemble, le
vivre-ensemble en prenait un sacr coup. Le despote, le dictateur est prcisment celui qui va
semparer du monde du spectacle, de la vision et de la construction de ce site. Ce lieu critique
est le lieu o se joue la libert dun dbat. Toute dictature sempare aussi vite quelle le peut des
lieux du regard et de la vision, pas uniquement pour imposer son propre rgime dincorporation
fusionnelle dans un nous qui est la disparition de la distance entre les sujets. Pour anantir la
puissance de sparation de dbats et de disputes constructifs dun site commun et dun vivre-
ensemble. Se construit dans certains objets la qualit de libert dans le maintien dun cart : et
cest l que sont les chef-duvres. Votre prsence ici, et tout le travail des Enfants de cinma
et des pdagogues, se proccupent de ce qui se tisse dans la reconnaissance progressive,
fluante, fragile, dun got, dun jugement de got dans lequel se joue la figure mme de la
libert, parce que il ne peut y avoir de libert dans une communaut que par le jeu des positions
et des placements. La libert, cest le mouvement. Le cinma comme toute image met en
mouvement, elle ne communique pas un programme, limage nest pas le lieu dune
communication scientifique, idologique, catchistique, publicitaire, mme du meilleur genre qui
soit. Mme le message dmocratique, on na rien en faire. Limage ne peut revendiquer quun
seul privilge, cest de communiquer un mouvement et ce mouvement est celui qui constitue la
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sparation ncessaire un voir-ensemble o se dbat le choix par la communaut pour
continuer le voir : Que voulons nous voir ensemble ? Que dcidons nous de voir ensemble ?
Dans la rflexion dHannah Arendt, qui ne sest pas beaucoup intresse limage, il y a des
pages magnifiques. Elle explique quun artiste nest concern par rien, pas mme par la vrit, il
ne doit rpondre que dune libert. Limage est une offre. Construire le regard sur une image,cest analyser la puissance de donation de loffre, cest sa gnrosit. Ce que limage chrtienne
mettait en place, cest ce que je signalais dans une sorte de rhtorique auvergnate (oui et
non), cest--dire tre l et pas l, vrai et pas vrai, bien et pas bien, absent et prsent. Cette
indcidabilit, cette inconsistance de limage, son inconsistance objective en tant quobjet est
capitale pour que du dbat sinstaure. Plus elle est inconsistante, au sens substantiel du terme,
plus elle est dans la semblance, plus elle ne menace pas de puissance de dralisation du rel.
Cest son irralit et cest en rpondant de son inconsistance et de son irralit que se
constituent la consistance et la ralit de ce qui se construit autour delle. Sur son vide. Nouspourrions aussi dire dun spectacle ou dune image que nous ne pouvons pas voir ensemble,
quelle dralise le rel, elle rend inconsistante la construction de la communaut en soffrant
elle-mme comme des semblants solides. cest la notice ncrologique de limage. Non
seulement, limage est morte, mais quand une image est morte, la communaut sanantit.
(Cest pourquoi jai souvent distingu limage des visibilits: ne confondant pas les deux. Plus il y
a de visibilit, moins il y a dimages.) La saisie consistante, substantielle du visible dralise
compltement la consistance de linvisible qui est logos, qui est la mise en rapport du sujet et de
la mobilisation critique dans un rassemblement qui sappelle voir-ensemble. Car nous ne voitrien. Pour revenir sur la tradition politique ( que jappelais gestion du passionnel pour construire
la vrit politique, la ralit politique) je vous redirais un mot de la pense dAristote. Jai
remarqu, dans tout ce qui se publie droite et gauche, que la question de lidentification,
catharsis, spectacle, est souvent utilise propos du problme de violence dans limage, de
lidentification la violence etc Cette question de catharsis est souvent utilise, dailleurs sans
avoir lu les textes de lAntiquit, sans se rendre compte de ce que ces textes portaient de
capital, dans cette histoire de la gestion commune du passionnel pour construire une
communaut politique. Sur ce mot de catharsis, je donnerai simplement quelques indications :Jai dj signal sentir, cest mettre en rapport , ptir, cest aussi mettre en rapport .
Aristote voque cette affaire au sujet de la tragdie en disant quelle est une histoire de mort,
dangoisse, de peur, deffroi. Nous partons de nos gouffres, chaque site subjectif dit je suis un
gouffre absolument tnbreux, biographique, appel mourir, dans lequel une puissance de
dsir totalement tnbreuse a lieu . Ce que plus tard, dans un autre vocabulaire, Freud a
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construit avec lhypothse des pulsions. Ce qui importe, quon aille dAristote Freud, ou que
lon soit simplement spectateur de thtre ou de cinma, le fait dtre l o a fait peur et o a
fait jouir, aimer et har, tout cela est une sorte de rserve conomique. Cest une nergie
quantitative. Nous avons une masse quantitative, une force dnergie qui peut fonctionner aussi
bien dans lengouffrement psychotique que dans la fascination de la mort. Elle peut fonctionnerdans une gestion biographique multiple, celle de la pathologie ou de la perversion. Je distingue
les deux car je trouve que la perversion est une vritable construction politique du rapport
lautre et qui ne se satisfait pas dune simple description musographique. La perversion
concerne toute personne qui rflchit voir-ensemble. La structure perverse pose vraiment le
rapport la loi, au rapport lautre, de telle sorte que le pdagogique et le voir-ensemble, le
faire-voir, le faire-croire, le faire-peur, sont vraiment les instruments politiques privs et
publiques du pervers, de telle sorte quil nous concerne tous, parce quils ont leur sduction. En
tous les cas cet univers du pathos, de lprouv, Aristote considre quil nest jamais vcu. Il estune sorte de rserve pulsionnelle dont le destin chez les hommes ne peut tre que le destin
chez des tres parlants. Donc, Aristote voque dans le thtre la possibilit par le texte et par le
spectacle de faire partager ensemble cette masse de lprouv, de la peur et de la piti qui nest
que le retour de la peur sur lautre. Il a abord ce mot catharsis, qui a t malheureusement
traduit par purgation. Comme si le pathos, comme si lprouv avait une sorte de destin
excrmentiel tel que lartiste comme le mdecin vous donne une bouillie qui vous permet de
vous dbarrasser au mieux de la merde tnbreuse qui nous habite : Nous sortirions de la
tragdie et de tout chef-duvre plus propre, nettoy, lintestin vide. Et cette dramatique visiondes choses a fait rater compltement le contenu du texte aristotlicien qui est : au thtre, la
communaut se construit dans la mise en rapport du passionnel des sites subjectifs. La
catharsis ne vient pas du vocabulaire de la purgation mais du vocabulaire scientifique de
loptique. On appelle catharos leau pure qui permet soit en se regardant de la faire fonctionner
comme un miroir, soit en y mettant quelque chose de le voir travers un milieu diaphane,
transparent. Cest de la transparence. Non pas de la transparence au sens o il y aurait une
dmatrialisation du champ de la passion qui reste dans les corps, mais de la transparence au
sens dune clarification. Cest--dire de la mise en rapport par la parole de ceux qui partagent lespectacle. Leffet de cette parole est de lcart, car le thtre grec est vraiment le thtre de
lcart par excellence avec la construction de lespace, les masques, tout est fait prcisment
pour ne pas faire de lincorporation, mais pour que des masques incarnent limage qui va donner
la parole aux citoyens et qui va rendre la parole ceux qui risqueraient de la perdre tant notre
effroi est grand devant la mort et devant lexistence de lautre. Quelque chose se rsout de cet
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effroi de la mort, quelque chose de supportable sinstaure, quelque chose qui prend sens
sinstaure par le logos, cest--dire par une parole qui met en rapport. Je crois que ce message
pathique et tragique de la pense aristotlicienne est un lieu superbe dinspiration pour toute
personne qui se pose la question des modalits de la construction dun voir-ensemble dans un
parler ensemble de ce quon voit. Ne pas tre daccord sur ce quon voit, ne pas renoncer construire un rapport, mais se rendre compte que du lieu de laccord dpend une figure de la
libert puisquil sagit du respect de lcart o se construit un sens. Il ne sagit pas damener
lautre sur ma position, de lui faire voir ce qui est vu, en lui disant tu nas pas bien vu ; il sagit de
se mettre daccord sur ce quon na pas vu. Au sens de invisible. Lautre aspect du visible cest
le retour des spiritualismes monothistes et des fondamentalismes qui font que la
transcendance a pris galement du grade. Quand je parle dinvisible, je ne parle pas de cela, je
parle de la vacuit de lobjet, de linconsistance de lobjet. Lui seul permet, par sa troue, par
son invisibilit, de nous poser la bonne question. Effectivement dans une icne Dieu nest pasvisible, mais sans cette icne, on ne peut pas dbattre du sens quil y a se demander si
lhypothse de sa visibilit dans linvisibilit a du sens pour nous. Nous ne sommes pas religieux
ni thologiens. Devant toute image, le problme est de nous mettre daccord sur quelque chose
qui est invisible. Du visible, nous pourrons sans fin parler et cest ce dont nous devons parler.
Disputendum.
Mais laccord ne peut arriver quinvisiblement, cest--dire sur ce lieu que nous a offert la
gnrosit de la chose montre qui, se retirant dans son inconsistance, laisse vide quelque
chose que nous avons non pas remplir pour le combler, mais faire vivre. Mais voir
ensemble, pour vivre ensemble.
Allez, je marrte l. (Applaudissements)
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En coutant Carole, javais envie de continuer lcouter car je me sens tellement proche de
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cette faon de penser le rapport lautre et le rapport lobjet que, en un sens, je crois quelle
pouvait continuer ma placeOn est vraiment sur un terrain commun.
Je ne sais pas plus quelle, ce quest un chef-duvre. tant alle voir ce quelle faisait dans le
film que jaime est-il un chef-duvre ? , jai envie de dmarrer sur cette interrogation, qui pose
la question non seulement de la subjectivit qui aime ? , mais galement la question du chef-
duvre.
Carole a dit aussi que jallais partager avec vous lhistoire dun chantier, cest vrai. Depuis des
annes, je ne produis pas dimages, je les regarde et jessaie de comprendre ce que signifie
voir . Jai pass une vingtaine dannes dconstituer la nature du visible et de limage et du
voir dans notre socit occidentale, chrtienne particulirement, je vous en dirai un mot car je
crois quil est important de savoir comment toute une histoire nous amne, aujourdhui par
exemple, aborder les problmes que nous abordons.
Il y a une histoire. Cette histoire ne compte pas simplement les 100 ans du cinma, elle compte
aussi les 2000 ans dincarnation qui font que, aujourdhui nous disons incarner au
cinma. Mais depuis quelques annes, aprs ce long temps pass sur des textes de
philosophes, sur des textes fondateurs des Grecs, des Juifs, et des Chrtiens qui parlaient la
fois grec et latin pour comprendre ce qutait ce statut de limage, sest peu peu impos moi,
par la familiarit du thtre et du cinma, par des amitis qui se sont lies, par des
engagements politiques, que limportant tait darticuler voir voir-ensemble . Quest-ce
que voir-ensemble ? Cest ce qui donne son sens mon chantier depuis tant dannes. Au
fond, je pourrais dire comme le philosophe Jean Toussaint Desanti : nous ne voit rien. Je
vois, tu vois, je ne sais pas ce que tu vois, nous ne voit rien.
Chacun voit depuis son site, son lieu subjectif. Le sujet en a pris un coup dans la rflexion
philosophique et psychanalytique de notre sicle, mais nous continuons tout de mme
fonctionner comme des sites, comme des corps qui voient de l o ils sont, les histoires quils
ont. Et quoi quon fasse : ce que je vois tu ne le vois pas. Alors que voyons nous ensemble, qui
nous permette de dire nous allons voir ? Ou de dire : Nous allons faire voir, ou les enfants et
nous allons voir Allons au cinma o on ne voit rien, etc Je pense galement une
expression de la philosophie mdivale (sur laquelle je suis longtemps revenue aprs avoir lu
Hannah Arendt), et que vous connaissez sous la forme dune maxime populaire : de coloribus et
gustibus non disputenum : des gots et des couleurs, on ne peut pas discuter. Comme si
effectivement, dans lordre du sensible et de la perception du monde, le sujet tait le lieu dun
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prouv sans appel et sans dbat, sans discussion et sans rplique, donc la fois la fragilit, la
solitude et la vigueur dune certitude, dune vidence intrieure.
En ce qui me concerne, dans ce chantier de mon travail, je dirais que jai quasiment crit sur le
mur de la pice o je travaille : de coloribus et gustibus disputendum. Sil y a bien quelque
chose dont il faut dbattre, cest prcisment des gots et des couleurs. Quand 2 et 2 font 4, on
passe de Newton la thorie de la relativit gnrale, le chemin est fait scientifiquement,
rationnellement dans des systmes dintelligibilit. On ne va pas la fac de Sciences ou lon ne
fait pas une agrgation de Mathmatiques pour disputare, cest--dire pour dbattre de la
question, de la validit dune thorie. On peut effectivement envisager ses limites mais on ne
dbat pas lintrieur dun systme hypothtique partir dun certain nombre daxiomes, du
caractre sans rplique quimpose une logique de la non-contradiction, dune binarit exclusive,
savoir que quand quelque chose est vrai, sa contradictoire est fausse et inversement. On ne
peut vraiment dbattre que dans un terrain qui est celui de limpossibilit de la vrit, ou pour
larticuler plus encore, dire que si une vrit est possible, et elle nest que possible, elle est le
rsultat dune dispute au sens mdival du terme. Cest--dire dun dbat. Un dbat parce que
ces objets, ces gots et ces couleurs sont vritablement de lordre, de ce que les grecs, avant
mme de sintresser limage, appelaient la doxa, lopinion. Aprs tout, comment se fait une
communaut politique ? A lagora, au tribunal parce quon nest pas daccord et que ce nest pas
celui qui a la vrit qui gagnera, de 2 choses lune, ou cest le plus fort, le plus pervers, le plus
persuasif, ou bien autre chose, quelque chose de lordre dun nous dbattons, nous dcidons,
nous pensons, nous jugeons, nous faisons lhypothse que, ce quil y a de meilleur pour nous,
cest de faire la guerre aux barbares . Dbattre de quelque chose est prcisment loin de
rpondre un principe de non-contradiction, un systme binaire o une vrit stable opre ;
on est dans linstable, on est dans lopinatif, dans des rapports de force, de charme, de
sduction. Mais aussi politiques, savoir : quest-ce qui fait partie du bien commun , quest-ce
qui est le mieux pour nous. Cest lide du contrat social daprs Rousseau, savoir quil y a une
faon de penser son intrt personnel de telle sorte quil prenne sa place dans un dispositif de
partage. Et ce partage, quel est son but ? Cest la construction de la communaut dun sens,
un moment donn pour une communaut donne, qui se choisit le monde dans lequel elle veut
bien cohabiter, le monde quelle veut partager. Ltrange est effectivement que dire le film que
jaime est-il un chef-duvre ? nous secoue : - pourquoi ?
Jai un souvenir cuisant : quand jtais la fin de ma scolarit, je voulais entrer lcole
Normale Suprieure, venir Paris, faire khgne, emprunter les rails quil fallait pour entrer dans
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la gare quil fallait. Jai fait ce quon appelle une classe dhypokhgne. Ctait Alger, lieu de
guerre lpoque, et dune culture gnrale solide, bourgeoise, et on avait des professeurs qui
taient excellents, qui venaient de Paris. Je faisais du grec, je ne doutais pas un instant que la
traduction dHomre et de Platon constituaient mon initiation aux chef-duvres et aux choses
les plus importantes de ma culture qui me permettraient la fois de faire un jour partie dunelite et dautre part de gagner ma vie. Et voil que ce jeune professeur de grec qui tait face
nous dans un cours de philologie, je sais plus comment sest arriv a dit ceci : je viens de
prononcer une phrase des Enfants du paradis, vous connaissez ? Vous ne connaissez pas ?
Il faut sortir un peu ! Je vous assure quAlger en 1960, ce ntait pas lendroit o lon sortait le
plus facilement, et dailleurs quand on sortait ce ntait pas tout fait pour voir Les enfants du
paradis! Et bien, nous dit-il dun air mchant, si vous ne savez pas aujourdhui ce que sont Les
enfants du paradis, cest mme pas la peine de prsenter le concours de lcole Normale
Suprieure ! Pour quelquun qui sescrimait sur Shakespeare et Platon, qui se disait quaveca, elle tenait quelque chose de solide, le traumatisme tait grand : Il nous manque lessentiel
! Les circonstances ont fait que jai quitt Alger pour entrer en khgne Paris et la premire
chose que je me suis dite tait : il faut que je voie Les enfants du paradis ! Pour entrer lcole,
videmment, a manquait mon bagage. Et jai eu un choc : pour le voir, en feuilletant lOfficiel
des spectacles, je me suis aperue quil fallait que je me rende rue dUlm ! - Ctait la
Cinmathque. Cest bien dans la mme rue quil y a la Cinmathque et lENS ! La
Cinmathque et lcole sont prs lune de lautre. Voil une articulation du patrimoine culturel
de la Science et des valeurs sures que jai failli manquer ! Jai donc pris contact avec les chef-duvres . Les enfants du Paradis sont entrs dans ma tte au mme rythme que Homre et
Platon comme des must du mme quartier. Et en mme temps, la mobilit de mes propres
structures ou dautres rencontres ont fait que je nai pas vu que ce film et je me suis mise aller
beaucoup au cinma. Quelque chose sest mis en branle de telle sorte que je me suis pose
suffisamment de questions pour engager mon destin philosophique comme spcialiste de
limage.
Quest-ce que voir ? Quest-ce que voir ensemble ? La question le film que jaime est-il
un chef-duvre ? prend sa place dans une affaire patrimoniale et culturelle et jamais on ne
mavait demand en dbut danne, avant de lire Homre, Racine ou Shakespeare : Regardez
si vous aimez car si vous naimez pas, on ne ltudiera pas cette anne. Donc il y avait dans la
phrase de Carole quelque chose qui me touchait infiniment, qui touchait au propre tremblement
de mon histoire, savoir : Suis-je oblige daimer car a fait partie de quelque chose dont je
risque de manquer pour faire partie dune communaut institutionnelle ou est-ce que le manque
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est un tout autre niveau ?
Et cest bien plus tard, en donnant des cours moi-mme, que je me suis souvent dis que, pour
faire comprendre Racine ou Platon, limportant ctait de dmarrer leur lecture comme une
histoire damour. Pas forcment une rotisation du rapport lobjet mais quelque chose qui met
en rapport, qui branle, qui motionne, qui fait bouger. Le cinma, avec son tymologie grecque
ne fait que reprendre le vocabulaire du mouvement, cest--dire du motus, de lmotion, du
dplacement. Dire quil faut dabord aimer pour savoir de quoi il sagit me parat effectivement la
chose importante. Et la question de lmotion qui se met en branle, cest comme si on disait la
femme que jaime ou lhomme que jaime est vraiment le plus beau, le plus intelligent, etc
Cest la construction du regard sur lobjet du dsir et de lamour qui fait - Et qui fait quoi ? -
non pas que cette personne compltement idiote et vilaine, que jaime, va changer totalement
de nature, mais que quelque chose se tisse prcisment dans linexistence de lobjet qui est
beaucoup plus importante.
Le mot chef-duvre vient du Moyen-Age. Ctait laccomplissement dans la perfection, dun
ouvrage sur lequel seul le regard des pairs et des experts dcidait quant la qualit et
lachvement. On nallait pas demander celui qui achetait un tableau ou celui qui sassoirait
sur un fauteuil ou qui entrerait dans la cathdrale : pensez-vous que ce que jai fait est un chef-
duvre ? Il y avait un apprentissage, il y avait la virtuosit et la matrise de toutes les
procdures de production et ctait entre experts et pairs que se passait ce jugement. Ce qui ne
voulait pas dire que lobjet allait tre forcment le lieu dune commotion ou dune motion maisquil rpondait un certain nombre de requisits qui permettaient de sincorporer, de faire partie
de la corporation. De faire corps avec, dentrer dans un corps. Mais ce nest pas prcisment la
question de limage et je vais me retourner vers les Chrtiens qui ont trouv quelque chose
dimportant : du ct du voir, il ny a pas de corps. Cest une des choses les plus tonnantes que
la pense chrtienne ait mise lpreuve et disposition de notre pense. Cest de dire que sil
y a de limage, elle est du ct de lincarnation et non de lincorporation. La question du chef-
duvre est embtante car elle concerne lincorporation.
- Je fais un petit tour en arrire, histoire de rafrachir les ides, surtout celles des Chrtiens
: Quand limage a pris place dans le monde de la pense occidentale, elle la fait sous deux
rgimes : le rgime de la philosophie et le rgime de la thologie. Dans les deux cas, laffaire
tait trs mal partie. Du point de vue de la philosophie classique, traditionnelle, le fait dutiliser le
logos (cest--dire la parole et la pense) et de le mettre au service dune vrit, dune exigence
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mtaphysique, concernant la stabilit du monde, la substance du monde et le sens visible ou
invisible, intelligible ou non intelligible de ce qui le dominait, a disqualifi limage. Et on nous le
rappelle beaucoup dans les textes de Platon. En effet, limage est dans un tremblement toxique,
un tremblement opiniatif, une instabilit, une probabilit, qui la rend infiniment fragile et caduque
et qui empche tout pouvoir. Tout pouvoir de la parole et tout pouvoir du despote clair questle philosophe. Il peut dcider du Bien et du Vrai dans la Cit. Donc limage est mal partie. Chez
Aristote elle prend du grade mais dune faon qui est quand mme fidle la pense solaire et
au fondement mtaphysique du monde, le propre de la pense grecque. Mais elle prend du
grade parce quAristote est un physicien, un biologiste, un homme du rel. Il se dit que malgr
tout, la communaut politique, la Cit, se construit beaucoup plus avec du dbat, de lopinion. Il
nappelle plus a doxa, mais endoxon : le champ, le site du jugement. Il dit que lopinion nest
pas simplement la proposition dont je ne suis pas sre mais cest le lieu partag par tous ceux
qui disent ne penses-tu pas que ? Et donc quelque chose se construit et les deux lieuximportants o il est question de ces objets instables, de ce vraisemblable, de cette semblance,
sont le thtre, lieu dun spectacle, et la tribune, lagora, lieu de la plaidoirie et du dbat
politique. Il y a l la saisie de quelque chose o se joue le nous, la communaut qui relve
infiniment plus, mme chez les Grecs, dun rgime qui ne peut se satisfaire du principe de non-
contradiction. Je vous rappelle que ce rgime de la non-contradiction, quAristote a t le
premier poser clairement dans sa logique, sappelle le principe du tiers exclu. - Terrible
phraseSi vous lentendezScientifiquement, elle est trs apaisante, elle donne une
consistance logique aux vrits de la Science, comme celles de toutes les propositions quidcoulent dune dduction et malgr tout comme on ne veut pas lentendre entre nous, comme
quelque chose dune extrme violence. Alors, cette situation me fait dire, pour anticiper sur la
suite, que les lieux de la vision, sont les lieux de lintrusion, de la construction du tiers. Devant
une image, devant un spectacle, devant quelque chose quon nous donne voir, la question
nest pas de dire : Non seulement ce nest pas un chef-duvre, mais cest un navet , ou
Cest ceci, ce nest donc pas cela : Nous entrons dans un site qui inclut le rseau de chaque
site subjectif (je vois, tu vois, il voit) mais le nous voyons constitue linclusion du tiers, de
quelque chose qui attend du dbat ; son poids de sens est fragile, il ne sappuie sur rien, il napas dobjet. Le chef-duvre tait un objet, mais limage est un non-objet. - Un non-objet, au
sens o elle ne tire pas sa consistance de lensemble des procdures de la virtuosit technique
des matriaux, fussent-ils virtuels. Elle tire son avance, son offre, dun tissage de renvois de
signes dun site un autre, sans jamais le combler. Le nous voyons nest pas fusionnel, sans
quoi nous sommes de nouveau dans lincorporation.
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Donc, comme je vous lai dit, le monde de lAntiquit se partage entre le philosophique et le
thologique. Jai dit quelques mots de la disqualification du philosophique, je vous laisse prvoir
que cette pense grecque est finalement elle-mme agite par le monde quelle a elle-mme
disqualifie parce que la communaut est grecque et politique et parce quelle sait que dans son
thtre se joue quelque chose de capital. Sans thtre, la cit grecque seffondre. Sil nexistepas un lieu, un espace dans lequel se partage la communaut passionnelle de la peur, du
rapport lamour, la mort, la vie, si on ne prvoit pas dans lespace politique le lieu dun
partage spectaculaire du passionnel, alors la cit court un immense danger Quelque chose de
la communaut ne peut plus seffectuer ou oprer, mme politiquement, mme sur lagora,
mme dans les tribunaux, mme dans la famille, mme dans le rapport avec les trangers, si on
ne rgle pas ensemble un nous, un voir-ensemble. - voir ensemble quoi ? - Aristote a dit du
passionnel, que lon peut en faire du logos, de la mise en rapport. ( Sachez quand mme que
logos ne signifie pas uniquement logique, logos veut dire rapport. A/b : cest logos.) Il a dit aussiune chose tonnante : sentir, cest mettre en rapport, composer un rapport. Cest pas du tout
tre atteint sans distance, une sorte de contact fusionnel avec un monde extrieur. Composer
du rapport entre ceux qui sont ensemble. Mais pour quil y ait du rapport, il faut que lcart soit
maintenu. Si de toi moi, cest franchissable, il ny a plus de rapport. Ce qui a amen peut-tre
Lacan dire cette chose tonnante : il ny a pas de rapports sexuels. Dans lillusion fusionnelle,
quelque chose de la mise en rapport, de la construction du monde ne peut seffectuer sauf
phantasmatiquement. Il ny a pas de logos. Je disais aussi quil ny avait pas que les Grecs, il y
avait aussi les Thologiens. Pour les Thologiens aussi, limage tait trs mal partie. LesPolythistes dpendaient des Politiques grecs, donc je ne reviens pas dans ce monde
occidental. Par contre, les Monothistes taient des disqualificateurs dimages. Essentiellement
dans la pense juive dailleurs, mais dans les 3 monothismes, limage, au sens dune
production visible se trouve disqualifie pour des raisons que dans une brve rencontre comme
la ntre je ne peux pas reprendre. Certains pensent que cest uniquement pour des raisons de
refus de lidoltrie, encore faut-il savoir de quoi il sagit Disons, et vous le savez, nous
partageons au moins cette information ensemble : quil sagisse du monothisme juif ou
musulman, la question de limage est peu accessible ou disqualifie ou elle est rsolue etrepousse dans un domaine idal, transcendant, mystique, donc dmatrialis, purifi Donc,
le seul monothisme qui nous intresse maintenant, cest celui qui a rvolutionn la pense
monothiste au point mme que ce christianisme a du mal rester monothiste et il lui fallut
malgr tout construire pendant 5 ou 6 sicles une thologie trinitaire pour pouvoir fabriquer de la
mdiation au cur de son propre monothisme. (Je laisse l aussi de ct, vous me le
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pardonnerez, les raisons pour lesquelles il y a de limage que parce quil y a de la trinit. Le tiers
est inclus).
En tous les cas, voil ces chrtiens qui arrivent et qui, non contents de profiter dune doctrine
spirituelle de lincarnation, dcident de prendre le pouvoir au nom de cette mme incarnation et
veulent tablir de la constitution. Les Chrtiens, leur messie compris, nont laiss aucune trace
crite. Il a fallu nous contenter, pour constituer cet effet du christianisme, des textes qui sont
crits entre le 1er sicle et le 9me sicle, et dans lesquels sest organise, formule, articule
une vritable philosophie, doctrine de la possibilit du visible comme non-objet. Cest dune
grande force, parce que personne ny avait pens : ni les amis de lidoltrie, ni les amoureux de
la Vrit, du Beau et du Bien et de la mtaphysique, ni les constructeurs du champ opinatif et
thtral. La doctrine du non-objet, consiste dire que lincarnation, la venue au monde dans le
champ du visible dune transcendance invisible sous une forme filiale, permet dappeler cette
apparition visible image. Image du pre. Lincarnation nest quune image au sens tymologique
du terme. Est-ce que maintenant Dieu est visible ? Oui et non. Et surtout entendez bien oui et
non. Que va-t-on pouvoir faire avec a ? Icne. Cest--dire semblant.
Alors il navait que lair dtre l ? - oui et non. - Quand je fais son image, est-il l ? - Non.
Dans limage ? - Non. - En dehors de limage ? - dune certaine faon. - Mais limage me permet
de le voir ? - Oui et non. - Mais je vois dans limage ; quest-ce que je vois dans limage ? - Je
vois la manifestation de son absence. - Son absence est visible ? - Oui. - Elle a laiss une trace
? - Oui. Regarde... - Et est-ce que je vois Dieu dans limage ? - Tout dpend de la nature duregard que tu portes sur limage : Si tu es idoltre devant une icne, tu crois tenir Dieu, il est en
bois, il est l. (et dailleurs tu vas lui demander des services : ta fille est malade, on va
toucher, on va frotter). Si pour toi, il nest pas l, quil est ct : cest pour a que tu casses
tout en pensant que cest une idole. Or, si tu casse une idole, cest que tu es idoltre puisque tu
penses quil est dedans ! - Cest toi qui na pas compris, on na jamais pens quil tait dedans. -
Alors, vous pensez quil est dehors ? Quil nest pas l ?
Quel est ton regard ? - Tout dpend de la nature du regard que tu portes sur cet objet.
Cette rponse extraordinaire renvoie non pas une subjectivit au sens XIXimiste, au sens de
psychologique, mais disons effectivement plutt quelle renvoie un site, un site subjectif de
rception dun signe qui se trouve dispos, suffisamment construit et touch par lmotion que
donne cet objet pour y voir quelque chose qui ny est pas. Quest-ce que cela nous dit ? Lobjet
nest pas l en tant quobjet, dailleurs la pense chrtienne a eu lide trange, et l aussi coup
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de gnie, de dire que lincarnation tait kenosis. Kenon en grec veut dire vide (Quand on
construit un mot avec -sis, cest laction de devenir). Cest donc laction par laquelle on se vide.
Lincarnation est appele dans les textes thologiques kenos, kenosis. En devenant visible, la
transcendance, le dieu invisible devenant visible na pas rempli la matire de quelque chose qui
serait du divin, qui en ferait de laffectif, une idole, mais la vider, lvacuer en a fait une image.Le lieu du regard est le lieu dune vacuation de lobjet. Le lieu qui est le rendez-vous des
regards, limage, cest un point de rencontre. On construit le champ dune rencontre en
sassurant que quelque chose y fonctionne de faon suffisamment vide, bante, ouverte que
cela assure dfinitivement lcart entre ceux qui vont pouvoir dbattre. Limage, cest ce qui
nous met les uns en cart, qui doit assurer notre rencontre et notre cart. Si elle nest un je, il
faut un tu et il faut un cart , un mdiateur de lcart qui tisse la fois le lien et linfranchissable,
de faon ce quune parole se charge de construire du sens dans ce partage dun lieu. Quest-
ce quon fait ensemble ? Pourquoi sommes-nous l tous ensemble ? Nous ne sommes pas lensemble uniquement parce quun architecte a construit cette pice et des fauteuils. Nous ne
sommes ensemble dans la visibilit de cette rencontre que dans la mesure o quelque chose
dinvisible, de totalement invisible se tisse dans la visibilit : si je ntais pas l, il ne passerait
rien. Il faut quand mme que jassume une certaine consistance de visibilit et que je nai pas
limpression de parler des absents. Si jtais l toute seule et que la salle tait vide, le trouble
serait grand. Donc, il faut effectivement que se tisse entre nous, dans tout spectacle, dans toute
rencontre, la fois la consistance et la possibilit du lieu, linvisibilit de ce qui nous lie, le
maintien irrductible dun cart qui vous permet dentendre et de ne pas fusionner. Et limage,disent les Chrtiens, cest a. Ce nest pas du solide, cest du semblant, cest le lieu dun oui et
dun non, dun peut-tre dun choix. Ils appellent cela crisis. t plus le lieu de notre rencontre
dans la ngation de notre cart, savoir que nous ne voit rien, mais que voir-ensemble suppose
que quelque chose ne se rduit jamais cet cart. Il faut bien que ce soit le sens dont se charge
cette chose quon appelle image, qui est du visible : tisser un lien entre les sites qui sentent leur
cart pour toujours irrductible : Je ne sais pas ce que tu vois et tu ne sais pas ce que je vois
mais nous sommes tenus ensemble par un visible dont la consistance est construire dans
notre cart. Le gnie du Christianisme (pas au sens o lentend Chateaubriand), cest davoircompris quune communaut, quelque chose de lordre dune communaut de voir-ensemble, se
nourrit dune triangulation. Il fau ( Si je vous dis des mots grecs, cest pour que vous sachiez
quils sont logs dans vos corps et dans vos cerveaux mme en nayant jamais fait de grec)
: Critique > crisis > crise dhystrie > convulsion > crise de la peinture >crise de limage >crise
de liconoclaste >un monde en crise > hypocrite ( = sous le masque du juge, tu toffres au
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jugement) > critique. Critique veut dire sparer, discerner, et ce mot a eu un double destin,
insparable : Dans le vocabulaire mdical : la crise quand on est malade. Le jugement,
dlibr, et mme dcid, spar, distingu. Soit tous les mots du tribunal : Crits, cest le juge.
Cela veut dire que nous qui parlons la fois de crise dhystrie et de critique dart , de
critique de cinma , ou de crise de la culture , participons ce monde qui hrite dunvocabulaire qui dit : la communaut est dans la convulsion et la dcision, tour tour et
indissociablement.
Dans le champ du passionnel, de lmotion, se met en place quelque chose de lordre du
critique. Un lieu critique, un lieu pour la rflexion, la dlibration, le choix, un lieu qui engage, qui
fait que le juge va rpondre de son jugement, faire autorit, tre lauteur de sa parole. Carole
parlait de cet engagement, non pas dune subjectivit seulement psychologique mais de
lengagement dun sujet dans la construction dun site commun, dun voir-ensemble sur quoi se
joue un vivre-ensemble. Si les Grecs ont apport tant dattention leur thtre, cest quils ont
considr que si lon avait pas rsolu le problme dun ptir-ensemble dans un voir-ensemble, le
vivre-ensemble en prenait un sacr coup. Le despote, le dictateur est prcisment celui qui va
semparer du monde du spectacle, de la vision et de la construction de ce site. Ce lieu critique
est le lieu o se joue la libert dun dbat. Toute dictature sempare aussi vite quelle le peut des
lieux du regard et de la vision, pas uniquement pour imposer son propre rgime dincorporation
fusionnelle dans un nous qui est la disparition de la distance entre les sujets. Pour anantir la
puissance de sparation de dbats et de disputes constructifs dun site commun et dun vivre-
ensemble. Se construit dans certains objets la qualit de libert dans le maintien dun cart : et
cest l que sont les chef-duvres. Votre prsence ici, et tout le travail des Enfants de cinma
et des pdagogues, se proccupent de ce qui se tisse dans la reconnaissance progressive,
fluante, fragile, dun got, dun jugement de got dans lequel se joue la figure mme de la
libert, parce que il ne peut y avoir de libert dans une communaut que par le jeu des positions
et des placements. La libert, cest le mouvement. Le cinma comme toute image met en
mouvement, elle ne communique pas un programme, limage nest pas le lieu dune
communication scientifique, idologique, catchistique, publicitaire, mme du meilleur genre qui
soit. Mme le message dmocratique, on na rien en faire. Limage ne peut revendiquer quun
seul privilge, cest de communiquer un mouvement et ce mouvement est celui qui constitue la
sparation ncessaire un voir-ensemble o se dbat le choix par la communaut pour
continuer le voir : Que voulons nous voir ensemble ? Que dcidons nous de voir ensemble ?
Dans la rflexion dHannah Arendt, qui ne sest pas beaucoup intresse limage, il y a des
pages magnifiques. Elle explique quun artiste nest concern par rien, pas mme par la vrit, il
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ne doit rpondre que dune libert. Limage est une offre. Construire le regard sur une image,
cest analyser la puissance de donation de loffre, cest sa gnrosit. Ce que limage chrtienne
mettait en place, cest ce que je signalais dans une sorte de rhtorique auvergnate (oui et
non), cest--dire tre l et pas l, vrai et pas vrai, bien et pas bien, absent et prsent. Cette
indcidabilit, cette inconsistance de limage, son inconsistance objective en tant quobjet estcapitale pour que du dbat sinstaure. Plus elle est inconsistante, au sens substantiel du terme,
plus elle est dans la semblance, plus elle ne menace pas de puissance de dralisation du rel.
Cest son irralit et cest en rpondant de son inconsistance et de son irralit que se
constituent la consistance et la ralit de ce qui se construit autour delle. Sur son vide. Nous
pourrions aussi dire dun spectacle ou dune image que nous ne pouvons pas voir ensemble,
quelle dralise le rel, elle rend inconsistante la construction de la communaut en soffrant
elle-mme comme des semblants solides. cest la notice ncrologique de limage. Non
seulement, limage est morte, mais quand une image est morte, la communaut sanantit.(Cest pourquoi jai souvent distingu limage des visibilits: ne confondant pas les deux. Plus il y
a de visibilit, moins il y a dimages.) La saisie consistante, substantielle du visible dralise
compltement la consistance de linvisible qui est logos, qui est la mise en rapport du sujet et de
la mobilisation critique dans un rassemblement qui sappelle voir-ensemble. Car nous ne voit
rien. Pour revenir sur la tradition politique ( que jappelais gestion du passionnel pour construire
la vrit politique, la ralit politique) je vous redirais un mot de la pense dAristote. Jai
remarqu, dans tout ce qui se publie droite et gauche, que la question de lidentification,
catharsis, spectacle, est souvent utilise propos du problme de violence dans limage, delidentification la violence etc Cette question de catharsis est souvent utilise, dailleurs sans
avoir lu les textes de lAntiquit, sans se rendre compte de ce que ces textes portaient de
capital, dans cette histoire de la gestion commune du passionnel pour construire une
communaut politique. Sur ce mot de catharsis, je donnerai simplement quelques indications :
Jai dj signal sentir, cest mettre en rapport , ptir, cest aussi mettre en rapport .
Aristote voque cette affaire au sujet de la tragdie en disant quelle est une histoire de mort,
dangoisse, de peur, deffroi. Nous partons de nos gouffres, chaque site subjectif dit je suis un
gouffre absolument tnbreux, biographique, appel mourir, dans lequel une puissance dedsir totalement tnbreuse a lieu . Ce que plus tard, dans un autre vocabulaire, Freud a
construit avec lhypothse des pulsions. Ce qui importe, quon aille dAristote Freud, ou que
lon soit simplement spectateur de thtre ou de cinma, le fait dtre l o a fait peur et o a
fait jouir, aimer et har, tout cela est une sorte de rserve conomique. Cest une nergie
quantitative. Nous avons une masse quantitative, une force dnergie qui peut fonctionner aussi
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bien dans lengouffrement psychotique que dans la fascination de la mort. Elle peut fonctionner
dans une gestion biographique multiple, celle de la pathologie ou de la perversion. Je distingue
les deux car je trouve que la perversion est une vritable construction politique du rapport
lautre et qui ne se satisfait pas dune simple description musographique. La perversion
concerne toute personne qui rflchit voir-ensemble. La structure perverse pose vraiment lerapport la loi, au rapport lautre, de telle sorte que le pdagogique et le voir-ensemble, le
faire-voir, le faire-croire, le faire-peur, sont vraiment les instruments politiques privs et
publiques du pervers, de telle sorte quil nous concerne tous, parce quils ont leur sduction. En
tous les cas cet univers du pathos, de lprouv, Aristote considre quil nest jamais vcu. Il est
une sorte de rserve pulsionnelle dont le destin chez les hommes ne peut tre que le destin
chez des tres parlants. Donc, Aristote voque dans le thtre la possibilit par le texte et par le
spectacle de faire partager ensemble cette masse de lprouv, de la peur et de la piti qui nest
que le retour de la peur sur lautre. Il a abord ce mot catharsis, qui a t malheureusementtraduit par purgation. Comme si le pathos, comme si lprouv avait une sorte de destin
excrmentiel tel que lartiste comme le mdecin vous donne une bouillie qui vous permet de
vous dbarrasser au mieux de la merde tnbreuse qui nous habite : Nous sortirions de la
tragdie et de tout chef-duvre plus propre, nettoy, lintestin vide. Et cette dramatique vision
des choses a fait rater compltement le contenu du texte aristotlicien qui est : au thtre, la
communaut se construit dans la mise en rapport du passionnel des sites subjectifs. La
catharsis ne vient pas du vocabulaire de la purgation mais du vocabulaire scientifique de
loptique. On appelle catharos leau pure qui permet soit en se regardant de la faire fonctionnercomme un miroir, soit en y mettant quelque chose de le voir travers un milieu diaphane,
transparent. Cest de la transparence. Non pas de la transparence au sens o il y aurait une
dmatrialisation du champ de la passion qui reste dans les corps, mais de la transparence au
sens dune clarification. Cest--dire de la mise en rapport par la parole de ceux qui partagent le
spectacle. Leffet de cette parole est de lcart, car le thtre grec est vraiment le thtre de
lcart par excellence avec la construction de lespace, les masques, tout est fait prcisment
pour ne pas faire de lincorporation, mais pour que des masques incarnent limage qui va donner
la parole aux citoyens et qui va rendre la parole ceux qui risqueraient de la perdre tant notreeffroi est grand devant la mort et devant lexistence de lautre. Quelque chose se rsout de cet
effroi de la mort, quelque chose de supportable sinstaure, quelque chose qui prend sens
sinstaure par le logos, cest--dire par une parole qui met en rapport. Je crois que ce message
pathique et tragique de la pense aristotlicienne est un lieu superbe dinspiration pour toute
personne qui se pose la question des modalits de la construction dun voir-ensemble dans un
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parler ensemble de ce quon voit. Ne pas tre daccord sur ce quon voit, ne pas renoncer
construire un rapport, mais se rendre compte que du lieu de laccord dpend une figure de la
libert puisquil sagit du respect de lcart o se construit un sens. Il ne sagit pas damener
lautre sur ma position, de lui faire voir ce qui est vu, en lui disant tu nas pas bien vu ; il sagit de
se mettre daccord sur ce quon na pas vu. Au sens de invisible. Lautre aspect du visible cestle retour des spiritualismes monothistes et des fondamentalismes qui font que la
transcendance a pris galement du grade. Quand je parle dinvisible, je ne parle pas de cela, je
parle de la vacuit de lobjet, de linconsistance de lobjet. Lui seul permet, par sa troue, par
son invisibilit, de nous poser la bonne question. Effectivement dans une icne Dieu nest pas
visible, mais sans cette icne, on ne peut pas dbattre du sens quil y a se demander si
lhypothse de sa visibilit dans linvisibilit a du sens pour nous. Nous ne sommes pas religieux
ni thologiens. Devant toute image, le problme est de nous mettre daccord sur quelque chose
qui est invisible. Du visible, nous pourrons sans fin parler et cest ce dont nous devons parler.Disputendum.
Mais laccord ne peut arriver quinvisiblement, cest--dire sur ce lieu que nous a offert la
gnrosit de la chose montre qui, se retirant dans son inconsistance, laisse vide quelque
chose que nous avons non pas remplir pour le combler, mais faire vivre. Mais voir
ensemble, pour vivre ensemble.