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Article
Patrick BergeronNuit blanche, magazine littraire, n 98, 2005, p.
8-12.
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Marcelle Sauvageot
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E C R I V A I N S M C O N N U S D U x x S I C L E
Marcelle Sauvageot Par
Patrick Bergeron
Comme John Keats, Emily Bront, Robert Louis Stevenson, Anton
Tchkhov et Franz Kafka, Marcelle Sauvageot (1900-1934) a t emporte
dans la force de l'ge par la peste blanche ,
la tuberculose. Son uvre unique, Laissez-moi (Commentaire), a
connu l'preuve du dsert, faisant de brves apparitions sur les
rayonnages des librairies, sans parvenir s'attacher l'attention
du
grand lectorat ni de la critique. ^ ^ ^ ^ ^ M Des crivains de
premier ordre, tels Paul Valry, Paul Claudel, Charles Du Bos, Ren
Crevel, Clara Malraux et Heimito von Doderer, ont pourtant t
blouis par cette prose implacable, m , ^ . y ' ' s a n t
l'expression d'une intelligence de haute vole.
D e s A r d e n n e s a u x G r i s o n s
Marcelle Sauvageot est ne en 1900 dans le chef-lieu ardennais de
Charleville (aujourd'hui Charleville-Mzires), le berceau d'Arthur
Rimbaud. Issue d'une famille lorraine, elle partage la condition
des rfugis de l'Est , expatris lors des grands remous de la Premire
Guerre mondiale. Avec les siens, elle habite successivement
Bar-le-Duc, Troyes, Paris et Chartres, avant de rentrer Paris la
fin de 1918, aprs l'armistice, et d'y prparer l'agrgation de
lettres. C'est cette poque qu'elle fait la connaissance de Ren
Crevel (1900-1935) et de Jean Mouton (1899-1995), tous deux
sorbonnards, avec qui elle lie une amiti durable. Une fois agrge,
elle part pour Charleville afin d'enseigner la littrature au collge
de garons. Mais le malheur la frappe la fleur de l'ge. Elle n'a que
la mi-vingtaine lorsqu'elle tombe malade et qu'elle amorce une srie
de longs sjours annuels en sanatorium : d'abord Tenay-Hauteville,
dans l'Ain, qui forme le cadre spatial de Laissez-moi ; plus tard
Davos, en Suisse, o elle s'teint quelques annes plus tard.
Malgr la prsence lancinante de la maladie, Marcelle Sauvageot
n'tait pas encline se tenir en retrait de la vie. Des photographies
la montrent gracile et svelte, la peau tavele de taches de rousseur
et la tte pourvue d'une belle chevelure brune en crinire ou
coiffe la garonne. Cette jeune femme aimant la musique, la danse
et les menus plaisirs du temps, ne donne pas l'impression d'tre
cacochyme. Brillante poque, se souvient son propos Jean Mouton,
celle qui suivit immdiatement la premire guerre, o dominait une
recherche de la libert tout prix. Il s'agissait alors de devenir
soi-mme, plutt que de participer collectivement des ruptures
prfa-
Marceiie sauvageot briques, sans but prcis et assez uniformes
dans leur ralisation. Les uns dcouvraient cette libert en dansant
toute heure du jour et de la nuit ; d'autres en s'initiant au
freudisme et en inventant le surralisme1. Ren Crevel, qui fit
justement dcouvrir sa camarade d'tudes l'uvre de ses amis
surralistes, corrobore cette vision de la jeune femme dans le got
des annes folles : il la dpeint comme une flamme trs pure dfiant la
vie . Toutefois, Marcelle ne rallia pas les rangs du mouvement
prsid par Andr Breton, trop profondment occupe, estime Jean Mouton,
par sa recherche de la vrit nue et par sa volont d'adhrer elle-mme
en face de la mort qui obscurcissait l'horizon, ce qui l'amena
laiss[er] de ct tout ce qui lui paraissait artificiel, trop
littraire, en particulier le souhait de Nathanal de 'mourir
dsespr'2 . Il lui seyait davantage de mourir sans illusion.
N 9*3. . N U I T B L A N C H E
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E C R I V A I N S M C O N N U S D U x x S I C L E
P a p a d i p e Une trange complicit s'est forme entre
l'enseignante carolomacrienne et l'auteur de La mort difficile
(1926) et 'Etes-vous fou ? (1929). Plusieurs kilomtres les sparant,
Marcelle et Ren entretenaient une relation pistolaire empreinte de
dsinvolture amicale. Dans les lettres qu'il lui envoyait de Paris,
Crevel se prsentait comme son papa dipe , l'informant des dernires
nouveauts de la vie estudiantine la Sorbonne. II la surnommait
affectueusement la fille de [son] luxe . Au nouvel an, il lui
adressait ses vux en lui souhaitant beaucoup de bonnes choses : Un
mari pour ma fifille, tenant commerce l'Agora, beau garon et
sentimental . Il lui souhaitait, de mme, beaucoup de succs dans les
dancings , regrettait tantt l'absence de Colette chez des amis
communs, ou rapportait tantt les dtails d'une soire trs russie :
Dancing, revue, souper, votre sur a flirt sous mes yeux de manire
intempestive avec un grand d'Espagne du nom de Marcel Abraham. Pour
se consoler, votre pre a caress de la dive bouteille, seule femme
qui ne l'ait encore point fait Cocu Magnifique . Cette
correspondance indite, cite par Franois Buot, le biographe de
Crevel, se conclut un endroit sur une note comico-nostalgique : On
vieillit Sauvageotte, vous tes devenue austre, moi trs grave,
gnouf, gnouf, gnouf, gnouf... // Notre jeunesse est morte / Sachons
en garder le souvenir3 .
L a m o r t D a v o s
L'hiver 1929 fut rude pour Marcelle Sauvageot. Une pleursie
entrana une brusque dtrioration de son tat. cette aggravation de la
maladie s'ajoutait, alors que Marcelle venait de regagner le
sanatorium hautevillois, l'annonce impromptue de la rupture
amoureuse, laquelle Laissez-moi fait rponse. Au sujet de ce jeune
homme qui l'a aime mais ne l'aime plus, et qui lui annonce
indlicatement son mariage avec une autre, on ne sait que ce que
Marcelle en a crit, c'est--dire fort peu de choses. Nul indice ne
renseigne vraiment sur son identit ; il faut donc nous contenter du
sobriquet de Bb que lui accole la jeune femme, dans des passages du
texte o elle le dpeint avec des attributs trs personnels : ses
petites maladresses, son gosme hont, ses faux-fuyants parfois
amusants... En dehors de cela, comme l'observe Charles Du Bos, cet
amant peu prvenant ne reprsente gure qu' un personnage anonyme,
l'homme mme en son insuffisance amoureuse, en sa duplicit si
instinctive, si organique qu'elle n'affleure mme pas la conscience4
.
Les pages de Laissez-moi, dates de novembre et de dcembre 1930,
forment le seul livre publi de Marcelle
Sauvageot. La jeune femme a laiss, autrement, des notes parses
et des lettres, restes indites. Parmi elles, sa correspondance avec
Ren Crevel est conserve la bibliothque littraire Jacques-Doucet,
Paris, rpute pour son important fonds sur le surralisme.
Aprs un autre hiver la montagne, alors que la gurison semble
acquise, Marcelle retourne Paris o une nouvelle crise la frappe. Il
lui faut repartir. Elle se rend alors en Suisse, Davos-Platz, un
lieu rendu mythique par Thomas Mann dans La montagne magique
(1924). C'est en effet dans les hautes montagnes grisonnes que le
romancier avait transport l't 1907 Hans Castorp, personnage de
jeune bourgeois allemand, qui projetait d'y sjourner trois semaines
pour visiter un cousin poitrinaire, mais qui, envot par l'esprit du
lieu, y demeura sept ans. Au tournant du sicle, Davos, comme Leysin
et Hyres, hbergeait des malades venus du monde entier et
reprsentait ainsi une socit cosmopolite vivant en vase clos.
Diffrentes sommits de la vie littraire y firent traiter leurs maux
pulmonaires : Robert Louis Stevenson, Louise Hawkins Doyle (l'pouse
d'Arthur Conan), Katharina Hedwig Mann (l'pouse de Thomas),
l'crivain expressionniste allemand Klabund, Ren Crevel, Paul
luard... On lit dans La montagne magique, que ds son arrive Davos,
Castorp dlaisse l'existence fbrile et creuse qui avait t sienne
jusqu'alors pour se soucier de culture et d'introspection.
Jouissant de loisirs sans contrainte, il passe son temps lire,
contempler, mditer, effectuer de longues promenades dans les
sentiers enneigs des Grisons. Au centre de ses mditations se
placent l'tre humain et le plein engagement de sa vie intrieure,
soit une trame de fond entirement compatible avec l'opuscule de
Marcelle Sauvageot.
Malheureusement pour Marcelle, la cure s'est finalement rvle
inefficace. La jeune femme est morte le 3 janvier 1934, une fin qui
a de quoi dsemparer la postrit de Laissez-moi, la pense qu'une uvre
magistrale se retrouvait, de la sorte, cruellement tue dans
l'uf.
Dsempars, les quelques amis prsents au chevet de Marcelle lors
de ses derniers jours le furent assurment. Deux d'entre eux, Ren
Crevel et lean Peltier, rsidaient dans des sanatoriums voisins pour
soigner la mme maladie. D'autres, l'instar de Jean Mouton, sont
venus rendre visite la pensionnaire de Davos dans un tat d'esprit
proche de celui du hros de Thomas Mann dans La montagne magique.
C'est le cas de Henri Rambaud, qui a livr tmoignage de son
admiration pour Laissez-moi, alors intitul Commentaire, dans un
article de La Nouvelle Revue Franaise du 1er septembre 1933 : [...]
ce beau livre brille d'une psychologie extraordinairement pure de
convention, jusqu' ignorer tout souci de hardiesse5 . C'est ce mme
Rambaud qui avait persuad Charles Du Bos
N U I T B L A N C H E . 9
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de prfacer une rdition du livre, prvue pour l'anne suivante
(1934), la maison d'dition La Connaissance, laquelle, dans les mmes
annes, avait notamment publi des textes de Jean Moras, Paul
Lautaud, Isabelle Eberhardt et Ren-Louis Doyon. Du Bos a tout de
suite t saisi d'admiration pour la jeune auteure. D'abord rticent,
en raison de travaux finir et d'ennuis de sant, il a finalement
consenti fournir un avant-propos en apprenant que Marcelle tait
l'article de la mort. Son texte peine termin, il dcida de se rendre
directement Davos afin de le faire lire la jeune curiste, demandant
Jean Mouton de l'accompagner. Les deux hommes y arrivrent le 1er
janvier 1934, retrouvant sur place Henri Rambaud. Celui-ci,
ignorant l'tat critique de Marcelle, s'tait prsent un peu plus tt
afin de lui faire part de son projet de rdition de Commentaire.
Charles Du Bos, rentr Paris le 6 janvier, apprit que la mort de
Marcelle tait survenue depuis son dpart des Grisons. Le 11 janvier,
il tait prsent aux funrailles de la jeune femme, qui, depuis,
repose au cimetire de la petite commune de Trsauvaux, dans la
Meuse, en Lorraine.
U n l i v r e q u i n ' e n t a i t p a s u n
L'diteur Jean-Pierre Sicre (Phbus) prvient le lecteur qu'un
texte comme Laissez-moi forme une classe part, celle des crits vous
d'emble par leur auteur une sorte d'effacement, en tout cas une
discrtion haut revendique, fort loigne des pratiques de l'ordinaire
littrature6 . La toute premire dition du livre, en 1933, tait
confidentielle : 163 exemplaires hors commerce ont t tirs par le
libraire-diteur Ren-Louis Doyon (1885-1966) ; ce tirage tait rserv
aux amis de la jeune femme. Malgr un lectorat slect, le texte a
fait flors : Henri Rambaud et Robert Brasillach furent parmi les
premiers le porter aux nues. Henri Gouhier note, dans La Vie
intellectuelle, en dcembre 1933 : Une ironie sans mchancet ni
prtentions mtaphysiques jette une lumire douce sur ce paysage
dvast, une ironie qui parat tre moins une disposition de l'esprit
qu'une qualit des choses7. Ironie, douceur, duret, sincrit :
l'amalgame semble des plus russis. Un parrainage empress de sortir
de l'ombre ce discret chef-d'uvre se constitue alors : le livre est
rdit l'anne suivante et augment d'un avant-propos de Charles Du Bos
(1882-1939). L'essayiste catholique, li avec Claudel, Gide,
Mauriac, Proust et Valry, fru d'analyse morale la faon
d'Henri-Frdric Amiel et de Paul Bourget, est l'auteur de sept
volumes d'Approximations (1922-1937), qui rassemblent pas moins de
quatre-vingts tudes sur la littrature europenne classique ou
contemporaine, de mme que sur la peinture et la musique.
Bien parrain, le texte de Marcelle Sauvageot
le sera encore au cours de ses rsurgences ditoriales.
L'implication de Jean Mouton, cet gard, ne s'est gure dmentie au
fil des ans. En 1936, Jacques Chardonne, l'auteur des Destines
sentimentales, tait en charge de la rdition chez Stock. Rien n'y
fit : tout laisse entendre qu'un mchant guignon , selon
l'expression de Jean-Pierre Sicre, s'tait abattu sur Laissez-moi.
Aprs chaque nouvelle parution, le livre devait sombrer de plus
belle dans l'oubli, sans jamais dfrayer la chronique de l'actualit
littraire.
Laissez-moi est le titre donn la rdition de 2004 chez Phbus.
Auparavant, le texte portait celui de Commentaire (conserv cette
fois en sous-titre). Le choix de cet intitul ne revient pas
Marcelle Sauvageot, qui avait conserv son texte par-devers soi
pendant trois ans, ne le donnant lire qu' quelques amis choisis ;
il appartient plutt aux premiers diteurs. Une rdition de 1943 voit
l'addition du sous-titre : Pages retrouves, et une autre, en 1997,
de celui de Rcit d'un amour meurtri. Pour Jean-Pierre Sicre, les
mots laissez-moi constituent un leitmotiv : le cri d'une me blesse
en qute de gurison non moins que d'exigeante solitude8 .
D'un point de vue gnrique, le livre de Marcelle Sauvageot pose
problme. S'agit-il d'un rcit , comme l'a not lacques de Bourbon
Busset, d'un crit intime , comme l'entendait Jean Mouton, ou d'une
lettre fictive, une lettre qui n'atteindra pas son destinataire ,
comme l'affirmait Du Bos, se rfrant aux Lettres qui ne joignirent
pas le destinataire qu'Elisabeth von Heyking (1861-1925) a publies
Berlin en 1903 ? Dans une recension rcente, Jrme Garcin parle mme
de monologue pistolaire . C'est dire son caractre unique. Une chose
est sre, le terme commentaires (orthographi au pluriel) fait
rfrence un genre certes obsolte, mais nanmoins dot de lettres de
noblesse : on peut penser aux Commentaires de Jules Csar sur La
guerre des Gaules, qui sont des mmoires historiques, un ouvrage
proposant un modle de narration exacte, prcise, d'une modestie
habilement calcule9 ; on peut galement voquer les Commentaires de
Biaise de Montluc, un rcit sobre, sincre et vivant de ses
campagnes, depuis les guerres d'Italie jusqu'aux guerres de
religion10 . La donne de l'criture combattante possderait chez
Sauvageot une valeur mtaphorique : l'amante conduite se bat
littralement contre toute forme d'insincrit et de duperie.
U n l i v r e a i m e r
Ce n'est pas la longueur qu'on mesure la valeur d'un livre, crit
Robert Brasillach propos de Commentaire en 1933, et [celui de
Marcelle Sauvageot] ne dpasse pas quatre-vingts pages. [... ] Tous
ceux qui
N U I T B L A N C H E . I O
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aiment les courts rcits faits de vrit et de simplicit [... ]
aimeront ces pages si pleines, car c'est bien, en effet, tout
d'abord, un livre aimer". Voil sans doute le phnomne le plus
surprenant propos de l'uvre unique de Marcelle Sauvageot, compte
tenu du peu de visibilit dont elle a bnfici : le concert d'loges
qui, sans discontinuer, a entour chacune de ses rapparitions en
librairie. D'hier ou d'aujourd'hui, les lecteurs vantent d'une
seule voix les extraordinaires qualits de lucidit et d'analyse
dployes par la jeune femme.
Les tmoignages de 1933-1934 renseignent davantage sur la
rsonance de l'uvre que sur la vie de son auteure. Sans rserve, les
premiers commentateurs du texte lui assignent une place de choix au
cur de l'histoire littraire. Ainsi Jean Mouton le compare Aurlia :
la folie nervalienne et la tuberculose de Marcelle ont ceci en
commun qu'elles ont aid les crivains voir clair dans leur propre
nuit. Pour l'attention ce qui se trouve en elle, Du Bos rapproche
Marcelle Sauvageot de saint Augustin, de Leibniz et du Claudel des
Invits l'attention (Positions et propositions II, 1934). Robert
Brasillach embrasse plus loin : il insre Marcelle dans la ligne de
Marie Bashkirtseff, Katherine Mansfield, Rene Vivien et Mary Webb,
quatre figures-cls de la modernit fminine du tournant du sicle, en
mme temps qu'il lui reconnat une vertu classique , apparentant son
livre la Princesse de Clves, Manon Lescaut, aux uvres de La Bruyre,
La Fontaine, Racine. Le livre vaut tout un rayon de bibliothque ,
selon Jacques de Bourbon Busset, qui compte parmi les visiteurs de
la tuberculeuse Hauteville. Pour Paul Valry, le volume tmoigne
d'une vie mentale exceptionnelle, singulirement divise contre
soi-mme12 , tandis que Paul Claudel s'avoue presque tent de dire
que c'est l un des chefs-d'uvre de la plume fminine, s'il n'tait
inconvenant d'introduire une ide de littrature dans cette
confession d'une fiert clairvoyante et meurtrie13. Clara Malraux
n'y a vu nulle inconvenance : Commentaires [sic] aurait d tre une
date dans la littrature fminine, crit-elle dans Le bruit de nos
pas. Premier livre crit par une femme qui ne soit pas de soumission
; prcis comme un il masculin l'il s'y pose sur l'ami-ennemi, sans
servilit. [... ] Livre d'une tristesse sobre, crit devant la mort
et devant la faiblesse masculine qui se pare d'autorit, livre de
dignit [...]. Tout cela avec une rigueur un peu sche. Admirable14 .
L'admiration traversa les frontires : le livre connut aussi de
bonnes rsonances dans l'espace germanophone. L'crivain Erich Kstner
(1899-1974) en possdait un exemplaire dans la traduction allemande
de 1939, Kommentar, dans sa bibliothque d'Oberschwarzach ;
l'Autrichien Heimito von Doderer (1896-1966) fit rfrence la femme
d'esprit
(geistreiche), auteure du petit livre Commentaire dans Les
Mrovingiens ou la famille totale ( 1962), un roman indit en
franais.
Demain je t'crirai et je ne saurai plus te dire tu , je t'crirai
et je ne saurai pas te dire tout ce que je te dis dans mon cur. Toi
qui es rest l-bas o l'on vit, peux-tu comprendre que je suis
prisonnire ? Je ne sais plus parler. Je suis l hbte et je sens
comme une vrit froide et sre que, quand on est ici, rien n'est plus
possible : tu ne peux pas continuer m'aimer.
p. 28.
Je ne sais pas ce qui s'est pass. Je suis reste tout fait
immobile et la chambre a tourn autour de moi. Dans mon ct, l o j'ai
mal, peut-tre un peu plus bas, j'ai cru qu'on coupait la chair
lentement avec un couteau trs tranchant. La valeur de toute chose a
t brusquement transforme. On aurait dit d'un film immobilis dont la
partie non encore droule n'aurait prsent que des pellicules sans
images ; sur les pellicules dj vues, les personnages restaient figs
dans des attitudes de pantins en bois : ils n'avaient plus de
sens.
p. 32.
Si j'arrivais vous faire sentir cette misre, vous vous hteriez
de l'oublier ; et pour vous rassurer, vous diriez ce que tout homme
bien portant dit des lieux o l'on souffre : ce n'est pas si
terrible qu'on le dit. Je ne vous dirai rien. Mais laissez-moi :
vous ne pouvez plus tre avec moi. Laissez-moi souffrir, laissez-moi
gurir, laissez-moi seule. Ne croyez pas que m'offrir l'amiti pour
remplacer l'amour puisse m'tre un baume ; c'en sera peut-tre un
quand je n'aurai plus mal. Mais j'ai mal ; et, quand j'ai mal, je
m'loigne sans retourner la tte. Ne me demandez pas de vous regarder
par-dessus l'paule et ne m'accompagnez pas de loin.
Laissez-moi.
p. 83-84.
L a s r n i t d a n s l e d s e n c h a n t e m e n t
L'intrt proprement littraire redcouvrir ce texte rside autant
dans sa modernit que dans son atemporalit. Moderne, Laissez-moi est
l'autofiction d'une femme se refusant l'attitude de soumission
traditionnellement dvolue au deuxime sexe , n'en dplt Andr Malraux,
qui se disputa avec Clara au sujet d'un tel livre de jugement ,
plein de revendications absurdes15 . Livre crit en dehors des
franges du temps , suivant l'avis de Jean Mouton, il traite des
rapports de l'tre humain l'amour et la vie travers une prose
limpide et resserre, caractrise par l'absence complte d'affectation
et de malveillance. L'histoire, s'il en est une, se prsente tout
simplement : une jeune femme, de retour au sanatorium, ouvre
une
IM" 9 8 . N U I T B L A N C H E
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E C R I V A I N S M C O N N U S D U x x S I E C L E
lettre de cong que vient de lui adresser son amant (ce qui se
rvle plus humiliant qu'une lettre de rupture) : le me marie avec
une autre... que notre amiti demeure... Les pages suivantes servent
de commentaire cette lettre, bien que la rponse s'adresse moins
l'autre qu' soi-mme, malgr l'apostrophe maintenue au fil du texte.
Pour la narratrice, il ne s'agit pas d'accabler de reproches
l'homme qui vient inlgamment de lui faire faux bond, mais de voir
clair en elle-mme par-del la souffrance et l'affront ressentis,
bref, de sonder une intimit blesse. Marcelle Sauvageot se livre
l'analyse d'un amour vcu et perdu, et dresse l'inventaire critique
des complaisances et faux-fuyants dont il s'est berc. Les mots les
plus simples sont alors bienvenus pour saisir fond le processus de
dsamour qui s'est mis en place.
Il semble ironique que Marcelle Sauvageot n'ait crit qu'un seul
livre, et qu'il se soit agi d'une lettre d'adieu imaginaire. La
confidentialit qui fut son lot jusqu' tout rcemment semble en voie
de changer. Le Nouvel Observateur du 7 octobre 2004 faisait tat de
60 000 exemplaires vendus en France. La pice Commentaire, de
Marcelle Sauvageot prendra l'affiche du 10 mai au 4 juin 2005 au
Thtre des Bouffes du Nord, Paris, dans une mise en scne de Laetitia
Masson mettant en vedette Eisa Zylberstein. Pour le cinma, Isabelle
Adjani aurait demand les droits. Bref, un dlaissement de plus de
soixante-dix ans semble sur le point de prendre fin. _*_s
1. Jean Mouton, Visite de la plaine la montagne (annexe) dans
Marcelle Sauvageot, Laissez-moi (Commentaire), Phbus, 2004, p.
123.
2. Ibid., p. 123. 3. Ren Crevel, correspondance indite avec
Marcelle Sauvageot,
cit par Franois Buot, Crevel, Grasset, 1991, p. 35. 4. Charles
Du Bos, Avant-propos la deuxime dition de
l'ouvrage (annexe) dans Marcelle Sauvageot, op. cit., p. 98. 5.
Henri Rambaud, cit par Jean Mouton, op. cit., p. 124. 6.
Jean-Pierre Sicre, Note de l'diteur dans Marcelle Sauvageot,
op. cit., p. 9. 7. Henri Gouhier, cit par Jean Mouton, op. cit.,
p. 121. 8. Jean-Pierre Sicre, op. cit., p. 11.
9. Nouveau Larousse Universel, article Commentaires , 1948, p.
403a.
10. Loc. cit. 11. Robert Brasillach, Marcelle Sauvageot , Les
quatre jeudis,
Images d'avant-guerre, Les Sept Couleurs, 1951, p. 434. 12. Paul
Valry, cit par Jean-Pierre Sicre, op. cit., p. 16. 13. Paul
Claudel, cit par Jean-Pierre Sicre, op. cit., p. 16. 14. Clara
Malraux, Le bruit de nos pas, TV, Voici que vient l't,
Grasset, 1973, p. 283. 15. Ibid., p. 283-284.
E d i t i o n s d e l ' u v r e d e . M a r c e l l e S a u v a
g e o t : Commentaire, 163 exemplaires hors commerce tirs par
Ren-Louis
Doyon sur les presses du typographe Coulouma, 1933 ;
Commentaire, avant-propos de Charles Du Bos, La Connaissance, 1934
; Commentaire, avant-propos de Charles Du Bos, Stock, 1936 ;
Commentaire, Pages retrouves, illustrations de Jean Van Noten,
ditions de la Mappemonde, 1943 ; Commentaire, Criterion, 1986 ;
Commentaire, Rcit d'un amour meurtri, Criterion, 1997 ; Laissez-moi
(Commentaire), prcd d'une note de Jean-Pierre Sicre, et suivi de l'
Avant-propos la deuxime dition de l'ouvrage par Charles Du Bos et
de Visite de la plaine la montagne par Jean Mouton, Phbus,
2004.
T r a d u c t i o n s : Dejame, traduit en espagnol par Xavier
Pmies et Carlos Manzano,
RBA Libros, La Magrana, 2004 ; Kommentar, avant-propos de
Charles Du Bos, traduit en allemand par B. Ulrich Riemerschmidt et
Toni Millier, B. Ulrich Riemerschmidt, Berlin, 1939.
t u d e s e t t m o i g n a g e s : Robert Brasillach, Marcelle
Sauvageot (1933), les quatre jeudis,
Images d'avant-guerre, Les Sept Couleurs, 1951, p. 433-437 ;
Charles Du Bos, Journal, IX, avril 1934 -fvrier 1939, La Colombe,
1961 ; Charles Du Bos, Approximations, Fayard, 1965 ; Clara
Malraux, Le bruit de nos pas, TV, Voici que vient l't, Grasset,
1973 ; Franois Buot, Crevel, Grasset, 1991.
C o m p t e s r e n d u s r c e n t s : Patrick Kchichian,
Ardente et abandonne , Le monde des livres,
6 fvrier 2004 ; Jean Jos Marchand, Marcelle Sauvageot,
Laissez-moi (Commentaire) , La Quinzaine littraire, n" 871 (16-29
fvrier 2004), p. 21 ; Clmence Boulouque, Fiance la mort , Lire,
mars 2004 ; Alexandra Lemasson, Succs posthume , Le magazine
littraire, n" 432 (juin 2004), p. 13.
c r i v a i n s m c o n n u s d u XXe s i c l e
Georges Navel (1904-1993) par Bruno Curatolo Georges Navel est n
le 30 octobre 1904 ; il est mort le 1er novembre 1993. [...]
Si son uvre lui a valu l'estime des crivains les plus
significatifs des annes cinquante et soixante, elle est dsormais
relgue dans un purgatoire dont il conviendrait
de la faire sortir une fois pour toutes.
para t re dans le numro 99 de Nuit blanche, en l ib ra i r ie le
1 e r ju i l le t 2005.
9 8 . N U I T B L A N C H E