Sermons de Matre Eckhart
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Traduction de G. Jarczyk et P.-J. Labarrire
Sermon 1
Intravit Jesus in templum et coepit
eicere vendentes et ementes. Matthaei.
Nous lisons dans le saint vangile que Notre Seigneur entra dans
le temple et jeta dehors ceux qui l achetaient et vendaient, et dit
aux autres qui l avaient tourterelles et choses semblables
vendre : Enlevez-moi a, dbarrassez-moi a ! Pourquoi Jsus
jeta-t-il dehors ceux qui l achetaient et vendaient, et
commanda-t-il ceux qui l avaient des tourterelles de les enlever
?
Il ne visait rien dautre que le fait quil veuille avoir le
temple vide, tout comme sil disait : Jai un droit sur ce temple et
veux y tre seul et avoir seigneurie sur lui. Quest-ce qui est dit
par l ? Ce temple o Dieu veut rgner puissamment selon sa volont,
cest lme de lhomme, quil a forme et cre si exactement gale lui-mme,
comme nous lisons que Notre Seigneur dit : Faisons lhomme selon
notre image et notre ressemblance. Et cest aussi ce quil a fait. Si
gale lui-mme il a fait lme de lhomme quau ciel ni sur terre, parmi
toutes les cratures magnifiques que Dieu a cres si admirablement,
il nen est aucune qui lui soit aussi gale que lme de lhomme
seulement. Cest pourquoi Dieu veut avoir ce temple vide, en sorte
quil ny ait l rien de plus que lui seul. Cen est ainsi parce que ce
temple lui plat tellement ds lors quil lui est si exactement gal et
il se complat tellement dans ce temple chaque fois quil y est
seul.
Or donc, prtez attention maintenant ! Qui taient les gens qui l
achetaient et vendaient, et qui sont-ils encore ? Maintenant
prtez-moi grande attention ! Je ne veux pour ce coup prcher
maintenant qu propos de gens de bien. Nanmoins je veux montrer pour
cette fois qui taient l et qui sont encore les marchands qui
achetaient et vendaient et le font encore, eux que Notre Seigneur
chassa et jeta dehors. En cela il le fait encore tous ceux qui l
achtent et vendent dans ce temple : il nen veut laisser un seul
au-dedans. Voyez, ce sont tous des marchands ceux qui se prservent
de pchs grossiers et seraient volontiers de gens de bien et font
leurs bonnes uvres pour honorer Dieu, comme de jener, veiller,
prier, et quoi que ce soit, toutes sortes duvres bonnes, et ils les
font cependant pour que Notre Seigneur leur donne quelque chose en
retour, ou pour que Dieu leur fasse en retour quelque chose qui
leur soit agrable : ce sont tous des marchands. Il faut lentendre
en ce sens grossier, car ils veulent donner une chose pour lautre,
et veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur. En ce commerce ils
sont tromps. Car tout ce quils ont et tout ce quils sont en mesure
doprer, donneraient-ils pour Dieu tout ce quils ont et se
livreraient-ils pleinement pour Dieu, pour autant Dieu ne serait en
rien de rien tenu envers eux de donner ou de faire, moins quil ne
veuille le faire gratuitement de bon gr. Car ce quils sont ils le
sont de par Dieu et ce quils ont ils lont de par Dieu, et non par
eux-mmes. Cest pourquoi Dieu nest en rien de rien tenu par leurs
uvres et leurs dons, moins que de bon gr il ne veuille le faire de
par sa grce et non en raison de leurs uvres ni en raison de leur
don, car ils ne donnent rien qui soit leur et noprent pas non plus
partir deux-mmes, ainsi que dit Christ lui-mme : Sans moi vous ne
pouvez rien faire. Ce sont des fous fieffs ceux qui veulent ainsi
commercer avec Notre Seigneur ; ils ne connaissent de la vrit que
peu de chose ou rien. Cest pourquoi Notre Seigneur les chassa hors
du temple et les jeta dehors. Il ne se peut que demeure ensemble la
lumire et les tnbres. Dieu est la vrit et une lumire dans soi-mme.
Lors donc que Dieu vient dans ce temple, il rejette au-dehors
lignorance, cest--dire les tnbres, et se rvle soi-mme avec lumire
et avec vrit. Alors les marchands sont partis lorsque la vrit se
trouve connue et la vrit na nulle envie de mercantilisme. Dieu ne
cherche pas ce qui est sien ; dans toutes ses uvres il est dpris et
libre et les opre par juste amour. Ainsi aussi fait cet homme qui
est uni Dieu ; il se tient lui aussi dpris et libre dans toutes ses
uvres, et les opre seulement pour honorer Dieu, et ne recherche pas
ce qui est sien, et Dieu lopre en lui.
Je dis plus encore : Tout le temps que lhomme dans toutes ses
uvres cherche quoi que ce soit de tout ce que Dieu peut avoir donn
ou veut donner, il est gal ces marchands. Veux-tu de mercantilisme
tre pleinement dpris, en sorte que Dieu te laisse dans ce temple,
tu dois [faire] alors tout ce qui est en ton pouvoir dans toutes
tes uvres, cela tu dois le faire limpidement pour une louange de
Dieu, et du dois donc te tenir dpris de cela comme est dpris le
nant qui nest ni ici ni l. Tu ne dois dsirer rien de rien en
retour. Quand tu opres de la sorte, tes uvres sont alors
spirituelles et divines et du coup les marchands sont jets hors du
temple entirement, et Dieu y est seul lorsque lhomme ne vise rien
que Dieu. Voyez, cest ainsi que ce temple est vide de tous les
marchands. Voyez, lhomme qui ne vise ni soi ni rien que seulement
Dieu et lhonneur de Dieu, il est vritablement libre et dpris de
tout mercantilisme dans toutes ses uvres et ne cherche pas ce qui
est sien, tout comme Dieu est dpris dans toutes ses uvres et libre
et ne recherche pas ce qui est sien.
Jai dit en outre que Notre Seigneur dit aux gens qui l avaient
des tourterelles vendre :
Dbarrassez-moi a, enlevez-moi a ! Les gens, il ne les jeta pas
dehors ni ne les rprimanda fortement ; mais il dit avec grande bont
: Dbarrassez-moi a ! , comme sil voulait dire : Ce nest pas mauvais
et pourtant cela dresse des obstacles la vrit limpide.
Ces gens, ce sont tous gens de bien, qui font leur uvre
limpidement pour Dieu et ne cherchent pas en cela ce qui est leur,
et le font pourtant selon le moi propre, selon temps et selon
nombre, selon avant et aprs. Dans ces uvres ils connaissent un
obstacle la vrit suprme selon laquelle ils devraient tre libres et
dpris, tout comme Notre Seigneur Jsus
Christ est libre et dpris et, en tout temps nouveau, sans relche
et hors du temps, se reoit de son Pre cleste et, en ce mme
maintenant, sans relche sengendre parfaitement en retour avec une
louange de gratitude jusquen la grandeur paternelle dans une gale
dignit. Cest ainsi que devrait se tenir lhomme qui voudrait se
trouver rceptif la vrit suprme et vivant l sans avant et sans aprs
et sans tre entrav par toutes els uvres et toutes les images dont
il eut jamais connaissance, dpris et libre, recevant nouveau dans
ce maintenant le don divin et lengendrant en retour sans obstacle
dans cette mme lumire avec une louange de gratitude en Notre
Seigneur Jsus Christ. Ainsi seraient cartes les tourterelles,
cest--dire obstacles et attachement au moi propre en toutes les
uvres qui nanmoins sont bonnes, en quoi lhomme ne cherche rien de
ce qui est sien. Cest pourquoi Notre Seigneur dit avec grande bont
: Enlevez-moi a, dbarrassez-moi a ! , comme sil voulait dire : Cela
est bon, cependant cela dresse des obstacles.
Lors donc que ce temple se trouve vide de tous obstacles que
sont attachement au moi propre et ignorance, alors il reluit de
faon si belle et brille de faon si limpide et claire, par-del tout
ce que Dieu a cr et travers tout ce que Dieu a cr, que personne ne
peut lgaler en clat, si ce nest le Dieu incr seul. Et en juste
vrit, ce temple personne non plus nest gal, si
ce nest le Dieu incr seul. Tout ce qui est au-dessous des anges,
cela ne sgale en rien de rien ce temple. Les anges les plus levs
eux-mmes galent quelque peu ce temple de lme noble, mais pas
pleinement. Quils soient gaux lme en quelque mesure, cest en
connaissance et en amour. Cependant un but leur est fix ; ils ne
peuvent loutrepasser. Lme le peut certes assurment. Une me se
trouverait-elle gale lange le plus lev, [lme] de lhomme qui vivrait
encore dans le temps, lhomme pourrait nanmoins, dans sa libre
capacit, parvenir incomparablement plus haut au-dessus de lange,
nouveau, tout maintenant, sans nombre, cest--dire sans mode et
au-dessus du mode des anges et de tout intellect cr. Et Dieu est
seul libre et incr, et cest pourquoi lui seul lui est gal [= est
gal lme] quant la libert, et non quant au caractre-incr, car elle
est cre. Lorsque lme parvient la lumire sans mlange, elle se
prcipite dans son nant de nant, si loin de quelque chose cr, dans
ce nant de nant, quelle nest aucunement en mesure de revenir, de
par sa force, dans son quelque chose cr. Et Dieu, par son
caractre-incr, soutient son nant de nant et maintient lme dans son
quelque chose de quelque chose. Lme a couru le risque den venir au
nant et ne peut non plus par elle-mme atteindre elle-mme, si loin
de soi elle est alle, et [cela] avant que Dieu ne lait soutenue. Il
faut de ncessit quil en soit ainsi. Car, ainsi que jai dit plus
haut : Jsus tait entr dans le temple et avait jet dehors ceux qui l
achetaient et vendaient, et se mit dire aux autres : Enlevez-moi a
! , et ils lenlevrent. Voyez, il ny avait l plus personne que Jsus
seul, et [il] se mit parler dans le temple. Voyez, tenez-le pour
vrai : quelquun dautre que Jsus seul veut-il discourir dans le
temple, cest--dire dans lme, alors Jsus se tait, comme sil ntait
pas chez lui, et il nest certes pas chez lui dans lme quand elle a
des htes trangers avec lesquels elle sentretient.
Mais Jsus doit-il discourir dans lme, alors il faut quelle soit
seule et il faut quelle-mme se taise, si elle doit entendre Jsus
discourir. Ah, il entre alors et commence parler. Que dit le
Seigneur Jsus ? Il dit ce quil est. Quest-il donc ? Il est une
Parole du Pre. Dans cette mme Parole le Pre se dit soi-mme et toute
la nature divine et toute ce que Dieu est, tel aussi quil la connat
[= la Parole], et il la connat telle quelle est. Et parce quil est
parfait dans sa connaissance et dans sa puissance, de l il est
galement parfait dans son dire. En disant la Parole, il se dit et
[dit] toutes choses dans une autre Personne, et lui donne la mme
nature quil a lui-mme, et dit dans la mme Parole tous les esprits
dous dintellect, gaux cette mme Parole selon limage, en tant quelle
demeure lintrieur, [mais] selon quelle luit au dehors, en tant que
tout un chacun est prs de lui-mme, non gaux en toute manire cette
mme Parole, plutt : ils ont reu la capacit de recevoir galit par
grce de cette mme Parole ; et cette mme Parole, telle quelle est en
elle-mme, le Pre la dite toute, la Parole et toute ce qui est dans
cette Parole.
Le Pre ayant dit cela, quest-ce donc que Jsus dit dans lme ?
Comme je lai dit : Le Pre dit la Parole et dit dans la Parole et
non autrement, et Jsus dit dans lme. Le mode de son dire, cest quil
se rvle soi-mme et tout ce que le Pre a dit dans lui, selon le mode
o lesprit est rceptif. Il rvle la seigneurie paternelle dans
lesprit dans une puissance gale sans mesure. Quand lesprit reoit
cette puissance dans le Fils et par le Fils, il devient puissant
dans toute sorte de progrs, en sorte quil devient gal et puissant
dans toutes vertus et dans toute limpidit parfaite, de telle manire
que flicit ni souffrance ni rien de ce que Dieu a cr dans le temps
ne peut troubler cet homme, quil ne demeure puissamment en cela
comme dans une force divine en regard de laquelle toutes choses
sont petites et sans pouvoir.
En second lieu, Jsus se rvle dans lme avec une sagesse sans
mesure, qui est lui-mme, dans cette sagesse le Pre se connat
soi-mme avec toute sa seigneurie paternelle et cette mme Parole qui
est aussi la sagesse mme et toute ce qui est dedans comme tant le
mme un. Lorsque cette sagesse se trouve unie lme, alors tout doute
et toute erreur et toutes tnbres lui sont pleinement ts et [elle]
est pose dans une lumire claire limpide qui est Dieu mme, ainsi que
dit le prophte : Seigneur, dans ta lumire on connatra la lumire.
Alors cest Dieu avec Dieu qui se trouve connu dans lme ; alors elle
connat avec cette sagesse soi-mme et toute chose, et cette mme
sagesse elle la connat avec lui-mme, et cest avec la mme sagesse
quelle connat la seigneurie paternelle dans sa puissance gnratrice
fconde, et ltantit essentielle selon la simple unicit sans aucune
diffrence.
Jsus se rvle aussi avec une douceur et richesse incommensurables
qui sourd de la force de lEsprit Saint et sourd avec surabondance
et flue avec pleine richesse et douceur en flux surabondant dans
tous les curs rceptifs. Lorsque Jsus se rvle avec cette richesse et
avec cette douceur et sunit lme, avec cette richesse et avec cette
douceur lme flue alors de retour dans soi-mme et hors de soi-mme et
au-dessus de soi-mme et au-dessus de toutes choses, par grce, avec
puissance, sans intermdiaire, dans son premier commencement. Alors
lhomme extrieur est obissant son homme intrieur jusqu sa mort, et
est alors en paix constante dans le service de Dieu en tout temps.
Pour quaussi Jsus doive ncessairement venir en nous et jeter dehors
et enlever tous obstacles et nous fasse un comme il est un, un Dieu
avec le Pre et avec lEsprit Saint, pour que donc nous devenions et
demeurions ternellement un avec lui, qu cela Dieu nous aide.
Amen.
Sermon 2
Intravit Jesus in quoddam castellum
et mulier quaedam, Martha nomine,
excepit illum in domun suam. Lucae II.
Jai dit un petit mot, dabord en latin, qui se trouve crit dans
lvangile et qui, traduit, dit ceci : Notre Seigneur Jsus Christ
monta un petit chteau fort et fut reu par une vierge qui
tait une femme.
Et bien, prtez maintenant attention avec zle ce mot : il faut de
ncessit quait t une vierge ltre humain par qui Jsus fut reu. Vierge
veut dire rien moins quun tre humain qui est dpris de toutes images
trangres, aussi dpris quil ltait alors quil ntait pas. Voyez, on
pourrait maintenant demander comment ltre humain qui est n et en
est arriv une vie intellectuelle, comment peut-il tre aussi dpris
de toutes images que lorsquil ntait pas, alors quil sait beaucoup,
toutes choses qui sont des images ; comment peut-il alors tre
dpris? Prtez attention maintenant la distinction que je veux vous
exposer. Serais-je ce point dou dintellect quen moi se trouveraient
sous mode intellectuel toutes les images que tous les hommes ont
jamais accueillies et qui se trouvent en Dieu mme, serais-je sans
attachement propre au point que daucune je ne me sois saisi avec
attachement propre dans le faire ou dans lomettre, par anticipation
ni par atermoiement, plus : au point que dans ce maintenant prsent
je me tienne libre et dpris en vue de la trs chre volont de Dieu et
pour laccomplir sans relche, en vrit je serais alors vierge sans
entraves daucune image, aussi vraiment que jtais alors que je ntais
pas.
Je dis en outre : Que ltre humain soit vierge, voil qui ne lui
te rien de rien de toutes les uvres quil a jamais faites ; il se
tient l virginal et libre sans aucune entrave en regard de la vrit
suprme, comme Jsus est dpris et libre, et en lui-mme virginal. De
ce que disent les matres, que seules les choses gales sont capables
dunion, il suit quil faut que soit intact, vierge, ltre humain qui
doit accueillir Jsus virginal.
Prtez attention maintenant et considrez avec zle ! Si ltre
humain tait vierge pour toujours, aucun fruit ne proviendrait de
lui. Doit-il devenir fcond, il lui faut de ncessit tre une femme.
Femme est le mot le plus noble que lon peut attribuer lme et est
bien plus noble que vierge. Que ltre humain reoive Dieu en lui,
cest bien, et dans cette rceptivit il est intact. Mais que Dieu
devienne fcond en lui, cest mieux ; car la fcondit du don est la
seule gratitude pour le don, et lesprit est une femme dans la
gratitude qui engendre en retour l o pour Dieu il engendre Jsus en
retour dans le cur paternel.
Bien des dons de prix sont reus dans la virginit sans tre
engendrs en retour dans la fcondit de la femme avec louange de
gratitude en Dieu. Ces dons se gtent et vont tous au nant, en sorte
que ltre humain nen devient jamais plus heureux ni meilleur. Alors
sa virginit ne lui sert de rien, parce qu la virginit il nadjoint
pas dtre une femme en toute fcondit. Cest l que gt le dommage. Cest
pourquoi jai dit : Jsus monta un petit chteau fort et fut reu par
une vierge qui tait une femme. Voil qui doit tre de ncessit,a ainsi
que je vous lai expos.
Epoux sont ceux qui donnent peine plus dun fruit lan. Mais
autres les poux que je vise en loccurrence : tous ceux qui avec
attachement propre sont lis aux prires, aux jenes, aux veilles et
toutes sortes dexercices intrieurs et mortifications. Un
attachement propre quel quil soit quelque uvre que ce soit, qui
enlve la libert dattendre Dieu dans ce maintenant prsent et de le
suivre lui seul dans la lumire avec laquelle il tinciterait faire
et lcher prise, libre et neuf tout moment, comme si tu navais ni ne
voulais ni ne pouvais rien dautre : un attachement propre ou un
projet duvre, quels quils soient, qui tenlvent cette libert neuve
en tout temps, voil ce que jappelle maintenant une anne ; car
[alors] ton me ne donne aucun fruit moins que davoir accompli luvre
que tu as entreprise avec attachement propre, et tu nas confiance
ni en Dieu ni en toi-mme moins que davoir accompli ton uvre que tu
as conue avec attachement propre ; faute de quoi tu ne jouis
daucune paix. Cest pourquoi aussi tu ne donnes aucun fruit moins
que davoir fait ton uvre. Cest cela que je pose comme une anne, et
le fruit est cependant minime car il a procd dattachement propre
luvre et non de libert. Ceux-l, je les appelle poux, car ils sont
lis lattachement propre. Ceux-l donnent peu de fruit, et ce fruit
mme est cependant minime, ainsi que je lai dit[footnoteRef:-1].
[-1: Lattachement propre (eigenschaft) est lexact antitype du
dtachement (abegescheidenheit), seul garant decette libert neuve en
tout temps qui signe la fcondit de luvre.]
Une vierge qui est une femme, celle-l est libre et non lie sans
attachement propre, elle est en tout temps galement proche de Dieu
et delle-mme. Elle donne beaucoup de fruits, et ils sont grands, ni
plus ni moins que Dieu lui-mme. Ce fruit et cette naissance, cest
cela que cette vierge qui est une femme fait natre, et elle donne
du fruit tous les jours cent fois ou mille fois et mme au-del de
tout nombre, enfantant et devenant fconde partir du fond le plus
noble ; pour mieux le dire : Oui, partir du mme fond partir duquel
le Pre enfante sa Parole ternelle, partir de l elle devient fconde
co-engendrante. Car Jsus, la lumire et le reflet du cur paternel
ainsi que dit saint Paul, quil est une gloire et un reflet du cur
paternel , ce Jsus est uni elle et elle lui, et elle brille et
rayonne avec lui comme un unique Un et comme une lumire limpide et
claire dans le cur paternel.
Jai dit aussi en outre quil est une puissance[footnoteRef:0]
dans lme que ne touchent temps ni chair ; elle flue hors de lesprit
et demeure dans lesprit et est en toute manire spirituelle. Dans
cette puissance Dieu toujours verdoie et fleurit dans toute la
flicit et dans toute la gloire quil est en lui-mme. L est telle
flicit du cur et si inconcevablement grande flicit que personne ne
peut le dire de faon plnire. Car le Pre ternel engendre son Fils
ternel sans relche, de sorte que cette puissance co-engendre le
Fils du Pre et soi-mme comme le mme Fils dans lunique puissance du
Pre. Un homme aurait-il tout un royaume et tous les biens de la
terre et les abandonnerait-il simplement en vue de Dieu et
deviendrait-il lun des hommes les plus pauvres qui aient jamais vcu
sur terre, et Dieu lui donnerait-il alors autant souffrir quil le
donna jamais un homme, et souffrirait-il tout cela jusqu sa mort,
et Dieu lui donnerait-il alors une seule fois de contempler dun
regard la faon dont il est dans cette puissance : sa flicit serait
si grande que toute cette peine et pauvret serait encore trop
minime. Oui, mme si aprs cela Dieu ne lui donnait jamais le royaume
du ciel, il aurait pourtant reu un salaire par trop grand par
rapport tout ce quil aurait jamais endur ; car Dieu est dans cette
puissance comme dans linstant ternel. Lesprit serait-il en tout
temps uni Dieu dans cette puissance que lhomme ne pourrait vieillir
; car linstant o Dieu cra le premier homme et linstant o le dernier
homme doit disparatre et linstant o je parle sont gaux en Dieu et
ne sont rien quun instant. Voyez maintenant, cet homme habite dans
une seule lumire avec Dieu ; cest pourquoi ne sont en lui ni peine
ni succession, mais une gale ternit. Cet homme est dlivr en vrit de
tout tonnement, et toutes choses se trouvent en lui de faon
essentielle. Cest pourquoi il ne reoit rien de nouveau des choses
venir ni daucun hasard, car il habite dans un instant en tout temps
nouveau sans relche. Telle est la souverainet divine dans cette
puissance. [0: Il sagit de lintellect, la puissance la plus leve de
lme, en laquelle Dieu engendre son Fils et qui le co-engendre avec
lui.]
Il est encore une puissance qui est galement
incorporelle[footnoteRef:1] ; elle flue hors de lesprit et demeure
dans lesprit et est en toute manire spirituelle. Dans cette
puissance Dieu sans relche arde et brle avec toute sa richesse,
avec toute sa douceur et avec toutes ses dlices. En vrit, dans
cette puissance est si grande flicit et dlices si grandes, sans
mesure, que personne ne peut en parler ni le rvler pleinement. Mais
je dis : Y aurait-il un seul homme qui l un instant contemplerait
intellectuellement les dlices et la flicit qui sy trouvent : tout
ce quil pourrait ptir que Dieu aurait voulu quil ptisse, cela lui
serait tout entier peu de chose, et mme rien de rien ; je dis plus
encore : Cela lui serait en toute manire une flicit et une
satisfaction. [1: Souvent prsente comme seconde, la volont est ici
voque exactement dans les mmes termes que lintellect.]
Veux-tu savoir vraiment si ta souffrance est tienne ou bien de
Dieu, tu dois le dceler daprs ceci : souffres-tu cause de ta volont
propre, en quelque manire que ce soit, souffrir te fait mal et test
lourd porter. Mais souffres-tu cause de Dieu et de Dieu seul,
souffrir ne te fait pas de mal et ne test pas lourd, car cest Dieu
qui porte le fardeau. En bonne vrit ! Y aurait-il un homme qui
voudrait souffrir de par Dieu et purement pour Dieu seul, et si
sabattait sur lui tout le souffrir que tous les hommes aient jamais
pti et que le monde entier en partage, cela ne lui ferait pas mal
ni ne lui serait lourd, car cest Dieu qui porterait le fardeau. Si
lon me mettait un quintal sur la nuque et quensuite ce soit un
autre qui le soutienne sur ma nuque, jen chargerais cent aussi
volontiers que un, car cela ne me serait lourd ni ne me ferait mal.
Dit brivement : ce que lhomme ptit de par Dieu et pour Dieu seul,
cela Dieu le lui rend lger et doux, ainsi que je lai dit au
commencement par quoi nous commenmes notre sermon : Jsus monta un
petit chteau fort et fut reu par une vierge qui tait une femme.
Pourquoi ? Il fallait de ncessit quelle soit une vierge et aussi
une femme. Maintenant je vous ai dit que Jsus fut reu ; mais je ne
vous ai pas dit ce quest le petit chteau fort, ce pour quoi je veux
maintenant parler[footnoteRef:2]. [2: Le petit chteau fort dsigne
de faon image le lieu intrieur, au-del de la volont et de
lintellect mme, par quoi lhomme est un avec la dit.]
Jai dit parfois quil est une puissance dans lesprit qui seule
est libre[footnoteRef:3]. Parfois jai dit que cest un rempart de
lesprit ; parfois jai dit que cest une lumire de lesprit ; parfois
jai dit que cest une petite tincelle. Mais je dis maintenant : Ce
nest ni ceci ni cela ; pourtant cest un quelque chose qui est plus
lev au-dessus de ceci et de cela que le ciel au-dessus de la terre.
Cest pourquoi je le nomme maintenant de plus noble manire que je ne
lai jamais nomm, et il se rit de la noblesse et de la manire et est
au-dessus de cela. Il est libre de tous noms dmuni de toutes
formes, dpris et libre tout comme Dieu est dpris et libre en
lui-mme. Il est aussi pleinement un et simple que Dieu est un et
simple, de sorte que daucune manire lon ne peut y jeter le regard.
La mme puissance[footnoteRef:4] dont jai parl, l o Dieu fleurit et
verdoie avec toute sa dit et lesprit en Dieu, dans cette mme
puissance le Pre engendre son Fils unique aussi vraiment que dans
lui-mme, car il vit vraiment dans cette puissance, et lesprit
engendre avec le Pre ce mme Fils unique et soi-mme [comme] le mme
Fils, et est le mme Fils dans cette lumire et est la vrit. Si vous
pouviez voir avec mon cur, vous comprendriez bien ce que je dis,
car cest vrai et la vrit le dit elle-mme. [3: Lintellect] [4:
Lintellect]
Voyez, prtez maintenant attention ! Si un et simple par del tout
mode est ce petit chteau fort dans lme dont je parle et que je vise
que cette noble puissance dont jai parl nest pas digne de jamais
jeter une seule fois un regard dans ce petit chteau fort, ni non
plus cette autre puissance[footnoteRef:5] dont jai parl o Dieu arde
et brle avec toute sa richesse et avec toutes ses dlices, elle ne
se risquera pas y jeter jamais un regard ; si vraiment un et simple
est ce petit chteau fort, et si lev par del tout mode et toutes
puissances est cet unique Un quen lui jamais puissance ni mode ne
peut jeter un regard, pas mme Dieu. En bonne vrit et aussi vrai que
Dieu vit ! Dieu lui-mme jamais ny jette un instant le regard et ny
a jamais encore jet le regard dans la mesure o il se possde selon
le mode et la proprit de ses personnes. Voil qui est facile
comprendre, car cet unique Un est sans mode et sans proprit. Et
cest pourquoi : Dieu doit-il jamais y jeter un regard, cela lui
cote ncessairement tous ses noms divins et sa proprit personnelle ;
cela, il lui faut le laisser totalement lextrieur sil doit jamais y
jeter un regard. Mais cest en tant quil est simplement Un, sans
quelque mode ni proprit : l il nest dans ce sens Pre ni Fils ni
Esprit Saint et est pourtant un quelque chose qui nest ni ceci ni
cela[footnoteRef:6]. [5: La volont] [6: Dieu ne peut engendrer son
Fils dans lme que parce que lme, au-del de ses puissances, est une
avec ladit, elle-mme au-del des Personnes.]
Voyez, cest pour autant quil est un et simple quil pntre dans le
un que l je nomme un petit chteau fort dans lme, et autrement il ny
pntrerait en aucune manire ; mais ce nest quainsi quil y pntre et y
demeure. Cest par cette partie que lme est gale Dieu, et pas
autrement. Ce que je vous ai dit, cest vrai ; de quoi je vous donne
la vrit pour tmoin et mon me en gage.
Pour que nous soyons un tel petit chteau fort dans lequel Jsus
monte et se trouve reu et demeure ternellement en nous de la manire
que jai dite, qu cela Dieu nous aide. Amen.
Sermon 3
Nunc scio vere,
quia misit Dominus angelum suum
Quand Pierre, par la puissance du Dieu trs-haut, se trouva libr
des liens de sa prison, il dit :
Maintenant je sais vraiment que Dieu ma envoy son ange et ma
sauv de la puissance dHrode et des mains des
ennemis.[footnoteRef:7] [7: Ac 12, 11]
Maintenant nous inversons cette parole et disons : Parce que
Dieu ma envoy son ange, je connais vraiment. Pierre veut dire
connaissance[footnoteRef:8]. Quant moi, je lai dit souvent :
Connaissance et intellect unissent lme Dieu[footnoteRef:9].
Intellect fait tomber dans ltre limpide, connaissance court en
avant, elle court en avant et fait sa perce pour que l se trouve
engendr le Fils unique de Dieu. Notre Seigneur dit en Matthieu que
personne ne connat le Pre si ce nest le Fils[footnoteRef:10]. Les
matres disent [que] connaissance tient dans
ressemblance[footnoteRef:11]. [8: Les clefs, signe distinctif de
laptre Pierre, symbolisent le pouvoir douvrir ce qui tait ferm.
Ainsi de laconnaissance, comme pouvoir daccder lconomie du vrai.]
[9: einigent die sle in got : lme trouve son unit avec elle-mme et
avec Dieu dans le mouvement qui la portevers lui] [10: Mt 11, 27]
[11: Un adage scolastique hrit dAristote et de sa tradition
souligne quil ny a connaissance que du mme au mme (cf. Aristote, De
anima I c. 2, 404b 17)]
Certains matres disent [que] lme est faites de toutes choses,
car elle a une possibilit dentendre toutes choses. Cela parat fou
et cest pourtant vrai. Les matres disent : Ce que je dois connatre,
il me faut que ce me soit pleinement prsent et gal ma connaissance.
Les saints disent que dans le Pre est puissance et galit dans le
Fils et union dans le Saint Esprit.
Cest parce que le Pre est pleinement prsent au Fils et Fils
pleinement gal lui que personne ne connat le Pre si ce nest le
Fils.
Or Pierre dit : Maintenant je connais vraiment. Do connat-on
vraiment ? De ce que cest une lumire divine qui ne trompe personne.
Dautre part, de ce que lon connat l nment et limpidement et sans
voile aucun. Cest pourquoi Paul dit : Dieu habite dans une lumire
laquelle il nest point accs. Les matres disent [que] la sagesse que
nous apprenons ici bas doit nous demeurer l-bas. Alors que Paul dit
[qu] elle doit passer. Un matre dit : Connaissance limpide, bien
que dans ce corps, recle si grande joie en elle-mme que la joie de
toutes les cres est exactement comme un nant en regard de la joie
que comporte connaissance limpide. Cependant, si noble quelle soit,
elle est pourtant une contingence ; et aussi infime est une petite
parole en regard du monde entier, aussi infime est toute la sagesse
que nous pouvons apprendre ici-bas en regard de la vrit limpide
nue. Cest pourquoi Paul dit [qu] elle doit passer. Que si pourtant
elle demeure, elle en vient justement tre une [sagesse] folle, et
comme tant nant en regard de la vrit nue que lon connat l-bas. La
troisime raison pour laquelle on connat l vraiment, la voici : les
choses quici bas lon voit sujettes mutation, on les connat l-bas
immuables et on les prend l telles quelles sont pleinement
indivises et proches les unes des autres ; car ce qui ici-bas est
loin, l-bas est proche, car toute choses sont l-bas prsentes. Ce
qui doit arriver au premier et au dernier jour est l-bas
prsent.
Maintenant je sais vraiment que Dieu ma envoy son ange. Lorsque
Dieu envoie son ange lme, elle devient alors vraiment connaissante.
Ce nest pas en vain que Dieu a confi saint Pierre la clef, car
Pierre veut dire connaissance ; car connaissance la clef qui ouvre
et pntre et fait sa perce et trouve Dieu nment, et dit alors sa
compagne, la volont, ce quelle a possd, bien que pourtant elle ait
eu auparavant la volont[footnoteRef:12] ; car ce que je veux, je le
recherche. Connaissance marche devant. Elle est une princesse et
recherche seigneurie au plus lev et au plus limpide, et le transmet
lme et lme la nature et la nature aux sens corporels. Lme est si
noble en ce quelle a de plus lev et de plus limpide que les matres
ne peuvent lui trouver de nom. Ils disent delle me [footnoteRef:13]
parce que cest elle qui donne tre au corps. Or les matres disent
quau plus prs du premier surgissement[footnoteRef:14] de la dit, o
le Fils surgit du Pre, alors lange est faonn selon Dieu au plus
prs. Cest bien vrai : lme est faonne selon Dieu en sa partie
suprieure ; mais lange est une image plus proche de Dieu. Tout ce
qui est de lange, cela est faonn selon Dieu. Cest pourquoi lange se
trouve envoy lme afin quil la ramne cette mme image selon laquelle
il est faonn ; car connaissance provient dgalit. Comme donc lme a
une capacit de connatre toutes choses, elle ne gote aucun repos
quelle ne parvienne dans la premire image o toutes choses sont un
et cest l quelle gote le repos, cest--dire en Dieu. En Dieu nulle
crature nest plus noble que lautre. [12: Cest la volont qui dabord
met lintellect en mouvement ; elle reoit communication en retour
des biens en possession desquels celui-ci est entr.] [13:
Cest--dire la puissance qui anime] [14: zbruch : jaillissement]
Les matres disent[footnoteRef:15] : Etre et connaissance sont
tout un, car ce qui nest pas, on ne le connat pas non plus ; ce qui
a le plus dtre, on le connat aussi le plus. Comme donc Dieu a un
tre surminent, pour cette raison il surpasse toute connaissance,
selon que jai dit avant-hier dans mon dernier sermon que lme se
trouve faonne intrieurement[footnoteRef:16] dans la limpidit
premire, dans limpression de lessentialit[footnoteRef:17] limpide,
o elle gote Dieu avant quil ne revte vrit ou cognoscibilit, l o
toute nomination est dpose : l elle connat le plus limpidement, l
elle se saisit de ltre mesure gale. Cest pourquoi Paul dit : Dieu
habite dans une lumire laquelle il nest point daccs. Il a
inhabitation dans sa propre essentialit limpide, l o il nest rien
qui sajoute. Ce qui a contingence, il faut que ce soit cart. Il est
un limpide setenir-dans-soi-mme, l o il ny a ni ceci ni cela ; car
ce qui est en Dieu, cela est Dieu[footnoteRef:18]. Un matre paen
dit : Les puissances qui planent au-dessus de Dieu ont un habiter
en Dieu, et bien quelles aient un limpide se-tenir-dans-soi-mme,
elles ont cependant un inhabiter dans celui qui na ni commencement
ni fin ; car en Dieu rien dtranger ne peut tomber. De quoi vous
avez tmoignage par le ciel : il ne peut recevoir aucune impression
trangre selon un modetranger. [15: Thomas dAquin, Sum. Theol. Ia,
q. 16 a. 3] [16: ingebildet : lorsque limage de Dieu se trouve
grave en lme.] [17: weselcheit] [18: 20 Cette proposition simplifie
sous cette forme tout ce qui est est Dieu a t retenue contre
Eckhart dans le deuxime acte daccusation lors du procs de Cologne.
Loin dexprimer un panthisme immdiat, la prsente affirmation
contient que toute crature reoit ltre de Dieu sans adjonction ni
mlange daucune sorte.]
Ainsi advient-il : ce qui vient Dieu, cela se trouve transform ;
si pitre que ce soit, le portons-nous Dieu, il chappe soi-mme. De
quoi vous avez une comparaison : si jai la sagesse, je ne la suis
pas moi-mme. Je peux acqurir la sagesse, je peux aussi la perdre.
Mais ce qui est en Dieu est Dieu ; cela ne peut lui chapper. Cela
se trouve insrer dans la nature divine, car nature divine est si
puissante que ce qui sy trouve mis sy trouve pleinement insr ou
demeure pleinement au dehors. Or notez la merveille ! Puisque Dieu
transforme dans soi chose si pitre, quimaginez-vous donc quil fera
lme quil a honore de sa propre image[footnoteRef:19] ? [19: Toute
la promesse faite lhomme est ici contenue dans le rappel de ce type
didentit par limage de Dieu en laquelle il est constitu
foncirement. Tel est lessentiel de la doctrine eckhartienne.]
Pour qu cela nous parvenions, qu cela Dieu nous aide. Amen.
Sermon 4
Omne datum optimun et omne donum
Perfectum desursum est. Jacobi I
Saint Jacques dit dans lptre : Le don le meilleur et [la]
perfection descendent den haut du
Pre des lumires.
Or notez-le ! Vous devez savoir ceci : les hommes qui se
laissent en Dieu[footnoteRef:20] et cherchent seulement sa volont
en tout zle, quoi que Dieu donne lhomme, cela est le meilleur ;
quant toi, sois aussi certain de cela que tu les de ce que Dieu
vit, quil faut de ncessit que cela soit le meilleur, et quil ne
peut y avoir aucun autre mode qui serait meilleur. Que sil se
trouve pourtant que quelque chose autre paraisse meilleure, elle ne
te serait pourtant pas aussi bonne, car Dieu veut ce mode et non un
autre mode, et ce mode il faut de ncessit quil te soit le meilleur
mode. Que ce soit maladie ou pauvret ou faim ou soif ou quoi que ce
soit que Dieu tinflige ou ne tinflige pas, ou quoi que Dieu te
donne ou ne te donne pas, tout cela est pour toi le meilleur ; que
ce soit ferveur ou intriorit, que tu naies aucune des deux, et quoi
que tu aies ou naies pas : mets-toi exactement dans cette
disposition que tu vises lhonneur de Dieu en toutes choses, et quoi
quil te fasse alors, cest l le meilleur. [20: Die sich ze gote
lzent : qui se laisse tomber en Dieu, qui sen remettent Dieu.]
Or tu pourrais peut-tre dire : Comment est-ce que je sais si
cest la volont de Dieu ou non ? Sachez-le : si ce ntait volont de
Dieu, ce ne serait pas non plus. Tu nas ni maladie ni rien de rien
que Dieu ne le veuille. Et lorsque que tu sais que cest volont de
Dieu, tu devrais avoir en cela tant de plaisir et de satisfaction
que tu nestimerais aucune peine comme peine ; mme si cela en venait
au plus extrme de la peine, prouverais-tu la moindre peine ou
souffrance, alors ce nest pas du tout dans lordre ; car tu dois le
recevoir de Dieu comme ce quil y a de meilleur, car il faut de
ncessit que ce te soit ce quil y a de meilleur. Car ltre de Dieu
tient en ce quil veut le meilleur. Cest pourquoi je dois le vouloir
aussi et aucune chose ne doit magrer davantage. Y aurait-il un
homme auquel en tout zle je voudrais plaire, saurais-je alors pour
de vrai que je plairais davantage cet homme dans un vtement gris
quen un autre, si bon quil soit pourtant, aucun doute que ce
vtement me serait plus plaisant et plus agrable quaucun autre, si
bon quil soit pourtant. Serait-ce que je veuille plaire quelquun,
si je savais alors quil prendrait plaisir que ce soit des paroles
ou des uvres, cest cela que je ferais et pas autre chose. Eh bien,
prouvez-vous vous-mmes ce quil en va de votre amour ! Si vous
aimiez Dieu, aucune chose ne pourrait vous tre plus plaisante que
ce qui lui plairait le mieux et que sa volont accomplie le plus
compltement en nous. Si lourds paraissent la peine ou le prjudice,
si tu nas pas en cela aussi grand plaisir, alors ce nest pas dans
lordre.
Jai coutume souvent de dire un petit mot, et il est vrai aussi :
Nous crions tous les jours et clamons dans le Pater Noster :
Seigneur, que ta volont advienne ! Lorsque ensuite sa volont
advient, nous voulons nous mettre en colre, et sa volont ne nous
satisfait pas. Alors que quoi quil fasse cela devrait nous plaire
le mieux. Ceux donc qui le reoivent comme le meilleur demeurent en
toutes choses dans une paix totale. Or il vous semble parfois et
vous le dites : Ah, serait-ce arriv autrement que ce serait mieux .
Aussi longtemps quil te semble de la sorte, jamais tu nacquerras la
paix. Tu dois le recevoir comme le meilleur. Cest l le premier sens
de ce mot.
Il est encore un autre sens, notez-le avec zle ! Il dit Tout
don. Ce qui est le meilleur et le plus haut, ce sont les dons au
sens propre et au sens le plus propre de tous. Dieu ne donne rien
aussi volontiers que de grands dons. Jai dit une fois en ce lieu
que Dieu pardonne mme plus volontiers de grands pchs que des
petits. Et plus ils sont grands, plus volontiers il les pardonne et
plus vite. Et il en est tout fait ainsi en ce qui concerne grce et
don et vertu : plus ils sont grands, plus volontiers il les donne ;
car sa nature tient en ce quil donne de grandes choses. Et cest
pourquoi meilleures sont les choses plus il y en a. Les cratures
les plus nobles, ce sont les anges, et ils sont pleinement dous
dintellect et nont pas de corporit en eux, et ils sont les plus
nombreux de tous et il en est plus que le nombre de toutes choses
corporelles. Ce sont les grandes choses qui sappellent proprement
parler dons, et qui lui sont les plus propres et les plus
intimes.
Jai dit une fois : Ce qui proprement parler est mme de se
trouver exprim en mots, il faut que cela provienne de lintrieur et
se meuve de par la forme intrieure, et ne pntre pas de lextrieur,
plutt : cest de lintrieur quil doit procder. Cela vit proprement
parler dans le plus intime de lme. Cest l que toutes choses te sont
prsentes et intrieurement vivantes et en recherche et sont au mieux
et sont au plus lev. Pourquoi nen trouves-tu rien ? Parce que tu
nes pas l chez toi. Plus noble est la chose, plus elle est commune.
Le sens, je lai en commun avec les animaux, et la vie mest commune
avec les arbres. Ltre mest encore plus intrieur, je lai en commun
avec toutes les cratures. Le ciel est plus vaste que tout ce qui
est au-dessous de lui ; cest pourquoi aussi il est plus noble. Plus
nobles sont les choses, plus vastes et plus communes elles sont.
Lamour est noble, parce quil est commun.
Parat difficile ce que Notre Seigneur a command, que lon doive
aimer son frre chrtien comme soi-mme. Ce que disent communment des
gens grossiers, cest que ce devrait tre ainsi : on devrait les
aimer eu gard au bien dont on saime soi-mme. Non, ce nest pas
ainsi. On doit les aimer autant que soi-mme, et cela nest pas
difficile. Veuillez bien le noter, amour est plus digne de
rcompense quun commandement. Le commandement semble difficile, et
la rcompense est dsirable. Qui aime Dieu comme il doit laimer et
aussi comme il faut quil laime, quil le veuille ou ne le veuille
pas, et comment laiment toutes les cratures, il lui faut aimer son
prochain comme soi-mme et se rjouir de ses joies et dsirer son
honneur autant que son honneur propre, et ltranger comme lun des
siens. Et cest ainsi que lhomme est en tout temps en joie, en
honneur et en prosprit, ainsi est-il exactement comme dans le
royaume des cieux, et cest ainsi quil a davantage de joie que sil
se rjouissait uniquement de son bien. Et sachez-le dans la vrit :
ton propre honneur tapportet-il plus de satisfaction que celui dun
autre, alors cest injuste pour lui.
Sache que si tu cherches quelque chose de ce qui est tien, tu ne
trouveras jamais Dieu, car tu ne cherches pas Dieu de faon limpide.
Tu cherches quelque chose en mme temps que Dieu, et fait justement
comme si tu faisais de Dieu une chandelle avec laquelle on cherche
quelque chose ; et lorsque lon trouve les choses que lon cherche,
alors on jette de ct les chandelles. Ainsi fais-tu : quoi que tu
cherches en mme temps que Dieu, cest nant, quoi que ce soit par
ailleurs, que ce soit profit ou rcompense ou intriorit ou quoi que
ce soit ; tu cherches nant, cest pourquoi aussi tu trouves nant.
Que tu trouves nant cela na pas dautre cause que le fait que tu
recherches nant. Toutes cratures sont un limpide nant. Je ne dis
pas quelles sont petites ou sont quelque chose : elles sont un
limpide nant. Ce qui na pas dtre, cela est nant. Toutes les
cratures nont pas dtre, car leur tre tient la prsence de Dieu. Dieu
se dtournerait-il un instant de toutes les cratures, elles
deviendraient nant. Jai dit parfois, et cest bien vrai : Qui
prendrait le monde entier en mme temps que Dieu naurait pas
davantage que sil navait que Dieu. Toutes les cratures nont pas
davantage sans Dieu que naurait une mouche sans Dieu, de faon
exactement gale, ni moins ni plus[footnoteRef:21]. [21: Parce que
ltre des cratures est celui mme de Dieu, en regard de Dieu elles
sont nant comme est nant ce qui prtendrait sajouter Dieu.]
Et bien notez maintenant un mot vrai ! Un homme donnerait-il
mille marks dor, pour quavec cela on fasse glises et clotres, ce
serait une grande chose. Nanmoins, il aurait donn beaucoup plus
celui qui pourrait tenir mille marks dor pour rien ; il aurait de
loin fait plus que lautre. Lorsque Dieu cra toutes les cratures,
elles taient si pitoyables et si troites quil ne pouvait se mouvoir
en elles. Pourtant il fit lme si gale lui et si semblable de
mesure, afin quil pt se donner lme ; car quoi quil lui donnerait
dautre, elle lestimerait nant. Il faut que Dieu se donne lui-mme
moi en propre, tel quil est soi-mme, ou bien rien ne mest imparti
ni na de saveur pour moi. Celui donc qui doit le recevoir
pleinement, il lui faut pleinement stre donn soi-mme et tre sorti
de soi-mme ; celui-l reoit de Dieu dans lgalit tout ce quil a,
autant en propre quil le possde lui-mme et Notre Dame et tous ceux
qui sont dans le royaume des cieux : cela leur appartient de faon
aussi gale et autant en propre. Ceux donc qui dans lgalit sont
sortis et se sont livrs eux-mmes, ceux-l doivent aussi recevoir
dans lgalit, et non pas moins.
La troisime parole est du Pre des lumires . Par le mot Pre , on
entend filiation, et le mort Pre dnote un engendrer limpide et est
une vie de toutes choses. Le Pre engendre son Fils dans
lentendement ternel, et donc le Pre engendre son Fils dans lme
comme dans sa nature propre et [l] engendre dans lme en propre, et
son tre dpend de ce quil engendre son Fils dans lme, que ce lui
soit doux ou amer. On me demanda une fois, que fait le Pre dans le
Ciel ? Je dis alors : Il engendre son Fils, et cette uvre lui est
si agrable et lui plat tellement que jamais il ne fait autre chose
que dengendrer son Fils, et tous deux font fleurir le Saint Esprit.
L o le Pre engendre son Fils en moi, l je suis le mme Fils et non
un autre ; nous sommes certes un autre en humanit, mais l je suis
le mme Fils et non un autre. L o nous sommes fils, l nous sommes de
vritables hritiers. Qui connat la vrit sait bien que le mot Pre
porte en soi un engendrer limpide et le fait davoir de fils. Cest
pourquoi nous sommes ici dans ce Fils et sommes de mme Fils.
Or notez cette parole : Il viennent den haut. Or je viens de
vous le dire : Qui veut recevoir den haut, il lui faut de ncessit
tre en bas, en vritable humilit. Et sachez-le dans la vrit : qui
nest pas totalement en bas, il ne lui adviendra rien de rien et il
ne reoit rien non plus, si petit que cela puisse tre jamais. Si tu
portes le regard en quoi que ce soit sur toi ou sur aucune chose ou
sur quiconque, tu nes pas en bas et ne reois rien non plus ; plutt
: si tu es totalement en bas, tu reois pleinement et parfaitement.
Nature de Dieu est de donner, et son tre tient en ce quil nous
donne, si nous sommes en bas. Si nous ne le sommes pas et ne
recevons rien, nous lui faisons violence et le tuons. Si nous ne
pouvons le faire son encontre lui, nous le faisons lencontre de
nous, et aussi loin que cela est en nous[footnoteRef:22]. Pour que
tu lui donnes tout en propre, fais en sorte que tu te places en
vritable humilit au-dessous de Dieu et que tu lves Dieu dans ton
cur et dans ta connaissance. Dieu Notre Seigneur envoya son Fils
dans le monde. Jai dit une fois ici mme : Dieu envoya son Fils lme
dans la plnitude du temps, lorsquelle a dpass tout
temps[footnoteRef:23]. Lorsque lme est dprise du temps et de
lespace, alors le Pre envoie son Fils dans lme. Or telle est la
parole : Le don le meilleur et [la] perfection descendent den haut
du Pre des lumire. Pour que nous soyons prts recevoir le don le
meilleur, qu cela nous aide Dieu le Pre des lumires. Amen. [22: Le
mal que lhomme ne saurait faire Dieu est un mal quil se fait
lui-mme] [23: s sie alle zt vurgengen ht : lorsque lme a dpass tout
rapport au temps comme une ralit qui sajouterait Dieu et la
maintiendrait dans son tat de crature. Ainsi sexprime le pome :
Laisse lieu, laisse temps / et limage galement ! / Prends sans
chemin / le sentier troit / ainsi viendras-tu lempreinte du
dsert.]
Sermon 5 a
In hoc apparuit charitas dei in nobis,
Quoniam filium suum
Unigenitum misit deus in mundum
Ut vivamus per eum.
Saint Jean dit: En cela amour de Dieu nous est rvl quil a envoy
son Fils dans le monde, afin que nous vivions par lui
[footnoteRef:24] et avec lui. Et donc notre nature humaine est
immensment exhausse du fait que le Trs-Haut est venu et a pris sur
lui lhumanit. [24: I Jn 4, 9.]
Un matre dit : Lorsque je pense au fait que notre nature est
leve au-dessus des cratures et sige au ciel au-dessus des anges et
se trouve adore par eux, il me faut me rjouir pleinement dans mon
coeur, car Jsus Christ on aimable seigneur ma donn en propre tout
ce quil a en lui[footnoteRef:25]. Il dit aussi que le Pre, propos
de tout ce quil a jamais donn son Fils Jsus Christ dans la nature
humaine, ma considr plutt que lui et ma davantage aim que lui et ma
donn plutt qu lui : comment donc ? Il lui a donn cause de moi,
parce que ce mtait ncessaire. Cest pourquoi, ce quil lui a donn, en
cela cest moi quil visait, et il me la donn aussi bien qu lui ; je
nexcepte rien, ni union ni saintet de la dit ni quoi que ce soit.
[25: Le texte conjugue, semble-t-il, une citation indtermine et une
affirmation de Eckhart lui-mme, retenuecontre lui par ces censeurs
et que lui-mme et ses amis ont dfendue. Une position similaire est
expose parThomas dAquin (cf. Sum. Theol. IIIa q. 57 a. 5).]
Tout ce qui jamais il lui donna dans la nature humaine, cela ne
mest pas plus tranger ni plus lointain qu lui. Car Dieu ne peut
donner peu de chose ; ou bien il lui faut donner pleinement, ou
bien ne rien donner du tout. Son don est pleinement simple et
parfait, sans partage et non dans le temps, totalement dans
lternit, et soyez-en aussi srs que du fait que je vis : si donc
nous devons recevoir de lui, il nous faut tre dans lternit, levs
au-dessus du temps. Dans lternit, toutes choses sont prsentes. Ce
qui est au-dessus de moi, cela mest aussi proche et aussi prsent
que ce qui est prs de moi ; et cest l que nous devons recevoir ce
que nous devons avoir de par Dieu. Dieu ne connat rien qui soit en
dehors de lui, mais son il est seulement tourn vers lui-mme. Ce
quil voit, il le voit totalement dans lui. Cest pourquoi Dieu ne
nous voit pas lorsque nous sommes dans le pch. Cest pourquoi autant
nous sommes en lui, autant Dieu nous connat, ce qui veut dire :
autant nous sommes sans pch. Et toutes les uvres que Notre Seigneur
a jamais opres, il me les a si bien donnes en propre quelles ne me
sont pas moins mritoires que les uvres que jopre. Puisqu nous tous
est propre de faon gale sa noblesse, et [quelle] est proche de faon
gale de moi comme de lui, pourquoi ne la recevons pas de faon gale
? Ah entendez-le ! Qui veut venir cette largesse, en sorte quil
reoive de faon gale ce bien et la nature humaine commune et
galement proche de tous les hommes, pour autant que dans la nature
humaine il nest plus alors rien dtranger ni de lointain ni de
proche, alors il faut aussi de ncessit que tu sois de faon gale
dans la communaut humaine, ntant pas plus proche de toi-mme que dun
autre. Tu dois aimer tous les hommes galit avec toi, les estimer et
les tenir galit ; ce qui arrive un autre, que ce soi mal ou bien,
cela doit tre pour toi comme si cela tarrivait.
Voici maintenant le second sens : Il lenvoya dans le monde . Or
nous devons entendre [par l] le monde immense que contemplent les
anges. Comment devons-nous tre ? Nous devons, avec tout notre amour
et tout notre dsir, tre l, comme le dit Saint Augustin : Ce que
lhomme aime, il le devient dans lamour. Devons-nous dire alors :
lorsque lhomme aime Dieu, il devient Dieu ? Voil qui sonne comme de
lincroyance. Lamour quun homme donne, l ils ne sont pas deux, plutt
un et union[footnoteRef:26], et dans lamour je suis plus Dieu que
je ne suis en moi-mme. Le prophte dit : Jai dit, vous tes des dieux
et enfants du Trs-Haut[footnoteRef:27]. [26: Un en tant que un ne
donne pas amour, deux en tant que deux ne donne pas amour ; deux en
tant que un donne de ncessit amour naturel, imprieux, ardent (Le
Livre de la consolation divine, in Matre Eckhart, LesTraits et le
Pome, p.133).] [27: Ps 82, 6.]
Cela sonne de faon merveilleuse que lhomme que lhomme puisse
ainsi devenir Dieu dans lamour ; pourtant cela est vrai dans la
vrit ternelle. Notre Seigneur Jsus Christ latteste.[footnoteRef:28]
[28: Texte elliptique.]
Il lenvoya dans le monde . Mundus, en une certaine acception,
veut dire pur [footnoteRef:29]. Notez le ! Dieu na dautre lieu
propre quun cur pur et une me pure ; l Dieu engendre son Fils comme
il lengendre dans lternit, ni plus ni moins. Quest-ce quun cur pur
? Est pur ce qui est spar et dtach de toutes cratures, car toutes
les cratures souillent, parce quelles sont nant ; car le nant est
un dfaut et souille lme. Toutes les cratures sont un pur nant ; ni
anges ni cratures ne sont quelque chose. Elles ont tout en tout et
souillent, car elles sont faites de nant[footnoteRef:30]. Si je
mettais un charbon incandescent dans ma main, cela me ferait mal.
[29: En latin, mundus, comme nom, signifie monde et, comme
adjectif, pur .] [30: Que les cratures soient nant et quen mme
temps le nant leur soit contraire peut sentendre ainsi : elles sont
nant dans la mesure o elles feraient nombre avec Dieu, sajoutant
ainsi ce qui est ; voil pourquoi un tel nant leur est contraire,
dans la mesure prcisment o, conformment lenseignement habituel de
Matre Eckhart repris de la grande Scolastique, elles nont dtre que
Dieu.]
Voil qui est seulement cause du nant, et serions-nous dpris du
nant, nous ne serions pas impurs.
Maintenant : Nous vivons en lui avec lui. Il nest rien que lon
dsire autant que la vie. Quest-ce que ma vie ? Ce qui, de
lintrieur, se trouve m par lui-mme. Cela ne vit pas qui se trouve m
de lextrieur. Si donc nous vivons avec lui, il nous faut aussi
cooprer de lintrieur en lui, de sorte que nous noprions pas de
lextrieur ; mais nous devons nous trouver mus partir de ce qui nous
fait vivre, cest--dire : par lui. Nous pouvons et il nous faut
oprer partir de ce qui nous est propre, de lintrieur. Devons-nous
alors vivre en lui ou par lui, il doit tre ce qui est notre propre,
et nous devons oprer partir de ce qui nous est propre ; tout comme
Dieu opre toutes choses partir de ce qui lui est propre et par soi
mme, ainsi devons-nous oprer partir du propre quil est en nous. Il
est tout fait notre propre et toutes choses sont notre propre en
lui. Tout ce que tous les anges et tous les saints ont ainsi que
Notre Dame, ce m[est] propre en lui et ce mest pas plus tranger ni
plus lointain que ce que jai moi-mme. Toutes choses me sont
galement propres en lui ; et si nous devons en venir ce propre du
propre, en sorte que toutes choses soient notre propre, il nous
faut le prendre de faon gale en toutes choses, pas plus en lune
quen lautre, car il est de faon gale en toutes choses.
On trouve des gens qui gotent bien Dieu selon un mode et non
selon un autre, et veulent avoir Dieu uniquement selon un type de
ferveur et non selon un autre. Je laisse passer, mais pour lui
[Dieu ?] cest totalement injuste. Qui veut prendre Dieu de faon
juste doit le prendre de faon gale en toutes choses, dans lpret
comme dans le bien-tre, dans les pleurs comme dans les joies, en
tout il doit pour toi tre gal. Si, nayant ni ferveur ni componction
sans lavoir mrit par des pchs mortels, alors que tu aurais
volontiers ferveur et componction, tu timagines que tu nas pas Dieu
pour cette raison que tu nas pas ferveur et componction, [et que]
cela test souffrance, cest cela mme qui maintient est [pour toi]
ferveur et componction. Cest pourquoi vous ne devez vous attachez
aucun mode, car Dieu nest dans aucun mode, ni ceci ni cela. Cest
pourquoi ceux qui l prennent Dieu de cette faon lui font injustice.
Ils prennent le mode et non pas Dieu. Cest pourquoi retenez cette
parole, que vous ayez Dieu en vue et le recherchiez de faon
limpide. Quelques soient les modes qui vous choient,
contentez-vous-en totalement. Car votre vise doit tre limpidement
Dieu, et rien dautre Alors, quoi qui vous agre ou ne vous agre pas,
cela est juste envers lui, et sachez quautrement cela est
totalement injuste pour lui. Ils poussent Dieu sous un banc ceux
qui tant de modes veulent avoir. Que ce soient pleurs ou soupirs,
ou tant de choses de ce type, tout cela nest pas Dieu. Si cela vous
choit prenez-le et soyez satisfaits ; si cela nadvient pas, soyez
pourtant satisfaits, et prenez ce que Dieu veut vous donner en cet
instant, et demeurez en tout temps en humble anantissement et
abjection, et il doit vous sembler en tout temps que vous tes
indignes de quelque bien que ce soit que Dieu pourrait vous faire
sil le voulait. Ainsi se trouve expose la parole que saint Jean
crit : En cela sest trouv rvl pour nous lamour de Dieu ; si nous
tions ainsi, ce bien serait rvl en nous. Quil nous soit cach, il
nen est dautre cause que nous. Nous sommes cause de tous nos
obstacles. Garde-toi de toi-mme, ainsi auras-tu fait bonne garde.
Et y a-t-il des choses que nous ne voulons pas prendre, il nous a
pourtant destins cela ; si nous ne les prenons pas, il nous faudra
le regretter, et cela nous sera grandement reproch. Si nous ne
parvenons pas l o ce bien se trouve pris, cela ne tient pas lui,
mais nous.
Sermon 5 b
In hoc apparuit caritas dei in nobis
En ceci nous a t montr et nous est apparu lamour de Dieu pour
nous, que Dieu a envoy son Fils unique dans le monde, afin que nous
vivions avec le Fils et dans le Fils et par le Fils ; car tous ceux
qui ne vivent pas par le Fils, ceux-l ne sont vraiment pas comme il
faut.
Sil se trouvait maintenant un riche monarque qui ait une fille
belle, sil la donnait au fils dun homme pauvre, tous ceux qui
appartiendraient cette famille sen trouveraient levs et honors. Or
un matre dit : Dieu est devenu homme, par l est lev et honor tout
le genre humain. Nous pouvons bien nous rjouir de ce que le Christ,
notre frre, se soit lev de par sa propre puissance au-dessus de
tous les churs des anges et sige la droite du Pre. Ce matre a bien
parl ; mais au vrai, je nen ferais pas grand cas. Que me servirait
davoir un frre qui serait un homme riche alors que je serais un
homme pauvre ? Que me servirait davoir un frre qui serait un homme
sage alors que je serais un insens ? Je dis quelque chose dautre et
dis quelque chose qui va plus au cur des choses : Dieu nest pas
devenu seulement homme, plutt : il a pris sur soi la nature
humaine[footnoteRef:31]. [31: Que tout homme ait en partage
lexcellence reconnue au Christ procde de luniversalit par lui
assume en premire instance ; cest en effet sur ce plan que Dieu et
lhomme ont ontologiquement partie lie.]
Les matres disent communment que tous les hommes sont galement
nobles dans leur nature. Mais je dis au vrai : Tout le bien que
tous les saints ont possd, et Marie Mre de Dieu, et Christ selon
son humanit, cela est mon propre dans cette nature. Or vous
pourriez me demander : puisque jai dans cette nature tout ce que
Christ peut offrir selon son humanit, do vient donc que nous levons
et honorons le Christ comme Notre Seigneur et notre Dieu ? Cest
parce quil a t un messager pour nous de par Dieu et nous a apport
notre batitude. La batitude quil nous a apporte, elle tait ntre. L
o le Pre engendre son Fils dans le fond le plus intrieur, l cette
nature est comprise. Cette nature est une et simple. Ici quelque
chose peut bien procder et une chose sadjoindre, ce nest pas cet
Un[footnoteRef:32]. [32: Cette conclusion est en cohrence avec
lenseignement de Matre Eckhart selon lequel ce qui est plus que un
est trop (Sermon 53, JAH, II, p.154).]
Je dis quelque chose dautre et dis quelque chose de plus
difficile : Celui qui doit se tenir dans la nudit de cette nature
sans intermdiaire, il lui faut tre sorti de tout ce qui tient la
personne, donc qu lhomme qui est de lautre ct de la mer, quil na
jamais vu de ses yeux, quil lui veuille autant de bien qu lhomme
qui est prs de lui et est son ami intime. Tout le temps que tu veux
plus de bien ta personne qu lhomme que tu nas jamais vu, tu nes
vraiment pas comme il faut, et tu nas jamais port un instant le
regard dans ce fond simple. Mais tu as sans doute vu la vrit dans
une image dcalque, dans une ressemblance : mais ce ntait pas le
mieux.
Par ailleurs, tu dois tre pur de cur, car seul est pur le cur
qui a ananti tout ce qui est cr[footnoteRef:33]. En troisime lieu,
tu dois tre nu de nant[footnoteRef:34]. Il est une question,
quest-ce qui brle en enfer ? Les matres disent communment : Cest la
volont propre qui le fait. Mais je dis pour de vrai que cest le
nant qui brle en enfer. Prend maintenant une comparaison ! Que lon
prenne un charbon ardent et quon le pose sur ma main. Si je disais
que cest le charbon qui brle ma main, je lui ferais grand tort.
Mais dois-je dire proprement parler ce qui me brle : cest le nant
qui le fait, car le charbon a en lui quelque chose que ma main na
pas. Voyez, cest ce nant mme qui me brle. Mais ma main aurait-elle
en elle tout ce que le charbon est et peut faire, elle aurait la
nature du feu entirement. Qui prendrait alors tout le feu qui
jamais ait brl et le secouerait sur ma main, cela ne pourrait me
faire souffrir. De la mme manire je dis donc : Lorsque Dieu et tous
ceux qui se tiennent devant sa face ont intrieurement quelque chose
selon la juste batitude que nont pas ceux qui sont spars de Dieu,
ce nant lui seul fait plus souffrir les mes qui sont en enfer que
volont propre ou quelque feu. Je dis pour de vrai : Autant le nant
taffecte, autant es-tu imparfait. Cest pourquoi si vous voulez tre
parfaits, vous devez tre nus de nant[footnoteRef:35]. [33: Tout ce
qui est de lordre de la crature. Selon Quint, ce passage, sans
doute lacunaire, devrait tre mis en relation, comme dans le
parallle du 5 a, avec la double correspondance mundus : monde et
pur.] [34: Toujours selon Quint, cette proposition doit tre mise en
rapport avec laffirmation selon laquelle toutes choses sont cres de
nant . Il sagit alors du nant que revt la crature lorsquelle sort
de Dieu pour se trouver pose face lui.] [35: Le nant qui constitue
la crature comme spare de Dieu, et dont il lui faut devenir nue ,
ressortit la privation de ce que possde Dieu et ceux qui se
tiennent en lui.]
Cest pourquoi le petit mot que je vous ai propos dit : Dieu a
envoy son Fils unique dans le monde ; cela, vous ne devez pas
lentendre comme le monde extrieur, lorsquil mangeait et buvait avec
nous : vous devez lentendre comme le monde intrieur. Aussi vrai que
le Pre, dans sa nature simple, engendre son Fils naturellement,
aussi vraiment il lengendre au plus intime de lesprit, et cest l le
monde intrieur. Ici le fond de Dieu est mon fond, et mon fond, fond
de Dieu. Ici je vit partir de ce qui mest propre, comme Dieu vit
partir de ce qui lui est propre. Qui a jamais un instant port le
regard dans ce fond, pour cet homme mille marks dor rouge frapp
sont comme un faux heller. Cest partir de ce fond le plus intrieur
que tu dois oprer toute ton uvre, sans pourquoi. Je dis pour de
vrai : Tout le temps que tu opres ton uvre pour le royaume des
cieux ou pour Dieu ou pour ta batitude ternelle, [et donc] de
lextrieur, tu nes pas vraiment comme il faut. On peut bien te
souffrir ainsi, pourtant ce nest pas le mieux. Car pour de vrai,
celui qui simagine obtenir davantage de Dieu dans lintriorit, dans
la ferveur, dans la douceur et dans une grce particulire que prs du
feu ou dans ltable, tu ne fais alors rien dautre que si tu prenais
Dieu et lui enroulais un manteau autour de la tte et le poussais
sous un banc. Car qui cherche Dieu selon un mode, il se saisit du
mode et laisse Dieu qui est cach dans le mode. Mais qui cherche
Dieu sans mode, il le prend tel quil est en lui-mme ; et cet homme
vit avec le Fils, et il est la vie mme. Qui interrogerait la vie
pendant mille ans : Pourquoi vis-tu ?, devrait-elle rpondre elle ne
dirait rien dautre que : Je vis parce que je vis. Cela provient de
ce que vie vit partir de son fond propre et sourd de son fond
propre ; la raison pourquoi elle vit sans pourquoi, cest quelle vit
pour elle-mme. Qui maintenant interrogerait un homme vritable qui l
opre partir de son propre fond : Pourquoi opres-tu ton uvre ?,
devrait-il rpondre de faon juste il ne dirait rien dautre que :
Jopre pour la raison que jopre.
L o finit la crature, l Dieu commence tre. Or Dieu ne dsire rien
de plus de toi que le fait que tu sortes de toi-mme selon ton mode
de crature, et que tu laisses Dieu tre Dieu en toi[footnoteRef:36].
La plus minime image de crature qui jamais se forme en toi est
aussi grande que Dieu est grand. Pourquoi ? Parce quelle entrave en
toi le tout de Dieu. Cest justement l o pntre limage quil faut que
Dieu recule et toute sa dit. Mais l o limage sort, l Dieu entre.
Dieu dsire tellement que tu sortes de toi-mme dans ton mode de
crature, comme si toute sa batitude tenait cela. Ah, mon cher, en
quoi te porte tort que tu permettes Dieu que Dieu soit Dieu en toi
? Si tu sors pleinement de toi-mme pour Dieu, alors Dieu sort
pleinement de soi-mme pour toi. Lorsque sortent ces deux, ce qui
demeure est un Un simple. Cest dans cet Un que le Pre engendre son
Fils dans la source la plus intrieure. L fleurit lEsprit Saint, et
l bondit en Dieu une volont qui appartient lme. Tout le temps que
la volont se tient intacte de toutes cratures et de tout le cr,
cette volont est libre. Christ dit : Personne ne vient au ciel que
celui qui du ciel est venu [footnoteRef:37]. Toutes choses sont
cres de nant ; cest pourquoi leur juste origine est le nant, et
pour autant que cette noble volont sincline vers les cratures, elle
scoule avec les cratures vers leur nant. [36: La sortie de soi de
la crature en tant que crature est identiquement entre de Dieu en
elle. Cest par l quelle opre sa perce en retour vers ce Dieu qui de
tout temps est en elle en layant pose identique lui.] [37: Jn 3,
13]
Maintenant il est une question, si cette noble volont scoule de
telle sorte quelle ne puisse jamais faire retour ? Les matres
disent communment quelle ne fait jamais retour pour autant quelle
sest coule avec le temps. Mais je dis : Lorsque cette volont se
dtourne un instant delle-mme et de tout le cr vers son origine
premire alors la volont se tient dans sa juste libre manire et est
libre, et dans cet instant tout le temps perdu se trouve
rintgr[footnoteRef:38]. Les gens me disent souvent : Priez pour
moi. Je pense alors : Pourquoi sortez-vous ? Pourquoi ne
demeurez-vous pas en vous-mmes et ne puisez-vous pas en votre
propre bien ? Vous portez pourtant toute vrit essentiellement en
vous. Pour que donc nous puissions demeurer pour de vrai lintrieur,
pour que nous puissions possder toute vrit sans intermdiaire et
sans diffrence en vritable batitude, qu cela Dieu nous aide. Amen.
[38: Pour Matre Eckhart, linstant dternit lemporte sur ce qui se
serait perdu dans le temps. Au moment o la volont noble se tourne
nouveau vers son origine, le temps perdu lui-mme bnficie de ce
retournement.]
Sermon 6
Justi vivent in aeternum
Les justes vivront ternellement, et leur rcompense est prs de
Dieu[footnoteRef:39]. Maintenant notez bien ce sens ; mme sil
rsonne de faon rudimentaire et commune, il est cependant trs digne
dattention et trs bon. [39: Sg 5, 16]
Les justes vivront . Qui sont les justes ? Un crit dit : Celui-l
est juste qui donne chacun ce qui est sien. Ceux qui donnent Dieu
ce qui est sien, et aux saints et aux anges ce qui est leur, et au
prochain ce qui est sien.
Lhonneur appartient Dieu. Qui sont ceux qui honorent Dieu ? Ceux
qui sont pleinement sortis deux-mmes et ne recherchent absolument
rien de ce qui est leur en chose aucune, quelle soit grande ou
petite, qui ne considre rien au-dessous de soi ni au-dessus de soi
ni ct de soi ni en soi, qui ne visent ni bien ni honneur ni agrment
ni plaisir ni utilit ni intriorit ni saintet ni rcompense ni
royaume cleste, et sont sortis de tout cela, de tout ce qui est
leur, cest de ces gens que Dieu reoit honneur, et ceux-l honorent
Dieu au sens propre et lui donnent ce qui est sien.
On doit donner joie aux anges et aux saints. Ah, merveille
au-del de toute merveille ! Un homme dans cette vie, peut-il donner
joie ceux qui sont la vie ternelle ? Oui, pour de vrai ! Chaque
saint a si grand plaisir et joie si inexprimable de chaque uvre
bonne, dune volont bonne ou dun dsir ils ont si grande joie
quaucune bouche ne peut lexprimer, et quaucun cur ne peut imaginer
quelle grande joie ils ont de l ! Pourquoi en est-il ainsi ? Parce
quils aiment Dieu de faon tellement dmesure et laiment dun amour si
vrai que son honneur leur est plus cher que leur batitude. Pas
seulement les saints ni les anges, plus : Dieu lui-mme a si grand
plaisir de l, exactement comme si ctait sa batitude, et son tre
tient cela et sa satisfaction et son plaisir. Ah, notez-le
maintenant ! Si nous ne voulons servir Dieu pour aucune autre
raison que la grande joie quont en cela ceux qui sont dans la vie
ternelle, et Dieu lui-mme, nous devrions le faire volontiers et
avec tout [notre] zle.
Il faut aussi donner aide ceux qui sont dans le purgatoire, et
encouragement et [bon exemple] ceux qui vivent encore.
Cet homme est juste selon un mode, et dans un autre sens ceux-l
sont justes qui toutes choses reoivent de faon gale de Dieu,
quelles quelles soient, quelles soient grandes ou petites, agrables
ou pnibles, et toutes choses galement, ni moins ni plus, lune comme
lautre. Si tu estimes une chose plus quune autre, ce nest pas comme
il faut. Tu dois sortir pleinement de ta volont propre.
Je pensais rcemment propos dune chose : Si Dieu ne voulait pas
comme moi, moi pourtant je voudrais comme lui. Bien des gens
veulent avoir leur volont propre en toutes choses ; cest mal, en
cela tombe un dfaut. Les autres sont un peu meilleurs, eux qui
veulent bien ce que Dieu veut, ils ne veulent rien contre sa volont
; seraient-ils malades, ils voudraient bien que ce soit volont de
Dieu quils se portent bien. Ces gens voudraient donc bien que Dieu
veuille selon leur volont, plutt que de vouloir selon sa volont. Il
faut passer l-dessus, mais ce nest pas comme il faut. Les justes
nont absolument aucune volont ; ce que Dieu veut, cela leur est
totalement gal, si grand soit le prjudice.
Pour les hommes justes, la justice est ce point srieuse que, sil
se trouvait que Dieu ne soit pas juste, ils ne prteraient pas plus
attention Dieu qu une fve, et se tiennent si fermement dans la
justice et sont si totalement sortis deux-mmes quils ne prtent pas
attention la peine de lenfer ni la joie du ciel ni daucune chose.
Oui, toute la peine quont ceux qui sont en enfer, hommes ou dmons,
ou toute la peine qui fut jamais endure sur terre ou doit jamais se
trouver endure, si elle tait jointe la justice, ils ny prteraient
pas du tout attention ; si fermement ils se tiennent en Dieu et en
la justice. Pour lhomme juste, rien nest plus pnible ni difficile
que ce qui est contraire la justice, que de ntre pas gal en toutes
choses. Comment donc ? Une chose peut-elle les rjouir et une autre
les troubler, ils ne sont pas comme il faut, plutt : sils sont
heureux en un temps, ils sont heureux en tous temps ; sils sont
plus heureux en un temps et en un autre moins, ils ne sont pas
comme il faut. Qui aime la justice, il sy tient si fermement que ce
quil aime cest son tre ; aucune chose ne peut len dtourner, et il
ne prte attention aucune autre chose. Saint Augustin dit : L o lme
aime, l elle est plus propre que l o elle anime. Cette parole
rsonne de faon rudimentaire et commune, et pourtant bien peu
lentendent telle quelle est, et elle est pourtant vraie. Qui entend
lenseignement propos de la justice et propos du juste, il entend
tout ce que je dis.
Les justes vivront . Il nest aucune chose si aimable ni si
dsirable parmi toutes les choses que la vie. Ainsi nest-il aucune
vie si mauvaise ni si difficile quun homme cependant ne veuille
vivre. Un crit dit : Plus une chose est proche de la mort, plus
elle est pnible. Cependant, si mauvaise soit la vie, elle veut
vivre. Pourquoi manges-tu ? Pourquoi dors-tu ? Pour que tu vives.
Pourquoi dsires-tu bien ou honneur ? Tu le sais rudement bien. Plus
: Pourquoi vis-tu ? Pour vivre, et tu ne sais pourtant pas pourquoi
tu vis. Si dsirable est en elle-mme la vie quon la dsire pour
elle-mme. Ceux qui en enfer sont dans la peine ternelle ne voudrait
pas perdre leur vie, ni dmons ni mes, car leur vie est si noble que
sans aucun intermdiaire elle flue de Dieu dans lme. Cest parce
quelle flue ainsi de Dieu sans intermdiaire quils veulent vivre.
Quest-ce que [la] vie ? Ltre de Dieu est ma vie. Si ma vie est ltre
de Dieu, il faut alors que ltre de Dieu soit mon tre, et
ltantit[footnoteRef:40] de Dieu mon tantit, ni moins ni plus. [40:
isticheit. Mot forg partir du verbe tre la troisime personne du
prsent : qualit de ce qui est.]
Ils vivent ternellement prs de Dieu , de faon vraiment gale prs
de Dieu, ni en dessous ni au-dessus. Ils oprent toutes leurs uvres
prs de Dieu, et Dieu prs deux. Saint Jean dit : La Parole tait prs
de Dieu. Elle tait pleinement gale et tait auprs, ni en dessous ni
au-dessus, mais gale. Lorsque Dieu fit lhomme, il fit la femme
partir du ct de lhomme pour quelle lui soit gale. Il ne la fit pas
partir de la tte ni partir des pieds, en sorte quelle ne lui soit
ni femme ni homme, mais en sorte quelle lui soit gale. Ainsi, lme
juste doit-elle tre gale prs de Dieu et auprs de Dieu, vraiment
gale, ni en dessous ni au-dessus.
Qui sont ceux qui sont ainsi gaux ? Ceux qui rien ne sont gaux,
ceux-l seuls sont gaux Dieu. Ltre de Dieu nest gal rien, en lui
nest ni image ni forme. Les mes qui sont ainsi gale, elles le Pre
donne de faon gale et ne leur retient rien de rien. Quoi que le Pre
puisse accomplir, il le donne cette me de faon gale, oui, si elle
se tient pas plus gale elle-mme qu un autre, et elle doit ne pas
tre plus proche de soi que dun autre. Son honneur propre, son
utilit et quoi quelle ait, elle ne doit pas davantage le dsirer ni
y prter attention quau [bien propre] dun tranger. Ce qui est
quiconque, cela ne doit lui tre ni
tranger ni lointain, que ce soit mauvais ou bon. Tout lamour de
ce monde est bti sur lamour-propre. Si tu lavais laiss, tu aurais
laiss le monde entier.
Le Pre engendre son Fils dans lternit, lui-mme gal. La Parole
tait auprs de Dieu, et Dieu tait la Parole : elle tait la mme chose
dans la mme nature. Je dis plus encore : Il la engendr dans mon me.
Non seulement elle [= lme] est prs de lui et lui prs delle [comme]
gale, mais il est dans elle, et le Pre engendre son Fils dans lme
selon le mme mode selon lequel il lengendre dans lternit, et pas
autrement. Il lui faut le faire, que cela lui soit agrable ou
pnible[footnoteRef:41]. Le Pre engendre son Fils sans relche, et je
dis plus : Il mengendre [comme] son Fils et le mme Fils. Je dis
plus : Il mengendre non seulement [comme] son Fils, plutt : il
mengendre [comme] soi, et soi [comme] moi, et moi [comme] son tre
et sa nature. Dans la source la plus intime, je sourds dans le
Saint Esprit, l est une vie et un tre et une uvre. Tout ce que Dieu
opre, cela est Un ; cest pourquoi il mengendre [comme] son Fils,
sans aucune diffrence. Mon pre selon la chair nest pas mon pre
proprement parler, mais [seulement] en une petite part de sa
nature, et je suis spar de lui ; il peut tre mort et moi vivre.
Cest pourquoi le Pre cleste est pour de vrai mon pre, car je suis
son Fils, et jai de lui tout ce que jai, et je suis le mme Fils et
non un autre. Car le Pre opre une [seule] uvre, cest pourquoi il
mopre [comme] son Fils unique, sans aucune diffrence. [41: Ainsi
Matre Eckhart souligne-t-il lidentit en Dieu entre lagir et
ltre.]
Nous serons pleinement transforms et changs en Dieu. Note une
comparaison. De la mme manire que dans le sacrement du pain se
trouve chang dans le corps de Notre Seigneur, si abondant soit le
pain il devient pourtant un [seul] corps. De la mme manire, tous
les pains seraient-ils changs en mon doigt, il ny aurait pourtant
rien de plus quun [seul] doigt. Plus : mon doigt serait-il chang en
pain, celui-ci serait de mme nombre que celui-l. Ce qui se trouve
chang dans lautre, cela devient un avec lui. Cest ainsi que je me
trouve chang dans lui, en ce quil mopre [comme] son tre, [comme] un
non-gal ; par le Dieu vivant, cest vrai, quil ny a aucune
diffrence.
Le Pre engendre son Fils sans relche. Lorsque le Fils est
engendr, il ne prend rien du Pre, car il a tout ; mais lorsquil se
trouve engendr, il prend du Pre. Dans cette perspective, nous ne
devons non plus rien dsirer de Dieu comme dun tranger. Notre
Seigneur dit ses disciples : Je ne vous ai pas appels serviteurs
mais amis. Ce qui dsire quelque chose de lautre, cest [le]
serviteur, et ce qui rcompense cest [le] matre. Je pensais rcemment
si de Dieu je voulais prendre ou dsirer quelque chose. Jy songerai
trs fort, car si de Dieu jtais celui qui prend, je serais en
dessous de Dieu, comme un serviteur, et lui comme un matre dans le
fait de donner. Ce nest pas ainsi que nous devons tre dans la vie
ternelle.
Jai dit un jour ici mme, et cest vrai aussi : Ce que lhomme tire
ou prend du dehors de lui[- mme], ce nest pas comme il faut. On ne
doit pas prendre ni considrer Dieu [comme] en dehors de soi, mais
comme mon propre et [le considrer comme] ce qui est en soi ; on ne
doit pas non plus servir ni oprer pour aucun pourquoi, ni pour Dieu
ni pour son honneur [propre] ni pour rien de rien de ce qui est en
dehors de soi, mais seulement pour ce qui est son tre propre et sa
vie propre dans soi. Bien des gens simples simaginent quil doivent
voir Dieu comme sil se tenait l-bas et eux ici. Il nen est pas
ainsi. Dieu et moi nous sommes un. Par le connatre je prend Dieu en
moi, par laimer jentre en Dieu. Certains disent que la batitude ne
rside pas dans la connaissance, mais seulement dans la volont. Ils
ont tort ; car si cela rsidait seulement dans la volont, ce ne
serait pas [un] un. Loprer et le devenir sont un.
Lorsque le charpentier nopre pas, la maison ne se fait pas non
plus. L o se trouve la hache, l se trouve aussi le devenir. Dieu et
moi nous sommes un dans cette opration ; il opre et je deviens. Le
feu transforme en soi ce quon lui apporte, et cela devient sa
nature. Ce nest pas le bois qui change le feu dans soi, plutt :
cest le feu qui change le bois dans soi. Cest ainsi que nous serons
chang en Dieu, de sorte que nous le connatrons tel quil est. Saint
Paul dit : Cest ainsi que nous devons connatre, moi lui exactement
comme lui moi, ni moins ni plus, de faon nment gale. Les justes
vivront ternellement, et leur rcompense est prs de Dieu , donc
gale.
Pour que nous aimions la justice pour elle-mme et Dieu sans
pourquoi, qu cela Dieu nous aide. Amen.
Sermon 7
Populi ejus qui in te est, misereberis.
Le prophte dit : Seigneur, du peuple qui est en toi, aie piti.
Notre Seigneur rpondit : Tout ce qui est vacillant, je le gurirai
et laimerai de bon gr.
Je prends une parole, que le pharisien dsirait que Notre
Seigneur mange avec lui , et Notre Seigneur dit la femme : Vade in
pace, va en paix . Il est bon daller de la paix la paix, cest
louable ; mais cest prjudiciable. On doit courir vers la paix, on
ne doit pas commencer dans la paix. Notre Seigneur dit : En moi
seul vous avez la paix. Exactement aussi loin en Dieu, aussi loin
dans la paix. Ce qui est soi est-il Dieu, cela a la paix ; ce qui
est soi est-il hors de Dieu, cela na pas la paix. Saint Jean dit :
Tout ce qui est n de Dieu, cela vainc le monde. Ce qui est n de
Dieu, cela cherche la paix et court vers la paix. Cest pourquoi il
dit : Vade in pace, cours vers la paix. Lhomme qui est en train de
courir et est en train de courir sans cesse et cela vers la paix,
celui-l est un homme cleste. Le ciel poursuit sans cesse sa course,
et dans cette course il cherche la paix.
Or notez : Le pharisien dsirait que Notre Seigneur mange avec
lui. Laliment que je mange, il se trouve alors uni mon corps comme
mon corps mon me. Mon corps et mon me sont unis en un tre, non pas
comme en une uvre, comme mon me sunit mon il en une uvre,
cest--dire en sorte quil voie. Ainsi laliment que je consomme
a-t-il un [seul] tre avec ma nature, non pas unis en une uvre, et
signifie la grande union que nous devons avoir avec Dieu en un tre,
non en une uvre. Cest pourquoi le pharisien pria Notre Seigneur
quil mange avec lui.
Pharisien veut dire la mme chose que quelquun qui est
spar[footnoteRef:42], et ne connat pas de limite. Ce qui appartient
lme, cela doit tre pleinement dli. Plus les puissances sont nobles,
plus elles dlient. Certaines puissances sont tellement au-dessus du
corps et tellement part quelles dpouillent et sparent pleinement.
Un matre dit une belle parole : Ce qui une fois touche une chose
corporelle, cela ne pntre jamais lintrieur [de ces puissances]. En
second lieu [ pharisien veut dire] que lon est dli et retir [de
lextrieur] et attir intrieur. De l on tire quun homme non instruit
peut, par amour et par dsir, acqurir un savoir et lenseigner. En
troisime lieu [ pharisien ] veut dire que lon na aucune limite et
que lon nest enferm nulle part et que nulle part lon nest attach et
tellement transport dans la paix que lon ne sache rien de labsence
de paix, de telle sorte que lhomme se trouve transport en Dieu par
les puissances qui sont absolument dlies. Cest pourquoi le prophte
dit : Seigneur, du peuple qui est en toi, aie piti. [42:
Abegescheiden. Ce terme, traduit communment par dtach au sens
spirituel, dsigne ici une mise part sociale ou
institutionnelle.]
Un matre dit : Luvre la plus haute que Dieu opra jamais en
toutes les cratures, cest la misricorde. Le plus secret et le plus
cach, mme ce que jamais il opra dans les anges, cela se trouve
transpos dans la misricorde, luvre de misricorde, telle quelle est
en elle-mme et telle quelle est en Dieu. Quoi que Dieu opre, la
premire irruption de Dieu est Misericorde, non la manire dont il
pardonne lhomme son pch et o un homme a Misericorde de lautre ;
plutt veut-il dire : Luvre la plus haute que Dieu opre est la
Misericorde. Un matre dit : Luvre de misricorde est si apparente
Dieu [que], mme si Vrit richesse et bont sont des noms de Dieu, une
chose le nomme davantage que lautre. Luvre la plus haute de Dieu
est misricorde, et veut dire que Dieu tablit lme dans le plus lev
et le plus limpide quelle puisse recevoir, dans la vastitude, dans
la mer, dans une mer sans fond[footnoteRef:43]. Cest pourquoi le
prophte dit : Seigneur, du peuple qui est en toi, aie piti. [43:
Thomas dAquin, Sum. Theol. Ia q. 21 a. 4]
Quel peuple est en Dieu ? Saint Jean dit : Dieu est lamour, et
qui demeure dans lamour, celui-l demeure en Dieu et Dieu en lui.
[footnoteRef:44] Bien que saint Jean dise que lamour unit, lamour
ne transporte jamais en Dieu ; tout au plus fait-il adhrer. Amour
nunit pas, daucune manire ; ce qui est uni, il lassemble et le
noue. Amour unit en une uvre, non en un tre. Les meilleurs matres
disent que lintellect dpouille pleinement et prend Dieu nu, tel
quil est tre limpide en lui-mme. Connaissance fait sa perce par
vrit et bont, et tombe dans ltre limpide, et prend Dieu nment, tel
quil est sans nom. Je dis : Ni connaissance ni amour nunissent.
Amour prend Dieu lui-mme en tant quil est bon, et si le nom de bont
faisait dfaut Dieu, amour nirait jamais plus loin. Amour prend Dieu
sous un pelage, sous un vtement. Cela, lintellect ne le fait pas ;
lintellect prend Dieu tel quil est connu en lui [= dans lintellect]
; l il ne peut jamais le saisir[footnoteRef:45] dans la mer de son
insondabilit. Je dis : Au-dessus de ces deux, connaissance et
amour, il y a misricorde ; l Dieu opre misricorde, [44: 1 Jn 4, 16]
[45: begrfen]
dans le plus lev et le plus limpide que Dieu puisse oprer.
Un matre dit une belle parole, quil est dans lme quelque chose
de tout fait secret et cach et de fort lev o font irruption les
puissances, intellect et volont. Saint Augustin dit : Tout comme
est inexprimable le lieu o le Fils fait irruption partir du Pre
dans la premire irruption, ainsi est-il quelque chose de tout fait
secret, lev au-dessus de la premire irruption o font irruption
intellect et volont. Un matre dit, celui qui le mieux a parl de
lme, que tout le savoir humain jamais l o lme est dans son
fond[footnoteRef:46]. Ce quest lme, cela relve dun savoir
surnaturel. L o les puissances sortent de lme dans luvre, nous nen
savons rien ; nous savons bien un peu de cela, mais cest modique.
Ce quest lme dans son fond, personne ne le sait. Ce que lon en peut
savoir, il faut que ce soit surnaturel, il faut que cela soit par
grce : l Dieu opre misricorde. Amen. [46: Augustin, in De Gen. Ad
litt. VI c. 29 n. 40]
Sermon 8
In occisione gladii mortui sunt.
On lit propos des martyrs qu ils sont morts sous le glaive .
Notre Seigneur dit ses disciples : Bienheureux tes-vous lorsque
vous souffrez quelque chose pour mon nom.
Maintenant il dit : Ils sont morts . En premier lieu, quils sont
morts veut dire que tout ce que lon ptit dans ce monde et dans ce
corps, cela une fin. Saint Augustin dit : Toute peine et labeurs,
cela a une fin, mais la rcompense que Dieu donne pour cela est
ternelle. En second lieu, que nous devons considrer que toute cette
vie est mortelle, que nous ne devons pas craindre toute peine et
tous les labeurs qui nous reviennent, car cela a une fin. En
troisime lieu, que nous nous tenions comme si nous tions morts, que
ne nous touche ni joie ni souffrance. Un matre dit : Rien ne peut
toucher le ciel, et il veut dire que lhomme est un homme cleste
pour qui toutes choses ne sont pas de telle importance quelles
puissent le toucher. Un matre dit : Puisque toutes cratures sont si
misrables, do vient donc quelle dtournent lhomme si facilement de
Dieu ; lme nest-elle pas pourtant, dans ce quelle a de plis
misrable, meilleure que le ciel et toutes cratures ? Il dit : cela
vient de ce quil prte peu dattention Dieu. Lhomme prterait-il
attention Dieu comme il devrait quil serait presque impossible que
jamais il tombe. Et cest l un bon enseignement, que lhomme se
tienne en ce monde comme sil tait mort. Saint Grgoire dit que de
Dieu personne ne peut possder beaucoup moins que dtre
fondamentalement mort ce monde.
Le quatrime enseignement est le meilleur. Il dit quils sont
morts. La mort leur donne un tre. Un matre dit : La nature ne
dtruit rien quelle ne donne quelque chose de meilleur. Lorsque lair
devient feu, cela est meilleur ; mais lorsque lair devient eau,
cela est un dommage et [cela] se fourvoie. Puisque la nature fait
cela, plus encore Dieu le fait-il : il ne dtruit jamais quil ne
donne quelque chose de meilleur. Les martyrs sont morts et ont
perdu une vie et ont reu un tre. Un matre dit que le plus noble est
tre et vie et connaissance. Connaissance est plus leve que vie ou
tre, car de ce quelle connat elle a vie et tre. Mais dautre part,
vie est plus noble qutre ou connaissance, au sens o larbre vit ;
alors que la pierre a un tre. Maintenant prenons nouveau ltre nu et
limpide, tel quil est en lui-mme ; alors ltre est plus lev que
connaissance ou vie, car de ce quil a tre il a connaissance et
vie[footnoteRef:47]. Ils ont perdu une vie et ont trouv un tre. Un
matre dit que rien nest plus gal Dieu que tre ; dans la mesure o
quelque chose a tre, dans cette mesure, il est gal a Dieu. Un matre
dit : Etre est si limpide et si lev que tout ce que Dieu est est un
tre. Dieu ne connat rien que seulement tre, il ne sait rien que
tre, tre est son anneau[footnoteRef:48]. Dieu naime rien que son
tre, il ne pense rien que son tre. Je dis : Toutes les cratures
sont un [seul] tre. Un matre dit que certaines cratures sont si
proches de Dieu et ont imprime dans elles tant de lumire divine
quaux autres cratures elles donnent ltre. Ce nest pas vrai, car tre
est si lev et si limpide et si apparent Dieu que personne ne peut
donner tre que Dieu seul dans lui-mme. Le propre de Dieu est tre.
Un matre dit : Une crature peut bien donner vie lautre. Cest
pourquoi cest seulement dans ltre que rside tout ce qui est quelque
chose. Etre est un nom premier. Tout ce qui est caduque est un
dchet de ltre. Toute notre vie devrait tre un tre. Autant notre vie
est un tre, autant elle est en Dieu. Autant notre vie est enclose
dans ltre, autant elle est apparente Dieu. Il nest vie si faible
que, celui qui la prend en tant quelle est un tre, elle ne soit
plus noble que tout ce qui jamais acquit vie. Jen suis certain, une
me connatrait-elle la moindre chose qui ait tre quelle ne sen
dtournerait jamais un instant. Le plus misrable que lon connat en
Dieu, celui qui ne connatrait ne ft-ce quune fleur, en tant quelle
a un tre en Dieu, cela serait plus noble que le monde entier. Le
plus misrable qui est en Dieu, en tant quil est un tre, cela est
meilleur que de connatre un ange. [47: Cf. Thomas dAquin, Sum.
Theol. Ia q. 4 a. 2 ad 3. De meme Augustin, De libero arbitrio, II
c. 3 n. 7] [48: 50 Lanneau merveilleux / est jaillissement, / tout
immobile se tient son point. (Pome, str. III)]
Lange, sil se tournait vers les cratures pour les connatre, il
ferait nuit. Saint Augustin dit : Lorsque les anges connaissent les
cratures sans Dieu, cest une lumire vesprale ; mais lorsquils
connaissent les cratures en Dieu, cest une lumire matutinale. Quils
connaissent Dieu tel que seul il est en lui-mme tre, cest le midi
lumineux. Je dis : Cest cela que lhomme devrait comprendre et
connatre, que ltre est si noble. Il nest aucune crature si misrable
quelle ne dsire ltre. Les chenilles, lorsquelles tombent des
arbres, rampent le long du mur pour conserver leur tre. Si noble
est ltre. Nous exaltons en Dieu le mourir, pour quil nous mette
dans un tre qui est meilleur quune vie : un tre ou notre vie vive
lintrieur, o notre vie devienne un tre. Lhomme doit se livrer
volontiers la mort et mourir pour que lui advienne un tre
meilleur.
Je dis parfois quun bois est plus noble que lor ; cest tout fait
tonnant. Une pierre est plus noble en tant quelle a un tre, que
Dieu et sa dit sans tre, si on pouvait lui retirer ltre. Il faut
que ce soit une vie tout fait puissante dans quoi les choses mortes
deviennent vivantes, dans quoi la mort mme devient une vie. Pour
Dieu rien ne meurt : toutes choses vivent en lui. Ils sont morts ,
dit lEcriture propos des martyrs, et ils sont transports dans une
vie ternelle, dans la vie o la vie est un tre. Il faut tre mort
fondamentalement pour que ne nous touche ni plaisir ni douleur. Ce
que lon doit connatre, il faut le connatre dans sa cause. Jamais on
ne peut bien connatre une chose en elle-mme si on ne la connat pas
dans sa cause. Jamais il ne peut y avoir connaissance si on ne
connat [une chose] dans sa cause manifeste. La vie ne peut donc
jamais se trouver accomplie si elle ne se trouve amene sa cause
manif