I INTRODUCTION
.......................................................... 4 II
BLANCHIMENT DE LARGENT DE LA DROGUE : MYTHES ET
REALITES..................................................... 5 2.1
UN MONTANT SURESTIME
.....................................................6 2.2 LES
TECHNIQUES DE BLANCHIMENT...................................7
Blanchiment sur le territoire du
dlit...................................................7
Blanchiment hors du territoire du
dlit................................................8 2.3 LE COUT
DU BLANCHIMENT..................................................9
La marge des intermdiaires et les cots de transaction
........................9 Le blanchiment : une opration coteuse
.......................................... 10 2.4 ORGANISATIONS
CRIMINELLES ET BLANCHIMENT : CHOISIR ENTRE LES STRATEGIES
................................................. 13 Loptimisation
des techniques de blanchiment .................................. 13
Droits de
proprit..........................................................................
14 III EFFICACITE DU DISPOSITIF REPRESSIF...........16 3.1 LE VOLET
REPRESSIF ........................................................
17 3.2 LE VOLET PREVENTIF : LE MODELE ANGLO-SAXON DE RESPONSABILITE
PENALE DES BANQUES ................................... 19 Principes
........................................................................................
20 Limites
..........................................................................................
21 3.3 LE VOLET PREVENTIF : LE MODELE CONTINENTAL DAUTOREGULATION
DU SYSTEME BANCAIRE .......................... 22 Principes
........................................................................................
23 Limite
...........................................................................................
24 IV CONCLUSION
............................................................ 25
BIBLIOGRAPHIE
..............................................................
27
2
Pierre Kopp
La lutte contre le blanchiment in analyse conomique compare de
la lutte antiblanchiment : droit continental versus Common Law ,
publi par la Chaire Rgulation de Science Po. Pierre Kopp
Octobre 2006
3
I INTRODUCTION Puisque le systme financier est investi par
largent issu du trafic de drogue, il convient de redessiner les
mcanismes de protections lgaux. Cest partir de ce constat, formul
au dbut des annes 90, par les dirigeants internationaux que la
lutte contre le blanchiment a pris limportance que lon sait. Avec
le recul, il savre que les fonds destins tre blanchi ne proviennent
pas majoritairement du trafic de drogue mais de la fraude fiscale
et de la corruption. Ainsi, nous montrerons pourquoi les
trafiquants de drogue ne tentent pas de blanchir 125 milliards de
dollars, comme laffirmait le Gafi (Groupe dAction Financire
Internationale), en 1989, et comment ils prfrent des mthodes de
blanchiment souvent assez primitives plutt que les techniques les
plus sophistiques offertes par le systme financier moderne. Une
fois lampleur des sommes effectivement concernes prcise, nous
procderons une analyse comparative du dispositif anglo-saxon et
continental de lutte contre le blanchiment. Notre dmarche est
essentiellement analytique et sappuie sur la thorie conomique dont
la particularit est de tenter dinterprter le comportement des
acteurs du blanchiment comme le rsultat dun jeu dincitations o le
profit et le risque sont les deux variables essentielles. Bien qun
peu abrupte, la mthode consistant comparer le systme anglo-saxon et
son homologue continental permet de faire ressortir des diffrences
intressantes. Le modle anglo-saxon fait un usage important de la
responsabilit pnale de la personne morale et vise moraliser le
systme bancaire en faisant planer la menace de la sanction pnale.
La menace est dautant plus crdible quil suffit que le personnel
dune banque, (sans que la banque en tire elle-mme un bnfice),
profite dun dfaut de surveillance, pour que la responsabilit de
cette dernire soit engage. A linverse, le systme continental permet
certes dengager la responsabilit de la personne morale, mais
repose, pour lessentiel, sur un dispositif dauto moralisation du
systme, 4
Pierre Kopp
o la peur de la perte de rputation remplace la sanction pnale.
lheure o lon sinterroge sur les mrites compars des droits et o la
tentation dimporter des lments du dispositif nordamricain vers la
France est particulirement forte, lanalyse comparative prend un sel
particulier. II BLANCHIMENT DE LARGENT DE LA DROGUE : MYTHES ET
REALITES En 1987, lUNDCP considrait que 400 milliards de dollars
taient annuellement tirs du trafic mondial de drogue. En 1989, le
Gafi () proposait une valuation plus basse limite 125 milliards de
dollars et en dduisait que 85 milliards de dollars seraient
annuellement blanchis. Le directeur gnral du FMI, Michel Camdessus,
avana pour sa part, sans indiquer ses sources, lors dun discours
prononc en 1989 quenviron 5 10 % du PIB international tait blanchi,
soit entre 590 et 1.500 milliards de dollars. De son ct, la presse
cite parfois un chiffre cens maner des Nations unies, selon lequel
200 milliards de dollars seraient blanchis chaque anne. Trois
erreurs maillent la littrature consacre au blanchiment.
Premirement, en assimilant le chiffre daffaires de la vente de
drogue au dtail avec le montant dargent destin tre blanchi, on
surestime celui ci. Deuximement, en considrant que le blanchiment
exige le recours des techniques financires sophistiques, on minore
le rle des mthodes archaques (transfert de cash et achat
dimmobilier). Troisimement, en faisant de la drogue, la composante
majeure de la demande de blanchiment, on sous-estime limportance
des autres sources : corruption et vasion fiscale. Cest pourquoi,
depuis 1990, plus aucune institution ne sest hasarde proposer une
valuation qui viendrait ncessairement sinscrire en retrait des
chiffres initiaux.
5
2.1 Un montant surestim Il y a peu de prcdents dans la
littrature scientifique o, en dix ans, des chiffres aussi
manifestement errons aient circul sans qu aucun moment, le Gafi
nait tenu les rectifier publiquement. Partant dun chiffre daffaires
de la drogue vendue au dtail durant les annes quatre-vingt de 125
milliards de dollars, le Gafi (1990) estima que 50 70% de ce
montant tait disponible pour le blanchiment soit entre 62 et 88
milliards de dollars. Or, cest sur le fruit du commerce
international de drogue et non de la vente au dtail que porte le
blanchiment, soit une somme cinq fois moindre. Le commerce
international de drogue ne reprsente, comme nous lavons vu, que
20-25 milliards de dollars. Seule une partie de cette somme peut
faire lobjet dun blanchiment sophistiqu. La masse dargent
constituant une ressource plus ou moins centralise susceptible de
pervertir lconomie mondiale ne dpasse donc pas les 20-25 milliards
de dollars. Attention, ce chiffre doit tre bien compris. Nous ne
proposons pas de rvaluer autour de 20-25 milliards, le montant
dargent du blanchiment mais de distinguer les sommes qui peuvent
tre entre les mains dorganisations criminelles et celles qui
transitent entre les mains des petits revendeurs et se dispersent
dans lconomie lgale, notamment travers les dpts dans les banques.
Cette ide de dispersion du revenu peut tre prcise par un calcul
approximatif. Les 5 millions de consommateurs rguliers de cocane
amricains (2,3 millions aujourdhui) requirent environ 500.000
revendeurs (1 revendeur pour 10 consommateurs) soit un chiffre
daffaires de $40.000 par vendeur. Dduction faite du cot dachat, il
reste trs approximativement $20.000. Il faut encore dduire la
consommation de drogue et les consommations courantes pour se
rendre compte, qu' cet tage de la distribution de drogues, le
blanchiment sophistiqu nexiste pas. Tout se joue entre les quelques
milliers de grossistes en cocane qui eux se partagent, selon le
Gafi, un profit de $5 milliards et en blanchiront une partie en
mettant en uvre une logistique bancaire plus ou 6
Pierre Kopp
moins complexe. Le blanchiment de largent constitue une
proccupation constante des organisations criminelles et notamment
pour celles impliques dans le trafic de drogue. Nous montrerons que
contrairement aux images qui circulent souvent le blanchiment
lorsquil est bas sur lutilisation des canaux les plus sophistiqus
du systme bancaire et financier savre une opration suffisamment
coteuse pour que les criminels, y compris les organisations
criminelles, lui prfrent souvent des formes plus primitives de
blanchiment. 2.2 Les techniques de blanchiment On distingue
classiquement trois tapes successives dans une opration de
blanchiment. Au cours du placement, largent est introduit dans le
systme financier. La phase dempilage consiste accumuler de
nombreuses transactions pour rduire la traabilit des fonds, ce qui
rend possible leur intgration finale sous forme dinvestissements
dans des secteurs varis. Nous proposons de passer en revue les
diffrentes techniques utilises (Jack Blum et al., 1998) l'une ou
l'autre de ces tapes, en les recensant par ordre de complexit
croissante. Lide qui prside ici est de mettre en regard les
techniques dempilage de couches de transactions permettant de
sparer le revenu du crime de son origine, et celles permettant
dexpliquer lorigine de lenrichissement. Toutes ces diffrentes
procdures sont classes par ordre de croissance de cot et du cot de
transaction, cest-dire tous les cots de mise en uvre de la
stratgie. Blanchiment sur le territoire du dlit Les techniques les
plus simples tirent parti des lois sur les jeux. Les casinos
permettent de blanchir des petites sommes en les dguisant en gains,
les billets gagnants des courses et des loteries sont rachets avec
un bonus leurs titulaires. La bourse peut galement tre utilise en
achetant simultanment un call et un put. Seule la transaction
gagnante est enregistre et le broker indemnis. Largent blanchir
apparat comme un gain en 7
capital. Les achats et ventes de proprits sont une autre
possibilit. Une proprit est achete un prix infrieur celui du march
et une partie est paye en dessous-de-table. La proprit est revendue
au prix du march, la plus-value justifie lorigine de largent.
Blanchiment hors du territoire du dlit Le principe est celui des
virements multiples. Deux systmes bancaires de deux pays sont
utiliss et un intermdiaire, vritable banquier du secteur informel,
assure la simultanit et la bonne fin des oprations des deux cts. Il
peut dautant mieux fonctionner quexistent de fortes diasporas dune
ethnie dans plusieurs pays. Le trafic de contrebande ou
lutilisation des salaires des immigrs, notamment clandestins,
permet galement de couvrir des transferts de fonds criminels.
Lutilisation de comptes numros permet au blanchisseur de bnficier
du secret bancaire. Lutilisation dune compagnie off shore et dun
compte numros ajoute au secret bancaire le secret commercial.
Linclusion davocats dans le Conseil dadminsitration de la compagnie
offre une troisime couche de protection : le secret judiciaire. Ce
mcanisme peut tre compliqu linfini en jouant sur les domiciliations
fantaisistes et les prte-noms. Signalons que plus le dispositif est
compliqu, plus il est coteux contrler et plus les risques de
trahison augmentent. Les fonds peuvent tre rapatris en dbitant une
carte de crdit mise ltranger. Les factures peuvent tre directement
rgles par une banque trangre. Les dettes dans le pays sources sont
payes par une compagnie off shore. Des honoraires peuvent tre verss
par la compagnie off shore des consultants fictifs dans le pays
source. Le criminel vend un prix lev une compagnie off shore le
bien immobilier quil dtient et largent est dpos sur le compte de
lagence immobilire. Une transaction analogue peut avoir lieu sur
des matires premires ou des actions. Le capital peut galement tre
rapatri sous la forme de prts accords par la compagnie 8
Pierre Kopp
off shore (ceci devenant une tendance trs importante). Les
diffrentes techniques listes ci-dessus nexigent pas la mme
comptence, les mmes rseaux. Elles ne portent pas sur les mmes
sommes et nont pas le mme cot. 2.3 Le cot du blanchiment La
question du cot du blanchiment savre dterminante pour comprendre
quelle procdure retiendra le trafiquant. Quelle que soit la
technique utilise, le cot total du blanchiment pour le criminel se
compose de deux lments : la marge verse aux intermdiaires, qui est
souvent de lordre de 10 %-15 %, laquelle s'ajoute l'ensemble des
cots qu'il est ncessaire de couvrir pour que lopration de
blanchiment puisse avoir lieu, c'est--dire les cots de transaction.
La marge des intermdiaires et les cots de transaction Le march du
blanchiment fonctionne de manire suffisamment concurrentielle pour
que les marges verses soient grosso modo identiques d'un
intermdiaire l'autre. On considre, sans sources vritablement
fiables, quelle se situerait gnralement entre 10 et 15 % du montant
blanchi. Un trafiquant doit non seulement payer une marge aux
intermdiaires, mais galement prendre en charge divers cots tels que
la rmunration d'avocats, des frais de dplacements, divers frais
lgaux, des frais fixes, des droits dentre dans le milieu criminel,
etc. Utiliser une filire financire complexe comporte un certain
risque qui reprsente galement un cot (probabilit) pour le criminel.
On regroupera les cots de transaction lis une opration de
blanchiment en deux catgories : le cot de mise en uvre de la
stratgie et le cot du risque. Le cot de mise en uvre de la stratgie
est constitu par les frais de fonctionnement inhrents la stratgie
de blanchiment retenue. Blanchir de largent en rachetant des
billets de loterie gagnants ou en montant une entreprise off shore
nengendre pas le mme type de cot de recherche de linformation, de
dplace9
ment, de conseils juridiques. Le montant et la frquence des
sommes blanchir doivent justifier le recours des combinaisons
sophistiques.. Le cot engendr par le risque est de deux types : le
risque que la rpression fait peser sur le candidat au blanchiment
et le risque de dfections internes lorganisation. Le risque li la
rpression tient au fait que le blanchiment est une activit
surveille mais aussi au fait quun criminel peut tre surveill pour
dautres motifs et conduire la police vers sa filire de blanchiment.
La mise en uvre de complicits criminelles ncessaires la mise en
place de la filire de blanchiment engendre ncessairement la
tentation de trahir lorganisation. En largissant sa surface,
lorganisation criminelle augmente ses cots de coordination dans
lillgalit et accrot les risques dopportunisme. Le blanchiment : une
opration coteuse Le comportement conomique rationnel des criminels,
ou dune organisation criminelle, est de tenter de recourir la
technique de blanchiment la moins coteuse. Elle doit donc prendre
en compte les trois composantes prcdentes du cot. Une stratgie
optimale de blanchiment exige donc que le bnfice escompt du
blanchiment vienne au moins compenser son cot, constitu de la somme
de la marge prleve par les intermdiaires, du cot de mise en uvre de
la stratgie et du cot du risque. Nous avons reprsent sur le
graphique suivant (graphique 2) le lien entre les techniques de
blanchiment et le montant du cot total du blanchiment. La partie
gauche du graphique dcrit les diffrentes techniques utilises pour
dissimuler lorigine criminelle dune somme. Horizontalement, on
trouve les diffrentes couches de protection utilisable, et
verticalement le cot total engendr par lopration. La partie droite
dcrit les diffrentes possibilits d'utiliser largent, nouveau
classes en fonction du cot de transaction. Cette partie du
graphique dcrit les techniques d'intgration, cest--dire la mise en
uvre de mesures permettant de justifier lorigine des 10
Pierre Kopp
fonds blanchis. En abscisses, on trouve les diffrentes couches
de secrets susceptibles dtre utilises, en ordonnes, le cot de
transaction de lopration.
11
Graphique 2 Le cot du blanchiment
12
Pierre Kopp
Le graphique met en lumire le cot total engendr par la
combinaison retenue entre une technique dempilage et une mthode
dintgration. Il apparat clairement que le cot total de la mise en
uvre dune procdure complte de blanchiment peut devenir exorbitant.
Dans la mesure, o la cohrence oblige cacher lorigine des fonds
(partie gauche) et utiliser largent blanchi (partie droite) selon
des mthodes situes peu prs la mme hauteur sur le graphique,
cest--dire engendrant un niveau de cot de transaction analogue, le
cot total du blanchiment peut augmenter assez rapidement. 2.4
Organisations criminelles et blanchiment : choisir entre les
stratgies Le recours par une organisation criminelle des techniques
de blanchiment assez simples peut souvent sexpliquer par le cot de
mise en uvre dun dispositif complexe de blanchiment et les risques
quil fait prendre celui qui le met en uvre. Recourir des techniques
de blanchiment sophistiques en mobilisant le systme bancaire
international ne peut tre le fait que dorganisations criminelles
assez importantes, soit par le nombre de pays quelles couvrent,
soit en raison de lappartenance une famille mafieuse bien tablie.
Loptimisation des techniques de blanchiment Lorsqu'une organisation
criminelle appartient un noyau solide de la criminalit organise
(triades chinoises, cartels colombiens, Camorra, etc.), elle va
utiliser le systme bancaire international pour blanchir son revenu.
Une telle pratique suppose que les positions hirarchiques dans
lorganisation soient suffisamment stables pour que laccs aux sommes
blanchies ne constitue pas une source de discordes ultrieures. Une
telle stabilit des relations est rarement atteinte. En consquence,
le blanchiment na pas pour fonction de mettre durablement lcart du
regard de la justice des sommes importantes appartenant
lorganisation en tant que 13
telle. En effet, le concept de somme appartenant lorganisation
est trop instable pour tre oprationnel. Gnralement, les
organisations criminelles choisiront dutiliser le systme bancaire
international pour couper largent de son origine et le rinvestir
dans lconomie lgale. Des prte-noms porteront les titres de proprit
et une partie des revenus des affaires ainsi constitues sera
lgalement verse aux membres de lorganisation. Un tel systme est
suffisamment souple. Lorsquun membre de lorganisation dcde, parfois
de manire prmature , il suffit de changer le destinataire du
salaire. Les prte-noms sont dans lincapacit de vendre leur part,
puisqu'ils ne peuvent le faire sans alerter les autres
actionnaires. Ils prfrent donc toucher un bonus plutt que de
sexposer un risque. Une telle technique de blanchiment souscrit aux
rgles fondamentales de prservation du patrimoine propre aux
organisations criminelles. La forme sous laquelle est stocke le
patrimoine doit donc dcourager les trahisons potentielles et tre
suffisamment souple pour changer au gr des modifications des
rapports de forces dans lorganisation. Droits de proprit Le recours
un schma complexe de blanchiment na de sens conomique que dans
quelques cas trs limits. Lorsquune organisation criminelle est
suffisamment ancienne et que l'volution des positions de ses
membres dans la hirarchie interne est relativement rgule,
lorganisation peut disposer dune vision suffisamment long termiste
pour envisager une stratgie de blanchiment au service du groupe.
Cest notamment le cas lorsque la pression combine des services
policiers et fiscaux sur les chefs connus des organisations
criminelles est telle quils ne peuvent pratiquement plus jouir de
leurs bnfices sans tre immdiatement inculps de fraude fiscale. Ce
fut par exemple le cas des chefs mafieux italo-amricains sur la cte
Est des Etats-Unis la fin des annes soixante-dix. Il leur fut alors
indispensable de mettre en uvre un dispositif de blanchiment assez
sophistiqu. Les organisations criminelles suivent galement une
sorte de cycle de vie qui peut les amener tenter de mettre en uvre
des 14
Pierre Kopp
stratgies de reclassement dans lconomie lgale. De facto, il ne
sagit pas de dplacer et recycler lensemble de lorganisation vers
des activits lgales, mais de permettre son groupe dirigeant,
accompagn dun nombre rduit de proches indispensables, dacheter des
participations dans des activits lgales. Cette forme particulire de
gentrification vise galement favoriser les transmissions de
fortunes au sein des familles des membres de lorganisation. Ds que
le souci dorganiser le futur se fait jour, i.e. lorsque lhorizon de
la rationalit conomique dpasse la seule personne du criminel et
embrasse un groupe familial dont lavenir devient un sujet
dinquitude, la mise en place de schmas de blanchiment complexes est
indispensable. Une telle remarque explique pourquoi une
organisation criminelle o la famille joue un rle symbolique fort
(famille italo-amricaine de la cte Est des Etats-Unis) mettra en
uvre des techniques de prennisation du patrimoine plus complexes
quun gang de motards. Le recours aux sophistications du systme
bancaire et financier international afin de blanchir de largent
nest pas ressenti de manire identique par toutes les organisations
criminelles. Une tendance courante consiste confondre transfert de
fonds et stratgie de blanchiment. Les trafiquants colombiens des
annes quatre-vingt ont pour lessentiel rapatri leurs revenus vers
la Colombie et lon rinvesti sans prcaution particulire. La majorit
des fonds tait rapatris en cash, par virements ou par le biais des
maisons de change, et venait compenser le besoin de dollars li au
contrle de changes. Le besoin de techniques sophistiques napparat
que lorsque le pays o les fonds doivent tre utiliss mne une
politique active de lutte contre le trafic de drogue ou lorsque
ladministration fiscale dispose dune forte autorit. Ainsi, les
trafiquants pakistanais dhrone nutilisent pas de stratgie complexe
de blanchiment. Eu gard la situation du pays, leur problme ne
dpasse pas celui de la logistique ncessaire convoyer les fonds et
les rpartir. Le blanchiment na pas encore merg comme un problme en
soi, le recours au systme ban15
caire et financier est donc limit et se borne, pour lessentiel,
des oprations de transferts. Blanchir une somme dargent suppose que
la proprit de ladite somme soit clairement tablie. Tant quune somme
dargent est dtenue en liquide, son partage peut rester en suspens.
Les rgles de confiance prsidant au stockage en commun dune somme
liquide entre un groupe de criminels associs ne sont pas trs
complexes. Les sonnettes dalarmes sont rapidement tires si lun des
associs tente de semparer seul de la somme. Ds que la somme dargent
est blanchie, sur un compte ltranger, et mme si plusieurs associs
ont une procuration, le risque de trahison devient dautant plus
important que la banque a prcisment pour mission de ne jamais
prendre contact avec ses clients trangers. Le fait de blanchir une
somme dargent suppose donc que les rgles de partage soient
clairement fixes entre les associs et multiplie donc les risques de
trahison en loignant le dtenteur de la somme de celle-ci. Labsence
de procuration sur les comptes fait prendre le risque son dtenteur
de ne pas y avoir accs en cas dincarcration. Les comptes titulaires
multiples engendrent un risque de trahison. Le fait dentamer une
procdure de blanchiment engendre une certaine irrversibilit dans
laffectation des fonds qui retarde souvent la dcision dy recourir.
Mettre en uvre des stratgies complexes de blanchiment exige donc
que soient stabilises des relations pralables de confiance entre
les associs et des rgles de partage claires. Tant que nexistent pas
des droits de proprits correctement spcifis et des relations dnus
dopportunisme entre les criminels, il subsistera une forte rticence
face au blanchiment. III EFFICACITE DU DISPOSITIF REPRESSIF En 1931
Chicago, Al Capone fut condamn sept ans de prison. Pour quel dlit ?
Racket, homicide ? Non. Al Capone est tomb pour fraude fiscale. Son
cas illustre le fait que dans la lutte contre la criminalit
organise, laction indirecte, fonde sur la rpression des crimes et
dlits induits par lactivit criminelle, 16
Pierre Kopp
peut se rvler plus efficace que laction directe ! Au lieu de
sattaquer de front aux infractions qui contribuent la constitution
du revenu criminel, il peut ainsi tre prfrable, parce que moins
coteux et plus efficace, de sattacher limiter les possibilits de
jouissance, par les criminels, de leur revenu, autrement dit
dintensifier la lutte contre le blanchiment. Cest dans cette
direction que semblent sorienter, depuis le milieu des annes 90,
les politiques criminelles des pays dvelopps, avec le renforcement
de la svrit des peines rprimant le blanchiment. 3.1 Le volet
rpressif Devant la menace que la criminalit fait peser sur la socit
en lui infligeant un dommage, le dcideur public doit calibrer le
niveau de la sanction pnale de manire dissuader efficacement les
criminels potentiels. Une sanction montaire dissuade de manire
efficace les criminels potentiels sans pour autant radiquer
compltement le blanchiment car le dcideur public doit arrter de
consacrer de largent la rpression du blanchiment lorsque le cot
marginal de la rpression devient suprieur la rduction du cot social
du blanchiment quelle permet datteindre (Polinsky et Shavell,
2000). Cette trame analytique qui sert mesurer leffet dissuasif des
sanctions contre les individus (auteurs ou complices des
infractions) peut tre tendue au cas, plus rare, o tout un
tablissement bancaire est cr afin de mener une activit criminelle
(comme dans laffaire de la BCCI). Cest pourquoi, linstar des
individus, la loi pnale prvoit un rgime de sanctions renforces pour
les personnes morales qui commettraient des infractions la loi sur
le blanchiment. Ce schma dissuasif, commun aux diffrentes
politiques criminelles, se heurte de nombreux problmes.
Premirement, linfraction de blanchiment tant qualifie autour du
recyclage de largent issu du trafic de drogue, du racket et du
crime organis, dans de nombreux cas, les criminels sont en me17
sure de re-facturer le cot attendu dun durcissement de la
politique pnale aux consommateurs finaux. Par exemple, dans le cas
du trafic de drogue, la commission exige par les intermdiaires du
blanchiment nexcde pas 2% du prix de la cocane vendue dans la rue,
selon l'estimation faite par J. Caulkins et P. Reuter (1998). Mme
si, en raction la politique pnale, les intermdiaires qui assistent
les trafiquants en matire de blanchiment doublaient leurs
exigences, le prix de la cocane vendue dans la rue naugmenterait
que de 2%. Les consommateurs de cocane tant pratiquement
insensibles une augmentation aussi infime du prix, les trafiquants
de drogue pourraient refacturer aux consommateurs laugmentation du
prix demand par les intermdiaires du blanchiment sans crainte de
voir la consommation baisser. Laugmentation des marges des
intermdiaires provoque par la rpression ne pnalise donc pas le
profit des trafiquants. On ne peut donc en attendre d'effet
sensible sur l'ampleur du blanchiment (Kopp, 1995). Deuximement, il
est frquent que les criminels qui blanchissent de largent aient
organis leur insolvabilit, cest--dire quils ne puissent pas payer
lamende quils encourent. Il convient alors de substituer aux
amendes des peines de prison, en tablant sur le fait que les
criminels prendront en compte, dans leur calcul conomique, la
dsutilit du temps dincarcration et ventuellement celle de lopprobre
qui laccompagne. Toutefois, lefficacit de lincarcration est toute
relative car sa dure est faible et son cot vient affecter
(ngativement) le bien-tre collectif. Troisimement, on se heurte un
grave problme de dissuasion marginale. Puisque les peines ne
sadditionnent pas et que celles encourues pour trafic de drogues
sont gnralement suprieures celles lies aux infractions aux lois sur
le blanchiment, il est probable que ces dernires naient plus de
caractre dissuasif, lorsque les individus cumulent les deux
activits. Il semble donc, pour les raisons prcdemment voques, que
la capacit de freiner le blanchiment et surtout les crimes qui
permettent la constitution, en amont, du revenu criminel, par la
politique de rpression des 18
Pierre Kopp
personnes commettant des infractions aux lois sur le blanchiment
ne doit pas tre surestime. Quatrimement, on constate que les cots
compars des enqutes policires dans le domaine purement criminel et
dans le domaine des infractions de blanchiment ne font pas
ncessairement de la lutte contre ce dernier une manire plus simple
et moins coteuse de condamner les criminels. En France, il nexiste
pas notre connaissance de cas o un trafiquant de drogue ait t
condamn pour blanchiment sans avoir t pralablement condamn pour
trafic. Ainsi, linformation ncessaire pour interpeller les auteurs
de blanchiment savre coteuse runir puisque lEtat ne peut pas
observer directement les transactions bancaires et financires, ces
dernires tant protges par le secret bancaire. Cest ce dernier
constat qui justifie lintrt qui est actuellement port la
responsabilit pnale des banques. Introduite rcemment dans le
nouveau code pnal franais (1996) et timidement utilise depuis,
cette disposition est, en revanche, trs souvent mobilise
outre-Atlantique afin dinciter les banques surveiller leur
personnel, ou mme leurs sous-traitants, puisque lEtat sestime tre
moins bien plac pour le faire. Nous nous attacherons donc prsent
tudier le fonctionnement conomique du dispositif prventif mis en
place dans les pays anglo-saxons. 3.2 Le volet prventif : le modle
anglo-saxon de responsabilit pnale des banques Le modle anglo-saxon
repose sur lide que les banques sont mieux places que lEtat pour
surveiller les transactions financires. Dans la mesure o lEtat ne
peut pas observer le comportement des employs des banques, il dlgue
cette mission de surveillance aux tablissements bancaires qui
choisissent soit dobserver directement le comportement de leurs
employs, soit de mettre en place un dispositif de contrle priv. Si
les banques sont reconnues coupables de ngligence, elles encourent,
au titre 19
de la responsabilit pnale, des sanctions dont le montant doit
permettre dinternaliser parfaitement le cot social du blanchiment
quelles nont pas pu empcher. Principes Du point de vue de
lefficacit conomique, puisque les banques peuvent dissuader,
moindre cot que lEtat, leur personnel de commettre des infractions,
la dlgation de surveillance de lEtat vers les banques trouve sa
justification dans lapplication du principe de minimisation du cot
de dissuasion ( least costenforcer). Si un tel dispositif est
bnfique pour la collectivit, il consiste toutefois transfrer la
charge du cot de surveillance, de la collectivit dans son entier
(financement public) vers les seules banques. Il revient donc aux
banques dexploiter les possibilits offertes par les modalits
particulires de rmunration de leur personnel pour tenter de les
inciter ne pas commettre dinfractions, fussent-elles profitables
pour lui, afin de diminuer l'occurrence des condamnations de
ltablissement et donc le montant des amendes payes. Lintroduction
dun dispositif de surveillance priv engendre un effet pervers
identifi par J.H Arlen (1994) et prcis par J.H Arlen et R. Kraakman
(1997). Plus les banques consacrent deffort surveiller leur
personnel, plus elles dtectent dinfractions quelles doivent
signaler et augmentent ainsi leur exposition aux sanctions pnales.
Afin de pallier ce problme, le droit anglo-saxon explore la
possibilit, qui nexiste pas en droit continental, de doser les
sanctions pnales aux prorata de leffort de surveillance
effectivement consenti par les banques. La diffrence correspond
ainsi une forme nouvelle de responsabilit mitigation liability ou
responsabilit attnue qui devrait inciter efficacement les banques
prenniser un dispositif de surveillance de leurs employs. Ce quil
est convenu dappeler leffet Arlen peut tre interprt avec N.Garoupa
(2001) comme un biais dans lalignement de la fonction objectif de
lEtat (Principal) et de la banque (Superviseur). Ce biais tient aux
effets ambigus du dispositif de surveillance priv du personnel, et
est susceptible dloigner le compor20
Pierre Kopp
tement de la banque de celui que lEtat souhaiterait quelle
adopte, en matire de surveillance prive du personnel ; la
responsabilit attnue est alors un moyen de rduire ce biais et
forcer les banques adopter le niveau optimal de surveillance prive
du personnel. Limites La politique criminelle propre au modle
anglo-saxon repose sur lutilisation extensive de la qualification
pnale, tant en matire de surveillance du personnel que des clients.
Cette approche est rpute permettre de pallier lasymtrie
dinformation dont souffre lEtat or, cest prcisment autour des
problmes dinformations qumergent les principales critiques portes
ce systme. On peut ainsi se demander si lavantage informationnel
qui fondait la dlgation, aux banques, du rle de surveillance de
lEtat, na pas t largement surestim. Premirement, lorsque les
banques doivent surveiller leur personnel, elles ont le choix
dinstaurer, ou non, un systme priv de surveillance puisque, dans
certains cas, ce dernier peut ngativement influencer leur profit.
Elles sont donc conduites ne pas systmatiquement exploiter leur
avantage stratgique qui leur permettrait, laide dun dispositif de
surveillance prive, dtre plus performantes que la surveillance
publique assure par lEtat. Limpratif de maximisation du profit peut
donc les conduire entretenir volontairement une sorte dignorance
rationnelle de leur fonctionnement interne. Deuximment,
linstruction judiciaire des affaires de responsabilit pnale des
entreprises savre particulirement longue et coteuse et contribue
notablement encombrer le systme judiciaire dans un domaine o
ltablissement de la preuve de la ngligence dune banque incrimine
est particulirement complexe. LEtat doit donc prendre en charge un
cot imprvu alors quil sest prcisment dcharg de son rle de
surveillance sur les banques pour limiter ses dpenses. Certes,
chacune de ces objections peut trouver une solution : mise en place
de la responsabilit propor21
tionnelle, simplification des procdures. Toutefois, le risque
existe, comme pour tout systme rglementaire fond sur linstauration
dune norme assortie dune dissuasion pnale et dune dlgation de
surveillance, de voir lconomie de cots informationnels obtenue par
la dlgation, contrebalance par une augmentation du cot de mise en
uvre de la loi. La probabilit daligner, par un jeu dincitations, le
comportement des banques sur celui de lEtat laide dun systme de
responsabilit pnale des entreprises semble donc assez tnue ou trs
complexe mettre en uvre. Faute dune modification vertueuse des
comportements des agents, on risque de voir les banques forces de
prendre leur compte linternalisation du cot social du blanchiment
et tenter de freiner ce processus en paralysant la machine
judiciaire lorsque leur responsabilit pnale est engage. 3.3 Le
volet prventif : le modle continental dautorgulation du systme
bancaire Contrairement aux pays anglo-saxons, la majorit des pays
de lEurope continentale na pas souhait recourir la menace du Pnal
pour enclencher la transformation souhaite des murs du systme
bancaire. Par exemple, la loi franaise instaure bien un devoir de
coopration de lensemble du secteur bancaire avec les autorits
publiques, mais ne sanctionne un ventuel manquement ce devoir que
par des sanctions disciplinaires peu contraignantes. Le dispositif
continental table sur une autorgulation souple du systme bancaire
fonde sur ladhsion progressive et volontaire une norme de
comportement. Ce schma nexige pas une grande implication du
rgulateur, mais son inconvnient majeur est doffrir une chappatoire
facile aux tablissements bancaires qui continueraient de participer
au blanchiment en rigeant leur ngligence en alibi..
22
Pierre Kopp
Principes Du point de vue analytique, cette forme dautorgulation
du systme bancaire ne sapparente pas directement aux cas dmergence
spontane dune norme prive, sorte de rsurgence de lancienne lex
mercatoria , qui ont suscit une abondante littrature rcente. Le
schma classique de la lex mercatoria est celui de lmergence de
pratiques professionnelles qui simposent spontanment aux membres de
la corporation et font gnralement lobjet dune codification bien
ultrieure. Cette codification intervient lorsque les cots
dinformation ncessaires lautorgulation deviennent exorbitants du
fait de la taille du systme. Lexigence de minimisation des cots
uvre alors en faveur dune externalisation de la rgulation vers le
systme judiciaire. Dans le cas du blanchiment, ni les banques, ni
le systme financier nont t linitiative de comportements
particulirement vertueux pas plus quils nont pris dinitiatives en
faveur de la loi laquelle, au contraire, ils se sont opposs
initialement avec vigueur. Nous sommes donc confronts un cas
particulier o une norme de comportement est propose par le dcideur
public aux acteurs du secteur sans que ce dernier nassortisse sa
dmarche de sanctions rellement contraignantes. Il semble pourtant
que cette dmarche puisse tre couronne de succs et engendrer une
modification perceptible des comportements des acteurs du secteur
bancaire et financier. Aprs ladoption de la loi de 1990 sur le
blanchiment, les banques franaises se trouvaient face un dilemme :
collectivement, elles avaient intrt la moralisation du systme mais
individuellement, elles avaient intrt perptuer leurs pratiques
anciennes puisque aucune sanction ntait prvue. Sommes dadopter une
norme qui sapparente un bien collectif, les banques taient sujettes
laction dltre du dilemme du prisonnier. La peur de perdre leur
rputation et une intervention, modeste, de lEtat, peuvent tre
lorigine dune issue favorable. Il est possible dadapter notre cas
despce la proposition initialement 23
avance par Granovetter (1978) et reprise par Cooter (1995)
dmontrant lexistence de conditions permettant, dans certains cas,
de sortir dun dilemme du prisonnier. Dans ce type de modle dit de
seuil , on observe une sorte de raction en chane o laugmentation du
nombre de participants laction collective diminue le cot de
ladhsion et dclenche de nouveaux ralliements. Dans le cas des
banques, chaque fois quune banque adopte la nouvelle norme, elle
contribue abaisser le cot dadoption futur pour celles qui ne lont
pas encore fait. En effet, moins nombreuses sont les banques
continuer de participer au blanchiment criminel, plus il est facile
pour elles darguer auprs de leurs clients quil leur devient
impossible de continuer faire cavalier seul. Le dcideur public peut
influencer la marche vers lquilibre. Il suffit quil manifeste une
volont renouvele de voir la norme de moralisation respecte pour que
le cot, en termes de rputation, du non- respect de la norme
augmente. Inversement, le cot de mise en conformit diminue, le
nombre de banques dont la disposition payer est suprieure au cot
augmente donc. Le dcideur public peut ainsi conduire le systme
bancaire et financier vers un quilibre vertueux en jouant sur la
menace de perte de rputation qui dplace le seuil de participation
laction collective des diffrentes banques. Limite Le systme
continental est attrayant car il nexige pas une intervention
complexe de la part de lEtat qui na besoin que de trs peu
dinformation pour jouer son rle. Le risque de voir sempiler des
rgles de responsabilit de plus en plus complexes et des
contre-mesures destines pallier leurs effets pervers, typique du
systme anglo-saxon, est absent. En revanche, le systme est assez
laxiste puisquil ne prvoit pas de relles sanctions pour les
tablissements qui ne se plieraient pas aux souhaits exprims par le
dcideur public. Ce dispositif est galement assez facilement
manipulable car le maniement de la menace de ruiner la rputation
24
Pierre Kopp
dun tablissement bancaire est trs politique. Louverture dune
procdure judiciaire et son suivi donnent lieu a toute une srie
dopportunits de ruiner la rputation dun tablissement qui peuvent
tre facilement orientes par le politique. Enfin, ce mode de
rgulation se prive de lexemplarit de lapplication de la loi et
contribue entretenir une certaine opacit sur le fonctionnement des
tablissements bancaires qui peut tre nuisible au respect de la loi,
en gnral, et la rputation globale du systme. En conclusion,
lopposition entre le systme anglo-saxon centr sur la responsabilit
pnale des banques et le modle continental de rgulation fond sur
ladhsion une norme de comportement est assez stimulante. Elle
permet notamment de mieux comprendre pourquoi les Etats-Unis
connaissent un nombre assez important de procdures judiciaires o la
responsabilit pnale des banques est mise en cause (comme par
exemple le cas retentissant des poursuites contre la Bank of New
York) alors quen France, il ny a jamais de procdures ouvertes
directement contre les tablissement financiers, en matire de
blanchiment, mais seulement, et trs rarement, contre leurs
dirigeants (comme, par exemple, Claude Bbar dans l'affaire
Axa-Paneurolife). Le systme amricain table, pour moraliser son
systme bancaire et financier, sur le traitement judiciaire du
blanchiment et leffet dissuasif que devraient avoir les peines
prononces. Le systme franais parie sur lauto-disciplinarisation des
tablissements et considre que les cots du traitement judiciaire
seraient suprieurs aux bnfices exprims en terme de dissuasion. IV
CONCLUSION Lexamen de lefficacit de la politique criminelle de
lutte contre le blanchiment constitue une occasion de sintresser un
cas particulier darticulation entre, dune part, le choix des rgles
de droit et, dautre part, les modalits dattribution (au public ou
au priv) de la tche de mise en uvre de la loi. Il ressort de ltude
de la situation des pays de droit anglo-saxon quen labsence dune
forme trs particulire de responsabilit (proportionnelle leffort
25
de surveillance), on ne peut pas conclure lefficacit de la
dlgation au priv de la mission de surveillance des personnels. Il
convient donc de nenvisager quavec les plus grandes prcautions la
possibilit de transposer en droit franais lutilisation extensive de
la responsabilit pnale des entreprises quand on sait lhrsie que
reprsente lide de proportionnalit entre leffort de surveillance et
la sanction. De son ct de lAtlantique, le systme continental de
dlgation de surveillance au priv repose sur lespoir dune adoption
progressive de la nouvelle norme. Cet espoir est, certes, fond mais
le problme de la mobilisation du personnel autour de cet objectif
lorsque son revenu nest pas index sur la rputation de la banque
reste entier. Ainsi, la capacit du priv exploiter son avantage
informationnel qui justifiait quon lui dlgue la charge de la
fonction de surveillance reste largement hypothtique. Le besoin
dune intervention directe du rgulateur public dans le domaine de la
surveillance sort renforc de ce bref examen des systmes en prsence.
Notre constat, dinspiration plutt thorique, recoupe lobservation
des difficults concrtes de la lutte contre le blanchiment. On note
en effet que lun comme lautre, les deux modles se heurtent des
difficults communes. Aux Etats-Unis comme en France, la stratgie
prventive repose sur lhypothse que les banques peuvent identifier
les clients indsirables et les faire fuir. Or, il est plus que
probable que les criminels sauront vite dissimuler leur raison
sociale leurs partenaires du systme bancaire. Cest pourquoi la
dclaration de suspicion fera bientt figure dantiquit dans la
panoplie de la lutte contre le blanchiment. Lautorit publique devra
alors recourir des rglementations nouvelles et mettre en uvre un
dispositif ad hoc. Dailleurs, la multiplication des rglementations
directes (dclarations de transfert, interdiction de paiement en
cash au-dessus dun certain montant, etc.) constitue le prlude cette
tendance probablement inluctable la rergulation. Par ailleurs,
lorsque le droit progresse dans les pays de la zone GAFI, dautres
Etats peuvent saisir lopportunit ainsi cre de se constituer en
place off shore dont la rsorption cons26
Pierre Kopp
titue un thme brlant qui souligne les limites des politiques
criminelles purement nationales. Ici encore, la dlgation de
surveillance ne remplacera pas une intervention internationale
directe destine interdire (ce qui constitue une forme de
rglementation) lactivit principale des paradis fiscaux : la
possibilit de mener des transactions sous le couvert de lanonymat.
Enfin, la lutte contre le blanchiment exige, comme dans la majorit
des cas de dlinquance conomique et financire, une forte coopration
internationale des agences rpressives. Cette dernire bute encore
sur la disparit des lois et des procdures dans les diffrents pays
concerns. Lextension du nombre de pays souscrivant aux rgles
promues par le GAFI constitue, certes une avance positive, mais ne
doit pas cacher les difficults souvent insurmontables de
coordination des enqutes, y compris au sein de lUnion europenne.
Ici encore, le dcideur public devra intervenir et consacrer des
ressources au bon droulement des enqutes transnationales.
Finalement, la mise en place dun dispositif efficace de lutte
contre la criminalit financire en gnral et le blanchiment en
particulier exigera de mettre en uvre des formes originales de
coordination entre les moyens publics et privs. Nul doute que ce
thme mobilisera les conomistes du droit. BIBLIOGRAPHIE ALLINGHAM
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