5 L’Union africaine : une diplomatie fragmentée ou les inconsistances de la position commune ? François Xavier Noah Edzimbi, Doctorant en science politique à l'Université de Yaoundé II, option stratégie-défense; chercheur associé au Centre Africain de recherche pour la paix et le développement durable (CARPADD, Canada), au Centre Africain d'études stratégiques pour la promotion de la paix et du développement (CAPED, Cameroun); Assistant de programmes à ALTER ÉGO (ONG, Cameroun). Résumé : Dès les déclarations de Madeleine Albright sur « la nation indispensable » lors de la gestion du dossier irakien par l’administration Clinton, l’unilatéralisme américain inquiètera les pays et les régions de l’espace international. Ceux-ci constatèrent en effet le double glissement de la rhétorique des Etats-Unis vers un registre politique (au nom de la sécurité) puis vers un registre moral (au nom des droits de l’Homme), dont les contours changent au gré des intérêts de Washington et selon les contextes en présence. Aussi les institutions régionales innovent de stratégies afin de traiter d’égal à égal avec les Américains, de peser et de jouer le rôle qui est le leur dans les négociations internationales. Depuis le début des années 2000, on voit se multiplier les participations africaines à des opérations de maintien de la paix, que ce soit dans leurs volets diplomatiques ou militaires. Toutefois, l’émergence africaine se focalise plus sur les perspectives démographiques, le potentiel en ressources énergétiques et non sur la capacité de mobilisation internationale de l’Union africaine (UA).En s’appuyant sur une approche stratégique et une théorie néoréaliste, cet article démontre comment en raison d’une mésentente entre ses Etats membres sur des dossiers politiques et stratégiques, et leur recherche, chacun pris individuellement, d’un positionnement stratégique sur la scène continentale, l’UA adopte une politique étrangère réactive plutôt que proactive. Celle-ci la conduit à une « diplomatie de créneau », c’est-à-dire qui intervient en complémentarité sur les dossiers côtés ou délaissés par les puissances occidentales et émergentes dans leur« sphère d’influence » respective sur le continent. Aussi s’avère-t-il important de suggérer des pistes de réflexion susceptibles de permettre, à la dite institution régionale, d’appréhender son émancipation stratégique comme un impératif pour l’affirmation et la construction de sa puissance diplomatique. Mots clés : Union Africaine, politique étrangère, diplomatie fragmentée, puissances occidentales et émergentes, sphère d’influence Abstract : Since the early 2000s, we have seen an increasing number of African participations in peace keeping operations, whether in their diplomatic or military aspects. However, the emergency of Africais more focused on demographic prospects, the potential for energy resources and not on the AU’s capacity for international mobolization. Based on a strategic approach and a neorealist theory, this article demostrates how due to a disagreement between its member states on political and strategic files, and their search, eachtaken individually, for a strategic position on the scene international, the AU adopts a reactiveratherthan proactive foreign policy. It’s important to suggest avenues of reflection likely to enable the saidregional
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L’Union africaine : une diplomatie fragmentée ou les ...
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L’Union africaine : une diplomatie fragmentée ou les inconsistances de la
position commune ?
François Xavier Noah Edzimbi, Doctorant en science politique à l'Université de Yaoundé
II, option stratégie-défense; chercheur associé au Centre Africain de recherche pour la paix et
le développement durable (CARPADD, Canada), au Centre Africain d'études stratégiques
pour la promotion de la paix et du développement (CAPED, Cameroun); Assistant de
programmes à ALTER ÉGO (ONG, Cameroun).
Résumé :
Dès les déclarations de Madeleine Albright sur « la nation indispensable » lors de la
gestion du dossier irakien par l’administration Clinton, l’unilatéralisme américain inquiètera
les pays et les régions de l’espace international. Ceux-ci constatèrent en effet le double
glissement de la rhétorique des Etats-Unis vers un registre politique (au nom de la sécurité)
puis vers un registre moral (au nom des droits de l’Homme), dont les contours changent au
gré des intérêts de Washington et selon les contextes en présence. Aussi les institutions
régionales innovent de stratégies afin de traiter d’égal à égal avec les Américains, de peser et
de jouer le rôle qui est le leur dans les négociations internationales. Depuis le début des
années 2000, on voit se multiplier les participations africaines à des opérations de maintien de
la paix, que ce soit dans leurs volets diplomatiques ou militaires. Toutefois, l’émergence
africaine se focalise plus sur les perspectives démographiques, le potentiel en ressources
énergétiques et non sur la capacité de mobilisation internationale de l’Union africaine
(UA).En s’appuyant sur une approche stratégique et une théorie néoréaliste, cet article
démontre comment en raison d’une mésentente entre ses Etats membres sur des dossiers
politiques et stratégiques, et leur recherche, chacun pris individuellement, d’un
positionnement stratégique sur la scène continentale, l’UA adopte une politique étrangère
réactive plutôt que proactive. Celle-ci la conduit à une « diplomatie de créneau », c’est-à-dire
qui intervient en complémentarité sur les dossiers côtés ou délaissés par les puissances
occidentales et émergentes dans leur« sphère d’influence » respective sur le continent. Aussi
s’avère-t-il important de suggérer des pistes de réflexion susceptibles de permettre, à la dite
institution régionale, d’appréhender son émancipation stratégique comme un impératif pour
l’affirmation et la construction de sa puissance diplomatique.
Mots clés : Union Africaine, politique étrangère, diplomatie fragmentée, puissances
occidentales et émergentes, sphère d’influence
Abstract :
Since the early 2000s, we have seen an increasing number of African participations
in peace keeping operations, whether in their diplomatic or military aspects. However, the
emergency of Africais more focused on demographic prospects, the potential for energy
resources and not on the AU’s capacity for international mobolization. Based on a strategic
approach and a neorealist theory, this article demostrates how due to a disagreement between
its member states on political and strategic files, and their search, eachtaken individually, for a
strategic position on the scene international, the AU adopts a reactiveratherthan proactive
foreign policy. It’s important to suggest avenues of reflection likely to enable the saidregional
6
institution to understandits strategic emancipation as an imperative for the affirmation and
décisionnelles de l’organisation continentale démontre un déficit de veille stratégique7, outil
nécessaire dans l’anticipation/résolution de crises et/ou dans la négociation/signature
d’accords/contrats internationaux. Partant de cet argumentaire, dans la formation d’un
nouveau modèle international polycentrique sur fond d’instabilité globale et régionale
croissante où chaque acteur, qu’il soit national, régional ou international, adopte une stratégie
pour mieux se positionner en fonction de ses capacités propres ; dans un monde où on a non
pas tant la place qu’on mérite que celle qu’on se donne, l’UA dispose-t-elle d’une puissance
diplomatique qui permette au continent de jouer le rôle qui est le sien dans les négociations
internationales ? L’hypothèse qui organise l’analyse est la suivante : souffrant d’une
compétence supranationale restreinte sur ses Etats membres, l’UA adopte une politique
étrangère réactive plutôt que proactive qui la conduit à une « diplomatie de créneau », c’est-à-
dire qui intervient en complémentarité sur les dossiers côtés ou délaissés par les puissances
occidentales et émergentes dans leur « sphère d’influence » respective sur le continent.
Faisant usage de l’approche stratégique et de la théorie néoréaliste, l’axe d’analyse
s’appesantie, premièrement, sur la présentation d’une diplomatie fragmentée dont fait montre
l’institution faîtière du continent (I) et, secondairement, propose des pistes de réflexion afin
qu’elle puisse jouer le rôle qui est le sien dans les relations et négociations internationales (II).
I- La politique étrangère de l’UA et les challenges manqués dans un
environnement post bipolaire
Le caractère hautement concurrentiel, voire anarchique, du système international fait
de la notion de puissance un projet perpétuel pour tout Etat ou organisation. Ainsi en 2012, les
27 pays de l’Union européenne (UE), que les Africains considèrent à juste titre comme une
grande puissance, remettant en cause leur capacité d’influence au plan mondial, ont engagé
une réflexion destinée à les inscrire collectivement dans une logique de rupture, afin de créer
un « choc salutaire chez les Etats membres8 ». Et pour cause, le constat est fait de ce que «
l’Union européenne peine à s’imposer comme acteur global de la mondialisation, elle doit
faire face à une série de nouvelles difficultés qui la font douter encore plus. La modification
profonde des équilibres géostratégiques ne place plus l’Europe au cœur des préoccupations.
La crise financière provoque d’importantes réductions des budgets de défense avec le constat
qu’aujourd’hui, plus aucun Etat membre n’est en mesure de garantir son autonomie
stratégique. Alors que l’Europe s’engage résolument sur la voie de la gouvernance
économique, curieusement, elle n’a pas encore entamé de réflexion sur l’avenir de sa
sécurité9». D’où dans la foulée, pour apporter sa pierre au débat sur la problématique de
savoir comment « L’Europe doit s’armer pour défendre ses intérêts économiques », le
Conseil d’analyse économique (CAE) a suggéré en février 2019 de réformer l’accord de
7Fondée sur le traitement professionnel de l’information ouverte, l’intelligence économique (IE), ou la veille
stratégique, fait précéder toute décision stratégique d’une triple démarche de veille/anticipation sur son
environnement extérieur, notamment concurrentiel, de prévention des risques et de sécurisation, et enfin
d’influence en amont, sur les décisions et sur les règles et normes internationales. Il s’agit aussi en interne de
faire circuler l’information et faire collaborer les agents. Ce dernier aspect est aussi appelé management de la
connaissance. L’ensemble doit permettre d’apporter une valeur ajoutée, en évitant les crises, en optimisant les
actions et en favorisant l’innovation. Lire à ce sujet A., Guilhon, et N., Moinet, (dir.), Intelligence économique :
s’informer, se protéger, influencer, Montreuil, Pearson France, 2016, 353p. 8G., Youssa, « Sécurité intérieure et enjeu de puissance dans les pays francophones d’Afrique médiane »,
Dialectique des intelligences, no 4, 2017, p. 148.
9O., De France et N., Witner, Etude comparative des Livres Blancs des 27 Etats membres de l’Union
Européenne : pour la définition d’un cadre commun, Paris, IRSEM, 2012, no 18.
8
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans les domaines industriel et commercial10
.
Pour ce dernier en effet, le renforcement d’obligations de transparence, et l’adoption de
mesures compensatoires lorsque des subventions sont préjudiciables à l’UE permettrait à
l’institution régionale de disposer d’ « une politique industrielle européenne adaptée au XXIe
siècle11
». L’abandon sine die par certains pays africains de leur souveraineté au profit d’une
ancienne puissance colonisatrice et tutélaire12
, démontre l’absence d’une volonté de rupture
vis-à-vis d’une dépendance, ce qui entraine une incidence sur la politique étrangère13
et
corrélativement sur la diplomatie14
tant militaire (A) qu’économique (B) de l’institution
régionale qu’est l’UA dans l’espace international.
A- Une « diplomatie militaire » majoritairement dépendante de l’assistance
internationale
A partir du moment où les Etats africains auraient ensemble des affaires étrangères et
une diplomatie commune, ils pourraient s’exprimer d’une seule voix dans les grands dossiers
qui concernent leur existence internationale, de manière libre. Tel est le cas de la politique
étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE qui, par des programmes de financement,
de reconstruction ou d’encadrement de l’architecture défensive et sécuritaire, permet
d’envisager de nouveaux horizons pour la diplomatie européenne des 27 pays membres
depuis la fin de la guerre froide15
. L’absence de politique étrangère commune de l’UA trouve
explication dans l’extraversion16
et le manque de souveraineté17
qui caractérise la majorité
10
Parce que la réciprocité sur l’ouverture des marchés publics est difficile à faire respecter, parce que la
confusion autour des règles désavantage l’Europe face à la puissance chinoise, le CAE suggère également la
création d’un « procureur commercial » européen. Nommé par la Commission, doté de moyens d’enquête
sérieux et capable de prendre des mesures de sauvegarde, il permettrait aux Européens de parler d’une voix plus
forte et « de régler les problèmes les plus importants».M., Charrel, « L’Europe doit mieux défendre ses
entreprises », Le Monde, vendredi 17 mai 2019, p. 12. 11
Ibid. 12
G., Youssa, Op. cit. En effet, comment pourrait-on autrement interpréter cette déclaration officielle daté du 1er
décembre 1990 du Président Paul Biya du Cameroun : « Le Cameroun, pour sa part, ne nourrit aucune ambition
de puissance (…) » ou l’abandon sine die de leur souveraineté monétaire par 14 pays francophones d’Afrique
au profit du trésor français, ou encore le choix de 14 chefs d’Etat d’Afrique francophone à s’associer au
Président français Nicolas Sarkozy pour défendre leurs intérêts lors du Sommet de Copenhague de 2010
consacré à l’environnement ? 13
La politique étrangère d’un Etat ou d’une institution régionale résume les choix stratégiques et politiques de
ses plus hautes autorités, en vue de définir et de préserver ses intérêts géostratégiques, politiques, économiques,
culturels. Par sa politique étrangère, l’Etat/institution cherche à répondre au comportement des autres acteurs
internationaux et d’une manière plus générale, à agir sur son environnement pour le conserver tel quand il lui est
favorable et de le transformer quand il lui parait défavorable. Il doit voir le monde de façon différente, et
défendre à sa manière ce qu’il considère comme intérêts nationaux/régionaux. G. D., Mosau Mbombo, La
politique étrangère de la RD Congo face au pacte sur la sécurité, la stabilité et le développement dans la région
des grands lacs africains, Mémoire, Université protestante du Congo, 2008, sur
d’Etats africains. Les indépendances juridiques n’ont pas entraîné leur émancipation18
politique et stratégique comme démontre l’importante marge de manœuvre qu’ils concèdent à
leurs partenaires étrangers dans la définition, voire la mise en application de leur politique
aussi bien intérieure qu’extérieure. En effet, s’étant construit une « idée de grandeur de la
France19
», le général De Gaulle, conscient des faiblesses qui caractérisaient son pays au sortir
de la deuxième guerre mondiale, trouva vital d’adapter le cadre de pensée stratégique français
durant la décolonisation sur « l’indépendance-coopération20
», car pour lui en Afrique,« si
nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change21
». Afin de préserver ses
intérêts de puissance, la France accordera ainsi l’indépendance à des élites africaines qui la
réclamaient le moins, après avoir éliminé politiquement et militairement ceux qui l’exigeaient
avec le plus d’intransigeance22
. Dès lors, le pré-carré23
français consistera en un dispositif
sécuritaire défensif où les fortifications sont remplacées par des outils de surveillance des
responsables politiques, économiques, des territoires et des populations dans l’objectif de «
surveiller, intervenir et punir toute force contraire à la préservation et à la sauvegarde du
giron stratégique français24
». Aussi, chaque Etat postcolonial privilégie l’application
d’accords bilatéraux de défense signés avec des puissances étrangères selon le contexte et les
enjeux en présence, à l’exemple de la Centrafrique25
ou du Cameroun26
, ceci aux dépens de
17
La souveraineté peut être définie comme la capacité d’un Etat a réalisé son unité politique et qu’il soit
émancipé politiquement et stratégiquement. C’est dans cette indépendance que se trouve sa libre prise de
décision pour organiser un Etat-Nation fondé sur une défense, des affaires étrangères et une diplomatie, une
culture propre, une monnaie, etc. 18
L’émancipation doit être comprise comme la possibilité pour les Etats africains d’ajouter à leur
indépendance juridique, un contenu politique, stratégique, économique, diplomatique, sécuritaire etc. qui seul
peut leur permettre d’espérer mener une existence souveraine sur la scène internationale dans laquelle seuls leurs
peuples, constitués en un corps politique, et leur Nations déterminent leurs actions. Voir, A., FogueTedom, « De
la problématique du financement de l’Union Africaine (UA) à l’évaluation du désir de puissance de l’Afrique »,
Dialectique des intelligences, n°004/2017, p. 7. 19
A., Vassallo, « Parcours thématique. De Gaulle et l’Afrique noire »,
http://fresques.ina.fr/degaulle/parcours/0006/de-gaulle-et-l-afrique-noire.html, consulté le 17/06/2019. 20
Ibid., l’indépendance-coopération est un système de coopération entre Etats souverains, mais ayant pour but
d’imposer l’influence de la France en Afrique dans les domaines politique, militaire, économique, financier et
monétaire, judiciaire, technique et culturel, permettant à la France de conserver une influence majeure sur ses
anciennes colonies. 21
Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, Paris, Seuil, 2007, p. 32. 22
R., Granvaud, Que fait l’armée française en Afrique ?, Paris, Editions Agone, 2009, pp. 31-32. 23
Un pré-carré est une zone d’influence politico-économique et culturelle, composée d’un ou de plusieurs pays,
et généralement acquise à une puissance étrangère. Il s’agit en ce qui est de la France, des anciennes colonies
répertoriées dans les ex-AEF et AOF. 24
J.-P., Bat, Le Syndrome Foccart. La politique française en Afrique de 1959 à nos jours, Paris, Gallimard, «
folio histoire », 2012, p. 96. 25
Un accord signé à Sotchi en octobre 2017 a permis à la Russie de renforcer sa coopération militaire avec
Bangui. Cette dernière se traduit par un important soutien militaire utile à la lutte contre des groupes armés qui
contrôlent 80 % du territoire. Un second accord, renforçant les liens militaires avec la Centrafrique, est signé le
20 août 2018 après l’assassinat de trois journalistes russes qui enquêtaient sur la présence de mercenaires russes
dans le pays et, selon le ministre russe de la défense Sergueï Choïgou, ce dernier « Va contribuer à renforcer nos
liens dans le domaine de la défense ». C., Lobez, « Retour de la Russie en RCA : entre multiples intérêts et lutte
d’influence », sur http://les-yeux-dumonde.fr/actualite/actualite-analysee/33619-russie-livre-t-armes-
gouvernement-centrafricain, article consulté le 11/02/2019 et« Afrique : la montée en flèche de l’armée russe »,
Afrique-Education, no 471-472, décembre 2018-janvier 2019, article consulté le 14/02/2019 sur
https://www.facebook.com/AfriquEducation/ 26
Michel Debré, qui pris exemple sur le « cas camerounais », confessa à l’ancien président gabonais Léon Mba
que la France : « donne l’indépendance à condition que l’Etat, une fois indépendant, s’engage à respecter les
accords de coopération ». C’est en rappel à ces engagements consentis que de sa bouche, Ahidjo, alors président
10
l’institution panafricaine dont l’architecture de paix devient un passif stratégique27
dans le
domaine militaire. L’institution faîtière de l’Afrique est alors incapable de régler de manière
indépendante les situations conflictuelles du continent, ce qui pose le problème de son
émancipation politique et stratégique, particulièrement le volet de la souveraineté de la
défense et de la sécurité28
.
En effet, dès 2004, les dirigeants du continent ont adopté un acte traduit par la
Déclaration solennelle pour une politique africaine commune de défense et de sécurité, sa
mise en place a accouché d’une architecture qui privilégie l’aspect des opérations de paix,
insuffisante pour prendre en compte le volet défense. Afin de faire oublier l’inertie de l’OUA
face à la pandémie de l’insécurité, dès 2002, l’UA a-t-elle lancé l’ambitieux chantier de
l’Architecture Africaine de Paix et de Sécurité (AAPS). L’AAPS découle de la mise en
application de la réforme du chapitre VIII de la charte de l’ONU sur les « Accords régionaux
». Elle combine les principes de subsidiarité et de suppléance, et poursuit l’objectif de doter le
continent d’une réelle capacité en matière de prévention, de gestion et de consolidation de la
paix. Le Conseil de Paix et de Sécurité (CPS), dont le protocole portant création a été adopté
le 9 juillet 2002, signé le 26 décembre 2003 avant son entrée en vigueur le 25 mai 2004, en est
l’élément central. Ses autres leviers d’action sont : les Communautés Economiques
Régionales (CERs) ; la Force Africaine en Attente (FAA) ; le Panel des Sages ; le Fonds pour
la Paix et le Système Continental d’Alerte Précoce29
. L’interdépendance entre tous ces leviers
a vocation à lui garantir une efficacité managériale, d’anticipation et surtout opérationnelle.
Or, la gestion africaine des différentes crises qui ont conduit à la seconde guerre civile
centrafricaine débutée en mars 2013, a offert l’occasion d’évaluer, plus de dix ans après son
lancement, la capacité opérationnelle fortement limitée de l’AAPS. Lorsqu’intervient le coup
de force de François Bozizé en mars 2003, depuis octobre 2002 déjà, en application des
Accords de Libreville, 310 soldats de la Force Multinationale en Centrafrique (FOMUC) de la
Communauté Economique et Monétaire des Etats de l’Afrique Centrale (CEMAC) sont en
charge de la sécurité de Bangui. L’AAPS n’a pas su faire respecter les accords de Libreville.
La Communauté Economique Régionale (CER), en occurrence la CEMAC, dont la force, la
FOMUC, était en charge de la sécurité du pouvoir n’a pas été à la hauteur de la mission. Le
Panel des Sages qui aurait pu amener le président Ange-Félix Patassé et son adversaire Bozizé
à la table de la négociation afin d’éviter le coup d’Etat n’a pas fonctionné. Le Système
Continental d’Alerte qui, en principe, devait permettre aux dirigeants africains, tant au niveau
sous régional que continental, d’anticiper sur l’aggravation tragique de la situation s’est fait camerounais, donnera l’assurance au général De Gaulle que son pays s’associera librement à son ancienne
puissance tutélaire, ce qui sera suivi de la signature d’accords secrets de défense. T., Deltombe, M., Domergue,
J., Tatsitsa, Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Editions Ifrikiya, juin
2012, pp. 456-465. 27
Dans le cadre militaire, le passif stratégique est toute personne/autorité décisionnelle qui ne contribue pas
(consciemment ou inconsciemment) au développement de l’entité étatique dont il est ressortissant, ou de
l’organisation institutionnelle à laquelle il appartient. D’une part, ce comportement dilue les possibilités de ladite
entité à s’arrimer aux enjeux géopolitique/géoéconomique en vigueur qui lui seraient profitables, et, d’autre part,
favorise la réalisation des projets géostratégiques d’intelligences étrangères. F. X., Noah Edzimbi, « La défense
populaire et la lutte contre les nouvelles menaces au Cameroun : contribution à la formation d’une culture
stratégique et à l’étude d’une logique sécuritaire globale après 2001 », Thèse de Doctorat en science politique,
option Stratégie-Défense, Université de Yaoundé II, en attente de soutenance. 28
J. D. L., Mvom, « En quête d’une armée de défense territoriale pour l’Afrique », Dialectique des intelligences,
no 4, 2017, p. 88.
29A., FogueTedom, « UA et crise libyenne. Des incohérences stratégiques et diplomatiques de l’Union Africaine
(UA) à la question de la crédibilité du projet de la renaissance africaine », sur Diploweb.com, article consulté le
23/06/2019, 6p.
11
discret30
. Il a fallu attendre l’appel du secrétaire général de l’ONU suite à une situation
devenue explosive pour que, lors de sa 385ème
réunion du 19 juillet 2013, le CPS se saisisse du
cas centrafricain31
. Malgré sa tardive prise de position, à cause des traditionnels problèmes
logistiques et de planification, que visait pourtant à corriger l’AAPS, le CPS s’est montré
incapable de projeter la mission internationale de soutien à la Centrafrique (MISCA) sur le
terrain des opérations par elle-même. Confronté à une situation qui continuait de se dégrader
dangereusement, le 5 décembre 2013, le Conseil de Sécurité de l’ONU a, contre l’esprit même
de la réforme du chapitre VIII de sa charte visant la décentralisation dans la gestion de la
sécurité internationale, adopté, à l’unanimité de ses quinze membres, la résolution 2127
autorisant le déploiement de la MISCA sous l’autorité de l’UA32
. Cette résolution donne
mandat aux forces engagées pour « entreprendre temporairement tout ce qui est nécessaire »
et laisse la possibilité au secrétaire général de l’ONU de dresser, sous trois mois, un rapport
pour une éventuelle transformation de la MISCA en une opération de maintien de la paix de
l’ONU33
, cette situation faisant apparaître la dépendance de la « diplomatie militaire » de
l’organisation africaine à l’assistance d’acteurs étrangers. De cette réalité émerge un autre
constat sur la diplomatie l’UA : celui de son déficit d’autonomie en matière de diplomatie
économique34
.
B- De la sous-traitance de la diplomatie économique de l’UA par des partenaires
étrangers
Les deux principaux objectifs de l’UA sont : la construction d’un espace sécurisé sur
le continent par l’adoption et la pratique de la démocratie par ses Etats membres ; la
coordination et la mise en œuvre de programmes, des projets prioritaires régionaux et
continentaux35
. Avec la mise en place en janvier 2015 de « l’Agenda 2063 », qui se décline à
travers le projet « l’Afrique que nous voulons », l’UA et ses Etats membres objectivent
d’assurer la croissance économique, gage d’un développement durable. La mise en œuvre de
ces objectifs sous-entend l’existence d’une politique commune de défense et de sécurité des
Etats membres de l’institution régionale qui suppose qu’elle ait pour mission, parmi d’autres,
la défense et la préservation des richesses du continent. Or, jusqu’ici, il n’existe pas de
document stratégique de défense et de sécurité de l’UA qui définit ses intérêts fondamentaux
pouvant se résumer en intérêts vitaux, intérêts stratégiques et intérêts de puissance qui
nécessitent d’être protéger par une diplomatie africaine, bras séculier d’une politique
étrangère36
de l’organisation continentale. Avec la fin de la guerre froide, les capacités
militaires ne constituent plus, de loin, le principal facteur de puissance sur la scène
30
Ibid. 31
Voir, U.A, PSC/PR/COMM.2/CCCLXXXV du 19 juillet 2013. 32
Voir, « RCA : le Conseil de sécurité autorise le déploiement de la MISCA, avec l’appui des forces françaises »,
Centre d’actualité des Nations Unies, un.org, consulté le 24/06/2019. 33
Il faut souligner l’important rôle joué par la diplomatie française dans la mobilisation internationale pour
l’adoption de cette résolution, confère « La France se prépare à intervenir en Centrafrique », RFI, 23 novembre
2013. 34
La diplomatie économique est une notion très large qui recouvre plusieurs réalités. D’abord, la partie
économique de la diplomatie, c’est-à-dire l’ensemble des activités de l’Etat visant à influencer les décisions
internationales à caractère économique. Ensuite, la partie commerciale de la diplomatie d’Etat, c’est-à-dire la
promotion des intérêts d'entreprises via l’action de nos réseaux à l’étranger. Enfin, la diplomatie d’entreprise,
celle exercée par les entreprises elles-mêmes, car la diplomatie n’est plus réservée aux Etats. Revel, Claude, « La
diplomatie au cœur de l’influence », L’interview du mois, document consulté www.google.com le 14/06/19. 35
F., SassouAttisso, De l'unité africaine de Nkrumah a l'union africaine de Kadhafi, Paris, L’Harmattan, 2008,
224p. 36
R., Guariglia, « Politique et diplomatie », Le Monde diplomatique, décembre 1956, pp. 1-7.