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Dix-huitième Siècle L'«opportunisme» au siècle des Lumières Philippe Fontaine Abstract Philippe Fontaine : Opportunism in the Enlightenment. Since 1970, there has been growing interest in the previously neglected issue of opportunism, which calls for a historical analysis. In this article, based on 18th-century economic literature, it is argued that commentators came to underestimate unfair economic behaviour when they substituted the hypothesis of perfect information concerning the quality and price of products, for that of the result of an analysis in which the progressive accumulation of knowledge discourages opportunism. Citer ce document / Cite this document : Fontaine Philippe. L'«opportunisme» au siècle des Lumières. In: Dix-huitième Siècle, n°26, 1994. Economie et politique. pp. 89-101; http://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1994_num_26_1_1972 Document généré le 24/06/2016
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L’“opportunisme” au siècle des Lumières

Mar 15, 2023

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Rodica Bozianu
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Page 1: L’“opportunisme” au siècle des Lumières

Dix-huitième Siècle

L'«opportunisme» au siècle des LumièresPhilippe Fontaine

AbstractPhilippe Fontaine : Opportunism in the Enlightenment.Since 1970, there has been growing interest in the previously neglected issue of opportunism, which calls for a historicalanalysis. In this article, based on 18th-century economic literature, it is argued that commentators came to underestimate unfaireconomic behaviour when they substituted the hypothesis of perfect information concerning the quality and price of products, forthat of the result of an analysis in which the progressive accumulation of knowledge discourages opportunism.

Citer ce document / Cite this document :

Fontaine Philippe. L'«opportunisme» au siècle des Lumières. In: Dix-huitième Siècle, n°26, 1994. Economie et politique. pp.

89-101;

http://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1994_num_26_1_1972

Document généré le 24/06/2016

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L' « OPPORTUNISME » AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

Ces vingt dernières années, les hypothèses de comportement de la théorie néo-classique ont fait l'objet d'un examen critique approfondi. Appliqués à mettre en valeur la dimension stratégique du comportement économique, certains auteurs ont ainsi proposé de substituer la « recherche astucieuse de l'intérêt personnel » (self-interest seeking with guile ) à la simple recherche de l'intérêt personnel 1. A vrai dire, cet aménagement ne modifie pas fonda¬ mentalement le modèle de l'intérêt personnel ; il vise plutôt à enrichir son domaine de définition des pratiques « opportunistes ».

Par « opportunisme », nous désignons l'ensemble des pratiques de dissimulation et de déformation de l'information, destinées à orienter l'action d' autrui dans une direction différente de celle

suggérée par une information avérée. Même si 1' « opportunisme » peut reposer sur une asymétrie d'information, il ne doit pas être confondu avec ce dernier phénomène (un vendeur, seul à connaître la qualité de son produit, n'utilise pas nécessairement cette infor¬ mation de manière « opportuniste »).

Lorsqu'on s'intéresse aux antécédents de la réflexion sur 1' « opportunisme », force est de constater que le matériel offert par les historiens de la pensée économique reste plutôt maigre. On trouve bien quelques auteurs pour noter les points communs entre le traitement de 1' « opportunisme » aujourd'hui et celui de l'économie politique naissante ; mais leur but principal est moins d'analyser 1' « opportunisme » au 18e siècle que d'accréditer l'idée de retour en force de la vieille économie politique. Ainsi, Bowles et Gintis rappellent qu' « Adam Smith et Karl Marx étaient conscients qu'une poignée de mains n'est pas toujours une poignée de mains » 2 ; de même prétendent-ils qu'il n'y a

1. Voir O. E. Williamson, Markets and Hierarchies (New York, 1975), p. 26 ; The Economic Institutions of capitalism (New York, 1985), p. 47. 2. S. Bowles and H. Gintis, « The revenge of homo economicus : contested exchange and the revival of political economy », Journal of Economic Perspecti¬ ves (1993), vol. VII, p. 83.

DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 26 (1994)

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pas lieu de différencier recherche de l'intérêt personnel et « oppor¬ tunisme », ressuscitant ainsi le point de vue mandevillien (p. 84).

Pour intéressants qu'ils soient, les rapprochements établis par Bowles et Gintis n'en méritent pas moins un examen attentif,

lequel ne peut être conduit sans déterminer préalablement la place de 1' « opportunisme » dans l'économie politique des Lumières.

Au 18e siècle, l'idée que l'intérêt personnel motive le comporte¬ ment économique est assez courante. L'évidence de cette thèse

a même contribué à occulter certains de ses présupposés, laissant l'impression que le modèle de l'intérêt personnel ne décrivait que des comportements honnêtes. Pourtant, les économistes de l'époque évoquent volontiers la tricherie, la fraude, les tentatives de dissimulation et de déformation de l'information, propres à

tromper autrui. Si ces comportements n'apparaissent pas de manière systématique, c'est simplement que l'analyse de l'échange présuppose souvent la transparence du marché.

Le peu d'intérêt soulevé par le problème de 1' « opportunisme » s'explique donc doublement. D'une part, même si les auteurs du

18e siècle considèrent les hommes tels qu'ils sont, c'est-à-dire avec leurs écarts de conduite, ils concentrent l'essentiel de leur

effort à construire une théorie générale des comportements écono¬

miques, 1' « opportunisme » apparaissant comme une préoccupa¬ tion secondaire. D'autre part, en interprétant un résultat (la neutra¬

lisation des pratiques « opportunistes ») comme un postulat (la poursuite de l'intérêt personnel ne saurait être malhonnête ou

déloyale), les commentateurs ont fini par occulter les essais de théorisation de 1' « opportunisme » dans la pensée économique du 18e siècle.

1. L'«OPPORTUNISME» : UNE PRÉOCCUPATION SECONDAIRE

Chez certains auteurs, 1' « opportunisme » occupe une place secondaire. Ainsi en est-il de Cantillon qui préfère se concentrer sur la nature du commerce en général, et des physiocrates qui mettent l'accent sur l'ordre naturel. Dans l'ensemble, ces auteurs

ne réservent pas un traitement particulier aux pratiques « opportu¬

nistes » : ils y voient l'expression de dérèglements sociaux plus que de problèmes économiques. Aussi ne doit-on pas s'étonner de l'assimilation de 1' « opportunisme » proprement dit au vol.

Sans doute Cantillon avait-il conscience de l'importance straté¬ gique de l'information dans l'activité économique 3. Cela étant,

3. Comme l'atteste sa participation « avisée » aux spéculations effrénées qui agitent la France en 1720. Voir A. Murphy, Richard Cantillon : entrepreneur and economist (Oxford, 1986), p. 139-47.

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les pratiques « opportunistes » ne trouvent qu'un écho médiocre dans son Essai sur la nature du commerce en général. Lorsqu'il s'agit de définir la nature du comportement des entrepreneurs en général, le fait qu' « ils subsistent avec incertitude et se propor¬ tionnent à leurs chalands » 4, les pratiques « opportunistes » n'ont

pas leur place dans l'analyse : « On pourrait peut-être avancer que tous les entrepreneurs cherchent à attraper tout ce qu'ils peuvent dans leur état, et à duper leurs chalands, mais cela n'est pas mon sujet » ( ouvr . cité, p. 31). Cela n'empêche pas Cantillon d'inclure les « voleurs » dans la catégorie des « entrepreneurs de leur propre travail sans aucun fonds » (p. 32). Cette intégration illustre son choix de présenter le comportement d'entrepreneur sous une forme suffisamment générale pour qu'on puisse y ranger plusieurs types, y compris les comportements d'entrepreneurs malhonnêtes. Comme tous les autres entrepreneurs, les voleurs vivent « à l'incertain », et leur existence ne suffit pas à modifier

la logique de l'entreprise, c'est-à-dire le fait qu'elle se conduit « au hasard ».

La conception générale de la société, adoptée par Cantillon, privilégie une catégorisation des agents économiques selon leur degré de dépendance. En conséquence, tous les entrepreneurs, quelle que soit leur loyauté commerciale ou leur conformité avec la loi, vivent dans l'incertitude et sont dépendants. La différence entre entrepreneurs honnêtes et entrepreneurs malhonnêtes est

une différence de degré, non d'essence. Ainsi, les « voleurs », comme « tous les habitants d'un État, tirent leur subsistance

et leurs avantages du fonds des propriétaires de terres, et sont dépendants » (p. 32). Ils sont dépendants, car plus la terre produit, plus le surplus disponible pour une appropriation criminelle est

important. De plus, les voleurs ne peuvent pas déterminer précisé¬ ment le montant de leur butin, et leurs revenus sont donc incer¬

tains, sans compter l'incertitude de l'impunité. De fait, l'activité des voleurs et autres filous ne peut menacer la stabilité d'un ordre économique dans lequel tout semble soumis au bon vouloir des propriétaires.

Du côté des physiocrates, on trouve des allusions directes aux pratiques « opportunistes ». Ainsi Le Trosne se plaint qu' « on introduit dans les affaires la ruse, la fausseté, les petites finesses et la méfiance, on en bannit la sincérité, la franchise et la généro-

4. R. Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général [1755] (Paris, 1952), p. 31.

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sité » 5. L'argument conserve cependant un certain niveau de

généralité. Et lorsqu'il est question de corriger les abus, on mélange volontiers les problèmes sociaux et les préoccupations économiques : « [D]ans le sein de la société il y a des hommes injustes, disposés à usurper par la violence ou par la fraude ; il faut encore une force publique pour les réprimer et les contenir » (ouvr. cité, p. 558). Quesnay, à son tour, parle de « brigands » et de « malfaiteurs » qui constituent une « classe plus que sté¬ rile » 6, par quoi il faut comprendre que, vivant sur la dépense des propriétaires, ces hommes ne peuvent manquer d'appartenir à la classe stérile, mais qu'utilisant des moyens malhonnêtes, ils vivent, aussi et surtout, aux dépens d' autrui. On retrouve ici la

volonté d'intégrer les voleurs à une caractérisation préexistante de la société, comme l'indique d'ailleurs l'argument tortueux de Quesnay qu'on ne saurait prouver la productivité des membres de la classe stérile en mettant en avant qu'il leur faut produire des richesses pour pouvoir se procurer les productions de l'agriculture, puisque, après tout, les voleurs, qui tiennent évidemment leurs richesses d' autrui, sont tout aussi capables de se procurer les produits de la terre7. Enfin, Quesnay mentionne, en d'autres

endroits, la difficulté des ententes frauduleuses entre les proprié¬ taires et les fermiers en vue de cacher le prix véritable du fer¬ mage 8, dans le cas où la taille est proportionnelle aux baux.

L'entente suppose la confiance et celle-ci des garanties écrites dont le caractère suspect serait facile à établir. De plus, la possibi¬ lité de comparer le niveau du fermage d'une terre avec le prix du fermage des terres semblables permettrait de découvrir aisé¬ ment les intentions frauduleuses 9 .

D'après ces quelques exemples, il est clair que les physiocrates ont conscience des pratiques malhonnêtes, celles-ci incluant 1' « opportunisme », même si cette préoccupation reste secondaire. L'explication réside dans la distinction opérée entre lois naturelles et lois positives. Ces dernières occupent le second rang dans la réflexion physiocratique. Or ce sont ces lois qui doivent corriger le dérèglement moral de la société. Comme l'observe Quesnay : « Le principal objet des lois positives est ce

5. G.-F. Le Trosne, De l'ordre social [1777] (Munich, 1980), p. 227. 6. F. Quesnay, « Du commerce » [1766], dans François Quesnay et la physio-cratie (Paris, 1958), t. II, p. 820, note 1 ; nous soulignons. 7. Quesnay, « Sur les travaux des artisans » [1766], dans ouvr. cité, p. 906. 8. Quesnay, « Impôts » [1757], dans ouvr. cité, p. 614. 9. Quesnay, « Grains » [1757], dans ouvr. cité, p. 486, note 19.

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dérèglement même auquel elles opposent une sanction redoutable aux hommes pervers : car en gros, de quoi s'agit-il pour la prospé¬ rité d'une nation ? De cultiver la terre avec le plus grand succès possible, et de préserver la société des voleurs et des méchants » 10. Or ces deux objectifs n'ont pas la même impor¬ tance, puisque le premier relève des lois naturelles alors que le second dépend des lois positives, et que celles-là ne sauraient être sujettes à celles-ci.

Dans ces conditions, il semblerait que le problème de 1' « op¬

portunisme » ne pût rester qu'accessoire, enfermé dans une alter¬ native. Dans le contexte d'une société en harmonie avec les lois

naturelles, une société que les physiocrates se plaisent à dépeindre au fil de leurs écrits, 1' « opportunisme » ne peut être qu'acciden¬ tel. Il ne mérite donc pas une attention particulière. D'un autre côté, dans un monde où l'ordre naturel est bafoué et où les hommes ne peuvent accéder aux enseignements de la « Sagesse suprême », les pratiques « opportunistes » sont inévitables. Là encore, il paraît futile de les placer au premier rang des préoccupa¬ tions théoriques quand il s'agit avant tout de rétablir le régime des lois naturelles.

Il convient de signaler que la place secondaire des pratiques « opportunistes » chez certains auteurs coexiste avec une conscience aiguë du problème chez les acteurs économiques. Après tout, il n'est pas surprenant que ce problème apparaisse de manière plus nette chez les praticiens de l'économie : où, en effet, les conséquences de 1' « opportunisme » sont-elles plus évidentes que chez ceux qui en sont les premières victimes ? De ce point de vue, la réflexion sur 1' « opportunisme » se confond avec les déclarations d'intention d'associations comme la Society for the protection of trade (créée le 25 mars 1776, à Londres) qui prétend lutter contre les escrocs (swindlers) et les filous (sharpers), ou, pour reprendre les mots mêmes de la Société, « détecter et poursuivre les contrevenants, et, si possible, éradi¬ quer ces formes de dépravation » n.

De même, il faut noter l'intérêt du discours religieux, où on perçoit nettement un début de théorisation de 1' « opportunisme ». Le révérend Law observe : « L'honnêteté ! — l'habitude et la

réputation de ne pas tromper, de ne pas tirer des avantages

10. Quesnay, « Despotisme de la Chine » [1767], dans ouvr. cité, p. 922. 11. The Guardians: or society for the protection of trade (Londres, 1779), p. 3.

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ponctuels de ceux qui ont confiance en votre intégrité — c'est cela qui attire le client ; qui fait peu à peu la réputation des marchandises les plus ordinaires ; qui crée et entretient la confiance, vie et esprit d'un commerce florissant ; et qui élève le crédit de la réputation d'un individu ou d'une communauté, et, par conséquent, leur richesse » 12 . A quoi le révérend Hodgson

ajoute une caractérisation des plus remarquables de la fraude : « Il y a fraude quand on offre de fausses garanties, en terres ou en biens, destinées à tromper des créditeurs — quand on prend des engagements dont on sait intimement qu'ils sont intenables — quand on présente une chose pour meilleure qu'elle n'est par la voie de fausses déclarations ou d'artifices trompeurs — quand on profite de l'ignorance de l'acheteur pour exiger un prix plus élevé que le prix courant — et quand un vendeur donne une quantité moindre que celle qu'il annonce, ou est supposé don¬ ner » 13. Tout cela prouve que la réflexion sur 1' « opportunisme » dépasse largement le cadre de l'économie politique. Les écono¬ mistes ne sont pas en reste, toutefois.

2. ESSAIS DE THÉORISATION DE L'«OPPORTUNISME »

Plutôt qu'une véritable théorie de 1' « opportunisme », l'écono¬ mie politique du 18e siècle offre quelques réflexions systémati¬ ques qui s'articulent autour de la distinction entre les situations où les agents ont une connaissance satisfaisante du marché et celles où certains des agents ne connaissent qu'imparfaitement le marché. En général, l'analyse des pratiques « opportunistes » se concentre sur le prix et la qualité du produit ou du service

échangé. La démonstration débouche souvent sur la même conclu¬ sion : la concurrence contribue à éliminer la fraude et autres

pratiques illicites ; elle coupe l'herbe sous le pied des agents mal

intentionnés, qui pourraient, profitant de la naïveté d'une dupe, tromper sur le prix ou la qualité de la marchandise. L'exclusion

des abus s'explique par le choix que la concurrence autorise entre les différents vendeurs, et, donc, par l'intérêt de ces derniers à vendre « en général la meilleure marchandise, au plus bas prix » 14 .

L'argument ne vaut cependant que si deux conditions sont satisfaites : d'une part, l'acheteur doit pouvoir réellement choisir

12. R. Law, The Moral Duties necessary to secure the advantages of a free trade... (Dublin, 1780), p. 5-6. 13. C. Hodgson, A sermon against injustice and fraud... (Londres, 1794), p. 16-i7.

14. Turgot, « Éloge de Vincent de Gournay » [1759] dans Œuvres de Turgot... (Paris, 1913), 1. 1, p. 603.

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entre les différents vendeurs ; d'autre part, le vendeur doit avoir réellement intérêt à vendre une marchandise de bonne qualité au « prix courant ». Pour que le choix de l'acheteur soit réel, encore faut-il qu'il soit familiarisé avec le marché, de sorte qu'il dispose

d'une information satisfaisante sur la réputation des différents vendeurs. Alors, et alors seulement, l'acheteur fait son choix en

connaissance de cause, d'après la réputation des vendeurs, qui reste l'information la plus satisfaisante sur la qualité de la marchandise achetée et sur la quantité effectivement livrée pour le « prix courant ». De même, le vendeur doit-il se trouver dans une situation où il sait que le coût lié à l'application d'un prix trop élevé est à coup sûr supérieur au bénéfice retiré : aussi longtemps que la conservation de sa bonne réputation lui est bénéfique, le vendeur joue le jeu de la concurrence. Au total,

l'idée que la concurrence puisse contrarier les intentions fraudu¬ leuses des vendeurs et inciter les acheteurs à la vigilance ne vaut

que si les agents sont des opérateurs traditionnels du marché considéré, c'est-à-dire s'ils disposent d'une information satisfai¬ sante sur les usages de ce marché. Ainsi Turgot observe-t-il : « Ce n'est pas que, dans des cas particuliers, il ne puisse y avoir un marchand fripon et un consommateur dupe ; mais le consommateur trompé s'instruira, et cessera de s'adresser au marchand fripon ; celui-ci sera décrédité et puni par là de sa fraude ; et cela n'arrivera jamais fréquemment, parce qu'en géné¬ ral les hommes seront toujours éclairés sur un intérêt évident et prochain » (art. cité, p. 603 ; nous soulignons).

Qu'en est-il maintenant si l'acheteur doit s'assurer scrupuleuse¬ ment du sérieux du vendeur et si celui-ci peut trouver un intérêt à tricher ? 15 Qu'en est-il dès qu'on se place sur un marché où

certains opérateurs ne disposent pas d'un niveau d'information satisfaisant ? L'acheteur doit d'abord déterminer le « prix cou¬ rant » de la marchandise ou du service qu'il souhaite acheter. Cela suppose qu'il prenne connaissance des différents prix proposés. Autrement, aucune comparaison significative ne peut être établie entre les différents fournisseurs de la marchandise ou du service

désiré, et l'acheteur risque de payer le prix fort 16 . Un texte de Turgot jette quelque lumière sur cette question :

15. Pour l'acheteur potentiel, la réputation du vendeur ne constitue pas une assurance infaillible contre 1' « opportunisme ». Rassuré à ce propos, l'acheteur doit encore se faire une idée des incitations du vendeur à adopter une conduite « opportuniste ». 16. Au point que certains auteurs proposent même de signaler les marchands fripons par une enseigne. Voir J. Faiguet de Villeneuve, L'Economie politique... [1763] (Paris, 1973), p. 183-185.

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Qu'un jeune étranger arrive dans une ville et que, pour se procurer les choses dont il a besoin, il s'adresse à un marchand fripon ; si celui-ci abuse de l'ignorance de ce jeune homme en lui vendant au double de la valeur courante, ce marchand commet certainement une injustice envers ce jeune homme. Mais en quoi consiste cette injustice ? Est-ce en ce qu'il lui a fait payer la chose au double de sa valeur réelle et intrinsèque ? Non [...]. Si donc ce jeune homme a été lésé [...], c'est parce qu'on lui a fait payer 6 livres, dans une boutique, ce qu'il aurait eu pour 3 livres dans une boutique voisine et dans toutes les autres de la ville ; c'est parce que cette valeur courante de 3 livres est une chose notoire ; c'est parce que, par une espèce de convention tacite et générale, lorsqu'on demande à un marchand le prix d'une marchandise, on lui demande le prix courant ; c'est parce que quiconque soupçonnerait le moins du monde la sincérité de sa réponse, pourrait la vérifier sur-le-champ et que, par conséquent, il ne peut demander un autre prix sans abuser de la confiance avec laquelle on s'en est rapporté à lui [...]• Ce cas rentre donc dans celui de la fraude, et c'est à ce titre seul qu'il est condamnable 17 .

La figure du jeune homme étranger est symbolique. Elle donne deux bonnes raisons pour comprendre la survenance de 1' « oppor¬ tunisme » sur les marchés : d'une part, le manque d'expérience (lié à l'ancienneté limitée sur un marché), qui entraîne un manque en information pertinente ; d'autre part, l'extranéité qui montre

que la connaissance d'un marché n'implique en aucune façon la connaissance de tous les marchés. Le bon déroulement des

transactions nécessite donc que tous les agents soient familiarisés avec le marché sur lequel ils opèrent. Turgot précise d'ailleurs son argument en prenant soin de dissocier l'existence de prix injustifiés de celle d'une « valeur intrinsèque >> qui s'imposerait indépendamment des évaluations subjectives des agents. Les prix « injustes » renvoient uniquement à la déformation et à la dissimu¬ lation de l'information par le vendeur.

Le prix pose aussi problème au vendeur, indépendamment de ses tentations « opportunistes ». D'où le souci de certaines corporations d'établir des listes de prix très détaillées pour les différentes prestations délivrées par leurs membres. La détermina¬ tion du prix d'un service n'est pas chose facile. The London Standard (1778) souligne ainsi les difficultés rencontrées par les charpentiers et les menuisiers dans la fixation du prix de leurs services. Trois éléments rendent compte de ces problèmes : le

17. Turgot, «Mémoire sur les prêts d'argent» (1770), dans Œuvres, t. III (Paris, 1918), p. 176.

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grand nombre et l'importante variété des prestations ; l'absence de références passées ; l'existence de précédents mal établis 18.

En fait, dès qu'on relâche l'hypothèse de transparence du marché, la concurrence ne freine plus systématiquement 1' « op¬ portunisme ». A la limite, il peut être intéressant d'acheter une marchandise à un prix plus élevé que le « prix courant » tant que le différentiel de prix reste inférieur au coût anticipé d'une transaction malheureuse. De même, il peut être avantageux pour un marchand de vendre à un prix déraisonnable, sitôt que l'ache¬ teur ne peut plus s'assurer du caractère loyal d'une transaction et nuire à la réputation du vendeur en révélant aux autres agents les abus dont il a été l'objet.

A supposer résolu le problème de l'identification du « prix courant », l'acheteur doit encore s'assurer de la qualité du produit

désiré, sans compter que le marchand peut tricher sur les « poids et les mesures » de la marchandise livrée 19 . Notons d'emblée la

distinction entre la qualité relative d'un produit (qui fait, par exemple, qu'une étoffe de soie est généralement considérée comme supérieure à une étoffe de laine) et la qualité absolue (qui renvoie à la qualité du travail mis en œuvre dans la fabrication). A ce sujet, Forbonnais précise : « Une étoffe de la qualité la plus inférieure, pourra être appelée parfaite dans son genre, comme celle de la qualité la plus supérieure, si toutes deux valent égale¬ ment leur prix » 20 . L'acheteur peut être trompé sur la qualité

absolue, s'il achète un produit défectueux, aussi bien que sur la qualité relative, s'il achète un certain produit croyant en acheter un autre. D'où la nécessité de la vérification. L'acheteur contrôle

la qualité absolue en jugeant de la perfection d'un produit en son genre ; les pouvoirs publics s'assurent de la qualité relative, en contrôlant l'appellation des produits. Ce processus de vérifica¬

tion est à ce point essentiel que Forbonnais en fait l'égal du prix dans les déterminants du choix du consommateur : « C'est l'œil

[l'apparence] de l'ouvrage et la moindre valeur qui forment la connaissance générale des acheteurs, et qui décident de leur préfé¬ rence » (Éléments..., p. 280). Et 1' « œil » est d'autant plus impor¬ tant que les pouvoirs publics ne peuvent se substituer totalement

18. The London standard ; or, a concise and comprehensive list of carpenters' and joiners' prices containing all the principal articles in those branches of the building art (Londres, 1778), p. III-IV. 19. Voir F. Véron de Forbonnais, Principes et observations (économiques [1767] (Munich, 1980), 2e partie, p. 214. 20. Forbonnais, Éléments du commerce (Leyde, 1754), 1. 1, p. 275-76.

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à l'acheteur sans gêner du même coup le commerce. L'administra¬ tion doit trouver le juste milieu : « Les fraudes, la mauvaise foi ne peuvent être proscrites trop sévèrement : l'examen de ces points exige des formalités. Leur excès détruit la liberté, leur oubli total introduit la licence » (p. 81). Pour l'essentiel, l'action des pouvoirs publics se porte sur le contrôle des labels de qualité : « La bonne foi d'une nation est évidemment intéressée à ce que l'acheteur soit à l'abri de ce que l'œil ne peut découvrir ; cette sûreté facilite les consommations. C'est pourquoi l'on ne saurait veiller avec trop d'exactitude et de rigueur à ce que les plombs et les marques ne désignent rien que ce qui existe réellement. A l'égard des défauts visibles, ils ne peuvent jamais être taxés de surprises. L'acheteur doit s'y connaître ; et le législateur aurait trop d'affaires, s'il était obligé de conduire chacun par la main dans ses emplettes » (p. 278-279 ; nous soulignons).

Chez les auteurs du 18e siècle, 1' « opportunisme » est donc souvent présenté comme circonstanciel. Il renvoie à des situations où l'information peut faire l'objet d'une utilisation stratégique. Ici, les réflexions des auteurs français rejoignent d'une manière inattendue la pensée d'un Mandeville. Ce dernier considère, en effet, que 1' « opportunisme » n'est pas un problème essentiel, car tous les agents économiques déforment et dissimulent l'infor¬ mation. Cela mérite quelques précisions :

Mais si le mot Filou peut être pris dans une acception large, et comprendre tous ceux qui ne sont pas sincèrement honnêtes et font aux autres ce qu'ils n'aimeraient pas qu'on leur fît, je ne doute pas que je pourrais justifier l'accusation. Même si je passe sur les innombrables artifices par lesquels acheteurs et vendeurs se dupent les uns les autres et qui sont quotidiennement permis et pratiqués parmi les Marchands les plus intègres, montrez-moi un Commerçant qui a toujours révélé les défauts de ses produits à ceux qui en demandent le prix ; de même, où trouverez-vous quelqu'un qui, à un moment ou à un autre, ne les a pas habituellement masqués à Y Acheteur ? Où est le marchand qui n'a jamais, contre sa conscience, vanté exagérément la valeur de ses marchandises

pour s'en mieux débarrasser ?

En dépit de son aspect souvent provocant, la Fable des abeilles montre que Mandeville, à la différence de beaucoup de ses contemporains, a conscience du caractère tout relatif de ce qu'il nomme le «fair dealing ». Selon lui, sitôt qu'on reconnaît l'inéga-

21. B. Mandeville, The Fable of the bees or private vices, publick benefits [1732] (Oxford, 1924), 1. 1, p. 61.

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lité dans le partage de l'information comme l'un des aspects essentiels de la négociation, on doit se résoudre à l'idée qu'il

est impossible d'introduire une différence pertinente entre les transactions malhonnêtes et les transactions honnêtes, ces derniè¬

res n'échappant pas à la règle qui veut que « chacun, tournant les vices et les faiblesses des autres à son propre avantage, s'efforce de choisir l'occupation [...] que son talent et ses aptitudes lui autorisent » (ouvr. cité , p. 60).

On peut voir dans cette présentation du problème une caractéri-sation maladroite qui joue sur les mots, et que Smith affinera plus tard en observant simplement qu'il convient de se spécialiser dans l'activité où on bénéficie d'un avantage absolu sur les autres. Il reste que Mandeville pose un problème qui dépasse largement la question de la division du travail. Où, en effet, se situe la limite dans l'exploitation d'une information confidentielle lors d'une négociation ? 22 La théorie contemporaine, elle-même, ne

donne encore qu'une réponse incertaine, qui ne semble pas épuiser la richesse de l'argument mande villien : « On dit d'un agent qu'il est coupable de fraude lorsqu'il dénature l'information dont il dispose afin de persuader un autre individu (le mandataire) de choisir un plan d'action qu'il n'aurait pas choisi, eût-il été correc¬ tement informé » 23 .

Pour terminer, il nous faut aborder la question de la réputation qui n'est pas sans rapport avec le traitement de 1' « opportu¬ nisme ». Deux éléments paraissent déterminants aux yeux des auteurs : d'une part, le niveau de réputation des agents (par quoi il faut comprendre que certains, honnêtes ou fripons, n'ont pas de réputation alors que d'autres ont une réputation établie, bonne ou mauvaise) ; d'autre part, l'intérêt des agents à conserver leur réputation et son rapport avec la fréquence de transaction (par quoi il faut comprendre que les transactions répétées incitent les agents à conserver leur bonne réputation).

Sur le premier point, l'analyse du prêt à intérêt donne quelques indications éparses, centrées sur la qualité variable des promesses faites par les emprunteurs. Attaché à montrer qu'il n'y a pas lieu de réglementer un contrat mutuellement avantageux, Turgot n'ignore pas pour autant que « dans le prêt, l'argent ne se paie

22. Mandeville traite ce problème avec quelque détail dans un exemple de négociation entre deux marchands qui voient leur stock d'informations changer au fur et à mesure de la négociation {ouvr. cité, p. 61-3). 23. E. Kami, « Fraud », dans The new Palgrave : allocation, information and markets (New York et Londres, 1989), p. 117.

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qu'avec une promesse et que, si l'argent de tous les acheteurs se ressemble, les promesses de tous les emprunteurs ne se ressem¬ blent pas » 24 . Cantillon, déjà, avait signalé l'importance de la

réputation dans le prêt (ouvr. cité, p. 113), mais comme une variable secondaire susceptible de compléter une information autrement plus importante sur la situation de l'emprunteur : le rapport de ses dépenses personnelles à la somme empruntée. Ainsi observe-t-il que plus les dépenses personnelles de l'emprun¬ teur sont faibles à proportion de l'emprunt contracté, plus la promesse de remboursement apparaît crédible. D'où sa conclusion qu' « un prêteur d'argent aimera mieux prêter mille onces d'argent à un chapelier à vingt pour cent d'intérêt, que de prêter mille onces à mille porteurs d'eau à cinq cents pour cent d'intérêt » {ouvr. cité, p. 114). Cela n'empêche pas qu'une fois recueillie l'information sur le rapport des dépenses de l'emprunteur à la somme empruntée, seul celui dont on a une « bonne opinion » trouve grâce auprès des bailleurs de fonds (ouvr. cité, p. 113). Turgot est à peine plus précis, même s'il mentionne ces négociants dont « la fortune, la sagesse et la probité sont universellement connues » («Mémoire »..., p. 192), et dont la réputation constitue un gage suffisant pour les offreurs de capitaux.

Par ailleurs, certains auteurs reconnaissent un lien étroit entre la fréquence des transactions et les occurrences de fraude. La

première justification avancée tombe sous le sens : la multiplica¬ tion des transactions enrichit la connaissance mutuelle des agents.

On se rappelle que lorsqu'il veut illustrer les pratiques frauduleu¬ ses, Turgot choisit l'exemple du jeune étranger. Smith défend un argument semblable dans ses Lectures on jurisprudence ([1766] Oxford, 1978) : « Quand une personne fait jusqu'à vingt transac¬ tions par jour, elle n'a pas beaucoup à gagner en essayant de profiter de ses voisins, puisque l'apparence même d'une fraude lui occasionnerait une perte » (p. 538). La valeur marchande de la réputation est à ce point importante que Smith va même jusqu'à admettre que « partout où les échanges sont fréquents, un homme n'espère pas tant gagner d'une seule transaction que de sa probité et de sa ponctualité dans l'ensemble ; et, un commerçant avisé, qui est sensible à son véritable intérêt, préférera même perdre ce qui lui revient en droit que d'ouvrir la porte à la méfiance » (ibid). De ce point de vue, les agents honnêtes qui ne sont pas connus ont intérêt à acquérir une bonne réputation, et ceux qui sont déjà réputés pour leur honnêteté à conserver leur crédit.

24. Turgot, « Mémoire sur les prêts d'argent » [1770], dans Œuvres, t. 3, p. 192.

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L'«OPPORTUNISME » 101

Cette rapide présentation de la place des pratiques « opportunis¬ tes » dans l'économie politique française du 18e siècle dévoile une face cachée de notre passé théorique. Elle explique la sous-estimation durable des pratiques « opportunistes » au sein de l'économie par l'adoption du principe de transparence du marché. Il y a donc solution de continuité entre la neutralisation théorique des pratiques « opportunistes » au 18e siècle et la longue absence des comportements malhonnêtes de la théorie économique au 20e siècle. On ne peut, en effet, mettre sur le même plan le résultat d'une analyse, même si sa démonstration reste souvent maladroite, et 1' « hypothèse particulière de la théorie économique contemporaine selon laquelle la poursuite de l'intérêt personnel ne met en œuvre que des procédés relativement corrects » 25 , un choix qui conduit, d'emblée, à écarter 1' « opportunisme ».

Enfin, il est intéressant de noter que l'attention récente des économistes pour les pratiques « opportunistes » coïncide avec le retour des institutions dans l'analyse économique. L'intensifica¬ tion des recherches sur les institutions a fait resurgir l'interroga¬ tion sur les conditions présidant à l'établissement de la confiance dans les transactions économiques 26, comme si, une fois ressusci-

tées les fondations institutionnelles de l'échange, on pouvait à nouveau transformer 1' « opportunisme » en un objet d'étude.

Philippe Fontaine École normale supérieure de Cachan

25. M. Granovetter, « Economic action and social structure : the problem of embeddedness », dans The Sociology of Economic Life, sous la direction de M. Granovetter et R. Swedberg (Boulder et Oxford, 1992), p. 58. 26. Voir, par exemple, l'ouvrage collectif Trust : making and breaking coope¬ rative relations, sous la direction de D. Gambetta (Oxford et Cambridge, 1988).