-
Racines et destin d'une œuvre
Little Women, de Louisa Alcottpar Isabelle Jan
Les quatre filles du docteur March, de LouisaVlay Alcott, est
une œuvre que nous connaissonsous, très représentative de la
littérature enfan-ine et de son pays d'origine, et sur laquelle,
auond, nous ne savons pas grand-chose.
Mon sujet étant "une œuvre et son contexte",e me suis tout
d'abord plongée dans le contexteavec beaucoup d'intérêt et de
plaisir. Et ce quej'ai découvert m'a fait un peu oublier Les
quatrerilles du docteur March.
Généralement, les grandes œuvres pourenfants, spécifiques à la
fois d'un pays et de lalittérature enfantine — Alice au pays des
mer-veilles, les Contes d'Andersen, Pinocchio, lesomans de Mme de
Ségur — sont relativementsolées ; qu'on les rattache ensuite à des
courantsde pensée, qu'elles entrent dans une idéologie,c'est
évident. Lewis Carroll en est le meilleurexemple : son livre est
très représentatif de l'es-prit anglais et il est tout à fait pour
enfants. Onpeut aussi intégrer après coup l'œuvre à une idéo-logie
; c'est le cas de Kipling : il est l'impéria-isme anglais, mais il
est vrai aussi qu'on en a fait'impérialisme anglais. L'œuvre
d'Andersen esttrès singulière: dans l'aura du romantisme alle-mand,
mais soixante-dix ans plus tard. Leomari d'Alcott, au contraire,
est né dans un ter-eau précis ; géographiquement autant
qu'idéo-ogiquement, il procède de quelque chose qui ledépasse
infiniment.
J'ai fait un petit sondage d'opinion ces der-îiers jours ; j'ai
demandé aux Français qui m'en-touraient — des gens ayant travaillé
dans laittérature enfantine, des gens connaissant bien'américain et
les États-Unis : "Que pensez-vousd'Emerson? du transcendantalisme?
de Tho-eau?" Ils n'en pensaient rien du tout, parceju'ils savaient
à peine ce que c'était. Quelquesours plus tôt, j'étais à peu près
dans le même:tat d'ignorance. Nous situons quand même un)eu Walt
Whitman. Mais on ignore absolumentjue Little Women, ce livre
national, ce grandivre des États-Unis, est né au milieu de cegroupe
d'intellectuels américains. Cela le définit:t c'est, à mon avis, un
cas intéressant et rare, où
l'on voit toute une pensée — qui a sa grandeur,qui a donné des
œuvres immortelles, en particu-lier celle de Whitman —, et l'un de
ses bour-geons, une œuvre qui en est issue, tout à fait endeçà de
cette pensée. C'est d'ailleurs pour celaque personne ne songe à
rattacher cette œuvretteà la pensée d'Emerson. Pour la comprendre,
ilfaut d'abord situer le philosophe Ralph WaldoEmerson, Emerson le
réformateur.
Le contexte américain
Aux États-Unis, après la guerre d'Indépen-dance, il y a eu une
montée dynamique de cepeuple, ce qu'on appelle l'optimisme
américain,et un mouvement de pensée né des puritains deBoston, les
premiers Américains, qu'on peutcaractériser de façon sommaire comme
un mou-vement contre la prédestination calviniste. Cesont des
protestants, certes, mais dans un paysen plein essor, en pleine
découverte de soi-même,on ne peut pas adopter une pensée
restrictive quin'accorde le salut qu'à certains. C'est bienentendu
plus compliqué que cela, mais il est évi-dent qu'on était en face
d'un mouvement hétéro-doxe qui peut se schématiser ainsi :
anticalvi-nisme, triomphe du rationalisme, la prospéritéconsidérée
comme une marque d'approbationdivine, la grande idée du succès, que
je considé-rerais volontiers, dans cette toute première moi-tié du
xixe siècle, comme l'équivalent de ce quesera dans la vieille
Europe l'idée de progrès.
Cependant, la vague romantique européenneleur arrive, notamment
d'Angleterre, et c'est toutà fait autre chose. Il faut l'envisager
de façondialectique avec ce que je viens de dire: la pros-périté,
la non-prédestination, le rationalismeenfin. La vague romantique,
ils la reçoiventcomme une dynamique et rien de plus ; les
Amé-ricains en ont retenu essentiellement l'individua-lisme, le
self, "song of myself", dit Whitman.C'est l'explosion,
l'épanouissement, le totalita-risme de l'individu, du
"moi-même".
Ils n'avaient aucune structure d'accueil, pas depenseurs ; les
grandes universités naissaient à
17
-
!
peine, ils avaient à édifier leur culture. Leursmaîtres étaient
encore sur le sol européen ; c'étaitl'idéalisme allemand et Goethe;
et un penseuranglais fort intéressant, Carlyle, qui a
introduitbeaucoup plus tard le mythe de la volonté faceaux forces
de la nature.
Emerson, Thoreau, Alcott...
Dans ce bouillonnement culturel à Boston,dans ces grandes
familles dont certaines étaienttrès riches mais d'autres encore
très pauvres, estné Emerson, qui était destiné à devenir
pasteurcomme son père et ses frères. 11 s'est manifestétout de
suite par deux textes: Nature, en 1836(on est en plein romantisme
européen, ou post-romantisme pour certains pays), et un fort
beaudiscours aux étudiants sur "l'intellectuel améri-cain". Emerson
est un personnage que je ne sau-rais trop vous inviter à lire et à
méditer, d'autantplus que nous nous faisons de l'Amérique
engénéral, et des intellectuels américains en parti-culier, une
idée souvent sommaire. Ils ont beau-coup changé, mais il y a encore
une Amériquequi peut se réclamer de la phrase célèbre deMark Twain
: "Sur le bord du Mississippi, il naî-tra une race de poètes". De
ces gens qui sont àpeu près incapables de s'exprimer autrement
quepar le lyrisme. C'est peut-être pour cela que nousavons un
certain mépris pour ceux qui savent àla fois avoir une grande
pensée, simple, pas tou-jours originale peut-être, mais qui
s'exprimentavec une force, une beauté et un art véritables.
Emerson a eu une vie classique d'intellectuel;il a fait entre
1830 et 1850 deux voyages impor-tants en Europe, c'est-à-dire, pour
lui, en Angle-terre et en Allemagne. A ce moment-là,
l'Europeromantique et post-romantique, en particulierl'Angleterre
avec Carlyle, avait en abominationla Révolution française; la
France ne joue doncaucun rôle. Ce sont l'Angleterre et
l'Allemagnequi ont été le creuset de la pensée américaine.
Emerson a été pasteur ; c'était un assez mau-vais théologien et,
comme beaucoup de sespareils, il a été immédiatement mis à l'écart.
Il adonc peu exercé son ministère ; il s'est retiré dansune petite
ville, Concord, à vingt-cinq kilomètresde Boston, très importante
dans la pensée cultu-relle américaine, et qu'on cite en exemple
parcequ'elle fut effectivement la ville de la concorde.Le terrain
avait été cédé à l'amiable aux immi-grants par un chef sioux. Les
pionniers y avaientfondé un village communautaire, une sorte
dephalanstère, où Emerson a régné avec beaucoupde sagesse et de
prudence. C'étaient des sages etnon des intellectuels excités,
demandant perpé-tuellement des contacts, des échanges et de
lacommunication.
Whitman n'a fait qu'y passer, mais il a étéimprégné de ces
idées. Emerson donnait sescours, Thoreau vivait dans la solitude ;
il s'étaitconstruit une petite maison en bois. Tout
celareprésentait un mode de vie, et donc une pédago-gie et un désir
d'appliquer cette pédagogie.
L'un de ces intellectuels s'appelait Alcott, lepère des quatre
filles. Alcott était le pédagogue;il était aussi ministre de
l'Église et dans la mêmesituation qu'Emerson. Il créait des écoles
qui neduraient qu'un temps et allait de catastrophefinancière en
catastrophe d'organisation ; il lesmontait avec sa famille et
quelques proches,dont Mme Peabody, une amie d'Emerson.
Une de ces écoles s'appelait Fruitlands : on n'ymangeait que des
fruits et les résultats n'étaientpas fameux... On plantait des
noyaux de cerises,on attendait que les cerisiers poussent, puis
lesenfants cueillaient les cerises et faisaient destartes. On ne
mangeait rien d'autre. C'était MmePeabody qui inventait tout cela.
Nous appelle-rions cela une école naturelle, écologique. Ils
fai-saient eux-mêmes leurs meubles, commeThoreau.
Sous l'impulsion de Mme Peabody, qui étaitune féministe
convaincue, ces écoles étaientmixtes. Enfin, pour ces descendants
directs deLincoln, il y a la grande question de
l'intégrationraciale. Ils étaient tous des abolitionnistes
fer-vents; souvent très en avance, et tous les pro-blèmes qu'a eus
Alcott avec ses écoles, lesinterdictions de l'État, etc., datent du
jour où il aouvert les portes de son école aux enfants noirs.Les
parents de Concord, soi-disant abolition-nistes, n'ont pas pu le
supporter et l'ont obligé àfermer.
Concord au XIXe siècle.
Louisa May Alcott a été élevée dans ce milieu,qu'on peut
d'ailleurs imaginer à travers d'autresécrivains américains, comme
Mark Twain, pour-tant d'une origine bien différente. Cette
atmo-sphère de ville ouverte, comme en Nouvelle-Angleterre, ces
villages dont on ne voit pas lesfrontières parce que les maisons
coloniales,toutes blanches, sont perdues dans la nature, ce
18
-
qui est une représentation très forte de l'indivi-dualisme
américain, et en même temps de la non-hiérarchie... Pas de
barrières; chacun a samaison ; il n'y a pas de forum, pas de rues ;
lanature et la maison entrent l'une dans l'autre—et c'est très
important dans la praxis et dans lapensée américaines — cette
admirable nature quipénètre partout, ce pays où les arbres sont
plusbeaux et plus hauts que partout ailleurs, où leschoses sont
puissantes et les gens accueillants.Cette espèce de sympathie
ensoleillée, on latrouve partout, sauf peut-être dans Les
quatrefilles du docteur March... On y voit tout au plusune extrême
candeur, car il ne faut pas beaucoupcroire au mal pour vivre de
cette façon.
Ici et maintenant
Le décor planté, je vais reprendre les idées quej'ai glanées
dans Emerson, et voir comment onpeut les rattacher à ce petit
livre. 11 y a la problé-matique de la vie simple, de la pauvreté ;
vie sim-ple et noble pensée, c'est assez platonicien ; il y al'être
un peu coupé par le milieu, l'esprit, soûl, etpuis le reste qui n'a
pas beaucoup d'importance,avec cette réserve, sur laquelle
j'insiste et quiapparaît dans beaucoup de textes, que la
prospé-rité est un bien. Cela peut s'exprimer, d'unefaçon
philosophique très forte, comme une phi-losophie de l'instant, et
j'ajouterai de l'instantenthousiasmant; l'idée de la richesse n'est
pasabsente de leur morale; au contraire, elle y estincluse, dans la
mesure où il faut arriver à uninstant de plénitude absolue et qui
donc n'exclutpas la jouissance. On comprend très bien qu'E-merson a
eu des problèmes avec le dogme : "J'aima foi, ma foi nie suffit,
et, finalement, niedégage de tout". Ce qui est très puritain.
Ouencore : "Agir fidèlement selon ma foi, y confor-mer ir.a vie,
m'y soumettre pleinement (à ma vie)et voir ce qui adviendra ; le
reste, c'est l'affaire deDieu".
C'est vraiment la vérité contre la secte ; l'idéede l'instant et
du présent est fondamentale pourles puritains, parce qu'ils doivent
bâtir un pays etune pensée. Ce qui les intéresse au plus hautpoint,
c'est la transparence de l'instant et l'idéede faire de l'instant
un présent. C'est très peuchrétien, très peu judéo-chrétien. Le
passé, il n'yen a pas; quant au futur, c'est le présent que
jeconstruis, ce n'est pas la vie future ; penser à lavie future,
c'est peut-être penser à ma mort quiva arriver dans l'instant, mais
ce n'est jamaispenser à l'immortalité de l'âme, parce que
çan'intéresse pas le présent. C'est ce que les Améri-cains
eux-mêmes ont appelé l'anticonformisme;ne pas se conformer aux
catégories préinstituées,mx normes selon lesquelles il y a le
passé, le
présent, le futur — le futur étant l'immortalité del'âme. Dans
son discours "A l'intellectuel améri-cain", qu'il a prononcé devant
des jeunes gens en1837, étant lui-même encore un jeune
homme,Emerson a dit : "Faites-moi pénétrer le mystèred'aujourd'hui,
et je vous abandonne le passé etl'avenir". Phrase typique d'un
non-conformiste ;d'un idéalisme jamais détaché du matériel et
quisacralise le présent; cela s'inscrit dans les toutdébuts de
l'existentialisme et des philosophies del'instant. C'est
"aujourd'hui même" qui importe,ma vie présente, mon moi à l'instant
même ; l'ins-tant même est impossible à saisir, mais
laconcentration sur cet instant fait que, forcément,on oublie, on
efface, on fait disparaître le passéet le futur.
Fruitlands, communautééphémère fondée par AIcott
II suffit d'ouvrir les Feuilles d'herbe de Whit-man pour voir
tout cela s'inscrire en lettres de feu.Song of myself, je suis
moi-même, je suis mapropre joie, je bâtis, je construis, JE,
MOI,myself, maintenant, ici et pas ailleurs, avec lesarbres de la
forêt, et les villes qui se construisentet les ouvriers au travail;
il y a là la puissanceextraordinaire à la fois de moi-même et de
lavolonté. Dans l'accusation d'athéisme portéecontre Alcott et
contre Emerson, apparaît le côtésocial et politique. Qu'est-ce
qu'ils veulent, cespremiers puritains? Créer le royaume de Dieusur
la terre, ici et maintenant. L'optimisme vientde ce que ce peuple
n'a pas de racines et seconstitue en tant que peuple sans révolte.
Onn'est pas dans la vieille Europe sur laquelle sontpassées
d'innombrables guerres. Ils n'ont euqu'une victoire - ils n'ont pas
encore eu la guerrede Sécession.
Emprise sur la matière, donc emprise sur larichesse, agréable à
Dieu. On voit là apparaîtrequelque chose d'important qui aura des
retentis-sements en Europe: l'absence d'inquiétude. Pasde doute,
pas d'angoisse comme dans l'existen-tialisme européen de la même
période, notam-ment chez Kierkegaard, mais une sorte decandeur.
C'est resté dans la conscience vulgaire,
19
-
quand on caractérise l'Américain : ce peupled'enfants, ce peuple
immédiat, sans inquiétude,sans interrogation fondamentale. On n'a
paspeur de sa propre âme, son over soûl; le sagereste chez soi,
confiant en soi-même; on a ensoi-même des ressources infinies. Dans
ce beaupaysage, dans ce phalanstère qui fonctionne avecdes
difficultés économiques extrêmes, mais cen'est pas l'essentiel ;
dans une fraternité qui n'estpas une intolérable promiscuité, avec
le culte del'individu, le culte du moi, on peut se reposer,
seconfier, se fier à soi-même, on peut être seul.J'avais trouvé
cette idée dans le journal de Gide,l'idée de la conquête du silence
par le philo-sophe : être à ce point en accord avec soi-même,à ce
point calme et tranquille vis-à-vis de sa pro-pre pensée, que non
seulement on supporte, maison aime le silence. C'est là une pensée
très aristo-cratique, et qui vient de Carlyle, le
philosopheanglais, qu'on appelait Carlyle le silencieux.
Emerson était allé en Angleterre et l'avait lu,ils avaient
échangé une grande correspondance ;ils se sont donc beaucoup parlé,
l'un a inspirél'autre. Or Gide, dans son journal, raconte unedes
premières visites d'Emerson à Carlyle, chezcet Ecossais tranquille,
dans une maisonmodeste où il faisait horriblement froid. Desboulets
brûlaient dans la cheminée, et ils se sontassis tous les deux, de
chaque côté du feu, ensilence. Ils ne se sont pas dit un mot de
toute lasoirée. Quand Emerson est parti, il a dit : "Goodbye. Sir,
je vous remercie de cette excellente soi-rée", sans la moindre
ironie. Ils avaient partagéle silence. Même si elle n'est pas
vraie, c'est uneadmirable histoire, parce qu'elle caractérise
lapensée profonde de ces gens qui, après avoireffectivement créé un
pays et Yamerican way oflift, ont finalement trouvé une des
valeurshumaines essentielles, qui est le silence.
Louisa May Alcott
Les quatre filles du docteur March est unroman réaliste et vrai.
Ce milieu d'intellectuelsaméricains, le père et la mère Alcott,
avec ElisaPeabody, créant une succession d'écoles heu-reuses, mais
catastrophiques, et avec leurs quatrefilles ; tout cela est vrai.
L'aînée s'appelait en réa-lité Anna, ensuite il y avait Louisa,
puis Eliza-beth, enfin la petite May. A seize ans, Louisaétait
maîtresse d'école chez son père, où elle étaitrémunérée; elle a
écrit pour Helen, la filled'Emerson, des petites fables sur les
fleurs, donton n'a gardé aucun souvenir. Emerson ayanttrouvé cela
joli a insisté, et comme il fallait fairebouillir la marmite, elle
est devenue écrivain pro-fessionnel et a envoyé des short stories
aux jour-naux, comme beaucoup d'autres jeunes Améri-
cains. Il y avait alors toute une presse quidonnait quelques
nouvelles, mais surtout desrecettes de cuisine et des short
stories.
Puis elle a publié un roman : Moods, qui a ététrès critiqué, en
particulier par Henry James.James était un Américain de Boston,
chez quil'appel de l'Europe était beaucoup plus fort.
Iln'appartenait pas à cette idéologie; mais il enétait cousin. Dans
sa critique de Moods, HenryJames remarque qu'il y a des notations
fines etintéressantes. C'est très sensible, dit-il, c'est de
lajolie littérature, mais il faut qu'elle apprenne sonmétier; elle
a sûrement beaucoup à dire sur savie même; ses personnages sont
artificiels, elleles a pris dans un milieu qu'elle ne connaît
pas.
Louisa May Alcott,d'après un daguerréotype.
La guerre de Sécession éclate et Louisa estinfirmière aux armées
; puis elle revient. Elle a dûméditer entre-temps la critique
d'Henry James,sa propre vie et ses expériences : elle écrit
Littkwomen en 1867, et une suite en 1869 ; les deuxromans ont un
énorme succès, et sont traduits enfrançais. Dans la traduction de
Stahl*, Petitesfemmes est devenu Les quatre fil/es du docteuiMarch,
et M. March est médecin. Or, il est doc-teur en théologie, non pas
docteur en médecine.Cette énormité est explicable. Mettons-nous à
laplace d'un Français de tradition catholique, àqui on raconte
l'histoire d'une famille dont lepère est ministre de la religion,
prétendumentréformée, et qui a quatre filles ; cela peut
passer.Mais en lisant le roman d'un bout à l'autre on nevoit jamais
M. March exercer son ministère; ilest au front comme aumônier
(c'est dit en un mot
* Voir, au sujet des traductions du roman, l'étudtd'Anne-Marie
Soulier dans la revue Janus Bifronsn" 2, 1980.
20
-
dès les premières pages), mais il apparaît surtoutpartisan des
abolitionnistes, citoyen, père defamille. Ce pasteur si libre
d'obligations ne peutque décontenancer les Européens, y comprisceux
appartenant à la religion protestante. C'estla première apparition
— pâle — de l'anticonfor-misme, assez bizarre pour nous. Jugeant
queM.March manquait de raison sociale, on en afait un médecin.
Un mode de vie
J'ai essayé de voir en quoi cette œuvre expri-mait la pensée et
le milieu que je vous ai décrits,ce qui reste de tout cela. Ce
qu'il n'y a pas, c'est lesouffle, la philosophie de l'enthousiasme.
La lan-gue d'Alcott est très élégante et agréable, avec uncharme
certain, mais il lui manque le grandlyrisme des écrivains
américains. Louisa Alcottne s'attarde pas sur la guerre, sur ses
causes, surla manière dont l'Amérique a pris position surdes
affaires brûlantes à l'époque.
C'était cependant le moment où est apparuaux États-Unis un
concept considérable, quifigure en partie dans la constitution
américained'ailleurs, celui de la désobéissance civile; lors-que
l'État, ses instances ou ses représentants,ordonnent quelque chose
contre la conscience, lecitoyen peut ne pas le faire. C'est la
désobéis-sance civile et civique : se mettre en dehors
del'institution de son propre pays, ne plus recon-naître les actes
qu'il ordonne comme des actesciviques, et ainsi devenir civil.
C'est l'institution-nalisation de la désobéissance par rapport
àl'État. Ils l'ont mise en pratique à tous lesniveaux, depuis le
refus de payer un impôt s'ildevait aller à quelque chose qu'ils
désapprou-vaient, jusqu'au procès de John Brown, qui abouleversé le
monde entier. Il est arrivé que descitoyens se soient mis en
désaccord complet avecleur gouvernement ; l'idée de trahison est
uneidée qu'ils n'ont pas; la désobéissance civile estun concept
très puissant. Il y en a des traces danstoute cette littérature que
je vous ai énumérée ;surtout chez Thoreau, cet écrivain moins
plai-sant qu'Emerson, plus rude, mais très intéres-sant.
Je n'ai rien découvert de semblable dans Lesquatre filles du
docteur March. Je n'ai pastrouvé le contraire non plus ; car si on
y trouvedes leçons morales, on n'y conseille pas pourautant d'être
gentil avec la maîtresse — la maî-tresse représentant les autorités
gouvernemen-tales —, d'être un bon citoyen, de suivre toujoursles
lois de son pays.
Un des épisodes qui va le plus loin concerneles problèmes d'Amy
à l'école; le chapitre s'inti-tule "Amy dans la vallée des
humiliations". Elle
s'est fait confisquer les bonbons qu'elle voulaitdonner à ses
camarades, et dans une scène assezsadique, le maître la bat, la met
au piquet devanttoute la classe et l'humilie. Il a raison dans
salogique : "Miss March, j'avais interdit cela dansla classe, vous
l'avez fait, vous allez être punie".Amy dit : "C'est révoltant,
j'ai été humiliée, cethomme a osé me toucher, m'a battue ; je le
diraià la maison, et ils seront bouleversés de savoirque j'ai été
ainsi injuriée, frappée dans moncorps".
Elle est libérée à la fin et revient à la maison,disant : "Je ne
peux plus affronter cela". Sessœurs l'entourent, avec cette
tendresse des Qua-tre filles du docteur March ; on lui met de
lacrème sur les mains, et ça passe. Mme Marchdit : "En effet, c'est
une mauvaise école ; tu as eutort certainement de faire ce que tu
as fait, maisle maître a eu encore plus tort de s'y prendrecomme il
s'y est pris, parce que c'est injuste; ilfaut, dit-elle en
substance, que la punition soitadaptée au crime, et au criminel.
Maître ou pasmaître, l'instituteur s'est mis dans un mauvaiscas ;
tu avais fait une espièglerie, il devait terépondre par une
espièglerie équivalente et nedevait pas blesser ton corps et ton
âme pourquelque chose qui n'est pas de la méchanceté. Il ya
injustice, qu'elle vienne du pouvoir ou non, çan'a pas d'importance
; c'est terminé, plus d'école ;tu prendras tes leçons à la maison".
Le lende-main, Joe revient à l'école et demande tout sim-plement au
maître de lui rendre les affaires de sasœur, le salue et s'en va.
On sent passer là cettemorale de l'individu, de la justice, de la
marge dedésobéissance. C'est à peu près le seul exemple,quand même
important parce qu'il touchel'école.
Amos Bronson Alcott,le père de Louisa.
21
-
Autre aspect intéressant : le rôle, ou l'absencede rôle des
pères. Absence-présence du pèreDieu, naturellement. Qui sont donc
ce pasteur,et ce vieux M. Lorenz, dans la maison d'à côté,la maison
de la prospérité? 11 y est malheureuxtant qu'il y est seul, ou ne
comprend pas (c'estune interprétation) que cette prospérité
peutfructifier. Nous qui avons d'autres connotatioris,nous disons
que ce sont toujours les vieux mes-sieurs, les pères, le père
éternel ou papa Noël quiapportent les cadeaux ; mais ce n'est pas
cela dutout. Si on lit attentivement le texte, une inter-prétation
de type capitaliste serait beaucoup plusjuste.
M. Lorenz est dans une prospérité stérile, lepiano est muet, la
maison triste, non parce qu'ilest seul, mais parce qu'il ne sait
pas la faire fruc-tifier. Ce n'est pas du paternalisme, comme
chezMme de Ségur, qui vient prendre dans le beauchâteau les objets
dont on ne se sert plus, pourtransporter telle quelle sa propriété
dans la mai-son des jardiniers, afin qu'ils aient aussi leurpetite
propriété. M. Lorenz avait une richessequ'il ne connaissait pas,
qu'il va faire fructifierchez lui ; il ne transporte rien, il ne
donne pas. Ilfait fructifier un bien qui est le sien, ou qui est
unbien commun, celui de la grande et noble Améri-que. 11 laisse
Beth jouer sur son piano, ce qui luidonne, chez lui, de la musique
; et il lui offre unautre piano, pour qu'elle puisse jouer aussi
chezelle, pour que la musique fructifie.
Ces pères sont les seuls hommes, Laurie étantun doublon de Joe,
et Joe un garçon — il y a làun jeu... M. March et M. Lorenz sont
présentsdans la vie quotidienne et absents ailleurs ; ce nesont pas
des pasteurs comme nous l'entendons.
Autre idée : l'individualisme et le respect desindividualités.
Ils sont très forts et parfois mar-qués de façon amusante par la
personnalité desfilles, par le féminisme; dans un chapitre,
quin'est pas le meilleur, les jeunes Américains,accueillant des
amis d'Angleterre, font étalage demauvaises manières pour
manifester leur indivi-dualité américaine. Ils se marchent sur les
pieds,Joe dit des gros mots, ils se tapent sur l'épaule,déchirent
la robe de la petite Anglaise; Lauriedit à Joe : "Ote-toi de là,
old fellow f LesAnglais s'étouffent à moitié d'entendre un gar-çon
appeler une fille: mon pote. Ils affirment defaçon enfantine et
naïve une forte individualité.Les femmes sont toujours les
héroïnes, au pointqu'on peut regarder ce roman comme une
carica-ture : quelles mégères elles vont devenir, cessœurs March
!
Mais elles revendiquent leur féminité.Il y a aussi un passage
important sur le
mariage, encore suranné et teinté d'eau de rosé— il ne faut pas
oublier qu'à cette époque la
plupart des romans étaient fondés sur le mariagesous la forme
suivante: Vais-je caser mes filles?On évoque souvent aujourd'hui le
féminisme deJane Austen, qui existe, mais qui est beaucoupplus une
revendication de classe : moi, la petitebourgeoise, j'ai droit à
autant d'amour et à unaussi beau mariage- que l'aristocrate. La
vieillefille est une malédiction; tout le roman tourneautour de la
quête du mari.
Ici, on trouve une scène où Meg est allée chezsa riche amie ; il
y a eu un bal, elle s'est habillée, adansé avec Laurie, et elle a
surpris ce propos dedeux commères: "Mme March conduit bien sabarque
; cette petite est pour le riche voisin".Meg raconte cela à sa
mère, qui lui dit : "Ça, c'estgossip", et qui lui explique ce que
signifie gossip(du commérage). Elle lui fait les deux discours,
lediscours à la Jane Austen, c'est-à-dire : "Tu n'aspas le sou, tu
n'as que ton gentil visage, tu asdroit à l'amour et au bonheur
comme les autres,et tu l'auras". Mais elle lui dit aussi : "II y a
aumonde quelque chose de merveilleux, c'est larencontre de deux
êtres qui s'aiment, mais çapeut ne pas arriver, et l'on n'est pas
pour cela unêtre diminué; mon but dans la vie n'est pas demarier
mes filles, mais que mes filles soient heu-reuses. Il n'y a rien de
pire qu'un mariage fondésur autre chose que les valeurs du cœur".
Elle ledit clairement, et ce n'est pas sans intérêt; mêmesi c'est
encore maladroitement exprimé.
La chambre de May et deLouisa à Dinan. Dessin de
May Alcolt lors d'unséjour en France en 1870.
Autre point qui figure également, avec plus deforce, c'est la
position face au travail et à l'ar-gent. C'est un roman où l'argent
existe, et lanécessité de gagner sa vie. Finalement toute
ladramaturgie du récit est basée là-dessus : pasd'activité stérile,
vaine; ce n'est pas un activisme.Par rapport à Mme de Ségur
(évidemment cesont des enfants beaucoup plus âgés), il n'y a pasle
jeu, ou peu; elles ne jouent pas, parce qu'ellesn'ont pas le temps,
parce que la vie n'est pas unjeu et parce qu'il n'y a pas de "faire
comme si". Iln'y a pas le côté, très fascinant chez Ségur, et
qui
22
-
provient d'un plus grand art : cette microscopi-que société où
l'on singe quelque chose qu'on nepossède pas.
Ces quatre sœurs produisent essentiellementde l'art ; le roman
s'ouvre sur une représentationde Noël ; elles font du théâtre. Puis
il y a la musi-cienne et la peintre ; elles dessinent et font de
lamusique. Mais derrière tout cela on voit que l'artest aussi une
denrée, y compris la musique deBeth. On ne savait pas trop quoi
faire de Beth,elle n'est pas très productive, elle a peur de
tout,
Louisa May Alcoll.
alors on la fait mourir; ce n'est pas la peine delire beaucoup
entre les lignes pour s'en aperce-voir. En ce qui concerne la
littérature, c'est clair;au début du livre, Joe lit des romans,
pleure des-sus, mange des pommes et se met elle-même àécrire des
histoires, puis les vend ; ce goût immo-déré de la littérature,
qu'elle consomme en mêmetemps que ses pommes et ses larmes, il doit
rap-porter. Amy est désolée de ne pas arriver à êtreun grand
peintre qui vendrait ses œuvres. Cen'est pas du ludique, ce n'est
pas du plaisir, c'estdu productif. Le travail des petites
ménagèreséconomise les heures de ménage ; elles sont face àun
travail et à l'argent. Qu'est-ce qu'on va fairede l'argent? Alors
réapparaissent les valeurs del'individualisme ; elles font
peut-être des cadeauxquand ça leur fait plaisir, mais l'argent est
pourelles, ce n'est pas pour le livret de Caissed'épargne de la
famille.
Bluette ou œuvre profonde?
Le roman lui-même est très joli, très char-mant, les personnages
sont bien typés, ce qu'ellesdisent est amusant; il est écrit de
façon à la foisposée, raffinée et assez libre. On peut le
rattacherà une recherche romanesque, ce que Thackeray aappelé a
novel without a heroe, le roman sanshéros, où les personnages
défilent et ont à peu
près la même pondérabilité. Mais ce n'est pasexact, il y a
toujours un héros qui se dessine;seulement pourquoi celui-là et pas
celui-ci ? C'estvraiment le roman de la vie, et cela va tout à
faitavec cette philosophie de l'instant, avec une atti-rance pour
la caractérologie, un goût de la des-cription du caractère. En
boutade, cela m'a faitpenser aux Trois mousquetaires, quatre
tempé-raments bien caractérisés. Les sœurs sont bour-rées de
citations littéraires, et se présententcomme des personnages de
romans. On a voulufaire de Joe l'héroïne, mais elle n'a pas ce
rôleprépondérant. Elle est simplement un caractère,dans les deux
sens du mot anglais. Elle est unpersonnage parmi les autres avec
son caractère,ni plus ni moins que Meg ou Amy. CependantJoe reste
le personnage inoubliable. C'est peut-être le coup de génie
d'Alcott d'avoir inventé letomboy (le garçon manqué), cette enfant
qui,dans la puberté, déploie toutes les potentialitésde notre
nature ; d'avoir montré cette gamine defaçon tout à fait charmante;
c'est un tomboyparce que c'est essentiellement une femme quilaisse
parler cette part que nous désironsmasculine.
Je voudrais terminer sur la mort de Beth, quiest, comme souvent
les morts d'enfant en littéra-ture, un morceau de bravoure
extrêmement fai-ble, mais néanmoins très intéressant. Ni refus dela
mort, ni morbidité. A celle-là devait arriver
i ,v p
La chambre de May à Paris,dessin de Mav Alcali, 1877.
cette aventure, la mort; elle le pressent; Joe faitdu délire
d'interprétation à propos de la tristessequ'elle sent chez sa sœur
et qui est uniquement lepressentiment de sa mort. Étant donné qu'on
estdans la philosophie de l'instant et du présent, laseule chose
que l'on puisse dire (et Louisa Alcottle dit), c'est que cette
aventure lui est arrivée unpeu tôt, donc nous en souffrons. Il n'y
a pas derefus de la mort car elle a pleinement lieu ; il n'y a
23
-
pas de morbidité non plus, dans la mesure oùc'est l'instant qui
importe : l'instant est l'aventurequ'on vit. L'aventure qu'a vécu
Beth, ça a été samort ; l'aventure que les autres ont vécu a été
lamort de Beth. Maintenant que Beth n'est plus là,le culte s'arrête
immédiatement. Nous sommeschez les protestants, et il n'y a pas
d'image sainteau mur, et pas même de prêtre; on ne va pascommémorer
sa mort, il n'y a plus rien.
Je ne sais pas ce qu'aujourd'hui on peut dire etfaire de cette
œuvre. A ma connaissance deuxfilms importants ont été tournés à
Hollywood,dont un, très beau, avec la grande KatharineHepburn dans
le rôle de Joe. Il y en a eu unautre, en technicolor, avec de
bonnes comé-diennes, qui est le film hollywoodien des
annéescinquante par excellence. Ça n'a pas été telle-ment adapté;
ce n'est d'ailleurs pas très adapta-ble comme a pu l'être le Livre
de la jungle. Oubien on accepte ces quatre petites filles
réalistes,quoique très idéalisées, ou on ne les accepte pas.
Les quatre filles du docteurMarch, vues par Akos Szabo.
Livre de Poche Jeunesse
Des Petites Femmes aux QuatreSœurs
II n'existe pas actuellement de traduction inté-grale de Little
Women.
L'édition Hetzel, publiée en 1880, propose untexte traduit par
Lermont et "arrangé" par l'édi-teur qui la signe de son pseudonyme
habituel : P.J. Stahl.
Cette adaptation, remarquablement infidèle,gomme, atténue,
francise, enjolive, n'hésitantpas à glisser dans les cadeaux de
Noël rêvés parles petites March les œuvres de Jules Vernepubliées
dans les collections de la maison.
Depuis, on tend à supprimer deux ou troischapitres typiquement
anglo-saxons, avec lesréférences au Pickwick-Club de Dickens et
sur-tout au Pilgrim Progress de Bunyan, ce voyageallégorique d'une
âme puritaine, qui fut uneseconde Bible pour les Anglais
d'autrefois.
Il manque aussi dans les éditions françaisesl'argot de Joe, les
approximations amusantes dela petite Amy, qui prend volontiers un
mot pourun autre et, d'une façon générale, ce qui risque-rait de
dérouter les jeunes lecteurs françaisd'aujourd'hui.
Un effort avait été fait chez G.P., dans unetraduction non
signée, pour évoquer au moinscertains passages traditionnellement
omis, maisle ton guindé ne sonne pas juste : imagine-t-onles sœurs
March se disant "vous"?
Nous avons signalé plus haut, dans les livresnouveaux, page 10,
la nouvelle version qui vientde paraître au Livre de Poche
Jeunesse.
Pour en savoir davantage sur les problèmes detraduction, le
lecteur se reportera à l'étuded'Anne-Marie Soulier dans la revue
JanusBifrons, n°2.
Des sœurs Alcott aux sœurs March
Quant à la vie de Louisa Alcott, de sa sœurcadette May (qui vint
suivre à Paris des cours àl'École des Beaux-Arts), de la famille et
de sonentourage, il faut lire les ouvrages américains,souvent
enrichis d'une précieuse iconographie.
Les documents dont nous avons illustré l'arti-cle d'Isabelle Jan
sont reproduits, avec beaucoupd'autres, dans trois de ces livres,
passionnantspour qui s'intéresse aux sœurs Alcott et,
pluslargement, à la vie américaine au xixe siècle:
Louisa May Alcott, her life, letters and jour-nals. Little,
Brown and C° (portraits, photo deFruitlands).
May Alcott, a memoir, par Caroline Ticknor.Même éditeur (dessins
de May Alcott).
A Thoreau profile, par Milton Meltzer et Wal-ter Harding. T.Y.
Crowell Company (vue deConcord).
S.L.
24