1 LINGUA POLITICA. REFLEXIONS SUR L’ EGALITE LINGUISTIQUE Nous sommes tous attachés à notre langue. Mais de quelle manière exactement ? Nous estelle aussi chère que d’autres biens sociaux ? Nous aimons généralement notre langue maternelle, car elle nous unit à une culture, une histoire, une mémoire. Elle ordonne notre univers privé et elle nous inscrit dans une communauté, elle a partie liée avec notre identité et notre culture, mais elle est en même temps outil de communication et outil politique, et à ce titre elle pose la question de l’égalité. Et pourtant la langue a un statut spécifique au regard de biens ou de commodités qui pourraient être également distribués, au regard de croyances religieuses qui pourraient être également respectées ou protégées 1 , au regard des droits et devoirs qui devraient échoir à parts égales aux individus. Atelle la même importance pour la justice sociale, pour notre bienêtre ou notre dignité qu’un revenu décent, le droit de vote, ou la liberté religieuse ? On le sait bien, la langue n’est pas un bien comme un autre, car elle échappe à la catégorisation et à la comptabilité des autres biens sociaux : comment en effet mesurer l’égalité linguistique ? Parce qu’elle possède un statut spécifique dans nos interactions, elle est souvent reléguée à la place d’une égalité seconde, relative et contingente au regard de l’égalité première. On aimerait cependant montrer ici que la langue doit être considérée comme un bien social premier, relevant de l’égalité première, au sens de Rawls 2 . Les biens sociaux premiers sont les outils généraux dont nous disposons pour forger notre conception de la vie bonne et en poursuivre la réalisation. Ce sont les biens que tout individu raisonnable est présumé vouloir posséder et sans lesquels l’exercice concret de la liberté serait dénué de sens. Ils sont à la fois naturels (la santé, les talents) et sociaux (les libertés fondamentales par exemple). Dans la mesure où ils sont « sociaux », Rawls estime qu’il faut assurer les « bases sociales des biens premiers », tout en tenant compte de la répartition inégale des biens premiers naturels. Assurer les bases sociales des biens premiers, c’est instituer, dans le domaine qui 1 Les chercheurs sont généralement d’accord pour dire qu’on ne peut comparer la religion et la langue lorsqu’on cherche à dessiner des politiques justes d’égal respect ou d’égale protection. Alan Patten a néanmoins tenté une comparaison systématique entre le traitement des langues et des religions dans un modèle de « neutralité libérale pondérée », voir « Liberal Neutrality and Language Policy », Philosophy and Public Affairs, vol. 31, n° 4, 2003, pp. 356386. 2 Rawls, rappelons le, a tenté, de Théorie de la Justice à La Justice comme équité, de penser ensemble égalité et liberté. J. Rawls., Théorie de la Justice (1971), Ed. du Seuil, 1987, voir les paragraphes 15 et 67, rééd. 1997 ; Justice et démocratie (rassemblant notamment « Kantian Constructivism in Moral Theory » (1980) et « The Idea of an Overlapping Consensus », 1987), trad., Paris, Ed. du Seuil, 1993, Libéralisme politique (1993), Paris, PUF, 1996, La Justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, trad. B. Guillarme, Paris, La Découverte, 2003.
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LINGUA POLITICA. REFLEXIONS SUR L’EGALITE LINGUISTIQUE
Nous sommes tous attachés à notre langue. Mais de quelle manière exactement ? Nous
est-‐elle aussi chère que d’autres biens sociaux ? Nous aimons généralement notre langue maternelle, car elle nous unit à une culture, une histoire, une mémoire. Elle ordonne notre univers privé et elle nous inscrit dans une communauté, elle a partie liée avec notre identité et notre culture, mais elle est en même temps outil de communication et outil politique, et à ce titre elle pose la question de l’égalité.
Et pourtant la langue a un statut spécifique au regard de biens ou de commodités qui pourraient être également distribués, au regard de croyances religieuses qui pourraient être également respectées ou protégées1, au regard des droits et devoirs qui devraient échoir à parts égales aux individus. A-‐t-‐elle la même importance pour la justice sociale, pour notre bien-‐être ou notre dignité qu’un revenu décent, le droit de vote, ou la liberté religieuse ? On le sait bien, la langue n’est pas un bien comme un autre, car elle échappe à la catégorisation et à la comptabilité des autres biens sociaux : comment en effet mesurer l’égalité linguistique ? Parce qu’elle possède un statut spécifique dans nos interactions, elle est souvent reléguée à la place d’une égalité seconde, relative et contingente au regard de l’égalité première.
On aimerait cependant montrer ici que la langue doit être considérée comme un bien social premier, relevant de l’égalité première, au sens de Rawls2. Les biens sociaux premiers sont les outils généraux dont nous disposons pour forger notre conception de la vie bonne et en poursuivre la réalisation. Ce sont les biens que tout individu raisonnable est présumé vouloir posséder et sans lesquels l’exercice concret de la liberté serait dénué de sens. Ils sont à la fois naturels (la santé, les talents) et sociaux (les libertés fondamentales par exemple). Dans la mesure où ils sont « sociaux », Rawls estime qu’il faut assurer les « bases sociales des biens premiers », tout en tenant compte de la répartition inégale des biens premiers naturels. Assurer les bases sociales des biens premiers, c’est instituer, dans le domaine qui
1 Les chercheurs sont généralement d’accord pour dire qu’on ne peut comparer la religion et la langue lorsqu’on cherche à dessiner des politiques justes d’égal respect ou d’égale protection. Alan Patten a néanmoins tenté une comparaison systématique entre le traitement des langues et des religions dans un modèle de « neutralité libérale pondérée », voir « Liberal Neutrality and Language Policy », Philosophy and Public Affairs, vol. 31, n° 4, 2003, pp. 356-‐386. 2 Rawls, rappelons le, a tenté, de Théorie de la Justice à La Justice comme équité, de penser ensemble égalité et liberté. J. Rawls., Théorie de la Justice (1971), Ed. du Seuil, 1987, voir les paragraphes 15 et 67, rééd. 1997 ; Justice et démocratie (rassemblant notamment « Kantian Constructivism in Moral Theory » (1980) et « The Idea of an Overlapping Consensus », 1987), trad., Paris, Ed. du Seuil, 1993, Libéralisme politique (1993), Paris, PUF, 1996, La Justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, trad. B. Guillarme, Paris, La Découverte, 2003.
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nous occupe, un aménagement institutionnel tel qu’il permet l’égale liberté linguistique ; considérer la répartition inégale des biens premiers naturels’, c’est apprécier la différence entre les langues natives, entre les dotations initiales des individus, et par conséquent leur valeur et de leur utilité sociale au regard de l’employablilité, de la mobilité et de la dignité des individus. L’égale dignité est l’une des clefs qui permet de mieux comprendre pourquoi les politiques de la langue doivent figurer parmi les biens premiers et pourquoi l’égalité linguistique est une égalité première.
Rappelons d’abord brièvement comment s’ordonne la discussion sur l’activité linguistique
des individus et des communautés dans la pensée occidentale, pour nous tourner ensuite vers deux manières contemporaines de penser l’égalité linguistique : l’une attentive au locuteur en tant qu’individu et aux politiques publiques au sein de l’Etat-‐nation ; l’autre aux communautés de langue et aux ajustements linguistiques au-‐delà de l’Etat-‐nation.
Si l’égalité des citoyens n’a que rarement été pensée sous le prisme de l’égalité des locuteurs ou des langues1 jusqu’à une date relativement récente, la dimension linguistique de notre activité politique est aussi vieille que l’invention de la démocratie. L’homo politicus parle ; c’est même là sa principale caractéristique, les Grecs l’avaient bien compris. Ils savaient aussi que si la politique se définit d’abord par le maniement de la parole, ce n’est pas seulement parce que « l’homme n’est pas n’importe quelle abeille » comme le dit Aristote, mais parce que, soustraite aux tractations secrètes de l’aristocratie guerrière ou sacerdotale, la publicité de la parole est gage d’égalité. Les citoyens sont égaux devant la parole, ou, plus exactement, ils ont un droit égal à la prendre dans l’assemblée, de sorte que la rectitude de la loi ne tient plus à la force d’un prestige personnel ou religieux, mais à la bonne conduite d’une discussion publique. Toutes les questions importantes sont tranchées à l’issue d’un débat ; la reconduction des hommes politiques, le vote de la loi ou la reddition des comptes trouvent ainsi leur source dans la confrontation des opinions. C’est l’un des aspects, originel en quelque sorte, de l’égalité linguistique qui concorde avec l’invention de la démocratie2.
1 Il y a des exceptions notables, et la Révolution française fut un laboratoire également au titre de la réflexion linguistique. Grégoire et Condorcet pensent tous deux que sans égalité de langue, point de liberté, et sans indépendance linguistique, point de droits citoyens : « Celui qui a besoin de recourir à un autre pour écrire ou même lire [...] est nécessairement dans un rapport de dépendance individuelle, dans une dépendance qui rend nul ou dangereux pour lui l'exercice des droits de citoyen. », écrit Condorcet dans son Rapport sur l'Instruction Publique du 24 juin 1793 ; « l'ignorance de la langue compromettrait le bonheur social ou détruirait l'égalité » dit Grégoire dans son Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, séance du 16 prairial, l’an deuxième de la République, une et indivisible ; suivi du décret de la Convention nationale, imprimés par ordre de la Convention nationale, et envoyés aux autorités constituées, aux sociétés populaires et à toutes les communes de la République. Publié pour la première fois par A. Gazier, Paris, Pedone, 1880 (réimp. Genève, Slatkine, 1969), une reproduction également in Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de la langue, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1974. Certeau (de), Julia, Revel, op. cit., pp. 300-‐317. 2 Voir Moses Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, précédé de « Tradition de la démocratie grecque », par P. Vidal-‐Naquet, trad. M. Alexandre, Paris, Payot et Rivages, 2003 ; Jean-‐PierreVernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1969.
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Cette égalité a marqué l’histoire de notre rapport à la langue de trois manières1 : en inaugurant l’égalité de parole des citoyens ; en inspirant l’égalité des individus-locuteurs dans un monde plurilingue ; en faisant de l’égalité des langues elles-‐mêmes une exigence de démocratie. Ces trois manières, dont Athènes n’expérimenta que la première, correspondent aussi à trois étapes historiques distinctes. L’égalité de parole des citoyens dans l’Athènes classique ne concerne qu’un petit nombre d’individus ; l’égalité politique au sein de la cité est donc compatible avec une très grande inégalité ailleurs dans l’empire. L’égalité des individus et donc des locuteurs est une invention de la modernité politique : elle correspond, en France, aux premières véritables politiques des langues à la fin du 18ème siècle. L’idée de l’égalité des langues enfin a dû attendre le 20ème siècle pour s’imposer, et elle doit beaucoup aux anthropologues. Ajoutons que ces deux dernières étapes renvoient à des modes de compréhension de l’égalité différents et débouchent sur des politiques de la langue différentes ; l’égalité des locuteurs n’est pas l’égalité des langues, comme on va le verra après avoir rappelé les relations qui se sont nouées entre la pratique de la langue et la notion d’égalité.
Depuis la dispersion des idiomes (Genèse, 11, 1-‐32), la question de la langue a été pensée
sous deux régimes et dans un rapport particulier avec l’égalité : spirituel et national2. Dans le domaine spirituel, il s’agissait de définir un accès à la parole qui est longtemps resté réservé et inégalitaire, le pouvoir des clercs tenant en grande partie à leur accès monopolistique aux Écritures. En Europe, la révolution protestante et l’invention de l’imprimerie brisent ce lien, inaugurent une lente libération du texte et permettent de penser la langue dans son lien avec la nation. La traduction de la bible en allemand, le détachement de Rome, l’organisation synodale de l’Église protestante, l’exigence de l’alphabétisation de tous dans le cadre du sacerdoce universel, mais aussi la prose de Luther, en langage simple et accessible, assurent en effet une circulation des savoirs et une appréciation nouvelle de la triade religion, nation, sujet. La lingua franca dans l’Europe de la Renaissance reste certes le latin, mais les langues nationales émergent avec leur génie propre3. La communication politique est assurée grâce aux langues impériales, la diglossie devient la règle : langue
1 L’opposition de la parole à l’écriture, l’une du côté de la vérité, l’autre du côté du mensonge selon Platon, n’est pas moins importante et l’on en trouve les dernières traces dans les carnets de Lévi-‐Strauss et de sa leçon d’écriture. Cl. Lévi-‐Strauss, Tristes Tropiques (1955), Paris, Plon, rééd. Pocket, « Agora », 2011. 2 On ne pourra détailler cet aspect dans le cadre d’un article. Je me permets de renvoyer à deux textes qui abordent chacun l’un de ces deux aspects : A. von Busekist, « Les révolutionnaires et la politique de la langue », in A.-‐M. Le Pourhiet (dir.), Langues et Constitutions, Paris, Economica, 2004 ; A. von Busekist, « Les langues du nationalisme», in A. Dieckhoff et Ch. Jaffrelot (dirs.), Repenser le nationalisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2006. Pour une synthèse : A. von Busekist, Nations et nationalismes. XIXe et XXe siècles, Paris, Armand Colin, 1998. 3 Renée Balibar situe l’émergence des langues nationales au 9ème siècle, et voit l’acte inaugural du « colinguisme » franco-‐allemand dans les Serments de Strasbourg en 842. Le terme de colinguisme renvoie à l’existence de langues nationales distinctes dans un espace linguistique pluriel où chaque langue souveraine trouve matière à exercice et est reconnue par son ou ses partenaires en tant que telle. Renée Balibar, L’Institution du français. Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la République, Paris, P.U.F., coll. Pratiques Théoriques, Paris, 1985.
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savante dans les relations entre États, langues populaires et locales pour le plus grand nombre. Le savant, l’intermédiaire bilingue, assure le passage entre les élites gouvernantes. Les premières tentatives d’uniformiser les langues nationales accompagnent les politiques dynastiques au 16ème siècle : la France ouvre la marche avec l’ordonnance de Villers-‐Cotterêts en 15391, mais il faut attendre la Révolution française pour que soit établi le lien entre la langue et la nation.
La question de la nation est en effet importante pour comprendre les politiques ultérieures de la langue : au moment où la Révolution inaugure un nouveau rapport horizontal entre citoyens à partir duquel il est possible de penser l’égalité dans la nation, celle-‐ci fait de la langue le principal support de son idéologie. Sans identité de langage, écrit Grégoire, point de solidarité révolutionnaire ; praxis politique et pratique linguistique sont intrinsèquement liées car la langue est la nation. L’égalité des citoyens est alors assurée par leur égale compétence linguistique, leur participation à la nouvelle nation est soumise à leur maîtrise du français, l’ordre nouveau ne peut être pensé que dans un idiome nouveau : celui de la Révolution.
Voici posé le premier jalon de la relation entre la langue et l’égalité politique. Et l’on pourrait aujourd’hui reformuler l’exigence révolutionnaire – la Révolution française ne peut être faite que dans et par la langue française – dans les termes suivants : il n’y a pas de participation politique, démocratique, possible sans maîtrise de la langue politique et nationale. Cette idée simple et révolutionnaire – l’égalité au sein de la communauté linguistique qui détermine l’égalité dans la communauté politique – est ensuite déclinée de multiples manières dont deux déterminent les réflexions contemporaines sur la langue et les politiques linguistiques.
La première modalité renvoie à l’égalité des locuteurs devant la langue au plan
individuel : si nous ne sommes pas égaux dans notre maîtrise de la langue, si nos lexiques sont plus ou moins riches, si l’accès à la langue est inégalement distribué, nous ne pouvons pas participer sur le même plan au débat politique. Au plan national, la question de l’égalité ou de l’inégalité linguistique renvoie alors à deux dimensions distinctes : la dimension sociologique des usages de la langue où le locuteur est un agent dont l’interaction avec d’autres locuteurs et la participation à la chose publique sont comprises à travers sa performance linguistique ; la dimension politique des usages linguistiques, autrement dit les politiques publiques et les règlementations qui déterminent les droits et les devoirs des locuteurs sur un territoire donné.
La seconde modalité traite de l’égalité des locuteurs et des langues au plan collectif et international : si l’espace de notre participation – comme individus, comme communautés de locuteurs et comme Etats – aux enjeux politiques, économiques, intellectuels contemporains n’est pas borné par les frontières de l’Etat-‐nation, il faut alors réfléchir à l’opportunité d’établir un idiome commun, une lingua franca, qui permette à tous les
1 Elle stipule, en son article 111, que la rédaction de tous les actes officiels se fasse en « langage maternel français et non autrement ». Le latin a vécu.
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citoyens (européens, mondiaux), de participer à la décision politique. Mais par quel type de considérations le choix d’une lingua franca ou, au contraire, du maintien et de la valorisation de la diversité linguistique doit-‐il être guidé ? Nous verrons que la compréhension de l’égalité entre les locuteurs et entre les langues varie selon les réponses à cette question.
I. FACE A L’ETAT : IDEOLECTES ET LANGUES OFFICIELLES Fidèles au crédo révolutionnaire de former des citoyens à la fois nationaux et égaux, les
lois de Jules Ferry1 font de l’accès à l’éducation et donc de la maîtrise de la langue le tremplin de l’égalité. L’entreprise méritocratique a certes été couronnée de succès, mais de nombreux travaux sociologiques et sociolinguistiques ont établi que malgré l’action égalisatrice de l’école, les individus demeurent inégaux dans leurs façons de parler2. Au regard de l’égalité, le paradoxe de cette politique d’intégration nationale est ainsi le suivant : d’une part l’exigence d’unité du politique assure une égalité formelle par l’intégration -‐ par l’éducation -‐ dans la langue nationale, d’autre part les performances linguistiques des locuteurs restent inégalement distribuées.
INEGALITES SOCIOLOGIQUES ET INEGALITES LINGUISTIQUES
L’inégalité des performances linguistiques renvoie à l’inégalité d’accès à la langue normée
et à l’inégale maîtrise de celle-‐ci. Elle s’explique généralement par la socialisation primaire : certains enfants parlent et apprennent, à l’école, la même langue que celle pratiquée à la maison ; la langue de l’école n’a donc pas de secrets pour eux. Pour d’autres, la langue de l’école ressemble à une langue étrangère, ce qui conduit, selon Pierre Bourdieu, à des situations vexatoires et les soumet à la « violence symbolique » de l’autorité pédagogique qui, à l’image de tout pouvoir, « parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force. »3. C’est évidemment à l’origine sociale des élèves qu’il faut attribuer une telle disparité que Basil Bernstein a formalisée en distinguant deux formes de langage4. Dans les classes supérieures, le discours dominant développe une attitude réflexive à l’égard des possibilités d’organisation de la phrase ; un langage formel (précision, complexité) favorise expression des intentions subjectives et des différences. Dans les classes inférieures en revanche, le
1 « Avec l'inégalité d'éducation, je vous défie d'avoir jamais l'égalité des droits, non l'égalité théorique, mais l'égalité réelle, et l'égalité des droits est pourtant le fond même et l'essence de la démocratie (…) Or, messieurs, je vous défie de faire jamais de ces deux classes une nation égalitaire, une nation animée de cet esprit d'ensemble et de cette confraternité d'idées qui font la force des vraies démocraties, si, entre ces deux classes, il n'y a pas eu le premier rapprochement, ma première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur les bancs de quelque école. » Jules Ferry, Discours, XXX. 2 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire (Paris, Fayard, 1983), rééd. sous le titre Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001. 3 Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, p.18 4 Basil Bernstein (ed.), Class, Codes and Control, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1971-‐1973.
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langage restreint oblige les enfants à opérer une traduction qui les soumet à une agression et les place dans une situation pédagogique humiliante. L’égalité est ainsi compromise dès le plus jeune âge, dès l’apprentissage de la langue et dans le lieu même qui devait gommer les inégalités et permettre l’éclosion d’une égalité par le savoir.
C’est ainsi dans la socialisation des individus que se noue le lien entre la maîtrise de la langue et l’égalité politique. La familiarisation et l’inculcation conduisent à ce que Bourdieu appelle la formation d’un « habitus » qui façonne les représentations et les pratiques des individus. La famille, par la socialisation primaire, prépare ce que l’école met en forme, structure et rationalise : à ceux qui sont dotés d’un « capital culturel » (mais souvent aussi social et économique) élevé et d’une autorité reconnue, revient la tâche d’élaborer, de formuler, d’imposer des systèmes de représentation légitimes. Bien plus que la simple instruction civique institutionnalisée ou encore la simple répétition de schèmes parentaux, il faut comprendre la socialisation dans un écheveau social complexe, où les différents plans, social, économique, culturel, se renforcent, monnayant ainsi l’espace laissé au libre-‐arbitre de l’individu.
En faisant de l’inégalité sociale et politique le produit de la socialisation primaire et de la maîtrise de la langue, ces travaux laissent peu de place à l’expression de l’enfant comme de l’adulte issu des catégories populaires. Prenant le contre-‐pied des analyses développées par l’école de Basil Bernstein qui conclut à la dépossession de ces sujets, William Labov montre pourtant que les enfants les plus pauvres en ressources culturelles, économiques et sociales, les enfants des quartiers noirs de New York, sont doués d’un grand sens de l’observation et d’une lecture élaborée de la réalité politique, parfaitement capables de produire des opinions politiques extrêmement subtiles et cohérentes1. Simplement ils n’énoncent pas leurs opinions dans le langage reconnu et consacré, langage parmi d’autres, idéolecte plutôt que sociolecte, comme dirait Barthes2 , idéosystème3 plutôt que langue naturelle. Des conclusions analogues se retrouvent dans les travaux de socialisation politique, ceux d’Annick Percheron par exemple4. Dans le politique précisément, domaine où il est question d’opinion plus que de savoir, les individus peuvent opposer une résistance à la reproduction des relations de domination et imposer leurs propres choix, renouant ainsi le fil entre égalité de principe et égalité de fait. Le contexte, le sujet abordé, mais aussi les ruptures de ban par rapport aux aînés, la dimension affective et intuitive de la relation au politique, déjouent le plus souvent la catégorisation sociale. Ainsi peut se comprendre la relative autonomie dont fait preuve le sujet dans le choix de ses préférences idéologiques : un ouvrier ou un agriculteur sont parfaitement capables de tenir des discours politiques élaborés pour peu que les lieux et les mondes où l’on parle politique leur soient familiers.
1 William Labov, Sociolinguistique, Paris, Ed. de Minuit, 1974 2 Roland Barthes, Le bruissement du langage. Essais IV, Paris, Ed. du Seuil, 1984 3 Le terme est de Frédéric Bon, il s’agit de la langue naturelle à laquelle se surajoute un autre système avec d’autres règles de signification, « Langage et Politique », in Traité de science politique, op. cit., p. 547. 4 Annick Percheron, La Socialisation politique, Paris, A. Colin, 1993 ; « La socialisation politique, défense et illustration », Traité de Science Politique, J.Leca et M. Grawitz (éds.), Paris, PUF, 1985 ; « Peut-‐on encore parler d’héritage politique en 1989 ? », Mélanges pour G. Lavau, Presses de Sciences-‐Po, 1990.
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Bourdieu pense que « toute parole est produite par et pour le marché auquel elle doit son existence et ses propriétés les plus spécifiques »1. Mais s’il est vrai que la parole permet de classer socialement on ne peut ignorer le caractère autonome de l’ordre linguistique : quelle que soit la manière d’énoncer une idée, elle sera comprise sur le fond. Que je m’exprime en argot ou en langage châtié, la proposition est intelligible pour tous les locuteurs : qui comprend l’un comprend également l’autre. Qu’il y ait des « lexiques » qui renvoient à la classe sociale des locuteurs est également évident, mais si l’on fait la distinction entre différences linguistiques sociologiquement pertinentes et différences linguistiques linguistiquement pertinentes, force est de constater que la structure ou le code même de la langue l’emporte sur les divisions sociologiques du langage. La capacité de produire un message l’emporte sur la manière dont le message s’habille. L’apprentissage scolaire censé confirmer la compétence sociale par une « assignation statutaire » passe nécessairement par le langage2 mais cet apprentissage ne bénéficie pas nécessairement à l’ensemble des privilégiés3 , et il n’est pas non plus nécessairement dirimant pour les individus des milieux les moins favorisés comme le montrent les enquêtes les plus récentes4.
POLITIQUES DE NATIONALISATION
Les questions de l’idiome commun (langues officielles ou nationales), familières aux
bâtisseurs de nations, et de la compétence de tous, familières aux Grecs, sont aujourd’hui présentes dans toutes les politiques de la langue. Les États et les institutions régionales comme l’Europe élaborent des politiques publiques de la langue et, lorsqu’il s’agit de démocraties, ils les pensent sous le régime de l’égalité des langues et des locuteurs. C’est cette dimension collective de l’égalité linguistique au sein de l’Etat-‐nation qui nous occupera maintenant.
Les deux principes, spirituel et national, que l’on peut distinguer ont longtemps retardé l’affirmation de l’idée d’égalité des langues. Posant la supériorité – ou l’antériorité conçue comme supériorité – de la langue du livre ou de la langue nationale, les clercs trouvaient
1 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris Fayard, 1982, rééd. Langage et pouvoir symbolique, Paris, Ed. du Seuil, 2001, p. 75. 2 Voir Ce que parler veut dire. 3 Comme l’a montré Cl. Thélot dans Tel père tel fils, Paris, Dunod, 1982, 15% des fils de fonctionnaires membres des grands corps, 20% des fils d'X et de centraliens, 41% des fils de normaliens accèdent à un niveau équivalent à celui de leur père. La régression scolaire peut être très sévère : de 10% (normaliens) à 20% (X et centraliens) des fils n'obtiennent pas le bac complet. Ces enquêtes illustrent aussi les disparités de réussite au sein des mêmes familles : 1/3 environ des familles étudiées de deux enfants et plus comprennent à la fois des enfants qui n'ont pas leur bac et des enfants qui ont une licence ou un diplôme plus élevé. Et ces disparités ne sont pas uniquement dues au décalage entre garçons et filles : la majorité des cas concernent des garçons. Il est difficile dans ces conditions de dénoncer une discrimination sociale opérée à l'école. Raymond Boudon préfère parler de « chances relatives », un dégradé de situations et non une rupture entre 2 milieux opposés, une continuité des moins bien au mieux placés. VoirR. Boudon, Effet pervers et ordre social, Paris, PUF, 1997 4 Voir Nonna Mayer, Gérard Grunberg, Paul M. Sniderman, La démocratie à l’épreuve. Une nouvelle approche de l’opinion des Français, Paris, Presses de Sciences-‐Po, 2002. Ici N. Mayer, chapitre 1, « La consistance des opinions », pp. 19-‐51. Pour une critique du concept de compétence appliqué à la politique, on peut aussi de reporter à Marc Sadoun, »Faut-‐il être compétent ? », Pouvoirs, 2007, n° 120, p. 57-‐69.
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dans les Écritures les langues originelles : l’hébreu, le grec et le latin, l’arabe plus tardivement, mais aussi le mandarin et le sanskrit, ont tous revêtu les habits de la langue première, supérieure en toutes choses aux langues vulgaires, simples dérivés appauvris, langues sacrilèges aussi. L’adoption de l’hébreu moderne fut ainsi âprement discutée et rejetée par les Haredim qui, aujourd’hui encore, préfèrent parler yiddish pour ne pas souiller la langue sacrée par les mots du quotidien.
Les nationalistes n’ont fait que mimer ce principe et lorsqu’il a fallu défendre l’émancipation des peuples nationaux en identifiant leurs traits culturels spécifiques et uniques, la langue « nationale » a reçu les mêmes lettres de noblesse que la langue sacrée. Avant même l’âge des nations, Leibniz1 fustigeait déjà les étymologistes militants en prenant exemple sur un certain Gropius Becanus, alias Jan van Gorp, qui avait développé une théorie selon laquelle le flamand était la langue-‐mère de toutes les langues. Dans les Origines Anversoises de 1569, Becanus propulsait en effet la lingua belgica au rang des langues originelles et établissait un rapport fictif entre le néerlandais et les vieux habitants du Caucase, « vagin des peuples ». Il dessinait en outre une carte fantasmatique du parcours indo-‐européen posant aux dépens de l'hébreu la prééminence du néerlandais2. Leibniz se demande pourquoi ces auteurs cherchent la gloire de leurs nations dans des illusions3. Mais il est prudent dans sa condamnation, estimant que ce patriotisme constitue aussi un formidable moteur pour la recherche 4 , et il se garde d'une critique trop sévère qui engloutirait le vrai tout ensemble avec le faux5 ; les trois grandes absurdités de l'histoire de la recherche : – la quadrature du cercle, la quête de la pierre philosophale et du perpetuum mobile-‐ n'ont-‐elles pas engendré trois sciences magnifiques6 ?
La quête de l’antériorité et de la supériorité de la langue nationale, dont on pourrait donner de multiples exemples jusqu’au 20ème siècle, s’estompe peu à peu sous le double constat de la richesse comparable de tous les idiomes, que nous devons aux sociolinguistes
1 Leibniz, Lettres des 10 et 20 octobre 1695, Collectanea Etymologica, in : Leibnitii Opera Omnia, t. VI, 2, Ludovicus DUTENS (éd.), Genève, 1768, p. 138. Voir également, Sigrid VON DER SCHULENBURG, Leibniz als Sprachforscher, (Intr. de K. Müller) [Leibniz, chercheur linguistique], Veröffentlichungen des Leibniz-‐Archivs, t. IV, Niedersächsische Landesbibliothek, Vittorio Klostermann, Francfort/Main, 1934. 2 Voir Daniel DROIXHE, « Langues mères, vierges folles », in : Les langues mégalomanes, Le Genre Humain n° 21, Paris, Ed. du Seuil, 1990, pp. 141-‐148, p. 141 3 Voir Lettres de Leibniz à Ludolf des 3 et 13 avril 1699, à propos de Rudbeckius le Suédois, Collectanea Etymologica, in : Opera Omnia, t. VI, 2. 4 Ibid., p. 79 : « Cependant, il faut pardonner aux hommes érudits, qu'ils fassent certaines choses par patriotisme ; or, nous ne devrions pas freiner leur enthousiasme de la recherche, ni les mépriser lorsque [même si] les [des] résultats de la recherche sont peu probables. » 5 Ibid., p. 86 : « [...] Et je ne voudrais pas que la croissance des esprits célèbres soit contenu par des censeurs trop rigides, ni qu'ils [les esprits] tarissent. Je ne voudrais pas non plus, qu'on nous prenne la liberté d'entendre, pour que le vrai ne soit pas englouti tout ensemble avec le faux ; de cette façon, je prouverais le moins, qu'il est possible de détruire le genre trompeur des alchimistes ; nous devions à ce genre [les alchimistes] la connaissance de la nature, et nous la leur devrons. » 6 De Origine Germanorum, in : Opera Omnia, t. IV, 2, p. 199 : « [...] Quelque fois je reconnais que des opinions incertaines émanant d'hommes qu'il faut encourager à la plus haute clarté, sont utiles, comme en effet, l'espoir nourrit le paysan et l'ambition encourage l'énergie [La vaillance] ; et trois choses inutiles, la quête de la pierre philosophale, le perpetuum mobile et la quadrature du cercle, ont étonnamment enrichi trois sciences excellentes. »
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et aux anthropologues (qui font également fi de la supériorité des langues écrites sur les langues parlées en répertoriant les « grammaires parlées » et le lexique des langues dites primitives), et de la valeur intrinsèque1 de toutes les langues. Ainsi peut être posée la question de l’égalité, celle des locuteurs qui, elle-‐même peut être appréciée sous l’angle de l’égalité citoyenne et de l’égalité des langues.
REGIMES LINGUISTIQUES CONTEMPORAINS
L’égalité des locuteurs est celle des individus : elle renvoie à une égalité privée, le droit
égal de s’exprimer dans la langue de son choix, comparable par exemple à la liberté sexuelle ou la liberté religieuse. L’égalité des langues renvoie à l’égalité des idiomes : elle est, dans la réflexion générale sur l’égalité, comparable à celle des citoyens dans un monde plus vaste que celui de l’État-‐nation. C’est une égalité publique, transnationale, des moyens de communication dont on parlera plus loin (II). Elle doit prendre en compte à la fois l’égalité des citoyens et celle des individus. Des citoyens, car les droits attachés à l’être citoyen ne doivent pas être obérés par la langue que celui-‐ci parle. Des individus, parce que chaque locuteur est l’égal d’un autre, quelle que soit sa langue.
Ces égalités, publique et privée, se déclinent différemment selon le régime linguistique en vigueur et souffrent, par rapport aux libertés du monde privé, de deux handicaps majeurs. Si l’Etat peut ne pas prescrire une religion ou une morale publique, et ainsi renvoyer les pratiques morales individuelles au monde intime, il ne peut agir de même avec la ou les langues : « l’Etat parle ». La loi s’énonce dans une langue particulière, le débat politique fonctionne dans la langue nationale ou officielle. L’État doit soutenir un système d’éducation, il doit choisir une ou plusieurs langues, et ce choix affecte la distribution des bénéfices et des charges entre les citoyens. Deuxième handicap, l’égalité des langues n’est pas assurée avec la même force que l’égalité des citoyens, et cela même dans les espaces régionaux intégrés comme l’Union Européenne. Ainsi, si l’Union a bien déclaré, lors de l’année des langues en 2004, que toutes les langues européennes devaient être également considérées dans la communication officielle, elle n’a pu imposer, dans les faits, l’égalité de toutes ces langues.
Confrontées à la question de l’égalité, les approches contemporaines des politiques de la langue doivent considérer une série de contraintes et de choix liés à la particularité de leur objet. Le premier aspect renvoie aux droits des locuteurs et régit les deux principes de territorialité et de personnalité qui guident les politiques publiques nationales de la langue. Le second oppose, dans le domaine de l’égalité des langues, les partisans de la liberté linguistique individuelle et ceux qui défendent l’égalité par la langue commune. Le troisième aspect porte sur la manière de distribuer de manière équitable les charges qui pèsent sur les individus et la collectivité dans l’apprentissage et l’usage de la langue tout en assurant une
1 Denise Réaume, « Beyond Personality : The territorial and personal perinciple of language policy reconsidered », in W. Kymlicka et A. Patten, Political Theory and Language Rights, Oxford, Oxford University Press, 2003, pp. 271-‐296.
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communication politique maximale entre citoyens. Voyons d’abord l’aspect domestique des politiques de la langue ; nous parlerons des deux autres lorsqu’il sera question du régime européen, au-‐delà de l’Etat nation.
Les deux principes institutionnels qui régissent l’activité linguistique sont le principe de territorialité, de loin le plus répandu et le plus facile à administrer, et le principe de personnalité, moins répandu et plus coûteux à mettre en place.
Propre aux fédérations et aux États multilingues, le principe territorial prévaut par exemple en Belgique, au Cameroun ou en Suisse. L’idée est simple : un individu qui se trouve dans l’espace linguistique X parle X ; il ne peut, sur le plan juridique, obtenir des services de l’administration publique qu’en X ; il sera jugé en X, il enverra ses enfants dans des écoles de langue X, etc. Bref, l’Etat reconnaît un territoire linguistique où la majorité des habitants a X pour langue maternelle. Des variantes de ce principe existent sous la forme de combinaisons avec des droits individuels en Catalogne et dans le Sud-‐Tyrol ; sous la forme de politiques locales de protection pour les minorités en Allemagne, aux États-‐Unis ou en Hongrie ; ou encore de bilinguisme territorial en Estonie, Bosnie ou au Pakistan. La territorialité est généralement associée à un bilinguisme administratif (les fonctionnaires fédéraux sont ainsi tenus, en Belgique ou en Suisse, de maîtriser les deux ou trois langues officielles) qui assure la stabilité et la sécurité des espaces linguistiques. Dans la mesure où elle repose aussi le plus souvent le plus souvent sur une juxtaposition d’espaces unilingues, la communication intercommunautaire ou interrégionale peut cependant être compromise, comme c’est le cas en Belgique.
Le principe personnel correspond, de son côté, à un multilinguisme institutionnalisé : l’État reconnaît les choix linguistiques individuels dans la limite des langues officielles reconnues. Où qu’elle se trouve sur le territoire, l’administration est tenue de se conformer aux préférences linguistiques des citoyens : on est ainsi jugé dans sa langue ; les parents sont libres d’envoyer leurs enfants dans les écoles de leur choix ; l’affichage public est généralement bilingue, comme en Israël ou au Canada (où ce principe a longtemps prévalu avant d’être partiellement abandonné sous la pression des législations linguistiques du Québec à la fin des années 1970 – Bill 101)1. Dans les faits, on peut cependant observer que les législations linguistiques associent généralement la territorialité à certains droits individuels.
Ces deux grands principes assurent des types d’égalité différents. Le principe territorial crée une égalité territoriale au sein du groupe linguistique dominant mais l’uniformité linguistique ne permet que rarement de reconnaître les langues minoritaires. L’Inde est une exception : chaque Etat fédéré reconnaît et protège aussi, en plus des langues officielles (Anglais et Hindi) et de la langue officielle de l’État fédéré lui même, un certain nombre de langues minoritaires. Le principe personnel reconnaît, de son côté, ces choix individuels, mais il ne peut rien contre les langues dominantes, économiquement et socialement plus
1 Su ces points, je me permets de renvoyer à A. von Busekist, « Political Language », International Encyclopedia of Political Science, Londres, IPSA and Sage, 2011.
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utiles. En Afrique du Sud par exemple, onze langues officielles cohabitent (TsiVenda, sePedi, Tsonga, Tswana, seSwati, seSotho, Ndebele, isiZulu, Xhosa, afrikaans et anglais), mais leur statut est tout à fait inégal : si l’afrikaans a toujours été choyé (des mesures protectionnistes avaient été inscrites dans la constitution intérimaire, conservant son statut et confirmant son caractère officiel y compris dans les Bantustans qui l’avaient rejeté)1 et si l’anglais constituait la langue véhiculaire interethnique, les autres langues – même celles qui sont le plus parlées après l’anglais et l’afrikaans, le Zulu, le Xhosa et le Sotho – ne peuvent guère faire face à la mobilisation afrikaner et aux réseaux que possèdent les lobbies des deux langues historiquement encouragées. On a donc, d’une part, une constitution très politiquement correcte, garante d’une égalité horizontale des langues et, d’autre part, une distribution tout à fait inégale de moyens. L’égalité formelle s’oppose à l’inégalité réelle.
II. AU-DELA DE L’ETAT : UNITE OU DIVERSITE LINGUISTIQUE ? C’est à cette inégalité de fait qu’ont tenté de répondre les politiques européennes de la
langue. Elles l’ont fait de façon particulière et, pourrait-‐on dire, en préférant l’égalité formelle à l’équité. D’une certaine manière, et comme en Afrique du Sud, aucune compensation n’existe pour les « petites langues » qui ne peuvent concurrencer les grandes.
En posant le principe de l’égalité des langues officielles et de travail2, l’Union feint ainsi d’ignorer que l’égalité des langues – en dehors du coût exorbitant qu’elle représente (traduction, interprétation, acheminement des documents entre les différents sites de l’Union) – ne fait que renforcer ce qui est dans les faits la langue commune européenne : l’anglais. Le débat sur la justice des politiques européennes de la langue se développe sur deux plans : celui de la démocratie linguistique d’une part, celui de l’utilité d’autre part.
Si elles s’accordent bien sur le fait que la qualité de la démocratie s’apprécie dans les pratiques linguistiques, que l’équité linguistique est un élément essentiel de l’égalité démocratique, et que la participation, la redistribution et la justice peuvent être contrariées par les différences de langue, les positions divergent sur les politiques de la langue les mieux à même d’assurer cette égalité.
MULTICULTURALISME OU COSMOPOLITISME ?
Pour les uns, appelons les les multiculturalistes, la démocratie linguistique se définit par
le respect de l’égalité des langues -‐ chaque langue doit être l’égale des autres, chacune doit bénéficier de l’égale protection par l’Union -‐ et par la protection égale des langues : l’Union assure l’égalité des locuteurs. Pour les autres, appelons les les cosmopolites, une démocratie
1 Voir sur ces questions R. Ebrahim-‐Vally, Kala Pani – Caste and Colour in South Africa, Pretoria, Kwela Books, Afrique du Sud, 2001. 2 Voir le Règlement du Conseil n°1 du 15 avril 1958, réaffirmé dans le traité d’Amsterdam en 1997, rappelé dans la Charte des droits fondamentaix de l’UE adoptée en décembre 2000.
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divisée linguistiquement est plus fragile, et une démocratie participative a besoin d’un idiome commun.
Les multiculturalistes réfléchissent ainsi au respect des choix linguistiques individuels, tandis que les cosmopolites souhaitent garantir une parité de participation politique égalitaire mais unifiée linguistiquement. Le multiculturalisme maintient les barrières linguistiques, le cosmopolitisme cherche à les surmonter dans une lingua franca commune. Pour les multiculturalistes la langue relève en outre d’une réflexion sur l’identité : les langues ont une valeur culturelle intrinsèque, elle est culture ; l’Etat ou les institutions ont par conséquent le devoir moral de protéger toutes les cultures, et les locuteurs doivent pouvoir se mouvoir dans l’espace linguistique de leur choix et avoir accès, comme le dit Will Kymlicka, à une « culture sociétale complète »1. Pour les cosmopolites, en revanche, la langue est avant tout un moyen, un outil de communication. Une langue commune est bénéfique à toutes les communautés, elle permet de faire de la politique au-‐delà de l’État-‐nation ; l’usage d’un idiome commun ne remet pas en cause les langues de culture nationales. Les cosmopolites renouent donc avec la vieille idée de la lingua franca délivrée de son aspect inégalitaire : la langue commune est un principe pragmatique et non identitaire. Ils renouent également avec l’idée des républicains français et, plus généralement, des nationalistes tels que Gellner les décrit2, dans la mesure où la langue commune doit être le moyen de la mobilité, de l’employabilité et de l’égalité des opportunités. Elle est la condition d’une démocratie délibérative égalitaire.
Les cosmopolites réfléchissent également aux enjeux politiques qui dépassent la circonscription électorale étatique. Comment en effet s’entendre sur la protection de l’environnement, le combat contre les pandémies, une politique sanitaire commune sans parler la même langue, gage de la participation de tous ? Si l’on accepte ce raisonnement disons utile, et si l’on consent à prêter attention à cet attendu de la langue commune dans la définition de la démocratie délibérative et égalitaire, alors il faut décider de la manière dont les Européens pourraient accéder à cette langue commune. Nous ne la possédons pas encore : les statistiques prouvent que si nous retenions la langue qui semble s’imposer, l’anglais, nous exclurions environ 50% des locuteurs européens de l’Union à 253. Le troisième aspect de l’égalité linguistique s’intéresse ainsi à la juste distribution des coûts et des bénéfices de l’apprentissage de l’anglais qui permettrait le dialogue transnational tout en assurant l’égale distribution des coûts et des bénéfices liés à l’apprentissage de l’anglais et l’égale dignité des locuteurs4.
1 W. Kymlicka, Politics in the Vernacular, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 2 E. Gellner, Nations et nationalismes, Paris, Payot, 1986 3 Jan Fidrmuc, Victor Ginsburgh, Shlomo Weber, « Le français, deuxième langue de l’Union Européenne ? », Économie publique, n° 15/2, 2004, pp. 43-‐63. 4 Certains auteurs réfléchissent, au sein de ce modèle, à une association de plusieurs langues, plus souple et plus à même d’assurer la liberté linguistique tout en veillant à l’égalité des locuteurs. Voir par exemple le chapitre « Parler juste », in A. v. Busekist, Penser la Politique, Paris, Presses de Sciences-‐Po, 2010.
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Les avantages d’une lingua franca européenne sont évidents : elle diminuerait les coûts de fonctionnement de l’activité politique et législative de l’Union ; elle permettrait une participation de tous les citoyens ; elle rendrait compétitifs l’Union européenne sur le marché des échanges académiques1 et les locuteurs individuels sur le marché du travail (le différentiel de salaire peut atteindre +40% pour les individus maîtrisant l’anglais2).
Mais une telle solution, qui consacre ce que certains considèrent comme un ‘fait linguistique accompli’, soulève trois questions. Si l’idéal de l’anglais – lingua franca correspond à un calcul d’utilité sociale et repose sur un calcul coût-‐bénéfice, cette approche peut-‐elle s’accorder à un raisonnement déontologique ? Si par ailleurs l’idéal de l’anglais – lingua franca comporte des coûts d’apprentissage, comment les distribuer équitablement ? Est-‐il enfin raisonnable de justifier ce choix par la plus grande utilité ? S’il est vrai que l’utilité sociale peut s’accorder à la justice sociale au sens rawlsien, nous savons aussi que les intérêts se conjuguent mal avec les passions et il n’est pas certain que l’intérêt doive / puisse l’emporter en matière linguistique.
COUTS ET BENEFICES D’UNE LINGUA FRANCA
Commençons par la juste distribution des coûts et des bénéfices. Sans entrer dans les
détails techniques des propositions3, l’idée est la suivante : dans la mesure où le don de la langue maternelle est arbitraire moralement, pour le dire avec les mots de Rawls, certains ont reçu, avec l’anglais, une langue maternelle plus utile que d’autres, et dans la mesure où tous doivent apprendre l’anglais, il faut compenser les efforts et les frais d’apprentissage de ceux qui ne parlent pas (encore) cette langue. Dans cette perspective, Philippe Van Parijs4 propose de prendre en compte la constellation linguistique européenne présente et d’assurer une juste distribution des coûts et des bénéfices attachés à l’apprentissage de l’anglais. Raisonnons, dit-‐il, à partir de deux communautés linguistiques – l’une dominante, l’autre dominée – quels seraient les bénéfices comparés de l’apprentissage de chacune de
1 Philippe Van Parijs, « Europe’s Linguistic Challenge », in European Journal of Sociology 45 (1), 2004, pp. 111-‐152, p. 26 2 Voir François Grin, « L’anglais comme lingua franca : questions de coût et d’équité. Commentaire sur l’article de Van Parijs », Économie publique, n° 15, 2004/2, 2004, pp. 33-‐41 et Barry R. Chiswick, et Paul W., Miller, « The Endogeneity between Language and Earnings : International Analyses », Journal of Labor Economics, vol. 13, n° 2, 1995, pp. 246-‐288 3 C’est grosso modo le système imaginé par Jonathan Pool qui s’interroge sur l’établissement équitable et efficace d’une langue officielle (dans un cadre stato-‐national plutôt que régional ou global) et dont l’originalité réside dans le fait qu’il intègre dans son modèle ce que les groupes seraient prêts à payer (side payments) si leur langue était ou n’était pas désignée comme langue officielle. Voir Jonathan Pool, « The Official Language Problem », The American Political Science Review, vol. 85, n° 2, pp. 495-‐514 ; « The World Language Problem », Rationality and Society, 3 (1), 78-‐105. 4 Philippe Van Parijs, « Europe’s Linguistic Challenge », in European Journal of Sociology 45 (1), 2004, pp. 111-‐152 ; « Linguistic Justice », Language Rights and Political Theory, W. Kymlicka et A. Patten (eds.), Oxford, Oxford University Press, pp. 153-‐168 ; « The Ground Floor of the World. On the Socioeconomic Consequences of Linguistic Globalization », International Political Science Review, 21 (2), 2000, pp. 217-‐233 ; « L’anglais lingua franca de l’Union Européenne : impératif de solidarité, source d’injustice, facteur de déclin ? », Économie publique, 15, pp. 13-‐32 ; Linguistic Justice for Europe and the World, Oxford, Oxford University Press, 2011.
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ces langues ? Supposons que le coût d’apprentissage est identique, que l’apprentissage de la langue de l’autre communauté représente un bénéfice égal au nombre de locuteurs avec lesquels l’on sera capable de communiquer une fois la langue apprise. L’apprentissage n’est alors rationnel que si le bénéfice total excède le coût total de l’apprentissage. Ce bénéfice, pour chaque locuteur (ou groupe, si l’on élargit le modèle à des groupes linguistiques dominants et dominés), est proportionnel à sa contribution au coût ; les moyens de communication rendus possible par l’apprentissage sont valorisés symétriquement ; la proportionnalité du bénéfice exige que tous ceux qui sont capables de communiquer avec l’apprenant partagent les frais de l’apprentissage. Il s’agit d’un modèle de justice coopérative car le ratio coût/bénéfice s’applique également à tous les locuteurs : aucun individu ne peut bénéficier du système sans participer aux frais. Pour compenser les frais d’apprentissage du membre de la communauté dominée dont profiteront les membres de la communauté dominante, il faut introduire des taxes (pour les seconds) et des subsides (pour les premiers). Par comparaison avec une situation où personne n’apprend, tous les locuteurs bénéficient ici du modèle ; personne n’en pâtit, car le bénéfice est calculé au regard des externalités de réseau : chaque nouveau locuteur qui rejoint le réseau de communication ouvert par les apprenants enrichit l’ensemble de la communauté. Ce type de justice linguistique exige donc que, dans toute situation de bilinguisme asymétrique, les locuteurs de la langue dominante doivent payer la moitié du coût de l’apprentissage des autres, c'est-‐à-‐dire compenser à la fois le coût direct, matériellement estimable de l’apprentissage (achat de méthodes, voyages linguistiques, traitement des enseignants de langue, etc.), et indirect, c'est-‐à-‐dire le temps (variable) passé à apprendre une langue plutôt qu’autre chose.
Il est relativement improbable, sauf en théorie pure, que les Britanniques, seuls Européens dotés de cet avantage linguistique natif, participent financièrement à l’apprentissage de leur langue par les autres Européens. D’autant plus que l’anglais n’a guère besoin de ce type de soutien : les individus apprennent l’anglais sans incitation sinon celle de la certitude de son utilité ; les États subventionnent l’apprentissage par les cours de langue dispensés à l’école sans aide d’Etats tiers ; et la pratique assidue de la télévision et d’internet sont de puissants adjuvants dans la familiarisation avec la langue anglaise1.
UTILITE SOCIALE D’UNE LINGUA FRANCA
Considérons maintenant l’argument de l’utilité sociale. Il se présente de la manière
suivante : l’anglais doit être la langue commune de tous les Européens, en tant que langue seconde ; les langues maternelles (nationales, régionales) doivent en revanche être protégées par le principe de territorialité. Même si le résultat est bien celui de la plus grande utilité sociale (de la langue commune comme des langues territoriales : celles-‐ci donnent accès à une culture sociétale complexe conformément aux souhaits des multiculturalistes comme Kymlicka), la justification philosophique est égalitaire. Le but n’est en effet pas
1 Nous n’abordons pas le débat du niveau et du type d’anglais. Il est évident que l’anglais pidginisé est bien mieux maîtrisé que l’anglais académique.
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seulement de protéger les langues vulnérables, il est aussi d’assurer l’égale dignité des locuteurs. De quelle manière ? Face aux deux « dominations linguistiques »1 -‐ celle de la langue officielle et celle de la langue la mieux parlée par le nombre le plus élevé de locuteurs participant à la conversation (dans un tel monde, la langue la plus faible est, selon la « loi de Laponce », condamnée à disparaître2) -‐, Van Parijs estime que le « laissez faire linguistique » ne peut constituer la solution : parce que la langue la plus vulnérable risque de disparaître (égalité des langues) et parce que l’égale dignité des locuteurs est mise en danger (égalité des locuteurs). Etant donné que l’anglais sera, dit-‐il, maîtrisé aussi bien que les langues officielles / nationales, l’imposition de l’anglais équivaudrait in fine au même type de domination linguistique que celle des langues officielles. Or « le déni symbolique de l’anglais pour tous au profit d’une langue minoritaire ne peut qu’augmenter le niveau moyen d’aliénation »3, d’où la territorialité qui assurerait l’accès à une culture sociétale autonome et la nécessité de l’anglais pour permettre la mobilité sociale au delà du territoire de référence des locuteurs. L’argument de justice est, on le voit, imparable : la territorialité maintient un degré élevé de maîtrise des langues territoriales (nationales, régionales) tandis que l’anglais assure une circulation des savoirs, une participation politique au-‐delà des frontières de l’Etat et une égalité des citoyens sous la forme d’une parité de participation.
AMOR LINGUAE ?
Se pose pourtant la question de savoir, c’est le troisième argument, si une telle position –
énoncée en termes d’utilité, fût-‐ce sur fond d’égale dignité – n’est pas à la fois optimiste, élitiste et peu soucieuse des « passions linguistiques » ?
Optimiste, car la maîtrise supposée de l’anglais est sans doute surestimée. Nous possédons certes des statistiques très encourageantes sur cette maîtrise, en particulier parmi les 15/25 ans4, mais on sait que la connaissance moyenne d’une langue ne permet, ni d’assurer une mobilité satisfaisante, ni d’atteindre l’égale participation politique. S’attachant à tester les résultats de l’imposition de l’anglais dans les échanges européens, les économistes Weber, Ginsburg et Firdmuc ont ainsi procédé à une simulation très intéressante : s’appuyant sur deux enquêtes de 20015, ils aboutissent à des résultats à la fois attendus et surprenants : l’anglais est bien la langue prédominante, il progresse rapidement, mais s’il devenait l’unique lingua franca de l’espace européen, 50% de la population seraient exclus de la communication. L’exclusion serait plus importante (71%) si l’on substituait le
1 Ph. Van Parijs, « Linguistic Justice for Europe, Belgium and the World », Lecturesfor the XXIst Century, Bart Raymaekers and Leuven University Press, 2008. 2 D’après Jean Laponce, célèbre sociolonguiste québécois, 3 Ph. Van Parijs, « Linguistic Justice for Europe, Belgium and the World », Lecturesfor the XXIst Century, Bart Raymaekers and Leuven University Press, 2008, p. 19 (ma traduction) 4 Eurobaromètre 2004, 2006 : http://ec.europa.eu/languages/languages-‐of-‐europe/eurobarometer-‐survey_fr.htm 5 L’enquête de l’INRA qui a fourni les données à l’Eurobaromètre 54 (spécial langues), et Applicant Countries Eurobarometer 2001 : Public Opinion in the Countries Applying for European Union Memberschip, European Commission, mars 2002, DG Press and Communication 2003.
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français ou l’allemand à l’anglais ; elle serait en revanche moins forte si l’on combinait l’anglais et le français (37%) et, mieux encore, l’anglais et l’allemand (38%)1. Quelle que soit la solution, l’égalité ne serait pas assurée par l’imposition d’une lingua franca, unique ou combinée à une autre langue.
L’optimisme, on le voit, se conjugue à l’élitisme. Il est douteux que les recettes d’apprentissage « sur le tas » soient aussi efficaces que les défenseurs de l’anglais pour tous le disent, il est peu réaliste de penser qu’elles conduiraient, naturellement, vers une maîtrise généralisée de la langue. Seuls les individus qui ont la possibilité de pratiquer l’anglais de manière assidue et avec des locuteurs maternels ont une chance de maîtriser la langue à un niveau qui permet d’assurer leur mobilité, leur employabilité et leur participation politique.
Optimiste et élitiste, la thèse de la démocratie linguistique assise sur la généralisation de l’anglais lingua franca a, enfin, pour défaut de négliger la part des passions qui animent les individus. Tous les combats nationalistes ont été menés, aussi, au nom de la langue maternelle et de son exercice public légitime. Le nombre de conflits ethnolinguistiques ne se compte plus et la résistance des locuteurs à abandonner leur langue demeure forte. Les solutions normatives proposées pour aboutir à un équilibre juste des langues et à une égalité juste parmi les locuteurs sont ingénieuses2, mais elles relèvent le plus souvent de la théorie idéale. Une enquête menée au Ghana par David Laitin 3 révèle que le motif psychologique de la préservation de sa langue de culture native est capital et appartient au domaine de la morale (empêcher la mort d’une langue, empêcher la destruction de l’essence d’une culture) mais elle souligne aussi que lorsqu’il faut choisir entre leur langue maternelle et une langue rivale, les Ghanéens préfèrent l’anglais. Manière de dire que les individus opèrent des choix complexes où l’intérêt compose avec les passions, les amitiés avec les inimitiés. Tout défend en vérité des contextes et des rapports de force : ainsi une enquête montre que les individus privilégient l’apprentissage de l’anglais malgré leur désir d’apprendre le français ou l’italien : c’est le cas en Hongrie où environ 75% des interviewés expriment leur désir d’apprendre le français ou l’italien pour la beauté de la langue mais, par pragmatisme délaissent ces langues au profit de l’anglais4. D’un côté les individus aiment leur langue et l’abandonnent seulement parce qu’ils ne souhaitent pas voir la langue d’une autre ethnie l’emporter (Ghana), de l’autre la stratégie de la plus grande utilité l’emporte sur l’amor linguae (Hongrie). Comme si la politique linguistique la plus équitable était celle où seraient associés l’attachement émotionnel à sa langue, et l’utilité sociale et économique
POUR CONCLURE : UN LIBERALISME PONDERE POUR L’EGALITE LINGUISTIQUE
1 Jan Fidrmuc, Victor Ginsburgh, Shlomo Weber, « Le français, deuxième langue de l’Union Européenne ? », Économie publique, n° 15/2, 2004, pp. 43-‐63 2 Alan Patten et Will Kymlicka,Political Theory and Language Rights, Oxford, Oxford University Press, 2003 3 David Laitin, « The Tower of Babel as a Coordination Game: Political Linguistics in Ghana », in The American Political Science Review, 88, 3, 1994, pp. 622-‐634. 4 Jannes Hartkamp, « Means to Mobility. Foreign Languages in Hungary in the 20th Century », ASSR Conference Accelerating Mobility: People, Goods, Technology and Ideas, Amsterdam, Universiteit van Amsterdam, janvier 2007.
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Dans le système de justice rawlsien, on le sait, le principe de différence exige que l’on
donne le maximum à ceux qui ont le moins pour assurer une « égale liberté » à tous les sociétaires. Comment peut-‐on appliquer cette exigence à une juste politique des langues ? Comment considérer la langue comme un bien social premier et assurer l’égale dignité des locuteurs ? Concilier à la fois la plus grande utilité sociale de certaines langues et l’attachement puissant de la plupart des locuteurs à leur langue maternelle ? Pour le comprendre et l’apprécier, il nous faut associer plusieurs propositions.
L’anglais lingua franca est incontestablement une option utile, mais nous avons vu que si l’on en faisait, de manière autoritaire, la langue véhiculaire de tous les Européens, la moitié des citoyens seraient exclus.
L’apprentissage de l’anglais est un investissement dont une partie est assurée par les individus et les familles eux-‐mêmes, mais nous avons vu aussi que ni l’apprentissage dans le cadre de l’école, ni l’apprentissage sur le tas n’offraient les garanties nécessaires à une bonne maîtrise de cette langue.
La langue territoriale, nationale ou officielle, doit être préservée et offrir un contexte de choix significatif aux individus, et nous avons vu que ce mécanisme est nécessaire pour protéger les langues vulnérables, assurer l’égale dignité des individus, réputés maîtriser leur langue nationale, et satisfaire l’attachement passionnel à la langue maternelle.
Les individus sont attachés à leur langue, un peu à la manière d’une morale
compréhensive spécifique qui appartient au domaine du Bien et échappe à celui de la justice. Lui accorder la considération nécessaire tout en préservant les contraintes du public pourrait ainsi conduire à une forme de consensus par recoupement entre la passion pour sa langue et la juste distribution des biens linguistiques. Un tel consensus devrait se former dans le cadre du principe de territorialité, qui nous paraît être le mieux à même d’assurer une égalisation des conditions linguistiques.
Si l’on se place dans le cadre du maximin rawlsien, il faut alors aider à l’apprentissage de l’anglais de manière ciblée, dans un système analogue à celui de l’octroi de bourses ou de mécanismes de discrimination positive (les deux systèmes sont cumulables). Les familles qui n’ont pas la possibilité d’inscrire leurs enfants dans des stages linguistiques ou des cycles d’apprentissage onéreux bénéficieront d’aides spécifiques, de sorte que les plus démunis puissent concourir à armes égales avec les plus fortunés. Cette première exigence répond à la fois aux objections d’optimisme et d’élitisme, et protège les langues plus vulnérables.
Il faut par ailleurs préférer la pluralité des langues de communication à l’adoption d’une seule lingua franca, en trouvant un équilibre entre les langues classiques européennes (français, anglais, allemand 1 ) et les langues extra-‐européennes. Ouvrant le choix des individus, on pourra mieux préserver la dynamique de la constellation des langues2.
1 Ce sont les moins onéreuses : tous les textes classiques européens existent dans ces langues. 2 J’ai eu l’occasion d’exposer ce système dans A. von Busekist, « Parler juste » in Penser la politique, Paris, Presses de Sciences-‐Po, 2010.
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Cette seconde proposition répond au dilemme de l’exclusion par l’anglais unique lingua franca1 et prend en compte le besoin de communiquer avec les répertoires linguistiques extra-‐européens. Elle répond également aux exigences libérales du libre choix d’apprentissage d’une langue et du maintien d’un marché linguistique européen. Elle répond enfin au besoin de maintenir la dynamique d’interaction des langues : à n’apprendre que l’anglais, cette dynamique risquerait non seulement de se gripper, mais de distinguer les plus fortunés parmi les citoyens européens qui pourraient, en plus de l’anglais, apprendre d’autres langues grâce aux ressources déjà évoquées.
Pourquoi néanmoins favoriser l’apprentissage de l’anglais des plus démunis ? Pourquoi ne pas les aider à protéger leurs langues maternelles (qu’elles soient officielles ou extra-‐européennes lorsqu’ils s’agit de communautés d’immigrants) ? Pour deux raisons : d’abord parce que le résultat du libéralisme pondéré dans les politiques européennes des langues que nous proposons est prévisible : la langue de communication régionale restera l’anglais. « The more languages, the more English ». Un Polonais et un Flamand parleront ensemble l’anglais, un Hongrois et un Espagnol également s’ils ne possèdent pas d’autre langue en commun. Ensuite parce que, pour toutes les raisons que nous avons indiquées, (utilité sociale, mobilité, employabilité), l’anglais est devenu une ressource nécessaire. On pourrait ajouter que dans une politique souple d’intégration des immigrés, l’anglais pourrait, sinon remplacer, du moins jouer un rôle intégrateur, presque au même titre que les langues officielles, nationales, tout en permettant une circulation et une employabilité au-‐delà des frontières de l’Etat-‐nation.
Si l’égalité formelle des citoyens est assurée en démocratie, leur spécificité linguistique
n’est pas toujours reconnue. Elle ne fait partie de la panoplie des droits citoyens qu’à la marge, et elle est le plus souvent renvoyée à l’espace privé : « parlez la langue que vous voulez chez vous, mais n’attendez pas de l’État qu’il accommode la particularité linguistique de chacun ». Et pourtant, une démocratie délibérative doit pouvoir compter sur la contribution de chacun. Si les niveaux de langue importent peu, la faculté de s’exprimer, la prise de parole telle que la définit Hirschman2, est indispensable si l’on veut assurer la « parité de participation »3 que les propositions des cosmopolites cherchent à garantir par la recréation d’une lingua franca contemporaine. Quant à l’égalité des langues, elle est tout aussi formelle : si leur valeur intrinsèque est bien reconnue, la plus grande utilité de certaines ne fait pas de doute. Les politiques associées à la reconnaissance de l’égalité des langues, que ce soit au niveau européen ou international, par le biais de l’UNESCO par exemple, sont appréciables, mais elles ne tiennent suffisamment compte ni des conséquences de cette égalité (plus il y a de langues, plus les individus auront besoin d’un
1 Cf. supra. 2 Albert O. Hirschman, Exit, Voice, Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Cambridge, MA: Harvard University Pres, 1970 3 Le terme est de Nancy Frazer, voir Nancy Frazer, AxelHonneth, Redistribution or Recognition? A Political-‐Philosophical Exchange, Londres, Verso, 2003.
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idiome commun), ni de l’équité de ces politiques, ni des impératifs économiques et sociaux liés à l’utilité de certaines grandes langues. Elle ne permet pas non plus de respecter le désir des individus de demeurer fidèles à leurs langues d’origine ou d’en adopter de nouvelles : le principe libéral du libre choix des langues devrait prévaloir.
La langue n’est pas un objet politique comme un autre. Elle permet de donner une intelligibilité particulière, originale, aux événements et aux rationalités politiques et, à ce titre, elle est un élément essentiel d’une réflexion sur l’égalité.