Les imaginaires en question 1 Marion Mauger Parat Chapitre de thèse non publié car pas assez abouti à mon sens 12 mars 2015 CHAPITRE 4 – LES IMAGINAIRES EN QUESTION « Car notre “imaginaire”, à moins que ce ne soit notre “culture”, nous dit que qui dit “imagi- naire” a forcément, à défaut de beaucoup d’imagination, au moins une grosse Culture. Landowski, 2011 : 84 Selon le langage commun, l’imaginaire revêt des jugements de valeur négatifs, d’autant plus forts lorsque la notion est utilisée de façon adjectivale. Un imaginaire est une invention de l’esp- rit, plutôt du côté de l’invention, de l’illusion, voire du mensonge. D’un point de vue artistique, l’imaginaire représente un monde créé par l’activité artistique. André Breton en parle ainsi : « l’imaginaire est ce qui tend à devenir réel ». Ainsi positionne-t-il l’imaginaire comme une marche à suivre, partant de ce qui se crée dans l’imagination pour atteindre une forme de réalité. Un imaginaire peut se définir selon un niveau de perception de la réalité, constituée à la fois du soi individuel et du soi collectif, et qui s’intègre à la pensée selon une double-activité de l’esprit : la raison et l’imagination. Pour nombre d’historiens, l’imaginaire est compris comme un stéréotype qu’il faut détruire, un fantasme néfaste à leurs travaux historiques, censés retracer la réalité, le vrai, en opposition à l’imaginaire. D’autres considèrent au contraire l’imaginaire comme un point de vue à adopter pour appréhender un objet. C’est le cas de Lucian Boia, historien qui étudie L’imaginaire de la pluie et du beau temps, sous-titre de son livre L’homme face au climat (2004). Pastoureau fait de même en étudiant la rayure ou encore les couleurs d’un point de vue historique : il montre les imaginaires liés à la rayure sur les vêtements au fil du temps. Selon l’anthropologue Gilbert Durand, l’imaginaire est un Objet de recherche à part entière, à l’origine plutôt dédié à la recherche littéraire. Considérant que toute pensée repose sur des im- ages, des archétypes, il propose une approche structuraliste directement liée à l’analyse du mythe fondée par Lévi-Strauss. Il utilise ainsi les structures du mythe et du mythème développées par l’anthropologue, se rapprochant ainsi de l’hypothèse de la sémiotique narrative que nous dé- ployons dans le chapitre 5, et qui consiste à dire que toute signification se fonde sur un récit. Du-
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Les imaginaires en question �1
Marion Mauger Parat
Chapitre de thèse non publié car pas assez abouti à mon sens
12 mars 2015
CHAPITRE 4 – LES IMAGINAIRES EN QUESTION « Car notre “imaginaire”, à moins que ce ne soit notre “culture”, nous dit que qui dit “imagi-
naire” a forcément, à défaut de beaucoup d’imagination, au moins une grosse Culture.
Landowski, 2011 : 84
Selon le langage commun, l’imaginaire revêt des jugements de valeur négatifs, d’autant plus
forts lorsque la notion est utilisée de façon adjectivale. Un imaginaire est une invention de l’esp-
rit, plutôt du côté de l’invention, de l’illusion, voire du mensonge. D’un point de vue artistique,
l’imaginaire représente un monde créé par l’activité artistique. André Breton en parle ainsi :
« l’imaginaire est ce qui tend à devenir réel ». Ainsi positionne-t-il l’imaginaire comme une
marche à suivre, partant de ce qui se crée dans l’imagination pour atteindre une forme de réalité.
Un imaginaire peut se définir selon un niveau de perception de la réalité, constituée à la fois du
soi individuel et du soi collectif, et qui s’intègre à la pensée selon une double-activité de l’esprit :
la raison et l’imagination.
Pour nombre d’historiens, l’imaginaire est compris comme un stéréotype qu’il faut détruire,
un fantasme néfaste à leurs travaux historiques, censés retracer la réalité, le vrai, en opposition à
l’imaginaire. D’autres considèrent au contraire l’imaginaire comme un point de vue à adopter
pour appréhender un objet. C’est le cas de Lucian Boia, historien qui étudie L’imaginaire de la
pluie et du beau temps, sous-titre de son livre L’homme face au climat (2004). Pastoureau fait de
même en étudiant la rayure ou encore les couleurs d’un point de vue historique : il montre les
imaginaires liés à la rayure sur les vêtements au fil du temps.
Selon l’anthropologue Gilbert Durand, l’imaginaire est un Objet de recherche à part entière,
à l’origine plutôt dédié à la recherche littéraire. Considérant que toute pensée repose sur des im-
ages, des archétypes, il propose une approche structuraliste directement liée à l’analyse du mythe
fondée par Lévi-Strauss. Il utilise ainsi les structures du mythe et du mythème développées par
l’anthropologue, se rapprochant ainsi de l’hypothèse de la sémiotique narrative que nous dé-
ployons dans le chapitre 5, et qui consiste à dire que toute signification se fonde sur un récit. Du-
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rand s’appuie également sur les recherches en sémantiques menées dans le même temps en
France.
« Finalement, l’imaginaire n’est rien d’autre que ce trajet dans lequel la représentation de
l’objet se laisse assimiler et modeler par les impératifs pulsionnels du sujet, et dans lequel récipro-
quement, comme l’a magistralement montré Piaget, les représentations subjectives s’expliquent
“par les accommodations antérieures du sujet” au milieu objectif » (Durand, 1993 : 31).
Approche d’autant plus intéressante qu’elle montre bien les différents aspects de la construc-
tion des imaginaires, elle considère qu’un imaginaire est constitué antérieurement par le croise-
ment de l’individué et du collectif, un trajet tant spatial que temporel. Durand utilise « la méthode
toute pragmatique et toute relativiste de convergence qui tend à repérer de vastes constellations
d’images, constellations à peu près constantes et qui semblent structurées par un certain isomor-
phisme des symboles convergents » (Durand, 1993 : 33), à l’instar de la proposition
méthodologique de la sémiologie interprétative indicielle . Ce chapitre propose différents points 1
de vue qui permettent de construire et de valider l’approche de l’imaginaire. Nous verrons que le
principe méthodologique d’Houdebine se rattache, dans une certaine mesure, à la proposition in-
augurale de Durand, par la méthode de la convergence et de la récurrence d’une part, et par ce
mélange d’individué et de collectif que constitue un imaginaire culturel d’autre part.
Cf. Chapitres 5.II et 6.I. 1
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I. Construction théorique d’un imaginaire culturel ?
La notion d’imaginaire est au cœur de notre travail doctoral. En effet, nous n’avons de cesse
d’expliquer que nous tentons de mettre au jour les imaginaires climatiques en présence. Qu’est-
ce-à dire d’un point de vue sémiotique et linguistique ?
Ainsi que l’explique Landowski, (Landowski, 2011 : 63), le mot même d’imaginaire semble
être une facilité de langage, une espèce de mot passe-partout. S’il explique que « l’imaginaire n’a
aucune place de la métalangage de la sémiotique », Landowski ajoute cependant que « la
description et la compréhension de “l’imaginaire humain” constituent l’objet même de toute
l’entreprise conduite par Greimas et ses successeurs » (Landowski, 2011 : 64). A l’instar de la
culture, l’imaginaire est partout et nulle part, du moins dans les théories sémiotiques. Il est objet
de recherche privilégié mais non nommé, d’autant plus important dans les théories structuralistes
de filiation saussurienne qui s’intéressent à la mise au jour de la praxis critique selon le projet
sémiologique de Barthes. Mais il est également terme à éviter d’après Landowski, car par trop
psychologisant : « celle d’imaginaire, par contre, est entachée de connotations psychologisantes
qui, pour tout structuraliste tant soit peu orthodoxe, sont radicalement hors de
propos » (Landowski, 2011 : 65). C’est bien sûr sans compter sur cette “psycho-sémiologie” que
propose Houdebine, s’appuyant sur les concepts psychanalytiques de Jacques Lacan comme la
Lalangue.
Houdebine propose l’étude d’une forme d’imaginaire, linguistique cette fois, en fondant son
principe théorique sur les différentes normes et sur l’auto-évaluation linguistique des locuteurs.
Appuyant son propre concept d’imaginaire sur les traces des significations imaginaires sociales
de Cornelius Castoriadis, Houdebine offre à lire une proposition théorique et méthodologique de
l’imaginaire linguistique basée sur les normes dites objectives et subjectives. Notre réflexion sur
l’imaginaire culturel se nourrit notamment de ces deux approches, complétées des propositions
théoriques de Charaudeau concernant la construction d’un imaginaire socio-discursif, trop
théorique, ou pas assez méthodologique à notre goût. En effet, la proposition de Charaudeau ne
manque pas d’intérêt en termes définitionnels, mais ne propose aucune approche innovante quant
aux méthodes d’analyse d’un imaginaire. A l’inverse, Ferenc Fodor aborde dans son Habilitation
à Diriger des Recherches une construction méthodologique d’un imaginaire culturel se calquant
sur le modèle de l’imaginaire linguistique houdebinien.
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A. Mémoire et Norme La linguiste Sophie Moirand, qui a travaillé sur la “ronde des dires” scientifiques dans la
presse quotidienne organise son approche sur, entre autres, la notion de mémoire. Appliquant la
mémoire discursive de Courtine (Courtine, 1981 : 152), Moirand considère les mots “habités” par
cette mémoire. « Ce que l’on constate, c’est le rôle que jouent ces choix de désignation, qu’ils
soient conscients ou non, dans l’émergence de domaines de mémoire à court, moyen ou long
terme » (Moirand, 2007 : 138).
Pour notre part, nous posons la question de la mémoire dans le discours de façon différente.
La mémoire est considérée comme telle a posteriori et en réception. Ainsi que l’explique
Moirand, nous pouvons construire la mémoire à partir des mots. Mais ils ne sont pas les seules
traces de cette mémoire, ou alors sont-ils la plus petite unité de cette mémoire. Pour construire la
mémoire, un recul temporel est nécessaire, recul que ne permet pas le monde médiatique dans son
ensemble. En effet, les médias en règle générale courent après le direct et après l’exclusivité,
après l’information pour faire les gros titres avant que les autres médias ne s’en emparent. Être le
premier (exclusivité et vitesse) à divulguer une information instaure la gageure d’un média,
même pour la presse quotidienne. Peut-on donc parler de mémoire en train de se constituer
lorsqu’on analyse les médias ? Cela n’est pas possible, car nous ne pouvons que faire des
hypothèses sur la direction que prendra cette mémoire, appelée ainsi après coup. Comment
nommer l’observation des médias au temps présent ? N’est-ce pas la construction d’une norme
sociale qui permet, entre autres indices, l’émergence d’une direction plutôt que d’une autre ? La
mémoire est un objet construit par l’Histoire. Comment se construit alors la norme sociale ?
Ainsi que Jeanneret l’a montré, les actes de communication permettent la circulation de ce
qu’il nomme les êtres culturels. Ces actes de communication se font au travers des usages. Le
concept de norme sociale s’appuie sur les usages, même s’ils restent insuffisants, quoique
nécessaires pour révéler la circulation d’une norme sociale. La mise en place d’une norme passe
donc par les discours et par les comportements. Nous nommons usages les comportements
langagiers présents non seulement dans les médias mais également dans les discours du
quotidien, les échanges verbaux des locuteurs qui expérimentent les médias, entre autres sources
d’informations.
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Tant d’un point de vue sociologique que linguistique, Emile Durkheim et Alain Rey montrent
qu’une norme n’existe qu’à partir du moment où il y a stigmatisation et dénonciation du point de
vue comportemental, point de vue qui intéresse le sociologue, et notions auxquelles nous
rajoutons la transgression et, pour la langue, l’exception. Il n’y a de règles que celles que l’on
peut transgresser. En d’autres termes, tous les éléments minoritaires et saillants du discours
peuvent être considérés comme une transgression par rapport à la norme.
En 1972, Alain Rey fait une distinction entre le normal et le normatif, posant le normal du
côté de la science descriptive, et le normatif du côté de la prescription, « l’un relevant de
l’observation, l’autre de l’élaboration d’un système de valeurs » (Rey, 1972 : 4). Ainsi le même
signe englobe-t-il la signification de fréquence ou moyenne, et la signification de conformité à
une règle, relevant plus volontiers du jugement de valeur. La norme peut donc s’appréhender
selon les usages autant d’un point de vue quantitatif que d’un point de vue qualitatif.
Sous un angle sociologique, nous parlons d’une norme comportementale. Selon une optique
linguistique, nous parlons d’usages de la langue dans les discours : quel terme sera plus usité
qu’un autre, quelle prononciation sera préférée et quelles seraient les raisons sociales de ces
préférences. Il s’agit d’une forme de linguistique nommée socio-linguistique, à laquelle Labov et
Lafont, notamment, se sont intéressés, mettant au jour des concepts comme la culpabilité
linguistique (Lafont, 1971) ou encore l’insécurité linguistique (Labov, 1976).
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Selon l’horizon sémiotique, la norme représenterait plutôt la façon la plus usitée et la mieux
comprise pour aborder un objet sémiotique tel que le changement climatique. Là encore, cette
approche engloberait à la fois l’instance de production et l’instance de réception, auxquelles sont
à rajouter les messages en eux-mêmes, et, bien sûr, les médias. Car ainsi que l’a montré Debray,
le média conditionne en partie la signification du message. Nous ne parlons pas de la même
manière d’un sujet selon que nos discours sont diffusés dans un média oral ou écrit, ou selon qu’il
s’agit d’une discussion personnelle ou d’un débat public. Dans quelle mesure la norme peut-elle
s’appliquer aux images aussi bien qu’aux discours écrits, ou qu’aux discours oraux ? La norme
serait donc cet élément globalisant et aplanissant les différents points de vue, afin de ne faire
ressortir que le point de vue le plus imposant tant par le nombre de ses usages, que par l’aspect
qualitatif de l’objet, c’est-à-dire la façon, efficace ou non, de mettre en scène linguistiquement et
iconiquement l’objet dont il est question. La norme serait donc un indice des imaginaires en
présence, tout comme l’histoire par ailleurs. Selon nous, l’imaginaire aurait à voir à la fois avec
une mémoire collective d’un groupe social donné, et avec la norme sociale telle que définie par
les institutions d’une part, et par les usages d’autre part. Reste à poser les différences et
concordances entre les notions de représentations et d’imaginaires.
B. Représentation et imaginaire La sous-partie suivante fait le point sur les différences entre représentations et imaginaires,
deux notions que nous ne cessons d’aborder, mais que nous n’avons pas encore explicitées. Où
s’arrête la représentation et où commence l’imaginaire ? Leur relation est-elle construite dans un
continuum, ou bien s’agit-il de deux concepts différents en tous points ? Depuis le début de ce
travail, nous nous proposons de travailler soit les représentations, soit les imaginaires. Qu’est-ce à
dire ? Il est temps de faire le point théorique et définitionnel sur ces deux concepts, afin de bien
comprendre de quoi il retourne.
1. De la représentation La notion de représentation est inextricablement liée à celle d’image, faite pour représenter.
« Sous des appellations diverses, elle traite de la question du rapport entre la signification, la réal-
ité et son image », explique le Dictionnaire d’analyse du discours, dirigé par Maingueneau et
Charaudeau (Charaudeau, Maingueneau, 2002 : 502-505). D’un point de vue discursif, et pour
reprendre le travail de Patrick Charaudeau, la représentation discursive construit et structure le
réel « à travers des images mentales, qui sont portées elles-mêmes par du discours ou d’autres
manifestations comportementales des individus vivant en société. […] En bref, les représenta-
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tions témoignent d’un désir social, produisent des normes et révèlent des systèmes de
valeurs » (Charaudeau, 2005 : 35). Les représentations discursives telles que définies par Cha-
raudeau se constituent dans un processus impliquant les savoirs de connaissances et les savoirs de
croyance dans le rapport de perception-construction que l’être humain entretient avec le réel, et
du point de vue de la norme, forme globalisante. Ces représentations sont souvent données pour
le réel lui-même, mêlant ainsi leur rôle de présentation et de représentation. Le sémiologue Louis
Marin argumente cette idée de la façon suivante : représenter, c’est à la fois mettre à la place de
l’objet, du référent absent, être une effigie en lieu et place ; et c’est également être présent, don-
ner une représentation. Le signe re-présente, en cela qu’il est mis pour le référent, symbolise et
prend forme dans un contexte qu’il alimente et explicite en même temps.
« Un des modèles parmi les plus opératoires construits pour explorer le fonctionnement de la
représentation moderne – qu’elle soit linguistique ou visuelle – est celui qui propose la prise en
considération de la double dimension de son dispositif : dimension « transitive » ou transparente de
l’énoncé, toute représentation représente quelque chose ; dimension « réflexive » ou opacité énon-
ciative, toute représentation se présente représentant quelque chose », devenant un objet en soit
(Marin, 1989 : 73).
Double-relation vers l’intérieur, concernant sa constitution (connaissances et croyances) et
double-relation vers l’extérieur, concernant sa perception (présenter et représenter), la représenta-
tion peut également être triple eu égard à son référent, selon les propos de Marin. La représenta-
tion se construit tout d’abord au travers d’ « opérations de découpages et de classement qui pro-
duisent les configurations multiples grâce auxquelles la réalité est perçue » (Chartier, 1994 : 411).
Malgré les critiques de Marin envers la sémiotique structurale, il s’agit bien là d’une façon de
structurer le monde au travers de la représentation. Cependant, il ne s’arrête pas là et explique
que la représentation sert également à définir le statut social, « exhiber une manière propre d’être
au monde, à signifier symboliquement un statut, un rang, une puissance » (Chartier, 1994 : 411).
La représentation n’est pas seulement celle de l’objet dont il est question, elle implique également
les énonciateurs, qui ont chacun une image de l’énonciateur face à eux. Enfin, la représentation
est également celle d’une communauté, d’un pouvoir, la permanence d’une identité en constante
évolution (cf. Marin, 1998).
Pour Grize, une schématisation se rapproche d'une représentation. Voici ce qu'il en dit.
« Une schématisation n'est pas faite d'un seul énoncé. Elle ne l'est pas non plus d'une simple
succession d'énoncés. C'est une structure, un système diront certains, dont les éléments soutiennent
entre eux des relations multiples. Ainsi les énoncés sont organisés en configurations de dimensions
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variables, lesquelles configurations à leur tour se composent pour constituer un tout » (Grize,
1990 : 73).
Cette structure schématique, ou représentationnelle, dont parle Grize, et qui est intrinsèque
au discours, se voit constituée par les relations énonciatives qu’elle induit à l’intérieur du discours
et de la posture énonciative. A l’image du travail sur l’énonciation fondé par Benveniste, Grize
considère que, « pour qu’il y ait sens, il est nécessaire de postuler une double activité, celle du
locuteur d’une part, et celle du “locuté” » (Grize, 1990 : 92). Même si la configuration épisté-
mologique repose sur une forme de structuralisme en immanence, Grize adopte un point de vue
tourné vers les instances de production et de réception des énoncés. La représentation, ou la
schématisation selon son propre métalangage, s’appuie donc sur les énoncés, sur le fait qu’ils
soient produits, et sur le fait qu’ils soient perçus, ou reçus, d’une certaine manière.
Grize explique également que « dans une perspective dialogique, toute schématisation a des
effets de sens sur l’interlocuteur, elle induit des idées, des sentiments, de l’assentiment, de la
réprobation » (Grize, 1990 : 91). Les effets de sens ainsi nommés par Grize incluent plus que le
discours en lui-même. La nature d’un imaginaire ne repose-t-elle pas sur cet ensemble que
représente les discours et les sentiments et valeurs induites par ces mêmes discours ? Cela pré-
suppose de s’intéresser non seulement aux discours médiatiques, mais également à la réception
de ces discours, et à la production des discours dans un contexte social, historique et culturel
donné.
La représentation a à voir avec le référent, le contexte et la signification. La question se pose
de savoir si la notion d’imaginaire peut être conceptualisée de façon différente que celle de
représentation, déjà prégnante en sémiologie. L’imaginaire aurait-il pour fonction de mettre en
évidence, en plus des représentations inhérentes aux discours, ce contexte social, culturel et his-
torique dans lequel prennent racine ces représentations, conférant ainsi au concept d’imaginaire
une valeur subsumante, sans pour autant sous-entendre un remplacement de la notion de
représentation ? Pour Landowski, cela ne va pas de soit, bien au contraire. A l’inverse, pour Cha-
raudeau, il semble que ce soit le cas : l’imaginaire socio-discursif est, dans ce contexte théorique,
un concept subsumant.
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2. Imaginaire-culture, imaginaire-imagination Clairement réfractaire à l’utilisation d’un métaterme aussi polysémique et ambigu que la
notion d’imaginaire, Landowski s’intéresse cependant à l’imaginaire en tant que signe
linguistique utilisé dans la presse. Il montre ainsi que le syntagme imaginaire accepte toujours
deux actants. Le premier est actant sujet, personne ou groupe de personnes morales ou physiques,
il fonde la relation à l’individu ou au groupe. Il s’agit toujours de l’imaginaire de quelqu’un,
c’est-à-dire endossé par une personne, un média, un groupe culturel. Dans ce contexte, nous
pouvons nous demander dans quelle mesure un imaginaire circule s’il doit inexorablement avoir
une appartenance. Ainsi l’imaginaire porté par les scientifiques sera-t-il forcément différent de
celui des médias, bien que l’actant objet soit similaire. A l’image des discours de fondation
d’Eliséo Véron, nous posons la question de la transmission des imaginaires dans différentes
sphères sociales, assumant que ces imaginaires peuvent se transformer dans le processus de
circulation.
L’imaginaire est endossée par un sujet, il parle également d’un objet. Landowski montre que,
dans la presse comme dans l’univers littéraire, l’imaginaire est suivi de deux questions qui le
fondent : de qui et de quoi. Au-delà des actants “possédant” l’imaginaire, Landowski replace
également le temps, l’espace et l’objet de l’imaginaire, sans pour autant expliquer la structuration
de cet ensemble hétéroclite que forme un imaginaire. Lui le définit comme une manière de
reconfigurer le sens, une série d’images en évolution, à l’instar d’un patrimoine iconique
dynamique, et nomme cette sorte d’imaginaire collectif « l’imaginaire-culture » (Landowski,
2011 : 71). « L’imaginaire conçu ainsi n’est au fond rien d’autre, sémiotiquement parlant, que la
composante figurative d’une “culture” » (Landowski, 2011 : 71), liant ainsi les deux notions de
manière indéfectible. L’imaginaire serait la représentation d’une forme de culture. Ce projet
théorique correspond à celui proposé par Barthes lorsqu’il parle d’insus culturels, puis par
Houdebine tandis qu’elle se propose de dévoiler la carte forcée de la culture. Car le sens
commun, collectif, se définit au niveau culturel par un imaginaire de quelqu’un et de quelque
chose. « En tout cela, “l’imaginaire” – imaginaire-culture – se présente comme une instance
proprement socio-sémiotique, comme une institution diffuse en charge de l’univers du sens
socialement convenu, de son “formatage” et de sa propagation en tant que sens
commun » (Landowski, 2011 : 74), ou, autrement dit, selon les normes sociales communément et
tacitement, voire inconsciemment admises.
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La notion d’imaginaire-culture est mise en opposition avec celle d’imaginaire-imagination,
représentant plutôt l’aspect original représentant les courants artistiques d’une époque.
L’imaginaire-culture non seulement se nourrit de l’imaginaire-imagination, transformant ainsi des
objets artistiques originaux en normes, mais également définit les contours de ce que devrait être
cet imaginaire-imagination. En opposant et liant à la fois l’imaginaire-culture et l’imaginaire-
imagination, c’est-à-dire le collectif et l’individué, ou le normatif et le saillant, Landowski
conclut qu’« aucun de ces aspects ne nous semble en faire un mot particulièrement choisi pour
servir de métaterme dans une théorie » (Landowski, 2011 : 84). Car la seule voie possible de la
notion d’imaginaire sert déjà la sémiotique, en cela qu’il s’agit d’un « espace théorique des
opérations sémiotiques conditionnant la production et la saisie du sens figuratif », ambition déjà
portée par le projet sémiotique greimassien, qui se propose de travailler les opérations sous-
jacentes, jouant sur et avec des “moyens figuratifs” afin de comprendre les productions à
caractère mythologique et/ou poétique que l’imaginaire-culture verse dans l’imaginaire-
imagination. Etudier l’imaginaire de quelqu’un et de quelque chose revient donc à dégager la
forme de rationalité qui lui est sous-jacente et qui en commande l’organisation, une sorte de
grammaire, la relation interne qui noue cet imaginaire-culture et cet imaginaire-imagination, ce
collectif normatif et cet individué débridé et original.
Landowski se défend donc d’utiliser la notion d’imaginaire. Pour notre part, au-delà de
l’emphase de la notion, elle a cet avantage, que d’aucun considère comme un inconvénient, d’être
polysémique. Par ailleurs, notons que la plupart des notions employées en sociologie notamment,
mais également en sémiotique, sémiologie et sciences du langage, ne sont que des récupérations
de notions venant d’ailleurs. Le contexte, théorique dans notre cas, lui propose une nouvelle
signification, pérenne ou non dans le temps. Seule l’Histoire sémiotique nous le dira.
3. De l’imaginaire socio-discursif : un concept subsumant Forgeant sa réflexion sur la pensée de Cornelius Castoriadis, Patrick Charaudeau propose une
conceptualisation de la notion d’imaginaire, offrant ainsi une place métadiscursive à la notion
(Charaudeau, 2009).
Rejetant l’idée de représentation afin de se démarquer du courant surdéterministe social,
Castoriadis parle des significations imaginaires sociales afin de réintroduire le sujet pensant.
Selon lui, ces significations imaginaires sociales sont le ciment invisible tenant ensemble cet
immense amas hétéroclite de réel, de rationnel, de symbolique qui constitue toute société, et qui
formate tant l’individu que le collectif.
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Pour Cornelius Castoriadis, l’imaginaire se définit comme une « puissance anonyme, collec-
tive et immotivée de faire être des significations d’où vont découler aussi bien les structures sym-
boliques, les articulations spécifiques de la société que le sous-bassement de ce qu’elle considère
comme rationnel ou fonctionnel » (Tomès, 2008 : 49). Ainsi, rien n’est vraiment rationnel,
puisque fondé sur des significations sociales. C’est l’imaginaire social qui rend possible l’institu-
tion de l’individu comme individu social, apte à la vie en société, par la participation à des signi-
fications collectives. Les individus sont les fragments ambulants d’un même type de société, ils
deviennent un collectif anonyme. Notons que Castoriadis utilise la notion d’imaginaire dans une
forme syntaxique de qualificatif. La forme adjectivale qualifie la notion de significations sociales.
Chapel propose une nouvelle lecture des significations imaginaires sociales défendues par
Castoriadis. « Les significations imaginaires sociales ne sont ni représentations, ni figures ou
formes, ni concepts ». Elles sont des significations parce qu’elles renvoient à un sens, « un tenir-
ensemble indestructible, se visant soi-même et fondé sur soi-même, source illimitée de plaisir à
quoi il ne manque rien et qui ne laisse rien à désirer » (Castoriadis, Tomès, 2008 : 47). Elles sont
sociales parce qu’elles valent et s’imposent à tous les membres de la société, sans être néces-
sairement sues comme telles. Les formations idéologiques apparaissent comme des ensembles
identitaires rationalisables du fond magmatique de l’imaginaire social. D’après le point de vue de
Castoriadis, la représentation sociale serait trop partie-prenante dans la définition de la psycholo-
gie sociale.
Pour notre part, et suite à la définition proposée des représentations, si celles-ci peuvent
s’appréhender sans le recours aux imaginaires, l’inverse n’est pas vrai. Dans une sorte de contin-
uum de la construction des significations, les représentations sont nécessaires à la compréhension
d’un imaginaire, qui prend cependant en compte davantage de matière signifiante.
Charaudeau définit la notion comme un mode d’appréhension du réel qui participe de la con-
science de soi (individuel) en rapport avec l’autre (vision collective), qui, étant intégré dans un
réseau, oblige à prendre en compte les substrats sociaux et culturels qui les soutiennent. C’est
l’activité de mise en sens du monde, de sémiotisation, qui construit l’imaginaire comme une
proposition de compréhension de la réalité. Cette forme déployée de représentation, signifiante à
la fois du monde et de la relation à autrui instaurée, passe nécessairement par le discours. Les
trois questions principales proposées par Charaudeau sont les suivantes : y a-t-il des niveaux
d’imaginaires, comment ces imaginaires circulent-ils entre les différents groupes sociaux, et quels
sont les modes de configuration de ces imaginaires. « L’imaginaire n’est ni vrai, ni faux. Il est une
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proposition de vision du monde qui s’appuie sur des savoirs qui construisent des systèmes de
pensées, lesquels peuvent s’exclure ou se superposer les uns aux autres » (Charaudeau, 2007 : 59-
60).
Notons une différence fondamentale en terme de métalangage entre l’analyse du discours que
propose Charaudeau, et la sémiotique narrative. Les deux courants théoriques inversent deux
concepts : le réel selon la sémiotique narrative semble être la réalité pour l’analyste du discours,
et vice-versa. Pour le sémioticien, il n’existe qu’un réel, transformé en un point de vue spécifique,
une réalité par le sujet. Il existe donc autant de réalité que de sujets. Alors que, ainsi que l’expl-
ique Charaudeau, « la mécanique des représentations sociales […] transforme la réalité en réel
signifiant » (Charaudeau, 2007 : 52).
S’appuyant sur cette définition, Charaudeau propose une première forme de réflexion pour
une catégorisation de l’imaginaire, répondant ainsi à sa première interrogation. Il existe selon lui
trois lieux de construction des imaginaires, catégorisés selon un critère de dimensionnement des
espaces de vie et de communautés, allant de l’imaginaire le plus large au plus restreint.
Le premier niveau est ce qu’il nomme l’imaginaire transculturel, présent de façon transver-
sale dans toutes les civilisations. Il s’agit la plupart du temps du face à face entre l’Humain et la
Nature, l’ensemble de ces imaginaires est utilisé afin de conjurer des peurs ancestrales d’ordre
cosmogoniques : le déluge est de cet ordre. Et d’expliquer qu’à travers les titres de presse, on
peut voir qu’il existe des indices renvoyant à des imaginaires de type transculturel. Ajoutons que
la météo a à voir à la fois avec l’humain et la nature ; nous gageons donc que les imaginaires dé-
ployés pour parler du climat d’un point de vue météorologique seront de nature transculturelle.
Le deuxième niveau serait de l’ordre de la culture ancrée dans la vie sociale, ou au groupe.
On y trouve un rapport particulier à l’espace, à l’image des recherche proxémiques d’Edward T.
Hall, au temps, ou à la langue, ainsi que l’a montré Labov à propos de l’insécurité linguistique,
ou Houdebine concernant la féminisation des noms de métiers et l’imaginaire linguistique, notion
sur laquelle nous revenons par la suite. Cet imaginaire ancré dans la culture se rapproche de ces
normes sociales qui conditionnent une société et qui se veulent absolues dans les pratiques. Ainsi
en est-il du tatouage de numéros sur le bras, faisant directement référence à la Shoah, ou des cari-
catures de Mahomet, qui remettent en question le statut de la religion dans nos sociétés laïques.
Le dernier niveau d’appréhension des imaginaires équivaudrait au niveau socio-institution-
nel, aux modes d’organisation de la société, et aux discours produits pour justifier ces modes
d’organisation, à l’instar du maintenant fameux « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas
Les imaginaires en question �13
Sarkozy. Charaudeau estime que les discours investis par les imaginaires ne cessent ce va-et-vient
entre les différents niveaux d’appréhension des imaginaires.
Les imaginaires seraient, à l’image de l’idéologique défendu par Eliséo Véron, des cadres
d’appréhension des discours. Nous utilisons appréhension comme un subsumant des notions de
production – reconnaissance défendues dans le système idéologique de Véron. Par ailleurs, Véron
explique que « le traitement des représentations permet l’unification imaginaire » (cf. infra,
3.II.A.3). Enonçant cela, Véron pose l’imaginaire comme un tout plus vaste que la représentation.
Tout comme l’imaginaire, l’idéologique est un cadre de pensées permettant la mise en structure
du monde. Pourtant, l’imaginaire a plus à voir avec les mythes fondateurs, les mythologies
barthésiennes qui déploient ce qu’il nomme la praxis critique, une critique de nos sociétés for-
matées par un mode de pensée, des croyances et des mythes, tandis que l’idéologique s’ancre
dans le moment présent. Cependant, la question se pose de savoir si nous pouvons rapprocher le
crépuscule du mythe prométhéen déployé par l’anthropologue François Flahaut dans son ouvrage
(2008), une critique de l’idéologie environnementaliste perçue par exemple dans l’article de Vi-
gneau à propos de l’Objet de recherche changement climatique, et le déploiement de l’hypothèse
Gaïa par Lovelock. Car les trois approches tendraient à rompre avec une perception de l’humain
surplombant la nature. Selon les propos de Charaudeau, il s’agirait ici d’un imaginaire transcul-
turel, applicable de façon transversale à bon nombre de cultures, et qui tenterait de retrouver un
équilibre entre l’action de l’humain et l’action de la nature, l’humain faisant partie intégrante de
la nature, et n’étant plus qu’un élément d’un écosystème dont l’équilibre est maintenu par le re-
spect mutuel de chacun des éléments.
Le concept de mythe développé par Claude Lévi-Strauss, ou encore le récit greimassien,
niveau sous-jacent fondateur de tout discours, pourraient tout à fait se confondre avec l’imagina-
ire socio-discursif proposé par Charaudeau. Dans cette optique, il est vrai que la notion d’imagin-
aire apporte plus de complexité que de clarification eu égard aux théories utilisées. Du point de
vue socio-discursif, l’imaginaire aide à structurer le discours selon des “prêt-à-signifier”. La
question se pose également de savoir de quelle manière appréhender ces imaginaires, constitués à
la fois de collectif, de masse, et d’individué, de symbolisme. Devons-nous les analyser selon la
catégorisation proposée par Charaudeau ? Ou cette catégorisation n’intervient que lors de l’inte-
rprétation des résultats ? Existerait-il une méthode pour appréhender ces “prêt-à-signifier”, plus
proches des mythes et légendes auxquels l’analyste fait référence pour expliquer tel ou tel com-
portement socio-discursif ?
Les imaginaires en question �14
Les imaginaires socio-discursifs seraient ainsi à appréhender dans un mode circulatoire des
discours sociaux, d’après Charaudeau. En effet, d’après lui, ils ont à voir avec des jugements de
valeurs propres aux sphères sociales, jugements de valeurs modifiés selon le passage d’une
sphère sociale à l’autre. « Ainsi, les imaginaires sont engendrés par les discours qui circulent dans
les groupes sociaux, s’organisant en systèmes de pensée cohérents, créateurs de valeurs, jouant le
rôle de la justification de l’action sociale » (Charaudeau, 2007 : 54). L’imaginaire s’appréhende
au travers de jugements de valeurs, qu’il engendre. « Les discours qui sont produits à l’intérieur
de chaque communauté émettrice de ce jugement » sur l’objet même de l’imaginaire
(Charaudeau, 2007 : 60).
Le concept d’imaginaire développé par Charaudeau joue avant tout lors de l’interprétation de
ces représentations sociales nous semble-t-il, au travers de cadres de pensées plus riches et
ouverts en regard du concept de stéréotype ou encore de représentation. Les modes
d’appréhension des imaginaires reposent cependant sur le même modèle que celui des
représentations : les discours. « Un imaginaire dont les symptômes sont les discours produits à
leur égard soit pour les décrire, pour les qualifier, soit en imaginant leurs
intentions » (Charaudeau, 2007 : 54). Si le matériau d’analyse est équivalent pour les imaginaires
et les représentations, cela signifie que la distinction théorique entre les deux concepts se joue
lors de l’interprétation, dont les éléments permettant l’étayage sont d’accès plus large. Travailler
les imaginaires plutôt que les représentations autorise une interprétation plus investie du sujet
parlant, dans laquelle l’interprétand joue son propre rôle et n’est pas effacé au profit du tout. Les
prêts à signifier, ainsi que nommés, offrent une potentialité d’interprétation, que seul l’analyste
décide d’investir. Par ailleurs, il/elle ne le fait pas de façon consciente, les directions
interprétatives empruntées par l’analyste sont dessinées en fonction de l’objet certes, de la
discipline également, sans oublier l’interprétand et son histoire sociale et culturelle. L’analyste est
traversé par son époque tout comme il la traverse.
Pour notre part, nous considérons que l’imaginaire socio-discursif représente une valeur
théorique très intéressante, mais qui rejoint la phase interprétative de la sémiologie des indices
développée dans le chapitre précédent. Nous considérons que l’imaginaire, construction théorique
plus vaste que l’interprétation, mais dont elle a besoin, doit se travailler sur plusieurs niveaux
d’analyse. Un seul genre de discours ne suffit pas à rendre compte d’un imaginaire. Relevant cet
objectif de méthodologie d’analyse des imaginaires, nous avons trouvé en la proposition de
modèle d’imaginaire linguistique développée par Anne-Marie Houdebine une piste intéressante.
Les imaginaires en question �15
C. L’imaginaire linguistique houdebinien Travaillant les discours de jugement de valeur à propos de la langue française, Anne-Marie
Houdebine propose un modèle méthodologique opératoire qu’elle nomme le modèle de
l’imaginaire linguistique (maintenant l’I.L.). Pour reprendre la configuration sémantique de la
notion d’imaginaire selon Landowski, l’imaginaire défendu par Houdebine se fonde sur les
jugements de valeurs énoncés par des poitevins, à la frontière linguistique oc-oïl, et l’objet dont il
s’agit est leur langue, ou la langue qu’ils fantasment : l’imaginaire de la langue française des
poitevins. A l’inverse de Landowski, la linguiste considère qu’une approche psychologique n’est
pas incompatible avec une méthode d’analyse basée sur le structuralisme saussurien. Houdebine
réintègre donc le sujet parlant dans son analyse d’imaginaire. Voici la définition qu’elle donne de
l’I.L. : « le rapport du sujet à lalangue (Lacan) et à La Langue (Saussure) repérable pas ses
commentaires évaluatifs sur les usages ou les langues » (Houdebine, 2008 : 35).
Selon l’approche lacanienne, l’imaginaire est de l’ordre du mental, il permet, par la
perception visible, une représentation leurrante. Analyser l’imaginaire, c’est selon Lacan prendre
en compte les leurres inconscients au travers de la parole, afin de se libérer de ces leurres
imaginaires et d’accéder à l’ordre symbolique. Lacan prend pour exemple la notion de table. La
table imaginaire représente les fonctions de l’objet. La table symbolique se construit sur le mot
table et ses significations lorsqu’il vient en tant que symbole dans le discours : carte sur table,
faire table rase, et autres expressions en sont de parfaits exemples. Le réel englobe le reste,
encore inconnu pour le sujet parlant (Lacan, 1966). L’imaginaire permet ainsi d’accéder au réel
par la mise en parole, du même coup conscientisé, des traces de l’inconscient. Houdebine
construit son approche de l’imaginaire linguistique sur cette proposition théorique de l’imaginaire
de Jacques Lacan, incluant par la suite (années 2000) la définition développée par Castoriadis.
De fait, la psychanalyse et la place du sujet parlant sont à l’origine du modèle de l’I.L..
Houdebine s’est intéressée au positionnement des sujets face à leur propre langue et à la langue
de l’Autre, relevant ainsi des marques de jugement de valeur, appelés discours épilinguistiques.
« La conceptualisation de l’I.L. est une tentative de lever cette binarité en (ré)introduisant,
dans une problématique causale, l’analyse du rôle du Sujet parlant dans la dynamique linguistique
sans réduire celui-ci à son statut de sujet social dont les évaluations (ou représentations, opinions,
attitudes, etc.), seraient surdéterminées par son ou ses groupes d’appartenances » (Houdebine,
2008 : 35).
Les imaginaires en question �16
Il s’agirait donc pour la chercheure de repérer les dynamiques linguistiques attestées et fan-
tasmées par les sujets parlants, sans perdre de vue que ces mêmes sujets parlants jouent égale-
ment dans une interaction sociale. La notion de discours épilinguistique, par différenciation avec
des discours métalinguistiques, a été proposée par Antoine Culioli (Ducard, Normand, 2006).
Selon le linguiste, l’activité cognitive épilinguistique prépare l’activité métalinguistique. Fodor
explicite la notion ainsi : « nous entendons par production ou discours épilinguistique l’ensemble
des jugements, des catégorisations, des évaluations des locuteurs ou auteurs de textes sur la
langue » (Fodor, 2008b : 77). La distinction que le chercheur pose entre des discours épilinguis-
tiques et métalinguistiques reste l’outillage conceptuel à disposition pour appréhender la langue.
Entendons-nous, un discours métalinguistique peut se différencier par le degré de scientificité
posé dans le discours : un grammairien portera un discours métalinguistique, ce qui ne l’empêche
de poser également des jugements de valeurs, épilinguistiques. Même si notre exemple met en
scène le locuteur, la valeur épi ou méta du discours se constitue en son sein, par les traces méta
ou épi laissées dans le discours. Cependant, il semble pertinent de catégoriser en amont le fait que
les professionnels de la langue auront un discours à tendance métalinguistique, alors que les pro-
fanes emploieront plus volontiers des jugements de valeur pour parler de leur langue.
Ainsi que vu, Alain Rey pose une frontière entre le normal et la normatif, et construit de ce
fait deux types de normes. La norme descriptive répond au normal, à la règle ou à la moyenne,
tandis que la norme puriste répond à une instance supérieure régulatrice du bon usage de la
langue française, en l’occurrence. Reprenant la configuration d’Alain Rey à propos des deux
normes, Houdebine observe les normes en présence dans les discours d’évaluation et d’autoéva-
luation de locuteurs sur leur langue (française). Considérant que la norme prescriptive est issue
d’une subjectivation du sujet parlant, Houdebine propose de multiplier ces deux types de
normes : d’un côté les normes dites objectives et de l’autre les normes dites subjectives.
L’appréciation et la mise en rapport de ces normes permet la construction et le cadrage des
imaginaires sociaux en présence dans les discours des locuteurs, mais également dans les produc-
tions linguistiques in vivo. En effet, l’analyse des discours dits in vivo, c’est-à-dire sans intention-
nalité ni intervention de l’analyste dans l’organisme social qui le produit, permet de recueillir les
productions attestées, et de les mettre en regard avec la langue fantasmée des locuteurs. Les
imaginaires sociaux circulent tant dans les discours individuels que dans les discours généraux,
de masse, dirons-nous à propos des médias.
Les imaginaires en question �17
A la suite d’analyses, Houdebine propose une sorte de typologie afin de catégoriser les
positions évaluatives repérées, plus hétérogènes que la simple observation d’une norme
uniquement prescriptive. Il s’agit, selon elle, « d’établir l’interaction entre les normes objectives
[…] venues de l’analyse des usages des locuteurs recueillis dans les entretiens et les imaginaires
des locuteurs et locutrices dits normes subjectives » (Houdebine, 2002 : 13-14). Le curseur s’est
un peu déplacé depuis 2002 : l’imaginaire linguistique ne représente plus seulement ces
jugements de valeurs, il s’agit d’une construction plus générale, à l’instar des propos de
Charaudeau, qui englobe l’individué et le collectif, le sujet parlant et le sujet social.
Les normes observées dans les discours in vivo sont dites objectives. En analysant les usages
in vivo, l’analyste dégage des normes objectivantes, dans lesquelles sont incluses les normes
statistiques et les normes systémiques, utiles en sémiologie interprétative pour déployer le
système : il s’agit de l’analyse systémique immanente appliquée au discours. La norme statistique
sert l’« analyse des variétés et des cooccurrences d’usages (Houdebine, 1998 : 198), lorsque la
norme systémique est dégagée « à l’aide d’une étude clinique des productions (…) pour la mise
au jour de la structure linguistique » (Houdebine, 1998 : 198). Nous pouvons considérer ces
normes objectives comme des normes dites normales, en contradiction avec le normatif selon
l’organisation conceptuelle d’Alain Rey. Ces normes objectives permettent la mise au jour des
usages convergents, et de ceux qui apparaissent ou disparaissent, et de rendre compte d’une
situation de façon objective et statistique, supportée par l’idée de moyenne, de tendance générale
au travers de l’analyse des usages. A l’instar de l’analyse systémique immanente, elles aident à la
mise au jour du fonctionnement de l’objet, de sa structure immanente. S’ensuit une description
prototypique de l’objet au travers de pourcentages et de catégorisations, respectivement
considérés comme les normes statistiques et les normes systémiques.
La production médiatique est également un discours dit in vivo, seulement il ne prend pas en
compte le sujet parlant, mais l’aspect social de la langue. La question du rôle des médias peut se
poser dans le processus de constitution d’une norme, non plus d’un point de vue purement
comportemental (ou fonction des attitudes structurées), mais d’un point de vue de construction
d’imaginaires culturels alimentant, transformant ou invalidant une norme. En effet, nous
considérons que la présence d’imaginaires en construction ou en stabilisation, repérables au
travers des médias participe de la stabilisation et/ou de la transgression d’une norme sociale dite
objective.
Les imaginaires en question �18
Nous avons pu apprécier le fait que le seul fonctionnement interne d’un objet au travers d’un
discours ne suffit pas à rendre compte d’un imaginaire. De fait, l’imaginaire, en circulation ou
non, se construit aussi selon le contexte historique, culturel et social, et selon le sujet parlant.
L’imaginaire se construit au travers d’un sujet et d’un objet, mais également par l’entremise d’un
temps, d’un lieu et d’un espace culturel.
Concernant les normes dits subjectives, Houdebine explique qu’elles ne « se définissent pas
seulement comme des idéologies linguistiques ou des normes sociales intériorisées mais veulent
témoigner de la créativité du sujet parlant sur ce plan » (Houdebine, 2008 : 36). Les normes
subjectives montrent les représentations non seulement individuées, mais également collectives,
selon le corpus défini. Elles permettent de repérer les projections et la rationalisation effectuée
par le sujet parlant sur ses propres usages. Pour Houdebine, il s’agit des discours épilinguistiques
que les sujets parlants sont capables de formuler sur leur propre langue, ainsi que sur les usages
des uns et des autres, énonçant ce qui peut être considéré comme une belle langue, une langue
juste. Houdebine utilise le terme d’imaginaire « pour rendre compte d’une part de ce qu’un sujet
peut produire du fait de son rapport intime, primaire (Freud) à une langue (sa langue) le
constituant comme un sujet parlant (parlêtre selon Lacan) donc du fait de sa biographie, et
d’autre part du fait du trait universel des langues humaines : leur capacité
métalinguistique » (Houdebine, 2008 : 36).
Les discours épilinguistiques sont analysés afin d’y repérer différentes forme de normes dites
subjectives : les normes fictives, prescriptives, et communicationnelles. Nous apprécierons plus
loin le travail de Corinne Baudelot qui a permis de mettre au jour la norme communicationnelle.
Dans le contexte journalistique, la langue est avant tout considérée comme un outil de
communication et d’intercompréhension. C’est du moins l’imaginaire que projette le corps
journalistique sur sa langue. Aussi trouve-t-on dans les pages de journal des fautes de français qui
ne sont pas considérées comme telles : mettre à jour plutôt que mettre au jour, ou encore l’ajout
de la préposition à au verbe pallier, qui n’en demande pas “normalement”. Jean-Paul Colignon,
correcteur au Monde, parle alors de « bon usage momentané contemporain », et montre ainsi le
mouvement et l’évolution perpétuelle de la langue.
Les normes prescriptives sont fondées sur une modalité déontique : elles permettent
d’énoncer ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas dire pour parler un français correct. Nous renvoyons
à tous discours faisant référence, par exemple, à l’Académie Française, institution dominante du
bon usage du français fondée au 17e siècle, qui promeut un idéal de langue puriste.
Les imaginaires en question �19
Les normes fictives renvoient davantage à une construction identitaire, relevant également
d’une fiction, la fonction identificatoire de la langue à propos de groupes sociaux. Il s’agit cette
fois d’un idéal de langue esthétisant voire affectif, non étayé par un discours antérieur de type
institutionnel ou scolaire.
La scission entre normes objectives et normes subjectives permet de marquer la frontière
entre les pratiques discursives et linguistiques réelles de la langue et les fantasmes sur cette
langue, les attitudes, les opinions que se font les sujets parlants de leur langue. « Les normes
subjectives et objectives sont ainsi mises en relation selon l’objectif énoncé plus haut : tenter de
dégager et comprendre dans les causalités multifactorielles de la dynamique linguistique, celles
qui reviennent au sujet parlant » (Houdebine, 2008 : 37). La dynamique linguistique suppose une
langue non statique, en permanente évolution, et qu’on n’appréhenderait qu’en un moment
donné. Houdebine désire également montrer que les sujets parlants jouent un rôle dans les
changements systémiques de la langue. Pour cela, elle souhaite dégager les rétroactions des
imaginaires sur les usages et le système et pose l’hypothèse que les imaginaires agissent sur les
imaginaires. « L’accent est mis sur l’incorporation de ces éléments [légitimations sociales,
idéologiques et culturelles] chez les sujets, afin de dégager leur influence sur la dynamique
linguistique, discursive, par l’intermédiaire de ces derniers » (Houdebine, 2008 : 38).
Figure 14 : les normes dans l’imaginaire linguistique (Houdebine, 2008 : 7)
Intégrant le modèle houdebinien de l’I.L., Corinne Baudelot propose de mettre au jour les
imaginaires linguistiques non plus des poitevins, mais des professionnels de la presse écrite.
« Il s’agit dès lors de vérifier si les attitudes linguistiques des uns et des autres, leur discours
sur la langue, font état de la prescription puriste que certains lecteurs semblent vouloir exiger
d’eux, ou bien si elle présente des caractéristiques tout à fait originales et suffisamment conver-
Les imaginaires en question �20
gentes pour être constitutives d’un imaginaire linguistique spécifique à la communication mass-
médiatique » (Baudelot, Houdebine, 1986 : 60).
L’intérêt d’observer le travail de Corinne Baudelot réside en l’appréhension des corpus
utilisés pour rendre compte de l’imaginaire linguistique des journalistes. Afin de mette au jour les
normes objectives, Baudelot fonde son travail sur des documents internes relatifs à l’écriture
journalistique. Elle s’intéresse à des notices pour « Ecrire pour être lu », aux modes de recrute-
ment des correcteurs, ou encore à un livret énonçant ce qui peut être considéré comme des fautes
de français. Elle intègre également au corpus les discours émanant d’entretiens avec des journal-
istes et professionnels de la presse, ainsi que les productions de ces journalistes, afin de repérer
les éléments ne répondant pas nécessairement aux normes objectives, mais présentes malgré tout.
Elle inclut enfin les réponses à un questionnaire d’enquêtes auprès de ces mêmes professionnels,
à propose de 20 énoncés, considérés comme juste du point de vue journalistique, mais comme
faux du point de vue prescriptif. Au travers de ces quatre sous-corpus, Baudelot peut ainsi définir
ce qui semble être relatif non seulement du sujet parlant, le journaliste en question, mais égale-
ment ce qui est communément accepté par les professionnels de la presse, relevant plus d’un as-
pect sociétal. Baudelot a ainsi pu mettre au jour une norme subjective relevant de l’aspect com-
municationnel de la langue. Pour de nombreux professionnels, notamment dans les médias ré-
gionaux, l’accent est mis sur la compréhension plutôt que sur l’utilisation d’une langue dite pre-
scriptive. Des déformations sont acceptées, appelées par ailleurs néologisme par les profession-
nels, voire même recommandées car plus efficaces, plus parlantes. L’exemple permet de montrer
que, même dans une perspective structuraliste, la multiplication des corpus est possible, ainsi que
la multiplication des méthodes d’analyse.
Dans l’exemple proposé par Baudelot, et qui intéresse notre étude, l’objet de l’imaginaire
est toujours la langue, le sujet étant un groupe social défini en amont. Si on procède par commu-
tation, la définition de l’imaginaire linguistique vaudrait-elle pour un autre objet, le modèle lin-
guistique de l’imaginaire est-il transposable à un autre objet culturel moins présent, moins trans-
versal au sein même d’une culture ? La langue est à la fois un objet culturel et communicationnel,
ce qui n’est pas le cas de l’objet de recherche changement climatique. Dans quelle mesure est-il
possible de modéliser un imaginaire tenant compte d’un objet culturel non exclusivement fondé
sur du linguistique d’une part, et en intégrant l’aspect communicationnel et social relatif à la cir-
culation de l’objet d’autre part ? Comment appréhender un objet qui ne soit pas du pur domaine
linguistique, mais qui fait malgré tout sens dans le collectif ? Dans un article paru en 2008, Fodor
insiste sur le fait que « Anne-Marie Houdebine fait remarquer la transmission d’une normativité
Les imaginaires en question �21
imagée non seulement au niveau linguistique, mais également au niveau iconique au travers des