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L’imaginaire de la secte Littérature et politique aux origines de la camorra (seconde moitié du XIX e siècle) Francesco Benigno Dans une page très suggestive de Gomorra, Roberto Saviano raconte comment, au cours de ces dernières années, les tueurs des organisations criminelles napoli- taines ont pris l’habitude de faire feu avec le pistolet tourné à l’horizontale, donc sans viser. Les policiers de la section scientifique ont pu identifier cette façon particulière de tirer à la suite des changements importants qu’ont connus les scènes de crime, avec une augmentation considérable des coups de feu, des blessures non mortelles et de la quantité de sang versé 1 . L’adoption de cette étrange façon de tirer aurait pour origine les films de Quentin Tarantino, depuis Pulp fiction jusqu’à Kill Bill, selon un mécanisme d’imitation qui pose aux criminologues, aux socio- logues et aux historiens une question plus générale, à savoir comment les médias – surtout le cinéma et la télévision (aujourd’hui) ainsi que la littérature (aujour- d’hui et dans le passé) – parviennent à façonner les comportements criminels. Au-delà du simple constat selon lequel les criminels adoptent des gestes, des habitudes et des façons de faire qui sont devenus, avec des modalités variées, des modèles à imiter, et au-delà de la prise de conscience évidente de l’impossibi- lité d’étudier le crime sans tenir compte de l’univers culturel plus large où il se situe, une lecture des comportements criminels qui sache intégrer l’univers de la communication se révèle d’un grand intérêt. Une imposante tradition d’études sociologiques sur le crime organisé à l’époque contemporaine – en particulier celles 1 - Roberto SAVIANO, Gomorra. Dans l’empire de la camorra, trad. par V. Raynaud, Paris, Gallimard, [2006] 2007, p. 298. Annales HSS, juillet-septembre 2013, n° 3, p. 755-789. 755
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L’imaginaire de la secte. Littèrature et politique aux origines de la Camorra (seconde moitié du XIXe Siècle).

Feb 22, 2023

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Tijana Okić
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L’imaginaire de la secteLittérature et politique aux originesde la camorra (seconde moitié du XIXe siècle)

Francesco Benigno

Dans une page très suggestive de Gomorra, Roberto Saviano raconte comment,au cours de ces dernières années, les tueurs des organisations criminelles napoli-taines ont pris l’habitude de faire feu avec le pistolet tourné à l’horizontale, doncsans viser. Les policiers de la section scientifique ont pu identifier cette façonparticulière de tirer à la suite des changements importants qu’ont connus les scènesde crime, avec une augmentation considérable des coups de feu, des blessures nonmortelles et de la quantité de sang versé 1. L’adoption de cette étrange façon detirer aurait pour origine les films de Quentin Tarantino, depuis Pulp fiction jusqu’àKill Bill, selon un mécanisme d’imitation qui pose aux criminologues, aux socio-logues et aux historiens une question plus générale, à savoir comment les médias– surtout le cinéma et la télévision (aujourd’hui) ainsi que la littérature (aujour-d’hui et dans le passé) – parviennent à façonner les comportements criminels.

Au-delà du simple constat selon lequel les criminels adoptent des gestes, deshabitudes et des façons de faire qui sont devenus, avec des modalités variées,des modèles à imiter, et au-delà de la prise de conscience évidente de l’impossibi-lité d’étudier le crime sans tenir compte de l’univers culturel plus large où il sesitue, une lecture des comportements criminels qui sache intégrer l’univers de lacommunication se révèle d’un grand intérêt. Une imposante tradition d’étudessociologiques sur le crime organisé à l’époque contemporaine – en particulier celles

1 - Roberto SAVIANO, Gomorra. Dans l’empire de la camorra, trad. par V. Raynaud, Paris,Gallimard, [2006] 2007, p. 298.

Annales HSS, juillet-septembre 2013, n° 3, p. 755-789.

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autour de l’École de Chicago entre les deux guerres 2 – nous a appris à croiserl’analyse des gangs criminels avec celle des réseaux de pouvoir au sein des villes,des clientèles et de la politique, portant un regard où se mêlent la violence crimi-nelle et la violence politique et institutionnelle. Il est pourtant clair aujourd’hui quel’examen de cette hybridation doit être étendu à la construction des stéréotypes etdes figures idéalisées, processus qu’il faut relier à l’échelle des valeurs qui donneson sens au monde social. Les phénomènes de stylisation au moyen de figureshéroïques, même dans leur version « noire », se situent en effet au sein d’universde signes et de polarités culturelles organisant l’imaginaire collectif : une plura-lité de structures normatives et discursives qui donnent accès à l’intelligibilité dumonde social et qui sont continuellement reproduites et modifiées par les voiesde la communication publique 3.

Dans une perspective historique, la question des rapports entre les cadresculturels, la construction des types sociaux et les comportements déviants acquiertun intérêt particulier dans le cas de la formation du crime organisé. Les recherchesconduites en France entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle sur ce phénomènetrès caractéristique appelé « apachisme 4 » ont mis fortement en évidence commentla naissance des gangs criminels – portant des noms évoquant les Peaux-Rougeset dont les membres sont tatoués – dans le Paris de la Belle Époque n’est compré-hensible que si l’on prend en considération le charme littéraire et exotique quientourait les Indiens d’Amérique depuis la publication, en 1826, du célèbre romande James Fenimore Cooper Le dernier des Mohicans. Cooper, comme on le sait,avait des connaissances éminemment littéraires sur la vie et les mœurs des Peaux-Rouges ; néanmoins son texte est devenu, à partir du célèbre incipit des Mystèresde Paris, un modèle pour l’identification de l’underworld criminel parisien. Pourtant,Eugène Sue également, malgré la légende selon laquelle – en le peignant comme

2 - Voir, en particulier, les travaux d’Herbert ASBURY : sur New York, The Gangs ofNew York: An Informal History of the Underworld, New York/Londres, Knopf, 1928 ; surSan Francisco, The Barbary Coast: An Informal History of the San Francisco Underworld,Londres, Jarrolds, 1934 ; sur la Nouvelle-Orléans, The French Quarter: An Informal Historyof the New Orleans Underworld, Londres, Jarrolds, 1937 ; sur Chicago, Underworld ofChicago: An Informal History of the Chicago Underworld, Londres, Robert Hale, 1941. Voirégalement les études de William F. WHYTE, Street Corner Society. La structure socialed’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, [1943] 2002, et de John LANDESCO,Organized Crime in Chicago: Part III of the Illinois Crime Survey, Chicago, University ofChicago Press, [1929] 1968.3 - Nous nous référons en particulier aux interprétations suggérées par le sociologue dela culture Jeffrey C. ALEXANDER, La costruzione del male: Dall’Olocausto all’11 settembre,Bologne, Il Mulino, 2006 ; Jeffrey C. ALEXANDER, Bernhard GIESEN et Jason L. MAST

(dir.), Social Performance: Symbolic Action, Cultural Pragmatics, and Ritual, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2006.4 - Dominique KALIFA, « Archéologie de l’Apachisme. Les représentations des Peaux-Rouges dans la France du XIXe siècle », Le Temps de l’histoire. Revue d’histoire de l’enfance« irrégulière », 4, 2002, p. 19-37 ; Id., L’encre et le sang. Récits de crimes et société à la BelleÉpoque, Paris, Fayard, 1995 ; Id., Les crimes de Paris. Lieux et non-lieux du crime à Paris auXIXe siècle, Paris, Bilipo/Paris bibliothèques, 2000 ; Id., Crime et culture au XIXe siècle,Paris, Perrin, 2005.7 5 6

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un nouveau Restif de la Bretonne – il se promenait déguisé pendant la nuit dansles quartiers les plus malfamés de la ville « à courir les bouges et les tapis francs »,tirait en réalité ses informations d’une documentation livresque 5.

Dans son livre, ancien mais fondamental, Louis Chevalier avait proposé derecourir à la littérature, et en particulier aux feuilletons, afin de donner de l’épais-seur – et, pour ainsi dire, de la couleur et du sang – à la vie de ce qu’il avaitidentifié 6, reprenant la célèbre expression d’Honoré Frégier, comme les « classesdangereuses 7 ». Les intentions de L. Chevalier étaient de combler l’écart entre lesarides connaissances quantitatives de la statistique sociale, en plein essor depuisles années 1820, et l’idéal d’une « histoire à part entière » des classes populaires,remédiant grâce aux romans à la relative carence d’informations sur la vie et lescomportements du prolétariat urbain parisien.

Il est évident qu’aujourd’hui, le défi intellectuel lancé, en histoire et dansles sciences sociales, par le courant herméneutique ou linguistique-discursif et,plus récemment, par le tournant « performatif 8 » remet profondément en causecette vision des choses, suggérant de repenser radicalement la problématique des« classes dangereuses », cet autre visage, ténébreux et insidieux, de la montéedes « classes laborieuses ». De toute évidence, il ne s’agit plus, comme à l’époquede L. Chevalier, d’employer la littérature pour décrire un univers impossible àatteindre autrement et presque inexploré, mais de se demander comment les texteslittéraires contribuent à la construction des modèles sociaux, à la représentation desrapports qui articulent le haut et le bas, le socialement acceptable et le répugnant, lebeau et l’affreux, le bien et le mal. Plutôt que de nous demander aujourd’hui si la« littérature des mystères » peut nous apporter un éclaircissement sur la vie dessoi-disant « classes dangereuses », annulant l’écart entre la froide statistique et lavie multicolore et rutilante des bas-fonds parisiens, nous pouvons en revanche nousinterroger – considérant comme allant de soi la nature littéraire de ces discours – surleur pouvoir de classement, sur leurs propriétés performatives, sur la capacité dufeuilleton non pas à décrire la réalité, mais à doter le lecteur de lunettes pourinterpréter cette réalité, lui permettant de la lire et donc, en l’interprétant, de lamodifier.

Ce travail entend proposer une nouvelle réflexion sur la problématique des« classes dangereuses », avec comme point de départ l’étude des origines de lacamorra napolitaine, phénomène de criminalité organisée parmi les plus importantsà l’échelle mondiale. Selon des études récentes, la camorra du XIXe siècle, oucamorra historique, aurait constitué, à la différence de la camorra du XXe siècle,

5 - Régis MESSAC, La « detective novel » et l’influence de la pensée scientifique, Paris, HonoréChampion, 1929, p. 238 et 400.6 - Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la premièremoitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958.7 - Honoré Antoine FRÉGIER, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villeset des moyens de les rendre meilleures, Paris, J.-B. Baillière, 1840, 2 vol.8 - Karin TILMANS, Frank VAN VREE et Jay WINTER (dir.), Performing the Past: Memory,History, and Identity in Modern Europe, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2010. 7 5 7

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une véritable secte criminelle 9. Alors que, pendant tout le XXe siècle et jusqu’àaujourd’hui, les bandes de camorristi ne seraient pas parvenues à former une organi-sation centralisée unique, demeurant un ensemble indéfini de groupes criminelsen lutte entre eux pour le contrôle des trafics illégaux du territoire napolitain, auXIXe siècle, la camorra des origines aurait été une secte populaire organisée, capablede se poser, par rapport à l’ensemble des délinquants napolitains, en véritable élitecriminelle. Dotée d’un degré suffisant de centralisation ainsi que de codes et dehiérarchies qui lui étaient propres, elle aurait émergé de façon spontanée desentrailles de la cité parthénopéenne, de ces quartiers populaires misérables, dégra-dés et malodorants que le célèbre écrivain napolitain Matilde Serao a qualifié de« ventre de Naples 10 ».

Cette perspective est renforcée par une continuité analogue identifiable dansl’autre grand exemple de criminalité organisée italienne, la mafia sicilienne. Enfait, l’historiographie plus récente a décrit cette dernière comme une organisationcriminelle qui, dès son apparition vers le milieu du XIXe siècle, manifesterait unegrande autonomie et une forte centralisation. Ces caractéristiques permettraientde l’identifier avec précision et d’en faire une histoire, pour ainsi dire, écrite « selondes critères internes » 11.

Dans le cas de la camorra aussi bien que dans celui de la mafia, ces traitspourraient donner lieu à une narration qui, par un chemin à rebours du présentvers le passé, en reconstitue les aspects essentiels. Les techniques élaborées parles sociologues et les anthropologues pour l’analyse de la camorra et de la mafiacontemporaines rendraient possibles une enquête sur leurs origines. Dans le casde la camorra, on pourrait ainsi décrire la spécificité d’un tissu criminel qui, né etdéveloppé dans les bas-fonds de Naples, a été capable, dans sa phase initiale, deforger une organisation sectaire unifiée et par la suite, malgré la perte de cetteunité primitive, de conserver durablement sa spécificité culturelle et son organisa-tion autonome 12.

9 - Marcella MARMO, Il coltello e il mercato. La camorra prima e dopo l’unità d’Italia, Naples/Rome, L’Ancora del Mediterraneo, 2011 ; John DICKIE, Blood Brotherhoods: The Rise ofItalian Mafias, Londres, Sceptre, 2011 ; Francesco BARBAGALLO, Storia della camorra,Rome/Bari, Laterza, 2010. Cette tendance récente à voir dans la camorra du XIXe siècleune secte organisée contraste avec les positions beaucoup plus sceptiques de l’historio-graphie traditionnelle. Voir, par exemple, les analyses de Alfonso SCIROCCO, Il Mezzogiornonell’Italia unita, 1861-1865, Naples, SEN, 1979, p. 88, et de Giuseppe GALASSO, Intervistasulla storia di Napoli, Rome/Bari, Laterza, 1978, p. 201.10 - Matilde SERAO, Il ventre di Napoli, Milan, Treves, 1884.11 - Jacques de SAINT-VICTOR, Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique,XIXe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2012 ; Rosario MANGIAMELI, La mafia tra stereotipo estoria, Caltanissetta/Rome, S. Sciascia, 2000 ; Paolo PEZZINO, Le mafie, Florence, Giunti,1999 ; Salvatore LUPO, Storia della mafia. Dalle origini ai giorni nostri, Rome, Donzelli,1993 ; Marie-Anne MATARD-BONUCCI, Histoire de la mafia, Bruxelles, Éd. Complexe,1994 ; Paolo PEZZINO, Una certa reciprocità di favori. Mafia e modernizzazione violenta nellaSicilia postunitaria, Milan, Franco Angeli, 1990.12 - M. MARMO, Il coltello..., op. cit., p. 9-13.7 5 8

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À la différence de cette lecture aujourd’hui dominante aussi bien dans laproduction scientifique que dans la vaste littérature pour le grand public, nousnous proposons d’examiner la camorra à partir des discours tenus pour la définir,discours déjà présents à l’époque des Bourbons dans les milieux policiers puis, aucours des deux décennies suivant l’unité italienne, plus largement diffusés au seinde l’opinion publique. Il s’agit donc de traiter cette construction discursive commecelle par laquelle sont identifiés (pour les réprimer) certains comportementsdéviants ou criminels jugés dangereux, non seulement pour une bonne organisationde la vie en société, mais aussi et surtout pour la gestion de l’ordre public à Naples.La camorra, de ce point de vue, n’est pas considérée ici comme une « chose » ouune organisation, une entité en soi, relativement autonome et détachée des proces-sus de construction et de politisation de l’État national (et destinée, de ce fait, àêtre à la fois l’objet de répression et d’enquête scientifique de la part de ses agentsles plus diligents), mais plutôt comme une forme particulière de classification ducrime, changeante et sujette à des manipulations continues. Elle permet d’enca-drer et d’identifier les ennemis de l’ordre établi, regroupant et définissant certainscomportements et certaines catégories d’individus 13. Cette façon de classernous impose de revoir la distinction entre criminalité politique et criminalitécommune pour en saisir les ressemblances qui sont au cœur du concept de « classesdangereuses ». De plus, le thème plus général de l’ordre public, dont relève lediscours sur la camorra, se fond et se confond avec le discours public sur le rôledu Mezzogiorno dans le nouvel État unitaire.

Partons donc du mot. Les premières attestations d’un usage, en réalité assezindéterminé, du terme camorrista datent de la fin du XVIIIe siècle et désignent engénéral un individu violent et autoritaire. De façon plus précise, au moins à partirdes années 1840, ce terme indique un forçat ou un prisonnier réputé criminel. Àcette époque, le terme n’indiquait donc pas au sens propre le membre d’une sectede malfaiteurs, même si, dans le contexte pénitentiaire napolitain, il existait trèsprobablement des associations secrètes de délinquants vouées au contrôle de lavie carcérale, peut-être identifiées par certains aspects rituels et/ou symboliques.Cependant, dans la conjoncture du passage du royaume des Deux-Siciles auroyaume d’Italie (1860), une fois sortis des prisons et des bagnes grâce à l’amnistieaccordée par le régime des Bourbons, les camorristi devinrent rapidement unefigure du discours public. Le terme camorrista, devenu d’usage courant, commençaà être utilisé comme l’équivalent non seulement de criminel et d’autoritairemais aussi de corrompu, de celui qui emploie des moyens violents ou en toutcas mauvais, ne serait-ce qu’en usant de son influence personnelle, pour atteindreses objectifs 14.

13 - Dans ce cas, cette démarche partage certains aspects avec l’analyse discursiveconduite par Marco JACQUEMET, Credibility in Court: Communicative Practices in theCamorra Trials, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1996.14 - Sur ce point, voir Francesco MONTUORI, Lessico e camorra. Storia della parola, proposteetimologiche e termini del gergo ottocentesco, Naples, Fridericiana editrice universitaria, 2008. 7 5 9

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Dit autrement, lorsqu’on commença à utiliser le terme de camorrista au lende-main de l’unité italienne (grâce à la suppression de la censure, des dizaines depetits journaux aux orientations politiques variées avaient vu le jour à Naples), ildevint dans la sphère publique d’un usage assez vague et polysémique, utilisépour critiquer, diaboliser et attaquer des individus et des comportements considé-rés comme politiquement et moralement inacceptables. Face à cet aspect fuyantet protéiforme du terme, deux stratégies sont possibles : s’efforcer, comme on l’afait en priorité jusqu’à maintenant 15, d’épurer le discours sur la camorra, entenduecomme secte criminelle et comme pratique délinquante, de tous les éléments acci-dentels ou impurs (c’est-à-dire en la libérant des aspects imaginaires, mythiques oulittéraires de sens commun) pour restreindre son analyse à un phénomène socialqui doit être compris dans sa spécificité criminelle ; ou bien – c’est notre objectif –assumer dans toute sa totalité cet univers discursif polysémique et d’en montrerles usages dans des contextes publics bien déterminés.

On étudiera en particulier la prolifération, au moment de l’unification ita-lienne, des discours décrivant l’existence d’une secte criminelle secrète. D’un côté,elle sera analysée en se référant à l’exigence politique des autorités d’entamerune répression de nature administrative, laquelle peut être menée même sanscondamnation par un tribunal. De l’autre, elle sera observée dans le cadre del’imaginaire politique de l’époque, essentiellement structuré au travers de la litté-rature, dans lequel les formes de l’opposition politique étaient naturellement pen-sées comme de nature éminemment conspiratrice et donc inévitablement sectaire.Finalement, un discours sur la camorra est aussi (et, par certains aspects, surtout)un discours sur le peuple de Naples, et même sur sa partie la plus pauvre etmarginale, classiquement définie comme la plèbe. En d’autres termes, il représenteune façon d’approcher et de comprendre le monde inexploré des « classes dange-reuses » napolitaines.

La plèbe napolitaine : du lazzarone au camorrista

L’image du peuple napolitain telle qu’elle s’est construite au cours du XVIIIe siècleet de la première moitié du XIXe siècle est fortement marquée par son aspectplébéien. Les voyageurs français, anglais ou allemands décrivent dans leurs carnetsde voyage et dans leur correspondance, souvent stupéfaits et amusés mais parfoisgênés, le « bas peuple » napolitain qui se presse à moitié nu, bruyant et envahissantrues et places, mettant en scène une humanité incontrôlable et vociférante quiindigne et émeut, irrite et fascine 16. Parmi ces voyageurs, quelques-uns identifient

15 - On fait référence à l’historiographie la plus fiable, composée notamment des réfé-rences citées aux notes 9, 11 et 14. Il existe aussi une bibliographie moins avertie, aussivaste qu’inconsistante, dont nous ne tenons pas compte, car elle reste prisonnière d’uneproduction mythopoïétique (de la fin du XIXe et du début du XXe siècle) sur la camorrades origines.16 - Francesco BENIGNO, « Trasformazioni discorsive e identità sociali. Il caso dei ‘laz-zari’ », Storica, 11-31, 2005, p. 7-44. Voir aussi, plus généralement, Atanasio MOZZILLO7 6 0

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au sein de ce peuple une figure aux contours bien précis, celle du lazzarone. Ceterme désigne un individu qui appartient à la plèbe infime et en guenilles. Enprincipe, ces personnages sont occupés à de petites activités occasionnelles ousont porteurs à la journée ; en pratique, ce sont des fainéants, capables néanmoinsd’étranges métamorphoses. Les lazzaroni sont en fait les héritiers de Masaniello,acteur principal d’une épopée révolutionnaire extraordinaire qui vit la ville serévolter contre la domination espagnole, avec pour guide un poissonnier déchaussé(1647-1648) 17. Ils sont aussi, cependant, l’incarnation idéal-type d’une humanitéméridionale ironique et jouisseuse, indolente mais capable de vivre de peu, habi-tuée à dormir à la belle étoile et à ne travailler qu’irrégulièrement, exploitant lesopportunités et les occasions du moment. Cette attitude rappelle aux voyageursdu Grand Tour la tenue et la sobriété des anciens philosophes cyniques, avec ensus une disposition rare à exploiter l’aspect solaire de l’Italie méridionale, unetendance à apprécier le climat chaud, la mer et la lumière éclatante. Selon les motsde Goethe, des gens qui ne travaillent pas simplement pour vivre mais pourjouir de la vie.

En 1799, les lazzaroni sont de nouveau sur la scène politique en tant quemasse de manœuvre de la contre-révolution orchestrée par le cardinal FabrizioRuffo, dévoilant une nature beaucoup moins idyllique. Ils sont les protagonistesde vengeances atroces et d’actes très cruels contre les républicains napolitains,incarnant dès lors un autre aspect de leur dimension primitive : une naturalitésans limite qui permet l’expression d’une violence sauvage. Cependant, dès lapériode du gouvernement de Joachim Murat, puis avec le retour des Bourbons àNaples, le sentiment d’horreur provoqué par la violence des lazzaroni, déchaînéscontre les giacobini et les infranciosati 18, s’est peu à peu atténué au profit del’ancienne image d’une plèbe inconstante et légère, excessivement cruelle, maisseulement en de rares occasions – comme les terribles éruptions du Vésuve. Elleest en revanche gaie dans la vie quotidienne, n’espérant rien et ne prétendantà rien, habituée à dormir sur le sable de la riviera de Chiaia, là où le soir elleentame ses chants pour saluer les derniers rayons du soleil et l’arrivée de la doucenuit napolitaine.

Ainsi, pendant les années de la Restauration, l’image des lazzaroni s’affaiblitprogressivement jusqu’à disparaître. Le premier à s’en apercevoir est sans doutePhilippe Petit-Radel, un voyageur français qui visite Naples en 1811-1812. Ilobserve que cette « populace insolente » et sans métier s’est transformée en

(dir.), La dorata menzogna: Società popolare a Napoli tra Settecento e Ottocento, Naples, ESI,1975, et Melissa CALARESU, « From the Street to Stereotype: Urban Space, Traveland the Picturesque in Late Eighteenth Century Naples », Italian Studies, 62-2, 2007,p. 189-203.17 - Pour une interprétation des lazzari dans le contexte de la révolte de Masaniello,Francesco BENIGNO, Specchi della rivoluzione: Conflitto e identità politica nell’Europamoderna, Rome, Donzelli, 1999.18 - Sur 1799 et les soi-disant insurgenze, Anna Maria RAO (dir.), Folle controrivoluzionarie:Le insorgenze popolari nell’Italia giacobina e napoleonica, Rome, Carocci, 1999 ; AntoninoDE FRANCESCO, 1799: Una storia d’Italia, Milan, Guerini, 2004. 7 6 1

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l’espace de quelques années, car les lazzaroni sont devenus des soldats, des por-teurs ou des manouvriers 19. C’est comme si, dépourvus de l’image d’une fainéan-tise plus ou moins philosophique, les lazzaroni apparaissaient maintenant auxvoyageurs pour ce qu’ils étaient en vérité auparavant : des porteurs, voituriers,garçons de boutique, manouvriers pris dans un moment d’oisiveté, mais aussi desmendiants et, finalement, des individus occupés à cette variété infinie de petitscommerces et de menues occupations caractéristique de l’univers populaire citadind’Ancien Régime. Ce qui explique pourquoi certains seulement des voyageurs dela seconde moitié du XVIIIe siècle les ont vus, ou croient les avoir vus, ceux quidécrivaient la plèbe à travers la définition d’un groupe social aux contours biendessinés, tandis que les autres voyageurs les identifiaient aux métiers qu’ils fai-saient ou à l’aide d’autres caractéristiques. Dans le premier cas, les plébéiens napo-litains étaient de nouveau perçus comme des lazzaroni, incarnant la quintessencede la culture populaire napolitaine. Dans l’autre cas, en revanche, ils étaient appro-chés comme les habitants de tel ou tel quartier, occupés aux métiers les plus divers,membres de confréries religieuses ou bien encore de corporations artisanales 20.

Ce jeu de définition n’appartient pas aux seuls regards extérieurs. Se direlazzaroni pour la plèbe, la partie marginale du peuple napolitain, c’était se souvenird’une histoire marquée par des événements politiques dont elle fut un protago-niste. Au travers de ce souvenir, cette définition a constitué l’une de ses identitéspossibles, la plus insaisissable, la plus englobante, la plus politique. Les autresidentités relevaient des solidarités de quartier et de faubourg, des liens de parentéet de voisinage, de l’appartenance à des groupes de métiers et au monde assezdiversifié de l’associationnisme religieux. Si, au cours de la première moitié duXIXe siècle, cette image tend à se nuancer, ce n’est pas à cause des transformationssociales qui ont eu lieu, lesquelles sont immédiatement perçues et mythifiées (lacivilisation s’affirmant avec l’illumination au gaz qui, de la même manière qu’ellechasse les Peaux-Rouges, éloigne aussi les lazzaroni). Elle se nuance surtout parceque cette trace historique et politique qui portait l’image ambiguë et controverséed’un peuple-lazzarone, dépositaire de valeurs ambivalentes, est désormais obsolète.De même que dans le reste de l’Europe, s’affirme alors l’exigence de requalifierl’image du peuple désormais décrit comme honnête et laborieux et prêt à devenirla classe ouvrière, ce qui exige également d’en identifier la partie désordonnée etintimement subversive. Dit autrement, s’impose le schéma français dominant :« classes laborieuses » versus « classes dangereuses ».

19 - Philippe PETIT-RADEL, Voyage historique, chorographique et philosophique dans les princi-pales villes de l’Italie, en 1811 et 1812, Paris, Chanson, 1815, vol. 3, p. 118-124.20 - Sur les voyageurs étrangers en Italie et, plus particulièrement, à Naples, voirÉlisabeth et Raymond CHEVALLIER, Iter italicum. Les voyageurs français à la découvertede l’Italie ancienne, Paris/Turin, Les Belles lettres/Centro universitario di ricerche sulviaggio in Italia, 1984 ; Anatasio MOZZILLO, La frontiera del Grand Tour. Viaggi e viaggiatorinel Mezzogiorno borbonico, Naples, Liguori, 1992 ; Gilles BERTRAND, Le Grand Tour revi-sité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie (milieu XVIIIe siècle-début XIXe siècle), Rome, École française de Rome, 2008.7 6 2

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À Naples, ce processus s’accélère par l’apparition d’une figure criminelle qui,dans l’imaginaire collectif, prend en partie la place vide laissée par le lazzarone. Ils’agit du camorrista 21. Dès 1847, on peut identifier ce qui semble en être la pre-mière représentation imprimée. Dans un livre qui rassemble une série de croquissur la vie napolitaine, on trouve une description de la zone de Porta Capuana,derrière la Vicaria, l’ancien tribunal, l’un des quartiers les plus populaires de laville. Ici le peuple apparaît dans ses expressions les plus vives, entre de loquaceslavandières, des représentations de Polichinelle, des tours de passe-passe, des ven-deurs de maccheroni, des bistrots ouverts toute la nuit où l’on joue et lit les journaux.Porta Capuana est « la Cosmopoli de notre peuple », un lieu où « des animauxraisonnables et non raisonnables sont toujours en mouvement » 22. Dans cet under-world apparaît une nouvelle figure populaire. Il s’agit d’un oisif, comme le lazza-rone, mais qui, à sa différence, « a fait de l’oisiveté et de la force un métier et envit bien ; des gens qui pourtant sont la peste de la petite société, exploitant sesvices et ses faiblesses [...], une race de racailles et d’escrocs, appelés en dialectegamurristi, lesquels bien que ne jouant jamais à aucun jeu et n’exerçant aucun artou profession sont toujours au milieu des joueurs ». Ce sont des gens qui pré-tendent, comme on l’observe, à une part des gains de chaque partie quel que soitle vainqueur et ils sont disposés à employer la violence pour exiger cette sorted’impôt. En plus, ils escroquent ceux « qui exercent des métiers ambulants, [enexigeant une taxe] tant pour la place qu’ils occupent pour tenir la vente qu’enproportion des gains qu’ils font » 23. Dans la même période – les années 1850 – oùla figure du camorrista est représentée de façon épisodique dans les descriptionsde l’univers plébéien et de la vie des quartiers populaires, elle est par contre bienprésente dans les récits sur les prisons napolitaines, un thème sur lequel – après larépression de l’expérience constitutionnelle de 1848-1849 – se concentre désormaisl’attention de l’opinion publique européenne.

Les prisons des Bourbons

La parution de la Protesta del popolo delle Due Sicilie, un pamphlet publié de façonanonyme en juin 1847 mais écrit par Luigi Settembrini et d’autres patriotes, repré-sente un grave échec pour le régime des Bourbons, le premier signal de la tempêteannoncée, alors en train de se former sur le royaume (comme d’ailleurs sur toutel’Europe légitimiste et absolutiste) et qui éclate peu de temps après. Cet opusculedénonce en fait le régime des Bourbons à Naples dont l’oppression n’a pas d’équi-valent dans le reste de l’Europe, une oppression faite de misère pour le peuple etde gouvernement arbitraire pour les classes aisées, fruits empoisonnés d’un appareil

21 - Atanasio MOZZILLO, « Aspetti della società popolare a Napoli tra il XVIII e ilXIX secolo », La dorata menzogna..., op. cit., p. 3-85, ici p. 18.22 - Gaetano VALERIANI, « Porta Capuana », in M. LOMBARDI (dir.), Napoli in miniatura,éd. par C. Nazzaro, Naples, Arturo Berisio, [1847] 1965, p. 481-498, ici p. 485.23 - Ibid., p. 496. 7 6 3

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politique décrit par la célèbre image d’une immense pyramide dont la base estconstituée de policiers et de prêtres et qui a le roi pour sommet. L’allusion rapidefaite par le texte à la camorra des prisons s’inscrit dans la dénonciation du systèmepolicier du régime des Bourbons dans son ensemble :

Pour avoir l’ordre dans les prisons, certains chefs de quartier, appelés camorristi, armésde poignards, enlèvent de force l’argent à leurs pauvres camarades et, à ceux qui n’en ontpas, ils enlèvent le pain ; et ils donnent beaucoup d’écus chaque mois à l’Inspecteur : pourobtenir l’ordre et de l’argent, la police protège les maisons de jeu clandestines où tantd’idiots vont jeter leur fortune et appauvrir leurs familles 24.

Dans les textes de l’époque, la dénonciation de la camorra s’accompagne ainsid’une mise en évidence du rôle subalterne qu’elle tient dans l’organisation carcé-rale. Les gardes, alliés aux camorristi, étaient des gens – faisait-on remarquer –rompus à tous les genres d’abus, de grossièretés, de vexations et d’extorsions. Ilarrive donc que les détenus payent « une somme fixe au commandant pour qu’ilferme non pas un mais les deux yeux 25 ». Ce qui est surtout souligné, c’est laprésence, parmi les détenus politiques, de gens du peuple considérés comme descamorristi. On observe la confusion constante faite entre les délits de droit communet les délits politiques : innombrables sont en fait les cas de prisonniers condamnéspour des crimes ordinaires mais qui, accusés à tort ou à raison d’inciter la populationà prendre les armes contre l’autorité royale ou bien d’actes destinés à renverser legouvernement en incitant à la guerre civile, écopent des peines prévues dans ces cas.

L’événement qui rend public la présence dans les prisons et dans les bagnesdu royaume d’individus au génie singulier, les camorristi, se déroule en 1851. Cetteannée-là sont publiées à Londres deux lettres écrites par le député anglais WilliamGladstone à son collègue Lord Aberdeen lui décrivant, à la suite d’un voyage àNaples, l’état des prisons des Bourbons où étaient enfermés les condamnés poli-tiques de la période constitutionnelle de 1848-1849 26. L’impact des lettres deGladstone sur l’opinion publique européenne est soudain et dévastateur et ilentraîne une lourde perte de légitimité pour le régime des Bourbons sur le planinternational. Ce qui touche particulièrement les esprits est une phrase qui stigma-tise le régime – « la négation de Dieu érigée en système de gouvernement » –,laquelle constitue une marque d’infamie, décidant toute l’opinion publique libé-rale européenne à répudier un régime despotique et obscurantiste 27.

24 - Luigi SETTEMBRINI, Opuscoli politici editi ed inediti, 1847-1851, éd. par M. Themelly,Rome, Ed. dell’Ateneo, 1969, citation p. 48-49.25 - Attilio MONACO, I galeotti napoletani dopo il Quarantotto, Rome, Treves/Treccani/Tuminelli, 1932, vol. 1, p. 20.26 - Les lettres sont publiées dans de très nombreuses éditions originales et en traduc-tion, Giuseppe MASSARI (éd.), Il signor Gladstone ed il popolo napolitano. Raccolta di scrittiintorno alla questione napoletana, Turin, Tipografia Subalpina, 1851.27 - Le contexte dans lequel se situent les lettres de Gladstone est celui de la réactiondes Bourbons après la parenthèse constitutionnelle des années 1848-1849. Après unpremier procès pour les faits du 15 mai, qui impliquait trente-neuf patriotes, avait suiviun second dont l’origine était un attentat contre Ferdinand II devant le palais royal et7 6 4

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Le choix de décrire les prisons napolitaines est emblématique. Dans l’imagi-naire romantique de l’époque, la prison représente le lieu typique de la privation,l’antre de la barbarie opposée à la lumière de la civilisation, l’antithèse de la liberté,comme l’avait très bien exprimé Heinrich Heine dans sa célèbre épigramme : DieFreiheitsliebe ist eine Kerkerblume (« l’amour de la liberté est une fleur de prison »).La prison romantique est ainsi un topos dramatisé dont la force poétique prédisposeà l’indignation morale. L’horreur du crime et l’abjection des sordides conditionsde vie viennent en fait appuyer la sacralisation de l’expérience de la réclusionpatriotique et l’identification d’une victime de l’injustice souffrant pour la liberté,une victime prête à se transfigurer en martyr 28.

La première lettre de Gladstone, datée du 7 avril 1851, est consacrée à ladescription de « l’extrême de l’ordure et de l’horreur », conditions inhumaines danslesquelles vivent les détenus politiques, mêlés dans d’énormes dortoirs à une fouled’assassins, de voleurs et de toutes sortes de « délinquants vulgaires ». Dans salettre, Galdstone, qui parle à la première personne en sa qualité de témoin oculaire,dit que « ces prisonniers forment une société qui se gouverne toute seule ; l’autoritéprincipale est celle des camorristi, c’est-à-dire les plus réputés parmi ces hommespour l’audace de leurs crimes » 29.

Parmi les nombreux textes qui contribuent à répandre, en cette année déci-sive de 1851, l’image de la camorra des prisons 30, on trouve aussi celui de FilippoAntonio Gualterio. Dans sa Nota sulle prigioni di Napoli des Rivolgimenti italiani,Gualterio décrit non seulement les conditions de vie inhumaines (« elles pouvaientbien s’appeler antre des fauves ou sépultures des vivants »), la méchanceté desgardiens et l’abrutissement des détenus qui se bousculent par centaines dans les

une foule applaudissante, qui célébrait la reconquête de la Sicile par les Bourbonsgrâce au général Filangieri. Le procès, appelé degli Unitari, impliquait quarante-deuxpersonnes et visait la société secrète Unione d’Italia. L’ambassadeur anglais WilliamTemple comme Gladstone assistèrent aux débats. C’est précisément après cela et avecla volonté de dénoncer une mise en scène que Gladstone, rentré en Angleterre, écritet rend publiques ses deux lettres. Leur publication, probablement en accord avec lepremier ministre Lord Palmerston, avait pour but de demander d’amnistier les événe-ments de 1848-1849 et, en substance, de miner la crédibilité du gouvernement desBourbons. Sur la détérioration rapide du contexte des relations internationales duroyaume des Deux-Siciles, Eugenio DI RIENZO, Il regno delle Due Sicilie e le potenzeeuropee, 1830-1861, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2012.28 - Victor BROMBERT, La prison romantique. Essai sur l’imaginaire, Paris, J. Corti, 1975.29 - G. MASSARI (éd.), Il signor Gladstone..., op. cit., citations p. 41-42.30 - Après 1851, les citations sur la présence de la camorra dans les prisons deviennentune sorte de topos. Voir, par exemple, Hippolyte CASTILLE, Le marquis del Carretto exministre du Roi de Naples, Paris, Sartorius, 1856, p. 35-37 ; Giuseppe VACCA, Le mie prigioni,1840-1950. Ricordi e impressioni, Naples, E. Consolo, 1911, avec une introduction deSalvatore Di Giacomo, en particulier le chapitre sur « Le associazioni carcerarie », p. 16-20. Voir également Francesco ANGHERÀ, Fuga dalle prigioni di Napoli, Naples, RaffaelePrete, [1852] 1867, p. 19 ; Nicola PALERMO, Raffinamento della tirannide borbonica, ossiai carcerati in Montefusco, Reggio, Adamo d’Andrea, 1863 ; Sigismondo CASTROMEDIANO,Carceri e galere politiche. Memorie, Lecce, Tip. Salentina, 1895-1896, vol. 1, p. 44, 52, 182et 229-244. 7 6 5

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cellules, mais aussi, selon une inspiration hobbesienne, la nécessité d’ordre quel’on y respire :

Ces misérables sont vraiment semblables à une horde de sauvages renfermés ; privés cepen-dant, à la différence des sauvages, de la liberté de la forêt et de l’usage du vaste désert,ils ressentent davantage qu’eux la nécessité d’une règle, je dirais même d’un gouvernement,afin d’apporter une imitation de l’ordre au sein de cette confusion infernale. Ces organisa-tions et associations sont certes choses communes dans toutes les prisons mais, à Naples,[elles sont] d’autant plus bestiales que l’abrutissement de ces gens enterrés vivants est plusgrand : les chefs de cette organisation de forçats se dénomment camorristi et ils peuventse dire les juges des problèmes qui naissent parmi eux. Ou bien, comme c’est naturel, laplus grande méchanceté et le plus grand nombre de délits, de même que la plus grandeforce physique, sont les mérites qui déterminent à qui reviennent le rang et l’honneur d’êtrecamorrista. C’est réellement le règne de la force. Le groupe des camorristi dispose avecautorité et selon son plaisir de l’argent de chacun ainsi que des rares habits en loques ; iljuge sans appel et condamne à de sévères punitions, jusqu’à infliger des blessures à ceuxqui leur semblent coupables. Exclus de l’humanité, sans moyen de s’améliorer, répudiésde la société, ils en forment une nouvelle à l’intérieur, une société, je dirais presque,d’anthropophages. Tel est l’état des prisons napolitaines 31.

La camorra et l’unité de l’Italie

Au cours des années 1850 et à la veille de l’unité de l’Italie, le terme employé estpresque toujours celui de camorristi, tandis que par camorra on évoque le plussouvent le fruit de l’activité illégale, le butin des pratiques d’extorsion. Camorristien revanche – dérivé très probablement du mot espagnol analogue qui signifie« celui qui cherche la querelle » 32 – désigne des prisonniers violents et autoritairesqui, selon des modalités assez proches de celles utilisées dans d’autres prisonseuropéennes, organisent des pratiques de prévarication et de malversation au détri-ment des plus faibles. Durant la période précédant l’unité, rares sont les témoi-gnages attestant une extension de leur action au-delà du périmètre des prisons etdes bagnes. Lorsque c’est le cas, il s’agit d’activités criminelles le plus souventcirconscrites au jeu clandestin, à la contrebande et à la prostitution. En d’autrestermes, le mot camorrista acquiert une notoriété publique à partir du moment oùil est utilisé pour la description – politiquement sensible – de l’univers pénitentiairedes Bourbons. La définition des modalités criminelles employées par les camorristise mêle ainsi à la dénonciation de l’habitude des Bourbons d’utiliser des criminels,à l’intérieur et à l’extérieur des lieux de détention, pour le maintien de l’ordre et,

31 - Filippo Antonio GUALTERIO, Gli ultimi rivolgimenti italiani. Memorie storiche, Florence,Le Monnier, 1852, vol. 1, partie II, p. 267.32 - Il existe une vaste littérature qui propose des lectures étymologiques très diffé-rentes. Voir F. MONTUORI, Lessico e camorra..., op. cit.7 6 6

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plus généralement, à la condamnation des méthodes arbitraires et despotiquesutilisées par la police du régime.

Cependant, les textes décrivant l’expérience de la détention nous informentaussi sur d’autres aspects. Les camorristi et, de manière générale, les hommes aucaractère effronté et courageux, appelés aussi (selon une autre expression tiréede l’espagnol) guappi, sont mentionnés comme les protagonistes d’une véritableacculturation politique. L’univers de la prison accueillant, en effet, dans les mêmeslieux des détenus de droit commun et des prisonniers politiques, des délinquantset des conspirateurs, crée les conditions pour un rapprochement entre des mondesque le sens bourgeois de la distinction tendait à garder séparés. Débute ainsi, dansles faits, une initiation – bien que limitée et partielle – des groupes populaires àla pratique de la conspiration, avec la transmission de principes d’organisation,de pratiques rituelles et d’alphabets symboliques propres à l’univers sectaire. Parconséquent, les camorristi sont également perçus comme une secte organisée,comme la transposition de la « société secrète » dans un tissu social populaire etcriminel, une sorte d’imitation d’une organisation politique qui, dans l’Italie de laRestauration, avait eu un succès extraordinaire.

Au moment de l’unification cependant, le discours sur la camorra subit unetransformation profonde. Les camorristi deviennent des figures politiquementsensibles lors de deux épisodes en particulier : la phase d’établissement du régimemodéré à Naples (novembre 1860-septembre 1861) et la crise de l’ordre public(1862-1863) à la suite de la tentative – sans succès – de Giuseppe Garibaldi d’orga-niser une expédition de volontaires pour annexer Rome, encore sous l’autorité dupape et protégée par les troupes françaises (août 1862).

Le premier épisode débute avec l’écroulement du régime des Bourbons(juin-août 1860) et le passage provisoire des pouvoirs dans les mains du généralGaribaldi, qui couronne la longue marche des « Mille » commencée quelques moisauparavant avec le débarquement à Marsala, avec l’entrée triomphale à Naples(7 septembre 1860) et l’instauration de la « dictature » au nom de Victor-Emmanuel IIde Savoie. On assiste ensuite à l’arrivée, au mois de novembre de la mêmeannée, de l’armée piémontaise conduite par le roi de Savoie et au « retrait » volon-taire (mais en fait obligé) de Garibaldi, nouveau Cincinnatus, dans son ermitagede Caprera. Dès la fin du printemps de 1860, la désagrégation du régime desBourbons, incapable de faire face à l’audace de l’expédition garibaldienne, estévidente. Le fait le plus important est la dissolution de la police en juillet 1860.L’attaque contre ceux qui étaient le symbole du despotisme et la véritable chasseà l’homme organisée contre les soi-disant feroci, les gardes de la police, avaientprivé le gouvernement, dans l’attente de la constitution prévue d’une guardia civica,de tout instrument de maintien de l’ordre. Le ministre de l’Intérieur du derniercabinet des Bourbons, le libéral Liborio Romano, poussé par le désir de faciliterune transition vers l’unité et suivant une pratique en fait assez usuelle, avait alorsconvoqué certains des principaux chefs des faubourgs populaires, hommes d’actiondotés des qualités indispensables (à savoir la réputation d’être des hommes redou-tables et audacieux, à la capacité éprouvée au commandement démontrée par laprésence dans leur quartier d’hommes de main à leur service, et avec une aversion 7 6 7

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déclarée pour le despotisme des Bourbons), afin de reconstituer – en les associantà des personnes de confiance et sans trop regarder les casiers judiciaires – uneforce de police.

La présence parmi eux de malfaiteurs et d’anciens forçats désignés (et auto-désignés) comme camorristi ne fait aucun doute. Cependant, l’hypothèse selonlaquelle il a été question d’une sorte de négociation avec une secte criminelle n’estpas démontrée. Forçant la reconstruction faite par Romano lui-même dans sesmémoires posthumes, elle est la conséquence du vif débat provoqué par sonmaintien au pouvoir pendant la dictature de Garibaldi et par la tentative du cou-rant modéré de délégitimer sa personnalité, polémique souvent reprise ensuitepar l’historiographie.

Soulignons que lorsqu’on parle d’ordre, au beau milieu d’une procédure révo-lutionnaire, on pense essentiellement à un ordre politique. Et l’ordre politique,libéral-constitutionnel et unitaire, fut effectivement maintenu. Le fait qu’ensuite,dans cette conjoncture, on ait également réussi à maintenir sous contrôle, au moinsen partie, les homicides, les agressions et les vols est un fait remarquable et absolu-ment pas prévu. Il faut davantage l’attribuer à l’atmosphère politique effervescenteet presque utopique qu’à la capacité supposée de contrôle social exercée par unesecte criminelle. Il est ensuite significatif que l’affrontement, loin d’opposer la« camorra en cocarde tricolore » à la vieille police, divisait les groupes criminelseux-mêmes, comme en témoigne l’assassinat par d’autres camorristi de Peppinol’Aversano, un camorrista déjà connu comme favorable à l’unité en 1848-1849 etdevenu par la suite un informateur de la police des Bourbons 33.

Observons que pendant la transition d’un régime à un autre, et encore jusqu’endécembre 1860, les échos publics sur l’emploi des camorristi sont plutôt rares. Onretrouve certes des allusions indignées dans la correspondance de François II 34,mais les observateurs ont en général tendance à négliger ce phénomène et mêmeà accueillir l’enrôlement au sein des forces de l’ordre de gens du peuple au casierjudiciaire douteux comme un signe de la force salvatrice des idéaux patriotiques.Que se manifeste une telle hégémonie de l’enthousiasme révolutionnaire durantces mois, même l’historiographie dite « modérée » (celle liée aux années du gouver-nement de la destra storica, 1860-1876) l’admet. Après une première phase de réelcontrôle de l’ordre public, les camorristi auraient cependant repris leurs ancienneshabitudes dépravées, de telle sorte qu’il faudrait plutôt les considérer comme desrelaps que comme des convertis. En particulier, une preuve de l’incessante ingé-rence de la camorra serait donnée par le faible contrôle des douanes qui ne versentaux caisses publiques qu’une partie infinitésimale de ce qu’elles rendaient dansle passé. Il est néanmoins révélateur que, de cette suppléance des camorristi dans lagestion de l’ordre public, il ne reste presque aucune trace dans les comptes rendus

33 - Antonio SCIALOJA, I bilanci del regno di Napoli e degli stati Sardi, con note e confronti,Turin, Guigoni, 1857, p. 109.34 - Ruggero MOSCATI, La fine del Regno di Napoli, documenti borbonici del 1859-60,Florence, Le Monnier, 1960, p. 88-89, notes du 1er et 3 juill. 1860.7 6 8

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de la presse sur les événements de ces mois, pas plus que dans les récits de latransition politique publiés à la même époque. Parmi ces récits émergent ceuxcomposés par des intellectuels français engagés dans un double effort : raconter àl’opinion publique ce qui se produit en Italie et soutenir l’aspiration du gouverne-ment de Louis Napoléon à se porter garant d’une révolution italienne sous hégé-monie française 35.

La virulente polémique publique sur les camorristi se développe en effet plustard, non pas au cours de l’été 1860 mais à l’automne et au premier quadrimestre de1861, période qui correspond à la première phase de leur répression. Cette polé-mique se présente donc comme une discussion postérieure aux faits, destinée àatteindre la popularité indiscutable de Romano, l’homme politique mal aimé des« exilés », c’est-à-dire du groupe des libéraux modérés napolitains qui ont consolidéleur identité collective dans les années 1850 lors de leur exil à Turin et exercentdésormais le monopole du pouvoir en tant que personnes de confiance du gouver-nement piémontais. Le discours sur l’introduction de camorristi dans les rangsdes officiers publics a ainsi pour but d’affaiblir la popularité de Romano et de ledélégitimer en le dénonçant comme un nouveau Fouché (donc comme un individuporté à l’exploitation politique des « classes dangereuses ») ou comme celui quitend la main aux camorristi, ce qui revient au même 36.

Il s’agit, de toute évidence, d’une bataille éminemment politique qui se mêleaux conditions très conflictuelles de la politique napolitaine pendant cette période.Elle dure jusqu’au moment où, dans le contexte de l’opération du comte deCavour visant à liquider la lieutenance (l’administration extraordinaire organiséeautour d’un délégué du souverain), on opte, dans une perspective centralisatrice,en faveur d’un gouvernement de Naples depuis Turin. Défiant l’impopularitégrandissante, on se passe alors non seulement de Romano mais aussi de toute laclasse dirigeante napolitaine, à savoir de tous ceux qui n’appartiennent pas augroupe historique des exilés, les seuls interlocuteurs considérés comme fiables.Ce groupe est dès lors condamné à être un club exclusif de dépositaires de laconfiance piémontaise, dénommé de ce fait la consorteria, point d’appui du soi-disant piemontesismo 37. C’est dans ce contexte d’une hégémonie politique du cou-rant modéré, mais aussi de son isolement au sein de l’opinion publique, que prendplace la répression de la camorra.

35 - Maxime DU CAMP, « Expédition des Deux-Siciles. Souvenirs et impressions person-nelles », Revue des Deux Mondes, 36-XXXI, 1861, p. 40-87 ; Louise COLET, Naples sousGaribaldi, souvenirs de la guerre de l’indépendance, Paris, E. Dentu, 1861.36 - Ceci est bien expliqué par Alexandre Dumas père qui avait coopéré à l’expéditionde Garibaldi et qui dirigeait à Naples l’Indipendente, journal d’inspiration démocratique.Voir en particulier l’éditorial du 31 octobre 1860, intitulé « I tre ministeri ».37 - Alfonso SCIROCCO, Governo e paese nel Mezzogiorno nella crisi dell’unificazione, 1860-1861, Milan, A. Giuffrè, 1963. 7 6 9

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Identification et répression

Au cours de la transition vers la complète intégration dans le nouvel État unitaire,la principale difficulté politique pour la nouvelle classe dirigeante modérée augouvernement – une fois établie officiellement l’annexion au royaume d’Italie parle plébiscite de Naples et de la Sicile – est bien sûr, d’un côté, de combattre lesrésurgences réactionnaires favorables aux Bourbons qui commençent à se manifes-ter sous la forme d’une guérilla rurale et, d’un autre, de liquider l’héritage politiquede Garibaldi. Cet héritage est avant tout constitué d’attentes, d’espérances dechangement régénérateur et de soutien à l’économie au moyen de fortes incitationsen faveur des travaux publics, ce qui avait été demandé avec insistance, mais sanssuccès, par Romano 38. Ces requêtes ont été en grande partie satisfaites par ladictature de Garibaldi mais le régime de Cavour tente au contraire, non sans diffi-culté, un retour en arrière. S’exprime aussi une exigence d’épuration du personnelpolitique et administratif qui n’offre pas de garanties suffisantes de fidélité auxprincipes libéraux. Surtout, la dissolution de l’armée des volontaires de Garibaldi etson intégration au sein de l’armée nationale restent une question ouverte, soumise àde graves tensions 39. À Naples en particulier, de nombreux anciens garibaldiensse retrouvent alors sans travail. La proximité de ces anciens combattants avecune opinion publique sentimentalement attachée à l’épopée garibaldienne est àl’origine de manifestations d’inspiration démocratique que le régime libéral admetsur le plan des principes mais qu’il ne tolère pas en pratique. Une conjoncturedifficile et tendue, tant à Naples qu’en Sicile, en résulte.

À Palerme, le plan de normalisation de l’émissaire de Cavour, GiuseppeLa Farina, qui comporte aussi l’arrestation sans mandat de chefs démocrates commeFrancesco Crispi (qui s’était soustrait à l’arrestation), se heurte à l’hostilité popu-laire, conduisant rapidement à la fin du premier conseil de lieutenance 40. À Naples,la situation est très similaire. En ce sens, la première répression de la camorramenée par le responsable de la sûreté publique, Silvio Spaventa, entre décembre1860 et janvier 1861, doit être replacée dans son contexte. De nombreux coups defilet conduisent à l’arrestation de dizaines d’individus identifiés comme camorristi,envoyés ensuite dans des îles lointaines par arrêté administratif, c’est-à-dire sansprocès régulier, procédé déjà employé par la police des Bourbons. Ces manœuvress’inscrivent dans un plus large mouvement qui regroupe l’arrestation d’opposantsdémocrates, la tentative de mettre fin à l’habitude, jugée subversive, de fairechanter l’hymne de Garibaldi dans les théâtres (entre deux actes ou à la fin des

38 - Sur Liborio Romano : Nico PERRONE, L’inventore del trasformismo. Liborio Romano,strumento di Cavour per la conquista di Napoli, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2009 ;Giancarlo VALLONE, Dalla setta al governo, Liborio Romano, Naples, Jovene, 2005.39 - Voir, sur ce sujet, la reconstruction d’Eva CECCHINATO, Camicie rosse. I garibaldinidall’Unità alla Grande Guerra, Rome, Laterza, 2007.40 - Sur la Sicile, voir l’analyse proposée par Lucy RIALL, La Sicilia e l’unificazione ita-liana. Politica liberale e potere locale (1815-1866), Turin, Einaudi, 1998.7 7 0

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représentations), l’hostilité envers les manifestations soutenues par le Parti d’Actionet les mesures de confiscation des publications les plus radicales.

Dans un contexte politiquement agité au sein duquel on perçoit des signesde conspiration en faveur des Bourbons et, dans les campagnes, les premiersindices de cette résistance massive et désordonnée au nouveau régime appelée,avec mépris, brigantaggio 41, la politique de l’ordre public en ville ne pouvait pasêtre « neutre », c’est-à-dire capable de faire abstraction de la conjoncture politique :les délinquants, en d’autres termes, sont considérés comme dangereux non seule-ment parce qu’ils portent atteinte à la vie et aux biens des citoyens, mais aussiparce qu’ils représentent une masse de manœuvre politiquement sensible, indis-pensable à l’opposition pour tenter un éventuel « coup d’État ». Il s’agit, en fait,de couper les griffes à la subversion en frappant des milieux encouragés à entreren politique, comme nous l’avons vu, par le mouvement patriotique et unitaire.Des gens du peuple ont ainsi été poursuivis pour leur participation aux événementsde mai et septembre 1848 à Naples ; ils partageaient, en prison et dans les bagnes,la condition et le destin des patriotes, subissant une acculturation politique qui lesa amenés à participer ou à soutenir l’épopée garibaldienne. Les mêmes milieuxpurent d’ailleurs être également sensibles aux sirènes du légitimisme des Bourbons.

Tout cela rend nécessaire d’opérer une séparation non seulement entre leslibéraux-démocrates constitutionnels, combattus par des moyens légaux, et les maz-ziniens intransigeants qui sont persécutés, mais aussi entre tous les opposants etces chefs de quartiers qui, en vertu des solidarités corporatives d’Ancien Régime(de faubourg, de métier, de groupes familiaux élargis), sont capables de mettre à ladisposition des adversaires du gouvernement, donc des démocrates (« les rouges »)comme des partisans des Bourbons et des cléricaux (« les noirs »), les seuls hommesà même de perpétrer des actes subversifs. Ces individus qui ont une certainefamiliarité avec les armes et la capacité d’affronter les carabiniers sont pour ainsidire border-line, à moitié criminels et, dans le meilleur des cas, à moitié patriotes,ou bien tout simplement disponibles, moyennant rémunération, à se transformeren agitateurs. Le terme camorrista les désigne tout en les disqualifiant. Il sert àcouvrir une procédure juridique particulière, en vogue déjà pendant le régime desBourbons, qui évite le passage devant le magistrat. On inaugure ainsi un processusessentiel, celui de l’identification des camorristi. Ce processus est inséparable deleur répression, car les camorristi ne sont véritablement identifiés qu’au momentoù ils sont réprimés, parce que considérés comme des agents d’une forme deviolence organisée dangereuse et potentiellement subversive. Or cette forme qui

41 - Sur le brigantaggio, la bibliographie est très vaste. Outre le classique Franco MOLFESE,Storia del brigantaggio dopo l’Unità, Milan, Feltrinelli, 1964, voir la récente synthèsede Salvatore LUPO, L’unificazione italiana. Mezzogiorno, rivoluzione, guerra civile, Rome,Donzelli, 2011, qui inscrit ce phénomène dans le contexte politique plus large de laphase de transition ; voir aussi Pierre-Yves MANCHON, « Guerre civile et formation del’État dans le Midi d’Italie des lendemains de l’Unité (1860-1865). Histoire et usagesdu ‘Grand Brigandage’ en Basilicate », thèse, université Paris 1-Panthéon-Sorbonne/université de Naples, 2011. 7 7 1

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coïncide avec les pratiques et l’imaginaire de l’époque est la forme sectaire. Ilarrive ainsi que le terme camorra prenne le dessus sur celui de camorristi : onentend désormais par camorra une secte organisée et non plus simplement, commeauparavant, le fruit des activités d’extorsion des camorristi.

Cet amalgame est bien visible lorsqu’on prend en considération les prioritéspolitiques de Spaventa, responsable de l’ordre public de décembre 1860 à sep-tembre 1861. Il veut avant tout reconstituer une force de police fiable. L’épurationqui s’en suit est une réaction contre l’incorporation par Romano d’individus recru-tés parmi les « classes dangereuses » napolitaines : il s’agit donc d’éliminer les sujetsavec un lourd passé pénal et à la fiabilité politique incertaine. Le fait qu’ensuiteSpaventa se soit ou non comporté avec les sujets « dangereux » d’une manièrecomplètement différente de celle de Romano – thèse accréditée par une littératuresouvent hagiographique – reste à démontrer 42. Il y a en revanche des témoignagessur l’existence d’une bande de canailles, recrutées elles aussi par Spaventa parmiles délinquants, appelée le virgolatorio à cause de la virgola, une sorte de grossematraque 43. La mise à jour de cette structure informelle pèse dans la destitutionde Spaventa mais cela ne change pas les critères de gestion de la sécurité publiqueà Naples, inspirés par ailleurs – comme dans presque toute l’Europe – par lamanipulation des individus appartenant aux soi-disant « classes dangereuses ».

Pendant cette période, le terme camorra a acquis grâce à cette polysémie unelarge extension, étant utilisé dans les discussions publiques pour dénoncer touteprévarication, surtout si elle est organisée, conduisant à piétiner les droits indivi-duels et collectifs. La force de cette polysémie était telle que l’on dénonce l’exis-tence d’une camorra, entendue comme une association destinée à encaisser parla force des gains illicites ou seulement à conditionner la vie sociale dans chacunde ses aspects, de la mendicité jusqu’à l’université en passant par la policeelle-même 44.

Camorristi et lutte politique

L’autre conflit politique ouvert par Spaventa est celui de la réorganisation dela garde nationale, organe d’autogouvernement politique et militaire de natureéminemment révolutionnaire qui, à Naples, s’identifie avec son créateur, Romano.

42 - Sur Spaventa, Massimo SCALFATI, Silvio Spaventa e l’età del Risorgimento, Naples,Giannini, 2001 ; Saverio RICCI et Cesare SCARANO (dir.), no spécial « Silvio Spaventapolitico e statista dell’Italia unita nei documenti della biblioteca civica A. Mai. Mostrabibliografica e documentaria », Bergomum, LXXXV/2-3, 1990 ; Elena CROCE, SilvioSpaventa, Milan, Adelphi, 1969 ; Giovanni FAROLFI, Silvio Spaventa (1822-1893) e ladestra storica, Bologne, Tamari, 1966 ; Paolo ROMANO (pseudonyme de Paolo ALATRI),Silvio Spaventa, biografia politica, Bari, Laterza, 1942.43 - Giacinto de SIVO, Storia delle Due Sicilie dal 1847 al 1861, Rome/Vérone/Viterbe,Salviucci/Vicentini e Franchini/S. Pompei, 1867, vol. 5, p. 103.44 - Biblioteca Angelo Mai di Bergamo, Archivio Gamba, busta (ci-après b.) 43, no 4004.7 7 2

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Ce que Spaventa ne peut pas accepter, c’est le choix que fit Romano d’élargir lerecrutement au-delà des limites censitaires qui en restreignaient l’accès aux seulspropriétaires. Plutôt qu’une « garde bourgeoise », bastion de la propriété contretoute atteinte à l’ordre établi, elle se présentait à Naples comme une structure àforte participation populaire, enracinée dans les traditions des milices citadinesd’Ancien Régime, dominée dans certaines de ses parties par les garibaldiens. Ensubstance, il s’agissait d’une institution au statut politiquement incertain qui enrendait problématique l’emploi comme force de l’ordre 45. La campagne menéepar Spaventa pour sa réforme radicale correspond donc à un besoin de normalisationpolitique. L’accusation d’infiltration des camorristi en est une conséquence.

L’affrontement autour de cette question éclate le 26 avril 1861 dans uneviolente manifestation de rue contre Spaventa (dans laquelle il risque même savie) 46. Le fait que la foule qui assiège le ministère et en envahit l’habitation privéesoit constituée, en plus d’anciens garibaldiens dévoyés, d’officiers et de soldats dela garde nationale mais aussi de camorristi, illustre bien qui sont ces opposantsdont Spaventa a obstinément tenté de se débarrasser. Les camorristi en sont unecomposante importante. C’est ce qui incite Spaventa, sur la sollicitation du minis-tère, à faire rédiger deux rapports anonymes sur la camorra. L’un d’eux, œuvrecertainement de l’un de ses secrétaires, la présente comme une vaste secte popu-laire et menaçante, tandis que l’autre explique ses origines sectaires par les mœursdes prisons, tout en excluant qu’elle puisse exister en tant que structure organiséeen dehors du contexte pénitentiaire, faisant d’elle alors plutôt la conséquenced’une inclination à recourir à la force si répandue dans les couches populaires 47.Les deux rapports, si divergents malgré l’idée partagée de la camorra comme malpublic de la société napolitaine auquel il faut remédier de façon urgente, sontl’un et l’autre publiés dans les pages de l’Opinione, l’un des principaux quotidiensnationaux d’orientation modérée, offrant ainsi pour la première fois à l’opinionpublique italienne une information, bien qu’ambiguë, sur le phénomène 48.

Il est significatif qu’alors que l’on décide dans la sphère politique de ne pasprésenter publiquement une définition unique de la camorra, insistant donc surson indétermination, le choix soit fait dans les actes de la police : les mesuresrépressives font référence au concept de camorra vue comme une secte dangereuseà éliminer et dont l’existence légitime la répression de quiconque est considérécomme un camorrista, dans sa qualité d’affilié à la secte. La victoire de Spaventaen avril 1861, en l’occurrence le fait d’avoir réussi à rester en place malgré lediscrédit général, n’est pas durable. En septembre, à la mort de Cavour et avec un

45 - Pour une vision d’ensemble sur la naissance et le développement des gardes natio-nales dans la péninsule italienne, Enrico FRANCIA, Le baionette intelligenti. La guardianazionale nell’Italia liberale, 1848-1876, Bologne, Il Mulino, 1999.46 - Voir, par exemple, les lettres de Carlo Mileti, depuis Naples, du 25 et 26 avril 1861,Museo del Risorgimento di Milano, Archivio Bertani, b. 23.6 et 26.24. Voir aussi Archiviodi Stato di Napoli (ci-après ASN), Alta Polizia, b. 202, fasc. 4.47 - Naguère publiés par M. MARMO, on peut lire à présent ces rapports dans Il coltello...,op. cit., p. 35-47.48 - Voir le quotidien l’Opinione, 145, 27 mai 1861 ; 147, 29 mai 1861 ; 152, 4 juin 1861. 7 7 3

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cadre politique modifié à la suite de l’arrivée du général Enrico Cialdini, promoteurd’une autre ligne politique, le destin de Spaventa comme responsable de la sécuritépublique de Naples est compromis. En effet, Cialdini est convaincu de la nécessitéd’une politique de réconciliation avec la tradition garibaldienne pour en exploiter(ou éloigner) les aspirations (ou les velléités) patriotiques dans un sens opposé auxBourbons, engageant d’anciens membres de l’armée méridionale dans les nouvellesgardes nationales mobiles destinées à lutter contre le brigantaggio. Les camorristiparticipent pourtant à l’éloignement de Spaventa impliqué dans le scandale Mele,une affaire compliquée où sa responsabilité est engagée dans l’enrôlement d’ungroupe de « gardiens de l’ordre » aux origines assez douteuses. Le commissaire depolice Ferdinando Mele, ancien camorrista à l’époque au service de Romano, avaitarrêté, par ordre du lieutenant Gustavo Ponza, comte de San Martino, un certainDemata, camorrista lui aussi et déjà employé par Spaventa comme collaborateurde police. Le frère de Demata, pour venger l’affront de son arrestation, tua Mele.Dans le scandale général, il fut recherché et arrêté, après avoir été gravementblessé par d’autres camorristi sous la pression de la police.

Après ces événements, Spaventa abandonne Naples pour revenir ensuitedans le rôle très délicat de secrétaire général du ministère de l’Intérieur, un posteclé pour les politiques de maintien de l’ordre. Il reste à ce poste jusqu’en septembre1864, quand il est contraint de démissionner pour avoir été impliqué (certainsl’avaient présenté comme le responsable principal) dans la désastreuse gestion del’ordre public qui culmine avec les massacres de Turin faisant suite aux agitationsprovoquées par le déplacement à Florence de la capitale du royaume (selon laconvention de septembre signée avec la France).

Ainsi décrite, la présence de la camorra à Naples apparaît moins imputable àl’existence improbable d’une fantomatique secte très envahissante qu’au processuscomplexe d’acculturation politique et culturelle ouvert par le nouveau cadre insti-tutionnel, une structure politique autorisant et incitant à la présence de multiplesgroupes populaires qui prennent des positions diversifiées sur la scène politique.Une des conséquences de la distorsion historique provoquée par l’application, volon-taire ou inconsciente, de modèles du XXe siècle au siècle précédent est la perceptionde l’univers de la camorra comme autosuffisant, de telle sorte que, même autour de1860, il aurait suffi de se considérer ou d’être défini comme camorrista pour êtredoté d’une dimension identitaire exclusive. La possibilité de penser l’identitépopulaire, à l’instar de la bourgeoise ou de l’aristocratie, comme le produit, pourchaque individu, de la sédimentation d’identités multiples est ainsi écartée. Enrevanche, non seulement la définition de camorrista est interchangeable avec cellede voleur et de contrebandier, mais elle apparaît aussi variable, sensible au change-ment et à une repentance souvent confirmée par le recrutement dans les rangs dessous-officiers de la garde nationale, une reconnaissance sociale pour l’honnêtetéet la loyauté patriotique alors très appréciée et socialement partagée.

Un indice de cette attitude est l’habitude irréfléchie de considérer la pratiquede la contrebande comme un signe d’appartenance à la camorra. Il s’agit ici aussid’une vision valable pour le crime de la seconde moitié du XXe siècle. Au lendemainde l’unité, existent à Naples de puissantes structures de contrebandiers composées7 7 4

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de groupes de délinquants étroitement liés aux appareils institutionnels, secrète-ment rémunérés pour fermer les yeux sur la fraude. Elles s’appuient sur des compa-gnies irrégulières de porteurs qui vivent de ces trafics illégaux et qui sont appeléesparanze (selon un terme dérivé de la navigation qui désigne un certain type defilet) 49. Il est significatif que, dans la vision mythique, la camorra soit représentéecomme divisée en paranze. Dans la réalité, les choses sont plus complexes. Lesstructures de la contrebande sont dotées d’une force économique et d’une capacitéd’influence sociale qui les font apparaître comme politiquement importantes. Celuiqui est considéré comme l’un des plus puissants camorristi de l’époque, AntonioLubrano, exerce un monopole sur la contrebande, en particulier de bovins et deleurs produits 50. Il est tué en prison au cours d’un règlement de comptes (sur ordred’un autre chef camorrista, Tore e Crescienzo) mais probablement éliminé parce quelié (c’est au moins ce que certifie un rapport du commissariat) aux milieux garibal-diens et donc suspecté de pouvoir manœuvrer une équipe importante (composée,semble-t-il, par une centaine de porteurs), mobilisable à des fins politiques 51.

Observer la camorra de ce point de vue a le mérite non négligeable d’expli-quer aussi ce que l’on définit comme un trait spécifique de son histoire, à savoirsa nature « karstique », c’est-à-dire qu’elle se manifeste par jaillissements inter-mittents 52. Sur la base de ce que nous avons vu jusqu’ici, ce n’est pas l’activitécriminelle qui est intermittente mais plutôt l’attention que lui prête l’opinionpublique : grande lorsqu’elle touche un point très sensible politiquement, moindrequand elle devient un lieu commun de la deprecatio habituelle de la corruption etd’autres maux de la vie collective méridionale.

Le rôle de l’imaginaire

Nous avons donc observé comment on en vient à identifier les camorristi en tantque membres d’une mystérieuse société de la camorra, une organisation secrètemodelée sur l’imaginaire de la secte, une construction dans laquelle le rôle de lalittérature est crucial. Le lieu clé pour la représentation de la secte criminelle dansles publications courantes, qui sert de calque à la définition de la camorra, est eneffet littéraire, à savoir cette autre Naples que constitue la Séville du XVIe siècle.Il s’agit en particulier du barrio malfamé de Triana, le quartier situé sur l’autrerive du Guadalquivir, une zone tristement célèbre pour son univers populaire dan-gereux et équivoque appelé Hampa en Espagne 53, peuplée de gens sans travail,délinquants, voleurs, prostituées, intellectuels sans emploi, évadés de bagnes,

49 - Par exemple, ASN, Gabinetto Questura, b. 50, 6 sept. 1877.50 - ASN, Alta polizia, fasc. 202.51 - Voir le rapport de police du 22 avril 1861 sur Lubrano, ASN, Questura, Archiviogenerale, I série 1860-1876, b. 675.52 - Isaia SALES a insisté sur cet aspect dans La camorra, le camorre, Rome, Editori riuniti,[1988] 1993.53 - Rafael SALILLAS, Hampa, antropologia picaresca, Madrid, Victoriano Suárez, 1898 ;Julio CARO BAROJA, Realidad y fantasía en el mundo criminal, Madrid, CSIC, 1986. 7 7 5

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contrebandiers. Séville sert d’arrière-plan à l’une des plus célèbres nouvelles deMiguel de Cervantès, Rinconete y Cortadillo, qui parle précisément d’une associationde malfaiteurs guidée par une personnalité inquiétante, un héros très méchant, lecélèbre Monopodio.

La référence à Cervantès, que l’on retrouve de façon insistante comme élé-ment de comparaison et modèle dans les discours sur les origines de la camorra,est en fait tirée d’un texte français de 1846, Mystères de l’Inquisition et d’autres sociétéssecrètes d’Espagne de Victor de Féreal, pseudonyme de Madame de Suberwick 54.Il s’agit de l’une parmi les plus intéressantes manifestations de l’attention portéeau monde des sectes, dont un autre témoignage est le livre de Pierre Zaccone surl’histoire des sectes, ouvrage lui-même à l’origine d’une série de textes du mêmegenre 55. Le livre de Madame de Suberwick est un violent pamphlet anticléricalen forme de roman qui s’inscrit dans la tradition critique envers les jésuites etl’Inquisition, associant ainsi deux « légendes noires ». Il raconte l’histoire inven-tée, mais présentée comme authentique, d’une association criminelle en action àSéville en 1534 : la mystérieuse Garduña, une confrérie organisée autour de larapine qui aurait duré, selon le roman, de 1417 jusqu’à 1822, année de la mort dudernier grand maître et de seize de ses adeptes. S’inspirant de la description queCervantès fait des actions de Monopodio, le chef des bandits de Séville, Madamede Suberwick décrit cette société tant pour dénoncer les moyens criminels dontle clergé s’est servi afin d’obtenir et garder le pouvoir que pour mettre en lumièreses efforts permanents contre les idées de civilisation et de progrès 56. Ce textemêle donc la tradition des publications hostiles aux jésuites à un nouveau courant,très en vogue dans la seconde moitié des années 1820, celui de la description dumonde criminel qui tire son origine de la publication, en 1828, des Mémoires deFrançois Vidocq, le célèbre ancien bagnard devenu chef de la brigade de sûreté,et du Code des gens honnêtes publié de façon anonyme par le jeune Honoré de Balzac.L’importance de la publication des mémoires de Vidocq est très connue ; elle està l’origine de cette vague de textes qui enquêtent sur les « mystères », la facecachée – répugnante mais aussi attrayante – des bas-fonds des grandes métropoles.Vidocq – ou, plutôt, le Vidocq des Mémoires (œuvre apocryphe, car Vidocq, commeon sait, employa des nègres) – est le modèle sur lequel furent inventés lespersonnages célèbres du crime, du Vautrin de la Comédie humaine au Jean Valjeandes Misérables.

Entre la Séville du XVIe siècle et le Paris de Balzac, entre Vidocq et Sue,l’identification de la camorra signifie donc également la découverte des mystèresde Naples, la révélation d’un monde mystérieux et obscur. Dans cet univers, l’intro-duction d’une secte organisée est imaginée comme une greffe étrangère. L’arrière-plan culturel d’inspiration nationaliste incite à émettre diverses hypothèses quant

54 - Victor de FÉREAL [Mme de SUBERWICK], Mystères de l’Inquisition et d’autres sociétéssecrètes d’Espagne, Paris, Boizard, 1846. Le texte a été traduit en italien en 1860.55 - Pierre ZACCONE, Histoire des sociétés secrètes politiques et religieuses, Paris, Morel, 1847-1849, 5 vol.56 - V. de FÉREAL [Mme de SUBERWICK], Mystères de l’Inquisition..., op. cit., p. 585.7 7 6

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à l’importation, depuis l’étranger, des maux du pays, parmi lesquels la camorra. Ledébat fantaisiste sur l’étymologie du terme camorra est en ce sens éclairant : ilrenvoie de façon insistante non seulement à une origine espagnole, mais aussi àd’autres filiations étrangères, tantôt à une secte de marchands pisans qui auraitintroduit la camorra à Naples au XIIIe siècle, tantôt à un passe-temps arabe interditpar le Coran 57.

Et pourtant, pendant que prend forme ce jeu sur les conjectures étrangères,le contexte international sert la construction de l’imaginaire de la camorra. Le rôledécisif joué par la France dans le Risorgimento, les intérêts politiques considérablesdu gouvernement impérial sur la scène italienne et le fort intérêt de l’opinionpublique française d’abord pour l’entreprise romantique des Mille et ensuite pourles conditions difficiles dans lesquelles est né le royaume d’Italie (avec entre autresla question catholique et le statut de Rome) placent de prestigieux intellectuelsfrançais dans la position stratégique de conteurs de la nouvelle Italie et, en mêmetemps, de médiateurs entre deux cultures 58. Des écrivains de premier plan commeAlexandre Dumas père ou Maxime Du Camp ont ainsi une importance crucialenon seulement parce qu’ils soulignent l’impact de la nouvelle nation sur la sociétéméridionale, mais aussi parce qu’ils identifient les obstacles et les difficultés quise présentent au gouvernement italien, dont l’existence de la fantomatique camorra.Leur façon de raconter la secte mystérieuse influence durablement la perceptionde cette dernière et leurs récits sont même à l’origine de la vulgate littéraire etimaginaire sur ce phénomène. Les descriptions de la camorra proposées par Dumaset Du Camp s’inscrivent dans la tradition exotique du récit de voyage à Naples,l’insérant dans une polarité connue par le public français, celle qui oppose larationalité nordique, incarnée dans des comportements austères et détachés, aupittoresque méridional, royaume de passions exagérées et effrénées, fruit d’uneexpansion démesurée du bien et du mal. Dans ces récits, la camorra devient ainsiune composante ajoutée à la description de l’univers populaire napolitain, quipermet de joindre une définition connue, héritée de la littérature du Grand Tour,à la vogue de la littérature des mystères qui prolifère après le grand roman de Sue.

Au printemps 1862, à Paris, Dumas peint, dans une série d’écrits destinésau public français, les caractéristiques de la nouvelle vie napolitaine dans des scènesremarquables où le merveilleux se fond avec l’obscène et le mémorable avec ledéjà-vu 59. Il y a aussi un espace pour la camorra sur laquelle il disserte en joignantl’acuité de l’observation et une extraordinaire force narrative. Pour représenter unphénomène inconnu à ses lecteurs, il le relie à des figures déjà présentes dans

57 - M. JACQUEMET, Credibility in Court..., op. cit., p. 22-24.58 - Sur les rapports entre culture italienne et culture française, voir les études deFrançoise WAQUET, spécialement Le modèle français et l’Italie savante. Conscience de soi etperception de l’autre dans la République des lettres, Rome, École française de Rome, 1989.Pour la fin du XIXe siècle, voir Luisa MANGONI, Una crisi di fine secolo. La cultura italianae la Francia fra Otto e Novecento, Turin, Einaudi, 1985.59 - Alexandre DUMAS, La camorra et autres récits de brigandage, éd. par C. Schopp, Paris,Librairie Vuibert, 2011. 7 7 7

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l’imaginaire de l’époque et que l’on repère maintes fois dans la vision traditionnellede la camorra. On y trouve en particulier le mythique tribunal médiéval alle-mand de la Santa-Vehme, une sorte de justice parallèle gérée par une sociétésecrète qui punissait ceux qui avaient échappé à la justice ordinaire. La camorra,selon Dumas, en est l’exact opposé, car c’est une secte qui assure non pas la puni-tion mais l’impunité du vol et de l’homicide. En même temps, comme la Santa-Vehme, la camorra a sa propre loi, ses jugements, ses rites. Dans les épisodessuivants, Dumas raconte tant la présence de la camorra dans les prisons que soninfluence en dehors du monde pénitentiaire, publiant même un légendaire Codicedella camorra qui comprend les tarifs payés par la secte aux policiers et aux autresofficiers publics complaisants.

Une autre description enlevée de la camorra en tant que secte est celle deDu Camp. Journaliste et grand voyageur, il participe comme Dumas à l’expéditiondes Mille et est l’auteur d’un reportage bien connu sur l’épopée garibaldienne.Du Camp aussi définit la camorra comme une société secrète et, plus précisément,comme une « franc-maçonnerie plébéienne » qui couvrirait toutes les provincesnapolitaines, organisée en filiales et ayant des ventes dans chaque ville importante,à l’instar de Naples où, dans chaque quartier, il y aurait une loggia della camorra.L’emploi de la terminologie de la carboneria et de la franc-maçonnerie révèle ceque Du Camp a à l’esprit : une association réglementée où règne le mystère. Ainsi,sa distinction par degrés de l’affiliation à la camorra – apprenti ou picciotto, aide oupicciotto di sgarro et enfin camorrista di primo ordine ou propriétaire – ne relève pasdu hasard et est destinée à devenir un topos (bien qu’avec des variantes). Nousretrouvons également chez Du Camp une description à la tonalité vériste surl’expansion de l’organisation, son exposé visant à indiquer au touriste qui visiteNaples la présence d’individus, les camorristi, qui tirent profit de chaque activitééconomique sans que lui-même ne s’en rende compte 60. Du Camp, enfin, suitencore Dumas dans ses opinions politiques sur l’Italie : les deux écrivains partagenten fait la même parabole politique qui les voit passer d’une adhésion initiale auxidées garibaldiennes à un soutien à la majorité modérée, sur laquelle s’appuie legouvernement italien. Ce point de vue valorise leur position spécifique de média-teurs entre deux cultures et deux gouvernements.

Après Aspromonte

Un second moment de forte présence du thème de la camorra dans le discourspublic napolitain va de septembre 1862 à la fin de 1863. Les événements expli-quant ce changement avant tout lié à une mutation du climat politique sont ceuxd’Aspromonte, à savoir la tentative de Garibaldi (juin-août 1862) de remonter lapéninsule avec une nouvelle expédition de volontaires, partant de Sicile pour

60 - Maxime DU CAMP, « Naples et la société napolitaine sous le Roi Victor-Emmanuel »,Revue des Deux Mondes, XXXII-41, 1862, p. 5-38.7 7 8

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atteindre et libérer Rome, encore soumise au pape et protégée par la France. Sonentreprise est brisée par l’armée italienne au cours d’affrontements dans les boisde l’Aspromonte, en Calabre, dans lequel Garibaldi est blessé à une jambe.

C’est précisément dans cette période que sont publiés les deux textes qui,après ceux de Dumas et Du Camp, ont le plus influencé la construction de l’imagede la camorra comme secte organisée. Il s’agit du livre d’un autre francophone,Marc Monnier, intitulé La camorra 61, et d’un petit opuscule anonyme, destiné àune circulation plus restreinte mais à l’influence certaine quoique souterraine,Natura ed origine della misteriosa setta della Camorra 62. Ce n’est pas la premièreintervention politique et civile de Monnier, écrivain issu d’une famille genevoiseémigrée à Naples. Il avait déjà écrit deux livres, l’un pour réfuter la célèbre affirma-tion d’Alphonse de Lamartine sur la décadence de l’Italie, devenue « une terredes morts 63 », l’autre afin de proposer une analyse de nature économique et sociale,moins connotée du point de vue politique, du phénomène du brigantaggio 64. Ceslivres, animés par une foi sincèrement libérale et patriotique, lui ont valu unecertaine réputation et la reconnaissance du gouvernement, qui prit la forme dedistinctions honorifiques accordées par la maison de Savoie (comme l’attributionde la Croix des saints Maurice et Lazare). Le succès du livre sur le brigantaggio aété facilité par la publication du journal d’un combattant légitimiste, l’aventuriercatalan Joseph Borges, retrouvé sur lui au moment de son arrestation (il est fusillésur le champ) et confié à Monnier par le commandement des troupes italiennes, carsa publication pouvait jeter le discrédit sur les brigands avec qui il avait combattu.

Dans un climat politique complètement transformé, la décision d’écrire surla camorra semble avoir pour finalité de dénoncer le second obstacle, après lebrigantaggio, sur le chemin de l’unification. Cet obstacle, écrit Monnier, est lacamorra, définie de façon très nette comme « le brigantaggio en ville ». Le messageessentiel du livre concerne l’existence d’un nouveau mal à extirper comme s’ils’agissait de la gangrène : il faut donc amputer le membre pour ne pas risquer lavie du patient. Mais qu’est-ce qui provoque cette gangrène ? Monnier ne le ditpas directement mais par un court-circuit, une sorte de lapsus. La camorra est uneplaie morale, écrit-il, et il faut la combattre : « la balle est dans la plaie et il estnécessaire de l’extraire ». Et encore, de façon explicite, « en politique comme enchirurgie ce n’est pas l’illusion qui sauve mais c’est la vérité » 65. Le lien est évidententre, d’un côté, la balle dont tout le monde parle durant cette période, la balle

61 - Marc MONNIER, La camorra. Notizie storiche raccolte e documentate, Florence, G. Barbièra,1863.62 - Natura e origine della misteriosa setta della Camorra divisa nelle sue diverse sezioni eparanze, éd. par F. Benigno, Rome, Editori riuniti, [1862] 2012.63 - Marc MONNIER, L’Italie est-elle la terre des morts ?, Paris, Hachette, 1860. Sur Monnier,voir Silvio BARIDON, Notizia sul carteggio inedito tra Antonio Ranieri e Marc Monnier, Turin,L’Impronta, 1939.64 - Marc MONNIER, Notizie storiche documentate sul brigantaggio nelle province napoletanedal tempo di Fra’ Diavolo sino ai giorni nostri. Aggiuntovi l’intero giornale di Borjes finorainedito, Florence, G. Barbièra, 1862.65 - M. MONNIER, La camorra..., op. cit., p. 4. 7 7 9

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de l’Aspromonte qui expose au risque de gangrène la jambe – et la vie – deGaribaldi et, de l’autre, la plaie qui infecte le corps de la nation. Il exprime avecune grande efficacité la position de ces libéraux modérés qui voudraient l’unitéde tous les libéraux opposés aux Bourbons en contrepartie du renoncement duParti d’Action à s’appuyer sur l’impulsion subversive de la population.

Le livre de Monnier est donc un pamphlet politique en forme de descriptionsociale. Il offre l’image de la présence diffuse d’une secte plébéienne organisée etcriminelle, fruit de l’erreur impardonnable de Romano de l’avoir impliquée dansle royaume unifié, et réprimée, peu de temps après, grâce d’abord à l’action deSpaventa, puis du général Alfonso La Marmora, nouveau préfet de Naples. Il fautsignaler que cette ubiquité est construite en attribuant à une organisation plus oumoins centralisée appelée camorra toutes les formes du crime qui, dans une villesurpeuplée comme Naples et affligée par d’énormes problèmes de contrôle social,se manifestent habituellement : monopole du jeu clandestin, exploitation de laprostitution, contrebande, contrôle de l’intermédiation sur les marchés, et ainsi desuite jusqu’aux formes les plus subtiles de la prévarication, de l’abus de pouvoiret du clientélisme. Il faut observer que le point culminant de cette diffusion socialedu crime décrite par Monnier dans des pages d’une grande force narrative auraitdû se situer pendant les mois du siège, durant l’automne de 1862, ce qui sembleassez peu vraisemblable. Le texte de Monnier – un très efficace instant book – demême que le récit emphatique du rôle clé joué par la camorra dans la transitionentre l’ancien et le nouveau régime politique (à savoir entre les mois de juillet etseptembre 1860) contrastent fortement avec le silence absolu de Monnier lui-même dans un livre précédent, écrit à chaud, consacré à la description de cesmêmes mois cruciaux de la transition 66.

À l’instar du texte de Monnier, l’opuscule anonyme Natura e origine dellamisteriosa setta della Camorra a pour but de dénoncer un « triste et fatal génie quiempoisonne par son haleine impure le saint nom de la liberté » et que, « mainte-nant, le gouvernement providentiel cherche à bannir de la société civile » 67. Ladénonciation s’appuie sur un escamotage littéraire, les confessions d’un ancienchef de la secte, Giuseppe. Ce dernier, de toute évidence, avait lu Balzac, car ildécrit la camorra avec les tournures de style, les schémas mentaux et les idio-syncrasies (on y trouve par exemple toute une partie consacrée à la figure dumouchard dans la haute société) typiques de la littérature des mystères. On parleainsi dans le texte d’une camorra haute et basse (transposition de Balzac quiparle de « haute pègre » et de « basse pègre »), d’une division du travail criminelqui reproduit exactement celle des Voleurs de Vidocq, et ainsi de suite. Les camor-risti, décrits comme des bravos (par Cervantès), précisément comme les criminelsparisiens, ont leur argot, leur propre langage. La nature circonstanciée du pamphlet,destiné à encourager le gouvernement à poursuivre dans la voie de la sévère répres-sion de la camorra, n’empêche pas le texte d’exercer une influence durable, par

66 - Marc MONNIER, Garibaldi. Histoire de la conquête des Deux-Siciles, Paris, Michel LévyFrères, 1861.67 - Natura e origine..., op. cit., p. 3.7 8 0

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exemple sur Francesco Mastriani, le plus grand auteur napolitain de littératureréaliste et populaire, qui l’utilise pour nourrir son développement sur la camorra 68.Ainsi se construit une tradition littéraire centrée sur l’existence d’une secte puis-sante et mystérieuse appelée camorra, tradition qui, comme toujours, n’entretientavec la réalité qu’un rapport indirect.

Entre criminalisation et interprétation folklorique

Dans le livre de Monnier, l’existence d’une secte toute-puissante et ramifiée est« prouvée » par la publication d’une série de lettres que s’échangent des camorristien prison, trouvées à San Francesco en 1862 et mises à disposition de l’auteurpar les autorités de police (l’année précédente, les autorités militaires lui avaientégalement transmis le journal de Borges). Ces lettres témoignent de la réalité deliens solides entre un certain nombre de détenus influents dans la hiérarchie socialede la criminalité pénitentiaire et répartis entre différents lieux de détention. Bienque les originaux n’aient jamais été retrouvés aux archives, ces lettres permettentd’établir la présence de formes d’entente entre chefs criminels des prisons, appeléscommunément camorristi, renforçant ainsi la croyance dans l’existence d’une secteou société secrète dite de la camorra.

Les effets pratiques, ou performatifs, du concept de secte camorristicapeuvent être observés lors des coups de filet ordonnés avec peu de scrupules parLa Marmora et aussi lors du recours massif aux procédures de prévention. Il s’agitd’une pratique policière qui s’était affirmée dans l’ombre de l’état de siège et dela suspension temporaire des garanties constitutionnelles prévues par le StatutoAlbertino 69. Des commissions ad hoc assignèrent à résidence des centaines d’indivi-dus avec des précédents pénaux, qui avaient été accusés par la voix publique d’êtredes camorristi, une qualification perçue par ces commissions comme le signe del’identification d’un affilié à la secte de la camorra. Cette pratique extraordinaireest ensuite reprise comme législation grâce à la loi Pica contre le brigandage(15 août 1863), qui indique parmi les sujets passibles de sanction préventive nonseulement les brigands suspects, leurs complices, les individus sans domicile fixe,les oisifs et les vagabonds, mais aussi les camorristi. La notion de camorrista estdésormais considérée comme de sens commun et ne réclame donc pas une défini-tion précise. Cette indétermination permet de maintenir la charge polysémiquedu terme, laquelle, quoi que pouvant sembler embarrassante à nos yeux, apparaîtutile aux autorités de police de l’époque 70. Les procès verbaux de la Commission

68 - L’utilisation par Mastriani de Natura ed origine a été prouvée par PasqualeSABBATINO, Le città indistricabili: Nel ventre di Napoli da Villari a De Filippo, Naples, ESI,2008, qui publie les pages consacrées au soi-disant « code de la camorra », reprises parMastriani, p. 62-65.69 - De manière générale, voir John A. DAVIS, Conflict and Control: Law and Order inNineteenth-Century Italy, Atlantic Highlands, Humanities Press International, 1988.70 - Italo MEREU, « Cenni storici sulle misure di prevenzione nell’Italia ‘liberale’ (1852-1894) », in M. CIACCI et V. GUALANDI (dir.), La costruzione sociale della devianza, Bologne,Il Mulino, 1977, p. 290-307. 7 8 1

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provinciale pour l’assignation à résidence, instituée en octobre 1862, donnentcomme allant de soi l’existence de la secte, avec pour preuve précisément leslettres reproduites par Monnier :

Reste sans aucun doute démontrée l’existence de la camorra organisée en association, avecdes grades dans les relations entre les affiliés, des correspondances et des relations étenduesavec les détenus de provinces plus lointaines, car la secte fonctionne comme un systèmepénal sanguinaire, représenté par des hommes, des jugements et des peines 71.

L’explication de l’application, pour les camorristi adhérant à la secte, de la loi Picaet non pas de la loi ordinaire est digne d’intérêt : bien que la secte, argumente-t-on,présente les caractéristiques essentielles pour la définir comme une association demalfaiteurs, catégorie criminelle d’origine française présente dans le code pénalsarde et ensuite étendue à toute l’Italie, cependant, « les documents obtenusjusqu’ici [...] ne pourraient pas à eux seuls constituer une preuve légale 72 ». Onrecourt ainsi à une sanction préventive de nature administrative, à savoir l’assigna-tion à résidence, laquelle, comme le prévoit la loi Pica, peut désormais être infligéeaux individus malfamés et donc reconnus publiquement comme camorristi ousignalés comme tels par l’autorité de sécurité publique.

On remarque en passant que cette difficulté à instruire un procès pour asso-ciation de malfaiteurs à l’encontre d’une organisation qui, à l’inverse, se décritcomme structurée, dotée de hiérarchies, de rites, de chefs et même d’un chefunique (le capintesta) est assez curieuse. Pourtant, dans la même période (1863-1864), le préfet de police de Bologne, Felice Pinna, instruit avec succès un gigan-tesque procès pour association de malfaiteurs, en décrivant la criminalité bolognaisecomme structurée en sections appelées non pas paranze, mais balle (pour la défense,ce nom indique simplement des regroupements de porteurs) qui, comme à Naples,sont organisées selon une division par zones 73. De nombreux aspects font penserque l’opération conduite par Pinna avait pour but de nettoyer l’arrière-pays criminelbolognais que le mouvement radical républicain aurait pu utiliser pour des menéessubversives. En plus de Palerme, « la ville des grandes initiatives patriotiques » etle lieu d’où est parti le processus d’unification nationale, Bologne, tout commeNaples, est un centre de la présence démocratique radicale. C’est précisément aulendemain des événements de l’Aspromonte que se produit à Palerme un événe-ment terroriste qui conduit à un désarmement généralisé : il s’agit de la mystérieuseapparition des soi-disant pugnalatori, un groupe de tueurs qui, pendant la nuit du

71 - Marcella MARMO et Olimpia CASARINO, « ‘Le invincibili loro relazioni’: Identifica-zione e controllo della camorra napoletana nelle fonti di età postunitaria », Studi storici,2, 1988, p. 385-419, citation p. 385.72 - Ibid.73 - Steven C. HUGHES, Crime, Disorder, and the Risorgimento: The Politics of Policing inBologna, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1994 ; DIREZIONE DELLA

GAZZETTA DELLE ROMAGNE, Requisitoria e difesa nella causa di associazione di malfattori edi altri crimini discussa dinnanzi la Corte d’Assise di Bologna, Bologne, Fava et Garagnani,1864.7 8 2

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1er octobre 1862, poignarde, toujours de la même façon, des citoyens choisis auhasard. Il s’en suit un cas célèbre (Leonardo Sciascia le reprend dans un roman 74)qui donne lieu à un procès rocambolesque, orchestré par un procureur généralréactionnaire et par un policier rusé et intriguant, Giovanni Bolis (destiné à unebrillante carrière qui le conduit à la tête de la police italienne) 75.

Une étude récente démontre que l’affaire des pugnalatori fut une provocationpolicière dont l’objectif – comme toujours dans ces circonstances – était de « fairede l’ordre avec le désordre 76 ». Par ailleurs, cette affaire fut accompagnée et suivied’une répression à grande échelle contre ceux qui refusaient le service militaireet les délinquants dans les campagnes des provinces occidentales de l’île. Cetteopération militaire conduite par le général Giuseppe Govone employa des moyenssommaires, irrespectueux des libertés prévues par la loi, ce qui provoqua de durespolémiques, même au Parlement.

Entre-temps, une fois dépassée l’urgence des années 1862-1863 et dans unclimat politique changé, le discours public sur la camorra s’atténue et le sujet desi nombreuses préoccupations politiques et indignations civiles et morales sombredans l’oubli. Le camorrista en arrive même à devenir un personnage folklorique,comme dans le recueil de personnages populaires napolitains dirigé par Francescode Bourcard, composé de rapides esquisses littéraires illustrées par des gravures àl’eau-forte. À travers cette stylisation, la figure du camorrista devient un caractèreparmi d’autres de la comédie populaire de rue, comme l’acqualora (vendeuse d’eau)ou le pulizza-stivali (cireur de chaussures), entre les guappi, guaglioni et autreslazzari en voie d’extinction et les chanteurs ambulants. Le discours sur la camorraredevient ce qu’il n’a jamais cessé d’être malgré la transformation liée aux vicissi-tudes politiques : un discours sur la partie la plus inférieure du peuple de Naples,la plèbe. Cette description, œuvre d’un homme de lettres, Carlo Tito Dal Bono,relie la camorra, en citant Victor Hugo, au thème européen des « classes perni-cieuses » nées du vice, identifiées par l’oisiveté et par les « coutumes ignobles »,à savoir les mauvaises habitudes. Il en résulte une caractérisation insolite :

Le camorrista est un homme qui veut se rendre utile par tous les moyens, que vous levouliez ou non il vous offre son travail. Vous avez le droit de le refuser mais vous deveztrouver une compensation : il dit laissez-nous manger. Il faut que tout le monde vive, ditArrigo IV. Le camorrista ajoute : je dois manger 77.

Ainsi réinterprété, le camorrista redevient une figure de cet univers populaireauquel renvoient les descriptions du guappo (auquel il ressemble) ou du guaglione,

74 - Leonardo SCIASCIA, I pugnalatori, Turin, Einaudi, 1976.75 - Voir la fiche biographique de Bolis dans Guido MELIS (éd.), L’amministrazione cen-trale dall’unità alla Repubblica. Le strutture e i dirigenti, Bologne, Il Mulino, 1992, p. 75-77.76 - Paolo PEZZINO, La congiura dei pugnalatori. Un caso politico-giudiziario alle origini dellamafia, Venise, Marsilio, 1992.77 - Carlo Tito DAL BONO, « Il camorrista e la camorra », in F. de BOURCARD (éd.), Usie costumi di Napoli e contorni descritti e dipinti, Naples, Gaetano Nobile, [1858] 1866, vol. 2,p. 215-236, ici p. 218. 7 8 3

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garçon de boutique ou jeune homme du peuple adonné aux petites tâches occasion-nelles et aux activités illégales comme le vol des mouchoirs. Ce milieu se rassembleles jours de fêtes pour écouter, sur le quai du port de Naples, les chanteurs ambu-lants racontant les exploits de Rinaldo, le populaire paladin effronté et casse-cou,dont les sources littéraires mêlent Matteo Boiardo et Luigi Pulci, Francesco Berniet le Reali di Francia. La foule des spectateurs qui se pressent sur le quai estcomposée de gens « admirant et célébrant par des mots emphatiques les auda-cieuses escarmouches, les hardis coups de main, les prouesses de tel ou tel autrehéros ». Des gens tellement enthousiastes de ce mépris affiché du danger que« nombreux parmi eux, sans savoir lire, achètent contre un peu d’argent des petiteshistoires que l’on récite en vers, et ils se font lire par ceux qui pourront leurconter les exploits de Tonno Grifone, Peppe Nasella, Antonio Lo Santo, BenedettoMangone et Bello Gaspare 78 ». De ce fait, la réalité et la représentation fantastiquese mêlent au point que, dit-on, une personne qui avait imprudemment affirmé enpublic que Rinaldo était un bandit a sérieusement risqué d’être lynché.

L’auteur de ce passage, Dal Bono, qui réduit le discours sur la camorra àune description folklorique de la plèbe napolitaine, dénonce parallèlement, avecvigueur, l’aspect légendaire du phénomène :

Les romanciers de la camorra en ont fait une association si ténébreuse que la lumière detous les siècles réunie en une seule époque n’aurait pas pu, selon eux, la rendre entièrementclaire. Les hommes complètement à l’écart des procédés de gouvernement, les hommes delettres pur-sang, c’est-à-dire rien d’autres qu’hommes de lettres, citoyens casaniers soudainsortis dehors, comme les animaux sortant tous ensemble de l’arche après le déluge, ontsoudain vu la camorra tout entière, géante, mystérieuse, embrouillée, terrible. Ils ont crié« Eurêka, je l’ai trouvée » ; mais quand ils ont voulu lui donner la forme d’une vulgairefranc-maçonnerie, ils lui ont attribué un genre trop solennel ou, dit plus clairement, ilsont, par un processus chimique, fait recopier un dessin sur un autre 79.

Ce processus de restitution folklorique est à la base de l’élaboration d’un des plusimportants stéréotypes du Mezzogiorno d’Italie, celui d’une terre affligée par lamaladie incurable du crime organisé. Le répertoire des descriptions, des observa-tions et des récits produits sur la camorra (comme, précisément, celui produit surla mafia) devient l’une des explications principales de la permanente arriérationdes régions méridionales par rapport à l’Italie du Centre et du Nord. Ainsi, laprésence du crime organisé, qu’elle soit lue dans une perspective historique delongue durée (Pasquale Villari, Leopoldo Franchetti) ou vue comme un trait ata-vique de la population méridionale (Cesare Lombroso), contribue de façon pesanteà définir les contours de la soi-disant « question méridionale » 80.

78 - Carlo Tito DAL BONO, « Il cantastorie », in F. de BOURCARD (éd.), Usi e costumi diNapoli..., op. cit., 1857, vol. 1, p. 49-56, ici p. 53.79 - C. T. DAL BONO, « Il camorrista... », art. cit., p. 228.80 - Sur la nouvelle orientation des études sur le Mezzogiorno, voir la revue Meridiana.Rivista di storia e di scienze sociali, ainsi que Robert LUMLEY et Jonathan MORRIS, TheNew History of the Italian South: The Mezzogiorno Revisited, Exeter, University of Exeter,7 8 4

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Le discours de la police

Face à ces tentatives récurrentes de classification folklorique apparaît un autreprocessus, celui du binôme identification/répression. Au milieu des années 1870,dans une nouvelle phase politiquement délicate qui marque la transition du régimede la droite historique à celui de la gauche libérale, est publié un ensemble dedocuments provenant des autorités de police, qui permettent de faire le point surl’état des connaissances sur la camorra acquises par ceux qui avaient la tâche des’en occuper. Comme lors des années 1860-1863, la camorra redevient un sujetd’intérêt pour les autorités politiques préoccupées de l’avancée électorale (élec-tions de novembre 1874) de la sinistra storica, mais aussi des candidats républicains.En Sicile, en Émilie-Romagne et dans la province napolitaine, le front modéré asubi un véritable effondrement. De plus, après la Commune de Paris, l’attentionportée par l’autorité de sécurité publique au mouvement internationaliste est auplus haut et elle se concentre, comme de coutume, sur les secteurs populairessusceptibles selon elle d’être l’objet d’une mobilisation politique.

À Naples, comme dans toute l’Italie, ce climat politique tendu conduit àun intérêt renouvelé de la police envers la camorra. Certains textes en portenttémoignage. Le premier est une enquête conduite par le préfet de Naples, AntonioMordini. D’abord prodittatore garibaldien en Sicile, passé ensuite à droite et obte-nant en échange le poste prestigieux de préfet de Naples, il établit deux question-naires sur la camorra (entre 1874 et 1875) qu’il distribue à toutes les sections de lasécurité publique de la ville, demandant aux inspecteurs de mettre noir sur blancleurs connaissances sur le phénomène 81.

Les deux autres livres sont publiés durant la même période. Le premier estécrit par Eugenio Forni, responsable de la police napolitaine entre 1872 et 1876,lorsque Mordini en est le préfet 82. Le second, de portée plus générale et consacréaux « classes dangereuses italiennes », est publié par Bolis en 1871 83. Ces troisdocuments devraient donc fournir, seize ans après la première identification de lacamorra, un aperçu de l’état des connaissances acquises sur la secte dans le milieu

1997. Sur les stéréotypes portant sur le Mezzogiorno, voir Antonio DE FRANCESCO, Lapalla al piede. Breve storia del pregiudizio antimeridionale, Milan, Feltrinelli, 2012 ; SilvanaPATRIARCA, Italian Vices: Nation and Character from the Risorgimento to the Republic,Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2010 ; Nelson MOE, The View fromVesuvius: Italian Culture and the Southern Question, Berkeley, University of California Press,2002 ; John DICKIE, Darkest Italy: The Nation and the Stereotypes of the Mezzogiorno, 1860-1900, New York, St. Martin’s Press, 1999.81 - Voir Luigi MASCILLI MIGLIORINI, « Povertà e criminalità a Napoli dopo l’Unifi-cazione: il questionario sulla camorra del 1875 », Archivio Storico per le ProvinceNapoletane, III s. anno XIX, 1980, p. 567-615 ; pour l’enquête de 1874, voir ASN,Questura, Diversi, b. 1159, Camorra, quesiti e risposte.82 - Eugenio FORNI, Dei criteri d’investigazione nei segreti dei reati. Racconti e considerazioni,Naples, Morano, 1877.83 - Giovanni BOLIS, La polizia e le classi pericolose della società. Studii, Bologne, NicolaZanichelli, 1871. 7 8 5

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de la police. Le tableau qui en résulte est cependant déroutant : comme les voya-geurs qui, pour décrire un lieu, s’appuient sur des matériaux de seconde main, telsles récits d’autres voyageurs, de la même façon les policiers puisent très largementdans la vulgate courante, souvent inspirée de la tradition littéraire, n’ajoutant quepeu de notations marginales tirées de leur propre expérience. Dans le cas del’enquête de Mordini, les inspecteurs, pressés de questions sur la composition, lesorigines et l’organisation de la camorra, se contentent, à de rares exceptions, deproduire non pas des observations « en prise directe » mais des indications concises,routinières et fruits de la vulgate sur la secte. L’impression est que le discourssur la camorra est un argumentaire politique et littéraire bien distinct de leursconnaissances personnelles sur le crime. Ils apparaissent ainsi désemparés lorsqueMordini, d’évidence lecteur des théories de Lombroso qui commençaient alors àcirculer largement, pose des questions sur la culture, les mœurs, les préférencessexuelles, les tatouages ou les inclinations en matière de modalités criminelles. Àen juger par l’enquête, la grande majorité des inspecteurs napolitains de l’époquese montrent très peu intéressés par la camorra, déclarant parfois savoir peu dechoses et que le peu qu’ils savent provient d’ouï-dire. L’impression est la mêmeavec l’œuvre de synthèse du préfet de police Forni qui fait part d’une réflexioninquiétante :

La camorra, sans aucun doute la tête la plus sauvage de l’hydre du mal, est une organisa-tion vouée tout entière à la délinquance, elle apparaît comme un pouvoir hiérarchisé avecdes idées directrices et une discipline imposée à ses membres. Et il ne faut pas croire quecette plante soit née et ait poussé seulement ici. [...] La camorra est à Naples ce quis’appelle mafia en Sicile, la crosca dans le Cilento, la société du revolver et du poignardà Forli. Ces dernières ainsi que toutes les autres sociétés secrètes des Romagnes sont lesbranches d’un même tronc, les doigts d’une même main 84.

Dans le livre, le seul exemple concret qui ne soit pas tiré de la littérature désormaisconsacrée sur la camorra est précisément la découverte d’une organisation de délin-quants dans le Cilento, la prétendue crosca, une association de vingt-cinq individus(connue aussi sous le nom de Società della pubblica pace) dont le procès fut instruitpar Forni lui-même quand il était encore procureur général de Vallo Lucano.Il est assez étonnant que non seulement les inspecteurs de police de Naples,interrogés sur les règles et l’organisation de la camorra, n’aient pratiquementrien à en dire, mais aussi qu’un fonctionnaire, chef de la police à Naples pendanttrois ans, ne puisse présenter qu’un seul exemple d’association criminelle remon-tant à sa précédente expérience de procureur, à savoir cette étrange associationprésente dans le Cilento (terre traditionnellement non touchée par la camorra)consacrée à la vengeance des torts subis. Surprenant également, le fait qu’ilcommence, par contre, à citer en long et en large Rinconete y Cortadillo, en plus del’omniprésent Monnier.

84 - E. FORNI, Dei criteri..., op. cit., p. 58.7 8 6

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Tout se passe comme si les responsables de l’ordre public, devant, pour desraisons politiques, resituer dans un cadre unitaire appelé camorra leurs connais-sances sur la phénoménologie criminelle napolitaine, abandonnaient leurs propresconnaissances sur cette dernière – peut-être trop fragmentaires pour donner unevision unitaire – et recouraient à la tradition publique discursive et littéraire sur lacamorra, la seule capable d’offrir des réponses aux questions posées par l’autoritépolitique. L’imaginaire de la camorra, fondé sur une représentation littéraire etmythique de la secte et réactivé périodiquement sur la base de sollicitations poli-tiques, « fonctionne » comme le schéma de référence car il offre un point de vuesynthétique qui englobe et « explique » les comportements déviants et criminels,lesquels seraient, sinon, dispersés dans une casuistique insaisissable, aussi fuyanteque l’univers morcelé des métiers d’Ancien Régime qui survit encore alors dansles quartiers populaires napolitains.

L’optique ne varie pas chez Bolis qui propose une image des « classes dange-reuses à l’italienne », usant d’une métaphore ancienne destinée à une grande for-tune, celle de la pieuvre :

Comme les Romagnes sont tourmentées par les associations de malfaiteurs, les provincesnapolitaines et siciliennes le sont aussi par la camorra, appelée mafia à Palerme sansque cela ne change rien à sa nature. Dans les unes comme dans les autres provinces, elleconstitue une association d’hommes agités et violents qui s’imposent aux plus faibles pouren tirer un profit illicite : en un mot, c’est l’intimidation organisée qui met à contributionle citoyen pacifique 85.

Et encore, avec une évidente intention politique : « Les associations de malfaiteursde Bologne, les poignardeurs de Ravenne et de Faenza, la mafia de Palerme, lacamorra de Naples, tous se comportent en suivant à peu près les mêmes règles 86. »Le fait d’évoquer les Romagnes, patrie de républicains et d’anarchistes plus qued’organisations criminelles, en dit long sur la culture de ce texte, illustrée sansambiguïté par une analyse des coutumes romagnoles centrée sur leur dangereuseprédisposition à l’association : « L’habitude de conspirer, de se rebeller et le dangercommun rendirent nécessaire l’association : dans les âmes élevées, cela servità démolir l’absolutisme des papes ; dans les classes dangereuses, cela conduisit àl’oppression des concitoyens, au délit et à l’assassinat 87. » Ce que Bolis veut fairecomprendre sans le dire explicitement, à savoir le lien entre le désordre politiqueet la criminalité, le nouveau ministre de l’Intérieur Giovanni Nicotera le ditouvertement au Parlement lorsqu’il affirme qu’en Sicile, on trouve des individusqui s’appellent mafieux, en Romagne malfaiteurs, à Naples camorristi mais qu’ensubstance, ils appartiennent tous à la même espèce, vu qu’ils sont anarchistes et

85 - G. BOLIS, La polizia..., op. cit., p. 685.86 - Ibid., p. 737.87 - Ibid., p. 676. 7 8 7

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membres de l’Internationale 88. Face au nouveau danger représenté par la crois-sance du mouvement anarchiste et socialiste, le ministre de la sinistra storica trouveutile de réactiver l’arsenal rhétorique déjà employé par la destra storica pour com-battre les garibaldiens et les mazziniens.

L’analyse des discours conduite jusqu’ici trouve une confirmation importante dansles mots du ministre Nicotera. Face à ces affirmations, les chercheurs – historienset spécialistes de sciences sociales – peuvent choisir entre deux attitudes. La pre-mière est de refuser ces affirmations et d’y voir le simple fait d’une criminalisationordinaire, une conséquence de courte durée de la rhétorique politique. Avec cetteapproche, le savoir sur le crime (nous sommes dans ce cas sur le seuil de la puissanteorientation scientifique qui a investi le savoir criminologique depuis l’apparitionde L’uomo delinquente de Lombroso 89) doit être distingué de l’emploi politique quilui succède et qui n’entame pas sa nature heuristique. L’autre attitude est celleque j’ai présentée dans ce travail. Elle suppose de ne pas se laisser effrayer par laconfusion des langages, la fusion des discours politique, littéraire et criminel, maisau contraire de pénétrer et d’enquêter au sein de cet amalgame. L’objectif est ainside rechercher les liens, parfois peu visibles, qui unissent transformations discursives,conjoncture politique et processus d’identification, de répression, de classificationpar types ou de description folklorique. Ces liens unissent l’imaginaire, essentielle-ment littéraire, de l’époque aux pratiques judiciaires, policières ainsi que, de plusen plus, médico-légales et ils caractérisent plus généralement l’utilisation du crimedans la sphère publique. Il s’agit de processus qui, par leur valeur performative,ne doivent pas être confondus avec de simples descriptions d’un univers marginalet de ses déviances mais qui doivent être analysés comme des vecteurs puissantsde construction des identités collectives.

La description de la secte mythique de la camorra, développée au cours desvingt premières années de l’Italie unifiée, reste pour longtemps un arrière-plandiscursif, une réserve de sens réutilisable, selon les cas, par l’opinion publique,l’analyse judiciaire, l’enquête policière ou la réflexion historique et sociologique.Elle est reprise de façon solennelle au début du XXe siècle lorsqu’un célèbre casjudiciaire, le procès Cuocolo, propose à nouveau à l’opinion publique nationale lethème de l’existence à Naples d’une redoutable secte criminelle plébéienne appe-lée camorra. Tout au long du siècle, elle a par ailleurs nourri l’image holographiquede la ville, innervant la chanson dialectale et la tradition théâtrale populaire avec les

88 - L’intervention de Nicotera eut lieu à l’issue d’une interpellation de Felice Cavallottisur l’expulsion d’Italie de Benoît Malon. Pour cet épisode, voir l’entrée « Andrea Costa »par Andreina DE CLEMENTI, dans Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 30, 1984, p. 133.89 - Cesare LOMBROSO, L’uomo delinquente studiato in rapporto alla antropologia, alla medi-cina legale e alle discipline carcerarie, Milan, Ulrico Hoepli, 1876. Sur l’anthropologie crimi-nelle, voir Silvano MONTALDO (dir.), Cesare Lombroso. Gli scienziati e la nuova Italia,Bologne, Il Mulino, 2010 ; Delia FRIGESSI CASTELNUOVO, Cesare Lombroso, Turin,Einaudi, 2003 ; Mary GIBSON, Born to Crime: Cesare Lombroso and the Origins of BiologicalCriminology, Westport, Praeger, 2002.7 8 8

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sceneggiate et formant ainsi une part tourmentée mais incontournable de l’identitécitadine. De ce fait, lorsqu’au cours des années 1970, le redoutable boss RaffaeleCutolo veut fonder une véritable organisation criminelle centralisée, la tristementcélèbre Nuova camorra organizzata, il procède en ayant à l’esprit cette tradition 90.De sa cellule de la prison de Poggioreale, Cutolo tente – sans succès – de rivaliseravec la mafia, créant au sein du territoire napolitain une organisation criminellesecrète caractérisée par la dévotion personnelle au chef : une secte avec son tribunal,ses rites, ses mots d’ordre et ses mythes. L’imaginaire prend corps et devient réalité.

Francesco BenignoUniversité de Teramo

Traduction de Maria Novella Borghetti

90 - M. JACQUEMET, Credibility in Court..., op. cit., p. 31. 7 8 9

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