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Lieu du secret : crire entre la musique et le silence
Midori OGAWA
Elle marche, crit Peter Morgan. Comment ne pas revenir ? Il faut
se perdre. Je ne sais
pas. Tu apprendras. Je voudrais une indication pour me perdre.
Il faut tre sans
arrire-pense, se disposer ne plus reconnatre rien de ce quon
connat, diriger ses pas
vers le point de lhorizon le plus hostile, sorte de vaste tendue
de marcages que mille
talus traversent en tous sens on ne voit pas pourquoi. (VC, p.
9)
Ces pas de la mendiante dans Le Vice-consul1rappellent ceux
dAnne Desbaresdes,
hrone du rcit qui a pour son titre Moderato Cantabile, une
annotation musicale
voulant dire modr et chantant 2. Ici, les pas et la cadence vont
ensemble. Mais o ?
Au bord de la folie et mme au-del. A la fois partout et nulle
part. Lerrance est sans
destination, comme lest la musique moiti perdue et dont on ne se
rappelle que les
refrains qui reviennent toujours. Le pas et la cadence sont sans
doute aussi ce qui reste
de la raison chez ces hrones : ces pas rguliers sur le sol et
dans la partition, comme
1 Marguerite Duras, Le Vice-consul (abrg. VC), 2005 (1966),
Gallimard, coll. LImaginaire . 2 Marguerite Duras, Moderato
Cantabile (abrg. MC), 1987 (1958), Les ditions de Minuit, coll.
double .
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les battements de cur, sont les seules choses que lon puisse
distinguer de ltendue
spacieuse et informe que sont la folie et la musique. Cest dans
ces pas cadencs
signe de rsolution et de prudence que le lecteur peut aussi
deviner lattitude de
lcrivain Marguerite Duras qui dit crire entre la musique et le
silence. Si lcriture
relve de la force lmentaire, cette force touche la part la plus
intime de lcrivain o,
la ralit et limaginaire tant confondus, une vie antrieure et rve
a le mme poids
que la vie prsente et relle. Cest l o la musique et lcriture
se
mlent insparablement : elles en dcoulent, en faisant face au
silence.
Jcris des livres dans une place difficile, cest--dire entre la
musique et le silence. Je
crois que cest quelque chose comme a. On rate toujours quelque
chose, a cest forc,
cest une obligation dans la vie, jai rat la musique3.
Cette confession en dit long et place immdiatement la musique en
tension avec
lcriture, activit cratrice laquelle lcrivain sest finalement
destin. Le choix de
lcriture ne se faisait pas chez Duras, on le sent, sans regret
ni douleur. Dailleurs, ce
drame psychologique se rpercute sur la production littraire de
lcrivain, (lexemple le
3 Entretiens avec Michel Field, Le Cercle de Minuit, mission
diffus le 14 octobre 1993 et ralise par Gilles
Daude.
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plus fragrant en est Agatha, le texte dans lequel le drame de la
sparation avec laim et
le sacrifice de la musique se jouent sur le mme plan)4 et en
laisse la trace sous la forme
de la fiction. La musique sclipse de la vie relle de lcrivain,
mais ce nest pas pour
autant quelle disparat compltement. Le fait est quelle gagne une
place toute
particulire, moins comme une chose relle que comme un objet
imaginaire qui
simmisce peu peu dans le monde littraire de Duras.
De ce point de vue, les propos de lcrivain quon vient de citer
mettent en lumire la
relation sous-jacente dont lcriture et la musique tmoignent lune
par rapport lautre.
La musique est omniprsente dans luvre de Duras. Mais, en vrit,
elle a une valeur
plus quautobiographique et participe llaboration de lespace
romanesque5. Il mest
impossible de voir avec vous toutes les facettes de leur rapport
si riche et si complexe.
Je vous propose donc den voir quelques exemples.
1. Forme et mtaphore
Laffinit entre la musique et lcriture est atteste demble deux
niveaux : au
niveau formel et au niveau mtaphorique. Si le lecteur entend une
musicalit dans
lcriture durassienne on la assez dit et dune manire un peu trop
lgre ,
4 Marguerite Duras, Agatha, Les ditions de Minuit, 1981. 5 Le
prsent article sinspire largement de louvrage du mme auteur,
consacr entirement au thme de la musique : Midori Ogawa, La musique
dans luvre de Marguerite Duras, LHarmattan, 2002, coll. Critiques
littraires .
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cest quil y a une recherche parfois rigoureuse travers laquelle
la littrature emprunte
certains lments lexpression musicale. La structure narrative
divise en chapitres de
longueur gale de Moderato Cantabile reproduit formellement la
cadence rgulire de
la notation musicale : modr et chantant 6. Et cette cadence
renvoie celle de la
sonatine joue par lenfant celle de Diabelli quon devrait
entendre en lisant le
texte, en mme temps quelle renvoie symboliquement la vie sans
asprit dans
laquelle Anne Desbaresdes senferme avec un sentiment dennui.
Dans ce roman, le dispositif sonore donne un cadre laventure
sentimentale de
lhrone : sa transgression sopre entre deux seuils, lun reprsent
par la musique,
symbole de lamour maternel excessif, et lautre suggr par un cri
de passion issu dun
crime. On saperoit alors que tout se joue dans la premire scne
du roman consacr
la leon de piano o, submerge par lamour maternel suscit par la
musique que joue
lenfant, lhrone est brusquement arrache cet amour par un cri
suraigu venu de loin.
Elle est littralement touche par lui, comme on peut ltre par la
magie. A ce
moment-l et du point de vue auditif, Anne se trouve dchire entre
deux passions, lune
dj connue lautre pas encore, toutes les deux sans borne
linvitant se noyer en elles.
Lhrone tant ainsi emporte demble lhorizon de la passion, la
suite du roman
nest quune longue et patiente tentative de dchiffrage ou de
reconstitution du drame
6 Marguerite Duras, Moderato Cantabile (abrg MC), Les ditions de
Minuit, 1987 (1958), coll. double .
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quAnne a dj vcu sur le plan sonore. Pourtant, cela ne veut pas
dire que les chapitres
qui succdent au premier composent un supplment prolixe et
inutile. Au contraire, ils
sont importants en tant quils sinscrivent dans leffort
dinterprtation on
comprend alors que ce roman joue sur deux sens du mot
interprtation , dans le sens
musical de jouer un morceau et dans le sens littraire dexpliquer
et de comprendre
qui est, mon avis, le vritable sujet du roman.
Dailleurs, cest cette notion dinterprtation qui, servant de
charnire, runit ici la
musique et lcriture. Si la musique se rapporte lexprience
pleinement vcue,
lcriture ne peut que la re-constituer aprs-coup. Dans les deux
cas, une distance
pourtant simpose, la musique nous sparant du sens, lcriture de
lvnement, comme
si la premire tait trop proche et la dernire trop loin par
rapport lobjet de dsir qui
nous brle. De ce point de vue, le cadre initial de Moderato
Cantabile, savoir tout ce
qui a trait la leon se ddouble implicitement et se superpose la
question de
lcriture. Dans le roman, les adultes forcent avec insistance
lenfant apprendre le sens
de la notation moderato cantabile . Lenfant, lui, doit ainsi
pouvoir associer son
exprience sensorielle (qui appartient au sentiment et aux
sensations) une expression
(qui appartient au langage et la raison). Cet exercice de
lenfant peut tre mis en
relation avec celui de la mre face la passion, exercice quAnne
ne russira pas
comme lenfant a besoin de son professeur sans lassistance de son
partenaire,
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Chauvin. On sait que le roman Moderato Cantabile sinspire de
deux vnements
autobiographiques, lapprentissage musical du fils de lcrivain,
Jean, et une liaison
amoureuse. Le roman laisse apparatre en filigrane une
confrontation entre la musique et
lcriture en matire damour et de passion. Et jajouterai que cette
problmatique
traverse de faon constante toute luvre de Duras.
De manire plus labore, Le Vice-consul, paru sept ans plus tard,
est conu comme
une uvre rgie par une syntaxe musicale 7 interpellant moins
lintelligence que la
sensibilit, exprimant ainsi moins le sens que la signifiance8.
La cartographie de lInde
que dcrit Le Vice-consul, plus imaginaire que relle, se laisse
plutt lire comme une
partition musicale, partition dans laquelle quelques noms
propres ( Chandernagor ,
Mandalay , Calcutta , Battambang ), choisis pour leur sonorit,
ou encore
quelques noms communs ( chaleur , crpuscule , lpre ) ou des
formules
( On dit : par exemple) sont disposs de sorte quils composent
des mlodies douces
comme une berceuse o lendormissement, lindolence et loubli se
mlent
insparablement. Dcharge de sens, la syntaxe musicale se situe du
ct de
7 La phrase est cite par C. Blot-Labarrre. Christiane
Blot-Labarrre, Le Vice-consul ; lcole des Lettres, II, no6,
1987-1988, p. 118. En effet, Duras affirme ainsi : Je ne prononce
pas le mot posie. Dans Le Vice-consul, jai cherch une syntaxe
musicale. [] LInde, chacun la reconstruit. Jai pris des mots,
Chandernagor, Mandalay, pour leur musique . 8 Marguerite Duras, Le
Vice-consul (abrg, VC), Gallimard, 1991 (1965), coll. LImaginaire
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lindiffrence et du silence qui travaillent de lintrieur le texte
pour contrebalancer
deux oppositions : dune part, le dsir dcrire sur la douleur des
Indes ou de crier sur
elle et dautre part, celui de nen rien dire et de la supporter
en silence. Hsitant entre le
discours et le mutisme, Le Vice-Consul est aussi lun des textes
de Duras le plus
intimement li au thme de la musique, si on peut entendre
celle-ci comme une
recherche formelle pousse lextrme dans laquelle lexpression se
place du ct de
lindicible et de linsignifiance. A ce niveau, la musique, dote
dune valeur ambivalente
puisquelle est la fois futile et persistante, peut sopposer aux
belles lettres. La
musique devient alors musica , thtre des paroles vaines qui ne
mnent nulle part9.
Cest dans cette recherche formelle que le texte du Vice-consul
ait fait son tour lobjet
dun traitement musical, lorsquil a donn suite dautres textes. On
pourrait alors
voquer le principe de variations10
.
La proximit entre la musique et luvre ne se limite pas laspect
formel. Ce nest
pas tant lapparente familiarit qui caractrise la musique chez
Duras quune profonde
affinit qui permet la musique de travailler de lintrieur luvre
littraire. La musique
agit alors sur lcriture par le biais de mtaphores, mtaphores
dlibrment
9 Duras a crit deux pices de thtre intitules La Musica qui
explorent ce motif. Cf. Marguerite Duras, La Musica, in Thtre I,
Gallimard, 1965 ; La Musica Deuxime, Gallimard, 1985. 10 Marguerite
Duras, La Femme du Gange, prcde de Nathalie Granger, Gallimard,
1973 ; Marguerite Duras, LIndia Song, Gallimard, 1973. Quant au
principe de variations, certains textes semblent prter davantage au
jeu de proximit sans que la ressemblance sinstaure rigoureusement
entre la notion musicale et luvre littraire.
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protiformes, ayant nanmoins une propension sattacher lantriorit,
au
dbordement ou lindicible. Assimile dans luvre littraire, la
musique fonctionne
comme une catachrse qui cherche sexprimer au-del de la
reprsentation. Mtaphore
mystrieuse dont le sens lui-mme dborde de toutes parts, la
musique ensorcle les
personnages par son image oxymorique. Douceur gorge 11
, elle les emmne dans
une contre o se mlent la violence et la douceur, la souffrance
et le plaisir suave. Le
temps musical est charg dune puissance symbolique, comme le
montre par exemple
linoubliable incipit de Moderato Cantabile : Elle coutait la
sonatine. Elle venait du
trfonds des ges, porte par son enfant elle. Elle manquait
souvent, lentendre,
aurait-elle pu croire, sen vanouir (MC, p. 54).
2. La musique et le temps
Ainsi, la musique conduit-elle souvent les personnages une sorte
de temps suspendu.
Si lcriture et la musique ont un rapport troit avec le temps,
leur manire dagir sur la
dure diffre pourtant lune de lautre.
Marqu par des rptitions, le dveloppement musical est circulaire
une uvre
musicale est organise souvent pour quun lment de dpart se
retrouve la fin
11 Marguerite Duras, LAprs-midi de Monsieur Andesmas (abrg AM),
Gallimard, 1987 (1962), coll. LImaginaire , p. 111.
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alors que le dveloppement littraire fond sur la narration reste
linaire. Incorpor
luvre littraire, llment musical agit sur la linarit de la
narration, dtruit leurs
dmarcations temporelles pour rendre polyphonique la dure
narrative. Trs souvent,
llment musical dsorganise chez Duras lordre de la narration,
ayant pour but de
crer un espace-temps propre au sein de la digse. Souvenez-vous
par exemple de la
musique de Jean-Sbastien Bach qui surgit la fin de Dtruire,
dit-elle pour troubler le
droulement de lhistoire.12 Son Art de la Fugue qui retentit en
progressant du fond de
la fort vers les personnages dchire la digse et simpose la fois
comme un lment
apocalyptique et comme le symbole dun temps venir. Souvenez-vous
aussi de la
musique dans Dix heures et demie du soir en t13
, chanson de cet t , chante par le
personnage de Maria pour attirer lattention de Rodrigo Paestra,
un criminel en cavale.
Dans ce texte, llment musical ralise une rencontre autrement
impossible entre deux
tres : plus prcisment, il permet aux personnages de vivre une
dure uchronique en
tant que temps supplmentaire et fantasmagorique vou entirement
la ralisation du
dsir.
Cette capacit confre llment musical est souvent employe chez
Duras comme
un moyen de faire face une chance invitable (la mort du criminel
dans Dix heures
12 Marguerite Duras, Dtruire, dit-elle, Les ditions de Minuit,
1987 (1969), pp. 135-136. 13 Marguerite Duras, Dix heures et demie
du soir en t (abrg DS), Gallimard, 1989 (1960). Cf. p. 146 :
Comment nommer ce temps qui souvre devant Maria ? [] Cette
incandescence, cet clatement dun amour enfin sans objet ?
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et demie, par exemple), ou mieux, darrter ou de dtourner
lcoulement du temps qui
se prcipite vers la fin, telle une fatalit tragique. cran du
dsir au mme titre que le
rve, la musique correspond alors ltat dme des personnages,
dsireux de remplacer
le temps rel par un temps fantasmatique matrialis par elle.
LAprs-midi de Monsieur
Andesmas14
est en ce sens exemplaire. On sait que ce texte est recouvert
des phrases
morceles dune chanson imagine par lcrivain. Et les paroles de
cette chanson Quand
le lilas fleurira, mon amour, cites lexcs dans le roman au point
de perturber le
droulement narratif, reflte en vrit le dsir du vieillard
solitaire de diffrer la fin
tragique sa sparation davec sa fille adore Valrie et, faute de
quoi, denfermer
limage de celle-ci dans la chanson quelle chantait et qui lui
ressemble. La musique est
ici relie plus que jamais au travail orphique du personnage du
vieillard qui tente de
faire revenir un moment du pur bonheur, rellement vcu ou non. Si
la musique est ce
point sollicite dans luvre de Duras, cest aprs tout parce quelle
est invariablement
relie au monde de la passion.
3. Le lieu de la passion
Puisque la musique souvre invariablement sur la passion,
lcriture de Marguerite
14 Marguerite Duras, LAprs-midi de Monsieur Andesmas (abrg AM),
Gallimard, 1987 (1962), coll. LImaginaire .
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Duras tente de lintgrer dans son imaginaire littraire. La
musique devient ainsi un
modle artistique suivre. Pour Duras, non seulement la musique
relve de la passion,
mais aussi elle signifie laccomplissement de la forme forme dune
beaut
obtenu par un effort et un sacrifice considrables (au point que,
par exemple, lenfant
qui apprend la musique est compar lenfant-martyr ). En tant que
modle, luvre
musicale prsente un quilibre parfait entre le contenu et la
forme, entre la passion
dvorante et lexpression formelle. Si donc la relation entre la
musique et les
personnages apparat comme quivoque, cest parce que la musique
lest profondment.
La musique demeure ainsi entre la raison et la folie, entre
lexaltation passionnelle et le
dtachement apais, entre la violence et le dsir apathique de
mort. Parmi de
nombreuses qualits que peut avoir la musique, ce quon vient de
voir est, mes yeux,
celle qui a mu le plus lcrivain. Cest pourquoi non seulement
Duras multiplie des
scnes et lments musicaux, mais aussi elle peuple le monde
romanesque de
personnages touchs par la musique. Si on examine de prs les
textes o il y a de la
musique, on sera tonn de sa varit et son tendue. Du ct des
personnages, aussi
bien les enfants que les adultes ont affaire la musique. Du ct
de la musique se
manifeste une diversit des genres dont chacun porte un sens
particulier, si bien que,
mme si les lments musicaux sont tous relis la scne de la
passion, le sens quils en
dgagent diffre. Par exemple, la musique la musique classique
dans la plupart des
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cas, notamment Moderato Cantabile, Dtruire, dit-elle, ou LAmant
est charge
dune valeur symbolique, alors que la chanson (LAprs-midi de
Monsieur Andesmas,
LHiroshima mon amour ; Lt 80, La pluie dt avec Il y a longtemps
que je
taime ) fonctionne souvent comme une alternative possible au
texte littraire,
alternative tout au plus idalise. Il y a aussi le chant ou la
mlodie. Lorsquune
musique est chante par des personnages, il ne sagit plus de
chanson en tant que
concept, mais elle dcoule directement de leur vie intime, comme
si la mlodie sortie de
leur bouche tait quivalent de ce que scrte leur propre corps.
Loin de reprsenter
lide de perfection, la musique devient alors un avatar de la vie
intrieure des
personnages, et sa matire aussi fragile quune respiration qui
disparat dans lair.
DAnne-Marie Stretter Nathalie Granger, en passant par Joseph, la
mre de lden
cinma, Agatha, la jeune fille de LEt 80, les personnages de
Duras se ressemblent,
tous placs sous le signe de la passion et de la musique. Ils
semblent incarner une grce
musicale qui transforme le sentiment le plus virulent en
expression la plus douce qui
soit. On touche ici le point nvralgique de la prsence musicale
dans luvre de Duras.
Si les lments musicaux sont nombreux, cest parce quils
participent dessiner une
autre vie possible que lcrivain imagine en tant que romancire,
en y investissant une
part de fiction et une part de vcu. La musique fait alors se
reflter limage de lcrivain
sur le miroir de lcriture. Comme une altrit idale, llment
musical occupe une
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place particulire dans luvre. Quant aux personnages, ils sont
souvent dcrits comme
un double de Duras, pourtant moins en tant qucrivain que
musicienne : ils sont ainsi
vous la musique sans devenir de vrais musiciens, bref, sans
exception ils ratent
comme lcrivain ou abandonnent la musique.
Dans ce jeu de miroir, lcrivain se livre une opration bien
paradoxale : alors que
Duras dote ses personnages dune sensibilit musicale la plus
riche qui soit, elle les
empche du mme coup dassumer lavenir qui leur semble rserv. Comme
si
lcrivain renonait au dernier moment la ralisation de son
fantasme, les personnages
voient leur vie se briser brutalement. Le rsultat en est quils
sont parfois victimes du
sentiment amer davoir t spars de lobjet dadoration, lexception
des enfants qui
bnficient dun lien privilgi avec la musique et la passion. Chez
Duras, le passage
lge adulte concide souvent avec le moment de la sparation davec
la musique (on
pensera Agatha, Anne-Marie Stretter, au vice-consul ou bien
dautres exemples), et
ce nest nullement un hasard si ce passage correspond aussi la
prise de conscience
dune vocation littraire15. La littrature prend le relais de la
musique, mais celle-ci
survit dans le monde romanesque en tant qualtrit de la
littrature. Le cri, les chansons,
la musique ou le bruit, tout ce qui relve de lauditif, avec les
personnages marqus par
la musique, constituent le noyau de limaginaire, et rappellent
lcrivain sa double
15 Voir par exemple LAmant. Marguerite Duras, LAmant, Gallimard,
1984.
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origine. Si la littrature porte chez Duras le deuil de la
musique, cest grce lcriture
que cette musique peut renatre dans la littrature.
La musique tend ainsi un miroir la littrature dans luvre. Et
parmi de nombreux
lments, cest Anne-Marie Stretter, personnage superbe et
inoubliable, qui reprsente le
mieux limage de laltrit. Anne-Marie Stretter est la personne la
plus proche de la
musique, et dune certaine manire la plus loin de la littrature
aussi, elle tient ainsi la
place non pas du double de lcrivain, mais du double de lautre de
lcrivain. Dans Le
Vice-consul sopposent, on sen souvient, deux groupes dhommes.
Dun ct, celui des
Blancs, exils mondains aux Indes. Certains dentre eux se
plaignent de leur condition
de vie en feignant de ne rien savoir sur la misre du pays,
certains autres, comme
lAmbassadeur et Peter Morgan, dsirent faire tat de cette misre
pour lcrire. A leur
oppos existe un autre camp : celui de ceux qui subissent la
violence sociale,
physique ou psychologique dans un silence presque religieux.
Situe entre ces deux
camps, la place dAnne-Marie Stretter est bien emblmatique.
Irrprochable, cette
femme mne pourtant une double vie, entoure de secrets. Et quand
les hommes
sexaltent au projet dcriture, elle donne son avis : Il ne faut
pas crire, restons ici, de
ce ct-ci, en Chine, aux Indes, de la posie personne ne sait, il
y a dix potes sur des
milliards dhommes chaque sicle Ne faisons rien, restons l rien
(VC, p. 136).
Ces propos mettent en garde contre le danger de complaisance qui
peut rsider dans
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lcriture. Elle dit prfrer rester dans laffect et dans les
sentiments muets. Elle a, il est
vrai, un rapport aux mots bien diffrent.
Elle ne cherche pas le mot.
Le mot pour le dire?
Cest--dire que le premier mot qui paratrait convenable, ici
aussi, empcherait les
autres de vous venir, alors (VC, p. 124)
Ce rapport difficile lgard des mots cre une sorte de mystre dans
lequel
lAmbassadrice sombre volontiers. Son silence et son indiffrence
suscitent nanmoins
des rumeurs, des curiosits ou parfois la critique et le scandale
puisque les gens, avides
dexplications, supportent difficilement la prsence de cette
femme. Que lon ne sy
trompe pas, ce personnage ne soppose pas aux mots (le roman
parle de sa lecture ).
Plus prcisment, Anne-Marie Stretter est quelquun qui sexprime
avec le silence, en
couvant en elle sa part dombre. Comme on le verra plus loin,
lorsquelle sexprime,
cest dans la marge des mots et du silence.
4. Anne-Marie Stretter : crivain lenvers
Double de lautre de lcrivain, Anne-Marie Stretter est dcrite
comme une personne
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sans origine. Comme le montrent les propos de Tatiana Karl, rien
ne [peut] plus
arriver cette femme, [] plus rien, rien. Que sa fin 16. Le pass
dAnne-Marie est
enfoui et forme un secret impntrable. Ce secret accompagne
dsormais le personnage
comme une ombre o se dpense ou sexprime quelque chose dont le
nom ne vient
pas lesprit (VC, p. 109). La mtaphore de lombre dsigne ici la
prsence de
lindicible et de linatteignable qui fonde la personne
dAnne-Marie Stretter. Cest
pourquoi, malgr limpossibilit de dire, cette ombre nous
interpelle : Que dissimule
cette ombre qui accompagne la lumire dans laquelle apparat
toujours Anne-Marie
Stretter ? (VC, p. 109), sinterroge le texte.
Insparable de sa part dombre, le personnage dAnne-Marie Stretter
garde
malicieusement le secret aux yeux des autres. Ny a-il pas alors
un moyen dy accder et
de le faire dcouvrir en plein jour ? Il y a, cest vrai, sa
musique qui tmoigne du pass
heureux de lhrone, puisquelle renvoie une priode avant le
ravissement , avant
les Indes, lorsquAnne-Marie, jeune vnitienne, sattendait une
carrire de pianiste.
Cependant, mme la musique romantique que lhrone joue ne mne pas
lorigine du
personnage. Le fait est quelle protge le personnage comme un
voile lger, voile
double usage, car il spare dune part le personnage de son
entourage en enfermant ce
premier dans son secret, et dautre part, il spare le personnage
de son propre secret. Ce
16 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard,
1963, p. 16.
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faisant, la musique, en protgeant le secret contre le
dvoilement, le rend
paradoxalement visible. Elle fonctionne comme un signe de deuil
qui ne se termine
jamais, deuil impossible puisque son origine a dj t ensevelie
dans un pass
introuvable.
Ainsi, le personnage dAnne-Marie Stretter semble-t-il vivre
profondment dans le
secret et avec le secret. Semparant de la figure de musicienne,
elle entretient un rapport
intime avec la musique. Cette femme, qualifie d irrprochable
puisque rien ne se
voit , rvle davantage sa nature lorsquelle sloigne de la socit
mondaine de
Calcutta pour se retirer, avec ses intimes, dans son appartement
priv du Prince of Wales.
La troisime partie du Vice-consul est consacre la vie intime de
lhrone. Celle-ci est
dabord dcrite comme une femme prisonnire dun souvenir ancien, si
ancien que sa
cause semble avoir t perdue jamais. Cest cette distance
incalculable entre la cause
perdue et lexpression de la souffrance qui caractrise cette
femme :
Anne-Marie Stretter accompagne Charles Rossett. Ils traversent
le parc. Il est six
heures. [] Il dit quil est heureux. Elle ne rpond pas. Il voit
sa peau tache de soleil,
trs ple, il voit quelle a trop bu, il voit que dans ses yeux
clairs le regard dense,
saffole, il voit tout coup, voil, cest vrai, les larmes.
Que se passe-t-il ?
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Rien, dit-elle, cest la lumire du jour, quand il y a du
brouillard, elle est si pnible
[]
Il marche dans Calcutta. Il pense aux larmes. Il la revoit
pendant la rception, essaie
de comprendre, frle des explications, ne les approfondit pas. Il
lui semble se souvenir
que dans lexil du regard de lambassadrice, depuis le
commencement de la nuit il y
avait des larmes qui attendaient le matin. (VC, p. 164)
La raison de ces larmes ne sclaircira jamais dans le roman. Les
larmes sont certes
une expression de la souffrance, mais cette expression ne
sexprime que dans un temps
diffr. Lorsquelles arrivent la surface de la peau, en dbordant
les yeux, leur origine
a dj disparu depuis longtemps. Anne-Marie Stretter vit dans ce
dcalage, en prfrant
rester silencieuse au lieu de dire tout et sur le coup. Du peu
de choses quelle exprime
propos delle-mme, il y a ceci : Je pleure sans raison que je
pourrais vous dire, cest
comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelquun
pleure, cest comme si
ctait moi (VC, p. 198).
Elle vit dans cette zone de la souffrance qui est dj en train de
devenir trangre
elle-mme. Elle donne le sentiment dtre maintenant prisonnire
dune douleur trop
ancienne pour tre encore pleure (VC, p. 198). Cest cette
trangret tre hors de
ses sentiments quelle exprime par rapport sa propre souffrance,
comme si celle-ci
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devenait trangre elle ou devenait une souffrance quelconque, la
sienne et celle des
autres confondues, et qui rend cette femme inaccessible et hors
datteinte. Pleureuse de
tout et de rien, Anne-Marie Stretter se transforme en une sorte
dicne de la douleur
fminine, telle une image de Marie dans une glise. Cest aussi
cette trangret qui fait
delle une femme constamment en fuite, absente delle-mme. Les
larmes, dans ce cas,
sont un signe dabsentement. A propos des larmes verses par
Anne-Marie Stretter, on
lit aussi : On reste l, on attend prs delle, elle qui est partie
et qui va revenir (VC,
196).
Cette capacit dabsence rapproche, de manire puissante,
Anne-Marie Stretter de la
musique. Lune et lautre vident le temps prsent rendrent le
prsent caduc ou absent
en le renvoyant soit un pass perdu soit un avenir lointain.
Anne-Marie et la
musique, lune et lautre dessinent le mouvement de va-et-vient
entre ces deux temps en
brisant une continuit temporelle. Elles sont toutes les deux
celles qui reviennent de loin,
comme une hantise. Dans India Song, Anne-Marie Stretter est sans
conteste la figure de
la revenante. Morte mais appele la prsence, elle est celle qui
est capable de revenir
comme un fantme, de sen aller comme une phrase musicale. Citons
ici un passage du
Vice-consul qui laisse entrevoir dj laspect fantomatique de
cette femme.
Elle sort, elle dit : Je vais chercher de la glace, celle-l est
fondue, pendant la
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mousson elle fond si vite que
Ils entendent la fin de la phrase du couloir qui part du perron.
Et puis ils ne
lentendent plus, la chambre reste silencieuse, lodeur de
citronnelle revient la surface,
blanche odeur. Michael Richard chantonne lair du morceau de
Schubert. Elle revient,
tient la glace dans ses mains, se brle, rit, la jette dans le
seau glace, sert du whisky.
(VC, p. 190)
Anne-Marie Stretter disparat, rapparat ; entre temps, le morceau
de Schubert tourne,
la blanche odeur de citronnelle tourne. Dans ce temps
circulaire, Anne-Marie Stretter
passe comme un fantme : quand elle devient invisible, elle ne
disparat pas
compltement, la phrase prononce assurant sa prsence infiniment
disparaissante. Cette
femme est entre la prsence et labsence, entre les vivants et les
morts. Sa manire
dtre est trs musicale. Dailleurs, dans la scne, la phrase dite
par Anne-Marie et lair
chantonn par Michael Richard ont le mme effet, seffritant dans
le temps sans
disparatre compltement, se tenant ainsi entre la pleine sonorit
(ou sens) et le silence.
La littrature rencontre ici la musique, grce lintermdiaire
dAnne-Marie Stretter.
5. La musique : le temps dailleurs
Dans Le Vice-consul, le pass est radicalement spar du prsent ;
quant au prsent, il
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semble tre immobilis. Le temps sarrte alors de scouler. Il
devient discontinu ; le
prsent est rempli de mouvements circulaires, comme cette phrase
de Schubert qui
remplit lespace de lhistoire :
Anne-Marie Stretter joue le Schubert. Michael Richard a teint
les ventilateurs. Lair
pse tout coup sur les paules. Charles Rossett sort, revient, il
sassied sur les marches
du perron. Peter Morgan parle de sen aller, il sallonge sur le
divan. Michael Richard,
accoud sur le piano, regarde Anne-Marie Stretter. George Crawn
est prs delle, assis
les yeux ferms. Le parc sent la vase, cest la mare basse sans
doute. Le parfum
poisseux des lauriers-roses et la fade pestilence de la vase,
suivant les mouvements trs
lents de lair, se mlangent, se sparent.
La phrase musicale est dj deux fois revenue. La voici pour la
troisime fois. On
attend quelle revienne encore. La voici. (VC, p. 162)
Non seulement la musique morcle une temporalit linaire, en
transformant la dure
relle en une succession de moments sensibles et existentiels.
Elle invite aussi revoir,
revoir autrement, modifier le pass. Agie et travaille par elle,
lcriture durasienne
revient sans cesse son propre geste : elle y revient pour en
repartir, fait ainsi des livres
le lieu de rcritures et de variations. crire entre le silence et
la musique signifie
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pour-tre cela, cest--dire agir la fois contre le despotisme du
sens et le rgne de
linsignifiance. Tisse du silence et de la musique, lcriture de
Marguerite Duras est
comme un fil dAriane, promesse des aventures et de la
survivance, qui nous permet de
le suivre avec les pas la fois cadencs et rsolus.