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Claudia-Cristina Serban L’ ‘idéal de la raison pure’ et la fracture du fonctionnement ontothéologique du possible dans la philosophie critique de Kant Abstract: The article inquires into the reasons that led Kant to part from rational theology in the Critique of Pure Reason, following the transcendental metamor- phosis undertaken by the concept of possibility. By analyzing the genesis of the ideal of pure reason, it is shown how possibility is diverted from its theological in- vestment while becoming relative to phenomena and experience: any totalization attempt is now forbidden; the nerve of the pre-critical ontotheological proof is severed, precluding all critical alliance between ontology and theology. Emphasis is also put on the corresponding transformation of two other ontotheological key concepts: reality and existence, and on the double orientation of Kant’s critique of the ontological argument: against Leibniz no less than against Descartes. Keywords: ideal of pure reason, possibility, reality, existence. Claudia-Cristina Serban: Université Paris-Sorbonne (Paris IV); [email protected] Dans ses écrits précritiques (notamment, dans la Nova Dilucidatio de 1755 et dans le Beweisgrund de 1763), Kant met ses efforts spéculatifs au service de la théologie rationnelle, qu’il entend encore enrichir avec des contributions positives. Même l’émergence précoce de thèses qui vont constituer des pièces de résistance de l’édifice critique (telle, par exemple, la nouvelle conception de l’existence comme position absolue de la chose) ne va pas jusqu’à remettre en cause, dans ces ouvra- ges, cette adhésion dévouée à la cause de la theologia rationalis. Aussi, il importe de souligner la lente maturation de la dénonciation de toute théologie rationnelle dans la Critique de la raison pure, et nous pouvons même dire que la démarche gé- néalogique de la Dialectique transcendantale à l’égard de l’objet de la théologie ne connaît pas de véritable préfiguration précritique. En effet, même les leçons de métaphysique contenues dans les Pölitz-Vorle- sungen, prononcées par Kant, selon toute apparence, entre 1775 et 1781, gardent encore intacte la rubrique de la théologie rationnelle et reprennent, sous cette rubrique, les principaux acquis du Beweisgrund de 1763: «Die Bedingung, durch deren Aufhebung das Deutliche aller Möglichkeit der Dinge aufgehoben wird, DOI 10.1515/kant-2013-0012 KANT-STUDIEN 2013; 104(2): 167–187 Brought to you by | Ecole Normale Superieure de Paris Authenticated Download Date | 3/16/15 5:13 PM
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Apr 01, 2023

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Anne Coignard
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Claudia-Cristina SerbanL’ ‘idéal de la raison pure’ et la fracturedu fonctionnement ontothéologique dupossible dans la philosophie critique deKantAbstract: The article inquires into the reasons that led Kant to part from rationaltheology in the Critique of Pure Reason, following the transcendental metamor-phosis undertaken by the concept of possibility. By analyzing the genesis of theideal of pure reason, it is shown how possibility is diverted from its theological in-vestment while becoming relative to phenomena and experience: any totalizationattempt is now forbidden; the nerve of the pre-critical ontotheological proof issevered, precluding all critical alliance between ontology and theology. Emphasisis also put on the corresponding transformation of two other ontotheological keyconcepts: reality and existence, and on the double orientation of Kant’s critique ofthe ontological argument: against Leibniz no less than against Descartes.

Keywords: ideal of pure reason, possibility, reality, existence.

Claudia-Cristina Serban: Université Paris-Sorbonne (Paris IV); [email protected]

Dans ses écrits précritiques (notamment, dans la Nova Dilucidatio de 1755 et dansle Beweisgrund de 1763), Kant met ses efforts spéculatifs au service de la théologierationnelle, qu’il entend encore enrichir avec des contributions positives. Mêmel’émergence précoce de thèses qui vont constituer des pièces de résistance del’édifice critique (telle, par exemple, la nouvelle conception de l’existence commeposition absolue de la chose) ne va pas jusqu’à remettre en cause, dans ces ouvra-ges, cette adhésion dévouée à la cause de la theologia rationalis. Aussi, il importede souligner la lente maturation de la dénonciation de toute théologie rationnelledans la Critique de la raison pure, et nous pouvons même dire que la démarche gé-néalogique de la Dialectique transcendantale à l’égard de l’objet de la théologiene connaît pas de véritable préfiguration précritique.

En effet, même les leçons de métaphysique contenues dans les Pölitz-Vorle-sungen, prononcées par Kant, selon toute apparence, entre 1775 et 1781, gardentencore intacte la rubrique de la théologie rationnelle et reprennent, sous cetterubrique, les principaux acquis du Beweisgrund de 1763: «Die Bedingung, durchderen Aufhebung das Deutliche aller Möglichkeit der Dinge aufgehoben wird,

DOI 10.1515/kant-2013-0012 KANT-STUDIEN 2013; 104(2): 167–187

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muß nothwendig seyn»1; ou encore, à propos de l’être nécessaire: «seine eigeneMöglichkeit und die Möglichleit aller Dinge [setztet] sein Daseyn voraus […]»2.Cette fidélité de Kant à l’égard de la théologie rationnelle est tout de même sur-prenante3 dans le contexte des Pölitz-Vorlesungen, où sont présents plusieursnouveaux motifs critiques majeurs, relatifs notamment à sa conception du possi-ble: le statut à part des catégories modales, le sens quasi-transcendantal d’unepossibilité réelle, ou la doctrine de l’objet en général comme concept supérieurpar rapport à la distinction du possible et de l’impossible. Tous ces aspects témoi-gnent d’une genèse particulièrement tardive de la critique kantienne de la théo-logie rationnelle4 et montrent que la parution de la Critique de la raison pure en1781 opère un basculement radical du sens de la démarche ontothéologiquequi caractérisait encore la philosophie précritique: ce qu’était le ‘fondement depreuve’ de l’écrit de 1763 devient, dans le contexte inédit de la Dialectique trans-cendantale, le ressort constitutif de l’idéal de la raison pure. Ce basculement estcoextensif, comme nous tâcherons de le montrer, à une fracture du fonctionne-ment ontothéologique du possible, qui consistait à poser, dans la Nova Dilucida-tio comme dans le Beweisgrund, l’existence de l’être nécessaire sur la base d’uneconsidération ontologique du possible5. Dans la première Critique, au régime on-

1 V-Met-L1/Pölitz, AA 28: 310.22–24.2 V-Met-L1/Pölitz, AA 28: 323.27–28.3 Elle est d’autre part symptomatique de l’attitude ambiguë de Kant dans ces leçons envers l’on-tologie traditionnelle, telle que la pratique encore la métaphysique allemande d’école et notam-ment Baumgarten, dont Kant utilise toujours la Metaphysica pour ses cours. Sur ces questions,voir l’étude de Karl Ameriks (Ameriks, Karl, «The critique of metaphysics. Kant and traditionalontology». In: The Cambridge Companion to Kant, éd. par Paul Guyer. Cambridge 1992, 249–279,en particulier 255–272).4 Pour une mise en lumière des rapports complexes de Kant à la théologie rationnelle tout aulong de son œuvre, nous renvoyons à l’ouvrage de Allen W. Wood (Wood, Allen W.: Kant’s Ratio-nal Theology. Ithaca/London 1970).5 Il est en effet remarquable que la formulation d’une preuve de l’existence de Dieu, dans la phi-losophie précritique de Kant (sur le fond d’une critique des preuves traditionnelles qui va abou-tir, en 1781, à la dénonciation généralisée de la théologie rationnelle) soit intimement liée aufonctionnement ontothéologique du possible. Comme le note Jean Ferrari: «Ce rejet de toute dé-monstration de l’existence de Dieu souffre une exception à laquelle Kant demeurera quelquetemps attaché, celle des possibles» (Ferrari, Jean: «La critique kantienne de la preuve ontologi-que, “dite cartésienne”, de l’existence de Dieu». In: L’argomento ontologico. Éd. par Marco-MariaOlivetti. Padova 1990, 247–254, 249). Dans le même esprit, Robert Theis parle du possible commedu «minimum ontologique» que Kant se donne comme point de départ, en 1763, en vue d’une dé-monstration de l’existence de Dieu (Theis, Robert: «Introduction». In: Kant, Immanuel: L’uniqueargument possible pour une démonstration de l’existence de Dieu. Paris 2001, 24).

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tothéologique du possible se substitue sa signification transcendantale6, qui re-vient à penser, selon le principe posé par le premier Postulat de la pensée empiri-que, rien d’autre que la possibilité du phénomène comme objet de l’expérience.

I Le tout du possible et la genèse de l’idéalMême si, en 1781, Kant abandonne toute visée démonstrative au sujet de l’exis-tence de Dieu, le cheminement de sa démarche à l’égard de la théologie ration-nelle rappelle de près celui du Beweisgrund de 1763: l’idéal de la raison pureest lui-même atteint au bout d’une régression partant du possible, tout comme,avant, c’était le cas pour l’être nécessaire. Ainsi, dans l’espace de la première Cri-tique, où la table ‘transcendantale’ des catégories, le schématisme et les Postulatsde la pensée empirique construisent un nouveau sens, transcendantal, du possi-ble, la genèse ‘dialectique’ de l’idéal de la raison pure fait appel à une nouvellemobilisation conceptuelle de la possibilité7 comme voie vers l’être suprême. L’in-flexion propre au discours critique et à la philosophie transcendantale ne man-que pourtant pas de se faire sentir, dans la mesure où le point de départ, au lieud’être celui d’une ontologie du possible, se situe résolument non seulement ducôté du pensable8, mais du côté du pensé qu’est le concept:

Ein jeder Begriff […] steht unter dem Grundsatze der Bestimmbarkeit : daß nur eines, von je-den zwei einander contradictorisch entgegengesetzten Prädicaten ihm zukommen könne,welcher auf dem Satze des Widerspruchs beruht, und daher ein bloß logisches Princip ist,das von allem Inhalte der Erkenntniß abstrahirt und nichts als die logische Form derselbenvor Augen hat.Ein jedes Ding aber seiner Möglichkeit nach steht noch unter dem Satze der durchgängigenBestimmung, nach welchem ihm von allen möglichen Prädicaten der Dinge, so fern sie mitihren Gegentheilen verglichen werden, eines zukommen muß. Dieses beruht nicht bloßauf dem Satze des Widerspruchs; denn es betrachtet außer dem Verhältniß zweier einander

6 Cette substitution marque aussi, de manière définitive, ce que nous pouvons nommer, avecEmmanuela Scribano, «l’irréductibilité des modalités du criticisme aux modalités logiques»(Scribano, Emanuela: L’existence de Dieu. Histoire de la preuve ontologique de Descartes à Kant.Trad. par Charles Barone. Paris 2002, 301, note a).7 La spécificité de ce point de départ est mise en relief par Heinz Heimsoeth, qui insiste sur lacontinuité que fournit la considération ontologique du possible entre Kant et l’école ‘leibnizo-wolffienne’ (Heimsoeth, Heinz: Transzendentale Dialektik. Ein Kommentar zu Kants Kritik der rei-nen Vernunft, III. Berlin 1968, 424sq.).8 Kant jouait sur l’affinité entre le possible et le pensable déjà dans le Beweisgrund de 1763, oùl’impossibilité d’une suppression totale de la possibilité semblait s’appuyer surtout sur la facti-cité originaire de la pensée et sur son épreuve subjective.

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widerstreitenden Prädicate jedes Ding noch im Verhältniß auf die gesammte Möglichkeit,als den Inbegriff aller Prädicate der Dinge überhaupt, und indem es solche als Bedingunga priori voraussetzt, so stellt es ein jedes Ding so vor, wie es von dem Antheil, den es an jenergesamten Möglichkeit hat, seine eigene Möglichkeit ableite. 9

La façon dont Kant procède ici réinvestit et remanie la distinction précritique en-tre le ‘logique’, ou l’élément ‘formel’ de la possibilité, et le ‘réel’, ou l’élément‘matériel’10. Seulement, à cette première distinction se trouve superposée celle,plus radicale, qui transforme les deux éléments du possible en deux types hété-rogènes de possibilité: la possibilité logique du concept et la possibilité réelle dela chose. Et c’est la détermination intégrale comme réquisit de la possibilité d’unechose qui fait qu’aucune chose ne peut être pensée sans être par là rapportée autout de la possibilité. Pour cette raison, la possibilité totale, définie comme ‘la ma-tière de tous les prédicats possibles’11, est la condition d’intelligibilité de la possi-bilité de la chose.

Mais Kant n’est plus dupe ici de son propre argument, puisqu’il reconnaît im-médiatement que cette position nécessaire d’un tout de la possibilité n’est riend’autre qu’une ‘présupposition transcendantale’12. Ainsi, le principe de la déter-mination intégrale requiert la comparaison de la chose avec l’ensemble des pré-dicats possibles, exigence analogue au fonctionnement de la réflexion transcen-dantale, dont le propre est de rapporter les représentations à leur source. Dansla présupposition transcendantale qui est ici en question s’amorce pourtant lagenèse de l’idéal de la raison pure: «um ein Ding zu erkennen, muß man allesMögliche erkennen»13.

Or, tout comme cette exigence ne représente, en contexte critique, qu’uneprésupposition transcendantale, de même, la possibilité totale vers laquelle cetteprésupposition fait signe devra se soumettre aux conditions de sens du discourscritique. En conformité avec ces conditions, Kant peut noter: «Die durchgängigeBestimmung ist folglich ein Begriff, den wir niemals in concreto seiner Totalitätnach darstellen können, und gründet sich also auf einer Idee, welche lediglich inder Vernunft ihren Sitz hat, die dem Verstande die Regel seines vollständigen Ge-

9 KrV, A 571–572/B 599–600.10 BDG, AA 02: 77.25–78.04.11 «Stoff zu allen möglichen Prädicaten» (KrV, A 572/B 600, note).12 «Das Principium der durchgängigen Bestimmung betrifft also den Inhalt und nicht bloß dielogische Form. Es ist der Grundsatz der Synthesis aller Prädicate, die […] enthält eine transscen-dentale Voraussetzung, nämlich die der Materie zu aller Möglichkeit, welche a priori die Data zurbesonderen Möglichkeit jedes Dinges enthalten soll» (KrV, A 572–573/B 600–601).13 KrV, A 573/B 601.

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brauchs vorschreibt»14. N’étant donc pas susceptible d’être exhibée dans lescadres de l’expérience possible (unique espace critique de la présentation inconcreto), la possibilité totale n’a pas d’existence proprement dite (puisque l’exis-tence elle-même ne se conçoit à présent qu’à partir de la synthèse empirique): sonstatut est désormais celui d’un être de raison.

De cette manière, la supposition nécessaire d’un tout de la possibilité nemène plus à la position d’un être nécessaire, mais seulement à celle d’une Idée ra-tionnelle, caractérisée par une nécessité uniquement subjective. S’en tenir à cetteconclusion, ce serait respecter les limites du sens fixées par l’Analytique trans-cendantale, et ne pas franchir à proprement parler le seuil de la Dialectique. Or, lefonctionnement dialectique de la raison se caractérise précisément par le glisse-ment qui fait passer de l’Idée de la possibilité totale à l’idéal de la raison pure,‘concept d’un objet singulier qui est intégralement déterminé par la seule Idée’15.L’idéal de la raison se laisse précisément reconnaître comme objectivation del’exigence subjective de cette faculté, comme position d’un objet là où la raisonn’était en droit d’avancer qu’une supposition. Il est le ‘substratum transcendantalde la détermination intégrale’, à travers lequel s’insinue dans le discours critiquela figure spinoziste de l’omnitudo realitatis16, que le Beweisgrund de 1763 avait déjàcritiquée.

La ‘subreption transcendantale’ propre à la dialectique convertit donc insen-siblement l’idéal transcendantal comme supposition d’un tout de la possibilitédans le concept d’un être singulier, nouvelle figure de l’ens realissimum. Suite àcette subversion dialectique du tout de la possibilité – requis au départ par la dé-termination intégrale de chaque chose –, la manière dont la chose se rapporte aupossible réuni dans l’être le plus réel devient la limitation17. L’idéal de la raisonpure peut même être nommé prototypon dans la mesure où, en tant que omnitudorealitatis, il est le modèle que chaque chose imite et limite dans sa finitude et par-ticularité. Du prototypon aux ectypa, la distance est la même que de l’originaireà ce qui en dérive: le rapport subjectif institué par la réflexion transcendantalerevêt ainsi abusivement les termes de la participation ontologique. En mêmetemps, la chose, qui, dans sa détermination complète, était le point de départ decette élévation vers la possibilité totale, pâlit devant le principe dont elle a suscité

14 KrV, A 573/B 601.15 «Begriff von einem einzelnen Gegenstande […], der durch die bloße Idee durchgängig be-stimmt ist» (KrV, A 574/B 602).16 «Wenn also der durchgängigen Bestimmung in unserer Vernunft ein transscendentales Sub-stratum zum Grunde gelegt wird, […] so ist dieses Substratum nichts anders als die Idee voneinem All der Realität (omnitudo realitatis)» (KrV, A 575–576/B 603–604).17 KrV, A 578/B 606.

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l’émergence: «Alle Manigfaltigkeit der Dinge ist nur eine eben so vielfältige Art,den Begriff der höchsten Realität, der ihr gemeinschaftliches Substratum ist, ein-zuschränken, so wie alle Figuren nur als verschiedene Arten, den unendlichenRaum einzuschränken, möglich sind»18.

La suprême réalité, définie de façon extensive comme un tout de la réalitéet posée comme substrat des choses finies qui n’enveloppent qu’une réalité par-tielle, n’est donc susceptible que de limitation, tout en assumant la position forted’une origine: l’ens summum est en même temps ens entium et ens originarium.Mais le fait d’objectiver l’Idée de la raison jusqu’à y voir plus qu’un être singulierqui la présente in individuo, jusqu’à y voir un existant, voire un existant néces-saire, revient à déserter le discours critique au profit de l’apparence transcendan-tale dont ce discours fait négativement le procès. Afin de ne pas retomber de cettemanière en deçà de la critique, il faut reconnaître le fait que l’unique nécessité del’idéal de la raison est subjective et n’est pas susceptible de recevoir une quel-conque portée ontologique19. De même, elle ne peut pas avoir le sens d’une thèsed’existence car la catégorie de l’existence n’a aucune pertinence ici: il n’y a rienqui puisse légitimer dans ce cas la synthèse existentielle.

Au fur et à mesure que la critique démantèle le cours de l’apparence dialecti-que, le procès de l’ens realissimum se poursuit en réfutant tant l’ontologisationde la nécessité de l’idéal que la supposition corrélative de son existence. Toutd’abord, à l’instar du ‘fondement de preuve’ de 1763, il s’agit de récuser le modèled’une omnitudo realitatis qui se distribue entre les essences ou les possibilités fi-nies, tout en intégrant à cette démarche les données de la nouvelle ontologie cri-tique:

Vielmehr würde der Möglichkeit aller Dinge die höchste Realität als ein Grund und nicht alsInbegriff zum Grunde liegen und die Mannigfaltigkeit der ersteren nicht auf der Einschrän-kung des Urwesens selbst, sondern seiner vollständigen Folge beruhen, zu welcher dennauch unsere ganze Sinnlichkeit sammt aller Realität in der Erscheinung gehören würde, diezu der Idee des höchsten Wesens als ein Ingredienz nicht gehören kann. 20

La thèse précritique d’un «premier fondement réel (erster Realgrund)»21 de la pos-sibilité est appuyée à présent par un nouvel argument très puissant: c’est parce

18 Ibid.19 «Alles dieses aber bedeutet nicht das objective Verhältniß eines wirklichen Gegenstandes zuandern Dingen, sondern der Idee zu Begriffen und läßt uns wegen der Existenz eines Wesens vonso ausnehmendem Vorzuge in völliger Unwissenheit.» (KrV, A 579/B 607).20 Ibid.21 BDG, AA 02: 79.30–34.

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que la réalité est aussi realitas phaenomenon qu’une totalisation du réel sous laforme d’un ens realissimum au sens extensif n’est plus envisageable22. En mêmetemps, puisque le seul type de réalité que l’être suprême est susceptible de conte-nir est manifestement une réalité nouménale, la réalité phénoménale ne peut êtreposée à partir de lui que comme une conséquence.

C’est cette nouvelle compréhension de l’être suprême, issue de l’explicitationde l’idéal de la raison pure, qui fournit le concept de ‘Dieu au sens transcendan-tal’ et marque la métamorphose de la theologia rationalis en théologie transcen-dantale23. Mais l’emprise de la critique sur la dialectique invite à aller encore plusloin:

Es ist nicht genug, das Verfahren unserer Vernunft und ihre Dialektik zu beschreiben, manmuß auch die Quellen derselben zu entdecken suchen, um diesen Schein selbst wie ein Phä-nomen des Verstandes erklären zu können; denn das Ideal, wovon wir reden, ist auf einernatürlichen und nicht bloß willkürlichen Idee gegründet. Daher frage ich: wie kommt dieVernunft dazu, alle Möglichkeit der Dinge als abgeleitet von einer einzigen, die zum Grundeliegt, nämlich der der höchsten Realität, anzusehen, und diese sodann als in einem beson-deren Urwesen enthalten vorauszusetzen? 24

Il appert ainsi que la critique ne peut pas prendre congé de la théologie ration-nelle si aisément: face à la dialectique de la raison qui régit le discours de la theo-logia rationalis, ce qui importe est de saisir le sens de la subreption transcendan-tale qui s’y opère. En comparant l’apparence transcendantale à un phénomène del’entendement, Kant suggère que la source de cette apparence se situe au niveaudu rapport entre entendement et raison, à la frontière de ces deux facultés, plai-dant à nouveau en faveur de sa genèse subjective.

Mais une telle genèse de l’apparence transcendantale à partir de la nature etde la relation de nos facultés est du même coup porteuse d’une nécessité subjec-tive: pour l’idéal de la raison pure, cela signifie que ce qui se manifeste éminem-ment en lui, c’est la nature de la raison, sa quête de la totalité et de l’incondi-tionné, et non la voie d’un franchissement spéculatif vers l’existence de l’être

22 Cf. KrV, A 264–265/B 320–321.23 «Der Begriff eines solchen Wesen ist der von Gott, in transscendentalem Verstande gedachtund so ist das Ideal der reinen Vernunft der Gegenstand einer transscendentalen Theologie […]»(KrV, A 580/B 608). Pour une étude des infléchissements que subit le Dieu de Kant dans l’évolu-tion de sa pensée, nous renvoyons aux ouvrages importants de Giovanni B. Sala et Robert Theis(Sala, Giovanni B.: Kant und die Frage nach Gott. Berlin/New York 1990; Theis, Robert: Gott. Un-tersuchung zur Entwicklung des theologischen Diskurses in Kants Schriften zur theoretischen Philo-sophie bis hin zum Erscheinen der Kritik der reinen Vernunft. Stuttgart 1994).24 KrV, A 581/B 609.

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nécessaire. Ce qui est donc en jeu dans la mise au jour du processus constitutifde l’idéal (symétrique et parallèle à la constitution du discours de la théologie ra-tionnelle), c’est la manière dont la raison se rapporte à l’entendement, au sein dela dynamique interne des facultés de connaître. C’est pourquoi, une fois posée latâche d’une monstration des sources profondes de l’apparence transcendantale,Kant peut continuer comme il suit:

Die Antwort bietet sich aus den Verhandlungen der transscendentalen Analytik von selbstdar. Die Möglichkeit der Gegenstände der Sinne ist ein Verhältniß derselben zu unsermDenken, worin etwas (nämlich die empirische Form) a priori gedacht werden kann, das-jeinge aber, was die Materie ausmacht, die Realität in der Erscheinung (was der Empfin-dung entspricht), gegeben sein muß, ohne welches es auch gar nicht gedacht und mithinseine Möglichkeit nicht vorgestellt werden könnte. Nun kann ein Gegenstand der Sinne nurdurchgängig bestimmt werden, wenn er mit allen Prädicaten der Erscheinung verglichenund durch dieselbe bejahend oder verneinend vorgestellt wird. Weil aber darin dasjenige,was das Ding selbst (in der Erscheinung) ausmacht, nämlich das Reale, gegeben sein muß,ohne welches es auch gar nicht gedacht werden könnte; dasjenige aber, worin das Realealler Erscheinungen gegeben ist, die einige allbefassende Erfahrung ist: so muß die Materiezur Möglichkeit aller Gegenstände der Sinne als in einem Inbegriffe gegeben vorausgesetztwerden, auf dessen Einschränkung allein alle Möglichkeit empirischer Gegenstände, ihrUnterschied von einander und ihre durchgängige Bestimmung beruhen kann. 25

Ce riche éclaircissement est à nos yeux capital pour comprendre le retournementque la Dialectique transcendantale fait subir au fonctionnement ontothéologiquedu possible (qui caractérise, comme nous l’avons déjà noté, non seulement la phi-losophie ‘leibnizo-wolffienne’, mais aussi la pensée précritique de Kant).

D’abord, il montre que ce qui, dans la Critique, modifie si profondément lesens et la portée de l’ontothéologie (partie pure de la théologie transcendantale,elle-même partie de la theologia rationalis), c’est sa place architectonique dansla lignée de l’Analytique transcendantale – et par conséquent dans le sillage duremaniement que cette dernière effectue à l’égard des rapports traditionnels en-tre possibilité, réalité et existence26. Ainsi, c’est la relativité critique de la realitasphaenomenon à la sensation qui fracture le nerf du ‘fondement de preuve’ précri-tique: le renvoi de la ‘matière de la possibilité’ à la sensation est si contraignantque, abstraction faite de cet élément ‘réel’, le possible n’est même pas conceva-ble: ‘faute de quoi il ne pourrait même pas du tout être pensé’, souligne Kant avec

25 KrV, A 581–582/B 609–610.26 Le commentaire fourni et ample de Heinz Heimsoeth reste plutôt discret à ce sujet et n’ana-lyse pas dans toute sa portée, il nous semble, le sens du renvoi à l’Analytique en ce moment cru-cial de la démarche de la Dialectique (Heimsoeth, Heinz: Transzendentale Dialektik. Ein Kommen-tar zu Kants Kritik der reinen Vernunft, III. Berlin 1968, 456sq.).

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force, à deux reprises, dans le texte que nous venons de citer. L’arrière-fond de cetargument est l’horizon spécifique, phénoménal, de l’ontologie critique: ce qui esten question, c’est en effet ‘la possibilité des objets des sens’, et la déterminationintégrale des objets des sens. La comparaison qu’opère la réflexion transcendan-tale n’a dès lors plus besoin de poser un tout de la possibilité, mais elle peut secontenter de l’ensemble des ‘prédicats du phénomène’. Et à partir de là, un ren-versement majeur doit être assumé: sous cette nouvelle figure irréductible qu’estla realitas phaenomenon, tout réel est rigoureusement corrélatif d’une certainepré-donation confiée désormais à la sensibilité; ‘ce qui constitue la matière’, ou,plus loin, ‘ce qui constitue la chose elle-même’, à savoir ‘la réalité dans le phéno-mène’, et respectivement ‘le réel’, ‘doit nécessairement être donné, faute de quoiil ne pourrait même pas du tout être pensé’, répète Kant avec obstination dansl’extrait que nous commentons ici.

De cette manière, tout comme, au sein du premier Postulat de la penséeempirique, le nouveau sens transcendantal du possible27 intègre la totalité desconditions formelles du phénomène comme objet de l’expérience (conditions re-latives tant à l’intuition qu’au concept), la critique de l’idéal de la raison pure, quis’effectue, comme notre philosophe le note explicitement, sur la base de ces mê-mes acquis de l’Analytique, reconduit la supposition transcendantale de la possi-bilité totale à la contrainte de Gegebenheit qui pèse sur la réalité phénoménale28.La conclusion qui en découle est cruciale, et elle arrive comme un véritable coupde théâtre: l’instance de totalisation du réel, dans la mesure où, à présent, c’estuniquement la realitas phaenomenon qui est visée par là, n’est plus l’ens realissi-mum, mais ‘l’expérience unique qui englobe tout’29. Et comme, selon le mot des

27 «Was mit den formalen Bedingungen der Erfahrung (der Anschauung und den Begriffennach) übereinkommt, ist möglich» (KrV, A 218/B 265).28 C’est donc le résultat de l’Analytique, faisant du phénomène l’unique objet de la connais-sance synthétique, qui mène à récuser tout accès théorique à Dieu. Selon le diagnostic de JeanFerrari: «Parce que la connaissance humaine est limitée aux phénomènes, parce qu’il n’est pascapax entis, l’esprit de l’homme pour Kant ne saurait être capax Dei» (Ferrari, Jean: «La critiquekantienne de la preuve ontologique, “dite cartésienne”, de l’existence de Dieu». In: L’argomentoontologico. Éd. par Marco-Maria Olivetti. Padova 1990, 247–254, 254). Néanmoins, une autre théo-logie, critique ou morale, se dessine à l’instant même où l’on assume la tâche de penser Dieu endehors de l’ordre de l’être ou de l’existant phénoménal, et donc en dehors de l’ontologie en sanouvelle acception critique; et, par là, une manière d’être capax Dei tout en n’étant pas capax en-tis peut prendre contour.29 «Es ist nur eine Erfahrung, in welcher alle Wahrnehmungen als im durchgängigen undgesetzmäßigen Zusammenhange vorgestellet werden: eben so, wie nur ein Raum und Zeit ist, inwelcher alle Formen der Erscheinung und alles Verhältniß des Seins oder Nichtseins statt fin-den» (KrV, A 110).

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Prolégomènes, il n’y a pas de Tout de l’expérience30 ou, autrement dit, il n’y a pasde donation de la totalité du réel31, une totalisation effective (et non pas seule-ment projetée ou régulatrice) de la possibilité n’est plus envisageable.

Si Kant substitue ainsi à l’ens realissimum, compris extensivement commeomnitudo realitatis ou intensivement32 comme erster Realgrund, l’instance criti-que de l’expérience unique et omni-englobante, cela veut dire que l’expériencecomme source exclusive de réalité phénoménale est précisément ce qui barre lechemin spéculatif qui menait traditionnellement (et pré-critiquement) à l’être né-cessaire. En même temps, Kant est bien soucieux de montrer que son argument,qui prend comme point de départ la possibilité des objets des sens, n’a pas de cefait une portée limitée au seul espace de l’empirie:

Nun können uns in der That keine andere Gegenstände als die der Sinne und nirgend als indem Context einer möglichen Erfahrung gegeben werden, folglich ist nichts für uns ein Ge-genstand, wenn es nicht den Inbegriff aller empirischen Realität als Bedingung seiner Mög-lichkeit voraussetzt. Nach einer natürlichen Illusion sehen wir nun das für einen Grundsatzan, der von allen Dingen überhaupt gelten müsse, welcher eigentlich nur von denen gilt, dieals Gegenstände unserer Sinne gegeben werden. Folglich werden wir das empirische Prin-cip unserer Begriffe der Möglichkeit der Dinge als Erscheinungen durch Weglassung die-ser Einschränkung für ein transscendentales Princip der Möglichkeit der Dinge überhaupthalten. 33

La leçon centrale de l’Analytique transcendantale, selon laquelle la possibilitéde l’expérience donne en même temps les conditions de possibilité des objets del’expérience, est ici répétée pour souligner le fait qu’il n’y a pas d’objectivationqui puisse se passer de la référence à ce pôle qu’est l’expérience possible et quiconstitue la source de toute réalité phénoménale. De ce point de vue, la genèse del’idéal de la raison pure est reconduite au mécanisme qui transforme ce principefondamental de l’usage empirique de l’entendement en un principe transcendan-tal qui régit beaucoup plus que la possibilité et la réalité phénoménale, s’éten-dant aux ‘choses en général’. L’opposition établie ici par Kant entre principe em-pirique et principe transcendantal ne doit pas tromper, puisque sous la premièreappellation, c’est plutôt l’usage empirique de l’entendement qui est visé, et son

30 Plus exactement: «Jede einzelne Erfahrung ist nur ein Theil von der ganzen Sphäre ihres Ge-bietes, das absolute Ganze aller möglichen Erfahrung ist aber selbst keine Erfahrung und den-noch ein nothwendiges Problem für die Vernunft» (Prol, AA 04: 328.01–04).31 «[…] das absolute Ganze aller Erscheinungen ist nur eine Idee» (KrV, A 328/B 384).32 Dans la Réflexion 3775, Kant caractérise l’«ens (transcendentaliter) realissimum» comme ce-lui «in qvo non est qvantitas synthetica sive extensiva, seu intensiva» (Refl 3775, AA 17: 290.11–12).33 KrV, A 582/ B 610.

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principe suprême de tous les jugements synthétiques, alors que le principe trans-cendantal (et, avec lui, l’usage transcendantal de l’entendement) nous fait déjàpasser du côté de la raison.

Au fondement de la naissance transcendantale de l’idéal de la raison pure setrouve donc, derrière l’exigence d’une totalisation du possible, l’hypothèse d’un‘tout du phénomène’: cela revient à dire, de façon quelque peu paradoxale, qu’endernière instance l’impossibilité objective de cet idéal se ramène à l’impossibilitéde la totalisation empirique34. Autrement dit, c’est le fait qu’il n’y a pas de tout del’expérience et du phénomène qui fait qu’en régime critique l’idéal de la raisonpure doit se contenter du statut d’une Idée. Les raisons qui motivent la destitutionde la théologie rationnelle au sein de la Dialectique transcendantale se ramènentpar là aux acquis de l’Analytique, qui commandent cette refonte (voire décons-truction) critique de la théologie35. En même temps, si, conformément à l’affir-mation célèbre de Kant, l’Analytique transcendantale peut prétendre à remplacerl’ontologie (ou métaphysique générale), en revanche – et c’est un point qui me-sure toute la distance qui sépare sur ce point la première Critique des écrits kan-tiens antérieurs – la Dialectique, quant à elle, n’a pas de discours propre à subs-tituer à la théologie36 (comme partie de la métaphysique spéciale): tout sonversant constructif se limite à reprendre et à répéter les conclusions de l’Analyti-que. L’ontologie (phénoménale) critique est donc, de manière fondamentale, uneontologie à laquelle ne correspond aucune théologie37 (et la théologie critique,une théologie sans ontologie sous-jacente38).

34 Elle est impossible puisque, comme le note la Réflexion 4529, «Die Grenzen der Erscheinungkönnen nicht erscheinen» (Refl 4529, AA 17: 583.26).35 Dans cette tension entre l’usage empirique de l’entendement, prescrit par l’Analytique, et lavisée du suprasensible qui caractérise la démarche de la Dialectique, la Réflexion 4966 identifiela difficulté même de la métaphysique: «Alle Schwierigkeit der metaphysik betrift nur das zusam-menreimen der empirischen Grundsätzen mit Ideen. Die Möglichkeit der letzteren ist nicht zuläugnen, aber sie können nicht empirisch verständlich werden; die idee ist gar kein conceptusdabilis, kein empirisch moglicher Begriff» (Refl 4966, AA 18: 43.07–10).36 Conscient de l’effet destructeur, ou au moins réducteur, que sa démarche comporte à l’égardthéologie rationnelle, Kant insiste dans une autre de ses Réflexions sur la nécessité de menernéanmoins cette critique jusqu’au bout: «Wir brauchen nunmehr nicht in der Metaphysik zu heu-cheln (noch etwas verbergen), wir können die Einwürfe der Vernunft gegen theologie dreist undungescheut vortragen, ja [ihr] sie versterken, indem wir zwischen ihnen und denen dogmati-schen speculationen keinen partheylichen Unterschied machen. Denn wenn wir sie hernach biszu ihren Qvellen untersuchen, entdeken wir den Misverstand und vereinigen wiederum Ver-nunft mit Religion» (Refl 4898, AA 18: 22sq.).37 Par là, nous croyons pouvoir suffisamment justifier le fait que Kant échappe résolument à la‘constitution onto-théo-logique de la métaphysique’ au sens heideggérien. Cette spécificité re-marquable du traitement kantien du Dieu transcendantal en dehors de l’ontologie a été souli-

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II La possibilité de l’idéal et l’impossibilité del’argument ontologique

Cette conclusion radicale, que nous venons de formuler et qu’impose le traite-ment de l’idéal transcendantal au sein du dernier chapitre de la Dialectique, doitmanifestement être corroborée avec les sections qui suivent, dont l’objet propreest d’établir l’impossibilité ‘des preuves de la raison spéculative qui conduisent àconclure l’existence d’un être suprême’ et en premier lieu, l’impossibilité internede l’argument ontologique. La mise en lumière de la genèse de l’idéal a déjàdressé l’horizon de cette démarche: en régime critique, en effet, la totalisation dela possibilité ou la fondation de la réalité ne renvoient pas à un existant néces-saire, mais à une Idée de la raison possédant une nécessité seulement subjec-tive. Un abîme se creuse, de ce fait, entre nécessité subjective et réalité objective39

(alors que c’est précisément la conversion immédiate ou, si l’on peut dire, dogma-tique, de la nécessité subjective en réalité objective, qui caractérise le ressort del’argument ontologique depuis Anselme).

En même temps, le contexte critique précise et enrichit la thèse kantienne,présente déjà dans le Beweisgrund de 1763, de l’existence comme position abso-lue, puisque le sens très peu éclairci de la position (Setzung) gagne ici en détermi-nation: il est désormais synonyme de la donation de la chose, et donc étroitement

gnée par Emmanuel Levinas dans ses derniers cours en Sorbonne de 1976, ayant pour objet «Dieuet l’onto-théologie», où l’on peut lire par exemple: «Cet idéal transcendantal est une notion sen-sée, nécessaire, mais qu’on aurait cependant tort de penser comme être. Le penser comme être,c’est faire la preuve de l’existence de Dieu, laquelle est dialectique, c’est-à-dire aberrante. L’idéaltranscendantal est pensé in concreto mais Kant lui refuse l’être, guidé qu’il est par le prototype del’être qu’est le phénomène. En ce sens, la Raison a des idées qui vont au-delà de l’être» (Levinas,Emmanuel: «La question radicale: Kant contre Heidegger». In: Dieu, la mort et le temps. Paris1992, 70). Pour une relecture de Kant à la lumière de ces problématiques heideggériennes et levi-nassiennes, nous renvoyons aux travaux de Giovanni Ferretti (Ferretti, Giovanni: Ontologia e teo-logia in Kant. Torino 1997).38 Pour autant qu’il reste en dehors l’ontologie critique phénoménale qui donne désormais lamesure de l’être, le Dieu transcendantal, tel qu’il survit en régime critique sous la forme de l’idéalde la raison pure, est bien un ‘Dieu sans l’être’ (pour reprendre l’expression consacrée par l’ou-vrage homonyme de Jean-Luc Marion), tout comme le Dieu moral.39 «Diese Ideale, ob man ihnen gleich nicht objective Realität (Existenz) zugestehen möchte,sind doch um deswillen nicht für Hirngespinste anzusehen, sondern geben ein unentbehrlichesRichtmaß der Vernunft ab […]» (KrV, A 569/B 597). Et au début du livre II de la Dialectique trans-cendantale, Kant parle même d’une «transscendantale (subjective) Realität» (KrV, A 339/B 397)pour exprimer la nécessité subjective des Idées, donnant par là le pendant symétriquement exactde la réalité objective dans le cas des concepts de la raison.

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dépendant des conditions (sensibles) de cette donation. En outre, non seulementl’existence n’est pas un prédicat, mais, en tant que position absolue de la chose,elle conditionne tous ses prédicats. Dès lors, tout droit d’absolutiser la nécessitéde l’attribution des prédicats dans le jugement est suspendu. Une conséquencepuissante s’impose immédiatement: «Wenn ihr aber sagt: Gott ist nicht, […] zeigtsich in diesem Gedanken nicht der mindeste Widerspruch»40.

Dans l’optique de l’Analytique transcendantale, cela revient à récuser toutejuridiction du principe analytique de la contradiction sur le domaine de l’exis-tence: la contradiction est au contraire subordonnée au type particulier de syn-thèse dont résulte l’existence comme position absolue de la chose. En effet, lors-qu’il prend en ce sens l’exemple du triangle, Kant montre que ses propriétés luireviennent comme prédicats sans contradiction ‘sous la condition qu’un triangleexiste (soit donné)’41. Mais il n’y a pas de privilège formel du concept de Dieu,ce pourquoi une analogie de fonctionnement avec le concept du triangle est auxyeux de Kant légitime: «Denn ich kann mir nicht den geringsten Begriff von ei-nem Dinge machen, welches, wenn es mit allen seinen Prädicaten aufgehobenwürde, einen Widerspruch zurück ließe; und ohne den Widerspruch habe ichdurch bloß reine Begriffe a priori kein Merkmal der Unmöglichkeit»42.

La distance qui sépare Kant de Leibniz (tant par rapport à la preuve de laMonadologie qu’à l’égard de la critique leibnizienne de l’argument de Descartes)transparaît avec grande clarté de ces considérations: l’exigence leibnizienne deprouver la possibilité de la notion43 devient ici condition d’existence (position oudonation) de la chose. C’est un point sur lequel nous reviendrons. Pour l’instant,soulignons encore le fait que cette réforme du dispositif ontothéologique s’effec-tue par une transformation des réquisits même de la possibilité, comme le montrela note qui figure à cet endroit de la première Critique :

Der Begriff ist allemal möglich, wenn er sich nicht widerspricht. Das ist das logische Merk-mal der Möglichkeit, und dadurch wird sein Gegenstand vom nihil negativum unterschie-den. Allein er kann nichtsdestoweniger ein leerer Begriff sein, wenn die objective Realitätder Synthesis, dadurch der Begriff erzeugt wird, nicht besonders dargethan wird; welchesaber jederzeit, wie oben gezeigt worden, auf Principien möglicher Erfahrung und nicht auf

40 KrV, A 595/B 623.41 «[…] unter der Bedingung, daß ein Triangel da ist (gegeben ist)» (KrV, A 594/B 622).42 KrV, A 595–596/B 623–624.43 Par exemple, Leibniz, G. W.: Animadversiones in partem generalem Principium Cartesiano-rum, Gerhardt, IV, 359. Pour la conception leibnizienne de la possibilité, nous renvoyons à l’étudeclassique de Hans Poser (Poser, Hans: Zur Theorie der Modalbegriffe bei Leibniz. Wiesbaden1969), ainsi qu’à l’article du même auteur: Poser, Hans: «Zum logischen und inhaltlichen Zusam-menhang der Modalbegriffe bei Leibniz». In: Kant-Studien 60, 1969, 436–451).

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dem Grundsatze der Analysis (dem Satze des Widerspruchs) beruht. Das ist eine Warnung,von der Möglichkeit der Begriffe (logische) nicht sofort auf die Möglichkeit der Dinge (reale)zu schließen.44

Kant récapitule ici les conditions critiques de la possibilité: d’abord, la non-contradiction, qui suffit à différencier un concept par rapport au nihil negativum(‘objet vide sans concept’, selon l’explicitation qui figure dans la table du Rien).Toutefois, le concept non contradictoire n’est pas assuré de ce seul fait de sa réa-lité objective, mais peut être vide: ‘concept vide sans objet’, si nous prêtons en-core une fois l’oreille à ce qu’enseigne la table du Rien, et synonyme donc de l’ensrationis, avatar du noumène.

Une affinité fondamentale relie, en effet, les problématiques en apparencehétérogènes du concept vide, du noumène et de l’idéal comme Idée suprême dela raison45: les trois se caractérisent par une même incapacité de vérifier la condi-tion fondamentale de la ‘réalité objective de la synthèse’, véritable impératif cri-tique. Or, la déduction transcendantale des catégories a bien prouvé que l’uniqueinstance de cette réalité objective est l’expérience possible. C’est pour cette raisonque Kant peut formuler ici son ‘avertissement’ qui invite, encore une fois, à ne pasrabattre la possibilité réelle sur la possibilité logique46: le sens de la possibilitéréelle correspond, dans le prolongement de la déduction transcendantale, au pre-mier Postulat de la pensée empirique, qui exige en effet ‘l’accord avec les condi-tions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts)’.

Tout comme elle remanie le sens de la possibilité par sa table ‘transcendan-tale’ des catégories, l’Analytique accomplit un autre décalage qui altère de ma-nière significative les ressorts démonstratifs de l’ontothéologie: elle sépare réalitéet existence (effectivité) en leur assignant des places asymétriques à l’intérieur,respectivement, des catégories mathématiques de la qualité et des catégoriesdynamiques de la modalité47. Ce nouveau statut catégorial de la réalité donne(comme nous l’avons déjà suggéré) une nouvelle épaisseur à la critique de la com-

44 KrV, A 596/B 624, note.45 Voir aussi la gradation entre catégorie, Idée et idéal du point de vue de leur réalité objective,établie par Kant, au début du chapitre sur l’idéal (KrV, A 567–568/B 595–596).46 Cette mise en garde revient dans le contexte de la critique de l’argument cosmologique, quiaccuse: «Die Verwechslung der logischen Möglichkeit eines Begriffs von aller vereinigten Reali-tät (ohne inneren Widerspruch) mit der transscendentalen, welche ein Principium der Thunlich-keit einer solchen Synthesis bedarf, das aber wiederum nur auf das Feld möglicher Erfahrungengehen kann […]» (KrV, A 610/B 638).47 Dans le contexte de la mise au jour de l’impossibilité de l’argument ontologique, Kant nemanque pas d’évoquer cet acquis de l’Analytique: «Das Wort: Realität, welches im Begriffe desDinges anders klingt, als Existenz im Begriffe des Prädicats […]» (KrV, A 597/B 625).

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préhension de l’existence comme prédicat. Car par rapport à la forme que revêtaitcette thèse en 1763, le décalage est doublement significatif: Kant ne parle plus icid’existence ou de Dasein, mais de Sein, en étendant ainsi sa critique égalementà la position logique comme simple copule. Par ce glissement, d’une part, laconception positionnelle de l’existence se transforme insensiblement en unevéritable ‘thèse sur l’être’, pour reprendre l’expression consacrée par Heidegger;et d’autre part, l’être (donc la pertinence de la prédication dans des énoncés dutype ‘Dieu est tout-puissant’) sera refusé au Dieu transcendantal tout autant quela prétention d’existence.

En même temps, la mise en garde contre l’assimilation de l’être à un prédicatvise désormais uniquement les prédicats réels, qui relèvent de la teneur qualita-tive de réalité d’une chose. Demeure ainsi ouverte la voie de concevoir un autretype de synthèse qui soit à même de contenir le propre de l’existence, une syn-thèse qui n’ait pas le sens d’une augmentation du contenu de réalité. Par le par-tage critique entre réalité et existence, la thèse de 1763 selon laquelle l’existencen’est pas un prédicat48 gagne donc en rigueur conceptuelle: la synthèse d’exis-tence comme position (ou, selon l’équivalence posée souvent par la premièreCritique, donation) absolue n’a pas le sens d’un accroissement de la teneur de réa-lité du concept de la chose en question; ce n’est donc pas une synthèse réelle et,par conséquent, le prédicat d’existence n’est pas un prédicat réel. C’est pourquoi(comme le souligne l’exemple canonique des cent thalers) la possibilité et l’effec-tivité ne se distinguent pas en termes d’extension du concept, mais à titre de mo-difications positionnelles, en conformité avec le sens subjectivement synthétiquequi leur revient dans leur qualité de catégories de la modalité.

Cet écart entre réalité et effectivité marque d’indécidabilité la question del’existence de l’être suprême49. L’ens realissimum, qui peut être représenté sanscontradiction, n’est pas un existant du seul fait qu’il désigne la réunion ou le fon-dement de toute réalité: le passage communicant entre réalité et existence a étébrisé par la nouvelle acception critique de la réalité et de l’effectivité au sein del’Analytique transcendantale. Une hétérogénéité semblable sépare aussi, au seindes catégories modales, possibilité et effectivité, l’accord avec la forme de l’ex-périence et la liaison avec la perception, exprimant les conditions matérielles del’expérience.

48 BDG, AA 02: 75.33–34.49 «Denke ich mir nun ein Wesen als die höchste Realität (ohne Mangel), so bleibt noch immerdie Frage, ob es existire oder nicht» (KrV, A 600/B 628).

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Wäre von einem Gegenstande der Sinne die Rede, so würde ich die Existenz des Dinges mitdem bloßen Begriffe des Dinges nicht verwechseln können. Denn durch den Begriff wird derGegenstand nur mit den allgemeinen Bedingungen einer möglichen empirischen Erkennt-niß überhaupt als einstimmig, durch die Existenz aber als in dem Context der gesamm-ten Erfahrung enthalten gedacht; da denn durch die Verknüpfung mit dem Inhalte der ge-sammten Erfahrung der Begriff vom Gegenstande nicht im mindesten vermehrt wird, unserDenken aber durch denselben eine mögliche Wahrnehmung mehr bekommt. Wollen wir da-gegen die Existenz durch die reine Kategorie allein denken, so ist kein Wunder, daß wir keinMerkmal angeben können, sie von der bloßen Möglichkeit zu unterscheiden. 50

La considération de l’existence nous fait dépasser le seuil de l’expérience simple-ment possible ou de la forme de l’expérience (condition ou corrélat de la possibi-lité) en direction de l’expérience effective et de sa matière, qui se distingue par lapossibilité d’avoir des perceptions51 (au moins anticipées si elles ne sont pas don-nées ‘en chair et en os’). C’est donc la perception qui constitue la marque de lasynthèse existentielle, et celle-ci est par là toujours synthèse empirique: la choseexiste dans la mesure où elle est donnée, au sens de perçue, tout en demeurantidentique et inaltérée quant à sa teneur de réalité. La synthèse d’existence sup-pose nécessairement ce détour empirique par la perception, en tant que positioneffective de la chose, alors que le concept, incapable de fonder une quelconqueconnaissance synthétique, n’atteste que la possibilité logique de la chose et n’ac-complit à son égard qu’une position relative (à l’entendement, précisément). Enopposant ainsi à l’indigence du concept (qui ne suffit même pas, il faut le souli-gner, à établir la possibilité réelle ou objective de la chose), la nécessité de l’intui-tion au sens fort de perception empirique, le problème de l’existence rejoint celui,éminemment central dans la première Critique, de la synthèse:

Unser Begriff von einem Gegenstande mag also enthalten, was und wie viel er wolle, somüssen wir doch aus ihm herausgehen, um diesem die Existenz zu ertheilen. Bei Gegen-ständen der Sinne geschieht dieses durch den Zusammenhang mit irgendeiner meinerWahrnehmungen nach empirischen Gesetzen; aber für Objecte des reinen Denkens ist ganzund gar kein Mittel, ihr Dasein zu erkennen, weil es gänzlich a priori erkannt werdenmüßte; unser Bewußtsein aller Existenz (es sei durch Wahrnehmung unmittelbar, oderdurch Schlüsse, die etwas mit der Wahrnehmung verknüpfen) gehört ganz und gar zur Ein-heit der Erfahrung, und eine Existenz außer diesem Felde kann zwar nicht schlechterdingsfür unmöglich erklärt werden, sie ist aber eine Voraussetzung, die wir durch nichts recht-fertigen können.52

50 KrV, A 600–601/B 628–629.51 «[…] mit Empfindung begleitete Vorstellungen» (KrV, B 147).52 KrV, A 601/B 629.

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La synthèse d’existence requiert donc de surmonter l’extension du concept nonseulement lorsqu’il s’agit d’un objet des sens, mais pour tout objet de notre pen-sée – nous sous-entendons, même si c’est l’ens realissimum qui est en question.Le privilège des objets empiriques réside uniquement dans le fait que, dans leurcas, le moyen terme de la synthèse d’existence est immédiatement accessiblesous la forme de la perception ou à partir l’enchaînement réglé des perceptions (lePostulat de l’effectivité, qui est mobilisé ici, récapitule et réinvestit de manière ta-cite la leçon des Anticipations de la perception). En revanche, lorsqu’on quittel’empirique pour le rationnel, la synthèse existentielle perd tout appui: ‘pour desobjets de la pensée pure, il n’y a absolument aucun moyen de connaître leur exis-tence’, affirme de manière catégorique Kant. L’enjeu de cette remarque est im-mense: s’il n’y a pas de connaissance a priori de l’existence, cela revient a contra-rio à dire que tout notre accès à l’existence s’effectue a posteriori, à partir del’expérience. Pour cette raison, une démonstration d’existence ne peut jamaiss’opérer à partir de simples concepts, sans l’apport synthétique d’une perception.

Par cette contrainte, la résolution critique du problème de la synthèse décidedu sort de la theologia rationalis. La question de l’existence de Dieu, affaire su-prême de la théologie rationnelle, est devenue synthétique53, au sein de la philo-sophie kantienne, dans l’exacte mesure où l’existence commence à être compriseà partir de la synthèse. Mais la solution critique du problème majeur de la syn-thèse, qui reconduit toute synthèse à l’expérience (pour la synthèse a posteriori, àl’expérience effective, et pour la synthèse a priori, à l’expérience possible ou à laforme de l’expérience), interdit du même coup toute résolution du problème cen-tral de la theologia rationalis. D’autre part, le fait que l’existence des objets de lapensée soit pour nous inconnaissable ne constitue pas pour autant une preuvede l’impossibilité de leur existence54. La seule impossibilité en question est biencelle qui concerne la démonstration d’une telle existence avec les moyens de no-tre connaissance.

53 Comme le note Kant vers la fin du chapitre de la Dialectique consacré à l’idéal: «Die Frage isthier aber offenbar synthetisch und verlangt eine Erweiterung unserer Erkenntniß über alle Gren-zen der Erfahrung hinaus, nämlich zu dem Dasein eines Wesens, das unserer bloßen Ideeentsprechen soll, der niemals irgendeine Erfahrung gleichkommen kann. Nun ist nach unserenobigen Beweisen alle synthetische Erkenntniß a priori nur dadurch möglich, daß sie die formalenBedingungen einer möglichen Erfahrung ausdrückt, und alle Grundsätze sind also nur von im-manenter Gültigkeit, d. i. sie beziehen sich lediglich auf Gegenstände empirischer Erkenntnißoder Erscheinungen. Also wird auch durch transcendentales Verfahren in Absicht auf die Theo-logie einer bloß speculativen Vernunft nichts ausgerichtet.» (KrV, A 636–638/B 665–666).54 Cf. KrV, A 562/B 590. Et la Réflexion 4757 qui pose comme première règle pour la Dialectique:«Was gar nicht zu Erscheinungen gehört, nicht nach Regeln der Erscheinung zu beurtheilen, e. g.Gott mit Raum und Zeit» (Refl 4757, AA 17: 704.29–30).

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Cette puissante mobilisation des résultats de l’Analytique relatifs aux rap-ports entre possibilité, réalité et effectivité astreint l’idéal de la raison pure à unrang incommensurable avec celui détenu traditionnellement par l’ens realissi-mum :

Der Begriff eines höchsten Wesens ist eine in mancher Absicht sehr nützliche Idee; sie istaber eben darum, weil sie bloß Idee ist, ganz unfähig, um vermittelst ihrer allein unsere Er-kenntniß in Ansehung dessen, was existirt, zu erweitern. Sie vermag nicht einmal so viel,daß sie uns in Ansehung der Möglichkeit eines Mehreren belehrte. Das analytische Merk-mal der Möglichkeit, das darin besteht, daß bloße Positionen (Realitäten) keinen Wider-spruch erzeugen, kann ihm zwar nicht gestritten werden; da aber die Verknüpfung aller rea-len Eigenschaften in einem Dinge eine Synthesis ist, über deren Möglichkeit wir a priorinicht urtheilen können, weil uns die Realitäten specifisch nicht gegeben sind, und, wenndieses auch geschähe, überall gar kein Urtheil darin stattfindet, weil das Merkmal der Mög-lichkeit synthetischer Erkenntnisse immer nur in der Erfahrung gesucht werden muß, zuwelcher aber der Gegenstand einer Idee nicht gehören kann: so hat der berühmte Leibnizbei weitem das nicht geleistet, wessen er sich schmeichelte, nämlich eines so erhabenenidealischen Wesens Möglichkeit a priori einsehen zu wollen. 55

Réduit au statut d’Idée de la raison, l’être suprême est désormais coupé du champde l’existence: puisqu’il n’est pas lui-même un existant, il ne peut plus être érigéen fondement de l’existence, de même qu’il n’a plus aucune valence explicative àl’égard du possible. Kant brise de manière définitive, par cet abandon résolu dela référence traditionnelle du possible à Dieu, le ressort interne du ‘fondement depreuve’ de 1763 (qui posait, à partir d’un examen ontologique du possible, l’exis-tence de l’être nécessaire). Ce qui cause cette rupture irrémédiable, c’est, encoreune fois, l’hétérogénéité des deux types de possibilité: logique et réelle (ou objec-tive), et plus profondément le critère critique ou transcendantal de la possibilitéobjective, qui veut que l’expérience soit l’unique source de réalité objective pourtoute représentation. Or, l’Idée se caractérise de manière constitutive par sonmanque de corrélat empirique56 et par là elle est à jamais privée de la réalité ob-jective qu’exige la possibilité réelle. Dès lors, ni la possibilité objective, ni l’exis-tence ne peuvent revenir en propre à une Idée de la raison, fût-elle son Idéal.

Toutes ces considérations mènent Kant à dresser un bilan qui peut surpren-dre à la fin de sa critique de l’argument ontologique: alors que tacitement l’on pré-supposait que sa démarche était essentiellement dirigée contre Descartes, Kantrésume ses résultats en indiquant comme cible polémique ‘le célèbre Leibniz’ et

55 KrV, A 601–602/B 629–630.56 «Ich verstehe unter der Idee einen nothwendigen Vernunftbegriff, dem kein congruirenderGegenstand in den Sinnen gegeben werden kann» (KrV, A 326/B 383).

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en dénonçant, non pas le nerf de la preuve cartésienne de la Cinquième Médita-tion métaphysique qui traite l’existence comme une perfection de l’essence, maisla prétention leibnizienne, jugée ici avec sévérité, de ‘connaître a priori la possi-bilité d’un être idéal aussi sublime’.

Le fait que Leibniz soit le premier interlocuteur de la tradition philosophiqueà être invoqué au moment où la critique kantienne de l’argument ontologique for-mule ses conclusions ne saurait être un hasard insignifiant; et il est d’autant plusfrappant de constater que la référence à Descartes n’intervient qu’après, pourqualifier, entre parenthèses seulement, la preuve en question57. Cela nous indi-que que la démarche de Kant vise ici Leibniz58 tout autant que Descartes, pour desraisons distinctes, certes, mais également importantes: Leibniz, en premier, pouravoir cru qu’une fois démontrée la possibilité de l’être nécessaire, l’argumentontologique pourrait être rendu fonctionnel, et Descartes, pour avoir édifié unepreuve de l’existence de cet être sur l’unique base du concept, en assimilantl’existence à la perfection de l’essence et donc à un prédicat réel. C’est sans douteà cause de cette visée ‘bicéphale’ que la critique kantienne de l’argument ontolo-gique opère constamment à un double niveau, selon les deux axes de la possibi-lité et de l’existence.

ConclusionPar sa situation architectonique dans le sillage de l’Analytique transcendantale,l’idéal de la raison pure fait subir au fonctionnement ontothéologique du possibleun infléchissement radical, qui va jusqu’à le fracturer, ou du moins à y introduireun décalage de niveau. Témoignant de l’évolution incontestable de la pensée

57 «Es ist also an dem so berühmten ontologischen (cartesianischen) Beweise vom Dasein eineshöchstens Wesens aus Begriffen alle Mühe und Arbeit verloren, und ein Mensch möchte wohlebensowenig aus bloßen Ideen an Einsichten reicher werden, als ein Kaufmann an Vermögen,wenn er, um seinen Zustand zu verbessern, seinem Cassenbestande einige Nullen anhängenwollte.» (KrV, A 602/B 630)58 À l’appui de cette assertion, nous pouvons encore invoquer le témoignage lapidaire maiséclairant d’une notation qui se trouve dans les Lose Blätter accompagnant l’écrit de 1791, Les pro-grès de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff : «Das transcenden-tale vitium subreptionis. Leibnitzens Ergänzung des Arguments Anselmi» (FM, AA 20: 349.15–16).Ce qui précède cette notation suggère que c’est précisément la correction que Leibniz entendaitapporter à l’argument ontologique par une démonstration de possibilité qui est visée: «[…] nimmtman durch ein vitium subreptionis des Denkens einen Begriff für Sache, das Subjective des Den-kens für das Objective des Gedachten, welches letztere nicht im Denken sondern nur in der An-schauung angetroffen werden kann» (FM, AA 20: 349.03–07).

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kantienne entre 1763 et 1781, la genèse de l’idéal neutralise toute portée ontologi-que du franchissement qu’occasionne le possible en direction de son fondement.Mais en même temps, elle déplace59 ce franchissement au niveau du rapport entreles facultés du sujet, en l’occurrence entendement et raison, où il peut garder unenécessité seulement subjective, donc conditionnée60, relative à l’exigence régu-latrice et systématisante d’une totalisation des prédicats du phénomène et d’untout de l’expérience.

Si le possible ne peut plus être un levier pour poser de l’existence de l’être né-cessaire, c’est qu’il est désormais compris selon une acception transcendantale,conforme au premier Postulat de la pensée empirique: il a perdu sa référence tra-ditionnelle à Dieu, l’existant nécessaire, pour être rapporté au phénomène et à latotalité de ses prédicats, dont l’instance critique est l’expérience possible. Le di-vorce de Kant avec la théologie rationnelle est rigoureusement coextensif de cettetransposition du pôle de totalisation du réel au niveau de l’expérience possibleet du phénomène61. Puisqu’il nomme à présent la possibilité des objets de l’expé-rience, le possible a cessé de faire signe vers Dieu, et il est incapable de loger Dieuà l’intérieur de l’ontologie phénoménale de la Critique: il n’y a pas d’ontothéo-logie critique, et la méthode transcendantale est contrainte d’avouer sa stérilitésans remède en matière de théologie.

Tout comme la possibilité, l’existence, deuxième catégorie de la modalité, su-bit ici une mutation cruciale: c’est comme liaison avec la perception qu’elle se dé-finit maintenant et tombe sous la même juridiction de l’expérience. En outre, laséparation rigoureuse accomplie par la première Critique entre catégories de laqualité et catégories modales interdit désormais le passage de la réalité à l’exis-tence, ce qui revient à dire que l’idéal de la raison pure, avatar de l’ens realissi-mum requis par la totalisation ou par la fondation de la possibilité, n’est plus du

59 Ce changement de statut est peut-être à même d’expliquer pourquoi l’argument ontothéolo-gique de 1763 n’est jamais mentionné parmi les preuves qu’évoque la Critique : déplacé au niveaude la genèse de l’idéal de la raison, il est, si l’on peut dire, à la fois ‘supprimé’ et ‘conservé’. Cf.,entre autres, Allen W. Wood, qui va jusqu’à conclure au sujet de cette survie en filigrane: «Kantseems never to have repudiated the possibility proof» (Wood, Allen W.: Kant’s Rational Theology.Ithaca/London 1970, 71–76, 76).60 Alors que la nécessité inconditionnée, selon le remarquable développement qui clôt l’éta-blissement de l’impossibilité de la preuve cosmologique, représente «le véritable abîme de la rai-son humaine (der wahre Abgrund für die menschliche Vernunft)» (KrV, A 613/B 641).61 «God’s possibility had to be banished from the realm of genuine transcendental (experien-tial) possibilities to the outer darkness of the attenuated possibility enjoyed by the mere ideals ofreason», résume de manière suggestive Jaakko Hintikka (Hintikka, Jaakko: «Kant on Existence,Predication and the Ontological Agument». In: The Logic of Being. Historical Studies. Dordrecht1986, 249–267, 262).

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même coup un existant62. C’est cette refonte critique des concepts clefs de l’onto-théologie – possibilité, réalité, existence, nécessité – qui met irrémédiablement àdistance ontologie et théologie – l’être et Dieu.

62 Il est en revanche l’indice de la limite supérieure de la raison et, par là même, la marque deson achèvement, de la perfection qui lui reste ouverte en dépit de sa finitude. C’est dans le faitd’être situé au sommet de la raison humaine que consiste désormais la suprématie du concepttranscendantal de Dieu.

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