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LA CROISéE DES CHEMINS Le moment idéologique Littérature et sciences de l’homme Sous la direction de Yves Citton et Lise Dumasy Avec les contributions de Claire Barel-Moisan, Muriel Bassou, Yves Citton, Dominique Kunz Westerhoff, Daniel Lançon, Sarga Moussa, Jean-François Perrin, Mariana Saad, Jean-Pierre Schandeler, Stéphane Zékian ENS éDITIONS 2013
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"L’harmonie : horizon idéologique ou horizon utopique ? Cabanis, Destutt de Tracy, Fourier" in Le Moment Idéologique, Yves Citton and Lise Dumasy ed., ENS éditions, Lyon.

Feb 05, 2023

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La croiséE dEs chEmins

Le moment idéologiqueLittérature et sciences de l’homme

Sous la direction de Yves Citton et Lise Dumasy

Avec les contributions deClaire Barel-Moisan, Muriel Bassou, Yves Citton,

Dominique Kunz Westerhoff, Daniel Lançon, Sarga Moussa, Jean-François Perrin, Mariana Saad,

Jean-Pierre Schandeler, Stéphane Zékian

Ens édiTions2013

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cet ouvrage est publié avec le soutien de la région rhône-alpes

Éléments de catalogage avant publication

Le moment idéologique. Littérature et sciences de l’homme / sous la direction de Yves citton et Lise dumasy – Lyon : Ens éditions, impr. 2013. – 1 vol. (250 p.) : couv. ill. ; 22 cm. – (La croisée des chemins, issn 1765-8128)notes bibliogr. indexisBn 978-2-84788-381-7 (br.) : 19 EUr

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute repré-sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.

illustration de couverture : Projet de fontaine pour la place de la Bastille, de Jean antoine alavoine (1776-1834) et dominique Vivant denon (1747-1825). Estampe, gravure à l’eau forte, 41,5 x 56,5 cm. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, rEsErVE QB-370 (10)-FT 4.

© Ens édiTions 2013école normale supérieure de Lyon15 Parvis rené descartesBP 7000 69342 Lyon cedex 07

isBn 978-2-84788-381-7

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L’harmonie : horizon idéologique ou horizon utopique ? Cabanis, Destutt de tracy, FourierChApItre IV

Mariana Saad

Le projet idéologique, porté par destutt de Tracy et cabanis, a pour horizon la réalisation des idéaux de la révolution française, à laquelle ils ont tous deux activement participé 1. après avoir créé le mot 2, des-tutt rédige les Éléments d’Idéologie à l’intention des élèves des nouvelles écoles centrales, chargées de former les jeunes Français républicains, libres, égaux, fraternels. cabanis entend contribuer par ses actions politiques et ses écrits à la réalisation du « bonheur public » 3. Pour ses deux principaux théoriciens, l’idéologie doit permettre de connaître « les principes de l’éducation et de la législation » 4 à partir d’une étude de la faculté de penser qui s’appuie sur la philosophie des Lumières, en particulier Locke et condillac. La place qu’ils accordent à la raison, au centre de leur enquête, la filiation revendiquée avec les philosophes

1 député aux états généraux, destutt sera aussi membre du comité d’instruction publique sous le directoire. membre de la commission des hôpitaux de 1791 à 1793, cabanis sera député aux cinq-cents.

2 dans le Mémoire sur la faculté de penser, dans Mémoires de l ’Institut National des sciences et des arts, 1798, t. i, p. 283-451, repris dans Mémoire sur la faculté de penser et autres textes, Paris, corpus, 1992..

3 Pierre-Jean-Georges cabanis, Observations sur les hôpitaux, dans Du Degré de certi-tude de la médecine, reprint de l’édition de 1803, Paris, champion-slatkine et éditions de la cité des sciences et de l’industrie, 1989, p. 232.

4 antoine destutt de Tracy, Éléments d’Idéologie, t. 1, préface de l’édition de 1801, Paris, Vrin, 1970, p. XV.

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du xviiie siècle, leur rôle actif pendant la révolution, tout semble les opposer à charles Fourier, le « rêveur sublime » 5 qui s’élève toujours contre les « philosophes » et reproche violemment à la révolution de n’avoir su accumuler que violences et erreurs grossières.

il faut cependant aller au-delà de cette imagerie qui fait des idéolo-gues « les derniers représentants du rationalisme des Lumières » 6 et de Fourier cet excentrique, représentant d’un « romantisme révolutionnaire » qui s’élèverait dans un même mouvement contre le capitalisme, la méca-nisation et « la rationalisation abstraite » 7. comme Jonathan Beecher s’est efforcé de le rappeler dans sa biographie 8, Fourier en 1790 avait 18 ans, se trouvait à Paris, et la période si agitée qui va de 1790 à 1804 est celle de ses années de formation. La distance a priori incommensurable entre idéo-logie et romantisme s’efface encore lorsque l’on remarque que l’essentiel de la théorie de Fourier est en place en 1808, date de publication de la Théorie des quatre mouvements, alors que destutt s’interroge encore sur la suite à donner à ses deux premiers volumes d’Éléments d’Idéologie. surtout, une comparaison de leurs analyses respectives de la société, des crises traversées au moment où ils écrivent et de l’idéal qu’ils leur opposent, fin de la violence et des souffrances, met en lumière des rapprochements et permet de dessiner une continuité riche d’enseignements pour l’histoire du socialisme et de l’idée de progrès.

excès de richesse, souffrances des pauvres

Les différences sont nombreuses entre les deux idéologues reconnus par les institutions officielles, produisant un discours articulé selon les normes académiques, et Fourier, éternellement à la marge, dont

5 Je reprends ici la formule de stendhal dans Mémoires d’un touriste, Paris, m. Lévy frères, 1854, p. 343.

6 Guillaume Bacot, introduction à « Les idéologues et le groupe de coppet », Revue française d’histoire des idées politiques, no 18, 2e semestre 2003, p. 230.

7 Voir à ce sujet la présentation du numéro de la revue Europe d’avril 2004 consacré au romantisme révolutionnaire qui offre un exemple tout à fait remarquable de ces rapprochements.

8 Jonathan Beecher, Charles Fourier : the Visionary and his World, Berkeley, University of california Press, 1986. Traduction française sous le titre Fourier, le visionnaire et son monde, Paris, Fayard, 1993.

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l’écriture ne cesse d’inquiéter, en profonde rupture avec le style savant. Pourtant, si ces distinctions doivent être affirmées, des liens existent qui permettent d’analyser de manière efficace leur préoccupation sociale commune. La présence du nom de destutt de Tracy dans un ouvrage important de Fourier offre un point de départ particulière-ment intéressant. dans le Traité de l ’association domestique-agricole (premier titre de Théorie de l ’unité universelle), publié en 1822, Fourier cite à deux reprises destutt de manière favorable. il reconnaît en lui une sensibilité rare face aux malheurs des pauvres :

Je serais embarrassé de citer, parmi les écrivains français, un philanthrope réel : cependant on trouve des indices de ce caractère dans les principes du comte de Tracy, 1389. il confesse la réalité des misères du peuple ; bien différent de nos charlatans au vol sublime, qui ne voient partout que des perfectibilités perfectibles. 9

ce passage fait allusion à un commentaire relativement long (une bonne page) que Fourier consacre au Traité d’économie politique de des-tutt, ouvrage dont il a eu connaissance, comme c’est si souvent le cas pour lui, dans un compte rendu :

Un journal du 28 mai donne l’analyse d’un traité d’économie politique, par m. le comte destutt de Tracy, qui se résout à dire des vérités sur la civilisation : j’en cite trois seulement :a. Les salariés ne reçoivent que le trop plein de tous les autres […]B. Il est juste et utile de laisser le pauvre, maître de son travail […]c. Il importe aussi à la société que le pauvre ne soit pas trop malheureux […]. 10

ainsi destutt a su comprendre d’importantes caractéristiques de l’époque de l’histoire que Fourier nomme « civilisation », celle par laquelle passe alors selon lui l’humanité. Les trois points qu’il retient dénoncent l’injustice de la situation des pauvres, en la liant à un désé-quilibre dans la répartition des richesses, et soulignent les relations d’interdépendance entre tous les membres de la société. Bien que Fou-rier ne s’étende pas dans ses observations 11, il s’agit là de précieuses

9 charles Fourier, Traité de l ’association domestique-agricole, Paris, Bossange Frères, 1823, p. 1438.

10 charles Fourier, Traité de l ’association domestique-agricole, déjà cité, p. 1389.11 il cite d’ailleurs à nouveau destutt de Tracy quelques années plus tard dans Le

nouveau monde industriel, où il oppose aux « gasconnades » de Guizot « m. de Tracy [qui] peint la civilisation sans fards ».

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indications sur les convergences entre sa propre analyse de la société civilisée et la critique que fait destutt de la situation des échanges et du travail. En effet quand Fourier affirme « il est évident que le monde physique et moral est au plus profond de l’abîme » 12, ce qu’il dénonce dans les formules « industrie morcelée » ou « relations mensongères », c’est le déséquilibre entre travail et revenu du travail, l’abîme qui sépare riches et pauvres et le danger que ces injustices font courir à la cohésion sociale. dans un des nombreux passages où il présente sa doctrine et dénonce la misère des uns et l’excessive richesse des autres, il résume la situation en civilisation (nom donné par Fourier à l’étape actuelle du développement de la société) par cette formule : « […] la fausse répartition est cause positive du mal » 13. Une société où triomphe le culte du veau d’or est condamnée à l’indigence « parce que ses politiques ignorent l’équilibre de répartition ». constamment, de la Théorie des quatre mouvements, publiée en 1808, à La fausse industrie, dont le dernier volume paraît en 1836, quelques mois avant sa mort, Fourier décrit ce manque d’harmonie : « […] il n’y a […] aujourd’hui, dans l’exercice des plaisirs, ni équilibre, ni contre-poids ». il dénonce ces déséquilibres entre groupes sociaux qui font que d’un côté les riches se livrent « aux abus de plaisir », tandis que ceux qui n’ont que leurs bras sont victimes de « l’excès continuel qui règne dans les travaux ». or tous ces désordres « au lieu de favoriser l’industrie, portent le trouble dans les relations sociales et détournent toujours du travail » 14. Fourier en effet ne se lasse pas de dénoncer les malheurs qui naissent de l’avidité et de la peur de manquer, ainsi que la dégradation inévitable des liens sociaux et familiaux lorsque chacun est condamné à se battre pour sa propre survie.

il rejoint ainsi les analyses de destutt de Tracy. ce dernier ne cesse, tout au long du Traité de la volonté, de dénoncer la pauvreté comme la conséquence des richesses excessives. ainsi, la prospérité des nations commerçantes produit « des vices intérieurs » en raison de « la manière dont les richesses s’introduisent souvent dans ces états, laquelle favorise extrêmement leur très-inégale répartition qui est le plus grand de tous

12 charles Fourier, Théorie de l ’unité universelle, vol. 4, t. 5 des Œuvres complètes, Paris, société pour la propagation et pour la réalisation des théories de Fourier, 1841, p. 200.

13 charles Fourier, La fausse industrie, vol. 1, Paris, Bossange Père, 1835, p. 410.14 Fourier, La fausse industrie, déjà cité, p. 588.

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les maux et le plus généralement répandu » 15. Le déséquilibre dans la répartition des richesses entraîne la souffrance des plus pauvres, masse abrutie et affaiblie, comme c’est le cas des esclaves des colonies, des serfs de Pologne ou des pauvres d’angleterre. après avoir décrit leur situation, destutt insiste sur les conséquences politiques : « […] je crois que tout le monde conviendra que quand une portion considérable de la société est trop souffrante, et par suite trop abrutie, il n’y a ni repos, ni sûreté, ni liberté possibles, même pour les puissants et les riches » (ibid., p. 207). Le danger que l’inégalité des fortunes fait courir à la société apparaît aussi clairement dans le cas du luxe, car cette forme excessive de richesse, non seulement fragilise encore plus la classe pauvre, menacée de famines et de maladies encore plus graves, mais elle détruit aussi la première forme du lien social : le luxe « produit le dérèglement de la conduite qui engendre beaucoup de vices, de désordres, de troubles dans les familles » (p. 261).

or ce schéma décrit par destutt suivant lequel un excès (la richesse, le luxe) a pour corollaire nécessaire un manque (la pauvreté, le désordre) a déjà été appliqué à la société, dans des termes très semblables, par son ami cabanis, qui a donné le socle physiologique sur lequel s’appuie toute l’entreprise idéologique. il faut remarquer, avant d’aller plus loin, que Fourier ne cite pas cabanis dans ses œuvres publiées de son vivant. Le nom du médecin figure, cependant, dans les textes signés « Fourier » édités par ses disciples dans la revue Le Phalanstère après la mort du maître, mais on sait que ces publications sont sujettes à caution.

Quelques principes et quelques vues sur les secours publics, texte que cabanis rédige à partir de son expérience au sein de la commission des hôpitaux de Paris dans les premières années de la révolution, contient de longues considérations sur la situation économique et l’état de la société. il décrit alors un ordre de l’histoire profondément marqué par l’inégalité : « […] ce sont partout les plus forts, les plus habiles, et les plus riches qui ont institué les gouvernements, promulgué les lois » 16. Les conséquences étaient alors inévitables :

[…] l’intérêt du petit nombre a prévalu ; les petites inégalités de la nature, les seules équitables, les seules exemptes de grands inconvénients, ont été r emplacées

15 antoine destutt de Tracy, Traité de la volonté et de ses effets, Bruxelles, Wahlen, 1827, p. 216-217.

16 Pierre-Jean-Georges cabanis, Quelques principes et quelques vues sur les secours publics, dans Du Degré de certitude de la médecine, déjà cité, p. 434.

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par d’autres inégalités factices, injustes, monstrueuses : toutes les forces, toutes les richesses de la société se sont concentrées dans un petit nombre de mains : tous les avantages politiques et toute l’influence morale ont suivi la même pente. (Ibid., p. 434)

on retrouve bien ici le couple excès-manque : la répartition des biens et du pouvoir a totalement lésé la majorité de la population, au profit d’une minorité. cabanis insiste sur l’ampleur de cette inégalité car une fois que la logique du déséquilibre se met en place, l’injustice ne peut plus être que totale. Le caractère nécessaire de ce rapport entre excès de richesses et pauvreté est affirmé dans une série de formules présentées les unes à la suite des autres :

La mendicité et les grandes richesses ont la même source : elles ne sont, à proprement parler, relativement au corps social, qu’un seul et même fait. Le nombre des misérables, dans chaque pays, dépend du nombre des fortunes colossales. […] En un mot, ce sont les richesses, ou trop immenses, ou ramas-sées par de faux moyens, qui produisent et qui aggravent la mendicité. (p. 431)

La formule « un seul et même fait » souligne l’étroitesse du lien entre richesses et pauvreté. associée à l’expression « corps social », elle suggère également l’idée d’une société, corps fermé, dotée d’une masse donnée de richesses. La dégradation du lien social, conséquence iné-vitable dans toute société excessivement inégalitaire, est analysée dans le même cadre. cabanis s’attache ainsi à décrire la fin de la société d’ancien régime :

[…] tout était tombé dans le dernier abyme de la corruption : les uns par l’excès des jouissances sans désirs, par le défaut de rapport entre leurs circons-tances et leurs moyens naturels ; les autres, par l’excès des besoins, par leur avilissement extrême, par la distance incommensurable que le hasard avait mise entre eux et des êtres de la même espèce. 17

Le rapprochement de ce passage avec les textes de Fourier et de destutt cités plus haut met en lumière une thématique commune, celle du vice engendré par les grandes richesses et de l’abrutissement dû à la pauvreté, ainsi que l’inquiétude que suscite la distension du lien social. Pour cabanis, la nation française est un corps contenant deux autres corps, tous les trois souffrant d’un important déséquilibre : une

17 Pierre-Jean-Georges cabanis, Travail sur l ’éducation publique, trouvé dans les papiers de Mirabeau l ’aîné, dans Œuvres Complètes, t. 2, Paris, Bossange Frères, 1823, p. 459.

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abondance nécessairement accompagnée d’une carence. Le nombre de « jouissances » des nobles, par exemple, est trop grand par rapport aux désirs qui devraient les susciter. Les pauvres, eux, souffrent du problème inverse : des désirs ou « besoins » en trop grand nombre en comparaison des satisfactions auxquelles ils peuvent accéder. Et le corps social dans son ensemble est en proie à ce que cabanis qualifie de « désordre », ce déséquilibre qui consiste dans « la distance incommensurable » entre les différentes parties de la société.

L’engorgement

La comparaison entre la société et un corps a une longue histoire en philosophie 18, mais elle prend avec cabanis une dimension toute nou-velle. dans Quelques principes et quelques vues sur les secours publics, mais aussi dans les Observations sur les hôpitaux ou les Rapports du physique et du moral, il analyse le corps social en médecin et explique systématique-ment les phénomènes sociaux à partir de ses théories physiologiques. ces dernières sont autant marquées par le vitalisme montpelliérain que par une physique qui puise chez épicure et newton 19. ainsi, dans les Rapports du physique et du moral, il assimile la sensibilité à « un fluide », et explique les états de santé et de maladie par la répartition plus ou moins bien équilibrée de cette masse dans le corps. il en conclut que :

[…] pour que la sensibilité soit une source de vie et d’action, il faut qu’elle s’exerce d’une manière régulière, et suivant l’ordre de la nature. des impres-sions trop vives et trop multipliées altèrent, usent ou appauvrissent singulière-ment l’énergie musculaire. 20

on voit donc ici s’opposer la santé, caractérisée par la régularité, et le pathologique, qui relève de l’excès. d’ailleurs, celui-ci a pour consé-quence un manque, comme l’indiquent les verbes « altèrent, usent,

18 Voir par exemple antoine de Baecque, Le corps de l ’histoire, Paris, calmann-Lévy, 1993, et mona ozouf, L’homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1980.

19 Voir à ce sujet mon article « cabanis, destutt de Tracy et Volney : science de l’homme et épicurisme » paru dans Dix-huitième siècle, no 35, 2003, p. 101-112.

20 Pierre-Jean-Georges cabanis, Rapports du physique et du moral de l ’homme, reprint de l’édition de 1844, Genève, slatkine, 1980, p. 160.

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appauvrissent », qui transmettent tous l’idée d’une perte. La comparai-son de la sensibilité à un fluide entraîne l’analyse des maladies en termes d’engorgement : « […] ces cas où l’engorgement est si complet qu’il étouffe la sensibilité de tous les organes » (ibid., p. 332). cabanis, dans sa Lettre à M. F*** sur les causes premières, reprend l’image et assimile le corps humain à un « appareil, en quelque sorte hydraulique » (p. 653) 21, ce qui montre qu’il se situe bien dans une mécanique des fluides. il applique ce schéma indistinctement aux maladies physiques, aux affec-tions morales et au corps social. il est ainsi question de « l’engorgement du système glandulaire » 22 qui se traduit par « les obstructions du mésen-tère, la formation des tubercules dans le poumon, la dégénération de la substance même du foie, du pancréas […], les engorgements des ovaires et de la matrice » et provoquent de nombreuses souffrances. de même la mélancolie, l’affection morale qui retient le plus l’attention de caba-nis 23, est causée par « les engorgements hypocondriaques » qui, suivant les tempéraments, transforment ceux-ci en tempéraments sanguin, ou mélancolique, ou « maniaque emporté » 24.

Enfin, il l’utilise dans une intervention au conseil des cinq-cents pour décrire les changements que le gouvernement de Bonaparte pourra amener dans le domaine économique, « le retour à un système de justice et de sécurité, que le peuple sait bien maintenant être seul capable de faire jouir tous les citoyens de la richesse de quelques-uns et de faire circuler l’aisance dans toutes les parties du corps social » 25. Le schéma hydraulique est ici présent non seulement dans l’utilisation du verbe « circuler » associé au « corps social », mais aussi dans l’idée qu’il s’agit de distribuer à tous les membres de la société la masse de richesses

21 nous n’avons pas ici la place de développer le sujet, signalons cependant qu’il faut rapprocher ce passage de la formule de Linné dans Systema naturae (1766) : la vie « est un appareil hydraulique » (voir Knut hagberg, Carl Linné. « Le roi des fleurs », Paris, éditions « Je sers », 1944, p. 169).

22 cabanis, Rapports du physique et du moral de l ’homme, déjà cité, p. 331.23 Voir à ce sujet mon article « La mélancolie entre le cerveau et les circonstances.

cabanis et la nouvelle science de l’homme » dans Gesnerus Swiss Journal of the History of Medicine and Sciences, vol. 63 « melancholy and material Unity of man, 17th and 18th centuries », 2006.

24 cabanis, Rapports du physique et du moral de l ’homme, déjà cité, p. 604.25 discours prononcé par cabanis à la suite du rapport de la commission des sept.

séance extraordinaire du 19 brumaire an Viii, Œuvres philosophiques, t. 2, cl. Lehec et J. cazeneuve éd., p. 454-455, Paris, PUF, 1956.

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accumulée par un petit nombre. La richesse prend bien la place de la sensibilité, et son accumulation dans une seule partie du corps ne peut causer que des souffrances, comme cabanis l’affirme d’ailleurs à de nombreuses reprises : le peuple est malheureux, inquiet.

on ne trouve que de très rares applications de ce schéma à l’écono-mie dans l’œuvre de cabanis qui ne traite pratiquement pas ce sujet. En revanche, destutt de Tracy en fait un usage très intéressant dans son Traité. il s’y penche sur les fluctuations de l’activité industrielle qui favorisent certaines branches alors que d’autres périclitent, provoquant le chômage des ouvriers qu’elles employaient. ces ouvriers sans travail, dit destutt, peuvent bien aller chercher à s’employer ailleurs mais

un ouvrier n’est jamais aussi propre à l’état qu’il veut prendre qu’à celui qu’il est forcé de quitter ; en outre, il y est superflu, il y produit engorgement et par suite baisse du salaire ordinaire : ainsi, tout le monde en pâtit. 26

ici l’engorgement n’est pas celui de la masse des richesses mais de la masse des travailleurs, à l’intérieur encore une fois d’un corps fermé dont tous les éléments sont solidaires. La comparaison avec le texte de cabanis met en lumière un déplacement, de la richesse au travail, qui révèle un des aspects de la pensée de destutt les moins bien compris : sa conception organique de la société. cette dernière, profondément imprégnée des idées de cabanis, lui permet de revendiquer une répar-tition équilibrée des biens et du travail, tout en maintenant de la dif-férence entre les parties du corps. on cite souvent ce passage comme la preuve que destutt récuse l’idée de la lutte des classes : « […] nous sommes tous réunis par les intérêts communs de propriétaires et de consommateurs, et […] par conséquent on a tort de regarder les pauvres et les riches, ou les salariés et ceux qui les emploient, comme deux classes essentiellement ennemies » (ibid., p. 183). si on lit ce texte dans le contexte que nous avons brossé d’un net refus des injustices sociales et d’un recours à la physiologie pour comprendre l’ensemble du réel, il apparaît que destutt cherche avant tout à souligner l’interdépendance des classes. L’utilisation d’« essentiellement » le souligne, et cela est plus clair encore dans l’affirmation qui suit cet extrait : « […] il est vrai sur-tout que les véritables intérêts du pauvre sont toujours les mêmes que ceux de la société prise en masse ». il faut donner toute son importance

26 destutt de Tracy, Traité de la volonté et de ses effets, déjà cité, p. 214.

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à l’expression « en masse » qui clôt la phrase : destutt de Tracy cherche à penser la société dans son ensemble ; les classes ne peuvent pas être « essentiellement ennemies » dans un corps où tous les organes doivent participer à son fonctionnement. ce serait alors la mort et la destruction.

Fourier suit un schéma très semblable et analyse aussi l’économie et les passions suivant la mécanique des fluides. dans le Nouveau monde industriel et sociétaire, il traite de la récession de 1826 et utilise les termes de « stagnation » et « engorgement » comme synonymes de « crise » : « […] il survint tout à coup une stagnation et un engorgement » 27. il explique cette crise comme le résultat « du jeu compliqué de deux caractères commerciaux : le refoulement pléthorique, le contrecoup d’avortement », c’est-à-dire une surproduction de marchandises qui ne trouve pas le débouché attendu. c’est là pour lui une règle : « le com-merce ne tend qu’à engorger », provoquant la misère et le chômage des ouvriers 28. deux possibilités s’offrent en effet à l’élan endigué, à cette masse de marchandises : se répercuter sur un autre point ou stagner. Et qu’arrive-t-il aux « marchands de culottes » français et anglais décrits par Fourier ? soit leurs produits leur reviennent, et alors le « refoulement » apparaît comme le contrecoup de l’engorgement (et cause leur faillite) ; soit il y a « mévente, stagnation, avilissement des étoffes ». La stagnation a pour corrélat la dégénérescence.

L’engorgement est d’ailleurs pour Fourier un phénomène général en civilisation. dans Le nouveau monde amoureux, il utilise une formule révélatrice : la civilisation est « un mécanisme de subversion géné-ral qui comprime et travestit tout » 29. Tous les membres sont atteints, leurs passions contrées depuis l’enfance : « [..] on ne doit jamais blâmer les passions des individus, mais blâmer seulement la civilisation qui, n’ouvrant aux passions que les routes du vice pour se satisfaire, force l’homme à pratiquer le vice pour arriver à la fortune, sans laquelle il n’est point de bonheur » 30.

Le schéma hydraulique est bien là : une force (les passions), arrêtée dans son élan premier, et qui dévie vers un objet autre, toujours mauvais.

27 charles Fourier, Le nouveau monde industriel et sociétaire, Paris, Flammarion, 1973, p. 451.

28 Fourier, La fausse industrie, déjà cité, p. 319.29 charles Fourier, Le nouveau monde amoureux, Paris, anthropos, 1967, p. 283.30 charles Fourier, Théorie des quatre mouvements, Leipzig, [Lyon], 1808, p. 223.

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Fourier le dit très clairement : « […] toute passion engorgée produit sa contre passion qui est aussi malfaisante » 31. il isole deux catégories sur lesquelles il étudie en détail les effets de l’engorgement : les enfants et les personnages célèbres. ces cas particuliers sont abordés dans Le nouveau monde amoureux, où Fourier se penche sur les « crimes » de néron, Tibère, marat, robespierre, le marquis de sade et la princesse strogonoff (p. 395). chez tous, il décèle une « inquiétude perpétuelle » due à « la pression d’une dominante engorgée » 32. mais ces personnages extraordinaires sont seulement représentatifs d’une situation générale, car en civilisation, les ennuis commencent dès le berceau. Les méfaits de l’éducation civilisée sont analysés à plusieurs reprises pour montrer que toute la formation de l’enfant étouffe et travestit. Le modèle méca-nique se révèle encore dans le choix du vocabulaire : les passions se déve-loppent en « non essor » ou en « faux essor », l’enfant est « entravé » dans ses goûts 33. comme le commerce régi par l’avidité fait pourrir les marchandises, les éducateurs civilisés produisent en masse des petits néron ou des êtres chétifs, éternellement malades.

harmonie et justice

L’humanité n’est cependant pas condamnée à souffrir perpétuellement de tels déséquilibres. cabanis, destutt et Fourier décrivent tous trois un mieux à venir dans lequel les idées de régularité et de répartition jouent un rôle essentiel. dans sa Notice sur Benjamin Franklin, cabanis définit le malheur encore une fois en termes d’excès et de manque :

[…] s’il est vrai que les malheurs des hommes dépendent presque toujours de ce que leurs besoins se trouvent au-dessus des moyens qu’ils ont de les satis-faire, il est également certain que celui qui n’emploie pas toutes ses facultés, c’est-à-dire, dont les besoins restent au-dessous de ses moyens, n’a qu’une exis-tence incomplète : et quand on parle de bonheur, c’est tout celui dont l’homme peut jouir qu’il faut entendre. 34

31 Fourier, Le nouveau monde amoureux, déjà cité, p. 390.32 charles Fourier, Théorie de l ’unité universelle, t. 2, Paris, anthropos, 1966-1970, p. 390.33 Fourier, Théorie de l ’unité universelle, t. 4, déjà cité, p. 164-165.34 Pierre-Jean-Georges cabanis, Notice sur Benjamin Franklin, dans Œuvres Complètes,

t. 5, Paris, Bossange Frères, 1823, p. 246.

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ce passage, qui récuse l’ascétisme défendu par Franklin, propose un idéal de bonheur bien particulier. cabanis soutient que l’homme a la possibilité de connaître un état de bonheur complet lorsqu’il est parvenu à l’entier développement de ses « facultés », c’est-à-dire de l’ensemble de ses moyens physiques et intellectuels. il a souvent décrit des hommes dont le développement était incomplet, ou contré, et expliqué que c’était là le fait des circonstances, que ce soit le mode de vie, l’alimentation ou la forme de gouvernement. Tel est le cas par exemple des peuples pêcheurs qui, constamment confrontés au froid et au danger, en deviennent « sau-vages » et « féroces » 35. Pour cabanis, l’histoire de l’humanité, qui est passée de l’état nomade à la sédentarisation, montre quel est le facteur déterminant dans la voie du progrès matériel et du bonheur :

Bientôt le commerce vient effacer peu à peu les préjugés et multiplier les lumières  : son influence active vient éveiller tous les talents, en offrant à l’homme industrieux de nouvelles sources de richesses, à l’homme riche de nouveaux moyens de jouissance. rendant, enfin, le premier tous les jours plus indépendant du second, il fait naître et développe toutes les idées, tous les sentiments, toutes les habitudes de la liberté. (Ibid., p. 407)

En soulignant ainsi que le commerce favorise l’éclosion de la liberté et une distribution plus équitable des richesses, cabanis rejoint nombre d’analyses de la fin du xviiie siècle, en particulier celle de condorcet dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l ’esprit humain. son interprétation insiste toutefois sur l’essor des talents, de tous les moyens donnés à chacun à sa naissance. or ceci ne saurait advenir du seul fait du commerce. Pour cabanis, c’est bien la révolution qui doit créer les condi-tions nécessaires à un épanouissement réellement complet des facultés humaines : « […] l’égalité politique et civile, fondée sur des bases solides, et maintenue par tous les actes législatifs et administratifs, amène bientôt, par degré, l’égalité des jouissances, […] bientôt cette dernière égalité peut concourir efficacement […] à la régénération des mœurs » 36.

L’équilibre entre besoins et moyens est le but que cabanis attribue à la révolution. destutt de Tracy, qui publie son Traité après la chute de napoléon, alors que les Bourbons s’installent à nouveau sur le trône, propose une solution presque semblable pour contrer les risques d’en-gorgement, les excès et les manques dans les sociétés profondément

35 cabanis, Rapports du physique et du moral de l ’homme, déjà cité, p. 406.36 cabanis, Quelques principes et quelques vues sur les secours publics, déjà cité, p. 529-530.

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inégalitaires : « […] en diminuant l’inégalité de pouvoir, et par là éta-blissant la sûreté, la société produit le développement de toutes nos facultés et accroît nos richesses, c’est-à-dire nos moyens d’existence et de jouissances » 37. La ressemblance entre les deux analyses est frappante : il s’agit dans les deux cas d’assurer, par la mise en place de la bonne structure politique, le développement concerté des facultés physiques et des moyens matériels afin d’arriver au bonheur. mais alors que pour cabanis la perfectibilité est le terme de la révolution, destutt annonce que toute amélioration porte les germes de sa dégradation : « […] plus nos facultés se développent, plus leur inégalité paraît et augmente, et elle amène bientôt l’inégalité de richesses, qui entraîne celle d’instruction, de capacité et d’influence » (ibid., p. 223).

on voit ainsi apparaître une des principales difficultés auxquelles se heurtent autant cabanis que destutt : comment défendre une société égalitaire alors que chacun est différent ? En faisant de la physiologie le point d’appui de leur réflexion, ils sont amenés à prendre en compte la grande diversité des facultés de chacun. cabanis a essayé de résoudre le problème en annonçant un monde futur où seules subsisteraient les inégalités de nature, celles que nous appellerions aujourd’hui les maladies héréditaires. destutt, en revanche, propose une solution en dehors d’un ordre nécessaire de l’histoire : il s’agit pour lui, au travers de son ouvrage, de donner à tous une connaissance suffisante de « l’art social » pour que le cercle vicieux qu’il décrit puisse être contré, grâce à une grande vigilance à l’égard de l’inégalité politique 38.

il est alors intéressant d’analyser le monde utopique que décrit Fou-rier à la lumière des analyses de cabanis et de destutt. on s’aperçoit en effet qu’en harmonie (l’étape finale du développement de la société, celle du plus grand bonheur possible), la différence des facultés est aussi la question essentielle. cette période se caractérise par le fait qu’elle « ne craint pas de donner franc essor à tous les caractères ; car en créant une variété de fonctions qui les utilise tous, elle substitue le règne de la nature à celui de la contrainte et de la ténébreuse morale » 39. nous retrouvons ici l’opposition déjà présente chez cabanis et des-tutt entre l’ordre contraignant de la société contemporaine et le plein

37 destutt de Tracy, Traité de la volonté, déjà cité, p. 223.38 destutt de Tracy, Traité de la volonté, déjà cité, p. 226 et 229, en particulier.39 Fourier, La fausse industrie, déjà cité, p. 594.

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développement des facultés dans le monde meilleur à venir. Fourier explique qu’il s’agit de permettre à chacun de déployer librement ses « passions », de permettre l’éclosion de toutes les « vocations ». Le « méca-nisme sociétaire » qui repose sur la « répartition équilibrée » des passions en séries distinctes et combinées assure que toutes les passions sont utiles en harmonie. Fourier affirme à de nombreuses reprises qu’il s’agit d’une « science immense et géométrique » qui repose sur le fait que « les passions ne tendent qu’à la concorde, qu’à l’unité sociale dont nous les avons crues si éloignées ; mais [qu’]elles ne peuvent s’harmo-niser qu’autant qu’elles se développent régulièrement dans les Séries progressives ou Séries de groupe » 40.

ainsi, les caractères et les passions qui, en civilisation, sont facteurs de discordes trouveront à s’employer utilement en harmonie. Le méca-nisme fera « naître des affections, des sympathies corporatives entre les classes aujourd’hui antipathiques, telles que riches et pauvres, jeunes et vieux » 41. ces désaccords, qui ont des conséquences très graves en civilisation, doivent être résorbés. Fourier étudie en détail les « haines corporatives » qui agitent les « seize classes » de la société civilisée, et s’inquiète de l’absence de lien entre ceux qui jouissent de richesses « monstrueuses » et ceux qui stagnent dans une extrême pauvreté.

il faut souligner qu’il maintient en harmonie des différences de fortune, même si les disparités ne sont plus aussi grandes et que, de seize, le nombre des classes est ramené à trois. destutt et cabanis reconnaissent qu’une société où tous les hommes soient absolument identiques n’est pas physiologiquement possible, mais cela demeure pour eux une difficulté. destutt y voit le germe inévitable des inégalités sociales et cabanis s’efforce de réduire au minimum la possibilité que des handicaps physiques puissent subsister dans une société égalitaire. Fourier imagine une société idéale où la diversité est nécessaire :

L’ordre sociétaire qui va succéder à l’incohérence civilisée n’admet ni modé-ration, ni égalité, ni aucune des vues philosophiques ; il veut des passions ardentes et raffinées, dès que l’association est formée, les passions s’accordent d’autant plus facilement qu’elles sont plus vives et plus nombreuses. 42

ainsi, dans une Phalange, « il serait impossible d’associer cent

40 Fourier, Théorie des quatre mouvements, déjà cité, p. 9.41 Fourier, Théorie de l ’unité universelle, t. 4, déjà cité, p. 378.42 Fourier, Théorie des quatre mouvements, déjà cité, p. 9.

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familles égales en fortune et homogènes ou très rapprochées en carac-tère » 43. La formule dénonce le rêve impossible qui confond égalité et homogénéité pour mieux défendre une unité sociale fondée sur l’utilité de toutes les différences.

La lecture croisée de cabanis, destutt et Fourier montre que tous trois bâtissent leur critique de la société sur un modèle fortement mar-qué par la médecine. cela se comprend aisément pour cabanis, qui était médecin. cela surprend davantage chez destutt et Fourier, mais le premier indique bien que ses analyses sont construites à partir des théories développées par cabanis. En ce qui concerne Fourier, son appel à des considérations semblables révèle un dialogue fécond avec la pensée du xviiie siècle et le rapproche des idéologues. Une continuité apparaît ainsi entre ces trois démarches, qui trouve sa source dans la révolution française. on peut alors mieux saisir les liens historiques entre le romantisme et la révolution. L’horizon idéologique, ici repré-senté par cabanis et destutt de Tracy, et l’horizon utopique, tel qu’il apparaît chez Fourier, se rejoignent donc dans une perspective histo-rique qui révèle l’inquiétude suscitée à l’époque révolutionnaire par la crainte d’une dissolution du lien social. L’harmonie pensée à partir du modèle organiciste et de la médecine vitaliste devient ainsi l’idéal d’une nouvelle société.

43 Fourier, Théorie de l ’unité universelle, t. 2, déjà cité, p. 17.

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table

Liste des auteurs 5

Introduction 7Yves Citton et Lise Dumasy

ChApItre I

Le moment idéologique 21Yves Citton

ChApItre II

Les enjeux littéraires de la science de l’homme : Bonald et Cabanis dans la « guerre des sciences et des lettres » 47

Stéphane Zékian

ChApItre II I

Les Leçons de Volney en l’an III. Comment sauver l’histoire savante ? 69

Jean-Pierre Schandeler

ChApItre IV

L’harmonie : horizon idéologique ou horizon utopique ? Cabanis, Destutt de tracy, Fourier 93

Mariana Saad

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ChApItre V

L’imagination repensée par les Idéologues ou l’homme-machine entre Lumières et romantisme 109

Dominique Kunz Westerhoff

ChApItre VI

Filiations sensualistes ? Le débat sur la mémoire spontanée chez les Idéologues et dans le premier romantisme 147

Jean-François Perrin

ChApItre VII

Orientalisme et idéologie. La représentation d’Alexandrie chez Volney et Denon 165

Sarga Moussa

ChApItre VIII

L’Idéologue Volney devant l’altérité des langues du proche-Orient : utopies et apories 177

Daniel Lançon

ChApItre Ix

Stendhal lecteur d’helvétius et des Idéologues sur les avatars de l’amitié 197

Muriel Bassou

ChApItre x

Balzac, Stendhal, les Idéologues et les sciences 217Claire Barel-Moisan

Bibliographie 235

Index 245