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~.
EMMANUEL LEVINAS
Parole et Silence et autres confrences indites
au Collge philosophique
Volume publi sous la responsabilit de Rodolphe Calin et de
Catherine Chalier
tablissement du texte, avertissement par Rodolphe Calin
Prface et notes explicatives par Rodolphe Calin et Catherine
Chalier
Ouvrage publi avec le concours du Centre National du Livre
BERNARD GRASSET /IMEC
-
Le comit scientifique runi pour la publication des uvres
d'Emmanuel Levinas
est coordonn par Jean-Luc Marion, de l'Acadmie franaise.
ISBN 978-2-246-72731-6
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
rservs pour tous pays.
ditions Grasset & Fasquelle, !MEC Editeur, 2009.
Sommaire
Avertissement..........................................................
9 Prface de Rodolphe Calin et Catherine Chalier........ 13 Notice
ditoriale...................................................... 61
Remerciements . .. .. .. .. ............... ...... ...... ...... ..
............ 63
Parole et
Silence..........................................................
65 Pouvoirs et
Origine...................................................... 105
Les
Nourritures...........................................................
151 Les Enseignements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 17 3
L'crit et
l'Oral..........................................................
199 Le
Vouloir..................................................................
231 La
Sparation.............................................................
259 Au-del du
possible..................................................... 291
La Mtaphore ................................................. , . .
. . . . . . . . . 319
Appendice I : .................. ........... 349 Appendice II :
Liste des confrences d'Emmanuel
Levinas au Collge philosophique ... ..... .. ............
385
Notes
.......................................................................
387 Index des noms ......... ....................... ...... ..
........ ........ 403
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Notice sur Parole et Silence
L'ensemble des feuillets de la confrence est rang dans
l'en-veloppe cartonne d'un colis postal. Sur cette enveloppe, plie
en deux, figurent, crits au crayon papier, le titre, le lieu et les
dates de la confrence. Il s'agit en effet d'une conf-rence prononce
en deux sances les 4 et 5 fvrier 1948, sous le titre Parole et
Silence. l'intrieur de l'enveloppe, on trouve galement le second
feuillet du programme du Collge philo-sophique de l'anne 1948,
mentionnant les deux confrences de Levinas. On dcouvre aussi une
lettre de P. Champromis, probablement secrtaire du Collge,
accompagne de cartes d'invitation du Collge philosophique dont les
noms sont laisss en blanc.
La confrence se prsente sous la forme d'un dactylogramme et de
son double, qui comportent chacun des annotations manus-crites. Sur
le double sont reportes, quelques exceptions prs, les corrections
manuscrites de l'original. Mais il contient gale-ment d'autres
corrections. On peut donc le considrer comme une version plus
avance de la confrence, raison pour laquelle nous l'avons choisi
pour notre transcription. Nous indiquons en notes les diffrences
entre les deux versions.
Chaque dactylogramme comporte 40 feuillets non pagins au format
21 x 26,8 cm. Si les feuillets de l'original sont d'un mme papier,
ceux du double sont de provenances diverses et Levinas en a utilis
le verso vierge. Certains d'entre eux sont des imprims
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68 Parole et Silence
dats (nous les indiquons en note) : l'un est de 1949, quatre
sont de 195 3, douze de 195 5. Le prsent texte est donc une
rcriture de la confrence prononce en 1948.
Parole et Silence Confrences du Collge philosophique des
4 et 5 fvrier 1948a
Parole et silence
1 o Misre et grandeur du langage. Il existe dans la philosophie
et dans la littrature contemporaines,
une exaltation du silence. Le secret, le mystre, l'insondable
profondeur d'un monde sans paroles ensorcelant. Bavardage,
indiscrtion, prtention - la parole rompt ce charme. On oublie
volontiers, que, lieu naturel de la paix et de l'harmonie des
sphres 1{,} le silence est aussi l'eau stagnante, l'eau qui dort o
croupissent les haines, les desseins sournois, la rsignation et la
lchet. On oublie le silence pnible et pesant ; celui qui mane de
ces espaces infinis , effrayentb pour PascaF. On oublie
l'in-humanit d'un monde silencieux.
Cette mfiance l'gard du langage tient bien des causes secondes
et qui, certes ne sont pas contingentes. L'appel autrui, contenu
dans son essence attes-Ee {avoue} la faiblesse de la pense qui y
recourt. Il existe un romantisme du gnie solitaire qui se suffit
dans le silence. Une raison qui parle, sort de son splendide
isolement, trahit sa superbe suffisance, abdique sa noblesse et sa
suffisance {souverainet}. Produit de l'histoire, les mots
a. crit au crayon papier, sur le feuillet double cartonn
!"intrieur duquel se trouvaient les deux dacrylogrammes de la
confrence.
b. Il faut sans doute lire effrayant .
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70 Parole et Silence
sont surchargs de tous les sentiments, de toutes les allusions,
de toutes les associations auxquelles ils furent mls, mais perdent
souvent, ainsi surchargs {,}l'objet qu'ils sont appels dsigner. Car
il est entendu que la fonction du langage consiste commu-niquer une
pense en dsignant - en nommant ses objets. Ds lors le langage
introduit dans les relations humaines l'quivoque, l'erreur, le
vide. C'est lui qui est mis en cause chaque fois que l'on prtend
retourner aux choses elles-mmes.
Signe de l'objet perdant le contact de son objet, signe de la
pense {se} faisant passer pour la pense mme, il s'expose toutes
lesa critiques. Le langage scientifique lutte contre l'invitable
quivoque du mot vivant, et se rfugie dans l'algorithme.
L'utilisation de l'argot dans la conversation et la littrature
modernes procde de ce besoin de remplacer le mot historique-ment
compromis - la fois us et trop encombrant - par un signe neuf, nous
plaant brutalement devant les choses et en ralit bien moins signe
que pointe de l'index qui montre. En littrature, l'argot ne vaut
pas comme lment de couleur locale. Son pouvoir d'expression concide
avec la distinction du mot transmis par la {se nourrit du vide
laiss par les langues mortes des} civilisation. L'argot tmoigne
d'une civilisation parfaite.
2 Le langage au service de la penseb Cette suspicion qui pse sur
le langage s'explique par le rle
servile qu'il semble jouer l'gard de la pense. Il sert- de
l'accord commun - la communication de la pense, et par consquent,
est tenu rester dans !'-{son} obdience{.} de la pense. La fonction
du verbe a toujours t comprise en relation avec la pense et avec la
lumire, lment de la pense o l'objet apparat{,} se livre et o le
signe verbal le dsigne. La puissance organisatrice de la raison
a. Le verso comporte, dans sa partie suprieure gauche, les
annotations manuscrites suivantes, crires obliquement : " Revenir
sur l'ide de : intellection -pouvoir ~ attitude l'gard de la
lumire.
b. Les deux alinas qui suivent sont dactylographis sur un
morceau de feuillet coll sur le feuillet 2. Ce morceau de feuillet
masque une ancienne version de ces deux alinas.
Parole et Silence 71
-totalisant pour permettre d'embrasser- commandait celle du
discours. Logos- la fois verbe et raison, laissait surprendre dans
la grammaire ses catgories fondamentales oua lab l0 gique.
Si le langage apporte la pense une occasion de s'lever
l'universalit- puisque la ncessit de communiquer de raison raison
oblige la pense revenir son essence de raison_ de cette essence, la
pense {en}c possde dj la virtualit et le secret.
L'obdience du mot la pense ne disparat pas quand on accorde au
mot une tche plus large que l'expression de la pense purement
logique, quand on led prend pour l'expression de l'ensemble de
notre vie psychologique et, quand allant plus loin encore, on voit
en el!e--{lui} le rsum de sea {!'}histoire ;e {quand on insiste
sur} lesf variations de sens qu'il a subies, {sur} lesg contextesh
culturels o il s'tait trouv et qui rsonnent quand il est prononc.
Si le mot au lieu de traduire l'intellect devait traduire
l'ensemble de notre tre en tant que ralit historique et sociale, le
mot n'en conserve{}pas moins son rle de pur reflet de la pense. Il
dsigne une ralit qui se montre la pense, rside dans cette
apparition de la ralit. Quelque distincte que soit de la ralit
purement thortique {contemple} la ralit historique et sociale que
le langage exprime, elle est {n'en demeure pas moins} ralit se
rvlant dans la lumire, thme. Gest Cettei possibilit de prsenter
comme {rduire une} thmatisationi tout contact avec la ralit quelle
qu'elle soit {(et}, par consquent toute {notre} vie
psychologique{)}, q-fr-{s'} affirme {dans} la thorie
a. ou en surcharge de et . b. la en surcharge de sa . c. Il
convient, semble-t-il, de ne pas lire cet ajout, d'ailleurs absent
de l'original dactylogra-
phi (sur les deux versions de la confrence, cf notice). d. le en
surcharge de la. e. Point-virgule manuscrit, qui remplace une
virgule que Levinas n'a cependant pas rature,
mais que nous ne reproduisons pas. f. les en surcharge de des .
g. les en surcharge de des . h. contextes en surcharge de contacts
. i. Cette en surcharge de cette . j. Le soulignement est
manuscrit.
-
L'obdteno~ dQ mot lR pense ne dtspa~ett p~s quand on accorde au
mot une taohe plus hr~e que l'expressdon de ls pens.~e pur'ment
logique , q.uand on l(...prend .POUr,l'expNs sion de l'ensemble de
notN vie psych~tque et , quand
n. allant plus lotn en~9re,. on voit en ~ le rsum,~i de ~ ul . ,
1 !>\{ ... w, w.-11 l histolre}, vart'lttons de sens qu'tl a
subies, res aon'illlc
ti:Jtyoulturels o tl s'tnte du l'lnJ;rJ
,j{l!rtf; 8i8e'$Jl lj; h ' , c
-
74 Parole et Silence
de Heidegger pour l'tymologie de termes grecs tient pour lui
l'antiquit et au gnie d'une langue qui fut modele par la
philo-sophie. N'oublions pas en effet que pour Heidegger la
philoso-phie grecque est un moment indispensable de la rvlation mme
de l'tre comme pour la religion la rvlation du Sina appartient en
quelque faon l'essence (ou au mystre) de Dieu ; que pour lui, les
crits d'Aristote sur la puissance et l'acte par exemple semble
avoir pour l'essence de la vrit autant de porte quasi sacre que
pour un religieux les termes du verset de l'Ecriture, rvlant dj en
esprit et en vrit, dbarrass de toute gangue contingente. La
philosophie pour Heidegger est en effet une possibilit aussi
fondamentale de l'tre que la religion, et mme plus fondamentale
puisque toute religion se tient dj pour Heidegger au sein d'une
philosophie inexprime. La philoso-phie grecque serait pour lui, la
rvlation de la philosophie elle-mme. Cette rvlation est la langue
grecque elle-mme et plus spcialement les pomes prsocratiques. La
langue dont usent les philosophes est mi-chemin entre la
philosophie inexprime et la philosophie exprime. Le langage joue
donc chez Heidegger le rle de l'expression, mais l'expression est
pour lui un moment essentiel de la pense qui ne se rduit pas la
fonction de trans-mission et de communication. Cette fonction
consiste prendre attitude l'gard de sa propre comprhension et
peut-tre dj en perdre quelque chose. Cette attitude est
certainement pour Heidegger un vnement historique au sens fort du
terme. N'em-pche que le langage n'en reste pas moins li pour
Heidegger au processus de la comprhension (insparable de la
lumire). Si Heidegger distingue le mot de l'algorithme- qui pour
Husserl est l'accomplissement mme du langage - il n'en continue pas
moins chercher dans le mot tout ce qu'il a devin, compris articul,
ce qu'il recle de connaissance, ce qu'il a mis en lumire; avant que
l'histoire ultrieure n'ait effac ce que le mot avait de
rvlateur.
a. Dactylographi au verso d'un imprim dat de 1949.
Parole et Silence 75
Nous pouvons donc dire que quel que soit le rle attribu au
langage au-del de son rle de signe, on ne le libre pas de son
obdience la pense. C'est que la fonction de dire se ramne pour les
philosophes au nommer et qu'elle s'y ramne caus de la conception
qu'ils se font de la pensec.
Cette fonction au service de la pense, le langage l'accomplit
d'une part comme systme de signes- dsignant le droulement de la
pense ou les objets viss par cette pense. En surmontant la
contingence de la multiplicit humaine, o s'tait parpille la Raison
pour en retrouver l'unit il actualise la raison en chacun. Si
l'histoire consiste en cet parpillement de la Raison, le langage
dfait l'histoire. Et si l'histoire apparat comme rali-sation de
l'Ide, il fait l'histoire. Mais dans cette perspective la tche du
langage dpasse celle d'un simple signe. Il ne peut nommer une pense
qui est seulement en train de se dgager de l'histoire ou qui se
trouve son terme. Le signe doit donc au pralable lutter avec les
signes provisoires -Avant de dsigner la pense et son objet, il faut
supprimer les mauvais signes qui font cran. Autrement dit, le
langage n'a pas seulement dsigner la pense mais faire silence.
Telle est la raison d'tre du langage potique. Aboutir l'intimit
silencieuse de la pense avec l'tre ou dsigner par un signe la pense
oud l'tre- telle semble tre la fonction du langage. Elle est
toujours servile. Certes chez Platon, ce n'est pas le langage qui
se dfinit par la pense, mais la pense par le langage : dialogue
silencieux de l'me avec elle-mmee4
Cette dfinition annonce certesf une ide trs remarquable : il
faut une opposition de soi soi comme dans le langage, pour
a. Virgule ajoute la main dans l'original dactylographi (sur les
deux versions de cette confrence, cf notice).
b. ... ramne cause ... , est presque entirement effac. Nous le
rtablissons grce l'ori-ginal dactylographi (sur les deux versions
de cette confrence, cf notice).
c. de la conception qu'ils se font de la pense est crit la main.
d. ou en surcharge, semble-t-il, de et . e. Cette phrase est prcde
d'un crochet crit au stylo-plume encre noire, qui demande
de faire un alina. Un trait crit au stylo-bille encre violette
la relie en outre l'alina suivam. f. certes , est barr dans
l'original dactylographi.
-
76 Parole et Silence
penser< ;>" le face--face du langage, essentiellement
interro-gation et rponse est condition de pense. Mais on en retient
surtout l'unit relle de l'meb double en apparence et mdi-tant
simplement en deux temps, pour aboutir un accord avec soi, ou rien
ne rappelle plus cette dualit, aboutissant par cons-quent au
silence qui, en ralit, est dj ralis ds le dbut de la pense.
3o Le langage nomme l'tre, car l'tre est thme En ralit cette
conception du langage repose sur une thse
plus profonde : avant la parole, les penseurs accdent chacun
pour sa part, silencieusement l'tre et le parler se place dj dans
cette vrit pralable que le langage nomme et actualise comme
universelle. Thse qui, radicalement pense, signifie, d'une part,
qu'au fond, dans la pluralit des penseurs, agit une seule Raison,
que son fractionnement( est purement contingent et que la parole ne
sert qu' rparer cet incident mtaphysique. Thse qui implique d'autre
part que la vrit est une rvlation silencieuse de l'Etre une
raison.
Cette dernire implication qui peut sembler un truisme a un sens
aigu qui domine la philosophie occidentale: l'Etre est ce qui se
rvle la Raison. Son vnement ontologique rside dans cette rvlation.
L'essence de l'tre, c'est qu'il se donne, qu'il se {laisse}
saisird. L'essence de l'Etre, c'est sa phosphorescence. L'tre est
ide ou concept, ou encore la Raison est corrlativee de l'tre. Sa
posi-tion, - sa thse - est par l mme sa thmatisation, sa prsence de
thme. C'est pourquoi le parler qui communique est un parler qui
dsigne, est un parler qui nomme. C'est le nom qui se prsente comme
la partie principale du discours. Que l'tre soit ce dont on parle-
c'est--dire un thme- que l'essence de la parole ne rside
a. Ce point-virgule, absent dans le double, est ajout dans
l'original dactylographi. b. Cette virgule, absente dans le double,
est ajoute dans l'original dactylographi. c. fractionnement en
surcharge de fonctionnement . d. saisir en surcharge de saisit . e.
corrlative en surcharge de corrlation .
Parole et Silence 77
pas dans la prsence d'autrui, ayant une dignit quelconque,
diff-rente de celle que confere une matrialisation d'une
universelle raison corrlative de l'tre, mais dans le fait de
nommer- tient cette corrlation initiale entre exister et se rvler.
Mais noncer l'tre comme phosphorescent (ide) ou comme saisissable
(concept) est aussi une indication sur sa structure. Ide, concept,
il est cohrence et systme, c'est--dire to- talit. Le passage de la
visibilit et de la saisissabilit qu'indiquent ces termes la
cohrence et au systme qu'ils noncent au mme titre, n'est pas d au
hasard. La totalit - la possibilit de la totalisation - est la
permabilit mme la pense. La pense antrieure la tota-lit, parcourt
cette totalit, puisque ce parcours par la pense ou raison n'est
rien d'autre que la totalisation mme de la totalit. Et inversement
: la phosphorescence de l'tre n'est rien d'autre que la
totalisation de sa totalit par laquelle la totalit devient totalit,
c'est--dire cesse d'tre trangre elle-mme, et comme dit Hegel, pour
soi. C'est Hegel prcisment qui nous aura appris que la totalisation
de la totalit ou pense est le parachvement mme de la totalit.
4o Notre mthode et nos positions L'tude du rapport entre le
silence et le langage, du langage
comme signe de la pense et comme asservi elle, nous ouvre donc
une perspective qui n'est pas purement anthropologique. Et dans la
notion de la personne qui parle et dans celle de la pense ou de la
raison que le langage traduit ou rvle et dans celle de la relation
sociale que la parole instaure ou suppose, il faut distinguer les
articulations de l'exister. On pourrait appeler ontologique la
dmarche qui ramne les structures de l'anthro-pologie l'conomie
gnrale de l'tre, c'est--dire qui la mne au-del de la partie
strictement humaine de l'tre. Mais depuis Heidegger, l'ontologie
s'est limite une recherche qui tend dvoiler l'tre comme
phosphorescence ou luisance c'est--dire, comme se jouant dans la
comprhension qu'il dtermine, mme si dans l'impossibilit de la vrit
il se jouait de cette compr-
-
78 Parole et Silence
hension. Plus proche qu'on ne dit souvent, de la tota-lit
hglienne o l'achvement de l'tre s'accomplit par la vrit - quand
l'tre est en et pour soi - l'tre heideggerien s'inter-prte en
termes de comprhension. L'homme est ds lors pouvoir, prise de
possession, volont de puissance et de matrise. Une onto-logie qui
dsigne au pouvoir lui-mme une place dans l'conomie gnrale de l'tre-
tel est le but que nous nous proposons.
Pour claircir la position du langage dans l'conomie gn-rale de
l'tre, il nous faut rappeler quelques ides que nous avons dj eu
l'occasion d'exposer et par rapport auxquelles se situent nos
analyses5 L'tre en gnral, l'uvre d'tre, se distingue - et en cela
nous suivons fidlement Heidegger - de ce qui est, de ce qui
accomplit cette uvre. Nous distinguons comme lui, le verbe tre-
Sein- de l'tre substantif, de l'tant, Seiendes.- Nous suivons
peut-tre moins Heidegger en caractrisant cette uvre d'tre comme
vnement impersonnel et anonyme, comme un i! ~indtermin dans son
sujet, non point parce que le sujet en serait inconnu, mais parce
que l'exister par lui-mme est indiff-rent l'existant et que
l'apparition de l'existant au sein de l'exister impersonnel,
constitue un retournement radical. Ce qui existe affirme sa matrise
sur l'exister qui devient sien. Cette appari-tion dans le pur verbe
d'exister d'un substantif qui l'assume, nous l'avons appel
hypostase. L'tant se pose, et par l, l'tre anonyme devient
attribut, perd son anonymat en reposant sur le sujet qui lui donne
un nom. L'tre comme ambiance, comme pur champ de forces, se trouve
assum par un tant.
Nous ne suivons pas Heidegger du tout quand nous affirmons la
priorit de l'tant par rapport l'tre, c'est--dire la ncessit d'avoir
rencontr l'tant pour poser le problme de l'tre. Toute thmatisation
supposant un interlocuteur - toute pense reposant sur le langage.
Mais c'est dj une conclusion de la prsente tude. Cette matrise du
sujet sur son tre semble se situer au terme de l'analyse : son
accomplissement concret rside dans
a. Dactylographi au verso d'un imprim dac de 1955.
1
1
1
1
Parole et Silence 79
la reprsentation, articulation premire de la conscience et
fonde-ment de la raisona. Le pouvoir fondamental, celui par lequel
un sujet s'est affirm comme matre avant d'exercer aucun pouvoir
-c'est la conscience, c'est le savoir. Par le savoir, le sujet est
centre du monde. Par le savoir, le flot anonyme de l'tre devient
objet, c'est--dire une extriorit qui, tout en tant au dehors, est
comme si elle venait d'un intrieur : l'lment o pareille situation
est possible- est la lumire. Au monde nocturne de l'il y a-
s'oppose le monde de la lumire, celui de l'hypostase ou du
sujet.
La conscience et la raison ne sont donc pas - dj au niveau de
l'analyse qui saisit l'tre en termes de pouvoirs - un don
myst-rieux que le sujet reoit en plus de son existence. Ils
constituent au contraire le fait mme de l'hypostase - le
retournement de l'exister anonyme en tant, en un quelque chose, en
un subs-tantif. Par la conscience le sujet se pose et commence- n'a
rien avant soi, tire tout de soi, est matre.
On peut ne pas chercher au-del de l'hypostase ni enb de de
l'hypostase. La notion du sujet telle qu'elle se trouve prco-nise
par la philosophie moderne, reprsente prcisment la limitation de la
recherche philosophique l'vnement de l'tre qui commence
-
80 Parole et Silence
de la raison sont prcisment comprises comme une ngation de la
raison, mais c'est par rapport la raison, en catgories de raison
qu'elles sont poses. Chez Heidegger lui-mme, o le ct contemplatif
de la vie spirituelle est subordonn au souci, c'est le pouvoir - le
pouvoir fini qui caractrise l'homme et les vnements de l'tre sont
conus, comme des comprhensions. Ce problme de l'homme est une
obsession du pouvoir. Le problme de l'homme dans une collectivit,
qu' son tour on cherche fixer partir de pouvoirs, { partir de
reprsentations collectives -} consiste assurer le pouvoir de
l'homme. Assurer le pouvoir de l'homme au milieu d'une socit qui
absorbe l'homme. La dignit de l'homme rside dans sa libert qu'il
s'agit de maintenir contre la pression de puissances qui
l'alinent.
La philosophie et la vie spirituelle en gnral, deviennent ainsi
une entreprise de divin{is}ation de l'homme. L'humanisme moderne
est une aspiration remplacer Dieu, devenir Dieu. Mme lorsqu'elle
n'nonce qu'un rapport Dieu. Intellection, elle devient pouvoir sur
Dieu, absorption de Dieu ou absorption en Dieu. Le spinozisme est
le fond de toute philoso-phie moderne. Par rapport l'hypostase et
au sujet, dans l'lment de la lumire -le reste de la ralit devient
un jeu de lumire, le dvoil, le phnomne, l'objet.
La relation collective elle-mme, la relation avec l'autre se
ramne une relation collective, une reprsentation. Aucune autre
relation n'est possible ici, car aucune autre relation n'est
possible au sujet : le sujet ne se dfinit que par le pouvoir. Les
reprsentations collectives sont certes pour l'individu la source
d'une exaltation et d'un dpassement de soi mais elles s'intgrent sa
psychologie, deviennent son pouvoir et sa libert. La concep-tion
d'aprs laquelle le langage ne sert qu' transmettre la pense, est
une conception naturelle pour une philosophie du sujet, pour une
philosophie de la matrise, puisque toute relation humaine vire
invitablement en une relation de pouvoir.
a. Dactylographi au verso d'une lettre reue date de 1953.
li
- ~d -
Parole et Silence 81
5o Langage et socit. L'essentiel de la pense dans cette
conception qui remonte
Platon, se passe donc de langage. Le langage sert tout au plus
dvelopper et expliciter, tout en laissant la pense et le bnfice de
cette explicitation et en fin de compte l'initiative. Mais signe de
la pense, le langage signifie la pense quelqu'un et, dans ce sens,
suppose autrui. Mais cette prsence d'autrui a t toujours aborde du
dehors le pluralisme de sujets fut toujours pos comme pluralit du
nombre. L'universalit de la pense ne rside pas dans la
communication relle de la pense d'une raison une autre, dans
l'enseignement, mais dans le fait que chaque individu, participe
pour son compte la mme vrit. La vrit est l'avance un patrimoine
commun et comme anonyme. En fait ce prtendu anonymat de la pense
est son caractre strictement personnel. La pense raisonnable est la
pense d'un moi et d'un je- essentiellement pense non communicable,
enferme dans le moi. Aussi le langage n'est-il pas enseignement,
mais un appel autrui, pour que autrui pense aussi par lui-mme.
Toute pense est pense d'un k_, toute pense est personnelle. Une
exigence d'apparence contradic-toire. Toute pense doit tre la fois
universelle et personnelle - il faut penser par soi-mme - objective
et intrieure. Aussi cette universalit est-elle interprte comme
vision - l'tre est phosphorescent - la fois monde commun et monde
intrieur : l'objet clair est dehors, mais la clart est pour l'tre
une manire de se donner comme si, extrieur il venait de
l'in-trieur. C'est prcisment cette transformation de l'extrieur en
intrieur- par la lumire- et en mme temps cette possibilit intrieure
qui nous met d'accord avec les autres- qu'est l'intel-lection. Que
peut ds lors tre la collectivit elle-mme? Soit au cas o la pense
n'est pas un monde sans porte ni fentre, une pure et simple ngation
de l'individuel, un panthisme soit une monadologie.
La communion dans la raison, c'est la confusion des personnes
dans l'impersonnalit de la Raison. Il faut comme Spinoza ou
-
82 Parole et Silence
comme Braunschvicga penser la personne dans sa ngation totale
pour chercher la communion dans la raison qui est la solitude d'un
panthisme monothiste. Absorbs dans l'objet comr:nun, ~ous y abmons
notre particularit et notre unicit. Le soctal de~te~t su-
pra-individuel ou anonyme. Si par contre, les tndt-vidus qui
communient dans la raison sont des penses spares -en quoi leur
pense commune a-t-elle rapproch leur solitude ? Si la pense
personnelle, le monologue, peut tre impersonnelle -c'est que chaque
monade sans porte ni fentre, touche l'int-rieur de soi un objet
dans une harmonie pr-tablie.
Ou bien la communion se fait dans l'identit de quelque chose qui
leur demeure extrieur. La communication et l'expression de deux
penses reste de l'ordre de l'change et la participation enb commun
se fait selon la catgorie de l'avoir. Or possder en commun n'est
pas tre en commun. La socialit que ce commu-nisme suppose, doit
venir d'une autre source. C'est le contenu commun qui passe de l'un
l'autre, mais pas la personne elle-mme. Les deux partenaues restent
isols avant comme aprs l'opration.
Comprendre, c'est se poser en pair. L'ide comprise devient le
propre de celui qui l'a comprise, de sorte que la relation entre
personnes devient comme si elle n'tait pas. Le silence est en fin
de compte l'lment de la raison : les signes suffisent. S'il existe
cependant une relation interpersonnelle, relle dans la vrit, elle
n'est pas dans cette communion mme. Elle s'atteste par
l'ensei-gnement.
La socialit de l'intellection qui doit tre autre chose que
panthisme ou monadologie- n'est donc pas une fusion d'tres
individuels dans la raison qui accomplit leur individualit
(vri-table) ni un isolement dans une harmonie pr-tablie par un Dieu
qui les domine et dans lequel au fond les monades font nombre, mais
dans une possibilit pour des individus d'tre proches les
a. Lire Brunschvicg . b. en en surcharge de au.
Parole et Silence 83
uns des autres - c'est--dire la possibilit pour la raison d'tre
autre pour une raison. Dire que la raison accomplit son existence
sociale non pas dans son accord interne avec elle-mme mais dans son
accord avec une autre raison, c'est avouer qu~ quelque chose
d'autre que l'vidence domine la rationalit elle-mme, que la pense
plonge dans l'enseignement qui n'est pas s;ule~ent maeutique. La
raison comme tu voil ce qu'implique 1 ensetgnement. Le langage
n'est que l'admission de la distinction de je et de tu non pas sur
le plan de l'affectivit, non seulement en fonction de notre
animalit, mais sur le plan de la raison elle-mme. Il y a
transmission de raison raison. Le langage est tl-logie comme on
parle de tl-pathie sans que le terme de raison n'implique cependant
rien de spirit . Transitivit qui n'est pas celle de l'action, ni
celle de l'influence. Agir sans agir ou ptir sans ptir- c'est
prcisment parler et entendre ? ; c'est l leur lieu dialectique. Si
la lumire est le retournement de l'extriorit en intriorit
-l'enseignement, la tl-logie ne se fait pas dans l'lment de la
lumire, niais dans celui du son- il est entendre. Si la sensation
sonore qui en tant que sensation est lumire, c'est--dire se
retourne en intriorit, n'est pas sensation seulement, n'est pas
lumire, c'est qu'elle suppose autrui; le visage de l'autre
inconvertible en intriorit.
6 La socialit de l'enseignement. En quoi consiste donc la
socialit qui rend possible l'ensei-
gnement ? Elle n'est pas purement et simplement la quantit
d'individus, leur nombre, multiplicit de sujets se connaissant les
uns les autres dans l'lment de la lumire comme des objets et cette
multiplicit du nombre celle de l'isolement ou celle, illusoire, du
panthisme, et partout en effet, la parole n'est que le signe d'une
pense isole - on a raison d'opposer une relation sociale o les
sujets sont prsents les
a. Dactylographi au verso d'un imprim dat de 1955. b.
Dactylographi au verso d'une lettre reue date de 1955.
-
84 Parole et Silence
uns pour les autres {et non pas simplement} autour d_'une v_rit
commune . La thorie des reprsentations collectives retlent
prcisment de la collectivit, la coexisten~e, 1~ p~rticipation un
contenu commun. Rapport avec autrm, qm n est pas mon pouvoir sur
autrui. Car autrui n'est pas un objet. Ne pas tre objet peut
vouloir dire purement et simplement qu'il est _une ~ibert~
identique la mienne. Cela expliquerait certes le falt qu autrut
n'est pas donn ou qu'il est donn comme ce qui m'chappe. Mais alors
le rapport avec l'autre ne consisterait qu'en une tenta-tive
infiniment et vainement renouvele de saisir l'insaisissable,
puisqu'entre libert, il ne peut y avoir d'autre relation qu'une
lutte ou une coexistence pure et simple. Si autrui dans la parole
n'est qu'une libert, ou est avant tout libert, la communication, la
relation sociale, n'est qu'un chec. On a donc raison de poser au
dpart la relation sociale, comme absolument irrductible, et au
pouvoir, c'est--dire l'intellection, et la coexistence de la
participation quelque chose de commun. La socialit se fait
rel-lement dans toutes les relations concrtes entre individus,
entre matres et serviteurs, entre parents et enfants, entre homme
et femme, plutt que dans l'obissance aux rgles anonymes de la
morale et du droit. Ce n'est pas la socit qui est mon vis--vis, de
la relation sociale, mais l'autre. Certes, toutes ces relations
comportent des rgles, se rfrent au fond commun autour duquel ces
relations se nouent : le travail, le repas prendre en commun, la
leon apprendre, les rflexions et les ides changer. Mais ces rgles
communes sont-elles l'essence du rapport social ou au contraire le
rapport entre personnes qui se fait en dehors du commun, instaure
un certain moment de sa dialectique un ordre commun . Il nous
apparat donc impossible de traiter la relation sociale en termes de
subjectivit, puisque la subjectivit est pouvoir et intellection, et
puisque la psychologie - science du sujet - n'existe en somme que
comme psychologie de l'intelli-gence. .
Nous avons essay, ailleurs6 de dgager la forme originelle de ce
rapport que nous avons rapproch de la relation rotique. Elle
Par ole et Silence 85
nous a paru trancher sur toutes les relations intellectuelles et
logiques, et que nous avons pos dans son irrductibilit . Ce n'est
pas une autre libertqui est donne dans le face--face mais le ~ystre
d'~uui,1e fmininb en lui, non point quelque 'chose qm echappe a
notre pouvoir, mais qui, essentiellement se cache c'est--dire
n'existe pas dans l'lment de lumire et se trouv~ en dehors du
pouvoir et dunort-puvoir. La sexualit que nous ~vons rap~roch du
temps lui-mme, nous a paru constituer 1 acco~pltssement de cette
relation sociale, qu'en termes d'in-tellectiOn nous ne pouvons
dcrire que ngativement. Mais ces premires analyses poses, notre
tentative consistera dsormais dcrire la place que le langage joue
dans les relations sociales. Et cela consiste dire qu'au fond de
toutes les relations sociales se trouvent cellec qui rattacheru
matres et lves -l'enseignement. L'essence du langage est
enseignement.
J Intellection et religion. Mais avant d'entreprendre cette
dduction, nous voudrions
montrer les perspectives que nous semble ouvrir la distinction
entre la relation sociale d'une part, et le lien entre
intellections ou pouvoirs d'autre part, mme si le lien entre
intellections est remplac par une participation patrimoine
commun.
Si l'intellection est la seule forme de relation dans l'tre
l'humanisme ne peut se proccuper que de la matrise de l'homme et de
sa puissance. Le dsir de Nietzsche de devenir Dieu
7 est l'aboutissement d'une interprtation intellectualiste
de l'existence. En dehors de l'intellection aucune autre
relation ne semblait capable de confrer l'homme une existence part
dans l'tre, une existence de personne. Toute relation qui ne serait
pas intellection serait mcaniste et matrialiste. Mais
intellection
a. >, lui-mme en surcharge de celles. Levinas a omis de
mettre au singulier le verbe trouver qui prcde. d. Dacrylographi
au verso d'un brouillon d'une leme adminisrrarive dare de 1953.
-
86 Parole et Silence
signifie pouvoir et pouvmr signifie volont de puissance et de
matrise.
La relation avec autrui sans fusion avec lui dans une extase
sans son absorption par la connaissance - relation o la dualit de
deux termes est intgralement maintenue - est par contre un abandon
de l'ide de matrise et de l'hrosme comme accomplis-sement de
l'humanit en nous. Le but de la vie humaine n'est pas de devenir
Dieu. L'image religieuse de la proximit de Dieu, mais o cette
proximit n'est pas conue comme une dgradation de l'union mais
valable par sa distance autant que par sa proxi-mit- voil le
prototype de la collectivit telle que nous l'avons dgage jusqu'
prsent par l'analyse du langage. C'est prci-sment la thologie qui
cherche le logos du divin qui rduit la proximit de Dieu
l'intellection et par l mme ouvre la voie la divinisation de
l'humain. Et c'est encore par rapport aux philo-sophes que le
mystre de Dieu est pos comme passant les facults cognitives de
Dieua ; mais cela d'une faon purement ngative.
Voici le point qui nous importe : la relation sociale n'est pas
irrationnelle parce qu'elle rsisterait au pouvoir de
l'intelli-gence elle se situe en dehors du pouvoir et du
non-pouvoir ; elle indique un ordre de relations plus vaste que
celui de l'intellection enracine dans l'hypostase et par rapport
auquel nous essayerons prcisment de situer l'intellection elle-mme.
La collectivit ne nous apparat pas seulement comme une situation de
fait de l'homme mais comme une catgorie gnrale de l'tre, la seule
qu'on puisse opposer l'universalit de l'intellection. Notre rappel
de la religion n'a pas pour but de les confirmer, mais de se rfrer
un point de l'exprience humaine de l'opposer l'universalit de
l'intellection et du panthisme qui en dcoule, d'y opposer
l'universalit de la relation sociale dont la conception religieuse
d'une socialit avec Dieu toujours transcendant, proche et distant,
est l'expression.
a. Il faut sans doute lire " l'homme . b. Dactylographi au verso
d'un imprim dat de 1955.
Parole et Silence 87
Enfin ~otre .recher~he ne consiste pas seulement reprendre d~n~
la d1scus~10n qm oppose idalisme et ralisme le parti du reahsme. Le
realisme en niant ce que l'idalisme affirme ne se rfre qu'
l'intellection comme matresse de l'tre et lui c~nteste cette
prrogative. En aucune faon il ne cherche tablir en des ~ermes
a~tres que ceux de l'intellection et du pouvoir ou de
non-mtellectwn ou du non-pouvoir ce que peut eAtr 1 1
. e e rapport avec e rr:onde. Il lm man~_ue une ~tude de
l'conomie gnrale de l'tre ou les rapports de l1ntellect10n
apparaissent un certain moment sans l'puiser.
go Etre chez soi. Nous chercherons donc dterminer la relation
sociale en
dehor.s de l'inte.llection et du pouvoir. Mais comment le sujet
pe_ut-11 en:_retenu un~ relatio~ ft-elle avec un autre sans qu'elle
so1t du meme coup mtellectlon et pouvoir ? Comment d'autre part une
relation bpe~t~ell~ rattacher un terme un autre sans que cette dua-
hte v1re en unit ?
Qu'est-ce qui, dans. le sujet compris comme sujet de pouvoir,
peut en dehors de la rmson tablir une relation ? Comment viter un
matrialisme assez plat, si on pense un lien entre deux termes qui
ne soit pas un mouvement de pense ?
Le sujet saisi comme pense, le sujet idaliste, ne peut en effet
que ~ouvoir _partir de son prsent. Mais ce prsent partir duquel le
SUJ~t peut: 11 ne.pe~t pas sur lui. Cette disparit entre le pouvoir
du SUJet ~t 1 appm meme de son pouvoir, que ce pouvoir suppose -,
s~n ass1se - est sing~lirement appauvri dans ce fameux je n a1 ~as
voulu mon existence sur lequel il fut tant philosoph ces dern~ers
temps. Il caractrise prcisment le surplus que comporte le SUJet par
rapport aux phnomnes. Rapport aux pouvoirs, il est ce sur quoi le
pouvoir n'a pas prise ; mais tout ce qui est hors du pouvoir n'est
pas un assujettissement, ni une servitude. Or, c'est
a.
-
88 Parole et Silence
cette interprtation limite qu'en donnent et Heidegger et Sartre.
Pour Heidegger, la Geworfenheit est le fait que certaines
possibi-lits sont l'tat du d'ores et dj saisi, du d'ores et dj
impos ; pour Sartre le prsent est plus fort que ce pass de la
Geworfenheit et peut tre assum dans un engagement volontaire : on
peut sur le pass8 Pour nous, cette assise du pouvoir dans l'tre,
n'est pas un obstacle au pouvoir, mais sa condition, son privilge ;
son refuge et en quelque faon sa gloire. C'est ce par quoi le sujet
est autre chose qu'un phnomne, qu'un jeu de lumire. La prminence du
sujet sur l'objet, ne tient pas au fait que le sujet est l'origine
de l'objet et qu'il rsiste au doute, mais au fait que source de la
libert, il n'est pas son tour tre flottant et arbitraire, mais
assis dans l'tre ; comme le dit d'une faon merveilleusement prcise
Descartes, une chose qui pense, dans lieu d'habiter.
La position dans l'tre est foncirement distincte de l'acte non
pas parce qu'elle est passivit. La passivit suppose dj une libert -
elle est la limitation d'une libert. Alors que la position est en
dehors de l'activit et de la passivit. Dans l'acte et dans l'effort
de l'acte, il y a projection vers autre chose que soi et comme une
nga-tion de soi. Le hors de soi du pouvoir de l'acte et de
l'intellection est originellement ngation de soi- c'est la
transcendance. Dans la position par contre l'acte de se poser n'a
pas d'objet hors de lui. Il ne se nie pas mais au contraire
s'affirme. Ce n'est pas son existem:e mais son insistance qui
importe. Il est chez soi. La position est l'tre chez soi. Si nous
pouvons lui trouver une trans-cendance, elle sera d'un type
totalement diffrent de la projection du pouvoir. L'tre chez soi est
totalement diffrent de la phospho-rescence. Il consiste tout au
contraire en une faon de demeurer l'intrieur de ... chez soi- et
non pas se dvoiler. L'tre chez soi est bien distinct de l'tre des
objets- puisque par la lumire prci-sment les objets se donnent,
s'abandonnent l'intelligence. Si l'existence peut se rvler dans ce
que Sartre a appel son obscnit", c'est qu'initialement elle est
intrieure et que sa rvlation mme
a. obscnit en surcharge de obscurit .
Parole et Silence 89
est en quelque faon une impudeur9. La condition de tout pouvoir
est donc la position. L'tre du pouvoir est mystre, rfractaire la
lumire, en soi. Mais cet en-soi extrme = sans transcendance -cette
affirmation sans ngation cette intriorit intgrale-est tout le poids
de l'tre. La dcrire comme une indiff-rente et inoffensive prsence,
c'est la transformer en phnomne, la situer dans un ensemble, lui
prter un sens, c'est trahir prcis-ment ce poids que possde le
sujet, ce dbordement qu'il possde malgr l'absence de toute ngation,
de toute transcendance : un poids d'tre par lequel l'tre s'affirme.
En quoi peut consister cette transcendance sans transcendance ?
Comment l'tre peut-il, la fois tre en soi et dehors ? Comment un
dehors est-il possible sans que ce soit au prix d'une ngation ?
Comment un mystre peut-il se rvler sans se profaner ? Et quelle
peut tre cette relation avec le dehors qui ne doive pas tre
intellection ? Encore une fois l'tre qui a une assise -le sujet
contient comme un appel un ordre public auquel il s'impose comme un
droit l'existence - Il est comme revtu d'une importance qui engage
mme ce qui n'est pas lui. L'aspect phnomnal et concret de cette
affirmation - nous l'avons prcisment dans la dignit de la personne
et le caractre sacr de toute crature ; en dehors de toute thologie
- l'impor-tance de ce qui est. Nous l'appelons la gloire de l'tre.
Par sa gloire, le sujet malgr son mystre, et tout en conservant son
mystre -s'est dbord. Son en soi devient un pour autrui.
Et cette transcendance autre que celle du pouvoir et de
l'intel-lection qui se fait par projection- c'est prcisment
l'expression. Ce n'est pas la lumire qui est ici le prototype
sensible, mais le son. La relation avec l'tre, dans sa gloire
d'tre- c'est entendre.
9o La phnomnologie du son Le son se prsente nous d'abord comme
une sensation parmi
d'autres, faisant par consquent partie du monde de la
lumire.
a. Dactylographi au verso d'un imprim dat de 1955. b.
Dactylographi au verso d'un imprim dat de 1955.
-
90 Parole et Silence
Il se rfre, comme toute lumire - au sujet. Venant du dehors,
entendu, il est comme s'il venait de nous et entendre, n'est que le
synonyme de comprendre, dont le terme est vidence. Toutefois en
quoi consiste la sonorit du son ? Dans son retentissement. Dans son
tre mme, le son est clat. Ou pour le dire, d'une faon qui fait
davantage ressortir son caractre social - le son est scandale. Le
monde de la lumire est un monde de transparence travers lequel nous
possdons le monde en l'embrassant. Monde continu, o la forme pouse
parfaitement le contenu : le contenu, et c'est tout l'vnement du
phnomne est clarifi par la forme qui lui prte un sens. Monde de
solitude o tout ce qui est autre est la fois miena. Par contre,
l'essence du son est une rupture. Non pas la rupture dans le monde
de la lumire et du silence -o la rupture dcouvre une continuit plus
profonde o la dchirure est sous-tendue par la continuit et
l'universalit de l'espace. Mais rupture pure qui ne conduit pas
quelque chose de lumineux mais qui fait res-sortir de la lumire. En
tant que qualit sensible, en tant que phnomne, le son est lumire ;
mais c'est un point de lumire o le monde clate, o il est dbord. Ce
dbordement de la qualit sensible par elle-mme, son incapacit de
tenir son contenu - c'est la sonorit mme du son.
Mais la possibilit de sortir du monde de la lumire par le son,
n'est pas l'ouverture d'une fentre par laquelle nous pntrerions
dans un autre monde de lumire plus vaste. Si vaste que soit le
monde de la lumire, c'est un monde solitaire. Or le son n'annonce
pas celui qui l'entend quelque chose qui peut tre englob dans sa
solitude, mais dans la gloire d'un autre tre. Ce n'est donc pas un
dfaut, mais un avantage du son, que de dborder sa forme et de ne
pas nous donner un autre monde qui en tant que lumire serait englob
dans celui o nous sommes. Le son est l' l-ment de l'tre comme tre
autre et comme cependant inconvertible en identit du moi qui saisit
comme sien le monde clair. Nous avons dit comment le son dchire le
monde de la lumire et intro-
a. mien en surcharge de mme >>.
Parole et Silence 91
duit une altrit et un au-del dans le monde. {L'autre peut la
fois se poser comme absolu et comme en relation avec moi. L'absolu
de la substance n'est pas altr par cette relation. Par le son tout
en demeurant absolument autre, l'absolu s'impose : le son n'est que
son, il n'est rien, le sujet n'a rien livr de soi.}
Nous voulons aborder par un autre ct encore la phnom-nologie du
son. Le son n'est pas une qualit de la chose comme la couleur ou
comme la forme, comme l'odeur, la saveur ou le contact. Il est
comme une qualit superflue, comme une qualit de luxe. Il faut
dranger la chose pour qu'ila mette un son. Le son double toutes les
manifestations de la chose. Le canon tire, le rabot rabote, le vent
souffle, l'homme marche - et toutes ces actions se doublent de
bruit - qui par rapport l'acte ne sont que des piphnomnes, mais qui
annoncent prcisment ce qu'il y a d'vnements dans toutes les
manifestations de l'tre. Rsonner, c'est nous imposer ce qu'il y a
de verbe dans tous les substantifs. Le son n'est pas une qualit
purement et simple-ment- il est une qualit qui se dverse dans le
temps, qui entre-tient avec le temps une relation qui ne ressemble
en rien celle qui caractrise la couleur. La couleur a aussi une
dure mais le temps passe en quelque manire sur elle, alors que le
son roule le temps lui-mme, comme s'il tait le dplacement ou le
retentis-sement du temps lui-mme, comme s'il tait le temps devenant
visible. Manifestation de ce qui, par essence ne se manifeste
pas-voil la diffrence entre entendre et voir. Le son en est l'lment
connu, la lumire est l'lment de l'intellection et du pouvoir.
Dans un pome intitul Le Prophte, Pouchkine, en dcri-vant la
transformation du sens qui conduit la connaissance prophtique tend
prcisment graduellement l'oue jusqu' la perception de l'vnement mme
de l'tre, comme si l'tre mme des choses pouvait tre entendu :
Il a effleur mes oreilles
a. Lire elle .
-
Jill_--~---~
92
Et elles se remplirent de bruits et de sons Et j'ai entendu la
contradiction des cieux Et le vol des anges qui montaient Et la
marche des monstres sous-marins Et la croissance de la branche dans
la valle 10
Parole et Silence
Le son est donc la gloire de l'vnement autre : le mystrieux de
l'tre en tant qu'autre. Il n'en est pas le signe. Le signe est une
qualit sensible renvoyant une qualit sensible absente, en remplaant
cette qualit. Le son peut certes devenir signe- mais sa fonction
originelle - telle que nous venons de la dgager - est diffrente. Le
rapport avec l'vnement d'tre qu'il ne remplace pas, dont il n'est
pas l'image - mais simplement le retentisse-ment -est un rapport
irrductible. Il ne peut tre ramen qu' la sonorit mme du son. Si
l'lment naturel du mot est le son, c'est que le symbolisme du mot
ne consiste pas simplement servir de signe des qualits ou des
penses ayant des qualits pour objet, mais faire retentir l'altrit
mme du sujet. Le mot n'est pas seulement le nom d'un objet ou d'une
ide, il est le retentisse-ment de l'tre du sujet. Nous pouvons le
dire encore autrement: le mot n'est pas un nom, il est verbe. Etant
bien entendu que le verbe n'est pas le nom d'une action, comme le
nom est nom d'une chose. Mais que le rapport du verbe l'exister que
le verbe exprime, est comme le retentissement mme de l'tre. C'est
dans ce sens que la sonorit du son- c'est le symbole. C'est ainsi
que le symbole est autre chose qu'une allgorie ou un signe.
Nous sommes encore loin du mot tel que nous le connaissons dans
le langage courant - o le mot a une signification o il est par
consquent aussi signe. Mais si la fonction premire du mot consiste
dans ce retentissement de l'tre, il doit tre possible d'en dduire
la modification essentielle du son en mot. La place exceptionnelle
du langage dans l'conomie de l'tre apparatra mieux dans cette
dduction, sa place exceptionnelle par rapport au signe en gnral
galement.
Mais le son n'est rien, pur piphnomne dans le monde des choses
visibles. Il est aussitt qualifi. La sonorit est qualifie
Parole et Silence 93
intgre dans un ensemble, constituant une musique. Certes la
qualit, le contenu qu'est le son, n'est que cette rupture de la
conti-nuit : le rompre, et la perceptibilit du rompu concide. Mais
c'est la qualit qui l'emporte dans les bruits du monde sur la
sonorit - car il n'y a dans les choses aucune altrit. La fonction
d'clat et de rupture peut cependant l'emporter sur l'esthtique et
la qualit. La cloche est un instrument produire du son dans les
fonctions du son. Elle fait crever le monde continu de la lumire
comme un appel de l'au-del. La sonorit dans son ensemble, dcrit la
structure d'un monde o l'autre peut apparatre.
Cette qualit et cette musicalit {du son} est prcisment surmont
dans le mot, mais sonorit pure : le son qualit est dans ce sens
comme un mot ayant perdu sa signification. Le sens du mot rside non
pas dans l'image qui lui est associe, mais dans le fait qu'un objet
peut nous venir du dehors -c'est--dire peut nous tre enseign. Le
langage, c'est la possi-bilit pour un tre d'apparatre du dehors,
pour une raison d'tre toi, de se prsenter comme visage, tentation
et impossibilit du meurtre.
On pense d'habitude que le mot est associ une ide et que
communiquer le mot, c'est susciter l'ide qui lui est associe, que
le dialogue est postrieur aux notions, l'lvation des sensations
l'ide gnrale. Ce n'est pas la gnralit, mais l'altrit de la notion -
le fait qu'elle est enseigne, vient d'une raison autre, une notion
associe au son est le rsidu d'une situation qui consiste apprendre
. Apprendre n'est pas communication d'une pense (ce qui serait
revenir la prexistence des penses la parole et par consquent
fatalement une harmonie prtablie), mais relation premire : se
trouver devant une raison autre, exister mta-physiquement. La pense
ne prcde donc pas le langage, mais n'est possible que par le
langage, c'est--dire par l'enseignement et par la reconnaissance
d'autrui comme matre. Le passage que l'on se donne comme un miracle
personnel de l'implicite l'explicite {de l'individuel au gnral}
suppose un matre et une cole. La doctrine parle - l'Ausdriicklich
denken 11 - suppose cole et enseignement.
-
96 Parole et Silence
se demander pourquoi le langage est aussi un systme dsign.
Quelle est la place de la signification dans la relation avec la
trans-cendance que reprsente la socit ?
11 oLe rapport avec l'Autre et la signification Pour cela,
revenons l'hypostase dont nous tions partis, pour
voir de plus prs l'vnement d'tre qu'elle accomplit. La gloire,
c'est l'existence d'Autrui. La gloire de l'tre passe inaperue en
moi et peut paratre comme fatalit. C'est en autrui que sa gloire
apparat ; c'est--dire que l'tre apparat comme cration. De sorte que
le moi ne se connatra comme justifi qu' partir de Toi. Mais le
sujet gui se pose, s'il n'accomplit pas en se posant un acte de
pouvoir, s'il est comme l'Autre assis dans l'tre, ne" le saitb pas,
car il est riv soi. La Gloire de la crature ne me vient que de
l'Autre, est entendue.
Il ne s'agit donc pas pour le sujet de remplacer la naissance
dont il n'aurait pas eu volont, par une naissance assume. Mme une
naissance choisie aurait eu du fait mme qu'elle serait une entre
dans l'tre, quelque chose de dfinitif. Ce n'est pas le fait de
s'imposer une libert qui constitue le tragique de l'tre mais si
l'on peut dire, son identit mme, le fait gue le moi de l'tre est
riv son soi. Le sujet qui assume l'tre par l'hypos-tase est aussi
tenu par l'tre. Et dans ce sens, avant toute mani-festation de la
libert, l'tre est riv soi. C'est dans la nostalgie d'une autre
personnalit - nostalgie dans son expression brute, insense puisque
si moi je devaitc tre l'autre- il faudrait un lment de continuit
gui ne peut tre que mon moi - que ce tragique de l'identit peut tre
saisi.
Singulire tragdie ! Mais c'est elle que nous dcouvrons au fond
de l'ennui. L'ennui n'est pas seulement la nostalgie d'un autre
horizon, monotonie d'un monde trop familier, mais l'ennui avec soi.
Non seulement enchanement un caractre, des instincts
a. ne en surcharge de le . b. sait en surcharge de suit . c.
Lire devais .
Parole et Silence 97
- mais aussi soi-mme - qui veille la nostalgie de l'vasion, mais
qu'aucun ciel inconnu, aucune terre nouvelle, n'ar-rivent
satisfaire, car dans nos voyages, nous nous emportons. Nostalgie
insense certes : car si je m'vade de moi- moins de m'annitulera- il
faut que dans l'autre moi- il reste un moi- un lment de continuit.
Evasion de soi qui ne me permet que la condition d'un avatar.
Mais absurdit par rapport une conception gui ne va pas au-del
des notions, qui dcrivent depuis Parmnide l'tre comme unit.
Le malheur de la subjectivit ne tient pas la finitude de mon tre
et de mes pouvoirs, mais prcisment au fait mme que je suis un tre
ou un tre un.
Malheur qui rvle ce par quoi l'tre complet est incomplet. Ce par
quoi il est seul. La solitude n'est pas la privation d'une
collectivit de semblables- mais le retour fatal de moi soi. tre
seul, c'est tre son identit. Malheur auquel tous les pouvoirs
n'offrent qu'une illusion d'vasion. Ce il n'est pas bon pour
l'homme d'tre seul 12 dont parle la Bible ses dbuts se rvle au
moment o l'homme a pass en revue tous les tres auxquels il a donn
des noms, mais o il n'a pas encore parl, o il n'a pas d'assistant
en face de lui ; malheur qui se rsout par l'appa-rition du fminin
parce qu'en lui l'homme reconnat sa propre substance - parce que le
rapport avec le fminin est prcisment l'accomplissement de sab
nostalgie d'tre l'autre : Etre l'autre est insens si on se
l'imagine comme une identification avec lui parce qu'alors on n'est
plus soi-mme, on est compltement l'autre. Etre l'autre, est un
vnement dans l'tre de structure irrduc-tible et qui est articul
dans la relation sociale - ramen d'une simple reprsentation
d'autrui- la relation rotique. Originalit d'une relation qui
chappe,- qui se transforme en coexis-tence quand on aborde la
relation rotique partir des relations
a. Lire m'annihiler. b. sa en surcharge de
-
98 Parole et Silence
sociales telles qu'elles s'offrent dans le monde de la
civilisation comme des reprsentations collectives, par consquent en
termes de pouvoirs qui ne peuvent pas rpondre la nostalgie de l'
va-sion de soi qui est le malheur de l'hypostase.
Nous comprenons mieux maintenant comment la relation sociale en
tant que relation rotique- n'est pas seulement un fait empirique,
mais rpond la structure mme du sujet et est un moment inluctable
dans l'conomie gnrale de l'tre.
Mais le rapport rotique n'est possible lui-mme que si l'autre
est humain- c'est--dire si dans l'altrit totale d'autrui je
recon-nais mon semblable. Cela ne revient pas l'ide d'un sujet
iden-tique sous la diversit ; mais le maintien de la diffrence
radicale qui est celle du sexe et de l'identit du semblable- c'est
prcis-ment la conception de la raison dans sa diffrence de moi et
de toi, contre la raison impersonnelle qui en ralit n'est que la
raison du je. Mais cette ncessit d'un visage humain derrire la
diffrence mme du sexe, nous pouvons la montrer en nous posant la
ques-tion de la temporalit qu'implique la relation rotique.
Si la relation rotique n'est pas seulement une socit de
coexis-tence ou de participation une reprsentation collective
commune mais l'vasion de soi et un recommencement, elle doit tre
troite-ment lie au temps. Le temps de la sexualit ne peut pas
ressembler cette srie d'instants travers laquelle une substance se
main-tient et qui, simple avatar, fait dans l'instant nouveau une
nouvelle exprience ; tel est le temps que connat l'intellect- et o
le temps lui-mme n'est que l'objet d'un pouvoir. La substance est
prcisment ce qui ne recommence pas. Quel est le sujet, dans le sens
tymologique du terme, le support dans ma relation avec l'autre. Je
pense que c'est le fils. Je ne vais pas y revenir aujourd'hui13 Le
fait que le terme commun est postrieur aux termes de la relation -
est la seule possibilit ontologique de l'vnement de l'vasion. S'il
se plaait dans l'abme infranchissable qui spare le sujet de
l'altrit totale du fminin -le sujet {em}porterait dans son vasion,
le fond dernier de soi-mme. Le moi ne se serait pas vad de soi,
mais n'aurait connu qu'un avatar.
Parole et Silence 99
Mais cet avenir o la relation intersubjective permet au sujet de
s'vader- doit aussi conserver une relation avec le prsent.
Le successif de la relation intersubjective, doit tre en quelque
manire simultan. Car le sujet ne s'vade pas en se rincarnant dans
le fils- Nous n'avons pas prsent une thorie de la migration des
mes. L'vasion de soi n'est pas un simple recommencement du sujet.
Elle est faite de la relation avec le fils. La paternit n'est pas
simplement un renouvellement du pre dans le fils et sa confusion
avec lui. Elle est aussi une extriorit du pre par rapport au fils :
un exister pluraliste. Il y a une multiplicit dans le verbe
exister, qui manque aux analyses existentialistes les plus
hardies.
Il faut donc l'accomplissement de l'ordre intersubjectif qui est
le temps- un ordre o le successif du temps est simultan.
Cet ordre intermdiaire entre la succession du rapport
inter-subjectif et la simultanit de l'ordre cosmique de la lumire
est la fable. La parole en tant qu'instauration du rcit intgre la
relation intersubjective essentiellement temporelle dans la
simultanit d'un monde, constitue cette interprtation de la socit et
du cosmos qui forme une civilisation. Le son, au lieu de manifester
la plnitude de l'exister - l'exprime en renvoyant autre chose qui
la subjectivite b, le son devient signe. Ce n'est pas de moi qu'il
est question- mais de moi comme d'un lui. Le sujet se manifeste non
pas comme mystre, dans sa nudit d'tre, mais revtu de son mythe,
dans sa dcence. C'est moi-mme, mais dj engag dans des relations qui
m'identifient et que le mot comme un signe voque.
Par l le mot est essentiellement dialectique. En mme temps qu'il
rvle, il cherche. La parole comporte un mensonge essen-tiel. Et
cette conscience du mensonge constitue tout le tourment de la
parole. Le mensonge rside dans le caractre ineffable d'une relation
qui cependant s'accomplit par une fabulation. Mais l'apparition de
la fable comme condition de la transcendance
a. Dactylographi au verso d"un imprim dat de 1955. b. Il faut
sans doute lire : " gue la subjectivit "
-
100 Parole et Silence
rotique- indique prcisment le primat dfinitif d'un ordre de
l'intelligence- non pas impersonnel- mais d'un face--face de
visages.
12 La dialectique de la parole Il y a dans la parole une
impossibilit de sincente qlil en
constitue l'unique sincrit. Dans certaines situations des romans
de Dostoevsky ou de Gide, les personnages en pleine confession
s'interrompant pour dclarer qu'ils jouent de la comdie, qu'ils font
de la littrature - et cet aveu de cabotinage encore - est la seule
sincrit qui leur soit donne. Parler pour le person-nage
-
102 Parole et Silence
officiels d'outre-Rhin 15 Rien n'en est plus loign en ralit. Car
la relation sociale dont nous avons affirm l'irrductibilit par
rapport aux relations d'intellection - a t traite par nous d'un
bout l'autre, comme un problme de la personne, car c'est prcisment
la rvolution radicale qui se produit dans l'tre avec l'hypostase,
avec la position du sujet qui a t le point de dpart de notre
dduction.
C est prcisment pour prserver la relation sociale de toute ide
de fusion et de participation, que nous avons pos le sujet comme
tre qui ne se rvle que par sa gloire, et qui demeure chez soi.
C'est ensuite la crispation mme du sujet dans le retour de moi sur
soi- l'insuffisance en quelque manire de son trop-plein qui nous a
conduit vers les ides de l'ros et de la fcondit.
Nous avons voulu d'autre part remettre en question la notion de
la Geworfenheit, non pas comme vous le pensez pour rejeter l'ide de
la cration, mais pour la retrouver, dgage de la mal-diction qui
s'attache la Geworfenheit ou ses succdans chez Heidegger et chez
Sartre. L' avoir dj t , se refusant une mmoire susceptible de
l'assumer, se refusant au pouvoir, est en fin de compte la
culpabilit. Cette confusion entre l'ens creatum et l'ens peccatum
est inluctable tant que l'on fait de la phnom-nologie, c'est--dire
tant que l'on analyse la conscience, c'est--dire encore, tant qu'on
philosophe par rapport aux pouvoirs humains. La conscience est le
mode d'existence d'un tre qui peut, et ds lors, le rapport avec le
commencement est une rela-tion avec ce qu'on ne peut pas. Elle
apparat comme une limite et comme un malheur. Ne sentez-vous pas
tout le manichisme inclus dans la notion heideggerienne de la
Geworfenheit ? N'y a-t-il pas avec le commencement une relation
autre que celle de pouvoir ou de ne pas pouvoir ? N'y a-t-il pas
avec l'avenir une autre relation que celle du projet ? Voil des
questions qui peut-tre obligent sortir de la phnomnologie. La
rela-tion avec le commencement au lieu de constituer le malheur de
la Geworfenheit, ne doit-il pas apporter la foi dans le Pre, la
scurit d'un monde cr ? La faute n'est pas dans l'origine
Parole et Silence 103
passe- dans ce profond jadis, jadis jamais assez 16 , mais dans
l'origine du sujet - de l'orgueil essentiel du moi - ignorant le
pass, tranchant sur lui, de par son vnement de prsent. C'est
pourquoi j'ai essay de retrouver le tragique de l'existence- et la
faute- non pas dans la Geworfenheit mais dans la libert mme du
prsent, dans son absolu, dans cette libert qui tourne en
responsabilit et qui appelle l'avenir, c'est--dire le pardon.
Avenir bien diffrent du projet tout entier encore li au prsent -
tout entier conu comme un pouvoir, et que dans mes confrences sur
le Temps et l'Autre 17 , j'ai essay de saisir travers la sexualit,
la relation avec le Fminin et avec le Filial comme une relation
avec l'Autre. C'est pourquoi je me trouv~ oppos au principe
anglique et tout-puissant de Sartre ; et la Geworfenheit
heideggerienne.
14 Conclusion La matrise et l'vasion de soi apparaissent donc
comme deux
ples entre lesquels oscille le mouvement de l'tre. Par la fable,
l'expression de l'homme qui est initialement sa transcendance
temporelle elle-mme, son tre deux, ce par quoi il est ouvert sur le
temps et se dgage du dfinitif de sa position, se ramne un pouvoir
de l'homme. En aucune faon ce mouvement qui fonde la civilisation
ne devrait tre considr comme une dgradation ou une chute: le
bonheur de l'homme n'est possible que s'il existe une personne qui
a le pouvoir du bonheur qui l'assume. La civilisa-tion o la
personne s'affirme comme une souverainet est la condi-tion d'une
transcendance comme accomplissement d'une promesse. La fable et la
pense annoncent la transcendance peut se faire non plus comme une
antici- pation- comme une prise l'avance, puisque l'avenir est
rfractaire tout pouvoir.
Le rapport du sujet l'autre doit donc se rfrer une situation o
cette transcendance se fait dans un prsent. Cette situation o le
sujet se rapporte l'autre dans son prsent - tout en conser-
a. Dactylographi au verso d'un imprim dat de 1955.
-
104 Parole et Silence
vant son propre mystre et o il anticipe autrui sans pouvoir sur
lui- c'est la parole. La parole instaure l'ordre intersubjectif
dans le prsent ou encore permet de s'en rendre compte. Seul l'homme
civilis peut se rendre compte de son bonheur, c'est--dire
l'ac-complit explicitement.
Si le bonheur en fin de compte est un vnement et non pas une
comprhension - si la destine humaine en fin de compte n'est pas une
ontologie - si d'autres relations que des relations de comprhension
la rattachent l'tre et constituent son tre - si tre ne se rduit pas
pouvoir- l'ontologie, la comprhension, le pouvoir, sont des
conditions de l'accomplissement de l'tre - dans la mesure o
l'accomplissement est ralisation et suppose un avant et un aprs, et
un aprs donn dans l'avant. Une simul-tanit de l'avant et de l'aprs
est donc la condition d'un aprs qui conserve la structure de
l'accomplissement et cette simultanit est la pense et la conscience
tourne fatalement vers le cosmos. Elle est le secret de l'homme en
tant qu'tre civilis, en tant que se comprenant partir de la fable
qui par le rcit historique arrte son histoire, qui englobe son
devenir dans un prsent et petit sur l'avenir. C'est partir d'ici
que l'on peut situer toute pense thorique, tout savoir, dans
l'conomie de l'tre. Et en fin de compte comprendre le rle de la
philosophie elle-mme qui ne saurait jamais se confondre avec l'tre
mme de l'tant, qui se sert de concepts et qui nonce des structures,
mme quand elle emprunte ces concepts l'histoire ou la thologie qui
en fin de compte claire. Mais qui peut dans la simultanit d'une
cosmologie donner le sens ce qui sera accompli ; qui annonce
l'avenir, mais ne l'accomplit pas.
Pouvoirs et Origine
-
172 Parole et Silence
moi. D'ores et dj Car dire que la libert ne justifie pas la
libert- c'est situer en dehors de l'emprise de la subjectivit sa
justification.
La limite de la prire individuelle13 ~n::l?n 1:::1 11:17/'JlL' 1
Synhe-
drin ( ?) .
a. Car en surcharge de car .
Les Enseignements
-
Notice sur Les Enseignements
Confrence prononce le 23 fvrier 1950, qui prend l'imm-diate
suite des Nourritures (cf supra, notice sur Les Nourritures)a. Le
manuscrit est conserv dans une chemise cartonne sur laquelle
figurent le titre, la date et le lieu de la confrence, crits au
crayon papier repass au stylo-plume encre bleue. Il est compos de
38 feuillets manuscrits pagins, de format 20,8 x 26,7 cm, extraits
d'un bloc-notes, l'exception des feuillets 12 (20,7 x 29,4 cm), 24
(feuillet d'preuve), et 29, 31-35, de format 15,1 x 22,9 cm.
L'ensemble est manuscrit recto, l'exception de certains passages
pour lesquels Levinas a repris un feuillet et des morceaux de
feuillets d'preuves de son article Pluralisme et transcendance
(cff. 24-26b). Le texte est crit avec diffrents instruments
d'cri-ture : stylo-plume encre bleue ou noire, stylo-bille bleu,
crayon papier. Les numros de page sont crits au stylo-bille
rouge.
Signalons qu' l'intrieur de la chemise dans laquelle se trouve
la confrence on trouve une page d'agenda sur laquelle est crit,
d'une main qui n'est pas celle de Levinas, le pome de Lamartine,
L'enfant.
a. Nous n'avons pas trouv d'lment nous permettant de savoir si,
comme c'est le cas pour Les Nourritures, la rdaction des
Enseignements est postrieure la date laquelle la confrence fur
prononce.
b. Cf Pluralisme et transcendance " in E. W. Berth, H. J. Pos
and J. H. A. Hollack (eds.), Proceedings of the Tenth International
Congress of Philosophy (Amsterdam, 11-18 aot, 1948), Nonh Holland,
Amsterdam, 1949, pp. 381-383. Le texte sera repris, avec quelques
modifications sous le titre La transcendance et la fcondit , dans
Totalit et Infini, op. cit., pp. 251-254.
-
Les Enseignements
Confrence faite le 23 fvrier 1950
au collge philosophique
Les enseignements
Je me suis demand la fin de ma pe confrence1 si dans le monde
des nourritures et du travail
les outils et nos collaborateurs- c'est--dire la civilisation-ne
nous ramnent pas l'histoire et la socit dont ces outils
sont le produit et le tmoignage et sans lesquelles ils sont
proprement parler impensables et si par l mme nous ne quittons pas
le monde des nourritures et par consquent le prsent o le moi
concide avec soi - ~ c'est--dire o {il} se comprend partir de
lui-mme.
Sans aucun doute. Mais seulement en supposant que certaines
conditions sont au
pralable ralises conditions par lesquelles je vais dcrire la
situation de l'ensei-
gnement.
a. crit sur la couverture de la chemise l'intrieur de laquelle
sont rangs les feuillets de la confrence.
-
178 Parole et Silence
B-Ye& {Ces conditions} ne consistent pas- dans le simple
fait
de rsider au sein d'une socit civilise et historique. Notre
position consiste prcisment distinguer-contre toute la philosophie
contemporaine - la v1e, la
conscience comme accomplissement de la vie d'une part et la
rflexion. La vie n'est pas une rflexion simplement implicite et la
rflexion n'est pas un simple prolongement de la vie et de
ses pouvmrs. Il existe certes un moment o l'une s'ouvre l'autre-
et c'est
cette situation que nous appellerons enseignement.
Par elle-mme en effet-la civilisation, l'histoire, la
collectivit ne nous conduisent pas
au-del du monde des nourritures. Rien ne renvoie moins au pass
que l'outil. Les choses que
nous saisissons- avec lesquelles nous travaillons- sont sans
pass, offertes nous, anonymement.
Les installations de notre civilisation ru multi-millnaire -les
rues, les places, les glises, les autobus, les usines - sont
prsents comme la nature.
Nous nous servons des tlphones, d'automobiles- comme s'il y en
avait toujours eu.
Le rapport avec le pass qui les a invents et fabriqus se rduit
l'achat. La communication du moi de la jouissance- du consommateur-
avec le pass de l'invention et de la fabrication -se rduit l'acte
anonyme de l'achat. Les objets sont tals dans les magasins comme
les fleurs sont rpandues dans les champs.
Vivre c'est oublier l'histoire {c'est tre jeune}. Ce n'est pas
venir partir d'une srie infinie - mais rompre avec le pass -tre
prsent - tre partir de soi. - ou si l'on veut encore - tre
libre.
Les Enseignements 179
Le pass {reconnu n'existe qu'}en fonction du prsent -en vue du
prsent -
Il doit tre assum dans la rptition : la comprhension de
l'histoire en tant que rptition- est par excellence l'histoire d'un
tre jouissant. {Les figures du pass prennent de grandes
dimen-sions- mais s'enferment dans se statufient, se ferment dans
leurs mythes- et entrent dans notre prsent.}
Le pass est en vue du prsent. Le prsent est le sommet de
l'histoire : Combien on doit tre malheureux d'exister autre fois )l
comme
Comme le pass devait tre arrir ! Comme il manquait de" achvement
{maturit} ! Et comme le prsent est achev - fini, complet {abouti}.
Il peut y avoir du progrs- mais l'essentiel est l.
Cette conscien L'homme des nourritures- est un moderne.
Autrui -ne me concerne pas. Il est l'tranger. -C'est--dire celui
qui me concerne uniquement par la manifestation de sa libert. Il me
concerne en tant qu'il entre dans mon monde. Dans mon ipsit je suis
absolument indpendant de lui. Dans ma posi-tion, {dans mon domicile
- chez moi -} je me possde en effet intgralement.
Je me tiens sur terre- ma suprme condition. Il me suffit comme
Ante de toucher la terre- de me
poser- pour y retrouver toute ma puissance2
Autrui m'est tranger. Mais je pense possderb quelque chose enc
commun avec lui - travailler en commun avec lui - changer des
produits ou des services avec lui. C'est autour de quelque chose de
commun - mais autour d'un troisime terme - que la socialit se fait.
Ou bien je m'oppose lui. Dans ce cas il Pour
, quelque chose galement. Je ne lui en veux pas, comme je ne a.
de en surcharge de d' . b. possder en surcharge de avoir. c. en en
surcharge de de .
-
180 Parole et Silence
l'aime pas. On n'en veut pas un tranger. Je ne commence le har
que s'il me gne. Je ne deviens son assassin qu' le tue que pour
quelque chose, jamais sans raison.
Hostile - il se trouve sur le mme plan que les forces mmes de la
nature dans la mesure o elles excdent mon pouvoir et constituent
l'extriorit du monde-
comme les forces de la nature deviennent pour moi des
person-nages mythiques- des dieux.
L'homme est mythe pour l'homme"- et le culte qu'on lui rend est
un culte d'change de services.
Il s'agit d'une collectivit fonde sur le partage {-de la terre.
se nouant autour d'un troisime terme-}
Les liberts Partage consistant en un certain quilibre des
liberts- domi-
nant l'une l'autre, s'associant l'une l'autre, exterminant l'une
l'autre.
Socit des trangers qui s'opposent dans la guerre ou qui
s'entendent dans la nation
autour de la mme terre. Et pourquoi les trangers ne se
tueraient-ils pas et pourquoi ne
se grouperaient-ils pas ? Hospitalit et guerre- cela n ensemble
s'excluec pas toujours. Ni le prendre, ni le donner n'a pasd encore
de ? > e dramatique de la relation sociale.
Dans le monde des nourritures, l'organisation des indi-vidus en
groupe est donc parfaitement possible. Prcisment parce que les
individus y restent trangers les uns aux autres.
Cet arrangement technique de la socit, n'est pas plus para-doxal
que la domination de la nature elle-mme. La doctrine utilitariste
de l'origine- ou de l'essence- de la socit l'a toujours soutenu,
et, avec raison, tant qu'il s'agit du groupement des
a. mythiques en surcharge de mystiques . b. ne en surcharge de
va . c. Lire s'exclut. d. " pas ,, , lgrement en dessous de la
ligne, est peut-tre un ajout. e. en surcharge de .
Les Enseignements 181
hommes dans le monde des nourritures. L'utilitarisme implique
d'ailleurs cette notion de nourriture.
Le Miteinandersein4 de Heidegger, pos comme notion irr-ductible,
est en ralit multivoque. Heidegger le pose comme dterminant le
Dasein sans le dduire des autres structures de la subjectivit et
sans lui laisser, au moins dans Sein und Zeit un
::...:..::.:..:.....:..:..:..::.:..:....=.:.:..:.'
grand rle dans le drame de la subjectivit. En tant que mit, en
tant qu'avec - il exprime la collaboration. Cette structure ne
tranche pas sur les autres structures de la subjectivit dont l'tre
consiste se comprendre partir de soi et non pas partir
d'Autrui.
Je ne veux pas mettre en doute la valeur morale de la nation.
Elle est certainement au-del des nourritures en raison des
enseignements qui la pntrent. Mais le sol nourricier qui la
soutient- ou le souvenir de ce sol nourricier- constitue le lien le
plus solide de la nation. Elle est un ensemble d'individus groups
autour des mmes sources nourricires. Les paysans reprsentent
l'ossature de la nation. Ce sont les fils de la terre. Et toute la
litt-rature du terroir -les Giono, les La Varende, les
Chateaubriand-pousse ce rapport qui s'tablit entre les hommes
travers la terre jusqu' y voir l'humanit mme de l'homme. Dans
l'troitesse, la limitation de leur horizon et, par consquent, dans
la rudesse, la violence et la sincrit de leurs mouvements Eftte la
littrature du terroir cherche se consoler de l'hypocrisie des
bonnes manires. Quel intellectuel en vacances, n'en est-il pas mu ?
Qui n'a pas cherch dans le retour la terre les liens vritables qui
rattachent la nation ? Qui n'a pas eu l'impression, en retrouvant
les champs, d'avoir plong dans l'lment national ?
Mais cette union autour des sources nourricires n'enlve" aux
individus aucune de leurs structures fondamentales : les indi-vidus
n'ont pas perdu, dans cette union, leur position centrale de sujet,
se comprenant partir de soi. Dans cette collectivit, l'in-dividu
s'aperoit que, dans un certain sens, il est comme les autres ; que
sa main, que sa force, est un lment du travail
a. n'enlve en surcharge de n'enlvent
-
182 Parole et Silence
comme l'outil mme qui les prolonge; que l'individu exerce une
fonction et, par l, fait partie d'un ensemble.
Mais le fait de s'apercevoir que l'on est comme les autres, ne
concide pas avec le fait d'apercevoir que les autres sont comme
moi. Le fait que l'autre est comme moi ne saurait tre donn d'une
faon simple, comme une perception. Et cela dj pour cette bonne
raison que percevoir- ou saisir -l'autre, c'est prci-sment
l'assujettir et laisser chapper son essence de moi. Il faut un long
circuit de pense pour arriver la subjectivit de l'autre, pour
penser autrui comme un moi hors de moi, ce qui n'est pas une donne
immdiate de la conscience.
Ce qu'il y a de central dans ma subjectivit ne se trouve pas
englob et maintenu dans la prtendue universalit de la socit
organise. L'universalit laquelle s'lve l'tat- je reprends contre
Hegel la critique de Kierkegaard5 - n'est pas une universalit
concrte parce que prcisment elle n'englobe pas {- ne satisfait pas
-} le priv. Non pas le privilge particulier, mais le privilge du
moi des nourritures, le privilge de la place centrale qu'occupe le
moi prcisment parce qu'il se comprend partir de lui-mme. Je
n'invoquerai pas contre Hegel la protes-tation du moi qui en tant
que moi proteste contre le tout qui prtend l'englober et l'apaiser
et qui continue crier moi, mme quand la dernire synthse s'achve.
J'invoquerai plutt la situa-tion relle de l'individu dans l'tat
libral, qui l'tat demeure abstrait ; j'invoquerai l'tat qui ne peut
pntrer dans le domicile inviolable ou qui n'y pntre qu'en le
violant, c'est--dire par la terreur, j'invoquerai l'tat- que l'on
appelle ils dans toutes les protestations des citoyens mcontents
des mfaits de l'tatisme et toujours disposs carotter< >
l'tat. J'in-voquerai l'tat qui est personne , tel qu'il apparat
quand on fait la queue chez le percepteur, o malgr des annes de
formation civique, l'impt est une grce ou un acte d'hrosme.
a. ce en surcharge de .
Les Enseignements 183
C'est peut-tre l l'une des raisons qui expliquent la sduction de
la philosophie heideggerienne qui renonce dlibrment
l'universaliser" l'existence subjective, chez qui le
Miteinander-sein6- du moins d'aprs Sein und Zeit- n'apparat pas
comme le man
7 chez qui toute la dialectique du Dasein est oriente par le
fait personnel de la mort.
Mais en formulant cette critique avec Kierkegaard nous ne
pensons pas qu'il faille en rester cette individualit tranchant sur
l'universel, seul avec Dieu ou seule en lutte avec Dieu se
complaisant dans le scandale de son cri individuel, de sa
prote;ta-tion contre l'ordre.
Je voudrais, prcisment dans l'ordre de l'enseignement, trouver
une universalit qui puisse englober et apaiser la subjecti-vit. Je
voudrais, autrement dit, contre le droit politique de l'tat
promouvoir la justice qui reconnat la personne unique.
Pour cela, il faut se demander, si la justification de la libert
par elle-mme, c'est--dire la justification implicite de soi dans la
libert inalinable des nourritures, c'est--dire encore la
comprhension de soi par soi dans la sant o l'homme se tient
naturellement - si cette justification ne peut pas tre mise en
question.
Comme je l'avais dj dit au dbut de ma premire confrence, la
philosophie moderne ne met jamais en question la libert elle-mme
comme justifie. Les conflits de la subjectivit tien-nent uniquement
aux limites que la libert peut rencontrer. Le problme surgit
lorsqu'une donne fait obstacle la libert ou que, d'une manire plus
aigu- queb cet obstacle se rvle dans mon existence mme qui n'avait
pas t choisie ni voulue par moi, mais s'tait impose moi comme une
condition fatale, comme une Gewor{enheir.
a. l'universaliser en surcharge de l'universalisation . Il faut
lire universaliser . b. Il convient de ne pas lire ce mot.
-
184 Parole et Silence
Or dans le dsir de soumettre notre libert notre existence mm:,
rside- si nos analyses de la semaine dernire sont justes-un
paralogisme. La libert et le pouvoir sont dirigs sur le monde _ ils
sont l'action ; les exiger ffi:!* pour les conditions mmes de
l'action, c'est leur prter un emploi qui n'est pas le leur.
Les philosophes contemporains admettent comme allant de soi la
bonne conscience de la libert. La libert peut tout au plus tre
redoutable et difficile et conditionner une fuite dans
l'inauthentique. Elle peut tre trahie- elle ne l'est pas par
elle-mme, elle n'apparat jamais comme perfidie et honte. Sous le
regard d'autrui, ma mauvaise conscience n'est que de l'orgueil
bless, craignant de ne pas suffisamment s'affirmer, craignant de ne
pas tre reconnue et de se laisser traiter comme chose dpourvue de
libert.
Mais cette crainte n'est-elle pas motive par le fait que, dans
cette timidit foncire prouve en face d'autrui, mon droit mme la
libert, - le bon droit de ma libert - m'apparat comme contestable,
comme si je l'exerais illgitimement, comme si je n'avais pas t
investi pour l'exercer, comme si essentiellement le moi tait un
usurpateur, comme si sa souverainet tait usurpe, comme si l'tre
dont dispose le sujet libre n'tait pas lui, comme si le monde o il
se trouve n'tait pas sa patrie, mais un exil, comme si ce monde
tait toujours aux autres et comme s'il fallait me le promettre et
me le donner, comme si ma libert tait totalement nue.
Dans cette honte d'tre moi, dans ce besoin de recouvrir la nudit
de sa libert, de la recouvrir pour la cacher et pour la revtir dj
de pourpre qui remplace l'investiture, s'annonce donc un vne-ment
de justification de la libert, une installation dans l'tre qui
prcde la libert, une cration, une lection.
Le drame de n'avoir pas choisi son existence ne se dnoue-t-il
pas lorsque j'apprends que j'ai t choisi ? tre moi-c'est tre cr et
lu. Le moi souverain se dcouvre comme cr et comme lu.
a. exiger en surcharge de appliquer .
Les Enseignements 185
Non pas que le moi existe d'abord et soit lu ensuite- son ipsit
rside dans son lection. Son lection est sa cration. Seul un tre cr
et lu se justifie comme libre. Une libert injustifie n'est qu'une
capricieuse contingence.
L'vnement de cration prcde la libert. Le mot prcde < >
doit tre pris ici dans un sens extrmement fort : ~il indique un
pass absolu, un pass dont prcisment il ne peut y avoir souvenir,
pas de rminiscence, pas d'assomption, pas de rptition comme dans le
pass heideggerien. J'appelle la faon dont ce pass absolu de mon
lection et de ma cration peut m'tre donn- enseignement.
Et c'est parce que j'ai d'ores et dj reu un enseignement que ma
libert dans le monde des nourritures a pu m'apparatre comme
honte.
La cration et l'lection ne peuvent tre assumes, car elles ne
peuventa tre donnes ma libert qu'elles l'investissentb seule-ment.
Mais il ne s'agit pas en recevant l'enseignement, comme pour l'lve
platonicien, de retrouver en soi le souvenir de ce qu'on savait dj.
C'est cette assomption du premier souvenir qui fait du savoir
platonicien un souvenir sans enseignement. Le matre qui enseigne
l'lve, n'est pas seulement l'accoucheur de l'esprit de l'lve. Il
lui donne une attache avec un point que l'lve ne peut pas
retrouver, mais partir duquel il peut penser. L'inversion premire
de la rflexion- car c'est une inversion- est un enseignement. La
rflexion, en tant qu'elle pntre en de de la libert, n'est pas, son
tour, une libert, mais un enseignement prcisment.
Cette pntration en de de sac condition pour justifier sa
condition est dans sa structure la plus formelle -le fait du
savoir. Elle l'est dans sa structure la plus formelle, car on ne
peut pas en dduire les modalits de l'analyse mathmatique ni de la
logique, ni de la physique contemporaines.
a. peuvent en surcharge de peut . b. Il faut lire investissent .
c. sa en surcharge de la .
-
186 Parole et Silence
Cette pntration n'est pas un dvoilement, elle ne peut tre qu'un
enseignement. Son mouvement consiste se tourner vers sa propre
condition, le mouvement mme de ce que l'on appelle esprit critique
.
Mais ce mouvement n'est prcisment pas un acte, pas un pouvoir.
Il ne fait pas partie des pouvoirs par lesquels nous sommes engags
dans le monde des nourritures.
Par la critique nous ne sommes pas enracins dans notre
condi-tion, la critique n'est pas un acte; mais en revanche elle
n'est pas engage.
Par l nous donnons au savoir toute son originalit - en le
sparant de l'action, certes ; mais aussi en le sparant de la
contem-plation, conue comme une neutralisation de l'acte. Ni
l'activit, ni la passivit- ne la dpeignent ; mais {ce qui la
dfinit, c'est} ce mouvement vers un profond jadis - jadis jamais
assez< > 9 - jamais saisissable- mais un jadis enseign.
L'acte crateur en effet ne peut pas tre assum par la crature ;
laquelle peut apprendre cet acte ; apprendre un enseignement est
donc une relation transcendante. C'est pourquoi prcisment l'~
prendre n'est pas un dvoilement, n'est pas la vision d'une ide, la
rvlation de l'ternel, une fois pour toutes, donnb. La vision de
Dieu n'est pas l'affaire d'tres vivants10 . C'est dans la mesure o
la parole ne devient pas chair qu'elle peut nous enseigner. Le une
fois pour toutes est dec fait {l'ordre du} dud saisir, o {soit}
l'on tient soit on lche. L'enseignement, parce qu'il ne saurait tre
assum, parce qu'il est rfractaire la prise- est parole ou dialogue
avec le pass.
Le ne pas assumer du savoir, c'est la question de l'lve chez qui
la rponse du matre est accueillie par une nouvelle question. La
vrit n'est pas l'adquation de la pense et de la chose, mais
l'inadquation- la transcendance si l'on veut-
a. " la, renvoie probablement la critique. b. donn )> en
surcharge de donne . c. de en surcharge de le . d. " du, (dj rcrit
dans l'ajout) en surcharge de de .
Les Enseignements 187
de la rponse et de la question ; transcendance assume par une
nouvelle question. L'assomption d'une vrit est donc une exgse. La
place de la vrit n'est ni dans le jugement (Aristote), ni, par le
dvoilement, dans l'tre mme (Heidegger) ; elle est dans la question.
Contre Aristote, Heidegger a raison : ce n'est pas la libert qui
est condition de la vrit, c'est la vrit qui conditionne la libert11
.
C'est pour cela que l'enseignement (et la parole qui est son
lment) - est le vrai symbolisme12 Non pas en tant que le symbole
serait signe renvoyant une image ; mais en tant que, arrtant notre
emprise sur la ralit et nous mettant dans la situa-tion non pas de
comprendre, mais d'apprendre- de communi-quer sans emprise, de
questionner.
Si la philosophie est le savoir par excellence - le savoir de la
condition- il ne faut pas que l'chec de ses argumenta-tions nous
pousse vers l'irrationalisme qui se contredit en s'non-ant ou vers
le mysticisme bavard de l'ineffable.
Si notre confiance en la venue de quelque gnie qui rdigerait un
jour le trait dfinitif de la philosophie est branle, c'est qu'il
faut reconnatre la discussion- c'est--dire l'ordre de
l'enseigne-ment oral (de prfrence au dfinitif des crits) comme
l'lment mme de la philosophie. Il faut se dire que si elle doit tre
sans contradiction, elle ne saurait tre sans contradicteurs. Les
livres appellent des livres, mais cette prolifration d'crits
s'arrte ou culmine au moment o la parole vivante s'y insre, o la
critique s'panouit en enseignement. Et puis, de nouveau, il y a des
livres.
Avant d'aborder la partie finale de mon expos o j'essayerai de
montrer, comment l'enseignement concerne phas particuli-rement le
rapport entre l'individu et l'universel, c'est--dire la justice, je
dois revenir un instant l'ide de la cration, de l'in-vestiture, du
choix, de l'lection, de la libert- dont j'tais parti.
L'ide de transcendance qu'implique la cration n'est pas
compatible avec la notion d'tre qu'implique la philosophie
a. questionner en surcharge de .
X%>
1
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188 Parole et Silence
traditionnelle: comment, en effet, une libert peut-elle tre cre?
N'est-elle pas, essentiellement, rfrence soi ? Mais, dans ce sens,
elle nie son propre concept. C'est prcisment l'tre libre qui est
responsable- se trouve donc dj engag par sa propre libert.
Contradiction, dont la source est, semble-t-il, dans le fondement
mme de sa subjectivit: dans le fait que l'acte humain ne saurait en
aucune faon faire sortir le moi de son soi et que le moi souve-rain
est riv lui-mme, qu'il peut s'ennuyer dans son identit, que la
transcendance de l'acte peut, certes, transporter le moi dans une
autre ambiance o il s'emporte, que la transcendance peut lui faire
connatre un avatar (o il s'emporte encore) ou lui permettre' de se
perdreb dans l'extase, mais non pas d'y devenir autre.
L'ide de transcendance est dans un certain sens contra-dictoire.
Le sujet qui trans