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Di.:JA PAKL! Alain Badiou, Slavoj Zizck, L'ldec du conmzunisme de Londrcs), Ligncs, 2010 © Notwcllcs L'ditions 20I I ALAIN BADIOU, SLAVOJ ZIZEK DU COMMUNISME, II de Berlin, 20 l O Alain Badiou Glyn Daly Saroj Giri Gernot Kamecke Janne Kurki Artemy Magun Kuba Majmurek Kuba Mikurda Toni Negri Prank Ruda Bi.ilent Somay Janek Sowa G. M. Tarnas Henning Tcschke Jan V liiker Cecile Winter Slavoj Zizek lignes
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L’événement dans la chambre froide: le carnival de Solidarność (1980-1981), explosion de l'imaginaire politique

Mar 29, 2023

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Di.:JA PAKL!

Alain Badiou, Slavoj Zizck, L'ldec du conmzunisme (Confćrence de Londrcs), Ligncs, 2010

© Notwcllcs L'ditions /,~~;nes, 20I I

ALAIN BADIOU, SLAVOJ ZIZEK

L'IDf~E DU COMMUNISME, II

Confćrence de Berlin, 20 l O

Alain Badiou

Glyn Daly

Saroj Giri

Gernot Kamecke

Janne Kurki

Artemy Magun

Kuba Majmurek

Kuba Mikurda

Toni Negri

Prank Ruda

Bi.ilent Somay

Janek Sowa

G. M. Tarnas

Henning Tcschke

Jan V liiker

Cecile Winter

Slavoj Zizek

lignes

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Groupe '' Goldex Poldex •>

(Kuba Majmurek, Kuba Mikurda, Janek Sowa)

L'EVENEMENT DANS LA CHAMBRE FROIDE:

LE CARNAVAL DE SoLIDARNosc (1980-1981), EXPLOSION DE L'IMAGINAIRE POLITIQUE

Le communisme a-t-ił jamais eu lieu?

En 2009, la conference de Londres sur '' L'Idee du communisme >> a montre avec brio les articulations possibles de l'idee communiste, et le sens que l' on pouvait lui donner. Un sujet crucial n'y a cependant pas pu etre debattu a sa juste mesure: celuide l'experience historique, factuelle, des Etats du communisme << reel •>. Ni les articles presentes, ni les discussions subsequentes n'ont pu trancher clairement entre une approche kantienne, dans laquelle le commu­nisme serait une sorte d'ideal regulateur et independant de toute realite historique, et une perspective hćgćlienne evaluant l'idee a l'aune de sa realisation dans le monde et dans l'histoire. En d'autres termes, fallait-il envisager le communisme, et l'hypothese communiste, a la maniere de Platon (selon lequel l'idee transcencle completement ses representations terrestres) ou d u point de vue d' Aristote (pour qui les idees n'existent que dans des objets particu­liers)? Si la conference de Berlin, en 20 l O, s'est penchee sur ces sujets, elle ne les a pas suffisamment approfondis. Pour nous qui vivons dans l'ex-bloc sovietique, essayer de comprendre l'experience historique du communisme reelle­ment existant releve de la priorite absolue. Et ce pour deux raisons: tout d'abord, afin de cleterminer le contenu que

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!04 L;Jdec du cmnmunisme, 11

pourrait porter !'idee communiste, et Ie rapport de celle-ci aux tentatives de sa realisation veritable, telle qu'elłes furent entreprises par !es bołcheviques et leurs successeurs. La seconde raison releve en quelque sorte d'unc question de communication: soutenir l'hypothese communiste dans un Etat anciennement communiste est pour nous encore plus difficile, et requiert une determination encore plus grande, que pour un habitant du monde occidental, ou de tout lieu n'ayant jamais fait l'experience d'un regime autoproelame << communiste •>. Dans une realite post-communiste, toute critique radicale du capitalisme se voit opposer quotidien­nement cet argument qui, pour tant de personnes, semble sans retour: << Nous connaissons l'alternative au capitalisme, et pour cause, nous l'avons meme vecue: elle ne fonctionne pas et aboutit necessairement au goulag. >> Ainsi, l'un des obstaeles principaux que doivent affronter !es mouvements anti-capitalistes contemporains dans des pays comme la Pologne se trouve dans l'heritage du pretendu socialisme ou communisme reel. Nous ne pouvons pas faire n6tre cet heritage, mais nous ne pouvons pas non plus pretendre qu'il n' a rien a voir avec !es idees que nous defendons, et que son echec ne nous concerne pas. C'est pourquoi notre approche, dans l'intervention qui suit, se veut relativement historique et pratique, et renverra a l'experience dans l'histoire du pretendu (( regime communiste >).

Nous ne souhaitons pas neanmoins nous łancer dans une campagne d'accusations frontales ou de demythifica­tion. La question a ete posee et resolue plusieurs fois, qui s'interroge sur Ie degre de communisme de ce regime. Ił

existe trois conceptions principales parmi !es tentatives de reponses. La premiere, celle des trotskistes, definit Ie communisme des soviets comme un << capitalisme d'Etat >> et montre que la (( perversion staliniste >) a erige la machine du Parti-Etat (et la elasse des bureaucrates qui la dirige) en seule proprietaire des moyens de production - donc

Goldcx Poldcx !05

en seule capitaliste -, maintenant ce cap depuis lors. Tony Cliff developpe cette these de maniere particulierement eelairee dans son Capitalisme d'Etat en URSS\ publie pour la premiere fois en anglais en 1955. La seconde maniere d'envisager la question sovietique est celłe de Guy Debord, qui decrit !es communismes sovietique et chinois comme une forme de spectaele parmi d'autres- une forme concen­tree, par opposition au spectaele dilue du capitalisme. Selon Debord, !es << partis ouvriers >> leninistes se sont retrouves seuls maitres a bord d'un systeme capitaliste d'Etat, a la tete d'une sorte de spectaele specifique aux « Etats commu­nistes >> (Ie << spectaele concentre >>). Au debut des annees 1980, Debord 2 a prophetise la fusion de ces deux formes en un << spectaele unifie •>, prediction qui s'est realisee dans !es annees 1990 et revet aujourd'hui Ie nom de << mondiali­sation neoliberale >>.La troisieme conception est developpee par Immanuel Walłerstein 3 • S e! on lui, !es pays d u bloc de l'Est n'ont jamais pu etablir un veritable << mode de produc­tion communiste >>.De son point de vue, seuls des Systemes­Monde sont capabies d'avoir des modes de production, au contraire des Etats individuels, et meme des blocs d'Etats. Dans Ie contexte de cette theorie des Systemes-Monde, Ie bloc sovietique faisait partie integrante, bien que de maniere semi-peripherique, du capitalisme mondial. Sa position dans la division internarionale du travail n'etait pas de son propre fait: c'est Ie << creur >> capitaliste qui la determinait. Les Etats << communistes >> n'ont par consequent jamais pu se defaire (aussi ardemment leurs elites politiques l'aient­elles souhaite) de la logique capitaliste de l'accumulation sans fin, ni des structures de la rationalite economique qui

l. T. Cliff, Capitalisme d'Etat en URSS: De Staline a Gorbatchev, Paris, Edi, 1990. Traduit de la reedition anglaise (1988) de State Capitalism in Russia. 2. G. Debord, Conmzemaires sur la socićte du spectacle, Paris, G. Lebovici, 1988. 3. I. Wallerstein, The End oj the world as we know it, Minneapolis-Saint Paul, University of Minnesota Press, 1999.

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IOÓ L'Idćc du cmnmtmismc, 11

accompagnent celle-ci. En ce sens, << l'expćrience commu­niste >> en Europe de l'Est n'ćtait rien d'autre qu'une tenta­tive de mesures ćconomiques, mercantilistes et collectives, visant a la crćation d'un projet de dćveloppement con~u pour une region ayant conservć un caractere relativement arrićrć dans le Systeme-Monde capitaliste.

L'evenement pris dans la glace

Nous n'entendons ni confirmer ni infirmer ces diffe­rentes conceptions, bien que nous soyons conscients de leurs apports respectifs a la theorie critique et aux projets d'emancipation (ainsi que de leurs faiblesses ou de leurs erreurs d'evaluation). Notre approche consiste a << regarder de travers » ce sujet, et a le prendre par le flanc. Nous sommes en effet persuadćs qu'un projet qui relevait en partie du communisme etait en cours - ou, pour etre plus precis, qu'une hypothese communiste, au sens ou l'entend Badiou ', c'est-a-dire la possibilite d'une autre possibilite, s'exprima au sein du bloc sovietique. 11 s'agissait d'une possibilitć radicalement neuve, et non d'un simple reame­nagement du decor de l'Histoire. Elle ouvrit un espace entierement nouveau, engendra des possibles inedits, et c'est pourquoi - nous y reviendrons plus tard - il est legitime de voir en elle un << Evenement >>, au sens le plus fort, le plus philosophique du mot 2

• Celui-ci se deroula en aout 1980 et conduisit a l'emergence d'un sujet politique dont l'activitć perdura jusqu'au 13 decembre 1981. 11 se fit connaitre sous le nom de Solidarnosc (<< Solidarite >>).

A ceux qui sont baignćs des interprćtations liberales habituelles de l'histoire moderne, ce point de vue pourrait sembler etrange, voire absurde. Commen t? Solidarnos c

l. A. Badiou, Circonstances, 5: L'Hypothćse communiste, Paris, Nouvelles Editions Lignes, 2009. Voir aussi: A. Badiou, Thc Communist Hypothesis, dans New Left Review, n° 49, Janvier-Fevrier 2008. 2. A. Badiou, L'i!tre etl'evenernent, Paris, Seuil, 2006.

Goldcx Poldex !07

ne fut-il pas justement le fossoyeur du communisme dans cette region? << L'interprćtation whig de l'histoire r >> b ros s e un tableau de cet ordre-ci: les gouvernements commu­nistes furent renversćs par des mouvements populaires qui reuvraient depuis de longues annces (depuis les ćvćnements de 1968 a Prague, plus prćcisement) en faveur de la demo­crarie liberale et des rćformes de marche, et qui imposerent ainsi la transformarion capitaliste et le respect des droits de l'Homme aux dictatures communistes corrompues. Sans pretendre donner une explication globale aux changements de regime dans tout le bloc de l'Est, nous affirmons avec la plus grande conviction que cette conception ne s'applique pas a la Pologne. Le mouvement de Solidarnosc ne dćfendait pas le capitalisme ni le marche, et instaurer le regne absolu du capital ne figurait en aucun cas parmi ses buts fondateurs. Il est donc impossible de voir en lui un mouvement dissictent luttant pour les libertes et la democrarie liberales, ni meme pour ce que l' on appelle le (< socialisme a visage humain >).

Afin de comprendre l'evolution historique qui peut relier un intense mouvement social au debut des annees 1980 a une transformarion neoliberale drastique a la fin de la meme decennie, il nous faut faire appel a quelques distinctions conceptuelles majeures. Si celles-ci adoptent des formes varićes, nous jugeons prćferable de recourir au vocabulaire philosophique d'Alain Badiou et de parler de l'Evenement et de ses consequences. Cela nous conduit a un decoupage du developpement de Solidarnosc en six etapes ctistinctes: 1. l'Evenement a proprement parler, en aout 1980, lorsqu'une organisation ouvriere independante fu t reconnue par la machine du Parti-Etat; 2. l'emergence consecutive d'un sujet politique, et ce que l'on appelle le premier Solidarnos c entre a out 1980 et decembre 1981 ; 3. la loi martiale dćcretee a l'hiver 1981; 4.le Second Solidarnosc,

l. Conception tćlćologique, progressiste de l'histoirc [Nd1].

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roS l}Jdee du communisme, II

c'esH't-dire la resurrection du syndicat au milieu des annees 1980, apres la loi martiale; 5. la transformation neoliberale du pays entre 1989 et 1993; et 6. la reinterpretation liberale du mythe de Solidarnosc a laquelle on assiste depuis. C'est sur les premiere et deuxieme phases que nous voulons ici nous pencher. Notre but consiste a analyser l'Evenement d'origine et le sujet politique qu'il a engendre- le premier Solidarnosc - tout en soulignam qu'une simple descrip­tion factuelle de ce qui s'est produit entre aout 1980 et decembre 1981 permet de le reconnaitre comme une expression de<< l'hypothese communiste >>.De surcroit, nous sommes convaincus que c'est justement parce qu'il s'agissait d'une manifestation de l'hypothese communiste - et non pas d'un mouvement liberał en faveur du marche - que ce premier Solidarnosc a ete reprime avec une telle violence par le communisme d'Etat, et reinterprete de maniere liberale par la suite afin d'aneantir son potentiel dangereusement emancipatoire. L' on pourrait aller jusqu'a affirmer que, dans la Pologne du debut des annees 1980, une revolution etait en marche qui, si elle avait abouti, aurait pu reconfigurer entierement les rapports de force et le paysage ideologique a l'Ouest. Il serait exagere de pretendre qu'elle aurait aboli le regne du capital dans le monde, mais elle n'aurait du moins pas permis le triomphe du neoliberalisme dans toute sa brutalite au cours des annees 1990, ni la proclamation de la fin de l'Histoire par F rancis Fukuyama '. Et t out ceci est loin d'etre negligeable. Souvenons-nous que le champ qu'ouvre l'Evenement est celui du possible, et non du ntkes­saire. Les consequences de l'Evenement dependent entiere­ment de la fidelite que lui porte le sujet. C'est la raison pour laquelle nous croyons en la validite d'un retour a cet evene­ment mesinterprete du debut des annees 1980 afin d'etudier

l. F. Fukuyama, '' La Fin de l'Histoire? », dans Commenraire, no 4 7, octobre 1989. Voir aussi Francis Fukuyama, La Fin de l'Histoire et le dernier homme, trad. D.-A. Canal, Paris, Flammarion, coll. « Champs •>, 1992.

Goldex Poldex !09

les voies qui permettraient - pour filer une metaphore - de << degeler >> son potentiel d'emancipation. Il nous faudra pour cela l' extirper des deux chambres froides dans lesquelles il a successivement ete conserve: la loi martiale et la reinter­pretation liberale.

Solidarnosc - le sujet politique

Prealablement a toute tentative d'interpretation poli­tique de Solidarnosc, essayons-nous a une esquisse rapide et generale du premier Solidarnosc. Nous voulons delibere­ment mettre a jour ses caracteristiques et ses aspects que la reinterpretation liberale desormais etablie a fait dispa­raitre. Commenvons par quelques particularites tangibles et statistiques: au cours de sa breve existence, Solidarnosc a rassemble jusqu'a dix millions de membres, soit un quart de la populatżon polonaise totale. Cela en fait l'un des plus vastes mouvements organises de l'histoire de l'Europe. A son apogee, le NSDAP n'en comptait que 8,5 millions. Parmi ses contemporains, Solidarnosc rivalisait avec le parti communiste sovietique et ses onze millions d'adherents, sans parler deceluide la Pologne qui n' en revendiquait qu'a peine la moitie. On ne peut bien evidemment comparer ce total a celui du parti communiste chinois, qui se prevalait de 72 millions de membres; cependant, ce dernier chiffre n e representait pas meme l O% de la population de la Chine.

Solidarnosc s'est constitue a l'origine en tant que syndicat et ille demeure encore officiellement aujourd'hui, bien que, depuis le de but des annees 1990, et ce jusqu'en 200 l, il ait opere en pratique comme un parti politique. Il se definissait initialement comme un syndicat des ouvriers de !'industrie. Parce qui ne pourrait qu'etre pervu comme une ironie de l'Histoire, ses fondateurs appartenaient pour la piupart a la premiere generation elevee dans la Pologne communiste. On serait ainsi tente d'avancer que Solidarnosc incarne le plus grand succes du communisme d'Etat polonais- il aurait ete

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IIO J:ldćc du cmnrmmisrne, f!

inconcevable si l'on n'avait pas enseigne et constamment rappele aux ouvriers l'importance de leur classe en tant qu'agent historique. Dans un geste inedit d'<< ultra-ortho­doxie >>, Solidarnosc a pris !'ideologie communiste au mot, ce qui s'est avere insupportable pour le communisme d'Etat et a finalement pousse celui-ci au passage a l'acte sous la forme d'une violente loi martiale. 11 y a ici une dialectique a l'reuvre qui pourrait nous intriguer. L'introduction du communisme d'Etat en Pologne en 1944 fut une manreuvre politique que l'on a retroactivement- mais a tort- saluee comme un Evenement sous le nom du << Manifeste de JuiHet >>, desormais fete chaque annee. Ce simulacre d'Eve­nement a cree les conditions necessaires a l'apparition, a terme, d'un Evenement veritable, en plus de lui ouvrir la voie. En d'autres termes, on peut identifier ici un exemple de la logique que deploie Zizek dans son ouvrage Au Bord de la rt?volution l' selon laqueHe la revolution doi t frapper deux fois. Nous pouvons aussi interpreter cette sequence evenementieHe comme un remaniement interessam du celf:bre dicton de Marx, '' la premiere jois comme tragedie, la seconde fois commejarce >>. Dans l'histoire des mouvements ouvriers en Pologne apres la seconde guerre mondiale, cet enchainement s'est produit a l'inverse: la revolution prit tout d'abord la forme d'une farce orchestree par l'occupant sovietique en 1944, puis eHe parut sur le point d'emerger veritablement au niveau politique mais fut ecrasee par la loi martiale de 1981.

Solidarnosc s'est developpe progressivement, a partir d'une succession d'affrontements entre les ouvriers et le regime communiste: a Poznan en 1956, a Dantzig en 1970 et a Ursus, pres de Varsovie, en 1976, pour ne citer que les plus importants. Plusieurs declarations officieHes d u syndicat on t ponctue cette emergence (le Programme de Solidarnosc, par

l. S. Zizek, Au Bard de la re·volution: Sur Lćnine et la rćvolurion d'octobre, suivi des Textes de l,ćnine ćcrits entre fćvrier et ocr o b re 1917, Bruxelles, A den, 2009.

Goldcx Poldex III

exemple, elabore en octobre 1981), accompagnees de divers commentaires et analyses exterieurs. L'historien americain Lawrence Goodwyn souligne, dans son essai Breaking the Barrier', comhien les ouvriers avaient accru et perfectionne leur capacite d'organisation a travers trois decennies de revendications (a l'ete 1980, par exemple, le Comite de greve inter-entreprises etait parvenu a rassembler 522 chantiers industrieis du nord de la Pologne au sein d'un reseau tres perfectionne de communication et d'actions coordonnees).

Cependant, un an a peine apres son enregistrement legal en 1980, Solidarnosc avait evolue d'une identite purement industrieHe a un mouvement du proletariat au sens marxiste du terme - c'est-a-dire des exploites, de ceux a qui l'on refuse tout controle et toute propriete sur les moyens de production. Sa bas e n e s e limitait plus a une categorie sociale particuliere, ce qui, nous y reviendrons plus tard pour tenter de le demontrer, revet une importance capitale du point de vue politique. Solidarnosc rassemblait a peu pres toutes les identites sociales possibles et imaginables: ouvriers de !'in­dustrie, inteHectuels, professeurs, etudiants, chauffeurs de taxi, mineurs, ecrivains, journalistes et ainside suite. Dans un geste politique tres tactique, il avait de surcroit refuse de se structurer a la maniere habitueHe des syndicats, c'est­a-dire de repartir ses membres en fonction de leur secteur d'activite et de leur profession. 11 avait au contraire mise sur le critere geographique et s'etait divise en regions. Grace a cette demarche judicieuse, il s'est epargne les tentatives de l'Etat de manipuler un secteur contre un autre et de briser l'unite du syndicat (en offrant par exemple une augmenta­rion salariale aux mineurs afin de les separer des professeurs d'universite).

Le syndicat fonctionnait de maniere democratique, dans une tentative de confier a ses membres le controle le plus

l. L. Goodwyn, Breaking the Barrier: The Rise oj Solidarity in Poland, New York, Oxford Univcrsiry Press, 1991.

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etendu sur son programme et ses actions. La transparence interne et externe faisait l'objet d'une attention considerable: ainsi, lors des negociations avec le gouvernement pendant l'episode des greves sur les chantiers navals de Dantzig en 1980, des haut-parleurs diffusaiem l'imegralite des discus­sions emre Solidarnosc et les porte-parole de l'administration sur tout le site. n est interessam de noter que les intellectuels de Varsovie, lorsqu'ils rejoignirent les ouvriers sur l e chamier pour prendre part aux negociations, proposerem parmi leurs premieres suggestions de rendre ces de ba ts secrets I. L' idee avait ete avancee par Tadeusz Mazowiecki, futur politicien et Premier ministre du gouvernement post-communiste, qui a imroduit les reformes neoliberales de 1989 et 1990 en Pologne.

Vous avez dit « capitalisme »?

Tout autant que sa forme, le contenu du projet de Solidarnosc est digne d'interet. Nous nous appuierons, pour en esquisser les grandes lignes, sur le Programme de Solidarnosc redige en octobre 1981 et que nous avons memionne plus haut 2

: il constitue la plus complete expres­sion des idees et des objectifs du syndicat. Ce programme merite d'etre considere comme un acte de la subjectivite politique dom l'emergence resulte de l'Evenement origineL Le radicalisme et la complexite de la vision politique de Solidarnosc, s'ajoutant a l'experience de greve generale qui mit le pays a l'arret en mars de la meme annee, compterent sans nul doute parmi les raisons decisives qui motiverent le

l. Ibid. 2. Program NSZZ « Solidarnosc l) uchwalony przez Zjazd Delegatów dnia 7 pazdziernika 1981 r. w Gdansku [Programme NSZZ '' Solidaritć l) adopte par le Congres des Delegues le 7 octobre 1981 a Dantzig], dans 1j;godnik Solidarnosc [Hebdomadaire de Solidarnosc], no 29, 16 octobre 1981. Disponible en version fran<;aise: Solidarnosc: Texte imćgrał des theses ćlaborees par Ie congres des delegues a Gdansk Ie 7 octobre 1981, ed. D. Beauvois, trad. J. Barczynski, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1982.

Goldex Poldex II3

Parti a proelamer la łoi maniale en decembre 1981, afin de regler d'un coup aussi bref qu'efficace le sort du syndicat.

Etudions pour commencer le mythe du caractere pro­capitaliste et pro-liberał de Solidarnos c I. U n parcours rapide d u Programme suffit a l e dementir: dans ce document de 60 pages, le mot << capitalisme >> n'apparait pas une seule fois. Et n'y voyons pas une manreuvre rhetorique ou une ruse destinee a detourner l'attention des censeurs. Aucun autre mot ou expression n'apparait dans lequel le << capita­lisme >> pourrait se dissimuler. On note quelques mentions du << marche » (aucune n'etam suivie de l'adjectif << libre >>),

cependant chacune d'entre elles intervient comme une mesure suppletive, supposee intervenir dans le cadre d'une economie desalienee et contrólee socialement. n en va de meme pour une autre vache sacree de la rhetorique capi­taliste neoliberale: la propriete privee et la privatisation. Au cours des 60 pages, le mot << prive >> (ainsi que tous ses derives) revient quatre fois seulement, dont pas plus de deux ne renvoient effectivement a l'entreprise privee. Pas une mention n'est faite a une quelconque privatisation de la propriete publique ou de la propriete d'Etat. A vrai dire, le programme en appelle explicitement a l'inverse, et ce constamment. Le terme le plus usite dans le document, plus que tout autre - nous avons releve 144 occurrences - est celui de << social », sous toutes ses formes et combinai­sons imaginables: justice sociale, protection sociale, reven-

l. II serait utile, indubitablement, de demander aux membres de Solidarnosc eux-memes la raison de leur empressement a adopter cette version des fai ts apres 1989, cette meme version qui presente l'introduction de la democrarie liberale et des reformcs capitalistes en Pologne comme une nćcessitć de l'Histoire, comme un retour du pays '' sur le droit chemin l) qui ćtait le sien et qu'il n'aurait jamais d u quitter. n ne fa ut pas negliger l'effet d'apaisement psychologique qu'un te! recit peut operer. La reconnaissance de sa propre position comme simple agent de la necessite historique constitue ici un mecanisme de defense, permettam au sujet d'eviter le traumatisme de sa propre action, et combiantainsi l'abime de liberte politique que le premier Solidarnosc avait ouvert et laisse beant.

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rq J:Jdćc du communisme, II

dications sociales, mouvement social, renaissance sociale, initiative sociale, couts sociaux des reformes economiques et, le plus important, puisqu'il renvoie a la question de l'economie politique: l'entreprise sociale, te eontrale social de l'economie, ainsi que la requete communiste par excellence de la propriete sociale des moyens de production. Solidarnosc va plus loin encore et, par une interpellation tres revelatrice, demande au Parti une << reelle socialisation du eontrale sur l'economie >>. Dans un mouvement des plus lacaniens, le Parti rec;:oit ainsi son propre message sous sa forme inversee.

En deuxieme position des sujets les plus importants et les plus frequemment evoques dans le texte du Programme, intervient la question de << l'autogestion >>. Elle apparait 44 fois, soit a quasiment toutes les pages. II ne s'agit pas cepen­dant d'une demande d'autonomie locale telles celles, edul­corees, que l'on pourrait satisfaire dans une societe civile liberale. Le creur du sujct se trouve dans << l'autogestion >>

des ouvriers sur leur licu de travail, leur pouvoir de eontrale sur le processus productif. Le document relate l'exemple de l'un de ces reseaux autoproclames - un groupe de sites industrieis dirige par des comites ouvriers - qu'il donne en modele pour une organisation fonctionnelle de la chaine de production. Cette question est traitee a travers trois appro­ches differentes: une vision pragmatique selon laquelle les ouvriers seraient les plus a meme d'organiser et de diriger leurs usines; une rai s on socio-economique - l e eontrale collectif de la production represente la plus juste forme d'organisation sociale de l'economie; et une justification hegelienne renvoyant a la dignite du travail et du travailleur bafouee par le regime communiste.

II importe egalement de no ter l e caractere de bricolage * du Programme - ił consiste en un assemblage de declara­tions universelles et de postulats, accoles a des demandes des

*En fran":ais dans Ie texte [Nd1].

Goldex Poldex l 15

plus terre a terre et a des propositians concretes; ił recourt a des langages, des notions et des symboles qui se trouvaient a l' epoque a la disposition de s es auteurs, faisant fi des posi­tions et oppositions officielles ou ideologiques, s'inspirant simultanement de Hegel, de Marx et des maximes sociales chretiennes (c'est d'ailleurs la raisan pour laquelle ił n'etait pas surprenant de voir une banderole elamant: << Travailleurs du monde entier, unissez-vous! >> et un portrai t de la Vierge Marie suspendus cate a cate aux partes d u chantier naval de Dantzig). Neanmoins, et c'est la notre conviction profonde, aucune de ces affirmations n'epuise son << residu >> universel.

Par consequent, pour resumer le programme de Solidarnosc, celui-ci n'encourageait en aucun cas l'option capitaliste liberale et n'erigeait pas la propriete privee au-dessus des autres formes de propriete. Sa position princi­pale merite le qualificatif d'emancipatrice: elle militait pour la desalienation du pouvoir, qui incluait le droit de la volonte generale a maitriser les processus economiques et le eontrale social des moyens de produetżon - qu'il est impossible de reduire a une quelconque perspective liberale, laquelle place constam­ment et deliberement l'economie hors de portee du eontrale collectif, que ce soit au travail ou dans la societe en generał. Le eontrale s ocia! des moyens de produetżon s' entendait comme la capacite a administrer les lieux de travail mais aussi comme le maintien du eontrale social sur les plans quinquennaux. Le texte ne remettait pas en question le principe d'une economie planifiee, interdisant clairement par la toute inter­pretation des references au marche dans le Programme au sens d'un marche libre, capitaliste et chaotique, qui serait ainsi le locus du eontrale effectif sur l'economie. Cela prouve egalement a quel point toute assimilation des idees de Solidarnosc a l'anarcho-syndicalisme peut etre reductrice. Son programme economique se fondait sur trois principes fondamentaux: l' autogestżon ouvriere (l e plus important), des elements de planification centralisee, et les echanges de marche

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II6 f}Jdće du communisrne, !I

(conc,:us non pas comme la source de l'accumulation capi­taliste, mais comme un moyen de garantir une distribution juste des differentes marchandises). 11 ne fait aucun doute que ce projer constituait un defi au systeme politique existant, et qu'il ne pouvait etre contenu dans les limites de celui-ci.

Une etape cruciale dans l'emergence de Solidarnosc en tant que sujet politique a ete marquee par le << Message aux travailleurs d'Europe de l'Est •>, formule lors du premier congres de Solidarnosc le 8 septembre 1981. Outrepassant les dirigeants de la Pologne comme des autres Etats de l'Est, Solidarnosc s'adressait ainsi directement aux hornmes et aux femmes de ces pays et les encourageait dans leur lutte pour des syndicats libres et independants. A ce point de son deve­loppement, Solidarnosc a endosse << la cause de l'autre •> -

pour reprendre l es mo ts deRanciereT -,f aisant fi de la raison d'Etat de la Republique populaire de Pologne et de ses allies pour s'etablir librement comme la voix du peuple ouvrier polonais, interpellant ses voisins tchecoslovaques ou russes et faisant sienne leur cause.

A en croire I'exegese liberale etablie de l'Evenement Solidarnosc, tout appel a une intensification de la demo­crarie ouvriere est interprete (s'il n'est pas tout simplement ignore) comme la manifestarion insignifiante d'un hommage a !'ideologie et aux langages dominants de cette epoque. U n hommage que Solidarnosc, perc,:u comme un mouvement de l'opposition << anti-communiste •> luttant pour les libertes politiques, etait dans l'obligation de rendre afin de pouvoir poursuivre librement ses << veritables •> objectifs (a savoir ceux d u capitalisme liberał et democratique). N ous renons ces positions pour des interpretations purement ideologi­ques, meconnaissant la longue histoire des combats pour l'autogestion au travail menes par les travailleurs polonais, et qui ont ponctue la chronologie nationale depuis la fin de

l. J. Ranciere, Aux Bords du polirique, Paris, Gallimard, col!.« Folio Essais >>,

2004.

Goldex Poldex I l 7

la seconde guerre mondiale a l'encontre de << l'Etat commu­niste •> et de sa bureaucratie. En effet, immediatement apres la fin de la guerre, la classe ouvriere entama une periode d'auto-organisation en << conseils ouvriers •> qui visaient a prendre le eontrale des lieux de travail (usines, grandes proprietes foncieres, etc.). Ce mouvement suscita des l'ori­gine la mefiance du parti staliniste des Ouvriers polonais (PPR). Aussitot que la bureaucratie staliniste fut solidernem etablie dans le pays, elle ecrasa toute tentative d'autogestion des travailleurs T o A l'issue des evenements d'octobre 1956, qui initierent le processus de destalinisation de la Pologne, le nouveau chef du Parti communiste Władysław Gomułka assura l'essentiel de sa popularite par la promesse d'une autogestion des travailleurs. 11 ne tint pas sa parole. Le pouvoir communiste d'Etat crea certes quelques institutions simulant une democrarie au travail (par des conseils d'usines, entre autres), maisił ne s'agissait que d'une reponse incom­plete aux demandes des travailleurs.

Une autre interpretation repandue de Solidarnosc, dans le paysage ideologique contemporain en Pologne, est celle des conservateurs qui depeignent le mouvement comme une resistance d'ordre morał aux pratiques totalitaires, ou autoritaires, de << l'Etat communiste •>, menee au nom d'ideaux chretiens et d'une ethique inspiree par le catho­licisme en particulier. Selon la sociologue conservatrice Jadwiga Staniszkis 2 , Solidarnos c trouve sa source dans l e << sentirnem naturellement thomiste du peuple polonais •>, qui ne pouvait que se heurter a la rationalite instrumentale de l'Etat post-staliniste. En ce sens, Solidarnosc consti­tuait avant tout une expression apolitique de <<!'autonomie morale>> et de la << dignite de la personne >> (a lire dans leur apprehension catholique et personnaliste) opposee aux demandes de la machine politique de l'Etat autoritaire. Les

l. J. Hardy, Poland's New Capitalism, Londres, Pluto Press, 2009. 2. ]. Staniszkis, Pologne: La Rćvolurion autolimitee, Paris, PUF, 1982.

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!!8 ]}Jdćc du conmmnisme, II

intellectuels conservateurs insistent egalement sur Ie role joue par la visite en Pologne du Pape Jean-Paul II en 1979, qu'ils decrivent comme l'etincelle ayant conduit aux evene­ments d'aout 1980. Nous sommes persuades de la faussete de ces interpretations, qui mesestiment completement la dimension politique de Solidarnosc. Si Ie mouvement comportait indeniablement des dimensions morales et reli­gieuses, nous affirmons que son cas constitue un exemple de resistance ethique transformee en un mouvement poli­tique. La religion catholique a manifesternem fourni aux membres de Solidarnosc des symboles et des images impor­tants autour desquels ils ont pu se rassembler, physique­ment et figurativement. Mais ceci ne doit pas masquer Ie fait que Ie syndicat n'a jamais ete, ni n'a jamais pu etre eontrale par l'Eglise catholique romaine, qui a toujours fai t preuve d'un grand scepticisme envers ses activites et s'est generalement ffiOntree reticente a SOutenir ses actions I. Solidarnosc a recouru au langage religieux afin d'exprimer ses demandes politiques et ses espoirs de transformarion de la realite sociale. Ces ambitions ne relevaient en rien du << thomisme >>. Au contraire, Ie vocabulaire religieux du syndicat vibrait plutot d'une passion forte, voire messia­nique, riche en promesses et en libertes providentielles, aux antipodes de cette philosophie. L'usage du langage et des symboles religieux decoulait en fait, de maniere tout a fait contingente, de l'accessibilite et de la presence immediate d'un ensemble de termes et de concepts. C'est pourquoi leur contenu et leur signification meritent une interpreta­tion post-seculaire. II apparait clairement au fil des refe­rences historiques que Solidarnosc s'exprimait aussi bien en citant Bertolt Brecht. Le syndicat s'emparait de tout ce qui etait a sa portee pour transmettre au mieux son message.

l. L. Goodwyn, Breaking the Ban·ier, op. cit.

Goldex Poldcx 119

De la raison populiste a la multitude, a l'Evenement

II pourrait etre tentant egalement d'inscrire Solidarnosc dans Ie cadre theorique du populisme, au sens ou l'entend Ernesto Lada u dans La Raisan populis te I; l'auteur lui-meme cite d'ailleurs par quatre fois Ie syndicat dans l'ouvrage en question. 11 est certain que la situation politique en Pologne au debut des annees 1980 a instaure toutes !es conditions favorables a l'emergence d'un sujet politique populiste. Le pouvoir communiste s'etait completement aliene de la societe. Avec l'echec du projet technocratique d'Edward Gierek et de son administration dans les annees 1970 (du pour l'essentiel a l'entree de l'economie mondiale dans sa phase B du cycle de Kondratiev d'apres-guerre), Ie systeme politico-economique en place n'etait plus en mesure de repondre a la piupart des revendications economiques et sociales de la population.

On peut envisager Ie mouvement de Solidarnosc comme un sujet politique populiste, reunissant des demandes variees et !es transformant en une chaine d'equivalences. 11 est indeniable que Ie syndicat est parvenu a lier entre elles des revendications diverses, representant !es interets de differents groupes sociaux, et a creer ainsi un corps collectif, un << peuple » (qui s'inscrivait clairement en oppo­sition au << pouvoir >>) unifie par cette chaine en une nouvelle subjectivite politique; la naissance de ce co rp s es t en effet indissociable du processus de combinaison de ces revendi­cations. L'exemple de Solidarnosc souligne a quel point Ie processus de la representation (l'emergence d'un mouve­ment social) cree retroactivement Ie corps d u << peuple >> poli­tique qu'il represente. Nous admettons meme que Ie nom de<< Solidarnosc >> soit devenu apres aout 1980 ce que Laclau

l. E. Laclau, La Raison populistc, trad. ].-P. Ricard, Paris, Scuil, coli. ,, L'ordre philosophique •>, 200R.

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120 f}/dće du commzmisme, II

nomme un << signifiant vide>>. Tant Solidarnosc (Ie nom) que la revendication politique majeure qui lui est associee (la demande de syndicats libres, independants et autogeres) ont evolue jusqu'a symboliser toutes !es demandes du << peuple >)

envers Ie << pouvoir >>, incarnant ainsi la frontiere de ce qu'il est possible de realiser dans un contexte politique donne.

Une teHe interpretation populiste de Solidarnosc ne va pas toutefois sans paser probierne a nos yeux. Nous pensans en effet que Ie mouvement du premier Solidarnosc a pu transcender la logique du populisme de Laclau. Bien que Ie syndicat se soit inscrit a l'origine dans un eonflit politique avec pour tenants Ie << pouvoir >> isole et la << societe >> (Ie << peuple >>) dont celui-ci s'etait aliene, avec Ie temps i! cessa de se definir dans !es termes d'une simple opposi­tion au<< pouvoir >>. Suivant un trajet deja caracteristique de l'histoire de la Commune de Paris, Solidarnosc parvint a evoluer de la resistance envers Ie << pouvoir >> a son propre etablissement en tant que pouvoir, de la eontestarion de l'ordre politique existant a l'etablissement d'un nouvel ordre, identique au mouvement du syndicat lui-meme, c'est-a-dire fonde dans sa propre singularite. Pour reprendre !es termes d'Antonio Negri, Solidarnosc merite Ie nom de multitude. Son mouvement etait celui de la democrarie et de l'immanence absolues, d'une communaute de singu­larites qu'aucun terme de classe, d'identite nationale ou de genre ne pouvait determiner. II s'est developpe en un reseau populaire rassemblant differentes usines a travers un appareil approfondi de communication et de cooperation, qui incluait notamment un systeme propre de coursiers delivrant des messages entre travaiHeurs independamment des reseaux officiels de communication. Aucune institu­tion etatique n'a soutenu sa croissance, et i! peut etre decrit coinme une manifestarion du << communisme ontologique >>

dans I'enveloppe d'un Etat socialiste ree!.

Goldex Poldex 121

Aucune des interpretations precedentes ne saisit cepen­dant Ie caractere veritablement revolutionnaire de Solidarnosc. Non seulement i! osa se dresser contre Ie pouvoir en place et l'exhorter a repondre a des demandes democratiques inassouvies (et d'aiHeurs impossibles a assouvir), mais i! fut aussi capable de liberer l'imaginaire politique et d'ouvrir la politique a des perspectives absolument nouveHes, a des conceptualisations de la << communaute >>, du << eonflit >> et de la << representation >> debordant largement du cadre de la raisan populiste. Plus encore que de constituer une simple emergence du << communisme ontologique » au sein d'un Etat pseudo-communiste, Solidarnosc a ouvert << la possibilite d'une autre possibilite >>. En d'autres termes, nous pensans qu'il est possible de considerer Solidarnosc comme l'une des expressions historiques de ce q u' Alain Badiou no mm e une Hypothese communiste.

Afin d' etayer ce point de vue, nous entendons to ut d'abord situer rapidement Solidarnosc dans l'horizon delimite par l' ouvrage de Badiou, U Hypothi:se communiste \ et Ie mettre a ce titre en paraHele avec trois evenements communistes majeurs: mai 1968, la Revolution culturelle et la Commune de Paris. Nous ne dispasans pas d'assez de temps pour une comparaison approfondie, mais nous pensans que Ie contexte actuel pourra souffrir un simple rappel des points principaux de ceHe-ci.

Au sujet de l'organisation formeHe de Solidarnosc, i! importe que nous insistions sur son caractere profonde­ment politique (par opposition a social). C'est deliberement que Ie syndicat n'a jamais essaye de representer !es interets d'un groupe ou d'un milieu social particulier. II etait impos­sible de Ie reduire a une seule identite sociale, qu'eHe soit de classe, de genre ou de profession. Instaure en tant que mouvement des travailleurs, i! est rapidement devenu une

l. A. Badiou, L'Hypothese communiste, Circomtances, 5, op. cit.

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122 l :Jdćc d11 conmmnismc, II

communaute politique rassemblant toutes !es postuans et origines sociales. Son nom meme souligne comhien sa nature tenait du politique, dans ce que !'on peut decrire comme une << identification a la cause de l'autre >> ou plus simplement comme la << solidarite >> de la Revolution fran­c;:aise signifiee en termes plus universels encore. II est juste de declarer au sujet de l'organisation politique de Solidarnosc qu'elle n'avait pas pour modele la «hierarchie des places >>,

pour reprendre l'expression de Badiou '. C etattribut fai t Ie lien entre Solidarnosc et mai 1968, don t la force - telle q ue la decrit Badiou dans son ouvrage - trouvait son origine dans l'expression politique commune de voix issues de milieux sociaux varies ( ouvriers, etudiants, professeurs, salaries et ainsi de suite). Et tout comme mai 1968, i! indique une rupture avec !'idee d'un sujet historique privilegie de l'emancipa­tion. Au moment meme ou Solidarnosc refusait de s'inscrire dans !es structures organisees de son epoque (!es syndi­cats officiels associes au Parti), son desinteret pour toute recuperation des institutions politiques existantes associe a sa conception radicalement nouvelle de la praxis politique Ie situe dans ce que Badiou designe comme « le quatrieme mai 1968 >>- Ie processus, qui perdure encore aujourd'hui, consistant a chercher des voies et des moyens inedits de mener a hien la lutte pour l' emancipation.

Un autre aspect notable de Solidarnosc Ie rapproche de la Revolution culturelle chinoise: i! constituait un mouve­ment populaire massif qui combattait la machine petrifiee d u Parti-Etat, mais don t !es actes etaient guides par les memes ideaux que ceux qui avaient constitue auparavant Ie socle de cette machine: la desalienation du pouvoir, l'autogestion des travailleurs, Ie eontróJe collectif de l'economie, la propriete suciale (par opposition a la propriete d'Etat) des moyens de production, etc. Alors que Ie Parti ne faisait qu'invoquer la

l. Ibid.

Cioldex Poldex 123

dictature du proletariat, Solidarnosc incarnait celle-ci, et ce faisant i! menac;:ait a te! point de renverser Ie regime qu'il a d u etre rendu inoffensif par une violente contre-revolution militaire, avec l'appui des tanks sovietiqucs apportant leur (< aide fraternelle >) a la frontiere comme ils l'avaient deja fai t en Tchecoslovaquie. Dans !es termes de Mao, !es membres de Solidarnosc auraient pu affirmer q ue c'est au sein du Parti communiste que se trouvaient !es bourgeois, ou qualifier !es communistes sovietiques de (( renegats revisionnistes >>. lis ne Ie firent pas, et ce pour deux raisons: tout d'abord parce q ue, en 1981, !es travailleurs au sein des E ta ts pretendu­ment communistes avaient perdu nombre des illusions envers !es partis communistes qu'ils nourrissaient encore en 1968, ainsi que toute ambition de !es remettre dans Ie droit chemin, tant dans leurs principes que dans leurs actes. En second lieu, parce que la Pologne courait Ie danger reel d'une intervention de l'Union sovietique, ce que n'avaient pas eu a redouter !es ouvriers chinois. C'est la que se trouve l'explication premiere au fait que Solidarnosc n'ait pas remis en question !es arrangements de pouvoir internationaux en Europe, et n'ait jamais requis Ie retrait de la Pologne du Pacte de Varsovie. II se eoncentrai t sur !es probićmes parti­culiers a la situation interne de son pays.

Pour finir, de nombreuses raisons nous conduisent a etablir un parallele entre Solidarnosc et la Commune de Paris de l 871. Le Programme d u syndicat insiste partieulieremem sur Ie fait qu'il n'entendait pas evoluer en un parti politique, et qu'il n' en soutenait aucun. A !'image des communards qui refuserent de prendre !'Hotel de Ville a Paris, !es travailleurs ne savaient pas moins que Ie Parti qu'ils ne possedaient aucun mandat pour detenir le pouvoir dans le regime en place. Et tout comme c'etait Ie cas pour la Commune, Ie pouvoir dont disposait Solidarnosc ne resultait en aucune maniere des arrangements existants. II intervenait au contraire comme une rupture nette dans ces dispositions. C'est la raison

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124 I:Idće du communisme, IJ

principale a l'evolution de Solidarnosc au-dela du charup du << communisme ontologique >>. Le syndicat ne cherchait pas a << prendre Ie pouvoir >>. Ił a plutot instaure une nouvelle forme de pouvoir, legitimee par sa propre singularite. S es actions s'elevaient contre Ie complexe du Parti-Etat, mais elles etaient menees a distance de celui-ci. Comme !es trois evene­ments communistes qu'analyse Badiou, Ie mouvement de Solidarnosc manifeste clairement la centralite du probierne de la relation entre une politique d'emancipation et !es structures etatiques existantes, ainsi que Ie besoin d'inventer des formes nouvelles a (<!'Etat proletaire >). On peut consi­derer Ie Prograrum e de Solidarnos c de 1981, qui parcourt un vaste eventail de sujets -l'economie, la sante, Ie pouvoir, l'education, la culture, !es transports publics, !es medias, etc. - comme une tentative d'esquisser une telle forme.

Pour resumer ce chapitre autour de Badiou, nous pensons que l'emergence de Solidarnosc en 1980 merite Ie nom d'Evenement. Ił etait une classe qui se contenait elle­meme co mm e l'un de ses elements 1 , et qui n e voulait ni n e pouvait etre representee. Ił a ouvert une dimension entiere­ment nouvelle de possibilites qui n' existaient pas auparavant. De son experience s'est ensuivie une serie de repercussions majeures qui a bouleverse l'ordre politique !ocal et intcrna­tional. Et nous pouvons nous demander, comme pour tout Evenement, ce qu'il signifie de lui rester fidele.

Les consequences de Solidarnosc

Ił est temps desormais de s'interroger sur l'echec de Solidarnosc, une issue partagee par !es autres expressions de l'Hypothese communiste. Nous sommes persuades de la capacite d u sujet politique qui a emerge a la suite de l'Eve­nement initial d'aoutl980 a poursuivre des procedures de verite. Ił s'est heurte cependant a la violence de la riposte

l. Ibid.

Goldcx Poldex 125

armee de !'Etat. La distinction s'eclaire ici entre l'echec d'une forme d'Etat en tant qu'agent de l'emancipation et l'echec d'une multitude dans sa tentative de mener a hien une lutte emancipatrice contre !'Etat. Tandis que la premiere resulte d'une faille immanente et structurelle de !'Etat, la seconde demeure toujours la consequence d'une action deliberee et generalement armee contre la mobilisation populaire. C'est pour cette raison qu'il importe de tracer une ligne de demar­cation nette entre ces deux types de faillite.

Les repercussions de l'echec de Solidarnosc ont porte loin. Nous !es decelons encore dans la situation de la Pologne contemporaine et, plus generalement, dans !'en­semble de !'ancien bloc sovietique. Plutot que Ie champ d'eclosion de nouvelles politiques communistes, la Pologne est aujourd'hui Ie terrain de jeu du capitalisme neoliberal dans sa form e la plus crue et la plus impitoyable. En 20 l O, Solidarnosc - desormais un syndicat des plus ordinaires - se definit tout au plus comme un mouvement chretien-demo­crate. Ił a soutenu sans reserve !es reformes neoliberales !es plus drastiques dans !es annees 1990, et fonctionne plus comme une marque deposee que comme un .syndicat dans Ie paysage post-politique eontempmain de la Pologne. Ił est devenu un signifiant vague, empreint de nostalgie et que !'on invoque ~a et la sur l'echiquier politique pour legitimer des programmes de toutes sortes. Ił est symptomatique que !es festivites pour Ie 25e anniversaire de Solidarnosc ił y a cinq ans aient eu pour invite principal Ie musicien Jean-Michel Jarre: un compositeur de paysages sonores parfaiternem vides et adaptables, convie a animer Ie eoncert de ceremonie sur !es celebres chantiers navals de Dantzig (aujourd'hui en faillite). Apres tout, qui n'aime pas Jean-Michel Jarre? Et qui n'aime pas Solidarnosc?

A l'occasion du 30c anniversaire de Solidarnosc, que !'on fet e en 20 l O, ił convient de se demander c e qu'il signifie de rester fidele aujourd'hui a l'Evenement qu'il a constitue.

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126 l}Jdee du communismc, f!

Bien entendu, cela n'equivaut en aucun cas a declarer alle­geance a son avatar actuel, ni a ceux qui legitirnem leurs aspi­rations au pouvoir politique sur son heritage, ainsi que l'ont fait les deux candidats a l'election presidentielle polonaise de 20 l O. Souvenons-nous qu'avec l'instauration de la łoi martiale, de signifiant vide le nom de Solidarnosc est devenu un signifiant flottant. Plusieurs groupes issus de differents courants au sein du mouvement << originel >> on t alors entame la lutte hegemonique pour la definition de sa signification. Ce combat perdure aujourd'hui. Cela n'equivaut pas plus a une fidelite aux formes ou aux demandes particulieres du mouvement dans sa forme premiere, historique.

Nous pensons qu'il existe une dimension notable de Solidarnosc qui demeure une source d'inspiration intense pour les luttes d'emancipation actuelles: ił s'agit de sa capacite a imaginer une alternative a l'oppression presente et ecrasante. Solidarnosc est ne au plus sombre des heures et des lieux de l'Histoire. Le regime sovietique s'etait d'un cate debarrasse de toutes ses promesses emancipatoires et se maintenait principalement a force d'inertie et de cynisme; d'un autre cate, ił conservait a teł point son aura de neces­site historique, de phenomene embrassant la realite sociale d'une maniere tellement entiere et inegalee, qu'il etait diffi­cile d'imaginer qu'il put seterminer un jour. Cette situation n'est-elle pas similaire a celle qui est aujourd'hui la natre? Avec ses desastres ecologiques, ses crises financieres (quasi­ment permanentes, a l'image des crises constantes que nos souvenirs d'enfance dans le bloc communiste en decrepi­tude ramenent a notre memoire), ses inegalites croissantes, son eontrale social exponentiel et ses politiciens de plus en plus cyniques (on pense ici a Berlusconi et Sarkozy, pour n'en citer que les exemples les plus flagrants), le capitalisme neoliberal n'est plus porteur d'aucune promesse d'un monde meilleur. Pourtant, son abolition semble impossible: conce­voir sa chute depasse nos capacites d'imagination. Slavoj

Goldex Poldex 127

Zizek l'enonce pertinemment lorsqu'il decrit qu'il est plus facile pour nous de concevoir une catastrophe mondiale, comme une inondation massive, un nouvel age de glace ou une comete entrant en collision avec la Terre, que de nous representer la fin du capitalisme. A quoi cela ressemble­rait-il? Comment vivrions-nous? L'exemple le plus recent de cette tendance se trouve a Hollywood, dans le projet de Roland Emmerich, 2012. Au-dela du film lui-meme, un projet de suite televisee nomme 2013 voulait montrer << le jour d'apres >>de l'humanite, en pleine tentative d'etablisse­ment d'un nouvel ordre apres l'apocalypse mondiale. Une fois l'enthousiasme initial estompe, les projets d'Emmerich ont ete mis de cate par ses producteurs qui les estimaient <<trop vastes pour le petit ecran >>. <<Trop grand pour le petit ecran >> - n'est-ce pas la le son de cłoche habituel que l'on oppose a toute pensee utopique?

eonfronte a une situation comparable, par le desespoir de son etat, au (( capitalisme tardif >) contemporain, Solidarnosc a eu le pouvoir d'imaginer un autre monde et la fin de l'ordre symbolique dominant. II a libere un veritable carnaval de l'imaginaire. II a non seulementinsuffle dans l'esprit des gens la foi en la possibilite, en l'accessibilite d'un mode de vie different, mais ił a egalement montre en pratique - a travers la democratie de son organisation interne, l'exemple des usines contralees par les travailleurs, son courage face aux fonctionnaires d'Etat armes - un apen;u de ce a quoi ił pourrait ressembler. II est d'ailleurs revelateur que, lorsque nous nous rememorons aujourd'hui ses postulats et son action, ceux-ci nous semblent presque surreels. Lawrence Goodwyn remarque, dans Breaking the Barrier', que l es notions d'autogestion ou de eontrale collectif de l'economie auraient sans doute ete plus aisement comprehensibles aux contemporains de Marx, Tocqueville,

l. L. Goodwyn, Breaking the Barrier, op. cit.

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128 J}Jdće du communisme, II

Robespierre, Washington ou meme des penseurs politiques et des activistes radicaux du xvn" siecle comme les Diggers et l es Levellers ', q u' elles ne l e sont aux citoyens des demo­craties liberales contemporaines. C'est la preuve d'un retre­cissement abrupt de l'imaginaire politique. Nous touchons hł du doigt un phenomene de la plus haute importance, car ce blocus de l'imagination, ce Denkverbot, marque une procedure de pouvoir q ue l e capitalisme neoliberal exerce sur nos subjectivites. Quand Alain Badiou declare que la vertu politique dont nous avons principalement besoin devrait etre le courage de penser et d'avoir des idees, nous pouvons sans aucun doute nous tourner vers Solidarnos c et apprendre de son experience comment cela peut etre accompli. Ce serait hi une forme appropriee de fidelite a l'Evenement de Solidarnos c; c' es t ce q ue l e nom de Solidarnosc pourrait et devrait signifier.

Traduit de l'anglais par Noemie Segol

l. Fondateurs etpartisans d'une forme de communismc agraire d'inspiration chretienne, dans l'Angleterre du xvn' siecle [Nd1].