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"L'évangile de Matthieu" dans "Le Nouveau Testament commenté", Paris, Bayard 2012

Mar 07, 2023

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Michel Boeglin
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Page 1: "L'évangile de Matthieu" dans "Le Nouveau Testament commenté", Paris, Bayard 2012

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1,1-5 MATHIEU

L’ÉVANGILE DE MATTHIEU

Elian Cuvillier

Elian Cuvillier Imped es moUs conserio occabor

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MATHIEU MATHIEUIntroduction Introduction

L’auteur et son œuvre Selon l’hypothèse dite des « deux sources », l’auteur du premier évangile rédige son récit en utilisant l’évangile de Marc, la Source des paroles de Jésus (ou « Source Q ») et ses traditions propres. Il reproduit Marc assez fidèlement, mais jusqu’au chapitre 14, il en transforme l’ordonnance. La source Q se trouve essentiellement dans les treize premiers chapitres de l’évangile (surtout Mt 5–7 et 10–12) et les chapitres 23–25. Les traditions propres au premier évangile transmettent l’image d’un milieu porteur en relation étroite avec le judaïsme (cf. par exemple 5,17.19 ; 23,2-3).Si la paternité de l’apôtre Matthieu (cf. 9,9 et 10,3b) n’est généralement plus retenue aujourd’hui, les exégètes pensent que l’auteur est un juif d’origine. L’hypothèse la plus couramment admise est que l’auteur du premier évangile vit à la fin du premier siècle. L’image du judaïsme qu’il renvoie reflète en effet la situation qui suit la guerre juive de 66-73 (allusion possible à la destruction de Jérusalem en l’an 70 : en 22,7 ; 23,38). La multiplication de l’expression « leurs synagogues » (4,24 ; 9,35 ; 10,17 ; 12,9 ; 13,54 ; 23,34) est l’indice d’une séparation consommée entre la communauté à laquelle s’adresse l’évangéliste et le judaïsme de son temps.

L’enracinement du premier évangile dans les Écritures se manifeste par l’abondance des citations d’accomplissement et leur formule introductive stéréotypée (1,23 ; 2,6.15.18.23 ; 4,15-16 ; 8,17 ; 12,18-21 ; 13,14-15 ; 13,25 ; 21,5 ; 27,9-10.35 ; voir aussi 26,54.56) ; par là, l’évangéliste présente Jésus comme réalisant l’attente des prophètes. Significative est aussi la préoccupation soutenue pour la question du statut et de la place de la Loi, la Torah (cf. en particulier 5,17-20) et celle, conjointe, du thème de la justice (3,15 ; 5,6.10.20 ; 6,1.33 ; 21,32). Pour l’auteur de l’évangile, un lien étroit existe entre Celui auquel il rend témoignage et la tradition religieuse dont il est issu : Jésus est le Messie annoncé à travers la Loi et les Prophètes, dont l’évangéliste fait une relecture au prisme de la foi pascale. Matthieu est également un polémist e virulent à l’encontre des représentants officiels du judaïsme de son temps. En témoignent les nombreux récits de controverses opposant Jésus aux autorités juives et tout particulièrement aux Pharisiens (par exemple 9,9-17 ; 12,1-14 ; 15,1-11 ; 16,1-4 ; 19,1-9 ; 22,1-22), l’utilisation polémique de certains passages de l’Ancien Testament (13,14-15 ; 15,8-9 ; 23,38 ; 27,9-10), les invectives répétées et d’une rare violence de Mt 23. Enfin, certaines traditions propres à Matthieu dans le récit de la Passion renforcent la responsabilité des responsables religieux du peuple d’Israël dans la mort de Jésus (cf. Mt 27,3-10 ; 28,11-15). En fait, la sévérité de l’évangéliste à l’endroit du judaïsme de son temps, essentiellement pharisien, n’est compréhensible que si on l’interprète comme un conflit d’héritage. Selon une reconstitution historique hypothétique mais plausible, on pense que la communauté à laquelle l’évangéliste s’adresse, majoritairement judéo-chrétienne, vit dans les années 80-90 en Syrie. Elle trouve son origine dans les communautés palestiniennes et jérusalémites d’avant 70, composées de juifs ayant reconnu en Jésus le Messie. C’est vers Israël que ces judéo-chrétiens se sont compris tout d’abord envoyés, l’invitant à reconnaître son Messie. L’échec de cette mission fut suivi, après la destruction de Jérusalem et du Temple en 70, par le rejet de la part des responsables religieux du judaïsme et la migration de ces judéo-chrétiens vers la Syrie. Entre le judaïsme pharisien et Matthieu, deux interprétations des traditions juives, et en particulier deux interprétations des Écritures, sont en train de naître. Le point de rupture est christologique : parce que Matthieu le juif et sa communauté ont reconnu en Jésus le Messie, leur identité croyante s’en est trouvée déplacée et la rupture est devenue inévitable. Le déplacement théologique est en effet considérable : le pilier de la foi n’est plus la Loi mais la reconnaissance du Christ comme Messie qui a autorité sur elle. Cela s’accompagne d’une perspective universaliste non liée à l’élection : ce n’est plus par l’appartenance au peuple d’Israël qu’on entre dans l’Alliance, c’est par la reconnaissance de Jésus de Nazareth mort et ressuscité qu’hommes et femmes de toutes les nations peuvent désormais marcher dans la justice qui plaît à Dieu. Par son récit, l’évangéliste met en scène, à travers l’histoire de Jésus et de ses disciples, ce changement de perspective.

La théorie des « deux sources »La parenté littéraire des trois premiers évangiles (aussi appelés évangiles « synoptiques » du grec sunoraô, « voir ensemble ») a conduit les exégètes à élaborer des hypothèses pour expliquer les liens qui les unissent. La plus pertinente est l’hypothètse dite des deux sources. Selon celle-ci, Mt et Lc auraient utilisé deux sources communes, Mc et un autre document écrit, la source Q (de l’allemand Quelle, source) dite encore « Source des paroles de Jésus ». à cette source est attribué tout ce qui est commun à Mt et à Lc, mais absent de Marc. Par ailleurs, Mt et Lc auraient aussi utilisé des traditions écrites et orales propres à chacun d’eux, issues en particulier de leurs communautés. Cette hypothèse s’est, de manière générale, imposée depuis la fin du XIXe siècle, avec des variantes dans le détail. Même si elle ne résout pas toutes les difficultés, elle a le mérite de rendre compte simplement, mais assez complètement, des différences et des parallèles entre les Synoptiques. Cela donne le schéma suivant : Mc Q Trad. Mt Trad. Lc

Mt Lc

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En brefDans la première section (Mt 1,1-4,11), Jésus est présenté comme Messie d’Israël. Dès Mt 1,1 le Messie Jésus est désigné comme fils de David et fils d’Abraham, deux figures fondamentales de la tradition juive. La généalogie (1,1-17) souligne le profond enracinement de Jésus dans l’histoire de la foi d’Israël (Abraham père des croyants) et dans l’histoire de son espérance messianique (la figure de David). Quatre citations d’accomplissement émaillent le récit de l’enfance (1,22 ; 2,15 ; 2,17 ; 2,23 ; cf. également 2,5). Elles soulignent avec force que ce Jésus de Nazareth était bien le Messie promis par les prophètes. Le chapitre 2 prépare l’ouverture universaliste et l’incrédulité de Jérusalem. Le chapitre 3 présente Jean-Baptiste comme annonciateur de la mission de Jésus qui « accomplit toute justice » (3,15). Ce Jésus, tenté au désert est vainqueur de Satan (4, 1-11). C’est ensuite la mission de Jésus et de ses disciples auprès du peuple qui est présentée (Mt 4,12-11,1). Elle est placée sous le signe de l’enseignement (5–7 : le Sermon sur la montagne) et de la guérison (8–9). L’enseignement du Messie d’Israël porte sur la Loi qu’il accomplit (5,17-20) et qu’il radicalise (5,21-48). La guérison du peuple est, elle aussi, un accomplissement de la parole prophétique (8,17) ; elle ne peut qu’émerveiller les foules (9,33). Le discours missionnaire (9,35–11,1) annonce l’échec de la mission de Jésus et des disciples auprès du seul Israël (10,5 ; cf. v. 17 et 25b).La question du Baptiste (11,2-6) et l’opinion de Jésus sur ce dernier (11,7-19) donnent le thème des chapitres qui suivent (Mt 11,2–16,12) : foi ou incrédulité. L’incrédulité est celle des villes de Galilée qui ne se sont pas repenties à la vue des miracles (11,20-24). La foi est celle des « tout-petits » (11,25) à qui le Père révèle le Fils (11,25-27), repos de tous les fatigués et chargés (11,28-30). Le chapitre 12, puis les chapitres 15 et 16 à un niveau moindre, rassemblent nombre de controverses avec les Pharisiens. Dans ces chapitres est confirmée par une citation scripturaire l’ouverture universelle déjà entrevue (cf. 12,18). Par l’utilisation du langage parabolique, le chapitre 13 déploie la question de l’incrédulité. Au cœur de l’ensemble 14,13-16,12, souvent appelé la « section des pains », se situe un épisode charnière (15,21-28) : Jésus guérit la fille d’une femme cananéenne dont il reconnaît la « grande » foi (15,28). La confession de Pierre à Césarée (16,13-16) ouvre une section (Mt 16,13–20,34) consacrée à l’édification de l’ekklèsia. Par sa foi imparfaite (16,22-23), Pierre représente la figure des disciples. Cette communauté est en chemin avec Jésus vers Jérusalem. Une pérégrination qui est l’occasion de révélations (17,1-9), au premier rang desquelles les annonces répétées de la Passion (16,21-23 ; 17,22 ; 18,17-19), ainsi que des questionnements et des enseignements (17,10-12.14-21.24-27 ; 19-20) dont le discours communautaire (18,1-19,1).

L’arrivée à Jérusalem ouvre une section centrée sur la confrontation entre les chefs du peuple d’Israël et Jésus (Mt 21,1–25,46). Cette confrontation s’accompagne d’un jugement sans appel de Jésus à l’encontre des responsables religieux. Le jugement commence dès l’entrée de Jésus dans sa ville, Jérusalem (cf. 21,4), par l’épisode des vendeurs du Temple (21,12-17) ; il se poursuit dans une longue série de controverses (21,21–22,46). Il culmine au chapitre 23 dans les malédictions contre scribes et Pharisiens. Vient ensuite le discours eschatologique (24–25), qui constitue une mise en garde aux disciples. Le récit de la Passion (Mt 26,1–28,20) est l’aboutissement du parcours d’un Messie, rejeté par les hommes. La mort de Jésus est présentée dans le cadre d’une interprétation apocalyptique de la croix (cf. 27,51-53) : un temps ancien s’achève, un temps nouveau commence. La mort de Jésus est le lieu de ce passage que ses actes et ses paroles avaient inaugurés. En acceptant sa mort sans opposer de résistance à ses adversaires, Jésus accomplit ce que son enseignement exigeait (cf. en particulier 5,21-48, les antithèses du Sermon sur la montagne). Plutôt que la rétribution contre ceux qui l’ont rejeté, c’est l’élargissement de la communauté des disciples au monde qui préoccupe le Ressuscité (cf. 28,16-20).

MATHIEU MATHIEUIntroduction Introduction

Pour en savoir plusPierre Bonnard, L’Évangile selon Saint Matthieu (Commentaire du Nouveau Testament 1), Genève, Labor et Fides, 20023.Élian Cuvillier, Naissance et enfance d’un Dieu. Jésus Christ dans l’évangile de Matthieu, Paris, Bayard, 2005.William D. Davies – Dale C. Allison, The Gospel According to Saint Matthew, 3 vols (International Critical Commentary), Edinburgh, T & T Clark 1988-1997. Ulrich Luz, Das Evangelium nach Matthaüs, 4 vols (Evangelisch-Katholischer Kommentar I), Zurich/Neukirchen, Benziger/Neukirchener Verlag, 1996-2002 ; traduction anglaise : Matthew. A Commentary, 3 vols (Hermeneia), Minneapolis/Augsburg, Fortress Press, 2001-2006. Daniel Marguerat, « Jésus, le maître d’Israël (Matthieu) », dans : Id., Le Dieu des premiers chrétiens (Essais bibliques 16), Genève, Labor et Fides, 20114, p. 163-181. Michel Quesnel, Jésus Christ selon Saint Matthieu. Synthèse théologique (Jésus et Jésus-Christ 47), Paris, Desclée, 1991. Claude Tassin, Évangile de Jésus-Christ selon Saint Matthieu (Cahiers Évangile 129), Paris, Cerf, 2004. Jean Zumstein, Matthieu le théologien (Cahiers Évangile 58), Paris, Cerf, 1986.

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Jésus, le Messie d’Israël (1,1–4,11)1 Livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham : 2 Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob,Jacob engendra Juda et ses frères, 3 Juda engendra Pharès et Zara, de Thamar, Pharès engendra Esrom,Esrom engendra Aram,4 Aram engendra Aminadab,Aminadab engendra Naassôn,Naassôn engendra Salmon,5 Salmon engendra Booz, de Rahab,Booz engendra Jobed, de Ruth,Jobed engendra Jessé, 6 Jessé engendra le roi David.David engendra Salomon, de la femme d’Urie, 7 Salomon engendra Roboam, Roboam engendra Abia,Abia engendra Asa,8 Asa engendra Josaphat,Josaphat engendra Joram,Joram engendra Ozias,9 Ozias engendra Joatham,Joatham engendra Akhaz,Akhaz engendra Ezékias,10 Ezékias engendra Manassé,Manassé engendra Amôn,Amôn engendra Josias,11 Josias engendra Jéchonias et ses frères ;ce fut alors la déportation à Babylone. 12 Après la déportation à Babylone,Jéchonias engendra Salathiel, Salathiel engendra Zorobabel,

13 Zorobabel engendra Abioud,Abioud engendra Eliakim,Eliakim engendra Azor,14 Azor engendra Sadok,Sadok engendra Akhim,Akhim engendra Elioud,15 Elioud engendra Eléazar,Eléazar engendra Mathan,Mathan engendra Jacob,16 Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie,de laquelle est né Jésus, que l’on appelle Christ.17 Le nombre total des générations est donc : quatorze d’Abraham à David,

quatorze de David à la déportation de Babylone, quatorze de la déportation de Babylone au Christ.

Généalogie de Jésus-ChristL’évangile s’ouvre par une généalogie de Jésus (v. 1-17), qui l’enracine dans les traditions du judaïsme où la liste généalogique a une fonction de légitima-tion. Structurée en trois périodes de quatorze géné-rations, elle présente Jésus comme « Christ » (v. 1), c’est-à-dire comme Messie en qui Israël trouve l’accomplissement des promesses prophétiques. Matthieu souligne ainsi la continuité entre Jésus et l’histoire d’Israël. Certaines particularités de la généalogie indiquent cependant la singularité de cette légitimité. L’expression « Livre des origines » (v. 1a) est la reprise de Gn 5,1 (« Ceci est le livre des origines des hommes ») : pour Matthieu, la venue de Jésus marque aussi un nouveau commence-ment. Par la mention de cinq femmes (v. 3.5.6.16), par l’allusion à des épisodes sombres de l’histoire des patriarches (v. 3 : rappel de l’inceste de Juda), de la royauté (v. 6 : rappel de la faute de David ;

mention de rois infidèles à Yahvé) et plus large-ment du peuple d’Israël (v. 11 : référence à l’exil), l’évangéliste souligne que l’accomplissement des promesses emprunte des voies non conformes aux normes religieuses de pureté des origines en vigueur à l’époque. Par la tournure du v. 16b (« Marie, de laquelle est né Jésus ») différente des formules précédentes (cf. v. 2-16a : « Un tel engendra un tel »), Matthieu prépare le récit des circonstances particulières de la naissance du Messie (v. 18-25). L’absence d’une génération dans la troisième série (v. 12-16 : treize au lieu des quatorze annoncées, cf. v. 17) est vrai-semblablement due à une erreur de scribe. Cette absence a parfois fait l’objet d’une interprétation théologique : chez certains Pères de l’Église, la génération manquante est le Saint Esprit.

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18 Voici quelle fut l’origine de Jésus Christ. Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu’ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint. 19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement. 20 Il avait formé ce projet, et voici que l’ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint, 21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » 22 Tout cela arriva pour que s’accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète : 23 Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : « Dieu avec nous ». 24 A son réveil, Joseph fit ce que l’ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse, 25 mais il ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

Naissance de Jésus Christ Après avoir inscrit Jésus dans l’histoire d’Israël, l’évan-géliste précise les circonstances de sa naissance. Le rôle de l’Esprit Saint (v. 18) souligne que la naissance de Jésus est le fruit d’un agir divin : inscrit par ses ancêtres dans l’histoire d’Israël, le Messie a aussi une autre origine qui ménage une ouverture dans les enfer-mements liés aux logiques familiales et claniques. Confronté à ce qu’il considère comme une désobéis-sance à la Loi – l’adultère supposé de Marie – Joseph, tel le juste de l’Ancien Testament, agit selon la miséri-corde en n’exposant pas sa fiancée à l’opprobre (v. 19). Une intervention extérieure modifie son intention ini-tiale, empêchant qu’elle ne fasse obstacle au projet de Dieu (v. 20) : Matthieu préfigure ici une notion de la justice qui va au-delà de l’obéissance à la lettre de la Loi (cf. 5,17-48). La formule qu’utilise l’ange pour s’adresser à Joseph rappelle les récits bibliques annon-çant une naissance (Gn 16,11 ; 17,19 ; Es 7,14). Le nom Jésus est la forme grecque de l’hébreu Yeshua, qui signifie Yahvé sauve. Il est celui qui « sauve son peuple

de ses péchés » : l’expression annonce l’image d’un Jésus pardonnant les péchés (9,2.5.6) et mangeant avec les pécheurs (9,10.11.13 ; aussi 11,19). La première citation d’accomplissement de l’évangile (v. 22-23 ; cf. Es 7,14 ; 8,8.10) interprète l’existence de Jésus à la lumière de l’Ancien Testament : par l’Emma-nuel, Dieu est présent dans le monde et plus précisé-ment avec les siens, c’est-à-dire avec la communauté destinatrice de l’évangile. La précision « ce qui signifie Dieu avec nous » fait inclusion avec la conclusion de l’évangile en Mt 28,20 : « je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». Par rapport à Es 7,14, on est passé du pronom personnel défini (elle appellera) à un indéfini (v. 23 « on donnera », ou littéralement : « ils donneront »). On peut y entendre une allusion à la communauté de ceux qui confesseront Jésus comme présence de Dieu : par-delà Joseph qui, en nommant un fils dont il n’est pas l’origine, devient son premier témoin (v. 25), la communauté des disciples lui rend témoignage en le « nommant » auprès des nations.

1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem 2 et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu son astre à l’Orient et nous sommes venus lui rendre hommage. » 3 A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. 4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s’enquit auprès d’eux du lieu où le Messie devait naître. 5 « A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c’est ce qui est écrit par le prophète : 6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple. » 7 Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l’époque à laquelle l’astre apparaissait, 8 et les envoya à Bethléem en disant : « Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant ; et, quand vous l’aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j’aille lui rendre hommage. » 9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route ; et voici que l’astre, qu’ils avaient vu à l’Orient, avançait devant eux jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant. 10 A la vue de l’astre, ils éprouvèrent une très grande joie. 11 Entrant dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage ; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe. 12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d’Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

La visite des mages Symbolisant l’élite du monde païen, les mages servent de révélateurs à l’opposition entre le roi Hérode à Jéru-salem et le roi Jésus à Bethléem. L’étoile apparaît « à l’Orient » (v. 2), du côté des païens, pour les guider vers le Christ. S’ils se mettent en route grâce à l’étoile, les mages n’arrivent pourtant pas à Bethléem mais à Jérusalem (v. 11), d’où elle paraît absente. Les propos des mages suscitent chez Hérode une opposition à Jésus, en qui le roi découvre un concurrent. Hérode joue le rôle de Pharaon par rapport à Moïse : son attitude suggère le thème biblique de l’endurcissement. La justesse de la démarche exégétique des scribes (v. 4-6) contraste avec leur immobilité, indice narratif de leur incrédulité. Hérode, lui, convoque les mages « en secret » (v. 7). La

précision contraste avec la publicité faite par les mages à leur arrivée et le trouble de « tout Jérusalem » (v. 3, cf. 21,10). Si les mages sont au bénéfice des informations que leur donne Hérode, on peut s’interroger sur la valeur réelle de ces informations, puisque l’étoile réapparaît aussitôt le départ de Jérusalem (v. 9). C’est elle en der-nière instance, et non Hérode, qui guide les mages. Par leur attitude d’adoration, les mages préfigurent la foi des païens (8,5-12 ; 15,21-28). Les présents offerts (v. 11) sont une allusion au pèlerinage eschatologique des nations qui apportent à Sion le meilleur de leurs produits (cf. Es 60,6 ; Psaumes de Salomon 17,31). Cet épisode trouve un écho dans la finale de Mt 28,16-20, où le Christ envoie ses disciples vers toutes les nations. Il consti-

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tue ainsi le premier élément du projet de l’évangéliste conviant son auditoire à saisir la dimension universelle du messianisme dont il est le témoin. Le retour des

mages en Orient « par un autre chemin » fait suite à une révélation spéciale (v. 12) : par son intervention, Dieu contrarie le projet d’Hérode.

13 Après leur départ, voici que l’ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph et lui dit : « Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et fuis en Egypte ; restes-y jusqu’à nouvel ordre, car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr. » 14 Joseph se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Egypte. 15 Il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, pour que s’accomplisse ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète : D’Egypte, j’ai appelé mon fils.

16 Alors Hérode, se voyant joué par les mages, entra dans une grande fureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants jusqu’à deux ans, d’après l’époque qu’il s’était fait préciser par les mages. 17 Alors s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie :

18 Une voix dans Rama s’est fait entendre,des pleurs et une longue plainte :c’est Rachel qui pleure ses enfantset ne veut pas être consolée,parce qu’ils ne sont plus. 19 Après la mort d’Hérode, l’ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph, en

Egypte, 20 et lui dit : « Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et mets-toi en route pour la terre d’Israël ; en effet, ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant. » 21 Joseph se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, et il entra dans la terre d’Israël. 22 Mais, apprenant qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de s’y rendre ; et divinement averti en songe, il se retira dans la région de Galilée 23 et vint habiter une ville appelée Nazareth, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes : Il sera appelé Nazôréen.

Fuite en Égypte. Massacre des enfants de Bethléem. Retour à NazarethLa scène de la fuite de Jésus vers l’Égypte (v. 13-15) re-lève d’une typologie exodiale confirmée par la seconde citation d’accomplissement (v. 15, cf. Os 11,1). La cita-tion est l’occasion d’une relecture du texte d’Osée qui, à l’origine, désigne le peuple d’Israël comme fils. La

pointe christologique du récit est claire : Dieu pro-tège son fils, le Messie Jésus, du dessein meurtrier d’Hérode ; dans ce fils s’accomplit le salut du peuple. L’épisode de la fuite en Égypte et celui du massacre des enfants (v. 16-18) sont à lire en parallèle avec l’histoire

de Moïse : assassinat des premiers-nés d’Israël en Égypte sur ordre du Pharaon (Ex 1,22) auquel Moïse échappe (Ex 2,1-10) ; fuite d’Égypte la nuit de la Pâque (Ex 12,31) ; fuite de Moïse, en danger de mort, lorsqu’il tue le soldat égyptien (Ex 2,11-12). La troisième citation d’accomplissement mentionne le prophète Jérémie (v. 18). Ce prophète revêt un intérêt particulier pour Mat-thieu, qui le nomme explicitement trois fois dans son évangile (cf. 16,14 et 27,9-10). Dans le livre de Jérémie, le pleur de Rachel (Jr 31,15) concerne le départ en exil des enfants d’Israël. En citant Jr 31,15 à l’occasion du massacre des enfants, Mt relie donc ce massacre à la déportation à Babylone : il fait une lecture typologique de l’Exil. À ce massacre, un fils d’Israël échappe par l’exil en Égypte. Il en reviendra pour sauver son peuple (cf. Jr 31,17). Le retour de Jésus dans son pays (v. 19-22) rappelle en effet celui de Moïse, raconté par le livre de l’Exode, envoyé par Dieu pour délivrer le peuple. La mise en scène a pour conséquence d’assimiler Hérode à Pharaon et la terre d’Israël à l’Égypte vers laquelle Jésus, tel Moïse, revient pour sauver son peuple. Mat-

thieu souligne ainsi que la venue de Jésus est une contestation des pouvoirs humains, et que ceux-ci n’auront de cesse de le réduire au silence. La quatrième citation d’accomplissement (v. 23) constitue une énigme, dans la mesure où aucun texte de l’Ancien Testament ne correspond à l’énoncé cité. L’évangéliste en est conscient, puisqu’il introduit la citation par une généralisation : « ce qui avait été dit par les prophètes » (cf. 26,56). Certains relient le terme « Nazôréen » au neser, la « branche » messia-nique d’Ésaïe 11,1 : « Un rameau sortira de la souche/branche de Jessé » ; la pointe soulignée serait alors l’origine davidique de Jésus. D’autres font dériver le terme de nazir (Jg 13,5.7LXX : nazir ou naziraion). La pointe serait alors la consécration de Jésus à Dieu (en hébreu nazir signifie « consacré » ou « séparé »). On peut aussi se demander si l’évangéliste n’invite pas son auditoire à comprendre que l’ensemble des prophètes de l’Ancien Testament conduisent en ce lieu qu’est Nazareth, pour entendre et suivre celui dont le ministère va maintenant commencer.

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Matthieu 1–2 : un récit mythiqueCes deux chapitres abordent des questions plus profondes que le simple établissement chronologique des faits relatifs à la naissance de Jésus. Ils traitent de la question de l’origine du Messie et de la signification de sa venue. On peut donc dire qu’ils ont une dimension mythique, dans la mesure où le mythe parle des réalités initiales et ultimes de l’existence – naissance et mort, origine et accomplissement – en lien avec la question de l’altérité. Ainsi, par exemple, le thème de la conception de Jésus « par le Saint Esprit » (1,18 et 20) développe-t-il, sous forme narrative, un discours christologique. Jésus est non seulement l’oint de Dieu au sens du messianisme juif, mais également le « Fils de Dieu » dans une relation de filiation singulière : Mt 1,18-25 est à comprendre comme un theolegoumène, c’est-à-dire l’expression narrative d’une vérité théologique.

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1 En ces jours-là paraît Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée : 2

« Convertissez-vous : le Règne des cieux s’est approché ! » 3 C’est lui dont avait parlé le prophète Esaïe quand il disait : « Une voix crie dans le désert : “Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.” » 4 Jean avait un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. 5 Alors Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain se rendaient auprès de lui ; 6 ils se faisaient baptiser par lui dans le Jourdain en confessant leurs péchés.

7 Comme il voyait beaucoup de Pharisiens et de Sadducéens venir à son bap-tême, il leur dit : « Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d’échapper à la colère qui vient ? 8 Produisez donc du fruit qui témoigne de votre conversion ; 9 et ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : “Nous avons pour père Abraham.” Car je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham. 10 Déjà la hache est prête à attaquer la racine des arbres ; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu.

11 « Moi, je vous baptise dans l’eau en vue de la conversion ; mais celui qui vient après moi est plus fort que moi : je ne suis pas digne de lui ôter ses sandales ; lui, il vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu. 12 Il a sa pelle à vanner à la main, il va nettoyer son aire et recueillir son blé dans le grenier ; mais la balle, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas. »

13 Alors paraît Jésus, venu de Galilée jusqu’au Jourdain auprès de Jean, pour se faire baptiser par lui. 14 Jean voulut s’y opposer : « C’est moi, disait-il, qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi ! » 15 Mais Jésus lui répli-qua : « Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. » Alors, il le laisse faire. 16 Dès qu’il fut baptisé, Jésus sortit de l’eau. Voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. 17 Et voici qu’une voix venant des cieux disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. »

Prédication de Jean-Baptiste. Baptême de JésusPar une transition temporelle (v. 1), qui relie ce qui va suivre au récit des origines de Jésus, Jean-Baptiste est présenté comme l’annonciateur de la proximité du Royaume des cieux prophétisé par Ésaïe (v. 2-3). Sa prédication est d’abord un appel à la conversion. Elle s’accompagne d’un baptême de purification,

rituel connu et pratiqué dans le judaïsme du premier siècle. Parmi ceux qui viennent pour recevoir ce bap-tême se trouvent des Pharisiens et des Sadducéens. Jean les accuse de vouloir échapper au jugement de Dieu. L’interpellation est double : d’une part, il leur est demandé de porter un « fruit » digne de repentance

(v. 8) ; d’autre part, ils sont invités à ne pas se proté-ger derrière leur généalogie (v. 9). Dans la suite de la narration, porter du fruit est mis en lien avec l’écoute de la parole de Jésus (cf. 7,15-20 ; 12,33). La dureté des propos du Baptiste à l’encontre des Pharisiens et des Sadducéens (cf. v. 7-12) l’inscrit dans la tradition des prophètes de l’ancienne Alliance (cf. 11,13). Jean-Baptiste annonce un « plus grand que lui » qui sera le juge eschatologique, opérant un tri entre le blé et la paille (v. 12). La suite de la narration nuancera cette figure du Messie comme juge eschatologique (cf. 11,2-6) : Matthieu montrera à la fois la continuité et l’écart existant entre Jean-Baptiste et Jésus. Si la prédication

du Baptiste préfigure celle de Jésus (4,17) et des dis-ciples (10,7), la prédication de Jésus aura son identité propre par rapport à celle du Baptiste. Pour Jésus, se faire baptiser par Jean signifie « accom-plir toute justice » (v. 15). Chez Matthieu, l’expression traduit l’idée selon laquelle Jésus se soumet à la volonté de Dieu et qu’il est solidaire, par son baptême, du péché de son peuple. « Accomplir toute justice » signifie donc se mettre dans la situation de ceux qui ont besoin du bap-tême de repentance. On assiste ainsi à un renversement de la notion de justice : accomplir la justice, pour Jésus, c’est prendre la place des injustes et des pécheurs, se solidariser avec eux. Le titre fils de Dieu qu’implique

Les stèles d’Asie sur l’anniversaire d’Auguste Le texte qui suit est une partie d’une inscription datant de 9 avant J.-C., reproduisant un décret de l’assemblée des délégués des cités d’Asie. Pour honorer la grandeur du règne d’Auguste, cette assemblée décide de changer de calendrier et d’adopter comme début d’année la date de la naissance de l’Empereur, considérée comme le début des bonnes nouvelles pour le monde. Elle est un témoignage significatif de l’impression produite par la puissance impériale sur les élites des régions conquises :« Puisque la Providence qui ordonne toute notre vie, dans son attention et dans son zèle, a prévu l’accomplissement le plus parfait de la vie humaine en lui accordant Auguste qu’elle a rempli de vertus pour le plus grand bien du genre humain et qu’elle nous l’a envoyé, à nous et à nos descendants, comme un Sauveur, lui qui a fait cesser la guerre et qui a établi l’ordre partout. Et puisque César Auguste, quand il est apparu, a surpassé toutes les espérances, car non seulement il est allé au-delà des bienfaiteurs antérieurs, mais il n’a même laissé à ceux qui viendront après lui aucun espoir de le surpasser, et puisque la date de naissance du dieu Auguste marque pour le monde le début des bonnes nouvelles (en grec : euangelia), pour ces raisons, il a été décidé par les Grecs d’Asie que le nouvel an commencerait dans toutes les cités le neuvième jour avant les calendes d’octobre, qui est le jour de la naissance d’Auguste. » (cité par Hugues Cousin – Jean-Pierre Lémonon – Jean Massonnet, Le monde où vivait Jésus, Paris, Cerf, 1998, p. 30-31).

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la déclaration du v. 17 n’est pas très courant dans le judaïsme. Dans l’Ancien Testament, le roi est considéré comme fils de Dieu, mais il s’agit toujours d’une adop-tion (Ps 2,7 : « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré »). Des anges, des juges, l’homme juste, le roi davidique sont également appelés « fils de Dieu ». Dans la littérature intertestamentaire, l’expression désigne parfois le peuple d’Israël (cf. Jubilés 1,24 : « Et ils seront tous appelés fils du Dieu vivant »). De manière générale pourtant, le judaïsme évite d’appeler le Messie fils de Dieu et il ne s’agit pas d’un titre messianique courant, même si on le retrouve à Qumrân pour désigner un per-sonnage eschatologique (cf. 4Q 226 : « Il sera dit le fils de Dieu et le fils du Très Haut »). Il est par contre assez usuel, dans le monde gréco-romain, de désigner rois et

empereurs comme « fils des dieux ». Peut-être Matthieu polémique-t-il implicitement contre l’idéologie impériale ? La naissance d’Auguste, « sauveur » et « dieu », n’est-elle pas en ce temps considérée comme « bonne nou-velle » pour le monde ? Pour Matthieu, Jésus est fils de Dieu d’une tout autre manière que l’empereur : c’est en passant par la mort qu’il sera pleinement manifesté comme envoyé de Dieu (27,51-54 ; aussi 4,1-11). Ce fils est dit « bien-aimé » (v. 17). La déclaration part du Ps 2,7, mais en renforce considérablement l’intensité : dans l’Ancien Testament, le terme yahîd que traduit le fran-çais « bien-aimé » est toujours en rapport avec la mort d’un fils ou d’une fille unique. C’est l’expression d’une relation unique et privilégiée d’un fils avec son père qui est contenue dans l’expression.

1 Alors Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable. 2 Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim. 3 Le tentateur s’approcha et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. » 4 Mais il répliqua : « Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. » 5 Alors le diable l’emmène dans la Ville Sainte, le place sur le faîte du temple 6 et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de heurter du pied quelque pierre. » 7 Jésus lui dit : « Il est aussi écrit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » 8 Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne ; il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire 9 et lui dit : « Tout cela je te le donne-rai, si tu te prosternes et m’adores. » 10 Alors Jésus lui dit : « Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : Le Seigneur ton Dieu tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte. » 11 Alors le diable le laisse, et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.

Tentation de Jésus Le récit de la tentation permet de vérifier ou d’éprouver la qualité de fils attribuée à Jésus depuis la révélation du baptême (3,13-17) : comment celui que la voix du ciel a proclamé « fils bien-aimé » (3,17) est-il « fils de Dieu » ? (4,3.6). Le tentateur propose à Jésus de résorber l’expé-rience du manque, constitutive de l’humanité, par la toute-puissance qui est négation de la réalité (dans le monde des hommes, une pierre ne se transforme jamais en pain !). Sous forme d’un défi, il propose la disparition du manque en convoquant la puissance divine qu’il sup-pose demeurer dans la personne d’un « fils de Dieu ». En somme le tentateur déclare qu’est « fils de Dieu » celui qui échappe à la condition humaine : ne plus connaître ni la faim (v. 3), ni la mort (v. 6), et recevoir le pouvoir sur l’ensemble des royaumes du monde (v. 9). À la ten-tation qui propose de ne plus connaître les épreuves

et les limites que connaît tout homme, Jésus oppose son refus, fissurant ainsi la figure du Dieu définie par le tentateur. Jésus n’est « fils de Dieu » qu’en renonçant à être dieu au sens où le terme définit le contraire de ce qu’est l’homme. La mention « des anges vinrent et le servaient » (v. 11) est peut-être un écho à 1 R 19,1-8 : l’ange nourrit Élie pour lui permettre de marcher qua-rante jours et quarante nuits vers le Mont Horeb. On peut aussi entendre que Jésus est nourri dans le désert comme le peuple autrefois recevait la manne. Le récit de la tentation insiste sur le refus de la toute-puissance comprise comme déni de la réalité. Il invite également à une écoute symbolique des signifiants : la nourriture véritable, c’est la parole de Dieu. Est nourri celui qui, ne succombant pas à la tentation du refus de la limite, se sait dépendant de l’Autre.

12 Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée. 13 Puis, abandon-nant Nazara, il vint habiter à Capharnaüm, au bord de la mer, dans les territoires de Zabulon et de Nephtali, 14 pour que s’accomplisse ce qu’avait dit le prophète Esaïe :

15 Terre de Zabulon, terre de Nephtali,route de la mer,pays au-delà du Jourdain,Galilée des Nations ! 16 Le peuple qui se trouvait dans les ténèbresa vu une grande lumière ; pour ceux qui se trouvaient dans le sombre pays de la mort,une lumière s’est levée.17 A partir de ce moment, Jésus commença à proclamer : « Convertissez-vous :

le Règne des cieux s’est approché. » 18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé

Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer : c’étaient des pêcheurs. 19 Il leur dit : « Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d’hommes. » 20 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. 21 Avançant encore, il vit deux autres frères : Jacques, fils de

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Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d’arranger leurs filets. Il les appela. 22 Laissant aussitôt leur barque et leur père, ils le suivirent.

23 Puis, parcourant toute la Galilée, il enseignait dans leurs synagogues, pro-clamait la Bonne Nouvelle du Règne et guérissait toute maladie et toute infirmité parmi le peuple. 24 Sa renommée gagna toute la Syrie, et on lui amena tous ceux qui souffraient, en proie à toutes sortes de maladies et de tourments : démoniaques, lunatiques, paralysés ; il les guérit. 25 Et de grandes foules le suivirent, venues de la Galilée et de la Décapole, de Jérusalem et de la Judée, et d’au-delà du Jourdain.

Début du ministère de Jésus en Galilée. Vocation des premiers disciples. Sommaire conclusif L’incursion de Jésus vers le Jourdain se termine avec l’arres-tation de Jean-Baptiste. Son retour en Galilée le conduit à Capharnaüm (v. 13) : c’est l’occasion, pour Matthieu, d’une nouvelle citation d’accomplissement (v. 15-16). La foi de Matthieu en Jésus comme Messie influence de manière déterminante son interprétation des Écritures : le Christ est sa clé de lecture. Pour le prophète Ésaïe, le « peuple assis dans les ténèbres » est le peuple d’Israël. Chez Matthieu, le sens va s’élargir peu à peu pour englober l’ensemble de ceux, juifs et païens, qui reconnaissent en Jésus l’envoyé de Dieu. La prédication de Jésus, telle qu’elle est condensée au v. 17, reprend les termes mêmes de celle du Baptiste. Dans la suite de la narration, Matthieu va montrer quel contenu spécifique il convient de lui donner. Aucune explication n’est donnée aux raisons qui mo-tivent Jésus à appeler les quatre premiers disciples (v. 18-22). L’effet de l’appel est immédiat : ils laissent tout et ils suivent. L’aboutissement est futur : « je vous ferai pêcheurs d’hommes » (v. 19 ; cf. Jr 16,16) : l’appel ouvre vers un avenir enraciné dans une parole première fondatrice. Au commencement de l’existence de Pierre en qualité de disciple est la parole qui le nomme et à laquelle, comme Abraham (Gn 12,1.4) il répond dans un acte de foi. Quoi qu’il en soit de ce que Pierre sera appelé à faire

ou à dire, ce qui le constitue comme disciple n’est donc pas une prédisposition particulière ou une quelconque volonté de sa part. C’est un appel reçu qui rencontre une réponse en retour. Que l’appel ne suppose pas de dispo-sitions particulières chez celui qui le reçoit, l’ensemble de l’évangile en fournira la preuve en soulignant à l’envi que Pierre n’est jamais à la hauteur de la tâche qui lui est assignée (cf. en particulier Mt 14,28-31 ; 16,21-23 et surtout 26,33-35.69-75). Il en est de même pour les trois autres disciples, André, Jacques et Jean. Ces deux derniers seront avec Pierre les témoins privilégiés de deux épisodes importants du ministère de Jésus, la Transfiguration (17,1-13, cf. v. 1) et la prière à Gethsémani (26,36-46, cf. v. 37). Le sommaire des v. 23-25 fait inclusion avec 9,35. L’en-semble encadre ainsi les chapitres 5–9 qui déploient le double programme annoncé aux v. 23-25 et répété en 9,35 : Jésus prêche (chap. 5–7) et guérit (chap. 8–9). L’activité de Jésus déborde d’ailleurs la Galilée pour s’étendre à la Syrie, à la Décapole et même ailleurs : la Bonne Nouvelle ne se limite donc pas à des frontières ethniques, puisqu’elle concerne tous ceux qui font l’expérience d’une souffrance physique.

1 A la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. 2 Et, prenant la parole, il les enseignait :

3 « Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux. 4 Heureux les doux : ils auront la terre en partage. 5 Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés. 6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés. 7 Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde. 8 Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu. 9 Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu. 10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux. 11 Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que

l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. 12 Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

13 « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel ? Il ne vaut plus rien ; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes.

14 « Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une hauteur ne peut être cachée. 15 Quand on allume une lampe, ce n’est pas pour la mettre sous le bois-seau, mais sur son support, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. 16 De même, que votre lumière brille aux yeux des hommes, pour qu’en voyant vos bonnes actions ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux.

« Règne » ou « Royaume des cieux »Dans l’évangile, l’expression « Royaume (ou « Règne ») des cieux » (ou « de Dieu ») ne désigne pas un espace géographique ou une notion abstraite. Le Royaume est un événement : l’irruption de Dieu dans la vie de celui qui entend et reçoit la parole de Jésus. Une irruption qui provoque un changement de compréhension de soi-même et des autres : un nouveau regard sur l’existence et sur le monde. Le Royaume des cieux procède d’une logique radicalement différente de la logique de ce monde. Chez Matthieu, il est souvent présenté sous forme de paraboles (cf. Mt 13 ; Mt 21-22 ; Mt 25).

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Ouverture du Sermon sur la montagne. Les béatitudes. Le sel et la lumièreploient ce qu’est l’attitude existentielle correspondant à la proclamation inaugurale de Jésus : douceur (v. 4 ; cf. 11,29b), pleur (v. 5), faim et soif de justice (v. 6 ; cf. 6,33), miséricorde (v. 7 ; cf. 9,12 et 12,7), pureté de cœur (v. 8), paix (v. 9 ; cf. 10,34-35). Les béatitudes se présentent comme la réalisation des promesses de l’Écriture qui trouvent en Jésus leur accomplisse-ment : ceux qui sont dans le deuil (Es 61,2) seront consolés (Es 66,13) ; quiconque est miséricordieux fera l’expérience de la miséricorde (Pr 17,5 ; Si 28,1-7) ; la pureté de cœur est la condition requise pour com-paraître devant Dieu dans son sanctuaire (Ps 24,2-4). La neuvième et dernière béatitude (v. 11-12) est une reprise de la huitième établissant une équivalence entre la persécution « à cause de la justice » et la persécution « à cause » de Jésus (cf. v. 11). La joie

ne naît pas de la souffrance subie, mais de l’attente d’une récompense dont l’origine est « céleste » : le terme chez Matthieu désigne une altérité radicale. La situation du disciple s’apparente alors à celle des pro-phètes d’autrefois (v. 12).De façon déclarative, Jésus désigne ensuite son audi-toire comme « sel » (v. 13) et « lumière » du monde (v. 14-16). Les disciples sont d’abord ceux qui donnent du goût, faute de quoi ils ne servent à rien. Par leurs « bonnes actions », ils éclairent le monde, telle une ville située sur une montagne ou une lampe dans une mai-son, en vue d’une louange des hommes dirigée non pas sur eux, mais sur le Père céleste. Pour l’heure, Matthieu n’a pas encore défini la nature des « bonnes actions » (ou « bonnes œuvres ») que doivent manifester ceux qui l’écoutent (cf. 26,10).

17 « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir. 18 Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i ne passera de la loi, que tout ne soit arrivé. 19 Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux ; au contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux. 20 Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux.

21 « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal. 22 Et moi, je vous le dis : quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal ; celui qui dira à son frère : “Imbécile” sera justiciable du Sanhédrin ; celui qui dira : “Fou” sera passible de la géhenne de feu. 23 Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, 24 laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors

présenter ton offrande. 25 Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire, tant que tu es encore en chemin avec lui, de peur que cet adversaire ne te livre au juge, le juge au gendarme, et que tu ne sois jeté en prison. 26 En vérité, je te le déclare : tu n’en sortiras pas tant que tu n’auras pas payé jusqu’au dernier centime.

27 « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. 28 Et moi, je vous dis : quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle.

29 « Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. 30 Et si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la et jette-la loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne s’en aille pas dans la géhenne.

31 « D’autre part il a été dit : Si quelqu’un répudie sa femme, qu’il lui remette un certificat de répudiation. 32 Et moi, je vous dis : quiconque répudie sa femme –sauf en cas d’union illégale– la pousse à l’adultère ; et si quelqu’un épouse une répu-diée, il est adultère.

33 « Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments. 34 Et moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel car c’est le trône de Dieu, 35 ni par la terre car c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem car c’est la Ville du grand Roi. 36 Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. 37 Quand vous parlez, dites “Oui” ou “Non” : tout le reste vient du Malin.

38 « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. 39 Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. 40 A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. 41 Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. 42 A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos.

43 « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44 Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, 45 afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. 46 Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Les collecteurs d’impôts eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? 47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant ? 48 Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

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Loi et justice supérieure. Les antithèsesContre ceux qui affirment que sa venue a pour consé-quence l’abolition de la Loi et des Prophètes, Jésus s’inscrit en faux (v. 17). Le verbe « accomplir » exprime la conviction qu’il est celui en qui les Écritures, autre-ment dit la Loi et les Prophètes, trouvent leur aboutis-sement. Jésus donne son véritable sens à la Loi et aux promesses prophétiques. Le verset 18 témoigne de l’attachement de l’évangéliste à l’obéissance aux com-mandements de la Loi. Mais l’affirmation de la péren-nité de la Loi (« pas un i pas un point sur l’i ne passera de la Loi ») est bornée d’un côté et de l’autre par deux propositions (« avant que ne passent le ciel et la terre » et « que tout ne soit arrivé ») ; elles en marquent les limites et nuancent ainsi le caractère absolu de l’affirmation (cf. par contraste 24,35) Même relative, la pérennité de la Loi implique qu’aucun homme n’est dispensé de s’y soumettre (v. 19). Si la transgression ou l’obéissance aux commandements conduisent à instaurer une hiérarchie à l’intérieur du Royaume (relativisée par la suite, cf. 11,11 et 20,16), la justice seule permet d’y accéder (v. 20). La fidélité sans faille à la Loi n’est donc pas le critère d’accès au Royaume. L’obéissance à la lettre du commandement devient seconde par rapport à l’accomplissement d’une justice que Matthieu dit supérieure à celle des scribes et des Pharisiens. Les propos qui suivent (v. 21-48) précisent l’articulation entre Loi et justice. À chaque fois, Jésus rappelle le commandement tel qu’il est transmis par la tradition (« vous avez appris qu’il a été dit… ») et le met en tension avec sa propre parole (« et moi je vous dis… ») : pour cette raison, on parle des antithèses du Sermon sur la montagne. La première antithèse (v. 21-26) concerne l’interdit du meurtre. Jésus rappelle que la transgression de cet interdit fondamental est passible du jugement (v. 21).

Dans un second temps il le radicalise : la colère contre le frère est passible d’un jugement, l’insulte passible du sanhédrin et de la géhenne (v. 22). De cette radicali-sation découle une double conséquence. D’une part, la pratique religieuse (v. 23-24) n’exonère pas de l’inter-pellation : l’offrande demandée par la Loi ne remplace ni ne précède l’exigence de la réconciliation. D’autre part, en ce qui concerne les relations interpersonnelles (v. 25-26), il faut se réconcilier avec l’adversaire sous peine de perdre tout espoir de remise de dette et de pardon. La précision « dans le chemin » (v. 25) donne la clé de compréhension : le lieu de la réconciliation est l’existence quotidienne. C’est une invitation à se laisser libérer de la nécessité de gagner contre l’autre, car ainsi on est certain de perdre ! La première antithèse est une critique implicite de la prétention au respect de la lettre du commandement. Au plan communautaire, elle remet en question de l’idée que la Loi rituelle remplace ou même précède l’exigence de réconciliation avec le frère. Au quotidien, elle vise à dégager les relations interpersonnelles d’une logique de la rétribution. Les deux antithèses qui suivent, sur l’interdit d’adultère (v. 27-28) et l’autorisation du divorce (v. 31-32), n’en font en réalité qu’une seule ; en effet, la formule du v. 31 n’est pas identique à celle des v. 21.27.33.38.43. Jésus rappelle d’abord la règle de l’interdit de l’adultère (v. 27) pour la radicaliser aussitôt (v. 28) : convoiter, c’est déjà commettre l’adultère, et le salut (c’est-à-dire. éviter la géhenne) passe par l’amputation ou l’éborgnement (v. 29-30). Dans un second temps, il rappelle la possibilité d’une lettre de répudiation (v. 31), pour la rendre aussitôt caduque par l’interdiction du divorce (v. 32), sauf en cas d’union illégale (peut-être en raison de Mt 1,19). La radicalisation vise clairement l’échappatoire que

permet la Loi : en interdisant l’adultère mais en per-mettant, par le divorce, d’avoir d’autres femmes, elle est une concession à la tendance native des hommes à l’infidélité (cf. 19,8). Les v. 29-30 contestent l’illu-sion qu’il est possible d’éviter la perte d’une partie de soi-même ; comprenons ici : la perte de la toute-puis-sance (posséder toutes les femmes que l’on veut), ce que dans les sciences humaines on appelle la « castration symbolique ». La troisième antithèse concerne le serment (v. 33-37). Jésus rappelle d’abord l’obligation de tenir ses engagements devant Dieu (v. 33). Il radicalise aussitôt en interdisant toute forme de serment, dans l’ordre du religieux comme dans l’ordre du monde (v. 34-36) : il ne faut pas se lier par une parole solennelle qu’on ne peut jamais être certain de tenir, parce que l’on ne sait de quoi demain sera fait. Ni la sphère religieuse, ni la sphère politique, ni la sphère des relations inter-personnelles ne doivent enfermer l’homme dans le piège d’engagements solennels intenables (cf. 26,30-35 : reniement de Pierre). La seule exigence est un « oui » ou un « non » (v. 37a), qui ne relève pas du serment, mais d’une parole responsable qui n’interdit pas un déplacement ultérieur. Ce qu’on ajoute vient du « Malin » (v. 37b), c’est-à-dire de celui dont la parole n’est pas fiable parce qu’elle contient en elle-même son propre démenti. La quatrième antithèse concerne la loi du talion (v. 38-42). Jésus en rappelle d’abord la règle (v. 38) pour inviter ensuite à son dépassement (v. 39-42). « Tendre l’autre joue » n’est pas un geste de soumission servile, mais une attitude visant à ébranler en l’autre la certi-tude qu’il faut répondre à la violence par la violence. Il s’agit de briser « la logique circulaire du rétablissement de l’équilibre de la justice » (Slavoj Žižek). Les autres exemples généralisent selon le même principe : ils

invitent à adopter une posture qui cherche à changer le rapport de l’autre à la réalité par la remise en cause de sa compréhension du monde. La logique est celle du refus de l’effet miroir. La cinquième antithèse concerne l’amour et la haine (v. 43-47). Selon l’habitude, elle commence par un rappel de la règle (v. 43) commune aux sociétés humaines, mais rarement écrite – on ne la trouve pas explicitement formulée dans le judaïsme – selon laquelle l’unité d’un groupe se fait toujours par exclu-sion de ceux qui n’en font pas partie. Freud a dit : « Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par des liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste assez pour recevoir les coups ». La radicalisation proposée par Jésus consiste en un refus de toute forme de discrimina-tion : bons et méchants, justes et injustes, sont au bénéfice de la providence divine, donc du même droit à la Bonne Nouvelle (v. 44-45). Pour le croyant, il en va du dépassement de la logique du monde : la com-munauté eschatologique ne peut être construite sur le modèle des communautés humaines (v. 46-47), parce qu’y règne un véritable universalisme où cha-cun est reconnu indépendamment de ses qualités, de ses héritages ou origines. Le v. 48 conclut l’ensemble. La question de savoir s’il faut traduire « soyez parfaits » ou « vous serez par-faits » est liée au statut que l’on donne au discours de Jésus : exhortation à la mise en pratique d’une éthique ou possibilité offerte d’une nouvelle compréhension de soi-même et des autres, qui peut avoir des effets de vie dans le quotidien ? Dans ce dernier cas, que nous privi-légions, la perfection peut alors être comprise comme l’expérience de cette nouvelle compréhension, qui n’est jamais un acquis mais naît, au jour le jour, de l’écoute de la parole de Jésus.

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1 « Gardez-vous de pratiquer votre religion devant les hommes pour attirer leurs regards ; sinon, pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux. 2 Quand donc tu fais l’aumône, ne le fais pas claironner devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, en vue de la gloire qui vient des hommes. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. 3 Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, 4 afin que ton aumône reste dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.

5 « Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites qui aiment faire leurs prières debout dans les synagogues et les carrefours, afin d’être vus des hommes. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. 6 Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. Et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. 7 Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens ; ils s’imaginent que c’est à force de paroles qu’ils se feront exaucer. 8 Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait ce dont vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez.

9 « Vous donc, priez ainsi :Notre Père qui es aux cieux,fais connaître à tous qui tu es, 10 fais venir ton Règne,fais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel.11 Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin, 12 pardonne-nous nos torts envers toi,comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous, 13 et ne nous conduis pas dans la tentation,mais délivre-nous du Tentateur. 14 « En effet, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste

vous pardonnera à vous aussi ; 15 mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes.

16 « Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypo-crites : ils prennent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu’ils jeû-nent. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. 17 Pour toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage, 18 pour ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est là dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.

La religion véritable Les v. 1-18 réinterprètent les trois piliers de la piété juive, l’aumône, le jeûne et la prière. Ils opposent une éthique du paraître – le croyant assure sa vie du regard que les autres posent sur lui – à une éthique du secret – l’identité ne se joue pas dans ce que fait l’homme sous le regard des autres, mais dans la relation filiale au Père qui voit dans le secret. La « récompense » (v. 1.2.5.16) est accordée sur des critères qui ne sont pas ceux du monde auquel l’ordre religieux appartient. Dans la logique du Royaume des cieux qui est celui du secret et de l’intime, l’acte éthique ou le geste de piété sont à l’inverse de ce que l’on peut constater à l’œil nu. La première des œuvres de piété, l’offrande, est l’occasion d’une critique de l’hypocrisie, c’est-à-dire du masque et du paraître (v. 2). Dans la logique du monde, la récompense est à la mesure de l’offrande, à savoir la satisfaction de recevoir en retour ce que l’on a donné : une bonne image de soi. Au moyen d’un apho-risme aux limites de l’absurde (v. 3), Jésus suggère que c’est à l’insu de lui-même que le croyant donne quelque chose : le secret dans lequel se fait l’offrande concerne l’acteur lui-même, ou du moins une partie de lui-même ! La récompense échappe d’ailleurs à la logique de la symétrie puisque, comme ce sera le cas aux v. 6 et 18, on peut traduire littéralement : « Le Père […] te rendra », sous-entendu : il donnera ce qu’il jugera bon et dont le bénéficiaire ignore la nature exacte. La seconde des œuvres de piété est la prière. Jésus commence une nouvelle fois par dénoncer l’attitude des « hypocrites » qui prient en public (v. 5) et lui op-pose une prière secrète, dans le lieu même de l’intime (v. 6). C’est ici l’occasion de rapporter un enseignement plus développé sur la prière. Négativement, il s’agit d’abord de contester l’attitude infantile qui consiste à prononcer un flot de paroles pour tenter d’obtenir

l’exaucement (v. 7). La confiance dans le Père qui sait ce dont ses enfants ont besoin invalide une prière consistant à assouvir la simple demande de satisfac-tion. Positivement, Jésus propose un modèle de prière qui s’adresse au Père céleste (v. 9a), c’est-à-dire à une extériorité. Cette prière se déploie en deux moments. D’abord, trois demandes concernent le Père dans son acte de révélation auprès des hommes (v. 9b-10). La prière ne consiste pas à demander de participer à l’agir divin ni de collaborer à l’accomplissement de sa volonté ; elle est appel à Dieu lui-même pour qu’il se révèle à tous (v. 9b), qu’il fasse venir son Règne (v. 10a) et que sa volonté s’accomplisse (v. 10b). La prière est donc d’abord décentrement et abandon de ses préoccupations et de ses prétentions à agir pour Dieu. Ensuite, trois demandes concernent l’orant (v. 11-13). La demande du pain nécessaire à la vie quotidienne (v. 11) souligne, s’il en était encore besoin, que la prière n’est pas demande d’objet susceptible de combler mais confiance absolue dans celui qui, comme autrefois au désert, nourrit son peuple au jour le jour. La demande sur le pardon (v. 12 et 14-15) est une invitation à sortir de la loi du talion pour s’ouvrir à la possibilité de découvrir un Dieu qui fait grâce. En brisant la symétrie constitutive de la loi de réciprocité (toute offense ou toute dette nécessitent réparation ou remboursement sous peine de sanction), le pardon accordé dépasse la logique du talion (cf. 5,38-42 ; contre-exemple : 18,23-35). Jésus prévient une fausse interprétation du lien de causalité qu’il établit entre pardon accordé à l’autre et pardon reçu de Dieu : dans la mesure où pardonner brise la logique de réciprocité, pardon accordé et pardon reçu sont une seule et même réalité, celle de la surabondance du don qui fait apparaître le Père céleste comme un Dieu de grâce. À l’inverse, ne pas pardonner conduit à faire

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fonctionner un Dieu de rétribution, qui n’accorde donc pas son pardon. La troisième demande est un appel au Père céleste en tant que figure de l’altérité : il peut s’interposer entre moi et ce qui me pousse à succomber à la tentation. Ce n’est donc pas Dieu qui tente, mais c’est lui qui peut préserver le croyant de la tentation (cf. Jc 2,13-14). Encore faut-il que ce dernier en appelle à cette instance tierce. Troisième œuvre de piété revisitée par Jésus : le jeûne.

Là encore, il s’agit de prendre le contre-pied de l’hypo-crite (v. 16) en ne montrant pas que l’on jeûne (v. 18). Recentrer la piété dans l’intimité du sujet est, para-doxalement, la possibilité d’une véritable extériorité puisque le Père céleste, figure de l’altérité, voit dans le secret. À l’inverse, montrer aux hommes que l’on jeûne ne renvoie qu’à sa propre satisfaction narcissique, donc sans altérité véritable, mais dans un simple effet de miroir où l’on ne reçoit que ce que l’on donne.

19 « Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où les mites et les vers font tout disparaître, où les voleurs percent les murs et dérobent. 20 Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les mites ni les vers ne font de ravages, où les voleurs ne percent ni ne dérobent. 21 Car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur.

22 « La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière. 23 Mais si ton œil est malade, ton corps tout entier sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres !

24 « Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent.

25 « Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? 26 Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent point dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? 27 Et qui d’entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? 28 Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent, 29 et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux ! 30 Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs, qui est là aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! 31 Ne vous inquiétez donc pas, en disant : “Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ?” 32 –tout cela, les païens le recherchent sans répit–, il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. 33 Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. 34 Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain : le lendemain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine.

L’existence comme confiance en la providence Le thème directeur de l’ensemble des v. 19-34 est la mise en évidence de deux attitudes existentielles, l’une fondée sur la « terre » (v. 19), synonyme de ténèbres, service de l’Argent et inquiétude pour les réalités de ce monde, l’autre sur le « ciel » (v. 20), synonyme de lumière, service de Dieu et confiance. Cette thématique prolonge ce qui précède (v. 1-18 : éthique du paraître ou du secret) et annonce ce qui suit (cf. chap. 7 : les deux voies). L’œil est une lampe qui éclaire le corps (v. 22-23). Si l’œil est sain, le corps entier est illuminé ; à l’inverse, si l’œil est « mauvais » alors le corps est dans les ténèbres. Il ne s’agit pas du constat d’une déficience physiologique, mais d’un état intérieur de la personne. La lumen internum (« lumière intérieure » des philosophes) peut, elle aussi, être affectée par les ténèbres, c’est-à-dire par le mal. Elle ne permet pas à l’homme de combattre les désirs des sens et de maîtriser les passions, puisqu’elle est elle-même atteinte par le mal. La parabole des deux maîtres (v. 24) montre que, comme instances fondatrices de l’existence, le ciel et la terre ne sont pas conciliables : ou bien mon existence se joue sur terre, ou bien je la comprends comme don de la grâce de Dieu. Le propos sur les soucis (v. 25-34) résulte de l’affir-mation que les disciples et les auditeurs de Jésus n’ont à se faire aucun souci pour leur survie, dès lors qu’ils amassent leur trésor au ciel, c’est-à-dire dans une instance extérieure à ce monde et sa logique. L’insistance avec laquelle Jésus appelle ses auditeurs et ses disciples à choisir entre le ciel et la terre, entre les ténèbres et la lumière, et entre Dieu et l’Argent (6,19-24), a pour sens de les faire passer du « peu de foi » (v. 30 ; cf. 14,31 ; 16,8 ; 17,20) à la foi, c’est-à-dire du souci de soi à la recherche du Royaume et

de la justice de Dieu. Le Dieu de Jésus se soucie des oiseaux du ciel et des plantes qui ne travaillent ni ne tissent (v. 25-29). L’inactivité des lys est ainsi le signe de la générosité et de la bonté du Père céleste qui donne gratuitement, selon son bon vouloir. La justice du Royaume des cieux ne se manifeste donc pas selon la logique de ce monde : elle est miséricorde d’un Père céleste ,qui prend soin même de ce qui ne travaille ni ne file. Elle est grâce parce qu’elle « fait à l’homme le cadeau de sa vie » (Bonhoeffer). À l’inverse, la gloire de Salomon réside dans sa sagesse qui suppose capacité à connaître et à apprendre. Ainsi, non seulement la gloire de Salomon n’égale pas la beauté du lys (v. 29), mais encore sa sagesse n’est pas de même nature que celle du Dieu de Jésus. Celle-ci n’est pas construite sur l’ambiguïté des pouvoirs humains ; elle prend soin même de ceux qui ne peuvent, à l’image de Salomon, se prévaloir de leur force, de leur intelligence ou de leur labeur. Le « peu de foi » des auditeurs de Jésus ne leur permet pas de croire en l’assistance souveraine de Dieu qui prend soin de l’herbe des champs (v. 30-34). Aussi les disciples courent-ils le risque d’être comme les païens : se souciant de la nourriture, de la boisson et du vêtement, et oubliant que leur Père céleste se préoccupe pour eux de tout cela. En finale de la section, on retrouve le fil conducteur qui structure l’ensemble de la section qui va de 5,17 à 6,34, à savoir la justice de Dieu et son Royaume qui doivent être la préoccupation première des disciples. (5,19-20 ; 6,1 et 33 ; cf. aussi 5,3 : « Royaume des cieux » ; 5,6 : « justice » ; et 5,10 : « Royaume » et « justice »). La confiance caractérise la relecture de la Loi et des Prophètes. Au lieu d’une inquiétude pour les choses de ce monde, chacun est invité à la confiance absolue dans le Père céleste.

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1 « Ne vous posez pas en juge, afin de n’être pas jugés ; 2 car c’est de la façon dont vous jugez qu’on vous jugera, et c’est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous. 3 Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? 4 Ou bien, comment vas-tu dire à ton frère : “Attends ! que j’ôte la paille de ton œil” ? Seulement voilà : la poutre est dans ton œil ! 5 Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’œil de ton frère.

6 « Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles aux porcs, de peur qu’ils ne les piétinent et que, se retournant, ils ne vous déchirent.

7 « Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira. 8 En effet, quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, à qui frappe on ouvrira. 9 Ou encore, qui d’entre vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ? 10 Ou s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent ? 11 Si donc vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est aux cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui le lui demandent.

12 « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c’est la Loi et les Prophètes.

Jugement et demande. La règle d’orLes paroles sur le jugement (v. 1-2) sont à entendre dans le même sens que celles sur le pardon (6,14-15) : il s’agit de sortir de la logique de la réciprocité, de la loi du Talion. Par ailleurs, juger l’autre, c’est en faire un objet et devenir soi-même l’objet du jugement d’autrui. Il n’y a plus relation entre sujets, mais rela-tion d’objets. La parabole de la paille et de la poutre (v. 3-5) illustre l’impasse du jugement sur autrui : il conduit à s’instaurer en juge des autres en ne pouvant plus se voir soi-même dans sa médiocrité native. À l’inverse, et selon un de ces paradoxes dont l’Évangile a le secret, être généreux avec les autres suppose en même temps une grande lucidité sur soi-même et une grande compassion, celle justement que l’on est disposé à offrir aux autres comme ce qu’on a envie de

recevoir de Dieu ! L’aphorisme du v. 6 constate qu’il y a des gens qui sont confrontés au trésor sacré et aux perles de l’Évangile mais qui ne savent qu’en faire : les chiens et les pourceaux d’un côté, le culte et les perles de l’autre appartiennent à des mondes étrangers l’un à l’autre et qui n’ont rien en commun. Dans les v. 7-11, Jésus revient sur la prière (cf. 6,7-13) : il ne s’agit pas d’accumuler les paroles pour espérer être exaucé (6,7) mais, dans la confiance, de s’adresser au Père qui donnera de « bonnes choses » à ceux qui le lui demandent, c’est-à-dire pas forcément ce qui a été demandé mais ce qui est bon pour l’enfant. Il faut donc que la demande soit ordonnée à la prière telle que l’enseigne Jésus, c’est-à-dire qu’elle se soit déplacée du besoin infantile d’objets au désir adulte de l’altérité

(Dieu). L’image est celle d’un parent qui sait ce dont son enfant a besoin. Le propos se conclut sur ce que l’on appelle la « règle d’or » (v. 12) et que l’on retrouve sous une forme ou une autre dans toutes les traditions sapien-tielles de l’humanité : faire aux autres ce que l’on souhai-terait que l’on nous fasse. Il ne s’agit pas d’un retour à

logique de la réciprocité : entre l’autre et moi-même en effet, Jésus introduit une instance tierce, à savoir « la Loi et les Prophètes ». Cette instance évite l’effet miroir en offrant un cadre et des limites garantissant contre ce qui pourrait basculer dans un vis-à-vis enfermant voire pervers (telle une relation sado-masochiste).

13 « Entrez par la porte étroite. Large est la porte et spacieux le chemin qui mène à la perdition, et nombreux ceux qui s’y engagent ; 14 combien étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et peu nombreux ceux qui le trouvent.

15 « Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous vêtus en brebis, mais qui au-dedans sont des loups rapaces. 16 C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Cueille-t-on des raisins sur un buisson d’épines, ou des figues sur des chardons ? 17 Ainsi tout bon arbre produit de bons fruits, mais l’arbre malade produit de mau-vais fruits. 18 Un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits, ni un arbre malade porter de bons fruits. 19 Tout arbre qui ne produit pas un bon fruit, on le coupe et on le jette au feu. 20 Ainsi donc, c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez.

21 « Il ne suffit pas de me dire : “Seigneur, Seigneur !” pour entrer dans le Royaume des cieux ; il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux. 22 Beau-coup me diront en ce jour-là : “Seigneur, Seigneur ! n’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? en ton nom que nous avons chassé les démons ? en ton nom que nous avons fait de nombreux miracles ?” 23 Alors je leur déclarerai : “Je ne vous ai jamais connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité !”

24 « Ainsi tout homme qui entend les paroles que je viens de dire et les met en pratique peut être comparé à un homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc. 25 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé ; ils se sont préci-pités contre cette maison et elle ne s’est pas écroulée, car ses fondations étaient sur le roc. 26 Et tout homme qui entend les paroles que je viens de dire et ne les met pas en pratique peut être comparé à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable. 27 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé ; ils sont venus battre cette maison, elle s’est écroulée, et grande fut sa ruine. »

28 Or, quand Jésus eut achevé ces instructions, les foules restèrent frappées de son enseignement ; 29 car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme leurs scribes.

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Les deux voies. Épilogue du Sermon sur la montagneLe Sermon sur la montagne se termine par une série de recommandations (v. 13-27) qui prolongent les pers-pectives mises en place depuis 5,1. L’enseignement sur les deux voies (v. 13-14) rappelle d’abord que le chemin de la vie n’est pas celui de la foule des larges avenues, mais l’étroite voie de la singularité ; dans la ruelle étroite de l’existence, chacun est appelé à répondre pour lui-même de l’appel à vivre qu’il a reçu. La mise en garde contre les faux prophètes (v. 15-20) résonne comme un avertissement à ne pas écouter la parole perverse de ceux qui, au nom de Dieu, avancent masqués et transforment le mensonge en vérité (v. 15). « On reconnaîtra l’arbre à ses fruits » : le dévoi-lement des faux prophètes s’inscrit dans le temps de la maturation. Le discernement suppose la capacité d’analyser les effets de vie ou de mort des paroles qui ont la prétention d’exprimer la vérité. De même qu’il faut du temps pour voir si les fruits de l’arbre seront bons, il faut soumettre à l’épreuve du temps les paroles ou les œuvres de chacun. Les v. 21-23 confirment que le discernement porte sur l’espace religieux : ce ne sont pas ceux qui se conten-tent de mots, mais seulement ceux chez qui la parole est enracinée dans la « volonté du Père » qui entrent dans le Royaume des cieux. « Faire la volonté » ici, ne

désigne pas d’abord la concrétisation dans des actes d’une relation au Père. Agir n’est en effet pas forcé-ment synonyme de faire la volonté du Père (cf. v. 22 : « n’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé et chassé les démons ? »). Plus fondamentalement, il s’agit d’inscrire son existence dans une instance extérieure (« qui est dans les cieux »), c’est-à-dire ne relevant pas de la logique du monde qui est celle de la réciprocité (si je fais ceci, alors je mérite cela), mais de la confiance dans le Père qui prend soin de son enfant. C’est le sens des v. 24-27 : « mettre en pratique » les pa-roles de Jésus ne signifie pas faire telle ou telle chose : l’homme « avisé » comme l’homme « insensé » (cf. 25,2) bâtissent tous les deux leur maison. « Mettre en pratique » (littéralement : « faire ») la parole de Jésus ,c’est en devenir littéralement le « poète » (du grec poien, « faire »), à savoir : construire son existence sur un fondement solide qui permet de résister aux tempêtes de l’existence. On aurait pu croire en 5,1-2 que Jésus ne parlait qu’à ses disciples. Il n’en est rien : les foules sont aussi au bénéfice de cette parole d’autorité (v. 27-28). La question que pose ce double auditoire, repérable tout au long du discours, est récurrente dans l’interpréta-tion du Sermon sur la montagne au cours de l’histoire.

1 Comme il descendait de la montagne, de grandes foules le suivirent. 2 Voici qu’un lépreux s’approcha et, prosterné devant lui, disait : « Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier. » 3 Il étendit la main, le toucha et dit : « Je le veux, sois puri-fié ! » A l’instant, il fut purifié de sa lèpre. 4 Et Jésus lui dit : « Garde-toi d’en dire mot à personne, mais va te montrer au prêtre et présente l’offrande que Moïse a prescrite : ils auront là un témoignage. »

5 Jésus entrait dans Capharnaüm quand un centurion s’approcha de lui et le supplia 6 en ces termes : « Seigneur, mon serviteur est couché à la maison, atteint

de paralysie et souffrant terriblement. » 7 Jésus lui dit : « Moi, j’irai le guérir ? » 8 Mais le centurion reprit : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit : dis seulement un mot et mon serviteur sera guéri. 9 Ainsi moi, je suis soumis à une autorité avec des soldats sous mes ordres, et je dis à l’un : “Va” et il va, à un autre : “Viens” et il vient, et à mon esclave : “Fais ceci” et il le fait. » 10 En l’entendant, Jésus fut plein d’admiration et dit à ceux qui le suivaient : « En vérité, je vous le déclare, chez personne en Israël je n’ai trouvé une telle foi. 11 Aussi, je vous le dis, beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux, 12 tandis que les héritiers du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements de dents. » 13 Et Jésus dit au centurion : « Rentre chez toi ! Qu’il te soit fait comme tu as cru. » Et le serviteur fut guéri à cette heure-là.

14 Comme Jésus entrait dans la maison de Pierre, il vit sa belle-mère couchée, et avec de la fièvre. 15 Il lui toucha la main, et la fièvre la quitta ; elle se leva et se mit à le servir.

16 Le soir venu, on lui amena de nombreux démoniaques. Il chassa les esprits d’un mot et il guérit tous les malades, 17 pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète Esaïe : C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies.

Premières guérisons à CapharnaümJuste après le Sermon sur la montagne Matthieu regroupe des récits de miracles et quelques contro-verses (chap. 8–9), que l’on retrouve pour l’essentiel chez Marc dans les chapitres 1 à 5 (sauf Mt 8,5-13 // Lc 7,1-10). Ce regroupement confirme le projet de Mt 4,23-25 : après son activité d’enseignant (cf. chap. 5–7), c’est l’activité de guérisseur de Jésus que pré-sente Matthieu. La section s’ouvre par trois récits de guérisons, qui se concluent par un sommaire et une citation d’accomplissement (8,1-17). Le récit de la guérison du lépreux (v. 2-4) est, comme souvent chez Matthieu, très concis. Deux éléments centraux sont à relever : Jésus « touche » le lépreux (v. 3a) et parle avec autorité (v. 3b) : il transgresse ainsi les lois de pureté (Lv 13,45-46) et atteste que sa

parole a le pouvoir de purifier. L’ordre de Jésus d’aller se montrer au prêtre (v. 4) constitue un témoignage de la guérison du lépreux en conformité à la Loi (cf. Lv 14,1-7), ou alors il contient les prémices du conflit à venir avec les autorités religieuses. La consigne de silence qui l’accompagne annonce peut-être Mt 12,19 (la « discrétion » du Messie). Le deuxième récit de miracle (v. 5-13) met en scène un païen, représentant de la puissance occupante, suppliant Jésus dans une attitude de totale confiance (v. 6). La réponse de ce dernier en forme de question (« Moi j’irai le guérir ? » v. 7) peut aussi se traduire comme une affirmation : sur un thème central du premier évangile, celui de l’ouverture aux païens (cf. 15,21-28), l’ambiguïté n’est peut-être pas anodine.

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La réponse du centurion témoigne de la maturité de sa foi : il confesse sa confiance en l’autorité de Jésus à partir de l’image du chef de troupe commandant ses soldats ou un maître son esclave (v. 8-9). C’est l’occasion pour Jésus d’une déclaration aux accents polémiques (v. 10-12) : le centurion romain présente une foi inconnue en Israël, qui préfigure une nouvelle configuration de l’histoire du salut où les héritiers seront remplacés par les étrangers (cf. 21,41). Le critère est la foi en l’autorité de Jésus. C’est elle, en dernière instance, qui opère la guérison du serviteur du centurion. Le troisième récit (v. 14-15), très bref, relate la gué-

rison de la belle-mère de Pierre. Une fois guérie, elle se met au service du Christ (« le servir ») et non pas du groupe présent (Mc 1,31 : « les servait »). Le sommaire du v. 16 confirme la double activité d’exor-ciste et de thaumaturge attribuée à Jésus, ainsi que l’autorité de sa parole (« il chasse les esprits d’un mot »). Ce sommaire introduit la citation d’accom-plissement du v. 17, éclairée d’un jour particulier par l’identité des trois premiers bénéficiaires de l’activité de Jésus : le « peuple » dont le Serviteur de Yahvé prend en charge les maladies et les infirmités est constitué en priorité d’un impur, d’un étranger et d’une femme.

18 Voyant de grandes foules autour de lui, Jésus donna l’ordre de s’en aller sur l’autre rive. 19 Un scribe s’approcha et lui dit : « Maître, je te suivrai partout où tu iras. » 20 Jésus lui dit : « Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où poser la tête. » 21 Un autre des disciples lui dit : « Seigneur, permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père. » 22 Mais Jésus lui dit : « Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts. »

23 Il monta dans la barque et ses disciples le suivirent. 24 Et voici qu’il y eut sur la mer une grande tempête, au point que la barque allait être recouverte par les vagues. Lui cependant dormait. 25 Ils s’approchèrent et le réveillèrent en disant : « Seigneur, au secours ! Nous périssons. » 26 Il leur dit : « Pourquoi avez-vous peur, hommes de peu de foi ? » Alors, debout, il menaça les vents et la mer, et il se fit un grand calme. 27 Les hommes s’émerveillèrent, et ils disaient : « Quel est-il, celui-ci, pour que même les vents et la mer lui obéissent ! »

28 Comme il était arrivé de l’autre côté, au pays des Gadaréniens, vinrent à sa rencontre deux démoniaques sortant des tombeaux, si dangereux que personne ne pouvait passer par ce chemin-là. 29 Et les voilà qui se mirent à crier : « Que nous veux-tu, Fils de Dieu ? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? » 30 Or, à quelque distance, il y avait un grand troupeau de porcs en train de paître. 31 Les démons suppliaient Jésus, disant : « Si tu nous chasses, envoie-nous dans le troupeau de porcs. » 32 Il leur dit : « Allez ! » Ils sortirent et s’en allèrent dans les porcs ; et tout le troupeau se précipita du haut de l’escarpement dans la mer, et ils périrent dans les eaux. 33 Les gardiens prirent la fuite, s’en allèrent à la ville et rap-portèrent tout, ainsi que l’affaire des démoniaques. 34 Alors toute la ville sortit à la rencontre de Jésus ; dès qu’ils le virent, ils le supplièrent de quitter leur territoire.

Suivre Jésus. La tempête apaisée. Les possédés de GadaraL’épisode de la tempête apaisée (v. 23-28) est pré-cédé d’un court récit mettant en scène un scribe et un disciple qui souhaitent se mettre à la suite de Jésus (v. 19-22). À la différence du lépreux au v. 2, du centurion aux v. 6 et 8, puis des disciples aux v. 21 et 25, le scribe désigne Jésus comme « maître » (grec didaskalê) et non comme « Seigneur » (grec kurios). Chez Matthieu, jamais les disciples n’appellent Jésus « maître » ; seuls le font les scribes et les Pharisiens

(9,11 ; 12,38 ; 22,16.24.36) ou des personnes n’appar-tenant pas au groupe des Douze (17,24 ; 19,16). Ce scribe n’est cependant pas dépeint de façon négative. On peut le considérer comme un personnage neutre : ni adversaire de Jésus, comme c’est le cas pour les autres scribes présents dans la narration, ni « scribe instruit du Royaume des cieux » comme en 13,52. La réponse de Jésus souligne la radicalité qu’implique la suivance ; la suite du récit ne dit pas si le scribe y est disposé,

Le Sermon sur la montagne et son interprétation Le Sermon sur la montagne a fait l’objet d’une réception particulièrement riche dans l’histoire de l’Église. Cela s’explique si l’on considère que ce texte est un condensé de la prédication de Jésus. Deux questions principales ont accompagné l’histoire de son interprétation. La première concerne les destinataires du Sermon : à qui s’adresse Jésus (cf. la tension perceptible entre 5,1 et 7,28-29). La seconde concerne la praticabilité du Sermon (cf. en particulier les antithèses de 5,17-48) : qui peut remplir les exigences posées par Jésus ? L’alternative est la suivante : ou bien les exigences de Jésus sont à prendre comme des principes éthiques et doivent faire l’objet d’une obéissance inconditionnelle, à laquelle aucun croyant n’a le droit de se soustraire. Ou bien il s’agit de conseils destinés à ceux qui se consacrent à un style de vie radical dans une recherche de perfection qui constitue un statut d’exception. Une troisième voie consiste peut-être à entendre le Sermon sur la montagne comme une Bonne Nouvelle qui, dans le même mouvement, juge (nul n’est capable d’obéir à la lettre de ce texte) et libère (cette Parole offre un chemin de vie et de liberté à celui qui la reçoit dans la confiance).

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sauf s’il l’on considère que ne désignant pas Jésus comme Seigneur, il n’est pas dans la bonne attitude pour le suivre. « L’autre » disciple (v. 21) interpelle Jésus comme « Seigneur », indice de son apparte-nance au groupe des disciples. Sa demande souligne que la radicalité de la suivance n’est pas assumée par les proches de Jésus ; celui-ci insiste sur la rupture nécessaire avec les liens familiaux – situés du côté de la mort – et sur les obligations qui y sont liées. Le récit de la tempête apaisée (v. 23-28) précise que ce sont bien les disciples (v. 23) qui suivent Jésus, mais que cette suivance n’épargne pas l’épreuve de la confrontation avec les puissances mauvaises à l’œuvre dans le monde (v. 24), ni surtout l’expérience de la peur et du manque de foi (v. 25). Alors que la confiance devrait caractériser les disciples, Jésus constate leur « peu de foi » (v. 26) ; ce terme s’adresse aux disciples en 14,31 ; 16,8 ; 17,20 (aussi 6,30). L’autorité de Jésus sur les éléments déchaînés suscite l’admiration de disciples, dont le narrateur fait les représentants d’une humanité étonnée (v. 27 : les « hommes »). Le récit se

présente ainsi comme une épiphanie, c’est-à-dire une manifestation du divin ; elle souligne l’identité divine de Jésus puisque, dans l’Ancien Testament, seul Dieu a autorité sur les éléments de la création. L’arrivée de Jésus sur l’autre rive est l’occasion d’un double exorcisme (v. 28-34). Par rapport à Marc, l’épisode est plus concis ; pourtant, ce n’est pas « un », mais « deux » démoniaques que Jésus va libérer (v. 28). Pourquoi deux ? Peut-être à cause de la pratique vétérotestamentaire des deux té-moins. À moins que le dédoublement ne renvoie au fait que l’évangéliste résume plusieurs récits du même genre (Mc 1,21-28 est omis par Matthieu). Quoi qu’il en soit, l’insistance n’en est que plus forte sur l’autorité de la parole de Jésus. Le pays des Gadaréniens est difficile à localiser. La présence de porcs indique néanmoins qu’il s’agit d’un territoire païen. La demande des Gadaréniens de voir partir Jésus de leur territoire (v. 34) souligne que si Jésus accepte d’aller en territoire païen, la foi n’est pas nécessairement au rendez-vous !

1 Jésus monta donc dans la barque, retraversa la mer et vint dans sa ville. 2 Voici qu’on lui amenait un paralysé étendu sur une civière. Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé : « Confiance, mon fils, tes péchés sont pardonnés. » 3 Or, quelques scribes se dirent en eux-mêmes : « Cet homme blasphème ! » 4 Voyant leurs réactions, Jésus dit : « Pourquoi réagissez-vous mal en vos cœurs ? 5 Qu’y a-t-il donc de plus facile, de dire : “Tes péchés sont pardonnés”, ou bien de dire : “Lève-toi et marche” ? 6 Eh bien ! afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre autorité pour pardonner les péchés... » –il dit alors au paralysé : « Lève-toi, prends ta civière et va dans ta maison. » 7 L’homme se leva et s’en alla dans sa maison. 8 Voyant cela, les foules furent saisies de crainte et rendirent gloire à Dieu qui a donné une telle autorité aux hommes.

9 Comme il s’en allait, Jésus vit, en passant, assis au bureau des taxes, un homme qui s’appelait Matthieu. Il lui dit : « Suis-moi. » Il se leva et le suivit. 10 Or, comme

il était à table dans sa maison, il arriva que beaucoup de collecteurs d’impôts et de pécheurs étaient venus prendre place avec Jésus et ses disciples. 11 Voyant cela, les Pharisiens disaient à ses disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs ? » 12 Mais Jésus, qui avait entendu, déclara : « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. 13 Allez donc apprendre ce que signifie : C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. »

14 Alors les disciples de Jean l’abordent et lui disent : « Pourquoi, alors que nous et les Pharisiens nous jeûnons, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » 15 Jésus leur dit : « Les invités à la noce peuvent-ils être en deuil tant que l’époux est avec eux ? Mais des jours viendront où l’époux leur aura été enlevé : c’est alors qu’ils jeûneront. 16 Personne ne met une pièce d’étoffe neuve à un vieux vêtement ; car le morceau rajouté tire sur le vêtement, et la déchirure est pire. 17 On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon, les outres éclatent, le vin se répand et les outres sont perdues. On met au contraire le vin nouveau dans des outres neuves, et l’un et l’autre se conservent. »

À Capharnaüm. Guérisons et controversesDe retour dans « sa » ville (Capharnaüm, cf. 4,13) Jésus guérit un paralytique (v. 1-8). S’il n’établit pas de lien entre péché et maladie, il relie étroitement pardon et guérison : être pardonné, c’est être guéri. Pour Jésus, le péché n’est pas une faute de conduite qui aurait été sanctionnée par une maladie. Il est une puissance qui asservit l’homme, parfois au point de le paralyser. Seule une parole d’autorité (v. 2) peut démasquer cette puissance, la terrasser et permettre à l’infirme de se remettre debout. Jésus fait éclater les déterminismes de l’existence et la grâce libératrice se fraye un chemin dans la vie de celui qui entend et reçoit cette parole pro-noncée sur lui. La polémique avec les scribes (v. 3-6) est à interpréter sur le fond de cette reconnaissance par les premiers croyants de Jésus comme détenteur de l’autorité divine, capable de libérer l’homme de la puissance du péché sans la médiation de la Loi et du Temple. L’acclamation finale des foules étonnées est

surprenante à cause du pluriel : « aux hommes ». Ce pluriel peut s’interpréter de deux manières. Soit il est l’indice d’une foi insuffisante des foules qui ne recon-naissent en Jésus qu’un de ces hommes à qui Dieu a donné son autorité. Soit on y discerne une évocation de l’autorité confiée à la communauté des disciples de pardonner les péchés (cf. 18,18). L’épisode qui fait suite (v. 9-13) est un récit de vocation. L’appel de Jésus est radical. La réponse ne l’est pas moins. Elle ne suppose aucune qualité préalable autre que l’écoute (cf. déjà 4,18-22). Le premier évangéliste a modifié le nom de Lévi (cf. Mc 2,14) en Matthieu, sans doute avec la volonté de faire de ce disciple un des Douze (cf. Mt 10,3). À l’époque de Jésus, les collecteurs d’impôts sont soit des personnes appartenant à la classe de hauts fonctionnaires désignés par le pouvoir romain pour lever le fisc impérial, soit les équivalents de petits fonctionnaires hellénistiques chargés de la

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douane, de l’octroi et autres péages locaux. C’est vrai-semblablement cette seconde catégorie dont relève Matthieu. Ces gens étaient méprisés pour des raisons morales (les abus étaient fréquents) ; leur métier les mettait à l’écart de l’élite religieuse. La maison (v. 10) dans laquelle Jésus est assis est vraisemblablement celle de Matthieu. Jésus et les disciples sont à table avec les collecteurs d’impôts, ainsi que des pécheurs. Pour un Pharisien de la fin du premier siècle, cette scène est scandaleuse parce qu’elle supprime la dis-tinction entre pur et impur. Les disciples sont pris à partie sur l’attitude de leur maître (v. 11), mais c’est lui qui répond d’abord par une parole de sagesse popu-laire (v. 12). Le v. 13 radicalise ensuite le propos : le Messie n’est pas venu (« je ne suis pas venu… » cf.

5,17b) pour les « justes », mais pour les « pécheurs ». On assiste ici à une réinterprétation du messianisme juif : ce ne sont pas ceux qui se préparent à sa venue, qui se purifient et obéissent à la Loi, qui reçoivent le Messie. Les premiers bénéficiaires de sa venue sont les pécheurs et les impurs. C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter la citation d’Osée 6,6 qui se retrouve en Mt 12,7 : en mangeant avec les pécheurs Jésus manifeste la grâce miséricordieuse de Dieu. En parta-geant avec eux la table de communion, il montre une autre voie d’accès que la logique de séparation entre le pur et l’impur contenue implicitement dans le rituel sacrificiel. La « miséricorde » n’est pas une « œuvre de justice » des hommes, mais l’acte même de Dieu en la personne de son envoyé.

18 Comme il leur parlait ainsi, voici qu’un notable s’approcha et, prosterné, il lui disait : « Ma fille est morte à l’instant ; mais viens lui imposer la main, et elle vi-vra. » 19 S’étant levé, Jésus le suivait avec ses disciples. 20 Or une femme, souffrant d’hémorragie depuis douze ans, s’approcha par-derrière et toucha la frange de son vêtement. 21 Elle se disait : « Si j’arrive seulement à toucher son vêtement, je serai sauvée. » 22 Mais Jésus, se retournant et la voyant, dit : « Confiance, ma fille ! Ta foi t’a sauvée. » Et la femme fut sauvée dès cette heure-là. 23 A son arrivée à la maison du notable, voyant les joueurs de flûte et l’agitation de la foule, Jésus dit : 24 « Retirez-vous : elle n’est pas morte, la jeune fille, elle dort. » Et ils se moquaient de lui. 25 Quand on eut mis la foule dehors, il entra, prit la main de l’enfant et la jeune fille se réveilla. 26 La nouvelle s’en répandit dans toute cette région.

27 Comme Jésus s’en allait, deux aveugles le suivirent en criant : « Aie pitié de nous, Fils de David ! » 28 Quand il fut entré dans la maison, les aveugles s’avan-cèrent vers lui, et Jésus leur dit : « Croyez-vous que je puis faire cela ? » – « Oui, Seigneur », lui disent-ils. 29 Alors il leur toucha les yeux en disant : « Qu’il vous advienne selon votre foi. » 30 Et leurs yeux s’ouvrirent. Puis Jésus leur dit avec sévérité : « Attention ! Que personne ne le sache ! » 31 Mais eux, à peine sortis, parlèrent de lui dans toute cette région.

32 Comme ils sortaient, voici qu’on lui amena un possédé muet. 33 Le démon

chassé, le muet se mit à parler. Et les foules s’émerveillèrent et dirent : « Jamais rien de tel ne s’est vu en Israël ! » 34 Mais les Pharisiens disaient : « C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons. »

35 Jésus parcourait toutes les villes et les villages, il y enseignait dans leurs syna-gogues, proclamant la Bonne Nouvelle du Royaume et guérissant toute maladie et toute infirmité. 36 Voyant les foules, il fut pris de pitié pour elles, parce qu’elles étaient harassées et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger. 37 Alors il dit à ses disciples : « La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux ; 38 priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson. »

Dernières guérisons. Sommaire clusifLa version que Matthieu propose de la guérison d’une jeune fille mourante et d’une femme atteinte de perte de sang (v. 18-26) est plus brève que celle de Marc (5,21-43). Un « chef », dont la fille est morte se pros-terne devant Jésus (cf. les mages, 2,1-12, et le centu-rion, 8,5-13) ; il manifeste ainsi une foi dont la suite du texte souligne la grandeur : sa fille est déjà morte et il vient quand même implorer Jésus (comparer avec Mc 5,23). À la différence de Marc (cf. Mc 5,22), Matthieu ne précise ni son nom (Marc le nomme Jaïrus), ni surtout sa fonction (Marc : « chef de la synagogue ») : il faut sans doute y voir une résistance à connoter positive-ment quelqu’un lié à la synagogue. Jésus le « suit » (v. 19), cas unique dans l’évangile. La fille est « réveillée » (v. 25) à cause de la foi de son père en l’autorité souve-raine de Jésus et en sa parole (v. 24 : « elle n’est pas morte, la fillette, elle dort »). Entre-temps (v. 20-22), une femme malade dont la confiance est non moins totale (v. 21) est guérie de sa perte de sang par la parole de Jésus (et non par le toucher du vêtement, cf. v. 22), qui reconnaît sa foi. C’est donc bien la parole souveraine de Jésus qui guérit celui qui croit. L’une (la foi) ne va pas sans l’autre (la parole de Jésus). Le récit des v. 27-31 rapporte la guérison de deux

aveugles (cf. Mt 8,28). On peut y discerner ici une di-mension liturgique : c’est la communauté qui implore son Seigneur (v. 27 : « Seigneur aie pitié »). Comme les deux possédés de Gadara (8,29), les aveugles « suivent » Jésus en « criant » (v. 27). Leur qualifica-tion est neutre : ni positive, ni négative. Ils s’adressent à Jésus comme « fils de David » à l’image de la Ca-nanéenne en 15,22, et des deux autres aveugles en 20,30-31. Le titre est important chez Matthieu et il est connoté positivement (cf. 1,1), même si Jésus en montrera les limites (22,41-46). Jésus vient dans « la maison » (v. 28). Le détail est à mettre en parallèle avec l’épisode du centurion : sa foi en l’autorité de la parole (8,8 : « dis seulement une parole ») de Jésus a suffi. Il arrive ici aux aveugles selon leur foi : il peut « faire » (v. 28) qu’ils voient. Il les touche donc et ils voient. Dans un cas (le centurion), c’est la parole de Jésus qui guérit ; dans l’autre (les deux aveugles), c’est son geste. Comment comprendre la consigne de silence qui termine l’épisode (v. 30 ; cf. l’inclusion avec 8,4) et sa transgression (v. 31) ? : « Parler de lui » ou « divulguer », il s’agit du même verbe qu’en 28,15 (la « rumeur » répandue par les soldats au sujet du corps de Jésus enlevé par les disciples). Un miracle ne peut se comprendre en dehors de

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la foi. Sinon, il n’est qu’un prodige qui risque de faire passer Jésus pour un simple thaumaturge, voire un envoyé du « chef des démons » (cf. v. 34). Le court récit d’exorcisme des v. 32-34 est original : c’est le seul récit dans tout l’évangile qui laisse le dernier mot aux adversaires de Jésus. Par ce procédé littéraire, Matthieu suspend provisoirement une question, celle de l’origine de l’autorité de Jésus. Elle sera reprise et traitée plus loin en 12,22-30. Quant au sommaire conclusif (v. 35-38), il fait inclusion avec 4,23-25 et

constitue l’introduction du discours missionnaire. Le v. 35 reprend presque mot pour mot 4,23, confirmant la double activité de Jésus que vient de présenter lon-guement l’évangéliste : proclamer la Bonne Nouvelle en paroles (chap. 5–7) et en actes (chap. 8–9). La reprise de ce sommaire se prolonge par le constat fait par Jésus de l’immensité de la tâche devant les foules égarées (v. 36) et l’invitation faite aux disciples de prier pour l’envoi de missionnaires (v. 37-38), préparant ainsi ce qui va suivre.

1 Ayant fait venir ses douze disciples, Jésus leur donna autorité sur les esprits im-purs, pour qu’ils les chassent et qu’ils guérissent toute maladie et toute infirmité.

2 Voici les noms des douze apôtres. Le premier, Simon, que l’on appelle Pierre, et André, son frère ; Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère ; 3 Philippe et Bar-thélemy ; Thomas et Matthieu le collecteur d’impôts ; Jacques, fils d’Alphée et Thaddée ; 4 Simon le zélote et Judas Iscariote, celui-là même qui le livra.

5 Ces douze, Jésus les envoya en mission avec les instructions suivantes : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains ; 6 allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. 7 En chemin, procla-mez que le Règne des cieux s’est approché. 8 Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement.

9 « Ne vous procurez ni or, ni argent, ni monnaie à mettre dans vos ceintures, 10 ni sac pour la route, ni deux tuniques, ni sandales ni bâton, car l’ouvrier a droit à sa nourriture. 11 Dans quelque ville ou village que vous entriez, informez-vous pour savoir qui est digne de vous recevoir et demeurez là jusqu’à votre départ. 12 En entrant dans la maison, saluez-la ; 13 si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle ; mais si elle n’en est pas digne, que votre paix revienne à vous. 14 Si l’on ne vous accueille pas et si l’on n’écoute pas vos paroles, en quittant cette maison ou cette ville, secouez la poussière de vos pieds. 15 En vérité, je vous le déclare : au jour du jugement, le pays de Sodome et de Gomorrhe sera traité avec moins de rigueur que cette ville.

Choix et envoi des DouzeLe chapitre 10 de l’évangile de Matthieu est appelé le « discours missionnaire » ; c’est le deuxième dis-cours de Jésus après le Sermon sur la montagne. Il est constitué de trois ensembles (v. 1-15 ; 16-23 ; 24-42), ponctués par une déclaration en « amen » (v. 15.23.42). On considère parfois que 9,35-38 est l’introduction à ce discours. Le verset 1 du chapitre 11 en est la conclusion. Dans l’évangile de Matthieu, l’appel des Douze (v. 1a) est directement relié au constat par Jésus de la fatigue et de l’égarement des foules (cf. 9,35-38). Invités à prolonger l’activité de Jésus, les disciples reçoivent l’autorité sur les esprits impurs en vue de la guérison de « toute maladie et toute infirmité » (v. 1b ; cf. 4,23). Ces Douze sont désignés comme « apôtres » (v. 2a), c’est-à-dire envoyés. Ils sont nommés deux par deux, commençant par les premiers appelés, Pierre et André,

Jacques et Jean (v. 2b ; cf. 4,18-22) et terminant par Simon le « zélote » et Judas Iscariote (qualifié par son acte de trahison, et cependant considéré comme apôtre : v. 4). Il faut également noter la présence de Mat-thieu (v. 3), le collecteur d’impôts (cf. 9,10). Les apôtres ne sont pas des « justes », mais appartiennent à ces « pécheurs » pour lesquels Jésus est venu (9,13). Ces apôtres sont envoyés (v. 5a) avec interdiction d’aller vers les païens (v. 5b) et d’entrer dans les villes samaritaines (v. 5c), mais avec ordre de se préoccuper des seules « brebis perdues de la maison d’Israël » (v ; 6 ; cf. 9,36). Cette restriction est propre au premier évangile ; elle semble confirmer 1,23, mains entre en tension avec 8,5-13. Elle sera partiellement reprise en 15,23 avant l’élargissement final vers toutes les nations (28,16-20). C’est Mt 15,21-28 qui permettra le passage du particularisme de 10,5b-6 à l’universa-

Osée 6,6 dans le judaïsme du premier siècleDans les traditions juives, Os 6,6 est utilisé pour interpréter la destruction du Temple en 70 : On rapporte que R. Johanan ben Zakkaï sortait un jour de Jérusalem accompagné de son disciple Rabbi Joshua ben Hananiah. À la vue du Temple en ruine, Joshua s’écria : « Malheur à nous car le lieu où les iniquités d’Israël furent expiées est détruit ». Johanan répondit : « Ne sois pas dans l’affliction mon fils, car nous avons une expiation qui a autant de valeur : des actes de miséricorde, car selon l’Écriture : C’est la miséricorde que je veux, non les sacrifices » (Aboth de Rabbi Nathan 4,5). La destruction du Temple est interprétée par Johanan ben Zakkaï, figure centrale du judaïsme de la fin du premier siècle, comme un signe du jugement de Dieu sur les péchés du peuple. Les « actes de miséricorde » remplacent le système sacrificiel. La Loi éthique remplace la Loi rituelle et le système d’expiation. En l’absence du Temple, c’est une concentration sur la pratique des œuvres de justice. Pour Matthieu, c’est Jésus lui-même qui incarne la miséricorde de Dieu.

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lisme de 28,19. Le contenu du message des envoyés (v. 7) reprend celui de Jean-Baptiste (3,2) et de Jésus (4,17). Leur activité de missionnaire (v. 8a) s’apparente à celle de Jésus (cf. chap. 8–9). Comme dans le Sermon sur la montagne, la mission échappe à la logique de l’échange et de la réciprocité : elle est marquée par la gratuité du don (v. 8b). Les disciples ne doivent rien emporter (v. 9-10) au motif que l’ouvrier (cf. 9,37) a droit à un salaire reçu sous la forme de l’accueil qui lui sera

réservé (v. 11). La confiance est totale : Dieu pourvoira au toit et au couvert (cf. 6,31-34). Les missionnaires sont détenteurs de la paix accordée aux villes qui les accueillent (v. 12-13). L’image de ces missionnaires est celle d’envoyés remplis d’autorité. Le rejet n’est pas envisagé sous l’angle de la persécution, mais d’une menace à l’encontre des villes réfractaires à leurs pa-roles (v. 13-14), ce que confirme par un amen solennel la déclaration clôturant la section (v. 15).

16 « Voici que moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; soyez donc rusés comme les serpents et candides comme les colombes.

17 « Prenez garde aux hommes : ils vous livreront aux tribunaux et vous flagel-leront dans leurs synagogues. 18 Vous serez traduits devant des gouverneurs et des rois, à cause de moi : ils auront là un témoignage, eux et les païens. 19 Lorsqu’ils vous livreront, ne vous inquiétez pas de savoir comment parler ou que dire : ce que vous aurez à dire vous sera donné à cette heure-là, 20 car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous. 21 Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront condamner à mort. 22 Vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Mais celui qui tiendra jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. 23 Quand on vous pourchassera

dans telle ville, fuyez dans telle autre ; en vérité, je vous le déclare, vous n’achè-verez pas le tour des villes d’Israël avant que ne vienne le Fils de l’homme.

Brebis au milieu des loupsAu v. 16, un changement important s’opère. Les Douze passent du statut d’ouvriers dans le champ divin (9,38 et 10,10) à celui de « brebis au milieu de loups » (v. 16). À l’image de ceux vers qui ils sont envoyés, les disciples sont en situation de précarité : une « brebis au milieu des loups » est une « brebis sans berger » (9,36,), c’est-à-dire une « brebis perdue » (10,6). Leur condition en est donc foncièrement fragilisée. Le refus du missionnaire devient la règle générale. On passe de

l’éventualité d’un non-accueil (v. 14) à une opposition systématique et violente : les disciples sont traduits devant les tribunaux et subissent des sévices phy-siques (v. 17a). Par cela, ils témoignent non seulement dans les synagogues (v. 17b), mais également devant les « païens » (v. 18), élargissant ainsi le cadre initia-lement limité donné à leur mission en 10,5b-6. Dans cette situation particulièrement difficile, il s’agit de ne pas s’inquiéter, et de ne pas parler à partir de soi-même

mais laisser l’Esprit du Père (v. 19-20) parler dans le témoin. Pour le disciple, témoigner est être porteur d’une autre parole que la sienne, une parole extérieure à ce monde, une parole autre. Les v. 21-22 soulignent le tragique de la situation : divisions dans les familles, haine à cause du nom de Jésus, fuite d’une ville à l’autre ; le salut est lié à la persévérance (cf. 24,13 ; également 13,21). La

situation envisagée est celle d’une dislocation de tous les liens symboliques qui régissent la vie en société (lien familial, interdit du meurtre et exclu-sion du groupe social). Cet état limite fait du dis-ciple un perpétuel fuyard ; il est annonciateur de la venue du Fils de l’homme (v. 23). Comme celui-ci d’ailleurs, le disciple n’a pas de lieu ou « poser la tête » (cf. 8,20).

24 Le disciple n’est pas au-dessus de son maître, ni le serviteur au-dessus de son seigneur. 25 Au disciple il suffit d’être comme son maître, et au serviteur d’être comme son seigneur. Puisqu’ils ont traité de Béelzéboul le maître de maison, à combien plus forte raison le diront-ils de ceux de sa maison !

26 « Ne les craignez donc pas ! Rien n’est voilé qui ne sera dévoilé, rien n’est secret qui ne sera connu. 27 Ce que je vous dis dans l’ombre, dites-le au grand jour ; ce que vous entendez dans le creux de l’oreille, proclamez-le sur les terrasses. 28 Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme ; craignez bien plutôt celui qui peut faire périr âme et corps dans la géhenne. 29 Est-ce que l’on ne vend pas deux moineaux pour un sou ? Pourtant, pas un d’entre eux ne tombe à terre sans votre Père. 30 Quant à vous, même vos cheveux sont tous comptés. 31 Soyez donc sans crainte : vous valez mieux, vous, que tous les moineaux. 32 Qui

conque se déclarera pour moi devant les hommes, je me déclarerai moi aussi pour lui devant mon Père qui est aux cieux ; 33 mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai moi aussi devant mon Père qui est aux cieux.

34 « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. 35 Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère : 36 on aura pour ennemis les gens de sa maison.

37 « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. 38 Quiconque ne prend pas sa croix et vient à ma suite n’est pas digne de moi. 39 Qui aura assuré sa vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l’assurera.

40 « Qui vous accueille m’accueille moi-même, et qui m’accueille, accueille celui qui m’a envoyé. 41 Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète rece-vra une récompense de prophète, et qui accueille un juste en sa qualité de juste

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recevra une récompense de juste. 42 Quiconque donnera à boire, ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense. »

11 1 Or, quand Jésus eut achevé de donner ces instructions à ses douze disciples, il partit de là enseigner et prêcher dans leurs villes.

Des disciples à l’image de leur maîtreDans la dernière section du discours, c’est la relation maître/disciple qui est envisagée. À l’image du Christ, le disciple est rejeté parce que le Christ lui-même a été rejeté (v. 24). Le disciple, qui vit cette situation tragique, sait que son maître a été traité de Béelzéboul (v. 25 ; cf. déjà 9,34 et plus loin 12,24) ; il en sera de même pour lui. Il s’agit donc de ne pas craindre ceux qui les rejettent (v. 26a) mais de faire un travail de révélation (v. 26b) et de proclamation publique (v. 27), car la Bonne Nouvelle s’adresse à tous. Ceux mettent en danger l’existence biologique (le « corps ») des disciples du Christ ne sont pas à craindre (v. 28a) car ils ne touchent pas à ce qui fait l’intime où repose la singularité du sujet (« l’âme »). Seul est à craindre Celui qui peut juger l’homme dans la totalité de son existence (v. 28b : « âme et corps »). Mais ce Dieu d’abord présenté comme juge se révèle, pour le disciple, sous la figure du Père céleste qui prend soin de ses enfants est de mise (v. 29-31 ; cf. 6,25-26). Pour le disciple, se « déclarer » pour Jésus devant les hommes est signe de la communion avec Celui qu’il appelle son Père (v. 32 ; cf. 11,27). Ce lien de filiation particulier (cf. 3,17 et 17,5) constitue l’ébauche des élaborations christologiques postérieures.Dans les traditions apocalyptiques, l’ère messianique devait être précédée par un temps de tribulation, dont les divisions familiales étaient l’un des signes les plus marquants (cf. v. 21). De façon surprenante, Jésus est celui qui apporte la division au sein de la famille et non la paix messianique attendue (v. 34-36 ; v. 34a :

« N’allez pas croire que je sois venu… », cf. 5,17a). Ne pas avoir été séparé des liens familiaux empêche donc un lien authentique à Jésus (v. 37). Cette radicalité questionne les disciples dès lors qu’ils envisagent une suivance qui ne remette pas fondamentalement en cause la confiance qu’ils ont en ce monde et ses logiques, prétendant suivre Jésus sans prendre leur croix (v. 38, cf. 8,18). Vouloir « assurer » sa vie en la construisant sur les logiques du monde (liens fami-liaux, pouvoir, avoir, savoir, richesses), c’est la perdre. Perdre sa vie pour le Christ, c’est l’assurer en la fondant

sur une autre réalité que celles de ce monde (v. 39).Au final (v. 40-42), le disciple devient un « petit » et sa mission n’est pas de donner quelque chose mais d’être accueilli par les autres (v. 40-42). Jésus ren-verse la perspective : de celui qui apporte (la guérison, l’annonce du Règne, la paix), le disciple devient celui qui est en situation de manque et reçoit (l’accueil, le verre d’eau). Qualifiés de « petits », les disciples re-çoivent cependant une dignité égale à celle des justes et des prophètes, figures éminentes de la tradition juive : leur « petitesse » devient ainsi leurs lettres de noblesse. Être missionnaire, ce n’est plus apporter quelque chose, c’est être accueilli dans sa petitesse. Le récit s’achève de façon surprenante (11,1) : ni le départ, ni le retour de mission ne sont indiqués dans le récit de Matthieu. Seul Jésus part dans les villes et

les disciples se retrouvent d’ailleurs peu après à ses côtés (cf. 12,1). Cette anomalie peut s’expliquer de deux manières complémentaires. D’une part, s’il est vrai que le disciple doit subir ce que son maître a subi, alors tant que Jésus n’a pas traversé sa Passion, la mission risque de n’être envisagée que sous l’angle d’un service

glorieux, où l’envoyé fait bénéficier les autres de son pouvoir au lieu de s’identifier au plus petit. D’autre part, la restriction des v. 5b-6 doit encore être interprétée, ce qui sera fait en 15,21-28. Quand l’une (la Passion) et l’autre (la restriction) auront été traversées, alors la mission universelle deviendra possible (cf. 28,19).

2 Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples : 3 « Es-tu “Celui qui doit venir” ou devons-nous en attendre un autre ? » 4 Jésus leur répondit : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : 5 les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ; 6 et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi ! »

7 Comme ils s’en allaient, Jésus se mit à parler de Jean aux foules : « Qu’êtes-vous allés regarder au désert ? Un roseau secoué par le vent ? 8 Alors, qu’êtes-vous allés voir ? Un homme vêtu d’habits élégants ? Mais ceux qui portent des habits élégants sont dans les demeures des rois. 9 Alors, qu’êtes-vous allés voir ? Un prophète ? Oui, je vous le déclare, et plus qu’un prophète. 10 C’est celui dont il est écrit : Voici, j’envoie mon messager en avant de toi ; il préparera ton chemin devant toi. 11 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d’une femme, il ne s’en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste ; et cependant le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui. 12 Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le Royaume des cieux est assailli avec violence ; ce sont des vio-lents qui l’arrachent. 13 Tous les prophètes en effet, ainsi que la Loi, ont prophétisé jusqu’à Jean. 14 C’est lui, si vous voulez bien comprendre, l’Elie qui doit revenir. 15 Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! 16 A qui vais-je comparer cette génération ? Elle est comparable à des enfants assis sur les places, qui en interpellent d’autres :

17 “Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé !Nous avons entonné un chant funèbre, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine !”18 « En effet, Jean est venu, il ne mange ni ne boit, et l’on dit : “Il a perdu la tête.”

19 Le Fils de l’homme est venu, il mange, il boit, et l’on dit : “Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs !” Mais la Sagesse a été reconnue juste d’après ses œuvres. »

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Jean-Baptiste et JésusAprès la proclamation de Jean sur la venue du Mes-sie (3,11-12), paroles et actes de Jésus (chap. 5–7 et 8–9) suscitent un questionnement du Baptiste sur son identité messianique (v. 3). La réponse de Jésus (v. 4-5) reprend les motifs vétérotesta-mentaires de l’attente des temps messianiques, pour interpréter ce qui vient de se passer depuis le début de son ministère en Galilée : les aveugles voient (9,27-31), les boiteux marchent (9,2-8), les lépreux sont purifiés (8,1-4), les sourds entendent (9,32-33), les morts ressuscitent (9,18-19.23-26), les pauvres sont évangélisés (5,3). Il s’ensuit qu’un écart existe entre l’image que le Baptiste propose de Jésus (3,14-17) et ce que ce dernier dit de lui-même. Par la référence à la figure du Serviteur souf-frant (troisième allusion ; cf. 3,17 et 8,17), Jésus réinterprète la figure du juge eschatologique par celle de l’envoyé de Dieu qui vient guérir les maux de son peuple. La dixième béatitude de l’évangile (v. 6 ; cf. 5,29-30) s’adresse en tout premier lieu à Jean : il ne doit pas en rester à sa compréhension initiale du Messie, mais se laisser déplacer vers celle que Jésus révèle. C’est, en filigrane, un conflit des inter-prétations autour de la christologie qui se dessine.Jésus s’adresse ensuite aux foules au sujet de Jean (v. 7-15) : est-il un grand de ce monde (v. 7-8) ? un prophète (v. 9) ? Il est plus que cela, puisqu’il est le messager du Messie (v. 10). Il n’y a donc pas de plus grand parmi les hommes (v. 11a). Mais, selon le paradoxe de la Bonne Nouvelle dont Jésus est porteur, le plus petit dans le Royaume est plus grand que lui (v. 11b) ! Dans le contexte

de l’évangile, le v. 12 peut être compris comme une métaphore du sort réservé à Jean-Baptiste, puis à Jésus : en leur personne, c’est le Royaume de Dieu qui est pris d’assaut et qui subit la violence. Les violents sont ici ceux qui mettent la main sur les envoyés de Dieu pour prendre un bien qui ne leur appartient pas (cf. 21,38). Depuis Jean-Baptiste, le nouvel éon est aux portes (cf. 3,1) et l’opposition est à son paroxysme. Jean-Baptiste est en prison ; il sera bientôt mis à mort, (14,1-12) ; le sort qui attend Jésus est identique. La violence est donc constitutive de la venue prochaine du Royaume des cieux. Celui-ci suscite en effet, chez ses opposants, une violence meurtrière. Nous sommes ici dans la continuité d’une tradition prophétique : le rejet, et parfois le meurtre de l’envoyé de Dieu, provoque colère et jugement sur son peuple (cf. 21,33-46). Les v. 16-19 prolongent le propos : cette « généra-tion » n’est pas à l’unisson des envoyés de Dieu. Elle veut toujours le contraire de ce que Dieu pro-pose : elle chante et se réjouit quand Dieu vient sous la forme d’un ascète. D’où son jugement à l’encontre de Jean : il est possédé. Elle se lamente quand Dieu vient à elle sous la forme de quelqu’un qui mange et boit. D’où son jugement à l’encontre de Jésus : c’est l’ami des pécheurs, un impur. Mais la sagesse de Dieu est en rupture avec la sagesse des hommes (cf. 1 Co 1,18-25). Ses œuvres mani-festent sa vérité. Chacun est donc invité à recon-naître et à confesser la sagesse paradoxale de Dieu là où elle se manifeste. Ce qui la caractérise est d’être en rupture avec le monde et sa logique.

20 Alors il se mit à invectiver contre les villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu’elles ne s’étaient pas converties. 21 « Malheureuse es-tu, Chorazin ! Malheureuse es-tu, Bethsaïda ! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et la cendre, elles se seraient converties. 22 Oui, je vous le déclare, au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous.

23 Et toi, Capharnaüm,seras-tu élevée jusqu’au ciel ?Tu descendras jusqu’au séjour des morts !Car si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsis-

terait encore aujourd’hui. 24 Aussi bien, je vous le déclare, au jour du jugement, le pays de Sodome sera traité avec moins de rigueur que toi. »

25 En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. 26 Oui, Père, c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance. 27 Tout m’a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler.

28 « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. 29 Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. 30 Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger. »

Malédiction contre les villes de Galilée. L’hymne de jubilation. Le joug léger Les nombreux miracles de Jésus ne provoquent pas la conversion des villes de Galilée (v. 20). Elles sont donc sous la menace du jugement. Dit à la manière des prophètes d’autrefois : le jour du jugement sera « plus supportable » pour Tyr et Sidon (cf. 15,21) et même pour Sodome que pour les villes de Galilée (v. 24) ! Le passage a la forme d’une invective prophétique contre l’incrédulité des proches, en regard de la prise de conscience de ceux qui sont au départ étrangers aux promesses (v. 21). Les paroles qui suivent (v. 25-27) confirment que la

Bonne Nouvelle n’est pas reçue par ceux qu’a priori, on pensait réceptifs au message de Jésus. Après les compatriotes, ce sont les sages que visent les pro-pos de Jésus. Ce que le Père, dans sa bienveillance, a révélé aux « tout-petits » et a caché aux « sages et aux intelligents », c’est sa volonté de salut dans la personne de son envoyé. Le v. 27 est souvent désigné comme le « logion johannique », tant sa forme et son contenu rappellent le style du quatrième évangile. Il souligne le lien étroit qui unit Jésus, le « Fils », à Dieu, son « Père » et témoigne d’une christologie déjà très

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élaborée : l’accès au Père ne se fait que par le Fils, selon la volonté de ce dernier qui a tout reçu de Lui. L’ensemble se termine par ce qu’on appelle un « hymne de jubilation » (v. 28-30). Le « joug facile » et le « fardeau léger » (v. 28-30), c’est l’enseignement de Jésus. Reprenant une métaphore utilisée dans l’Ancien Testament pour parler de la Loi, Matthieu pré-sente ce « joug » de Jésus sous un jour paradoxal puisque ceux qui sont fatigués et chargés (v. 28) le trouveront facile et léger à porter (v. 30). Sous ce joug, ils trouveront le « repos » (v. 29 ; allusion au sabbat, cf. par exemple Ex 23,12). La déclaration est traversée par une tension qui naît des termes mis

en relation : Jésus utilise, dans le même mouvement de la phrase, un vocable qui relie très étroitement le poids de la Loi (le « joug ») et la charge potentielle d’un enseignement (le « fardeau ») à l’idée de facilité en même temps qu’à celle de légèreté. À ceux qui sont « fatigués et chargés », Jésus demande d’apprendre qu’il est « doux et humble de cœur » : c’est de cet apprentissage qu’ils « trouveront le repos de [vos] âmes » (v. 29). Comment articuler cette déclaration avec la radicalisation constatée par exemple en 5,21-48 ? C’est ce que vont montrer les deux controverses sur le sabbat (12,1-14), qui sont une illustration de ce paradoxe du « joug facile ».

1 En ce temps-là, un jour de sabbat, Jésus vint à passer à travers des champs de blé. Ses disciples eurent faim et se mirent à arracher des épis et à les manger. 2 Voyant cela, les Pharisiens lui dirent : « Vois tes disciples qui font ce qu’il n’est pas permis de faire pendant le sabbat. » 3 Il leur répondit : « N’avez-vous pas lu ce que fit David, lorsqu’il eut faim, lui et ses compagnons, 4 comment il est entré dans la maison de Dieu et comment ils ont mangé les pains de l’offrande, que ni lui, ni ses compagnons n’avaient le droit de manger, mais seulement les prêtres ? 5 Ou n’avez-vous pas lu dans la Loi que, le jour du sabbat, dans le temple, les prêtres profanent le sabbat sans être en faute ? 6 Or, je vous le déclare, il y a ici plus grand que le temple. 7 Si vous aviez compris ce que signifie : C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice, vous n’auriez pas condamné ces hommes qui ne sont pas en faute. 8 Car il est maître du sabbat, le Fils de l’homme. »

9 De là, il se dirigea vers leur synagogue et y entra. 10 Or se trouvait là un homme qui avait une main paralysée ; ils lui posèrent cette question : « Est-il permis de faire une guérison le jour du sabbat ? » C’était pour l’accuser. 11 Mais il leur dit : « Qui d’entre vous, s’il n’a qu’une brebis et qu’elle tombe dans un trou le jour du sabbat, n’ira la prendre et l’en retirer ? 12 Or, combien l’homme l’emporte sur la brebis ! Il est donc permis de faire le bien le jour du sabbat. » 13 Alors il dit à cet homme : « Etends la main. » Il l’étendit et elle fut remise en état, aussi saine que l’autre. 14 Une fois sortis, les Pharisiens tinrent conseil contre lui, sur les moyens de le faire périr.

15 L’ayant appris, Jésus se retira de là. Beaucoup le suivirent ; il les guérit tous. 16 Il leur commanda sévèrement de ne pas le faire connaître, 17 afin que soit accompli ce qu’a dit le prophète Esaïe :

18 Voici mon serviteur que j’ai élu,mon Bien-Aimé qu’il m’a plu de choisir,je mettrai mon Esprit sur lui,et il annoncera le droit aux nations. 19 Il ne cherchera pas de querelles, il ne poussera pas de cris,on n’entendra pas sa voix sur les places.20 Il ne brisera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui fume encore,jusqu’à ce qu’il ait conduit le droit à la victoire.21 En son nom les nations mettront leur espérance.

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Jésus contre la famille ?Mt 10,34-36 semble accréditer l’hypothèse qu’Évangile et famille ne font pas bon ménage (cf. aussi 8,21-22 ; 12,46-50). Le passage est introduit par l’affirmation que Jésus est venu apporter « le glaive » (v. 34). En fait, le terme grec traduit ici par « glaive » (machaira) est le couteau dont chacun pouvait se servir au quotidien. Pour que chaque être humain, chaque couple puisse exister et se réaliser singulièrement, séparé du risque de fusion mortifère avec sa famille d’origine ou d’adoption, il faut que le couteau fasse son travail de séparation, c’est-à-dire sépare l’enfant devenu adulte de ses parents et chaque membre du couple de sa famille d’origine. Et cela ne se fait pas sans douleur. C’est la question de l’altérité qui est ici en jeu. Comment alors articuler la figure d’un Jésus qui apporte non la paix mais la séparation avec la béatitude proclamée par ce même Jésus en 5,9 ? Cette tension invite à repenser la notion de paix : la paix dont il est question dans la septième béatitude ne fait pas l’économie d’une séparation, d’une coupure entre la logique du monde et celle du Royaume. Ces « faiseurs de paix » sont d’ailleurs déclarés « fils de Dieu » (5,9), c’est-à-dire qu’ils appartiennent à une nouvelle famille qui ne relève plus des filiations et des généalogies humaines. On voit apparaître ici une nouvelle compréhension de la notion de famille : dans l’économie du Royaume, la famille « spirituelle » – qui s’organise autour de la suivance du Christ (cf. 4,18-22) – devient prioritaire par rapport à la famille charnelle.

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Controverses sur le sabbat. Citation d’accomplissementReliées aux v. 28-30 (cf. v. 1), les deux controverses sur le sabbat indiquent comment vivre la prescription du repos sabbatique sous le « joug » nouveau du Messie. Dans le premier épisode (v. 1-9), les disciples sont caractérisés par trois déterminations : ils ont faim ; ils arrachent des épis ; ils mangent (v. 1). Ce besoin entraîne ce qu’il convient d’appeler, dans la casuis-tique juive, un travail (égrener les épis) ; il leur permet de rassasier leur faim (il était simplement permis de consommer une nourriture déjà préparée). La ques-tion des Pharisiens (v. 2) relève donc d’un constat : les disciples de Jésus font ce qu’il n’est pas permis de faire un jour de sabbat. Par l’exemple de David (v. 3-4 ; cf. 1 S 21,7), Jésus justifie tout d’abord l’attitude de ses disciples pour la simple raison qu’ils sont disciples du prétendant à l’héritage messianique de David (cf. 1,1 ; 1,20 ; 9,27 ; 12,23 ; 15,22 ; 20,30-31 ; 21,9.15). Le second argument (v. 5-6) fait appel à une prescription selon laquelle les prêtres violent le sabbat sans être en faute ce jour-là. L’argumentation est d’abord une accusation des Pharisiens, qui ne savent pas lire la Loi (« n’avez-vous pas lu ») : l’Écriture ne contredit pas la Loi, mais indique son champ d’application et les possibilités d’interprétation. Si la situation des dis-ciples n’est pas identique à celle des prêtres, ils sont cependant liés à quelqu’un qui est plus grand que le Temple (cf. 12,41-42 et 22,41-46). Le troisième argu-ment est constitué par la citation d’Os 6,6 (v. 7 ; cf. déjà 9,13), qui est la pointe de l’argumentation. L’autorité du Maître eschatologique « plus grand que le temple » (v. 6b) légitime l’attitude des disciples et les innocente. Jésus propose et permet une obéissance à la Loi qui correspond à la miséricorde de Dieu. Il ne s’agit pas d’abord de poser un principe éthique, mais d’affirmer que Jésus est l’illustration première du principe posé

par Osée : désormais, Dieu intervient à travers lui pour le salut ce ceux qui sont fatigués et chargés (11,28-30). Le dernier argument (v. 8) est constitué par un appel à l’autorité du Fils de l’homme sur le sabbat. De bout en bout, l’épisode présuppose la reconnaissance de l’autorité de Jésus sur la Loi en sa qualité d’envoyé de Dieu. La seconde controverse (v. 9-14) est la continuation directe de la première. La question porte sur ce qui est permis ou non de faire un jour de sabbat. Jésus devient le principe interprétatif qui permet de lire la Loi et qui peut, lui seul, en montrer le sens fondamental : la misé-ricorde. Il est donc permis de « faire le bien » (v. 12) le jour du sabbat, et non pas seulement de guérir comme le demandaient les Pharisiens (v. 10). Comprendre la Loi comme miséricorde,c’est la dépasser, voire la transgresser comme commandement. La conclusion (v. 14) souligne le danger que présente Jésus pour la lecture pharisienne de la Loi : après Hérode et ses sol-dats (2,20), c’est la seconde expression d’une volonté affichée, cette fois par les Pharisiens, de faire périr Jésus. Cette nouvelle l’incite à s’éloigner (v. 15a), ce qui n’empêche pas les foules de venir se faire guérir (v. 15b). La consigne de silence (v. 16) semble se présenter, au premier abord, comme une mesure de sécurité de Jésus. Mais la citation d’accomplissement, la plus longue de tout l’évangile (v. 18-21), lui donne une perspective différente. Matthieu l’utilise ici afin d’indi-quer clairement dans quelle direction il convient de comprendre ce qui est raconté. Elle rappelle d’abord l’identité de Jésus (cf. 3,17). Ce que le baptême an-nonçait est confirmé par Matthieu : Jésus est bien le serviteur de Dieu, l’accomplissement des attentes prophétiques. À partir de là, une double perspective

se met en place : le serviteur de Dieu qu’est Jésus est à la fois celui qui annonce le jugement (v. 18 : le « droit »), et dans le même temps il est discret, silen-cieux, gardant vivace l’espérance même la plus minime (v. 19-20). On assiste ici à une redéfinition de la notion de jugement. Ce n’est plus la vision apocalyptique de Jean-Baptiste, mais une nouvelle compréhension de la révélation divine : ce qui se donne à voir et à entendre

avec Jésus demande à être vu et entendu avec les yeux de la foi et de l’intelligence (ce que le chap. 13 déploiera par la suite). Le Messie guérit véritablement, il apporte véritablement le droit et la justice, mais sans l’imposer par la force. La discrétion du Fils-Serviteur permet l’ac-cueil de la révélation du Père dans la reconnaissance du Fils (cf. 11,25-27) ; cela constitue l’espérance des nations (v. 21).

22 Alors on lui amena un possédé aveugle et muet ; il le guérit, en sorte que le muet parlait et voyait. 23 Bouleversées, toutes les foules disaient : « Celui-ci n’est-il pas le Fils de David ? » 24 Mais les Pharisiens, entendant cela, dirent : « Celui-là ne chasse les démons que par Béelzéboul, le chef des démons. »

25 Voyant leurs réactions, il leur dit : « Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine ; aucune ville, aucune famille, divisée contre elle-même, ne se maintiendra. 26 Si donc Satan expulse Satan, il est divisé contre lui-même : com-ment alors son royaume se maintiendra-t-il ? 27 Et si c’est par Béelzéboul que moi, je chasse les démons, vos disciples, par qui les chassent-ils ? Ils seront donc eux-mêmes vos juges. 28 Mais si c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons, alors le Règne de Dieu vient de vous atteindre. 29 Ou encore, comment quelqu’un pourrait-il entrer dans la maison de l’homme fort et s’emparer de ses biens, s’il n’a d’abord ligoté l’homme fort ? Alors il pillera sa maison. 30 Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui ne rassemble pas avec moi disperse.

31 « Voilà pourquoi, je vous le déclare, tout péché, tout blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas pardonné. 32 Et si quelqu’un dit une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera pardonné ; mais s’il parle contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pardonné ni en ce monde ni dans le monde à venir.

Jésus et BéelzéboulL’arrivée du possédé aveugle et muet que Jésus guérit (v. 22) suscite l’interrogation des foules sur la messia-nité de Jésus : n’est-il pas le « fils de David » (v. 23) ? Cette question contraste avec l’opinion tranchée des

Pharisiens (cf. déjà 9,34 auquel cet épisode répond) : c’est au nom de Béelzéboul, prince des démons, qu’il chasse les démons (v. 24). L’étymologie de Béelzéboul est controversée. Deux explications principales sont en

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concurrence. Soit le terme viendrait de Baal Zebub, le « Seigneur des mouches », une divinité adorée par les habitants d’Ekron, une ville des Philistins (2 R 1,2). Soit il faut chercher du côté de l’expression Baal Zebûl, le « Seigneur de la demeure » ; le nom évoquerait aussi une divinité cananéenne, dont le nom était Zebûl (nom attesté par la Bible en Jg 9,28.30.36.41 où il désigne un prince de Sichem) ; on pourrait également comprendre ce nom dans le sens : « le prince Baal ». Jésus connaît les « pensées » des Pharisiens (v. 25 ; cf. 9,4). Il y répond par deux métaphores très parlantes : royaume, ville ou maison divisés contre eux-mêmes ne peuvent subsister. Il en va de même de Satan (v. 27-28). Le propos se poursuit par une autre métaphore, celle de l’homme fort dont la maison est pillée (v. 29-30). Jésus enchaîne Satan, « le fort ». Cette victoire est attestée par les nombreux exorcismes rapportés par l’évangéliste. Le règne et la maison de Satan ne sont donc pas seulement divisés, ils sont attaqués. L’ennemi ne vient pas de l’intérieur, mais de l’exté-rieur. La venue du Règne de Dieu est placée sous le signe d’un combat sans merci : il s’agit de prendre à l’ennemi ses propres biens en pillant sa maison (v. 29). « S’emparer de ses biens » renvoie sans doute aux

divers exorcismes par lesquels Jésus fait reculer le règne de Satan ; l’expression « les biens de l’homme fort » est une métaphore désignant les hommes pos-sédés et malades. La venue du Règne exigeait, on l’a vu, conversion et foi dans la Bonne Nouvelle (4,17). Mais la victoire sur le mal est beaucoup plus qu’une question de volonté ou même de foi. La puissance du Malin qui emprisonne l’homme doit être contestée au cœur même de sa maison et de son royaume. Cela, seul le « plus fort » annoncé par Jean-Baptiste (3,11) pouvait l’accomplir. Dans ce contexte, le blasphème contre l’Esprit (v. 31-32) consiste à accuser Jésus, qui chasse les esprits impurs et sur lequel l’Esprit de Dieu est descendu (3,16), d’avoir lui-même un esprit impur, c’est-à-dire Béelzéboul. Même les démons ne font pas cela, puisqu’ils le proclament Fils de Dieu (8,29). En refusant l’autorité de l’homme de Nazareth, les Pharisiens blasphèment contre l’Esprit, dont l’acti-vité se mesure à l’aune de celle du Jésus terrestre. « Blasphémer contre l’Esprit » (v. 31), c’est être pri-sonnier d’une puissance d’aveuglement qui fait que l’homme confond ce qui vient de Dieu avec ce qui vient de Satan.

33 « Supposez qu’un arbre soit bon, son fruit sera bon ; supposez-le malade, son fruit sera malade : c’est au fruit qu’on reconnaît l’arbre. 34 Engeance de vipères, comment pourriez-vous dire de bonnes choses, alors que vous êtes mauvais ? Car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. 35 L’homme bon, de son bon trésor, retire de bonnes choses ; l’homme mauvais, de son mauvais trésor, retire de mauvaises choses. 36 Or je vous le dis : les hommes rendront compte au jour du jugement de toute parole sans portée qu’ils auront proférée. 37 Car c’est d’après tes paroles que tu seras justifié, et c’est d’après tes paroles que tu seras condamné. »

38 Alors quelques scribes et Pharisiens prirent la parole : « Maître, nous vou-

drions que tu nous fasses voir un signe. » 39 Il leur répondit : « Génération mau-vaise et adultère qui réclame un signe ! En fait de signe, il ne lui en sera pas donné d’autre que le signe du prophète Jonas. 40 Car tout comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. 41 Lors du jugement, les hommes de Ninive se lèveront avec cette génération et ils la condamneront, car ils se sont convertis à la prédication de Jonas ; eh bien ! ici il y a plus que Jonas. 42 Lors du jugement, la reine du Midi se lèvera avec cette génération et elle la condamnera, car elle est venue du bout du monde pour écouter la sagesse de Salomon ; eh bien ! ici il y a plus que Salomon.

43 « Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il parcourt les régions arides en quête de repos, mais il n’en trouve pas. 44 Alors il se dit : “Je vais retourner dans mon logis, d’où je suis sorti.” A son arrivée, il le trouve inoccupé, balayé, mis en ordre. 45 Alors il va prendre avec lui sept autres esprits plus mauvais que lui, ils y entrent et s’y installent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le pre-mier. Ainsi en sera-t-il également de cette génération mauvaise. »

46 Comme il parlait encore aux foules, voici que sa mère et ses frères se tenaient dehors, cherchant à lui parler.

[47 Quelqu’un lui dit : « Voici que ta mère et tes frères se tiennent dehors : ils cherchent à te parler. »]

48 A celui qui venait de lui parler, Jésus répondit : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » 49 Montrant de la main ses disciples, il dit : « Voici ma mère et mes frères ; 50 quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, c’est lui mon frère, ma sœur, ma mère. »

Invectives contre scribes et Pharisiens. La vraie familleLa controverse sur Béelzéboul est immédiatement suivie d’un groupement de paroles autour du bon arbre et du bon fruit, de la bouche et du cœur (v. 33-37). Contrairement à ce qu’une lecture rapide du passage pourrait laisser penser, le « fruit » n’est pas ici une œuvre au sens d’une action morale. De bout en bout, c’est le registre de la parole qui est déployé : « dire de bonnes choses » (v. 34a) ; « ce que dit la bouche » (v. 34b) ; « tout parole sans portée » (v. 36) ; « d’après tes paroles » (v. 37). De manière significa-

tive, le jugement ne porte pas sur les actions, mais sur les paroles : ce sont elles qui justifient ou condamnent. Il faut voir ici l’idée que l’homme est un être de langage et qu’il est structuré par la parole : les paroles peuvent faire vivre ou mourir (cf. Jc 3,1-13) ; elles sont discours « sans portée » (v. 36), donc passible de jugement, ou parole qui porte du fruit et qui fait vivre. L’œuvre, au sens de l’action bonne ou mauvaise, n’est que l’effet de vie ou de mort d’une parole : c’est au discernement que convie le propos de Jésus.

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Les v. 38-41 sont constitués par la demande d’un signe par les Pharisiens, demande à laquelle Jésus répond en renvoyant au « signe du prophète Jonas » (v. 39) resté trois jours et trois nuits dans le ventre du monstre marin (v. 40). Ce signe est interprété comme une méta-phore de la Passion du Fils de l’homme : il s’agit ici de la toute première annonce, encore indirecte, par Jésus lui-même de sa mort prochaine (cf. ensuite 16,21). Après la référence à Jonas et aux habitants de Ninive, Jésus en réfère à la sagesse de Salomon (v. 42) et à la reine de Saba. Si les scribes et les Pharisiens voient en Jésus un imposteur suppôt de Satan, non seulement les « tout-petits » à qui le Père céleste a « révélé ces choses » (11,25), mais également les peuples étrangers (Ninive et la Reine de Saba) y reconnaissent l’envoyé de Dieu. Ces étrangers se lèveront donc au jour du jugement, parce qu’ils se sont déplacés pour le prophète Jonas et le roi Salomon, alors que cette génération ne reconnaît pas son Messie qui est pourtant plus grand qu’eux.Le court épisode sur les esprits impurs (v. 43-45) pro-longe les propos polémiques de Jésus contre cette « génération (v. 45), incapable de reconnaître le Mes-sie que Dieu lui envoie. Pour comprendre les paroles de Jésus, il faut déterminer le sens du v. 43 : qui a fait sortir l’esprit impur de l’être humain ? Sans doute l’évan-gile invite-t-il à considérer que l’activité d’exorcisme de Jésus (ou de ses disciples), régulièrement men-tionnée depuis 8,16 (cf. 8,28-34 ; 32-34 ; 10,1 ; 12,22),

est signe de la venue du Règne de Dieu au milieu de son peuple (12,28). Mais cette défaite de l’esprit impur peut n’être que temporaire, si le « logis » laissé libre (« balayé et mis en ordre » v. 44) n’est pas occupé par un autre maître. La non-reconnaissance de Jésus par cette génération annonce une possession à venir plus terrible encore que la précédente. Par cela, l’évangéliste souligne que l’homme n’est jamais sans maître, mais que le plus grave est sans doute pour lui de l’ignorer et de refuser Celui dont la souveraineté est libératrice. Les v. 46-50 qui concluent l’ensemble constituée par les v. 22-50 mettent en scène la famille de Jésus, avec laquelle il prend ses distances. Par sa parole, il consti-tue une nouvelle famille où ceux qui se croient mères, frères et sœurs ne le sont plus, et ceux qui ne le sont pas selon les liens du sang, peuvent le devenir véritable-ment. Jésus brise ainsi le privilège du lien de parenté. Il détruit les illusions (mais aussi les malédictions et les enfermements cf. 1,1-17) qui s’attachent habituellement au privilège des liens du sang. Il affirme qu’aucune parenté charnelle, pas même la maternité, ne saurait donner un droit sur lui. Il est donc juste de parler ici d’une nouvelle fraternité, constituée non plus autour des liens du sang, mais autour de la « volonté du Père céleste ». Ce que veut dire exactement cette expression sera précisé par la suite, en particulier dans le chapitre des paraboles, où il faut l’entendre comme le mystère du Royaume des cieux proclamé dans les paraboles de Jésus.

1 En ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s’assit au bord de la mer. 2 De grandes foules se rassemblèrent près de lui, si bien qu’il monta dans une barque où il s’assit ; toute la foule se tenait sur le rivage.

3 Il leur dit beaucoup de choses en paraboles. « Voici que le semeur est sorti pour semer. 4 Comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin ; et les oi-seaux du ciel sont venus et ont tout mangé. 5 D’autres sont tombés dans les endroits

pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre ; ils ont aussitôt levé parce qu’ils n’avaient pas de terre en profondeur ; 6 le soleil étant monté, ils ont été brûlés et, faute de racine, ils ont séché. 7 D’autres sont tombés dans les épines ; les épines ont monté et les ont étouffés. 8 D’autres sont tombés dans la bonne terre et ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. 9 Entende qui a des oreilles ! »

Introduction au discours en paraboles. La parabole du semeurDans ce chapitre, Matthieu présente la prédication de Jésus sous forme d’un discours en paraboles. C’est le troisième discours de Jésus (cf. chap. 5–7 et 10). Deux auditoires sont mis en scène : les foules à qui Jésus s’adresse d’abord (v. 1-35, sauf les v. 10-23) au bord de la mer (v. 1-2), et les disciples à qui est réservé un enseignement particulier (v. 10-23 et 36-50). La parabole du semeur (v. 3-9) est un exemple caractéristique du genre parabolique (v. 3a). Elle utilise une comparaison empruntée au domaine de la vie quotidienne pour illustrer un enseignement

dont l’objet, à la différence des paraboles suivantes (v. 24.31.33.44.47), reste pour l’instant non explicité (cf. v. 18). Le sens de cette comparaison est ainsi dif-ficile à déterminer de manière certaine. Une chose semble assurée : il faut entendre qu’un semeur a jeté de la semence sur des terrains très différents (v. 4 : un chemin ; v. 5-6 : un terrain pierreux ; v. 7 : les épines ; v. 8a : la bonne terre) ; les échecs répétés n’ont pas empêché la croissance, et même la surabondance du fruit (v. 8b). Cette histoire étrange se conclut par un appel solennel à l’écoute (v. 9).

10 Les disciples s’approchèrent et lui dirent : « Pourquoi leur parles-tu en para-boles ? » 11 Il répondit : « Parce qu’à vous il est donné de connaître les mystères du Royaume des cieux, tandis qu’à ceux-là ce n’est pas donné. 12 Car à celui qui a, il sera donné, et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. 13 Voici pourquoi je leur parle en paraboles : parce qu’ils regardent sans regarder et qu’ils entendent sans entendre ni comprendre ; 14 et pour eux s’accomplit la prophétie d’Esaïe, qui dit :

Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ;vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas.15 Car le cœur de ce peuple s’est épaissi,ils sont devenus durs d’oreille,ils se sont bouché les yeux,pour ne pas voir de leurs yeux,ne pas entendre de leurs oreilles,ne pas comprendre avec leur cœur,

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et pour ne pas se convertir.Et je les aurais guéris !16 « Mais vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient, et vos oreilles parce qu’elles

entendent. 17 En vérité, je vous le déclare, beaucoup de prophètes, beaucoup de justes ont désiré voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu.

18 « Vous donc, écoutez la parabole du semeur. 19 Quand l’homme entend la parole du Royaume et ne comprend pas, c’est que le Malin vient et s’empare de ce qui a été semé dans son cœur ; tel est celui qui a été ensemencé au bord du chemin. 20 Celui qui a été ensemencé en des endroits pierreux, c’est celui qui, entendant la Parole, la reçoit aussitôt avec joie ; 21 mais il n’a pas en lui de racine, il est l’homme d’un moment : dès que vient la détresse ou la persécution à cause de la Parole, il tombe. 22 Celui qui a été ensemencé dans les épines, c’est celui qui entend la Parole, mais le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole, et il reste sans fruit. 23 Celui qui a été ensemencé dans la bonne terre, c’est celui qui entend la Parole et comprend : alors, il porte du fruit et produit l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. »

La théorie des paraboles. Explication de la parabole du semeurLes disciples interrogent Jésus sur les raisons pour lesquelles il parle aux foules en paraboles (v. 10). Il répond qu’à eux seuls est donnée la connaissance des mystères du Royaume (v. 11). La précision qu’il apporte ensuite (v. 12 ; cf. 25,29) semble renforcer encore le statut privilégié des disciples. En antici-pant sur la suite, on peut la comprendre ainsi : à celui en qui le désir d’entendre la parole de Jésus (le dis-ciple qui « suit » Jésus) dépasse le besoin collectif de la foule, il sera donné plus encore. L’évangile ne précise pas le contenu de ce plus (cf. 19,29). « Celui qui n’a pas », c’est-à-dire en qui la parole ne fructifie pas, même son statut – celui d’appartenir au peuple élu par exemple – n’est plus valable. La raison d’être de cet état de fait réside dans le constat de la cécité et de la surdité du peuple (v. 13), annoncées par

le prophète Ésaïe (v. 14-15). Les disciples sont au bénéfice d’une béatitude (v. 16) et d’une déclaration solennelle (v. 17), qui soulignent le caractère décisif de ce qu’ils entendent : l’accomplissement de ce que les prophètes ont espéré. Relue dans ce contexte, l’explication de la parabole du semeur (v. 18-23) confirme que tout se joue sur le rapport de l’homme à la « parole du Royaume ». Tous ont été au bénéfice de la Parole. Sur tous les terrains ,la Parole a été entendue ; mais les obstacles sont nombreux et elle ne fructifie que chez quelques-uns. Trois échecs (v. 19-22) pour une seule réussite (v. 23). L’échec de la proclamation de la Parole est donc bien une caractéristique essentielle du mystère dévoilé aux disciples : la Parole est semée dans le monde, et elle fructifie malgré de nombreux refus. L’explication de la

parabole du semeur subvertit donc la logique même de la communication secrète : le seul secret est le caractère inexplicable de l’audition improductive des uns et fructueuse des autres. Trois indices attestent que Matthieu n’institue pas les disciples en régime de privilège, mais de responsabilité (celle du désir de l’écoute). D’abord, en ouverture de l’explication de la parabole du semeur, le texte grec dit littéralement : « Vous donc, écoutez la parabole du semeur » (v. 18). Cela signifie que l’explication est lui aussi une parabole ! Secondement, à partir du v. 24 où Jésus prononce « une autre parabole », aucun indice textuel ne précise que Jésus a changé d’auditoire :

c’est donc encore à ses disciples qu’il parle. Pourtant, l’auditeur apprendra au v. 34 que c’est bien aux foules qu’il s’adresse ! Enfin, la seconde partie du chapitre, où les disciples sont à l’écart avec Jésus pour recevoir un enseignement privé (v. 36-50) contient autant de para-boles que la première partie (cf. v. 44-50) : le discours de Jésus est de part en part « en paraboles », pour les foules comme pour les disciples. La Bonne Nouvelle est d’entendre et recevoir « la parole du Royaume » (v. 19), c’est-à-dire la parole de Jésus lui-même. La parabole du semeur et son explication se présentent comme une occasion exemplaire de la proclamation, donc aussi de l’écoute, de cette parole du Royaume.

24 Il leur proposa une autre parabole : « Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. 25 Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par-dessus, il a semé de l’ivraie en plein milieu du blé et il s’en est allé. 26 Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, alors apparut aussi l’ivraie. 27 Les serviteurs du maître de maison vinrent lui dire : “Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ?” 28 Il leur dit : “C’est un ennemi qui a fait cela.” Les servi-teurs lui disent : “Alors, veux-tu que nous allions la ramasser ?” – 29 “Non, dit-il, de peur qu’en ramassant l’ivraie vous ne déraciniez le blé avec elle. 30 Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier.” »

31 Il leur proposa une autre parabole : « Le Royaume des cieux est comparable à un grain de moutarde qu’un homme prend et sème dans son champ. 32 C’est bien la plus petite de toutes les semences ; mais, quand elle a poussé, elle est la plus grande des plantes potagères : elle devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel viennent faire leurs nids dans ses branches. »

33 Il leur dit une autre parabole : « Le Royaume des cieux est comparable à du levain qu’une femme prend et enfouit dans trois mesures de farine, si bien que toute la masse lève. »

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34 Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans paraboles, 35 afin que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète : J’ouvrirai la bouche pour dire des paraboles, je proclamerai des choses cachées depuis la fondation du monde.

Trois paraboles du Royaume. Conclusion du discoursLes destinataires de la parabole de l’ivraie sont-ils les disciples (cf. « leur » au v. 24) ou les foules (cf. v. 34) ? L’ambiguïté demeure. Dans cette parabole, le Royaume est semblable à l’homme qui a semé du bon grain dans son champ. Les hommes endormis (v. 25) sont une métaphore pour dire la nuit : c’est le temps des ténèbres, où agit l’ennemi qui vient semer l’ivraie (en grec, zizanie). Lorsque l’herbe pousse et porte fruit alors apparaît aussi l’ivraie (v. 26), qui signifie la présence du mal au milieu du bien. L’un ne va pas sans l’autre. D’où vient l’ivraie ? demandent les ser-viteurs du Seigneur (v. 27). « C’est un ennemi qui a fait cela » (v. 28) : Jésus n’explique pas le mal, il pose simplement l’existence d’un adversaire. Les serviteurs proposent alors leur service (v. 29) : purifier le monde du mal. Refus du Seigneur. Raison invoquée : le désir de pureté comporte le risque de la confusion : on enlève l’ensemble. La cohabitation est donc inévitable, mais elle n’est pas synonyme d’indifférence, au contraire : elle garantit la différence entre bien et mal. Il y aura un temps, celui de la moisson (v. 30), où des gens compétents feront ce que les serviteurs ne peuvent pas faire : le tri entre le bon grain et l’ivraie. Pour l’instant

c’est le temps de la cohabitation entre bien et mal. Ils poussent ensemble. Aussitôt après sont ajoutées deux petites paraboles (v. 31-33) qui précisent : ceci n’empêche pas que ce Royaume est ouvert à tous (v. 31-32) et qu’il suffit d’un rien pour que tout lève (v. 33). Qu’est-ce qvi fait que la vie l’emporte ? C’est là sans doute que réside le mystère du Royaume des cieux. C’est dans l’ambiguïté, l’ambiva-lence, la confrontation avec le mal, que le Royaume vient faire son chemin. Il ne peut en aller autrement, sinon ce n’est pas du Royaume dont il est question, mais de ce que les hommes se proposent de faire : un monde puri-fié, donc diabolique, puisque sans distinction entre bien et mal. Dieu, lui, laisse cohabiter les deux jusqu’à la fin. La première section du discours en paraboles se ter-mine (v. 34-35) par une citation d’accomplissement (Ps 78,2). Que sont ces choses cachées depuis la fondation du monde que Jésus annonce aux foules en paraboles ? Difficile à dire. L’auditeur peut cepen-dant s’interroger : le sort prévisible du prédicateur du Royaume (cf. 12,14) n’est-il pas semblable au sort de la graine jetée en terre et qui produit du fruit malgré de nombreux échecs ?

36 Alors, laissant les foules, il vint à la maison, et ses disciples s’approchèrent de lui et lui dirent : « Explique-nous la parabole de l’ivraie dans le champ. » 37 Il leur répondit : « Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; 38 le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; l’ivraie, ce sont les sujets du

Malin ; 39 l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges. 40 De même que l’on ramasse l’ivraie pour la brûler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde : 41 le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour les mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité, 42 et ils les jetteront dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents. 43 Alors les justes resplen-diront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Entende qui a des oreilles !

44 « Le Royaume des cieux est comparable à un trésor qui était caché dans un champ et qu’un homme a découvert : il le cache à nouveau et, dans sa joie, il s’en va, met en vente tout ce qu’il a et il achète ce champ. 45 Le Royaume des cieux est encore comparable à un marchand qui cherchait des perles fines. 46 Ayant trouvé une perle de grand prix, il s’en est allé vendre tout ce qu’il avait et il l’a achetée.

47 « Le Royaume des cieux est encore comparable à un filet qu’on jette en mer et qui ramène toutes sortes de poissons. 48 Quand il est plein, on le tire sur le rivage, puis on s’assied, on ramasse dans des paniers ce qui est bon et l’on rejette ce qui ne vaut rien. 49 Ainsi en sera-t-il à la fin du monde : les anges surviendront et sépareront les mauvais d’avec les justes, 50 et ils les jetteront dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents. »

51 « Avez-vous compris tout cela ? » – « Oui », lui répondent-ils. 52 Et il leur dit : « Ainsi donc, tout scribe instruit du Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux. »

53 Or, quand Jésus eut achevé ces paraboles, il partit de là. 54 Etant venu dans sa patrie, il enseignait les habitants dans leur synagogue de telle façon que, frappés d’étonnement, ils disaient : « D’où lui viennent cette sagesse et ces miracles ? 55 N’est-ce pas le fils du charpentier ? Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie, et ses frères Jacques, Joseph, Simon et Jude ? 56 Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes chez nous ? D’où lui vient donc tout cela ? » 57 Et il était pour eux une occasion de chute. Jésus leur dit : « Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie et dans sa maison. » 58 Et là, il ne fit pas beaucoup de miracles, parce qu’ils ne croyaient pas.

À la maison avec les disciples. Explication de la parabole de l’ivraie. Trois autres paraboles. Jésus dans sa patrie L’explication de la parabole du bon grain et de l’ivraie (v. 36-43) s’adresse cette fois aux seuls disciples, à l’écart dans une maison (v. 36). Dans cette expli-

cation, tous les personnages de la paraboles font l’objet d’un décryptage (v. 37-39), sauf un : les « servi-teurs » (v. 27) ne sont pas identifiés dans l’explication.

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Cette absence est la clé de l’explication : la place des serviteurs disposés à arracher l’ivraie est celle dont l’auditeur/disciple de la parabole pense qu’elle est naturellement la sienne. Elle est pourtant celle qu’il ne peut occuper. Les seules places à investir sont celle de « sujets du Royaume » ou « sujets du Malin » (v. 38) ! Ajoutons que l’explication concentre tout sur la phase finale, celle de la moisson, alors que la para-bole, elle, se concentrait sur la phase intermédiaire de la cohabitation. La parabole dépeint la situation du monde ; l’explication décrit le jugement. La scène qui est proposée comme explication donnée au disciple est donc une parabole de jugement dernier. Que celui qui a des oreilles entende ! (v. 43). Le discours se poursuit par trois paraboles (v. 44-52). Du début à la fin du chapitre, (cf. v. 52), le langage de Jésus est donc bien parabolique. Elles précisent à quelles conditions le disciple peut espérer se re-trouver du côté des justes, c’est-à-dire être « sujet du Royaume ». Pour être « sujet du Royaume », il faut chercher sans relâche et être prêt à tout vendre

quand on a trouvé le trésor (v. 44). Mais être « fils du Royaume », c’est aussi avoir été trouvé par le marchand de perles. C’est être devenu, par sa seule volonté à Lui, la perle de grand prix pour laquelle il donne tout ce qu’il a (v. 45-46). Pour finir, la parabole du filet (v. 47-50) redit les mêmes choses que l’expli-cation de la parabole du bon grain et de l’ivraie : le tri final sera fait par les anges (v. 49). En attendant, le pêcheur ramène « toutes sortes de poissons » (v. 47). Les disciples ont-il compris tout cela (v. 51) ? Leur « oui », sans autre commentaire, est un « oui » authentique auquel le Malin n’a rien à voir (cf. 5,37) ; la suite de la narration montrera qu’il ne garantit pas de l’échec, de la fuite et du reniement. Pour l’heure, les disciples sont appelés par Jésus à être tels des « scribes » instruits de Royaume des cieux : capables de tirer de leur trésor le neuf et le vieux (v. 52). C’est-à-dire, peut-être, de lire et d’entendre de façon nouvelle les Écritures anciennes. En effet, la nouveauté (le Christ et sa parole) ne peut venir sans être adossée à quelque chose de déjà existant, et qui a fait ses

preuves (les Écritures qui l’annonçaient). Il n’est sans doute pas anodin que le récit qui suit (v. 53-58) mette en scène la venue de Jésus dans sa patrie et le refus qu’il y essuie : ils sont incapables d’entendre de façon nouvelle celui qu’ils connaissent depuis trop longtemps !Nul n’est prophète en son pays, car les gens de sa patrie savent la vérité sur le prophète. Ils le connaissent, derrière ses discours publics. Du moins le croient-ils ! Comme si la vérité se confon-dait avec la vie privée… Paradoxalement, l’évangile nous dit ici que le fait de connaître Jésus fut plutôt un handicap pour ses amis de Nazareth, y compris pour sa propre famille. Cet obstacle les empêchait

de saisir la vérité de sa prédication, de ses gestes. Car Christ se rencontre en vérité dans la confiance en sa parole. La vérité de Jésus est donnée dans ce qu’il dit et fait, publiquement. Les gens de Naza-reth croient détenir la vérité sur Jésus, parce qu’ils connaissent le nom de ses frères et de ses sœurs. Et cette prétendue vérité les empêche d’écouter ce qu’il a à leur dire, en particulier d’être ouverts au mystère du Royaume de Dieu qui se donne à entendre dans les paraboles, et de profiter de ce qu’il peut faire pour eux. Ce faisant, ils ramènent la nouveauté de l’Évangile, qui pourrait les aider, à ce qu’ils connaissent et ne les aide pas. Pour eux, il n’y a pas d’altérité possible.

1 En ce temps-là, Hérode le tétrarque apprit la renommée de Jésus 2 et il dit à ses familiers : « Cet homme est Jean le Baptiste ! C’est lui, ressuscité des morts ; voilà pourquoi le pouvoir de faire des miracles agit en lui. » 3 En effet, Hérode avait fait arrêter et enchaîner Jean et l’avait emprisonné, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe ; 4 car Jean lui disait : « Il ne t’est pas permis de la garder pour femme. » 5 Bien qu’il voulût le faire mourir, Hérode eut peur de la foule qui tenait Jean pour un prophète. 6 Or, à l’anniversaire d’Hérode, la fille d’Hérodiade exécuta une danse devant les invités et plut à Hérode. 7 Aussi s’engagea-t-il par serment à lui donner tout ce qu’elle demanderait. 8 Poussée par sa mère, elle lui dit : « Donne-moi ici, sur un plat, la tête de Jean le Bap-tiste. » 9 Le roi en fut attristé ; mais, à cause de son serment et des convives, il commanda de la lui donner 10 et envoya décapiter Jean dans sa prison. 11 Sa tête fut apportée sur un plat et donnée à la jeune fille qui l’apporta à sa mère. 12 Les disciples de Jean vinrent prendre le cadavre et l’ensevelirent ; puis ils allèrent informer Jésus.

13 A cette nouvelle, Jésus se retira de là en barque vers un lieu désert, à l’écart. L’ayant appris, les foules le suivirent à pied de leurs diverses villes.

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Les paraboles en « clair-obscur »Mt 13,10-17 propose une compréhension de la parabole en écart avec celle héritée de la rhétorique gréco-romaine : loin de clarifier le discours, les paraboles semblent prononcées en vue de le rendre obscur. On est proche des cercles apocalyptiques : la parabole transmet des mystères en langage crypté dont les élus reçoivent l’explication. Ici cependant, la distinction entre élus et gens du dehors est rendue poreuse par la construction même de l’ensemble du chapitre : de bout en bout, Jésus s’adresse à ses disciples en paraboles, même dans ses explications. Par ailleurs, comme dans le Sermon sur la montagne, la frontière entre disciples et foules n’est pas aussi évidente qu’il y paraît à première lecture.

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Mort de Jean-BaptisteHérode le tétrarque entend parler de la renommée de Jésus (v. 1), mais il se trompe sur son identité (v. 2) : à cause de ses miracles, il le prend pour Jean-Baptiste ressuscité d’entre les morts. La prédication et les gestes de Jésus ravivent chez le roi – trace d’une culpabilité enfouie ? – la figure du Baptiste, dont le récit qui suit (v. 3-12) va raconter les circons-tances au cours desquelles il l’a fait mettre à mort. Hérode a fait arrêter Jean à cause des reproches qu’il lui faisait d’avoir épousé Hérodiade, la femme de son frère Philippe (v. 3-4). Du début à la fin de l’évangile, les pouvoirs politiques sont en conflit avec les envoyés de Dieu. C’est d’abord Hérode le Grand, qui avait voulu faire périr Jésus enfant (cf. chap. 2). C’est maintenant Hérode le tétrarque, son petit-fils, qui s’en prend au Baptiste. Presque au terme de la narration, c’est enfin Pilate livrant Jésus à la mort (27,26). Si Hérode le Grand a échoué, le tétrarque mène son projet à terme. Il n’en a pour-tant pas terminé avec le Baptiste, qui vient hanter sa conscience en la personne de Jésus. Matthieu souligne ainsi que le parcours de Jean et celui de Jésus sont liés : l’activité et le message du premier

se prolongent à travers le second. Pour Hérode, Jean représente la Loi qui l’empêche de vivre comme il l’entend. Une Loi qu’il va paradoxa-lement conserver en mettant Jean en prison, s’em-prisonnant lui-même dans le dilemme de l’homme divisé : quel chemin suivre ? Hérode est paralysé. Il ne peut ni avancer, ni reculer. C’est la peur de la foule qui entrave son projet meurtrier (v. 5), et il faut que celui-ci soit porté par une autre personne pour se réaliser. Ce sera donc sa femme, Hérodiade, à l’origine de la demande de sa fille (v. 6-8), qui accomplira ce à quoi le roi n’arrive pas à se résoudre. Hérodiade, et derrière elle Hérode, veulent se débarrasser de celui qui rappelle constamment la réalité de la trans-gression de la Loi. La tristesse du roi (v. 9), qui s’est engagé par serment à donner à la fille d’Hérodiade ce qu’elle demanderait, n’est pas aussi surprenante qu’il y paraît à première lecture : Hérode n’incarne-t-il pas ici, comme en leur temps Jephté (Jg 11,30-31) ou encore Saül (1 S 14,44), l’homme prisonnier de sa parole (cf. Mt 5,33-37) et de sa division interne ? En Jésus, Jean-Baptiste revient le tourmenter : même mort, il lui parle encore !

14 En débarquant, il vit une grande foule ; il fut pris de pitié pour eux et guérit leurs infirmes. 15 Le soir venu, les disciples s’approchèrent de lui et lui dirent : « L’endroit est désert et déjà l’heure est tardive ; renvoie donc les foules, qu’elles aillent dans les villages s’acheter des vivres. » 16 Mais Jésus leur dit : « Elles n’ont pas besoin d’y aller : donnez-leur vous-mêmes à manger. » 17 Alors ils lui disent : « Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons. » – 18 « Apportez-les-moi ici », dit-il. 19 Et, ayant donné l’ordre aux foules de s’installer sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons et, levant son regard vers le ciel, il prononça la bénédiction ; puis, rompant les pains, il les donna aux disciples, et les disciples aux foules. 20 Ils mangèrent tous et furent

rassasiés ; et l’on emporta ce qui restait des morceaux : douze paniers pleins ! 21 Or ceux qui avaient mangé étaient environ cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants.

Première multiplication des painsInformé de la mort du Baptiste (v. 13a), Jésus se re-tire à l’écart (cf. 4,12). Cette volonté de se mettre à l’écart contraste avec l’attitude des foules, qui l’ap-prennent et le « suivent à pied de leurs diverses villes » (v. 13b). Le v. 14 souligne que l’attitude de Jésus est commandée par la compassion (cf. 9,36 ; 15,32 ; 20,34) pour les foules qui viennent à lui : il poursuit son œuvre messianique de guérison des malades (cf. 4,23-24 ; 8,16 ; 9,35 ; 12,15). De leur côté, les disciples se soucient certes du bien-être de la foule, mais ne prévoient pas de la prendre en charge (v. 15 : « renvoie-là », cf. 15,23). C’est à la foule affamée de se nourrir elle-même ! La réponse de Jésus va à contre-courant du projet de ses disciples : c’est à eux de donner à manger aux foules ! La réaction des disciples est cohérente ;

elle part d’une analyse correcte de la situation : ils n’ont pas suffisamment. Sans récuser l’analyse, Jésus invite pourtant ses disciples à apporter le peu qu’ils ont. Il fait asseoir les foules et, après avoir prononcé la bénédiction, partage pains et poissons aux disciples qui, ensuite, les donnent aux foules. Les foules rassasiées, il reste douze paniers pleins : le peuple est nourri au désert (cf. v. 1 : « lieu désert ») par l’envoyé de Dieu, qui donne la manne comme autrefois ; mais comme en excès par rapport à l’épisode de l’Exode (cf. Ex 16), les poissons sont en plus (cf. 15,36). Les cinq pains représentent peut-être le Pentateuque, comme en 15,36 les sept pains représenteront les païens. La bénédiction prononcée par Jésus (v. 19) rappelle l’institution du dernier repas (26,26-29).

22 Aussitôt Jésus obligea les disciples à remonter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, pendant qu’il renverrait les foules. 23 Et, après avoir renvoyé les foules, il monta dans la montagne pour prier à l’écart. Le soir venu, il était là, seul. 24 La barque se trouvait déjà à plusieurs centaines de mètres de la terre ; elle était battue par les vagues, le vent étant contraire. 25 Vers la fin de la nuit, il vint vers eux en marchant sur la mer. 26 En le voyant marcher sur la mer, les disciples furent affolés : « C’est un fantôme », disaient-ils, et, de peur, ils poussèrent des cris. 27 Mais aussitôt, Jésus leur parla : « Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ! » 28 S’adressant à lui, Pierre lui dit : « Seigneur, si c’est bien toi, ordonne-moi de venir vers toi sur les eaux. » – 29 « Viens », dit-il. Et Pierre, descendu de la barque, marcha sur les eaux et alla vers Jésus. 30 Mais, en voyant le vent, il eut peur et, commençant à couler, il s’écria : « Seigneur, sauve-moi ! »

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31 Aussitôt, Jésus, tendant la main, le saisit en lui disant : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » 32 Et quand ils furent montés dans la barque, le vent tomba. 33 Ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui et lui dirent : « Vraiment, tu es Fils de Dieu ! »

34 Après la traversée, ils touchèrent terre à Gennésareth. 35 Les gens de cet endroit le reconnurent, firent prévenir toute la région, et on lui amena tous les malades. 36 On le suppliait de les laisser seulement toucher la frange de son vêtement ; et tous ceux qui la touchèrent furent sauvés.

Marche sur les eaux. Jésus à GennésarethJésus contraint ses disciples à le précéder de l’autre côté, pendant qu’il renvoie les foules (v. 22). Puis il monte sur une montagne pour prier, seul une fois le soir venu (v. 23). L’évangéliste décrit la barque « battue par les vagues » comme une métaphore de la communauté, séparée de son maître et en danger de périr (v. 24). En mar-chant sur les eaux pour rejoindre ses disciples, Jésus se révèle comme le Seigneur secourant sa communauté. Il possède les attributs du Dieu de l’Ancien Testament ,et à ce titre, il est acclamé au final comme « Fils de Dieu » (v. 33). Pourtant, cet acte de salut de Jésus pour les siens est vécu par les disciples dans la misère. C’est la misère des disciples qui succombent à la peur et se laissent dominer par les éléments du monde. Misère de dis-ciples qui ne le reconnaissent pas et sont affolés (v. 26), jusqu’à ce qu’il parle dans une véritable théophanie : « C’est moi » (v. 27, littéralement : « Je suis », cf. Ex 3,14). Ce doute au cœur de l’épreuve et l’expérience de la délivrance, l’épisode de Pierre (14,29-33) les illustre de façon exemplaire. Alors que Jésus vient de manifester sa souveraineté sur la création et les éléments, Pierre l’interroge : « Si c’est bien

toi » (v. 28 ; littéralement « Si tu es »). La de-mande est ambiguë : on peut l’interpréter comme manifestant une grande foi (Pierre est prêt à se lancer dans une entreprise périlleuse sur la seule confiance dans la parole de Jésus), mais égale-ment comme l’expression d’un doute (la structure de la phrase rappelle l’épisode de la tentation : 4,3.6 : « si tu es fils de Dieu, dis que… »). Dans ce cas, Pierre en appellerait à une figure de puissance en mettant en doute l’identité divine de Jésus ; dans l’Ancien Testament, Dieu domine sur les mers et les océans. Confronté à cette puissance que lui accorde Jésus (v. 29), il ne l’assume pas : effrayé par la tempête, il s’enfonce dans les eaux (v. 30). La réponse de Jésus (v. 31 : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? ») résonne alors d’une manière particulière : pourquoi as-tu douté de ma parole (prononcée au v. 27 : « Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ») et as-tu voulu avoir accès à moi par un chemin qui n’est pas celui que les hommes doivent emprunter ? L’homme de « peu de foi » (6,30 ; 8,26 ; 16,8) est alors celui qui doute de la seule parole de Jésus, et veut emprunter la voie d’une participation à la puissance divine. Or, la foi n’est pas tant participation à la puissance de Jé-

sus qu’écoute de sa parole invitant à la confiance dans la tempête. L’arrivée de Jésus à Gennésareth (v. 34) est le contre-exemple du doute de Pierre et de sa de-

mande inconsidérée : les malades et les estropiés manifestent une confiance inébranlable en Jésus, et demandent simplement à bénéficier de sa puis-sance (v. 36), non à y participer !

1 Alors des Pharisiens et des scribes de Jérusalem s’avancent vers Jésus et lui disent : 2 « Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? En effet, ils ne se lavent pas les mains, quand ils prennent leurs repas. » 3 Il leur répliqua : « Et vous, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu au nom de votre tradition ? 4 Dieu a dit en effet : Honore ton père et ta mère, et encore : Celui qui maudit père ou mère, qu’il soit puni de mort. 5 Mais vous, vous dites : “Quiconque dit à son père ou à sa mère : Le secours que tu devais recevoir de moi est offrande sacrée, 6 celui-là n’aura pas à honorer son père.” Et ainsi vous avez annulé la parole de Dieu au nom de votre tradition. 7 Hypocrites ! Esaïe a bien prophétisé à votre sujet, quand il a dit :

8 Ce peuple m’honore des lèvres,mais son cœur est loin de moi. 9 C’est en vain qu’ils me rendent un culte,car les doctrines qu’ils enseignent ne sont que préceptes d’hommes. »10 Puis, appelant la foule, il leur dit : « Ecoutez et comprenez ! 11 Ce n’est pas

ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur ; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l’homme impur. » 12 Alors les disciples s’approchèrent et lui dirent : « Sais-tu qu’en entendant cette parole, les Pharisiens ont été scandalisés ? » 13 Il répondit : « Tout plant que n’a pas planté mon Père céleste sera arraché. 14 Laissez-les : ce sont des aveugles qui guident des aveugles. Or si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou ! » 15 Pierre intervint et lui dit : « Explique-nous cette parole énigmatique. » 16 Jésus dit : « Etes-vous encore, vous aussi, sans intelligence ? 17 Ne savez-vous pas que tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre, puis est rejeté dans la fosse ? 18 Mais ce qui sort de la bouche provient du cœur, et c’est cela qui rend l’homme impur. 19 Du cœur en effet proviennent intentions mauvaises, meurtres, adultères, inconduites, vols, faux témoignages, injures. 20 C’est là ce qui rend l’homme impur ; mais manger sans s’être lavé les mains ne rend pas l’homme impur. »

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Controverse sur la traditionDe l’avis des Pharisiens et des scribes (v. 1), les disciples de Jésus ne respectent pas la « tradition des anciens » (v 2a). Celle-ci codifie scrupuleusement la façon de manger, plus exactement de se purifier avant de prendre de la nourriture. Ce n’est pas l’hygiène alimentaire qui est ici première, mais la volonté de se séparer de toute impureté afin de se rapprocher du Dieu Saint. La réponse de Jésus (v. 3-6) est cinglante : leur obéissance à la « tradition des anciens » n’est que prétexte à annuler la volonté de Dieu. Ainsi, « l’offrande sacrée » (v. 5), c’est-à-dire consacrée au Temple, permet d’annuler l’engagement de solidarité pour sa parenté, et de trahir l’esprit de la Loi. La tradition des hommes permet ainsi, au nom même du comman-dement, de suspendre la relation de solidarité entre les personnes alors qu’elle était première dans l’intention de Dieu. La citation d’Ésaïe utilisé par Jésus (v. 7-9) situe sa parole dans la veine des prophètes de l’Ancien Testament

interpellant le peuple de la part de Dieu : c’est ainsi qu’il faut resituer les paroles de Jésus vis-à-vis des Pharisiens (v. 13-14). En opposant les « traditions des hommes » au « commandement de Dieu » (v. 3), Jésus oppose deux types de paroles. L’une met au premier plan une règle rituelle qui rassure celui qui la met en œuvre ; l’autre invite à une relation intersubjective qui suppose la rencontre de l’autre comme prochain. L’une vient de l’intérieur du monde et de l’homme, c’est-à-dire de son cœur. L’autre vient de l’extérieur du monde et de l’homme, c’est-à-dire de Dieu. Or, affirme Jésus (v. 11), ce qui vient de l’intérieur est marqué par la puissance du mal qui a fait sa demeure en l’homme. Cette puissance instrumentalise la relation à Dieu au point qu’elle sert alors de prétexte à supprimer la solidarité nécessaire entre les hommes. Plus largement, cette puissance se manifeste dans l’ensemble des com-portements humains déviants, qui rendent si difficiles

la vie en société (v. 19-20). Ainsi Jésus déplace-t-il la question du pur et de l’impur. La frontière ne se situe pas entre deux catégories différentes d’hommes (ceux qui obéissent à la règle et ceux qui n’y obéissent pas) ou deux catégories d’aliments (v. 11 : aucun aliment entrant dans la bouche de l’homme ne peut le rendre impur). Elle passe entre ce qui est intérieur à l’homme et ce qui lui est extérieur. Dit autrement : elle passe entre les paroles des hommes qui établissent des distinctions discrimi-

natoires entre « purs » et les « impurs » et la parole de Dieu, qui déclare tout le monde sur pied d’égalité devant Lui. Jésus invite à regarder non plus aux aliments ou aux marqueurs identitaires (rites du purification), mais au cœur. Ce dernier est alors révélé pour ce qu’il est inté-rieurement : méchanceté et noirceur (v. 18-19). C’est cette noirceur intérieure qui rend l’homme impur, pas l’abandon du rituel de purification externe qu’impose la Loi (v. 20).

21 Partant de là, Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon. 22 Et voici qu’une Cananéenne vint de là et elle se mit à crier : « Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est cruellement tourmentée par un démon. » 23 Mais il ne lui répon-dit pas un mot. Ses disciples, s’approchant, lui firent cette demande : « Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris. » 24 Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » 25 Mais la femme vint se prosterner devant lui : « Seigneur, dit-elle, viens à mon secours ! » 26 Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. » – 27 « C’est vrai, Sei-gneur ! reprit-elle ; et justement les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » 28 Alors Jésus lui répondit : « Femme, ta foi est grande ! Qu’il t’arrive comme tu le veux ! » Et sa fille fut guérie dès cette heure-là.

La femme cananéenneCet épisode est l’une des rares attestations d’une présence de Jésus hors du territoire juif (cf. 2,14-15 ; 8,28-34 ; 16,13). Sur « Tyr et Sidon », voir Mt 11,21-22 et Jr 25,22 ; Jl 4,4 ; Za 9,2. Une femme « cana-néenne », d’un pays ennemi d’Israël, vient vers Jésus et le supplie pour sa fille (v. 22) ; elle s’adresse à lui comme « Fils de David » c’est-à-dire comme Messie promis à Israël (v. 22). Jésus ne répond pas un mot (v. 23a). Les disciples interviennent auprès de lui au sujet de cette femme (v. 23b), utilisant un terme qui peut signifier « répudier » (cf. 1,19 // 5,31-32 ;

19,3.7.8.9), « renvoyer » (14,15.22 ; 15,32.39), « relâ-cher » 27,15.17.21.26), mais encore « laisser aller » (18,27) dans le sens de « libérer ». En répondant à ses disciples qu’il « n’a été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël », Jésus reprend l’ordre qu’il leur a donné en 10,6, mais pas l’interdit du v. 5b. La femme se prosterne (v. 25 ; cf. 2,2.8.11 ; 8,2 ; 9,18 ; 14/33) et implore : elle s’adresse au Seigneur qui sauve. Jésus accepte d’entrer en relation avec elle (v. 26) et reformule, sous forme imagée, ce qu’il avait déjà exprimé au v. 24 : il y a, en théorie, séparation

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Récits de multiplication des pains et « section des pains »Les deux récits de multiplication des pains (14,13-21 et 15,32-39) s’insèrent dans un ensemble que l’on appelle parfois la « section des pains » (14,1–16,12), parce qu’on y retrouve seize emplois du terme « pains » sur les vingt-deux que compte l’évangile. Tous les épisodes de cette section sont en effet traversés par le motif du pain, tant au sens propre qu’au sens figuré. Dans ces deux épisodes de « multiplication », Jésus n’opère d’ailleurs aucun miracle. Il se contente de bénir les pains : ce geste et la parole qui l’accompagne indiquent qu’il s’agit de recevoir, avec la nourriture, une parole venue d’ailleurs et qui est, elle aussi, vraie nourriture (cf. 4,4). Ensuite, ce sont les quelques pains et les quelques poissons distribués, quantité dérisoire à l’échelle de ces foules, qui nourrissent la multitude. C’est de ce presque rien (de ce manque) que naît l’abondance. Une abondance qui ne sature pas, puisque des restes sont offerts aux autres comme partage du peu qui a été donné au départ, mais qui était capable de nourrir la multitude. La dimension eucharistique de ces deux épisodes prend alors tout son sens.

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nette entre le peuple d’Israël et les autres. S’adressant pour la troisième fois à Jésus comme Seigneur (v. 27), la femme cananéenne s’empare des propos de Jésus et les interprète positivement : elle entend profiter des miettes de pain qui restent après que les enfants ont mangé. Il n’est plus question d’un « tout ou rien ». Il n’est pas non plus question de prendre aux autres. Il y a

surabondance et, dans cette mesure, tous peuvent en profiter. Comme dans les deux récits de multiplication, il y a surplus : des corbeilles restent après que tous ont été nourris. Jésus constate la « grande foi » de la femme (v. 28 ; cf. 8,10). L’expression contraste avec le constat récurrent du « peu de foi » des disciples (6,30 ; 8,26 ; 14,31 ; 16,8).

29 De là Jésus gagna les bords de la mer de Galilée. Il monta dans la montagne, et là il s’assit. 30 Des gens en grande foule vinrent à lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des estropiés, des muets et bien d’autres encore. Ils les déposèrent à ses pieds, et il les guérit. 31 Aussi les foules s’émerveillaient-elles à la vue des muets qui parlaient, des estropiés qui redevenaient valides, des boiteux qui mar-chaient droit et des aveugles qui recouvraient la vue. Et elles rendirent gloire au Dieu d’Israël.

32 Jésus appela ses disciples et leur dit : « J’ai pitié de cette foule, car voilà déjà trois jours qu’ils restent auprès de moi, et ils n’ont pas de quoi manger. Je ne veux pas les renvoyer à jeun : ils pourraient défaillir en chemin. » 33 Les disciples lui disent : « D’où nous viendra-t-il dans un désert assez de pains pour rassasier une telle foule ? » 34 Jésus leur dit : « Combien de pains avez-vous ? » – « Sept, dirent-ils, et quelques petits poissons. » 35 Il ordonna à la foule de s’étendre par terre, 36 prit les sept pains et les poissons, et, après avoir rendu grâce, il les rompit et les donnait aux disciples, et les disciples aux foules. 37 Et ils mangèrent tous et furent rassasiés ; on emporta ce qui restait des morceaux : sept corbeilles pleines. 38 Or, ceux qui avaient mangé étaient au nombre de quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants. 39 Après avoir renvoyé les foules, Jésus monta dans la barque et se rendit dans le territoire de Magadan.

Sommaire sur l’activité de Jésus. Seconde multiplication des painsLe sommaire des v. 29-31 est le dernier d’une longue série (4,23-25 ; 8,16-17 ; 9,35-38 ; 14,34-36) qui conclut, avant l’arrivée à Césarée, l’activité de Jésus en Galilée. En guérissant les estropiés, Jésus atteste la venue du Royaume des cieux. C’est ce qu’affirme implicitement

le v. 31 qui reprend pour partie la réponse que Jésus faisait envoyer à Jean-Baptiste (11,5). L’évangéliste souligne que les foules créditent le Dieu d’Israël (v. 31b) de ce qu’elles voient Jésus accomplir. C’est ensuite la seconde multiplication des pains (v.

32-39 ; cf. 14,13-21) suscitée par la compassion de Jésus pour la foule affamée (v. 32). Jésus demande une nouvelle fois aux disciples de se charger de la tâche de nourrir. La réponse des disciples traduit une incompréhension d’autant plus coupable qu’ils ont vécu, peu de temps auparavant, une expérience en tout point similaire. Une nouvelle fois il utilise leur peu de moyens, bénit le pain ainsi que les poissons, puis les met à contribution. Sept paniers restent pour quatre

mille convives. Si les douze paniers de la première mul-tiplication (14,20) évoquaient les douze tribus d’Israël, les sept paniers évoquent ici, selon une symbolique bien connue dans l’univers religieux juif, les nations païennes (cf. les soixante-dix peuples de la table des nations d’après Gn 10,2-31 ou l’institution des sept d’Ac 6,1-7). Le récit doit donc être interprété en lien avec l’épisode de la femme cananéenne : il illustre l’ouverture qui vient de s’opérer.

1 Les Pharisiens et les Sadducéens s’avancèrent et, pour lui tendre un piège, lui demandèrent de leur montrer un signe qui vienne du ciel. 2 Il leur répondit : « Le soir venu, vous dites : “Il va faire beau temps, car le ciel est rouge feu” ; 3 et le ma-tin : “Aujourd’hui, mauvais temps, car le ciel est rouge sombre.” Ainsi vous savez interpréter l’aspect du ciel, et les signes des temps, vous n’en êtes pas capables ! 4 Génération mauvaise et adultère qui réclame un signe ! En fait de signe, il ne lui en sera pas donné d’autre que le signe de Jonas. » Il les planta là et partit.

5 En passant sur l’autre rive, les disciples oublièrent de prendre des pains. 6 Jésus leur dit : « Attention ! Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sad-ducéens ! » 7 Eux se faisaient cette réflexion : « C’est que nous n’avons pas pris de pains. » 8 Mais Jésus s’en aperçut et leur dit : « Gens de peu de foi, pourquoi cette réflexion sur le fait que vous n’avez pas de pains ? 9 Vous ne saisissez pas encore ? Vous ne vous rappelez pas les cinq pains pour les cinq mille, et com-bien de paniers vous avez remportés ? 10 Ni les sept pains pour les quatre mille et combien de corbeilles vous avez remportées ? 11 Comment ne saisissez-vous pas que je ne vous parlais pas de pains, quand je vous disais : Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens ! » 12 Alors ils comprirent qu’il n’avait pas dit de se garder du levain des pains, mais de l’enseignement des Pharisiens et des Sadducéens.

Le levain des PharisiensLa venue des Pharisiens et des Sadducéens (v. 1-4) confère un ton polémique au court épisode qui suit la seconde multiplication des pains. Ce que demandent

les autorités religieuses est de voir un signe du ciel. Par deux fois, Jésus a nourri les foules au désert comme Dieu avait autrefois nourri son peuple au

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désert. Mais Pharisiens et Sadducéens étaient absents. Et d’ailleurs, auraient-il été présents qu’ils n’auraient sans doute rien vu. Car ce n’est pas pour voir les signes qu’ils viennent à Jésus mais, souligne Matthieu, pour le tenter (v. 1). Comme Satan au désert (4,1-11), ils sont là pour l’inviter à entrer dans une logique de manifestation glorieuse de sa puissance messianique. C’est en effet un « signe du ciel » qu’ils demandent, c’est-à-dire un événement où Dieu se manifeste dans sa puissance. Il ne sera pas donné à « cette génération mauvaise et adultère » d’autre signe que celui de Jonas (v. 4) à savoir, comme l’audi-teur – et les Pharisiens ! (cf. 12,40) – le savent déjà, l’annonce de la mort du Fils de l’homme. L’épisode qui suit (v. 5-12) confirme la disqualification des scribes et des Pharisiens. Aux disciples qui ont oublié de prendre des pains pendant la traversée, Jésus recommande de se garder du « levain » des

Pharisiens et des Sadducéens. Pour certains rab-bins, le levain désignait les mauvaises tendances de l’homme, les dispositions corrompues des cœurs. Pour d’autres, il désignait l’intelligence, la capacité de comprendre. Dans cette hypothèse, le signifiant doit alors être interprété en lien direct avec un autre, central dans cette section : celui du pain. On pourrait alors comprendre la mise en garde de Jésus de la façon suivante : prenez garde de ne pas interpréter les signes à la manière des Pharisiens et des Sad-ducéens. Prenez garde de ne pas méconnaître les « signes » que Jésus donne, et tout particulière-ment le « signe » de Jonas et celui des pains. Les disciples sont invités à donner du sens à ce qu’ils ont vécu. Ils doivent interpréter les événements qu’ils vivent et comprendre peut-être que s’ils ont oublié de « prendre des pains » (v. 5), ils ont avec eux le pain nécessaire, le Messie lui-même.

13 Arrivé dans la région de Césarée de Philippe, Jésus interrogeait ses dis-ciples : « Au dire des hommes, qui est le Fils de l’homme ? » 14 Ils dirent : « Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Elie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. » 15 Il leur dit : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » 16 Prenant la parole, Simon-Pierre répondit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » 17 Reprenant alors la parole, Jésus lui déclara : « Heureux es-tu, Simon fils de Jonas, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. 18 Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et la Puissance de la mort n’aura pas de force contre elle. 19 Je te donnerai les clés du Royaume des cieux ; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié aux cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aux cieux. » 20 Alors il commanda sévèrement aux disciples de ne dire à personne qu’il était le Christ.

21 A partir de ce moment, Jésus Christ commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des an-ciens, des grands prêtres et des scribes, être mis à mort et, le troisième jour,

ressusciter. 22 Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander, en disant : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera pas ! » 23 Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »

24 Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se re-nie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive. 25 En effet, qui veut sauvegarder sa vie, la perdra ; mais qui perd sa vie à cause de moi, l’assurera. 26 Et quel avantage l’homme aura-t-il à gagner le monde entier, s’il le paie de sa vie ? Ou bien que donnera l’homme qui ait la valeur de sa vie ? 27 Car le Fils de l’homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; et alors il rendra à chacun selon sa conduite.

Confession de Pierre à Césarée. Première annonce de la Passion. Suivre JésusJésus arrive dans la région de Césarée de Philippe, en territoire païen. À l’écart de ses lieux habituels d’activité, il interroge ses disciples sur l’opinion des hommes au sujet du Fils de l’homme (v. 13). Les ré-ponses renvoient toutes à des figures de répétition : Jean-Baptiste, Élie, Jérémie (cf. 2,17 et 27,9), « l’un des prophètes » (v. 14). Les hommes perçoivent Jésus à partir de ce qu’ils connaissent déjà. Jésus interroge ensuite ses disciples : « qui dites-vous que je suis » (v. 15). C’est une relation entre un je et un vous, entre un maître et sa communauté. Pierre confesse alors Jésus comme « Christ/Messie fils du Dieu vivant » (v. 16). Le Messie est celui que l’on attend, mais il n’est comparable à rien de déjà connu. Jésus déclare Simon « heureux » (v. 17) parce que bénéficiant d’une « révélation » (cf. 11,25-27) du « Père céleste », c’est-à-dire d’une parole extérieure à ce monde. Comme Abraham, fondement du peuple d’Israël (Es 51,1-2), Pierre est le rocher sur lequel se construira la communauté nouvelle. La « puissance de la mort » (v. 18) ne

peut rien contre une communauté fondée sur la relation vivante d’un disciple avec son Seigneur. Les « clés » du Royaume des cieux (v. 19) sont données à Pierre et, au-delà, aux disciples (cf. 18,18). Aussitôt, Jésus interdit à ses disciples de dire qu’il est le Christ (v. 20). C’est qu’il est encore trop tôt (v. 19 : « je te donnerai »), comme la suite de l’épisode va le montrer. L’expression « à partir de ce moment-là » (v. 21) marque un moment charnière dans la narration (cf. 4,17) : Jésus indique à ses disciples qu’il doit souffrir, mourir puis ressusciter. C’est la première annonce publique de la Passion (cf. 17,22-23 ; 20,17-19 ; cf. aussi 12,40 et 26,1-2). Il « faut » (v. 21) que quelque chose meure pour qu’advienne la vie véritable. Ce qui doit mourir, c’est l’image d’un Messie puissant. Car si Pierre est au bénéfice d’une révélation, celle-ci s’inscrit, chez lui, dans le cadre d’un messianisme politique et glorieux. Il refuse donc la perspective de la mort prochaine de Jésus (v. 22). Pierre que sa confession avait mis en avant, doit alors repasser « derrière » Jésus (v. 23). Il

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est le « Satan » c’est à dire de tentateur (cf. 4,10) : en souhaitant que Jésus échappe à la mort, c’est-à-dire à la condition humaine, il est pour lui un objet de scandale. À l’adresse de tous les disciples, Jésus prolonge son propos. Le suivre (v. 24) c’est renier la confiance que l’on met en soi-même. C’est aussi « prendre sa croix », suivre Jésus comme étant soi-même un crucifié (cf. Ga 2,20 : « avec le Christ, je suis un crucifié »). L’image doit être comprise en lien avec le reniement de soi : vouloir le suivre tout en continuant à compter sur soi-même et sur ses certitudes est un obstacle à la suivance (cf. 10,38). La sentence suivante (v. 25)

insiste : vouloir se construire soi-même (« sauver sa vie ») est une tentative vouée à l’échec. Suivre Jésus sans renier l’image que l’on a de soi-même, c’est courir à sa perte. Au contraire, perdre sa « vie », à savoir l’image que l’on a de soi, à cause du Christ, c’est recevoir la vie véritable. Le propos se poursuit dans la même logique (v. 26) : un homme peut gagner le monde entier et, dans le même temps perdre sa vie, ne pas trouver le sens de son existence. Le v. 27 ouvre sur une perspective eschatologique : le Fils de l’homme rendra à chacun selon sa conduite, c’est-à-dire selon la compréhension qu’il aura eue de son existence.

28 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Fils de l’homme venir comme roi. »

17 1 Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l’écart sur une haute montagne. 2 Il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. 3 Et voici que leur apparurent Moïse et Elie qui s’entretenaient avec lui. 4 Intervenant, Pierre dit à Jésus : « Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie. » 5 Comme il parlait encore, voici qu’une nuée lumineuse les recouvrit. Et voici que, de la nuée, une voix disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. Ecoutez-le ! » 6 En entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre, saisis d’une grande crainte. 7 Jésus s’approcha, il les toucha et dit : « Relevez-vous ! soyez sans crainte ! » 8 Levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus, lui seul. 9 Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : « Ne dites mot à personne de ce qui s’est fait voir de vous, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité des morts. »

10 Et les disciples l’interrogèrent : « Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’Elie doit venir d’abord ? » 11 Il répondit : « Certes Elie va venir et il rétablira tout ; 12 mais, je vous le déclare, Elie est déjà venu, et, au lieu de le reconnaître, ils ont fait de lui tout ce qu’ils ont voulu. Le Fils de l’homme lui aussi va souffrir par eux. » 13 Alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste.

La venue du Fils de l’homme. La Transfiguration. Élie et Jean-BaptisteLe v. 28 doit être interprété en lien avec le récit de la Transfiguration qu’il introduit : « certains » – Pierre, Jacques et Jean, les premiers appelés (cf. 4,17-22) qui accompagneront Jésus à Gethsémani (cf. 26,37) – vont « voir le Fils de l’homme venir comme roi » (littérale-ment : « dans son Règne »). Alors que Jésus prend le chemin de Jérusalem (16,21), le récit de la Trans-figuration (v. 1-9) se situe, « six jours après » (v. 1) la confession de Pierre, sur une « haute montagne ». C’est sur une montagne que Jésus est monté pour pronon-cer son premier discours (5,1), sur une montagne qu’il enverra ses disciples en mission au terme de l’évangile

(28,16 ; cf. aussi 4,8 ; 14,23 et 15,29). En ce lieu (une montagne) et en ce moment (un septième jour) symbo-liques, Jésus apparaît entouré de Moïse et Élie (« la Loi et les Prophètes », mais aussi l’accomplissement des promesses que portent ces deux personnages). Pierre s’adresse à Jésus comme « Seigneur » et demande l’autorisation de dresser les tentes : il s’agit pour lui d’interpréter cet événement dans un cadre liturgique (la fête des Tentes, cf. Dt 16,13). La même voix céleste que lors du baptême (3,17) confirme l’identité de Jésus et invite à l’écouter. La nuée « lumineuse » (v. 5) provoque la peur : le récit souligne la puissance de la Révélation

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3-27

Particularisme et universalisme dans le premier évangileL’épisode de la femme cananéenne occupe une place charnière dans le récit de Matthieu. Il constitue l’interface entre l’ordre particulariste donné à Jésus à ses disciples en 10,5b-6 et l’envoi final universaliste en 28,19. En 15,24 Jésus s’attribue l’ordre donné aux disciples en 10,6 (« Allez uniquement vers les brebis perdues d’Israël ») en omettant l’interdit du v. 5b (« ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains »). Il ouvre ainsi la voie à une interprétation figurée, c’est-à-dire non ethnique, de l’expression « maison d’Israël » : est « brebis perdue de la maison d’Israël » quiconque, juif ou païen, cherche auprès du Messie Jésus le repos et la guérison du cœur et du corps (cf. 11,28-30). Le paradoxe est alors le suivant : il n’y a de l’universel que dans le singulier et du particularisme que dans le communautaire. Le particularisme religieux est intimement lié à l’appartenance à un groupe ethnique clairement défini ; à l’inverse, l’universalisme passe par la reconnaissance de la singularité de chaque sujet confronté à la parole de Jésus.

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qui s’offre aux disciples. Si Jésus s’entretient avec Moïse et Élie, il leur est supérieur : il n’est pas au bénéfice de quelque révélation spéciale comme eux le furent, mais il est au centre de la Révélation. La peur des disciples est apaisée par Jésus lui-même. Ce que les disciples ont vu relève d’une expérience de révélation qu’il faut garder secrète jusqu’à la résurrection du Fils de l’homme (v. 9). Ce qu’ils viennent de vivre est une anticipation de la gloire pascale. On ne peut donc véritablement la com-prendre qu’à la lumière de Pâques qui inclut le chemin de la croix. Le Fils de l’homme est le Fils de Dieu en gloire au prix de la croix. Les versets qui suivent (v. 10-13), sur la prophétie du retour d’Élie (enlevé au ciel d’après 2 R 2,1-17), sont à interpréter à partir du contexte immédiat. La prophétie à laquelle font allusion les disciples s’inscrit dans la

suite directe de l’épisode de la Transfiguration (pré-sence d’Élie aux côtés de Jésus). Compte tenu de l’expé-rience qu’ils viennent de vivre, les disciples interrogent Jésus : les scribes se seraient-ils trompés puisque nous venons de voir ton intronisation glorieuse et qu’Élie n’est pas revenu ? Dans le judaïsme contemporain de Jésus, la venue du Règne de Dieu devait en effet être précédée du retour d’Élie (cf. Ml 3,23-24). La réponse de Jésus recadre la compréhension traditionnelle de la prophétie et éclaire d’un jour nouveau la figure du Baptiste : en la personne de Jean, Élie est bien venu d’abord, comme le « messager » (Ml 3,1//Mt 3,1-6 ; 11,10) préparer le peuple à la venue de son Dieu. Malheureusement, « ils » (les scribes, les autorités religieuses du peuple) l’ont tué. Et le sort d’Élie/Jean-Baptiste préfigure celui que le Fils de l’homme va subir.

14 Comme ils arrivaient près de la foule, un homme s’approcha de lui et lui dit en tombant à genoux : 15 « Seigneur, aie pitié de mon fils : il est lunatique et souffre beaucoup ; il tombe souvent dans le feu ou dans l’eau. 16 Je l’ai bien amené à tes disciples, mais ils n’ont pas pu le guérir. » 17 Prenant la parole, Jésus dit : « Géné-ration incrédule et pervertie, jusqu’à quand serai-je avec vous ? Jusqu’à quand aurai-je à vous supporter ? Amenez-le-moi ici. » 18 Jésus menaça le démon, qui sortit de l’enfant, et celui-ci fut guéri dès cette heure-là. 19 Alors les disciples, s’approchant de Jésus, lui dirent en particulier : « Et nous, pourquoi n’avons-nous pu le chasser ? » 20 Il leur dit : « A cause de la pauvreté de votre foi. Car, en vérité je vous le déclare, si un jour vous avez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous direz à cette montagne : “Passe d’ici là-bas”, et elle y passera. Rien ne vous sera impossible. 21 Et puis ce genre de démon ne peut s’en aller, sinon par la prière et le jeûne. »

22 Comme ils s’étaient rassemblés en Galilée, Jésus leur dit : « Le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes ; 23 ils le tueront et, le troisième jour, il res-suscitera. » Et ils furent profondément attristés.

24 Comme ils étaient arrivés à Capharnaüm, ceux qui perçoivent les didrachmes s’avancèrent vers Pierre et lui dirent : « Est-ce que votre maître ne paie pas les

didrachmes ? » – 25 « Si », dit-il. Quand Pierre fut arrivé à la maison, Jésus, pre-nant les devants, lui dit : « Quel est ton avis, Simon ? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôt ? De leurs fils, ou des étrangers ? » 26 Et comme il répondait : « Des étrangers », Jésus lui dit : « Par conséquent, les fils sont libres. 27 Toutefois, pour ne pas causer la chute de ces gens-là, va à la mer, jette l’hameçon, saisis le premier poisson qui mordra, et ouvre-lui la bouche : tu y trouveras un statère. Prends-le et donne-le-leur, pour moi et pour toi. »

L’enfant lunatique. Deuxième annonce de la Passion. L’impôt du TempleJésus et les trois disciples (17,1) retournent vers la foule. Un homme s’adresse à lui, dans une attitude d’adoration (v. 14, cf. 15,25) et sous la forme d’une prière liturgique « Seigneur aie pitié » (v. 15, cf. 15,22). Dans une situation de détresse, il s’adresse au Seigneur qui a l’autorité de guérir. Le terme « génération » (v. 17) désigne les disciples, et au-delà l’ensemble des hommes qu’ils représentent. Leur échec (v. 16) à exercer le pouvoir de guérison et d’exorcisme qu’ils ont pourtant reçu (cf. 10,1) est souligné. L’échec des disciples est expliqué par leur « peu de foi » (v. 19 ; cf. 8,26 ; 14,31 ; 16,6) : au-delà de l’incapacité ponctuelle, il est le signe d’une crise beaucoup plus grave qui est celle de la relation avec Jésus caractérisé par le déficit de confiance. L’exemple du grain de sénevé (v. 20b) indique aux disciples la direction à suivre. Le sens de l’hyperbole sur la montagne peut se comprendre ainsi : à la plus petite foi imaginable est accordée la plus grande promesse. L’aide prodiguée par Dieu ne dépend donc pas de la grandeur de la foi. La foi, aussi petite soit-elle, remet toutes choses à Dieu et le laisse agir. Elle est dès lors capable de l’impossible, c’est-à-dire qu’elle ne se laisse pas vaincre par les déterminismes de l’existence ; elle ne considère jamais la vie comme destin. Le v. 21 revient à la situation précise qui vient de se dérouler : la « prière » de confiance et de supplication

du père (v. 15) était seule apte à délivrer son fils. La précision : « et le jeûne » renvoie à la définition qu’en a donnée Jésus en 6,16-18 : il désigne une relation intime (« dans le secret ») de confiance entre le croyant et le Père, qui accordera ce qui est bon pour son enfant. Jésus et ses disciples reviennent ensuite en Galilée, une dernière fois avant la Passion (v. 22-23 ; cf. 19,1). Par rapport à la précédente annonce (16,21), ce sont les « hommes » – juifs et païens – entre les mains desquels est livré le Fils de l’homme. L’humanité en-tière participe activement à la mort de Jésus. L’effet de l’annonce n’est plus le refus de Pierre (16,22), mais la tristesse des disciples (v. 23b ; cf. 26,22). Le didrachme est le montant de l’impôt que tout israélite de plus de vingt-et-un ans payait pour le Temple. Jésus, de retour dans sa ville (cf. 4,13), est-il redevable de cette taxe ? Pour Pierre, Jésus n’est pas compréhensible en dehors d’une appartenance à un lieu (Capharnaüm) et à une tradition (le Temple) ; il doit donc payer l’impôt. À l’intention de son disciple (v. 25), Jésus redéfinit son origine : de la même manière que les rois de la terre lèvent des impôts sur les étran-gers et non sur leurs fils, ainsi, en tant qu’il est de la descendance du Père céleste, Jésus est libre de toute dette à son égard et à l’égard de ceux qui prétendent Le représenter ici-bas. Jésus est donc libre vis-à-vis

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de l’ordre religieux de son temps. En dehors de la foi, cette liberté est cependant incompréhensible, donc condamnable : les percepteurs ne savent pas que Jésus est « fils » (cf. 16,16), donc non soumis à l’impôt. Il convient donc de ne pas les scandaliser inutilement (v. 27). Le petit signe du poisson atteste

alors que cet impôt ne coûte rien à Jésus : c’est un argent qui n’appartient à personne, déconnecté de tout labeur. Pour Jésus et Pierre qui vont le payer (le statère équivaut à deux didrachmes), l’impôt a perdu son sens religieux. Il n’a plus qu’une fonction seconde : inscrire Jésus dans le monde qui est le sien.

1 A cette heure-là, les disciples s’approchèrent de Jésus et lui dirent : « Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux ? » 2 Appelant un enfant, il le plaça au milieu d’eux 3 et dit : « En vérité, je vous le déclare, si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. 4 Celui-là donc qui se fera petit comme cet enfant, voilà le plus grand dans le Royaume des cieux. 5 Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m’accueille moi-même.

6 « Mais quiconque entraîne la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui attache au cou une grosse meule et qu’on le précipite dans l’abîme de la mer. 7 Malheureux le monde qui cause tant de chutes ! Certes il est nécessaire qu’il y en ait, mais malheureux l’homme par qui la chute arrive ! 8 Si ta main ou ton pied entraînent ta chute, coupe-les et jette-les loin de toi ; mieux vaut pour toi entrer dans la vie manchot ou estropié que d’être jeté avec tes deux mains ou tes deux pieds dans le feu éternel ! 9 Et si ton œil entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi ; mieux vaut pour toi entrer borgne dans la vie que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne de feu !

10 « Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits, car, je vous le dis, aux cieux leurs anges se tiennent sans cesse en présence de mon Père qui est aux cieux. [ 11] 12 Quel est votre avis ? Si un homme a cent brebis et que l’une d’entre elles vienne à s’égarer, ne va-t-il pas laisser les quatre-vingt-dix-neuf autres dans la montagne pour aller à la recherche de celle qui s’est égarée ? 13 Et s’il parvient à la retrouver, en vérité je vous le déclare, il en a plus de joie que des quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées. 14 Ainsi votre Père qui est aux cieux veut qu’aucun de ces petits ne se perde.

Jésus et les enfants. Les causes de scandales. Les petits. Parabole de la brebis perdue« En cette heure-là » (v. 1) : le quatrième discours de Jésus (cf. chap. 5–7 ; 10 et 13) que l’on appelle habi-tuellement le « discours communautaire » (18,1-35), s’inscrit dans la continuité directe de ce qui a débuté en 16,13. La question des disciples porte sur la primauté dans le Royaume des cieux. Jésus répond en discutant préalablement des conditions d’accès à celui-ci (v. 2-3). Au premier siècle, les enfants ne sont pas des êtres humains pleinement achevés : incapables d’étudier la Loi, ils ne sont pas capables de jugement et sont totale-ment dépendants des autres. « Se convertir et devenir comme des enfants », c’est donc se comprendre comme non autonome et non suffisant. Une fois ceci posé, Jé-sus répond à la question de la primauté (v. 4) : être le plus grand, c’est « s’abaisser » comme « cet enfant » (placé « au milieu » des disciples, cf. v. 2). Aux v. 2-3, Jésus s’adressait à un collectif et donnait en exemple « des enfants ». Au v. 4, il s’adresse à un individu (« celui

qui ») qu’il invite à regarder vers « cet enfant ». En Mt 2, Jésus a été désigné à neuf reprises comme « enfant » (2,8.9.11.13.13.14.20.20.21), totalement dépendant des autres : il a, dans sa chair même, expérimenté l’abaisse-ment et le dénuement (comparer Mt 18,4//Ph 2,8), qui font de lui « le plus grand » dans le Royaume des cieux. Il apporte ensuite un troisième élément (v. 5) : recevoir un enfant, c’est le recevoir lui-même. Les v. 6-9 dépla-cent l’exhortation : il s’agit désormais de ne pas faire chuter les « petits » qui croient au Christ. À qui s’adresse l’exhortation ? C’est de la place qu’occupe l’auditeur que se décide la nature de l’exhortation : encouragement ou menace ! « Scandaliser » dans l’évangile de Matthieu est lié au rejet de Jésus (cf. 11,6 ; 13,57 ; 15,12 ; 26,31.31) et à l’apostasie (13,21 ; 24,10). Scandaliser l’un de ces « petits » revient donc à le séparer de la Bonne Nouvelle en voulant en faire autre chose qu’un « enfant », un « petit », en le replaçant sous le joug d’une loi de la puis-

Primauté de Pierre et pouvoir des clésSi l�on en croit l�évangile de Matthieu, Pierre est le fondement, le rocher, de la nouvelle communauté que Jésus forme autour de lui. Cette affirmation repose sans doute sur une réalité historique : Pierre fut le premier disciple appelé (4,18) et sa personnalité, dont témoigne à sa manière le premier évangile (14,28-31 ; 16,22 ; 17,24-25 ; 26,35), devait être forte. L�évangile par contre ne dit rien d�une succession instituée par Jésus. Quant au fameux pouvoir des clés, ce n�est justement pas un pouvoir, celui d’un homme ou d’une Église, mais une responsabilité : celle de prononcer une parole qui délie, c’est-à-dire qui libère celui à qui elle est adressée et qui la reçoit. En ce sens précis, l’accès au Royaume suppose l’inscription dans la confession de foi d’une communauté qui précède le croyant et dans laquelle il se reconnaît.

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sance, de la performance, de la grandeur. Scandaliser un de ces petits qui croient en Jésus c’est en somme le conduire à se poser la question : « Qui est le plus grand dans le Royaume des cieux ? ». Le monde fonctionne selon la logique de la grandeur et de la primauté (v. 7) : il ne peut en être autrement. Malheur cependant à l’homme par qui le scandale arrive, c’est-à-dire malheur au disciple s’il est dans cette logique et s’il y entraîne un autre : il n’est pas dans le Royaume des cieux ! Il vaut mieux, pour le disciple, être « incomplet » dans le Royaume (c’est-à-dire dans la vie) que plein, entier, sans

manque, dans la mort (v. 8-9). Jésus revient maintenant aux petits eux-mêmes : il ne faut pas les mépriser, car ils sont devant la face même du Père céleste (v. 10). La raison de cette sollicitude tient au fait qu’il est allé les chercher lui-même (v. 12-14). Le « petit » est désormais la « brebis » égarée (comme celle de 9,35 et comme les disciples, « brebis au milieu des loups », cf. 10,16). De la même manière que Jésus est venu appeler non les justes mais les pécheurs (9,13), le Père céleste s’inté-resse prioritairement à la brebis égarée. Il ne faut donc qu’aucun de ces petits ne se perde (v. 14).

15 « Si ton frère vient à pécher, va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. 16 S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins. 17 S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Eglise, et s’il refuse d’écouter même l’Eglise, qu’il soit pour toi comme le païen et le collecteur d’impôts. 18 En vérité, je vous le déclare : tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel.

19 « Je vous le déclare encore, si deux d’entre vous, sur la terre, se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux. 20 Car, là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. »

21 Alors Pierre s’approcha et lui dit : « Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui pardonnerai-je ? Jusqu’à sept fois ? » 22 Jésus lui dit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.

Le pardon entre frèresLe lien entre ce qui précède (v. 1-14) et la suite du dis-cours communautaire consacré à la question du pardon (v. 15-35) est constitué par le thème de l’égarement et des retrouvailles (v. 12-14). Les v. 15-19 ont la forme d’un manuel de discipline communautaire : la procé-dure met en place une médiation qui rend possible la formulation des griefs ou la reconnaissance d’une faute.

Le v. 18 trouve vraisemblablement sa source dans des procédures d’expulsion dont on a trace, par exemple, à Qumrân (Règle de la Communauté, 1 QS 6,24–7,25). Comment l’interpréter dans le contexte de l’évangile de Matthieu ? Quelques éléments de réponse : le verset rappelle d’abord le sérieux de la parole communautaire qui lie ou qui délie, qui rend esclave ou qui libère (v. 18).

Les v. 19-20 soulignent, eux, le fait que le Père céleste accorde ce que la communauté demande (là ou deux ou trois sont assemblés au nom du Christ). Enfin l’évangile nous rappelle la sollicitude de Jésus pour les collecteurs d’impôts (9,9-13) et l’accession des païens à la table d’Abraham (8,5-13, cf. aussi 15,21-27). Que conclure de ces remarques ? Du point de vue de la vie commu-nautaire, il ne peut y avoir de possibilité de pardon que dans la reconnaissance de sa faute, et la communauté a un rôle non négligeable dans la possibilité que les choses se dénouent (cf. 16,19 : plus qu’un pouvoir, la capacité de « lier et délier » est une responsabilité). Contre l’usage qui a été fait de cette procédure d’excom-munication dans l’histoire, elle vise essentiellement la réconciliation (v. 15). Certes, l’échec peut être au

terme de la procédure (v. 17) ; il n’en reste pas moins qu’elle s’inscrit sous l’horizon du pardon illimité (cf. v. 22). Par ailleurs, du point de vue christologique et soté-riologique, être considéré comme païen et collecteur d’impôts rend paradoxalement disponible au pardon : Jésus n’est-il pas venu appeler les pécheurs et non les justes ? Les v. 19-20 prolongent en outre les réflexions sur la prière de 6,5-15 et 7,7-11 : le contexte immédiat en amont et en aval indique clairement que la demande ne relève pas de la satisfaction narcissique, mais qu’elle concerne la réintégration du frère pécheur et le pardon illimité. C’est pourquoi sans doute cette prière ne peut être envisagée qu’à deux, ce qui est l’embryon de toute vie communautaire.

23 « Ainsi en va-t-il du Royaume des cieux comme d’un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. 24 Pour commencer, on lui en amena un qui devait dix mille talents. 25 Comme il n’avait pas de quoi rembourser, le maître donna l’ordre de le vendre ainsi que sa femme, ses enfants et tout ce qu’il avait, en remboursement de sa dette. 26 Se jetant alors à ses pieds, le serviteur, prosterné, lui disait : “Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.” 27 Pris de pitié, le maître de ce ser-viteur le laissa aller et lui remit sa dette. 28 En sortant, ce serviteur rencontra un de ses compagnons, qui lui devait cent pièces d’argent ; il le prit à la gorge et le serrait à l’étrangler, en lui disant : “Rembourse ce que tu dois.” 29 Son compagnon se jeta donc à ses pieds et il le suppliait en disant : “Prends patience envers moi, et je te rembourserai.” 30 Mais l’autre refusa ; bien plus, il s’en alla le faire jeter en prison, en attendant qu’il eût remboursé ce qu’il devait. 31 Voyant ce qui venait de se passer, ses compagnons furent profondément attristés et ils allèrent informer leur maître de tout ce qui était arrivé. 32 Alors, le faisant venir, son maître lui dit : “Mauvais serviteur, je t’avais remis toute cette dette, parce que tu m’en avais supplié. 33 Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?” 34 Et, dans sa colère, son maître le livra aux tortionnaires, en attendant qu’il eût remboursé tout ce qu’il lui devait. 35 C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »

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Parabole du débiteur impitoyableLa difficile question du pardon est illustrée par une parabole du Royaume qui répond à une question de Pierre concernant un frère qui commet une faute à son égard : « Combien de fois lui pardonnerai-je ? ». La para-bole met tout d’abord en scène un roi qui, après avoir réduit à l’esclavage un de ses serviteurs et sa famille pour le contraindre à rembourser une dette immense, la lui remet suite à sa supplication (v. 23-27). Par la suite, ce même débiteur fait jeter en prison un de ses compa-gnons de service qui lui doit une somme modique, lui refusant le moindre délai (v. 28-30). Dénoncé par ses compagnons, le débiteur impitoyable est rattrapé par le roi qui le livre aux tortionnaires (v. 31-34). La conclusion sonne comme une menace : le Père céleste traitera de la même manière ceux qui ne pardonnent pas leur frère (v. 35). La clef de lecture réside dans la compréhension de soi, de Dieu et du prochain, que l’auditeur a lorsqu’il écoute la parabole : se comprend-il d’abord comme un créditeur confronté à un débiteur mauvais payeur, ou se comprend-il comme un débiteur à qui la dette a été remise ? De cette compréhension de soi devant Dieu dépend la compréhension de l’autre et la possibilité du pardon. Dit autrement : on est jugé ou gracié par le

Dieu dont on a l’image. Ce qui est reproché au serviteur (v. 32), c’est de n’avoir pas reconnu dans son débiteur un autre lui-même. Il s’est compris non comme un pé-cheur/débiteur, mais comme un juste ; la grâce dont il a profité ne l’a pas touché en profondeur, la parole semée en lui a été, en quelque sorte, enlevée par le Malin (cf. 13,19). Un indice dans le texte montre d’ailleurs que la compréhension de soi du débiteur impitoyable n’est pas celle de l’humilité, dont le début du chapitre a montré qu’elle était une condition d’accès au Royaume (v. 1-4) : lorsqu’il vient implorer pitié au roi il affirme pouvoir « tout » payer (v. 26), alors que c’est humainement impossible (la somme représente soixante millions de journées de travail !). Refus de la réalité, impossibilité de reconnaître sa situation désespérée, volonté de tromper l’autre sur ses intentions ? Peu importe. Le fait est que le débiteur, malgré ce qu’il donne à voir de lui (v. 26 : le serviteur se « prosterne », même verbe qu’en 2,11 ; 14,33 ; 28,9 et 17), ne se présente pas en vérité devant le Roi. En refusant de remettre la dette, le débiteur impitoyable manifeste qu’il n’est pas sorti de la logique de la rétribution propre à la loi du Talion (contre-exemple : 6,14-15). Il en subit donc la terrible logique.

1 Or, quand Jésus eut achevé ces instructions, il partit de la Galilée et vint dans le territoire de la Judée au-delà du Jourdain. 2 De grandes foules le suivirent, et là il les guérit. 3 Des Pharisiens s’avancèrent vers lui et lui dirent pour lui tendre un piège : « Est-il permis de répudier sa femme pour n’importe quel motif ? » 4 Il répondit : « N’avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, les fit mâle et femelle 5 et qu’il a dit : C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair. 6 Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni ! » 7 Ils lui disent : « Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de délivrer un certificat de répudiation quand on répudie ? » 8 Il leur dit : « C’est à cause de la dureté de votre

cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais au commencement il n’en était pas ainsi. 9 Je vous le dis : Si quelqu’un répudie sa femme –sauf en cas d’union illégale– et en épouse une autre, il est adultère. »

10 Les disciples lui dirent : « Si telle est la condition de l’homme envers sa femme, il n’y a pas intérêt à se marier. » 11 Il leur répondit : « Tous ne com-prennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c’est donné. 12 En effet, il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel ; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes ; et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du Royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre ! »

13 Alors des gens lui amenèrent des enfants, pour qu’il leur imposât les mains en disant une prière. Mais les disciples les rabrouèrent. 14 Jésus dit : « Laissez faire ces enfants, ne les empêchez pas de venir à moi, car le Royaume des cieux est à ceux qui sont comme eux. » 15 Et, après leur avoir imposé les mains, il partit de là.

Controverse sur le divorce. Les disciples et le mariage. Jésus bénit les enfantsJésus s’éloigne de Galilée pour aller en Judée (v. 1), où il revient pour la première fois depuis le récit de l’enfance (2,1.5). Selon son habitude, il « guérit » les malades (v. 2, cf. 8,16 ; 12,15 ; 14,14). Les Pharisiens viennent le contredire sur la possibilité de la répudiation. Il s’agit d’un « piège » (v. 3). L’interrogation suppose soit que les Pharisiens connaissent déjà l’opinion de Jésus et qu’ils veulent le mettre en contradiction avec la Loi de Moïse, soit qu’ils souhaitent le voir prendre parti dans les débats entre les écoles d’interprétation rigoriste ou libé-rale. La contre-question de Jésus (v. 4-6) vise à sortir de la logique dans laquelle ses adversaires veulent l’enfer-mer. En argumentant non pas sur le commandement de Moïse, mais sur la volonté créationnelle de Dieu, Jésus situe en effet le débat sur un autre plan que celui de la casuistique pharisienne. Le contenu de la réponse des Pharisiens (v. 7) correspond à une juste observance du commandement de Moïse : il est permis de répudier sa femme (cf. Dt 24,1-3). Les Pharisiens répondent à la

question du divorce sur le plan de la règle établie. L’inter-vention de Jésus (v. 8), qui fait suite à cette réponse, oppose la règle qui régit la vie en société (ici, la Loi de Moïse) à la volonté créatrice de Dieu. Si Moïse a permis de répudier sa femme, c’est par accommodement à la dureté de cœur des hommes. Mais la volonté créatrice de Dieu n’envisageait nullement cette possibilité (v. 8 : « Au commencement il n’en était pas ainsi »). Le para-doxe est que les Pharisiens, qui pensent obéir à la Loi de Moïse, sont des pécheurs comme les autres, pour qui Dieu a dû nécessairement adoucir son commandement. En radicalisant l’interdit du divorce (sauf « en cas d’union illégale », peut-être en raison de 1,19 ; cf. 5,32), Jésus vise clairement l’échappatoire que permet la Loi : en interdisant l’adultère mais en permettant, par le divorce, d’avoir d’autres femmes, elle est une concession à la tendance native des hommes à l’infidélité.Pour les disciples, la radicalisation sonne comme une contrainte insurmontable (v. 10). Comprendre

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les paroles de Jésus relève non pas du savoir, mais d’une révélation (v. 11 ; cf. déjà 11,25-27). Le v. 12 est difficile à interpréter. Au terme « eunuque », qui a ordinairement une connotation négative dans la culture juive du premier siècle, est donné ici un sens positif. Cela crée une tension qui ne peut être résolue qu’en interprétant métaphoriquement la troisième occurrence du terme. Cette métaphore est adressée aux disciples en soulignant de manière emphatique combien est totale la revendication du Royaume des

cieux sur leur vie : elle les conduit à vivre en rupture avec la logique du monde, à ressembler à ceux qui en sont exclus ; les eunuques, de naissance ou par castra-tion, en sont ici une illustration. L’épisode des enfants conduits à Jésus contre l’avis des disciples (v. 13-15) poursuit dans la même logique et doit être interprété en lien avec 18,1-14 : comme les eunuques, les enfants sont exclus de la société des gens « complets ». C’est pourtant à ceux qui leur ressemblent qu’est offert le Royaume (v. 14).

16 Et voici qu’un homme s’approcha de lui et lui dit : « Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » 17 Jésus lui dit : « Pourquoi m’interroges-tu sur le bon ? Unique est celui qui est bon. Si tu veux entrer dans la vie, garde les com-mandements. » – 18 « Lesquels ? » lui dit-il. Jésus répondit : « Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne voleras pas. Tu ne porteras pas de faux témoignage. 19 Honore ton père et ta mère. Enfin : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » 20 Le jeune homme lui dit : « Tout cela, je l’ai observé. Que me manque-t-il encore ? » 21 Jésus lui dit : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi ! » 22 A cette parole, le jeune homme s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.

23 Et Jésus dit à ses disciples : « En vérité, je vous le déclare, un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux. 24 Je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. » 25 A ces mots, les disciples étaient très impressionnés et ils disaient : « Qui donc peut être sauvé ? » 26 Fixant sur eux son regard, Jésus leur dit : « Aux hommes c’est impossible, mais à Dieu tout est possible. »

27 Alors, prenant la parole, Pierre lui dit : « Eh bien ! nous, nous avons tout laissé et nous t’avons suivi. Qu’en sera-t-il donc pour nous ? » 28 Jésus leur dit : « En vérité, je vous le déclare : lors du renouvellement de toutes choses, quand le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël. 29 Et quiconque aura laissé maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra beaucoup plus et, en partage, la vie éternelle. 30 Beaucoup de premiers seront derniers et beaucoup de derniers, premiers.

L’homme riche. Les disciples et les richessesLa radicalisation proposée par Jésus n’est pas unique-ment réactive par rapport à la tradition pharisienne : elle est constitutive de son rapport à la Loi comme le montre l’épisode de l’homme riche. Jésus répond à cet homme en quête de vie éternelle (v. 16) par une invita-tion à obéir aux commandements (v. 17), dont il donne des exemples précis (v. 18-19). Devant la réponse de l’homme jeune, qui affirme les accomplir (v. 20), Jésus ajoute une double exigence : vendre ses biens et le suivre (v. 21) pour atteindre la « perfection » (cf. 5, 48). La tristesse de l’homme (v. 22) atteste l’impossibilité devant laquelle il se trouve de répondre à l’exigence de se séparer de ses biens. Sa quête est alors requalifiée par Jésus comme difficulté pour les riches d’entrer dans le Royaume des cieux (cf. v. 23 // 5, 20 ; cf. aussi 18,3). La question des disciples (v. 25) ouvre sur celle du « salut » impossible aux hommes mais pas à Dieu (v. 26). L’impossibilité de l’homme ne porte pas sur l’obéissance aux commandements de la Loi (adaptés à la dureté du cœur cf. 19,8), mais sur l’obéissance aux exigences du Christ. Est ainsi confirmé le caractère second des commandements de la Loi par rapport aux paroles de Jésus, lesquelles déploient une logique de radicalisation comparable à celle repérée en 5,17-48. Posséder la vie éternelle, c’est certes garder les commandements, mais dans un sens très précis : « garder les commandements » de celui qui seul est le « bon » (v. 17). Garder n’est pas équi-valent à faire. La vie éternelle ne relève pas du faire, elle est une relation juste à l’autre. Être « accompli » (un sens possible du terme grec que l’on traduit par

« parfait », cf. v. 21), c’est être dans un manque radical : vendre son bien (son avoir) et donner aux pauvres (entrer en relation avec ceux qui n’ont rien). Pour ce jeune homme, l’appel rencontre une résis-tance : le désir de vie est comme paralysé par la pos-session des biens. Être matériellement riche rend plus difficile l’accès au Royaume. L’étonnement des disciples (v. 25) confirme que nous avons affaire ici à une réflexion sur la richesse comme métaphore du « plein » et de l’autosuffisance. Qui peut alors être sauvé de ses richesses, de ses possessions, de son savoir… ? Seul Dieu, en tant qu’il est une figure de l’alté-rité radicale, est capable de sauver l’homme de lui-même et de ses possessions (v. 26). La réaction des disciples, dont Pierre se fait le porte-parole, confirme le cadre interprétatif dans lequel se place Jésus. Ils affirment avoir tout quitté pour suivre Jésus (v. 27). Ils seront donc récompensés lors de la manifestation du Fils de l’homme : leur attitude les situe bien dans la logique non plus du monde et de la Loi, mais du Royaume et de la radicalisation que la parole de Jésus déploie. La réponse de Jésus se développe en deux temps : ceux qui l’ont suivi jugeront les douze tribus d’Israël lors de la manifestation du Fils de l’homme (v. 28). S’ils ont laissé leur famille et leur bien, ils rece-vront « beaucoup plus » et la vie éternelle (v. 29). Jésus conclut pourtant en affirmant que beaucoup de premiers seront derniers et inversement (v. 30), relativisant au final les privilèges promis aux disciples. Cette affirmation surprenante va être explicitée par la parabole qui suit.

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1 « Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. 2 Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée et les envoya à sa vigne. 3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient sur la place, sans travail, 4 et il leur dit : “Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.” 5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même. 6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d’autres qui se tenaient là et leur dit : “Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail ?” – 7 “C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés.” Il leur dit : “Allez, vous aussi, à ma vigne.” 8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en com-mençant par les derniers pour finir par les premiers.” 9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d’argent. 10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage ; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent. 11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison : 12 “Ces derniers venus, disaient-ils, n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.” 13 Mais il répliqua à l’un d’eux : “Mon ami, je ne te fais pas de tort ; n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent ? 14 Emporte ce qui est à toi et va-t’en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi. 15 Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ?” 16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »

Paraboles des ouvriers de la dernière heureCette parabole du Royaume décrit une scène au départ assez banale à l’époque : un propriétaire terrien sort au petit matin pour embaucher des journaliers (v. 1). La nature du travail n’intéresse pas Jésus. Seuls entrent en considération la période d’embauche (v. 2-7) et le versement du salaire, le soir venu (v. 8-15). Un contrat est fixé avec les premiers ouvriers (v. 2). Trois heures plus tard la même scène se déroule (v. 3). Mais la pa-rabole devient plus floue : « Je vous donnerai ce qui est juste » (v. 4). La formule est ambiguë. Nouvelles embauches trois heures et six heures plus tard, cette

fois sans plus de précision (v. 5). Dernière embauche trois heures avant la fin de la journée, occasion d’un dia-logue surprenant (v. 6-7). Le soir venu, ordre est donné de payer les ouvriers. L’effet du récit est suscité par le fait de commencer par les derniers, et de les payer au même tarif que ce qui était convenu avec les premiers (les ouvriers intermédiaires ont disparu), suscitant ainsi chez eux l’espoir d’un salaire supérieur (v. 10). C’est évidemment le fait de recevoir le même salaire qui va déclencher la colère (v. 11). L’auditeur est contesté dans ce qu’il considère comme allant de soi : le salaire

est proportionné au travail. Cette conception de la jus-tice rétributive, l’auditeur l’a imputée au maître qui a dit : « Je vous donnerai ce qui est juste » (v. 4). Mais qu’entendait le maître par « ce qui est juste » ? C’est ce que va tenter de montrer le dialogue final (v. 12-15) Les deux points de vue sont confrontés. Le point de vue des ouvriers est normal et compréhensible : l’égalité (des salaires) est signe d’inégalité (de traitement) (v. 12). Le point de vue du maître est radicalement différent. Il rappelle que le contrat a été honoré avec l’ouvrier de la première heure ; il affirme sa totale liberté, et enfin il émet des soupçons sur l’état d’âme de son interlocu-teur. Quelle que soit la réponse de l’ouvrier aux propos du maître, elle le discrédite : « Es-tu jaloux parce que je suis bon ? » S’il répond « oui », il est disqualifié moralement. S’il répond « non », on lui demandera alors pourquoi il proteste. Le résultat est la complète remise en question de l’image du monde de l’auditeur qui perd ses points de repère. Une autre proposition de monde est faite, qui pose une autre compréhension du rapport au travail, mais surtout du rapport à soi-même et aux autres. Mais, et le locuteur des paraboles devient

ici essentiel à l’histoire, celui qui fait cette proposition de monde n’est pas n’importe qui. C’est Jésus au nom du Royaume qui vient (v. 1 : « Le Royaume des cieux est semblable à… »). C’est de la logique du Royaume qu’il est question ici. En d’autres termes, le « patron » n’est pas n’importe quel patron, et la réalité décrite ici n’est pas la réalité de ce monde. La logique du Royaume suppose que chacun a le même droit de vivre indépen-damment de sa force ou de sa quantité de travail. Ce que cherche à faire surgir la parabole chez l’auditeur est une autre compréhension de Dieu, de lui-même et des autres. Celle-ci ne doit plus être fondée sur une justice rétributive (i.e. humaine) – qu’elle soit révolu-tionnaire, réformiste ou libérale –, mais sur une justice nouvelle, extérieure à ce monde, qui reconnaît l’autre indépendamment de ses qualités ou propriétés. Au moyen d’une inclusion, le v. 16 radicalise le propos de 19,30 : ce ne sont pas seulement « beaucoup » (19,30), mais plus généralement « les » premiers qui seront les derniers, et réciproquement. Un changement profond de système de valeurs est ainsi proposé (cf. déjà 11,11 comme recadrage de 5,19).

17 Sur le point de monter à Jérusalem, Jésus prit les Douze à part et leur dit en chemin : 18 « Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort 19 et le livreront aux païens pour qu’ils se moquent de lui, le flagellent, le crucifient ; et, le troisième jour, il ressuscitera. »

20 Alors la mère des fils de Zébédée s’approcha de lui, avec ses fils, et elle se pros-terna pour lui faire une demande. 21 Il lui dit : « Que veux-tu ? » – « Ordonne, lui dit-elle, que dans ton Royaume mes deux fils que voici siègent l’un à ta droite et l’autre à ta gauche. » 22 Jésus répondit : « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ? » Ils lui disent : « Nous le pou-vons. » 23 Il leur dit : « Ma coupe, vous la boirez ; quant à siéger à ma droite et à ma gauche, il ne m’appartient pas de l’accorder : ce sera donné à ceux pour qui mon

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Père l’a préparé. » 24 Les dix, qui avaient entendu, s’indignèrent contre les deux frères. 25 Mais Jésus les appela et leur dit : « Vous le savez, les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. 26 Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur, 27 et si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit votre esclave. 28 C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. »

29 Comme ils sortaient de Jéricho, une grande foule le suivit. 30 Et voici que deux aveugles, assis au bord du chemin, apprenant que c’était Jésus qui passait, se mirent à crier : « Seigneur, Fils de David, aie pitié de nous ! » 31 La foule les rabrouait pour qu’ils se taisent. Mais ils crièrent encore plus fort : « Seigneur, Fils de David, aie pitié de nous ! » 32 Jésus s’arrêta, les appela et leur dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » 33 Ils lui disent : « Seigneur, que nos yeux s’ouvrent ! » 34 Pris de pitié, Jésus leur toucha les yeux. Aussitôt ils retrouvèrent la vue. Et ils le suivirent.

Troisième annonce de la Passion. La demande de la mère des fils de Zébédée. Les deux aveugles de Jéricho Pour la troisième fois (16,21-23 ; 17,22-23), au seuil de Jérusalem, Jésus annonce aux Douze sa mort et sa résurrection. C’est aux mains des responsables religieux (cf. 16,21) et des païens (cf. 17,22 : les « hommes ») que le Fils de l’homme est livré. C’est le moment choisi par la mère des fils de Zébédée (cf. 4,21 ; 10,2 : Jacques et Jean ; 26,37) pour faire une demande à Jésus (v. 20). Elle veut que Jacques et Jean siègent à la droite et à la gauche de Jésus dans son Royaume (v. 21). Dans l’évangile de Marc, la demande émane directement de Jacques et Jean (cf. Mc 10,35). Par la suite, ce sont les fils qui continuent le dialogue avec Jésus, attestant ainsi qu’ils entrent dans le désir de leur mère (v. 22). Ils sont héritiers d’une espérance, l’attente du Messie d’Israël, qui leur a fait quitter leur père (4,22) ; c’est cependant leur mère qui définit les contours que leur participation à cette espérance doit prendre. Et parce que cette mère veut pour eux la meilleure des places, elle en appelle à

une figure de puissance, le Christ siégeant dans son Royaume, susceptible de satisfaire cette demande. Face au désir d’une mère, Jésus fait intervenir une figure paternelle qui pose des limites : son Père seul décide des places au dernier jour. La seule chose certaine est que les deux frères « boiront la coupe » de Jésus (v. 23 ; cf. 10,17-25), c’est-à-dire qu’ils seront rejetés comme leur maître. D’un côté deux frères qui sont dans le désir de toute-puissance de leur mère, de l’autre un « fils bien-aimé » (3,17) qui accepte de ne rien savoir de la décision de son Père (cf. également 24,36) : ils s’agit de deux représentations opposées de la filiation (cf. 12,46-50). On retrouvera la « mère des fils de Zébédée » au pied de la croix (27,56), cette fois séparée de ses fils. Jésus ne renchérit pas sur les reproches des autres disciples contre Jacques et Jean (v. 24). Il les invite tous à ne pas être comme les puissants qui oppriment leur peuple (v. 25) : celui qui veut être grand doit servir,

celui qui veut être premier doit être esclave (v. 26-27 ; cf. déjà dans la même logique de renversement : 11,11 ; 19,30 et 20,16 ; plus loin, cf. 23,11). Le Fils de l’homme qui donne sa vie en « rançon pour la multitude » (v. 28 ; cf. Es 53,12), montre le chemin de ce service. L’épisode des deux aveugles de Jéricho rappelle celui de 9,27-31. Deux différences majeures sont à relever. D’une part l’insistance des aveugles devant l’obstruction de la foule (v. 31-32) contraste avec l’apparente facilité avec

laquelle, en 9,28 ceux-ci approchent de Jésus. D’autre part, et surtout, l’aboutissement est différent : en 9,27-31, les deux aveugles désobéissent à la consigne de silence de Jésus (v. 30-31) ; en 20,29-34, une fois guéris, ils « suivent » Jésus (v. 34), position qu’ils occupent au début du récit de 9,27-31 (cf. v. 27) ! Au seuil de l’arrivée à Jérusalem (21,1), le motif n’est pas anodin : les deux aveugles (une figure de la communauté ?) recouvrent la vue et suivent Jésus vers Jérusalem.

1 Lorsqu’ils approchèrent de Jérusalem et arrivèrent près de Bethphagé, au mont des Oliviers, alors Jésus envoya deux disciples 2 en leur disant : « Allez au village qui est devant vous ; vous trouverez aussitôt une ânesse attachée et un ânon avec elle ; détachez-la et amenez-les-moi. 3 Et si quelqu’un vous dit quelque chose, vous répondrez : “Le Seigneur en a besoin”, et il les laissera aller tout de suite. » 4 Cela est arrivé pour que s’accomplisse ce qu’a dit le prophète : 5 Dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, humble et monté sur une ânesse et sur un ânon, le petit d’une bête de somme. 6 Les disciples s’en allèrent et, comme Jésus le leur avait prescrit, 7 ils amenèrent l’ânesse et l’ânon ; puis ils disposèrent sur eux leurs vêtements, et Jésus s’assit dessus. 8 Le peuple, en foule, étendit ses vêtements sur la route ; certains cou-paient des branches aux arbres et en jonchaient la route. 9 Les foules qui marchaient devant lui et celles qui le suivaient, criaient : « Hosanna au Fils de David ! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient ! Hosanna au plus haut des cieux ! » 10 Quand Jésus entra dans Jérusalem, toute la ville fut en émoi : « Qui est-ce ? » disait-on ; 11 et les foules répondaient : « C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée. »

12 Puis Jésus entra dans le temple et chassa tous ceux qui vendaient et achetaient dans le temple ; il renversa les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes. 13 Et il leur dit : « Il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière ; mais vous, vous en faites une caverne de bandits ! » 14 Des aveugles et des boiteux s’avancèrent vers lui dans le temple, et il les guérit. 15 Voyant les choses étonnantes qu’il venait de faire et ces enfants qui criaient dans le temple : « Hosanna au Fils de David ! », les grands prêtres et les scribes furent indignés 16 et ils lui dirent : « Tu entends ce qu’ils disent ? » Mais Jésus leur dit : « Oui ; n’avez-vous jamais lu ce texte : Par la bouche des tout-petits et des nourrissons, tu t’es préparé une louange ? » 17 Puis il les planta là et sortit de la ville pour se rendre à Béthanie, où il passa la nuit.

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Entrée de Jésus à Jérusalem. Jésus dans le Temple Jésus approche de Jérusalem près de Bethphagé, lit-téralement la « maison des figues » (v. 1 ; cf. v. 18-22). La scène des préparatifs de l’entrée (v. 2-6) annonce celle des préparatifs du dernier repas (26,17-19). En soulignant la prescience de Jésus, Matthieu suggère qu’il sait vers quoi il se dirige : l’image est conforme aux trois annonces de la Passion (16,21-23 ; 17,22-23 ; 19,17-19). L’ânesse et son ânon que Jésus envoie chercher évoquent la prophétie de Za 9,9 (v. 4-5). L’ordre donné par Jésus s’apparente peut-être à un droit royal de réquisition connu à l’époque. L’expression « Seigneur » (v. 3) est un titre christologique ; elle fait écho au « Sei-gneur » du v. 9 qui désigne Dieu : en Jésus, c’est ainsi Dieu lui-même qui marche et entre à Jérusalem. La présentation de l’entrée de Jésus à Jérusalem (v. 7-10) est très elliptique. Aussitôt que les disciples ont mis leurs manteaux sur l’ânesse et son ânon et que Jésus s’est « assis dessus » (v. 7 : on ne sait trop si c’est sur l’ânesse, l’ânon ou les vêtements qu’il s’assoit !), le voici aux portes de Jérusalem où l’accueil est triomphal ; ce sont main-tenant les manteaux des gens de la foule qui sont sur le chemin avec des branchages comme pour un tapis d’honneur (cf. 2 R 9,13). À cela s’ajoute une acclamation de ceux qui précèdent et qui suivent. Elle débute par une citation de Ps 118,25-26. « Hosanna » est la transcription de l’hébreu hôshîa’nna, « Donne le salut ». Originelle-ment, le terme est une invocation adressée à Dieu pour qu’il garde et sauve les pèlerins montant au Temple. Ici, il s’agit d’une acclamation qui s’applique à l’envoyé de Dieu.

L’épisode se termine par l’entrée à Jérusalem (v. 10a) et par l’émoi de la ville (littéralement : « elle fut ébran-lée » ; cf. 2,3 : Jérusalem « troublée »), qui s’interroge sur l’identité de Jésus (v. 10). À cette interrogation, les foules répondent d’une manière approximative (v. 11), quoique positive (cf. 16,14). Significative est la distinction entre les foules et la ville de Jérusalem, considérée comme un personnage négatif. Aussitôt à Jérusalem, Jésus pénètre dans le Temple d’où il chasse les vendeurs (v. 12). Rappelant la fonc-tion première du lieu (v. 13a, cf. Es 56,7), il utilise une invective du prophète Jérémie (v. 13b, cf. Jr 7,11) pour fustiger ce qu’il est devenu. Par le geste de guérison des aveugles et des boiteux présents dans le sanctuaire (v. 14), Jésus se révèle comme un nouveau Temple d’où les infirmes ne sont pas exclus (cf. 2 S 5,8), mais au contraire accueillis et rétablis. L’indignation des grands prêtres et des scribes porte sur ce qui vient de se passer, mais aussi sur la louange de « ces » enfants qui crient dans le Temple (v. 15). Cette louange est l’occasion d’une référence au Ps 8,3 (v. 16), interprété dans un sens mes-sianique. En conformité avec 18,15 et 19,13-15, Matthieu suggère peut-être que les foules et les infirmes guéris sont des « enfants », c’est-à-dire des êtres insuffisants et en manque à qui le Royaume des cieux est offert. La sortie de Jésus du Temple et de Jérusalem (v. 17) sonne comme un discrédit posé sur les responsables religieux, qui n’ont fait que manifester leur incompréhension de ses gestes et de ce qui se déroule sous leurs yeux.

18 Comme il revenait à la ville de bon matin, il eut faim. 19 Voyant un figuier près du chemin, il s’en approcha, mais il n’y trouva rien, que des feuilles. Il lui dit : « Jamais plus tu ne porteras de fruit ! » A l’instant même, le figuier sécha. 20 Voyant cela, les disciples furent saisis d’étonnement et dirent : « Comment, à

l’instant même, le figuier a-t-il séché ? » 21 Jésus leur répondit : « En vérité, je vous le déclare, si un jour vous avez la foi et ne doutez pas, non seulement vous ferez ce que je viens de faire au figuier, mais même si vous dites à cette montagne : “Ote-toi de là et jette-toi dans la me”, cela se fera. 22 Tout ce que vous demanderez dans la prière avec foi, vous le recevrez. »

Jésus et le figuier De retour à Jérusalem, Jésus céderait-il finalement à la tentation de la toute puissance (4,1-10), et la faim inassouvie créerait-elle chez lui une frustration ven-geresse contre un figuier improductif ? Remarquons cependant que Jésus ne fait pas venir des figues sur un arbre qui n’en possède pas (cf. 4,3). Sa parole ne fait qu’entériner un état de fait : elle révèle la mort du figuier en la rendant visible. « C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez » a dit ailleurs Jésus (cf. 7,20) : pourquoi donc s’obstinerait-il ici à attendre de cet arbre ce qu’il ne peut pas donner ? Le contexte de l’épisode invite à entendre le figuier comme une métaphore du Temple : l’épisode des vendeurs (v. 12-17) et celui de la controverse sur l’autorité (v. 23-27) encadrent l’épisode. Les figues que Jésus n’a pas trouvées, ce

sont bien les fruits qu’il était en droit d’attendre de l’institution religieuse du Temple. Il n’a donc pas été nourri par elle. Surpris du prodige (v. 20), les disciples sont invités à avoir la foi qui permet de recevoir tout ce que l’on demande (v. 21-22 ; cf. par contraste 6,30 ; 8,26 ; 14,31 ; 16,8 ; 17,20). Mais que demander ? Le récit global offre une réponse claire. En amont, ce fut le Notre Père (6,9-13 ; cf. v. 11 : « le pain dont nous avons besoin ») et l’invitation à vivre dans la confiance en cherchant prio-ritairement le Royaume des cieux (cf. 6,25-34) ; en aval, ce sera la prière de Gethsémani : « que ta volonté se réalise » (26,42). La prière n’est pas satisfaction des pulsions et frustrations infantiles, mais ouverture au désir de l’Autre.

23 Quand il fut entré dans le temple, les grands prêtres et les anciens du peuple s’avancèrent vers lui pendant qu’il enseignait, et ils lui dirent : « En vertu de quelle autorité fais-tu cela ? Et qui t’a donné cette autorité ? » 24 Jésus leur répon-dit : « Moi aussi, je vais vous poser une question, une seule ; si vous me répondez, je vous dirai à mon tour en vertu de quelle autorité je fais cela. 25 Le baptême de Jean, d’où venait-il ? Du ciel ou des hommes ? » Ils raisonnèrent en eux-mêmes : « Si nous disons : “Du ciel”, il nous dira : “Pourquoi donc n’avez-vous pas cru en lui ?” 26 Et si nous disons : “Des hommes”, nous devons redouter la foule, car tous tiennent Jean pour un prophète. » 27 Alors ils répondirent à Jésus : « Nous ne savons pas. » Et lui aussi leur dit : « Moi non plus, je ne vous dis pas en vertu de quelle autorité je fais cela. »

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Controverse sur l’autoritéMt 21,23–22,46 constitue une longue série ininterrom-pue de controverses opposant Jésus aux responsables religieux à l’intérieur du Temple. Ce sont d’abord les grand prêtres et les anciens du peuple qui interrogent Jésus : au nom de quoi agit-il (v. 24) ? La question est liée à l’épisode des vendeurs chassés du Temple (v. 12-13). Au-delà, elle renvoie à tous les épisodes où Jésus agit d’une manière qui manifeste une autorité non réfé-rée aux codes religieux en vigueur dans la société de son temps, guérissant des malades un jour de sabbat, pardonnant les péchés (chap. 8–9, cf. aussi 21,14-16) ou entrant triomphalement à Jérusalem (21,1-11). La réponse de Jésus déplace la question en inter-rogeant les chefs du peuple sur la question de l’ori-gine (v. 25) : le baptême de Jean relève-t-il d’une origine connue, maîtrisable, mondaine (« des hommes ») ou fait-il altérité (« du ciel ») ? Quoi qu’ils répondent, les

chefs du peuple sont mis en difficulté. Ils ne peuvent reconnaître l’origine « céleste » du baptême de Jean sous peine d’être mis en accusation : ils n’ont pas « cru » (v. 25) en Jean-Baptiste ; ils n’ont pas produit les fruits dignes de la repentance (3,8). Ils ne peuvent dire que son baptême vient des hommes : ils ont en effet peur de la foule, qui tient Jean-Baptiste pour un prophète (v. 26). Le choix s’impose donc de lui-même : ils refusent de répondre, prétextant une ignorance d’autant plus surprenante pour des responsables religieux (v. 27). La réponse des chefs du peuple est un discours mensonger, en ce sens que leur parole n’est pas vraie. Leur « oui » n’est pas « oui », et leur « non » n’est pas « non » (5,37). Jésus démasque la perversion du discours de ses adversaires. La parole n’a, pour eux, aucune valeur. Une réponse de Jésus est inutile, puisqu’ils ne cherchent qu’à l’accuser.

28 « Quel est votre avis ? Un homme avait deux fils. S’avançant vers le premier, il lui dit : “Mon enfant, va donc aujourd’hui travailler à la vigne.” 29 Celui-ci lui ré-pondit : “Je ne veux pas” ; un peu plus tard, pris de remords, il y alla. 30 S’avançant vers le second, il lui dit la même chose. Celui-ci lui répondit : “J’y vais, Seigneur” ; mais il n’y alla pas. 31 Lequel des deux a fait la volonté de son père ? » – « Le pre-mier », répondent-ils. Jésus leur dit : « En vérité, je vous le déclare, collecteurs d’impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. 32 En effet, Jean est venu à vous dans le chemin de la justice, et vous ne l’avez pas cru ; collecteurs d’impôts et prostituées, au contraire, l’ont cru. Et vous, voyant cela, vous ne vous êtes pas dans la suite davantage repentis pour le croire. »

Parabole d’un homme et de ses deux filsS’il ne répond pas à ses adversaires, Jésus ne reste pas silencieux pour autant. Il sollicite même leur avis (v. 28) avec la parabole dite des deux fils. À l’ordre

donné par le père, le premier exprime d’abord son refus d’obéir à sa volonté (v. 29). Plus tard, il change d’avis (v. 30 : « s’étant repenti »). Il va finalement

habiter le désir du père, mais à sa manière : il ira dans la vigne (pas de possessif), c’est-à-dire qu’il habitera le champ du possible en s’éloignant de la maison familiale (v. 29 : « il y alla » littéralement : « il s’éloigna »). Le second fils répond avec une tournure que l’on peut traduire par une affirmation ou une interrogation : « J’y vais, Seigneur (?) » (v. 30a ; littéralement « moi, Seigneur (?) ». C’est l’indice d’un sujet divisé, qui ne sait comment se situer. Fina-lement, il laisse entendre un oui qui est en fait un non : « il n’y alla pas » (v. 30b ; littéralement : « il

ne s’éloigna pas »). Qui a fait la volonté du père ? (v. 31a) Le premier, répondent les interlocuteurs de Jésus (v. 31b). La conclusion (v. 32) renvoie à la première question de Jésus sur le baptême de Jean-Baptiste : collecteurs d’impôts et prostitués ont cru en lui. Les responsables religieux, eux, n’ont pas « changé d’avis » sur Jean-Baptiste et n’ont pas « cru » en lui. Obéir à la volonté du père suppose d’abord d’exprimer son désir (dire clairement « oui » ou dire « non » ; cf. 5,37), et d’habiter à sa manière le désir de l’autre : (s’en) aller !

33 « Ecoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la donna en fer-mage à des vignerons et partit en voyage. 34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient. 35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent. 36 Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même. 37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : “Ils respecteront mon fils.” 38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : “C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et empa-rons-nous de l’héritage.” 39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. 40 Eh bien ! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vigne-rons-là ? » 41 Ils lui répondirent : « Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu. » 42 Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Ecritures :

La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs,c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ;c’est là l’œuvre du Seigneur :Quelle merveille à nos yeux. 43 Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à

un peuple qui en produira les fruits. 44 Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera. » 45 En entendant ses paraboles, les grands prêtres et les Pharisiens comprirent que c’était d’eux qu’il parlait. 46 Ils cherchaient à l’arrêter, mais ils eurent peur des foules, car elles le tenaient pour un prophète.

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Parabole des vignerons homicidesJésus prolonge son propos par une « autre parabole » (v. 33). Elle emprunte au « chant du bien-aimé et de sa vigne » d’Es 5,1-7, qui traduit la déception de Dieu devant l’infidélité de son peuple. Les images de la tour et de la cuve sont directement reprises du chant d’Ésaïe. La parabole se situe pourtant en décalage par rapport à Es 5. Ce n’est pas la vigne qui est en cause ici, mais les vignerons. À la différence d’Es 5, la vigne produit du fruit, mais ce sont les vignerons qui refusent de le donner à son propriétaire. En outre, il est question d’un propriétaire qui part « en voyage », de l’envoi de serviteurs, puis d’un fils, toutes choses absentes du chant de la vigne d’Ésaïe. Les envois successifs de serviteurs, maltraités, tués ou lapidés (v. 35 ; cf. 23,37), évoquent les prophètes (cf. Jr 7,25 ; 25,4), envoyés par Dieu au peuple d’Israël pour lui rappeler les exigences de la justice et de l’obéissance. Ils ont été maltraités, tués, leur message a été ignoré par le peuple. Plus largement, les envois successifs et infructueux évoquent la résistance des hommes à la révélation de Dieu. Ces envois successifs culminent dans celui du « fils » (v. 37) tué « hors de la vigne » (v. 39). Comme dans le « chant de la vigne », l’histoire se termine par un jugement. Le maître de la vigne fait « périr » (v. 41) les meurtriers et donne la propriété à d’autres. L’origi-nalité est ici que Jésus fait exprimer la sentence par ses interlocuteurs, à savoir les responsables religieux (v. 41 ; cf. v. 23). La parabole fonctionne, non comme une allégorie, mais comme métaphore. Le décryptage systéma-tique des traits allégoriques conduit en effet à des incohérences : si la vigne représente Israël, comment pourrait-elle être confiée à d’autres (v. 41) ? Quel est l’héritage dont Israël ou ses responsables religieux ont

voulu s’emparer (v. 38) ? À ces questions, la parabole ne cherche pas à répondre. Elle vise simplement, dans l’expression même du jugement contre les vignerons, à ouvrir un avenir : le « Seigneur » n’a pas dit son dernier mot. Les meurtriers finiront comme ils ont vécu, emportés par la violence. D’autres (qu’il est vain de vouloir identifier précisément) leur succéderont !Les v. 42-45 interprètent théologiquement la para-bole. La citation du Ps 118,22-23 (déjà cité en 21,5) est l’un des thèmes favoris de la théologie chrétienne primitive (cf. Ac 4,11 ; 1 P 2,7). Dans sa relecture chré-tienne, il y est question de la mort et de la résurrection de Christ, pierre « rejetée » devenue « pierre angu-laire » (v. 42a). Située entre l’épisode des vendeurs et du figuier (21,12-22) et l’annonce de la destruction du Temple (24,1-3), l’image suggère l’édification d’un nouveau sanctuaire, non plus fait de main d’homme. Le « fils » est la « pierre angulaire » d’une com-munauté nouvelle fondée sur un geste bâtisseur de Dieu, geste étonnant aux yeux des hommes (v. 42b), puisqu’il a pour origine le rejet et la mort : ce « peuple » (v. 43, littéralement la « nation ») à qui sera donné le Royaume de Dieu n’a cependant plus de dimension nationale ou ethnique (cf. 28,19) ; il se recrute parmi toutes les nations, Israël compris (éga-lement 8,11). Les chefs du peuple, enfermés dans leur incrédulité et leur désir de tuer Jésus, ne comprennent pas la parabole dans sa dimension anthropologique et son interpellation, mais simplement qu’elle a été dite pour eux (v. 45). Leur « compréhension » est synonyme d’endurcissement : ils heurtent cette « pierre » qu’est le Christ en même temps qu’ils sont heurtés par elle (v. 44). Seule la peur des foules met un frein provisoire à leur projet meurtrier.

1 Et Jésus se remit à leur parler en paraboles : 2 « Il en va du Royaume des cieux comme d’un roi qui fit un festin de noces pour son fils. 3 Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités. Mais eux ne voulaient pas venir. 4 Il envoya encore d’autres serviteurs chargés de dire aux invités : “Voici, j’ai apprêté mon banquet ; mes taureaux et mes bêtes grasses sont égorgés, tout est prêt, venez aux noces.” 5 Mais eux, sans en tenir compte, s’en allèrent, l’un à son champ, l’autre à son com-merce ; 6 les autres, saisissant les serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent. 7 Le roi se mit en colère ; il envoya ses troupes, fit périr ces assassins et incendia leur ville. 8 Alors il dit à ses serviteurs : “La noce est prête, mais les invités n’en étaient pas dignes. 9 Allez donc aux places d’où partent les chemins et convoquez à la noce tous ceux que vous trouverez.” 10 Ces serviteurs s’en allèrent par les chemins et rassem-blèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, mauvais et bons. Et la salle de noce fut remplie de convives. 11 Entré pour regarder les convives, le roi aperçut là un homme qui ne portait pas de vêtement de noce. 12 “Mon ami, lui dit-il, comment es-tu entré ici sans avoir de vêtement de noce ?” Celui-ci resta muet. 13 Alors le roi dit aux servants : “Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements de dents.” 14 Certes, la multitude est appelée, mais peu sont élus. »

Parabole des invités au festinJésus poursuit encore à l’intention de ses interlocu-teurs par la parabole des invités à la noce. Elle contient des traits allégoriques renvoyant clairement au motif du refus d’Israël de participer aux noces du « fils » du Roi (v. 2 ; la portée christologique de l’allusion est évidente). Suite au refus des uns (v. 3-5) et à la vio-lence des autres à l’encontre des envoyés (v. 6), le Roi fait subir un châtiment aux meurtriers (v. 7, allusion à la destruction de Jérusalem). L’invitation d’entrer dans la salle de noces est alors adressée à tous (v. 7-9), sans distinction aucune. La bonté ou la justice, la méchanceté ou l’injustice ne constituent pas le critère d’invitation : « mauvais et bons » se retrouvent les uns et les autres assis à la table de noces (v. 10). La parabole se prolonge ensuite par la visite du roi qui chasse de la salle de noces celui qui n’avait pas

« d’habit de noces » (v. 11-14, cf. v. 11). Le critère d’exclusion de celui que le roi nomme pourtant « ami » (v. 12 ; cf. 20,13 et 26,50) n’est ni la méchanceté ou l’injustice (en retour, le critère d’inclusion serait la bonté ou la justice), mais bien le vêtement de noces. La plupart du temps, cette image du vêtement de noces est interprétée dans une perspective éthique. La métaphore désignerait les « œuvres bonnes » du disciple (5,16), ou encore la « justice supérieure » qu’il doit manifester (5,20 ; cf. Ap 19,8) ; dans le même ordre d’idée, on y voit parfois les « fruits » qu’il doit porter (21,41.43). Une autre ligne d’interprétation consiste à voir dans la métaphore une image baptis-male. L’habit de noces symbolise alors l’appartenance à la communauté des sauvés : Dieu offre le vêtement du pardon et de la justice qu’il s’agit de revêtir. Quoi

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qu’il en soit, l’intérêt de l’épisode des v. 11-14 réside dans le surplus de sens généré par le dialogue avorté qu’il met en scène. Le roi interroge en effet l’homme sur l’absence de vêtement, et c’est la non-réponse de ce dernier (v. 12) qui semble rendre inéluctable l’exclu-sion de la salle de noces. Il est reproché à l’homme de ne pas admettre qu’il a besoin d’être « revêtu » d’un autre vêtement que les siens propres ; dit autrement :

il ne se reconnaît pas dépendant d’une instance qui le revendique. Son silence atteste qu’il est replié sur lui-même, incapable d’entrer en dialogue avec l’autre qui est venu à sa rencontre. Qu’aurait ouvert comme possibilité une réponse à la question du roi ? L’auditeur de la parabole peut légitimement se le demander, s’il se souvient comment s’est conclu auparavant le dialogue entre Jésus et la femme cananéenne (cf. 15,21-28).

15 Alors les Pharisiens allèrent tenir conseil afin de le prendre au piège en le faisant parler. 16 Ils lui envoient leurs disciples, avec les Hérodiens, pour lui dire : « Maître, nous savons que tu es franc et que tu enseignes les chemins de Dieu en toute vérité, sans te laisser influencer par qui que ce soit, car tu ne tiens pas compte de la condition des gens. 17 Dis-nous donc ton avis : Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? » 18 Mais Jésus, s’apercevant de leur malice, dit : « Hypocrites ! Pourquoi me tendez-vous un piège ? 19 Montrez-moi la monnaie qui sert à payer le tribut. » Ils lui présentèrent une pièce d’argent. 20 Il leur dit : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? » 21 Ils répondent : « De César. » Alors il leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » 22 A ces mots, ils furent tout étonnés et, le laissant, ils s’en allèrent.

L’impôt à CésarConfronté à un débat avec les disciples des Pharisiens avec les Hérodiens (des partisans du roi Hérode) sur l’opportunité de payer les impôts à l’empereur, Jésus ne se soustrait pas à la question et répond positive-ment : dans le domaine qui est le sien, César a le droit de recevoir ce qui lui est dû. Le récit insiste sur l’hypo-crisie des Pharisiens qui veulent « prendre [Jésus] au piège » (v. 15). C’est dans le Temple (cf. 21,23) que, sur sa demande, le denier à l’effigie de César est montré à Jésus par ses adversaires, qui en possèdent donc (v. 18). Du coup, sa réponse a une dimension interpellatrice : il ne s’agit pas tant de savoir s’il est

opportun ou non de s’acquitter de l’impôt que, pour chacun des adversaires de Jésus, de répondre à la question de son existence devant Dieu. La parole de Jésus frappe au cœur tous les pouvoirs politiques, mais aussi religieux. En affirmant « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (v. 21), Jésus dit que César n’est pas un Dieu et, en même temps, il dit que Dieu n’est pas un César. Autrement dit, dans le Temple de Jérusalem, Jésus se refuse à rendre un culte à un César qui se dresse comme un dieu, mais il refuse aussi à rendre un culte à un Dieu qui serait à l’image d’un César.

23 Ce jour-là, des Sadducéens s’approchèrent de lui. Les Sadducéens disent qu’il n’y a pas de résurrection. Ils lui posèrent cette question : 24 « Maître, Moïse a dit : Si quelqu’un meurt sans avoir d’enfants, son frère épousera la veuve, pour donner une descendance à son frère. 25 Or il y avait chez nous sept frères. Le premier, qui était marié, mourut ; et comme il n’avait pas de descendance, il laissa sa femme à son frère ; 26 de même le deuxième, le troisième, et ainsi jusqu’au septième. 27 Finalement, après eux tous, la femme mourut. 28 Eh bien ! A la résurrection, duquel des sept sera-t-elle la femme, puisque tous l’ont eue pour femme ? » 29 Jésus leur répondit : « Vous êtes dans l’erreur, parce que vous ne connaissez ni les Ecritures ni la puissance de Dieu. 30 A la résurrection, en effet, on ne prend ni femme ni mari ; mais on est comme des anges dans le ciel. 31 Et pour ce qui est de la résurrection des morts, n’avez-vous pas lu la parole que Dieu vous a dite : 32 Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ? Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. » 33 En entendant cela, les foules étaient frappées de son enseignement.

Controverse sur la résurrectionAprès les Pharisiens, ce sont maintenant les Saddu-céens qui s’approchent de Jésus pour l’interroger sur la résurrection en laquelle ils ne croient pas (v. 23-24). Se fondant sur la loi du lévirat selon laquelle le beau-frère épouse la veuve de son frère si elle n’a pas d’enfant (Dt 25,5-10), les Sadducéens racontent l’histoire d’une femme qui épouse successivement les sept frères d’une même famille (v. 25-27) : avec lequel la femme partagera-t-elle la vie commune lors de la résurrection (v. 28) ? Au delà de l’ironie, les Sad-ducéens attestent qu’ils croient à une forme particu-lière de résurrection, celle que l’homme est capable de s’assurer ou d’assurer à sa famille : « si quelqu’un meurt sans avoir d’enfant, son frère épousera la veuve pour donner (littéralement : « ressusciter ») une des-cendance à son frère » (v. 24). Selon eux, la puissance humaine est capable de faire que l’homme se survive à travers la famille, le clan, l’héritage, la sexualité. Penser

la résurrection dans les catégories humaines, répond Jésus, est un signe d’ignorance (v. 29). La résurrec-tion suppose un changement de rapport à la réalité : « À la résurrection […] on est comme des anges dans les cieux » (v. 30). Selon l’étymologie du terme grec, « l’ange » est un envoyé de Dieu, donc référé à une altérité radicale. À la résurrection, affirme Jésus, on ne vit donc plus dans la logique du monde (se marier et avoir des enfants). L’intrusion de l’altérité radicale que suppose la foi en la résurrection fait éclater les logiques familiales ou claniques. Les Sadducéens ne savent pas lire les Écritures, ni ne connaissent la puissance de Dieu (v. 29-31). Ils ne connaissent que la capacité de (re)susciter une descendance à un homme par sa famille. À l’inverse, pour Jésus, le Dieu vivant est celui qui vit en Abraham Isaac et Jacob, c’est-à-dire le Dieu qui appelle les hommes dans leur histoire et chemine à leur côté.

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34 Apprenant qu’il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réu-nirent. 35 Et l’un d’eux, un légiste, lui demanda pour lui tendre un piège :

36 « Maître, quel est le grand commandement dans la Loi ? » 37 Jésus lui déclara : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. 38 C’est là le grand, le premier commande-ment. 39 Un second est aussi important : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 40 De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes. »

41 Comme les Pharisiens se trouvaient réunis, Jésus leur posa cette question : 42 « Quelle est votre opinion au sujet du Messie ? De qui est-il fils ? » Ils lui répondent : « De David. » 43 Jésus leur dit : « Comment donc David, inspiré par l’Esprit, l’appelle-t-il Seigneur, en disant :

44 Le Seigneur a dit à mon Seigneur :Siège à ma droitejusqu’à ce que j’aie mis tes ennemis sous tes pieds ? 45 Si donc David l’appelle Seigneur, comment est-il son fils ? » 46 Personne

ne fut capable de lui répondre un mot. Et, depuis ce jour-là, nul n’osa plus l’interroger.

Le grand commandement. Jésus fils de David ?En réponse à une nouvelle question piège des Pha-risiens (v. 34-35), Jésus récite le credo fondamental d’Israël, la foi au Dieu unique ; il prolonge par un second commandement qui, avec le précédent, constitue l’es-sence même de la Loi : aimer Dieu et son prochain (Dt 6,5 et Lv 19,18). Jésus rappelle qu’il n’y a pas de Dieu sans l’homme. Sans une rencontre avec l’autre, il n’y a pas de discours possible sur Dieu. Si le fondement de la Loi reste l’amour de Dieu, qui convoque tout l’être humain (cœur, âme, pensée et force), cet amour fonde une relation nouvelle au prochain : celui-ci est un autre moi-même, reconnu devant Dieu indépendamment de ses qualités, héritages ou appartenances. Toute « la Loi et les Prophètes » (v. 40) sont réinterprétées à travers le double commandement de l’amour, qui

confirme la liberté prise par Jésus dans son rapport à la lettre de la Loi (voir par exemple 12,1-9).C’est la compétence théologique des Pharisiens qui est maintenant questionnée. Jésus, en posi-tion offensive, souligne l’insuffisance du messia-nisme davidique. Pour le judaïsme, le Messie est de la dynastie du roi David ; il est « fils de David » et vient restaurer son Royaume. Pourquoi alors, demande Jésus, David peut-il affirmer que le Mes-sie est « son Seigneur » (Ps 110,1) ? Un père ne dirait jamais une telle chose à son fils ! Il en va donc d’une autre réalité avec Jésus. Le Messie est d’une autre origine, il est « fils bien-aimé » de Dieu. Si donc David l’appelle Seigneur, comment le messie peut-il être son fils ? (v. 45). Jésus reprend

la logique des Sadducéens (v. 23-33) et en montre l’impasse : le Messie n’est pas issu de la puissance des hommes de se donner eux-mêmes un sauveur.

Le Messie n’est pas issu de la chair, de la tribu, du clan, du peuple élu. Il les précède, et s’il s’inscrit en eux, il les dépasse.

1 Alors Jésus s’adressa aux foules et à ses disciples : 2 « Les scribes et les Pha-risiens siègent dans la chaire de Moïse : 3 faites donc et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes, car ils disent et ne font pas. 4 Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt. 5 Toutes leurs actions, ils les font pour se faire remarquer des hommes. Ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges. 6 Ils aiment à occuper les premières places dans les dîners et les premiers sièges dans les synagogues, 7 à être salués sur les places publiques et à s’entendre appeler “Maître” par les hommes. 8 Pour vous, ne vous faites pas appeler “Maître”, car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères. 9 N’appelez personne sur la terre votre “Père”, car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. 10 Ne vous faites pas non plus appeler “Docteurs”, car vous n’avez qu’un seul Docteur, le Christ. 11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. 12 Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé.

L’enseignement des scribes et des Pharisiens L’adresse de Jésus aux foules et aux disciples se pré-sente comme une conclusion à l’ensemble des contro-verses avec les responsables religieux (21,23-22,46 ; cf. v. 1 « Alors »). Les v. 2-3 attestent de l’enracinement du premier évangile dans les traditions du judaïsme. Les scribes et les Pharisiens sont « assis sur la chaire de Moïse » dans la mesure où, au premier siècle de notre ère, ils sont en possession des rouleaux de la Loi et qu’ils en assurent la lecture publique. De ce fait, ils font office de médiation entre la Loi et le peuple. Pour autant affirme Jésus, il ne faut pas se calquer sur leurs actes qui dénotent une mauvaise interprétation de la Loi. En effet, si leur lecture peut s’avérer formellement correcte, elle ne produit pas d’effets positifs (cf. 2,4-

6 : Hérode apprend des scribes de Jérusalem le lieu de naissance du « Roi des juifs », car ils en sont les spécialistes. Malheureusement, ils ne tirent pas les conséquences qui conviennent de leur interprétation, pourtant correcte au plan formel : le fait qu’ils ne se déplacent pas à Bethléem (2,4-6) en est l’illustration. Jésus invite donc son auditoire à écouter la lecture que scribes et Pharisiens font de la Loi écrite, mais non l’interprétation qu’ils en proposent, interprétation à laquelle il ne cesse d’opposer la sienne (cf. 5,21-48 et 16,5-12). La suite du propos illustre en quoi leur interprétation est contestable, voire dangereuse. Les scribes et les Pharisiens sont coupables de faire porter de « pesants fardeaux » sur les gens, fardeaux

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qu’ils ne bougent pas eux-mêmes du doigt (v. 4). À l’inverse, Jésus invite au repos ceux qui peinent sous le « poids du fardeau » (11,28). Par ailleurs, ils sont dans une éthique du paraître (v. 5-7 ; cf. 6,2.5.16). À l’inverse, les disciples ne doivent pas se faire appeler « Maître » (littéralement « Rabbi » ; cf. 26,25 et 49),

« Père » ou « Docteur ». Seuls Dieu (le Père) et Jésus (le Maître – littéralement didaskalé – et Docteur) ont droit à ces titres (v. 8-10). Les disciples sont invités à vivre le renversement des logiques humaines (v. 11-12 ; cf. 20,26) : le plus grand doit être serviteur (20,26-27), à l’image du Christ lui-même (20,28).

13 Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui fermez devant les hommes l’entrée du Royaume des cieux ! Vous-mêmes en effet n’y entrez pas, et vous ne laissez pas entrer ceux qui le voudraient ! [14] 15 Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui parcourez mers et continents pour gagner un seul prosélyte, et, quand il l’est devenu, vous le rendez digne de la géhenne, deux fois plus que vous ! 16 Malheureux êtes-vous, guides aveugles, vous qui dites : “Si l’on jure par le sanctuaire, cela ne compte pas ; mais si l’on jure par l’or du sanctuaire, on est tenu.” 17 Insensés et aveugles ! Qu’est-ce donc qui l’emporte, l’or, ou le sanctuaire qui a rendu sacré cet or ? 18 Vous dites encore : “Si l’on jure par l’autel, cela ne compte pas, mais si l’on jure par l’offrande placée des-sus, on est tenu.” 19 Aveugles ! Qu’est-ce donc qui l’emporte, l’offrande, ou l’autel qui rend sacrée cette offrande ? 20 Aussi bien, celui qui jure par l’autel jure-t-il par lui et par tout ce qui est dessus ; 21 celui qui jure par le sanctuaire jure par lui et par celui qui l’habite ; 22 celui qui jure par le ciel jure par le trône de Dieu et par celui qui y siège. 23 Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui versez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, alors que vous négligez ce qu’il y a de plus grave dans la Loi : la justice, la miséricorde et la fidélité ; c’est ceci qu’il fallait faire, sans négliger cela. 24 Guides aveugles, qui arrêtez au filtre le moucheron et avalez le chameau ! 25 Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui purifiez l’extérieur de la coupe et du plat, alors que l’intérieur est rempli des produits de la rapine et de l’intempérance. 26 Pharisien aveugle ! purifie d’abord le dedans de la coupe, pour que le dehors aussi devienne pur. 27 Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui ressemblez à des sépulcres blanchis : au-dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’ossements de morts et d’impuretés de toutes sortes. 28 Ainsi de vous : au-dehors vous offrez aux hommes l’apparence de justes, alors qu’au-dedans vous êtes remplis d’hypocrisie et d’iniquité. 29 Malheureux, scribes et Pharisiens hypo-crites, vous qui bâtissez les sépulcres des prophètes et décorez les tombeaux des

justes, 30 et vous dites : “Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes.” 31 Ainsi vous témoignez contre vous-mêmes : vous êtes les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes ! 32 Eh bien ! vous, comblez la mesure de vos pères ! 33 Serpents, engeance de vipères, comment pourriez-vous échapper au châtiment de la géhenne ? 34 C’est pourquoi, voici que moi, j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes. Vous en tuerez et mettrez en croix, vous en flagellerez dans vos synagogues et vous les pourchasserez de ville en ville, 35 pour que retombe sur vous tout le sang des justes répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel. 36 En vérité, je vous le déclare, tout cela va retomber sur cette génération.

37 « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu ! 38 Eh bien ! elle va vous être laissée déserte, votre maison. 39 Car, je vous le dis, désormais vous ne me verrez plus, jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit, au nom du Seigneur, celui qui vient ! »

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Allégorie et paraboleCertaines paraboles sont à rapprocher de l’allégorie. Dans ce cas, par un jeu de superposition, les principaux éléments de l’histoire racontée sont décryptés afin de retrouver une autre histoire cachée sous la première (voir 13,24-30.37-39). Dans la parabole proprement dite, il en va autrement, puisque c’est l’histoire racontée dans son ensemble qui est porteuse de sens. Certaines paraboles relatent un fait d’expérience, un fait connu, une loi universelle de la sagesse populaire : la parabole relève alors de la comparaison et s’appuie sur l’accord immédiat de l’auditeur (cf. 13,31-33). Certaines paraboles jouent sur la surprise ; elle sont alors à rapprocher de la métaphore : elles frappent l’auditeur par un écart. Ce sont des métaphores étendues en récits. L’évidence fait place à l’insolite. Le scénario attendu est cassé par de l’inattendu (20,1-16 : un patron qui paie tous ses ouvriers au même tarif ; 21,33-46 : des métayers qui tuent les envoyés et le fils du propriétaire…). Il peut arriver qu’une parabole contienne des éléments allégoriques (21,37-38 ; 22,7), sans qu’elle soit stricto sensu une allégorie. L’analyse de chaque parabole évangélique permet de décider si elle est allégorie, comparaison, ou métaphore.

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Malédictions contre les scribes et les PharisiensLe v. 13 ouvre une série de sept malédictions contre scribes et Pharisiens (v. 13.15.16.23.25.27.29 ; le v. 14 est absent des manuscrits les plus importants). Elles font écho, en creux, aux béatitudes ouvrant le Sermon sur la montagne (5,3-12). Ces malédictions révèlent l’impasse dans laquelle se trouvent scribes et Pharisiens, une impasse déjà illustrée en 6,1-18 : leur univers se limite à ce monde-ci, dans lequel la seule récompense est de recevoir comme salaire l’image valorisante d’eux-mêmes qu’ils montrent aux autres. La malédiction consiste en une existence enfermée dans la logique de la réciprocité, qui ne permet aucune exté-riorité. Cette existence empêche l’accès au Royaume figure de l’altérité, c’est-à-dire de l’ouverture à une autre réalité que le simple horizon fermé de ce monde. Les sept malédictions sont le déploiement du constat de l’impasse existentielle dans laquelle se trouvent scribes et Pharisiens. Selon la pre-mière, leur pratique et leur message non seule-ment les empêchent d’accéder au Royaume, mais ils en ferment la porte aux autres (v. 13) de deux manières. D’une part, le poids que scribes et Pha-risiens mettent sur la conformité à des règles complexes interdit l’accès au Royaume à ceux qui sont des « enfants » incapables d’obéir à la Loi (cf. 18,1-5). D’autre part, deuxième malédiction, scribes et Pharisiens ferment le Royaume à ceux qu’ils convertissent, car le Royaume ne relève pas de leur logique (v. 15). La troisième malédiction (v. 16-22) argumente contre la distinction entre les serments contraignants et les serments non contraignants. Alors qu’ils s’imaginent eux-mêmes « guides des aveugles » (Rm 2,19), scribes et Pha-risiens sont en fait des « guides aveugles » (cf. 15,14). La raison est qu’ils trichent avec la Loi (cf.

déjà 15,4-6), faisant des distinctions qui supposent que tous les engagements n’impliquent pas de la même manière ceux qui les prennent. En ajoutant des commentaires qui sapent la responsabilité de celui qui s’engage par ses paroles, ils tombent directement sous le coup de 5,37. Les subtilités pharisiennes relatives aux serments tranchent avec les propos radicaux et libérateurs de Jésus sur la nécessité de ne pas jurer (5,33-37). Selon la quatrième malédiction (v. 23-24), scribes et Phari-siens méprisent l’essentiel, favorisant les réalités secondes, à savoir la lettre du commandement, aux dépens des premières, à savoir l’esprit de la Loi qu’illustrent les notions de « justice » (litté-ralement : « jugement » ou « droit »), de « misé-ricorde » et de « fidélité » (littéralement « foi »). Ces trois notions renvoient, en creux, à ce que le Christ lui-même apporte (le « droit », cf. 12,19-20), à ce qu’il enseigne (la « miséricorde » cf. 9,12 et 12,7) et ce qu’il constate (la « foi », cf. 8,10 ; 9,2 ; 15,28). La cinquième (v. 25-26) et la sixième malé-diction (v. 27-28) dénonce l’apparence trompeuse et l’intimité corrompue, c’est-à-dire la distorsion entre les bonnes intentions affichées et les moti-vations réelles, entre l’intérieur et l’extérieur. La septième et dernière malédiction (v. 29-33) met en lumière l’aveuglement sur eux-mêmes des scribes et des Pharisiens : ils se croient différents de ceux qui les ont précédés, mais agissent à l’identique, sinon pire en rejetant et tuant les envoyés de Dieu. Ils sont coupables d’une imposture historique et politique. C’est désormais Jésus qui envoie vers les scribes et les Pharisiens des « prophètes, sages et scribes » (v. 34a), derrière lesquels on peut reconnaître les disciples rejetés et persécu-

tés (v. 34b ; cf. 10,23). Ils sont semblables aux justes d’autrefois (v. 35) : Abel le premier (Gn 4,8) et Zacharie le dernier (2 Ch 24,20-22). Ne pas les recevoir équivaut à recevoir sur soi, en malédiction, le sang des justes répandu sur la terre. Au-delà des seuls scribes et Pharisiens, le jugement qui leur est promis retombe sur « cette génération » (v. 36 ; cf. 24,34). Le chapitre se termine par une lamentation sur Jéru-salem (v. 37-39). Dans l’évangile, la ville de Jérusalem est un véritable personnage (cf. 2,3 ; 21,10). Ici, Jésus se lamente sur les enfants de Jérusalem captifs de chefs indignes qui « lapident » les prophètes (v. 37 ; cf. 21,35). Le propos de Jésus est remarquable.

D’une part, il annonce le jugement sur l’incrédulité de Jérusalem et de ses responsables religieux (v. 38b). D’autre part, il ouvre une perspective eschatologique qui semble annoncer la reconnaissance de son Mes-sie par Jérusalem ; reprenant en effet l’acclamation des foules juste avant l’entrée dans la ville (21,9), il indique que cette acclamation sera celle de Jérusa-lem, lorsqu’il se fera voir à nouveau auprès de ses habitants et de ses responsables religieux (v. 39). Cette fin surprenante offre une ouverture positive à l’ensemble d’un chapitre marqué par un ton accusa-teur. En cela, Matthieu reste conforme à la pensée biblique, où le jugement est toujours prononcé dans la perspective d’un salut à venir.

1 Jésus était sorti du temple et s’en allait. Ses disciples s’avancèrent pour lui faire remarquer les constructions du temple. 2 Prenant la parole, il leur dit : « Vous voyez tout cela, n’est-ce pas ? En vérité, je vous le déclare, il ne restera pas ici pierre sur pierre : tout sera détruit. » 3 Comme il était assis, au mont des Oliviers, les disciples s’avancèrent vers lui, à l’écart, et lui dirent : « Dis-nous quand cela arrivera, et quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde. »

4 Jésus leur répondit : « Prenez garde que personne ne vous égare. 5 Car beau-coup viendront en prenant mon nom ; ils diront : “C’est moi, le Messie”, et ils égareront bien des gens. 6 Vous allez entendre parler de guerres et de rumeurs de guerre. Attention ! Ne vous alarmez pas : il faut que cela arrive, mais ce n’est pas encore la fin. 7 Car on se dressera nation contre nation et royaume contre royaume ; il y aura en divers endroits des famines et des tremblements de terre. 8 Et tout cela sera le commencement des douleurs de l’enfantement. 9 Alors on vous livrera à la détresse, on vous tuera, vous serez haïs de tous les païens à cause de mon nom ; 10 et alors un grand nombre succomberont ; ils se livreront les uns les autres, ils se haïront entre eux. 11 Des faux prophètes surgiront en foule et égare-ront beaucoup d’hommes. 12 Par suite de l’iniquité croissante, l’amour du grand nombre se refroidira ; 13 mais celui qui tiendra jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. 14 Cette Bonne Nouvelle du Royaume sera proclamée dans le monde entier ; tous les païens auront là un témoignage. Et alors viendra la fin.

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15 « Quand donc vous verrez installé dans le lieu saint l’Abominable Dévastateur, dont a parlé le prophète Daniel, –que le lecteur comprenne !– 16 alors, ceux qui seront en Judée, qu’ils fuient dans les montagnes ; 17 celui qui sera sur la terrasse, qu’il ne descende pas pour emporter ce qu’il y a dans sa maison ; 18 celui qui sera au champ, qu’il ne retourne pas en arrière pour prendre son manteau. 19 Malheu-reuses celles qui seront enceintes et celles qui allaiteront en ces jours-là ! 20 Priez pour que vous n’ayez pas à fuir en hiver ni un jour de sabbat. 21 Il y aura alors en effet une grande détresse, telle qu’il n’y en a pas eu depuis le commencement du monde jusqu’à maintenant et qu’il n’y en aura jamais plus. 22 Et si ces jours-là n’étaient abrégés, personne n’aurait la vie sauve ; mais à cause des élus, ces jours-là seront abrégés. 23 Alors, si quelqu’un vous dit : “Le Messie est ici !” ou bien : “Il est là”, n’allez pas le croire. 24 En effet, de faux messies et de faux prophètes se lèveront et produiront des signes formidables et des prodiges, au point d’égarer, s’il était possible, même les élus. 25 Voilà, je vous ai prévenus.

Annonce de la destruction du Temple. Invitation à la vigilanceEn prélude à son dernier discours (chap. 24–25 ; cf. chap. 5–7 ; 10 ; 13,1-52 et 18), Jésus sort du Temple (v. 1a) où il était entré en 21,23 ; il inaugure une longue série de controverses (21,23–22,46 ; cf. également 21,12-17). Le v. 1 présente les disciples visiblement impressionnés par un édifice devenu « caverne de voleurs » (21,13). Ils ne se satisfont pas de la parole de Jésus qui annonce clairement sa destruction (v. 2), et l’interrogent (v. 3) en demandant un « signe » (cf. 12,38-39 ; 16,1-4). Ambiguë chez Marc (cf. Mc 13,4), la question prend ici un tour plus précis. Les disciples emploient le terme d’« avènement » (grec parousia, cf. v. 27.37.39 : manifestation royale d’un souverain entrant en vainqueur dans une ville ou dans un terri-toire). Ils lient donc étroitement destruction du Temple, manifestation du Seigneur et fin du monde. Dans sa ré-ponse, Jésus ne confirme ni n’infirme la pertinence de l’amalgame que les disciples ont opéré. Dès le début, un malentendu s’installe donc et demeure tout au long

du chapitre, malentendu que l’on peut résumer ainsi : Jésus répond-il ou non à la demande des disciples ? Les disciples demandent le signe de la fin prochaine de toutes choses : Temple, avènement de Jésus et fin du monde. Jésus les met d’abord en garde : il s’agit de ne pas se laisser égarer (v. 4) par les faux Messies (v. 5) ,et par les soubresauts habituels de l’humanité que sont guerres, famines, séismes (v. 6-7). Ces turbulences ne sont que le commencement des « douleurs de l’enfantement » (v. 8). Au cœur de ce chaos annoncé, l’image de l’enfantement, tournée vers la vie, offre une espérance : un monde nouveau naîtra des entrailles de l’ancien. Dans cette attente, attention donc de ne pas prendre pour décisif ce qui n’est que signe d’une huma-nité perpétuellement déchirée par ce qui la conduit inexorablement à sa perte. Cette mise en garde de ne pas se laisser égarer est ensuite complétée par l’annonce de persécutions à venir (v. 9). Les disciples ne sont pas seulement invités

à être spectateurs vigilants et critiques de l’histoire des hommes ; ils en sont aussi des acteurs impliqués, des témoins. Le v. 11 souligne la dégradation des relations intersubjectives et l’abondance des faux prophètes. Le v. 12 relie l’augmentation de l’iniquité (grec anomia, c’est-à-dire l’absence de loi) et la décroissance de l’amour : au plan anthropologique, la parole de Jésus rappelle que l’amour entre les humains n’est possible que dans le cadre de règles reconnues par tous. La persévérance est requise (v. 13 ; cf. 10,22). C’est la prédication de la Bonne Nouvelle (v. 14) à toutes les nations (cf. 28,19) qui mettra un terme à l’histoire : « alors viendra la fin ». La « Bonne Nouvelle » désigne ici peut-être l’évangile en tant que livre (« cette » ; cf. 26,13). Pour l’instant, la question initiale des disciples (v. 3 : « quand ? ») n’a reçu comme réponse qu’un : soyez vigilants et témoignez, la fin n’est pas encore là. Jésus fait maintenant un pas de plus en annonçant la présence de « l’Abominable dévastateur » dans le « lieu saint » (v. 15), par quoi il faut entendre la profanation même du Temple. Jésus emploie un langage stéréotypé, symbolisant non pas une profanation historiquement déterminée, mais le fait même de la profanation du lieu saint d’Israël. Elle peut renvoyer à la première destruction du Temple, comme elle peut tout aussi bien désigner la profanation d’Antiochus Épiphane en 167 avant J.-C., celle de Pompée en 63 avant J.-C. ou celle de 70 après J.-C. !

« Que le lecteur comprenne » est un clin d’œil à celui qui lit l’évangile, à la communauté rassemblée qui le commentera peut-être. Il convient d’être plus perspi-cace que les disciples et ne pas se laisser abuser par un signe, dont ils viennent de voir une nouvelle fois – mais est-ce la dernière ? – une manifestation dans la catastrophe de 70. L’Abominable dévastateur ne peut que provoquer la fuite (v. 16). Les images utilisées (v. 17-18) suggèrent un détachement de toute forme de possession matérielle (ne rien emporter, pas même un manteau) ou de solidarité humaine : malheur à la femme enceinte qui doit préserver la vie qu’elle porte en elle, car elle n’a pas l’esprit libre pour la fuite (v. 19) ; à la différence du v. 8, l’espérance même que constitue la grossesse est perçue négativement. La prière (v. 21) se borne à espérer des conditions atmosphériques et religieuses favorables ; la mention du sabbat indique sans doute l’origine juive de la tradition ici rapportée par Matthieu. La difficulté est telle que Dieu abrège ces jours tragiques pour le salut des élus (v. 22). Dans une telle situation, il est indispensable de ne pas se laisser abuser : de faux messies et de faux prophètes se lèvent pour tromper même les élus (v. 23-24). Et Jésus de conclure par un surprenant : « je vous ai prévenus » (v. 25). Ils ont été prévenus non pas du moment de l’avè-nement (v. 3), mais justement de tout ce qui pourrait leur faire croire qu’il est sur le point d’arriver !

26 « Si donc on vous dit : “Le voici dans le désert” ne vous y rendez pas. “Le voici dans les lieux retirés”, n’allez pas le croire. 27 En effet, comme l’éclair part du levant et brille jusqu’au couchant, ainsi en sera-t-il de l’avènement du Fils de l’homme. 28 Où que soit le cadavre, là se rassembleront les vautours. 29 Aussitôt après la détresse de ces jours-là, le soleil s’obscurcira, la lune ne brillera plus, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. 30 Alors appa-

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raîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme ; alors toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine ; et elles verront le Fils de l’homme venir sur les nuées du ciel dans la plénitude de la puissance et de la gloire. 31 Et il enverra ses anges avec la grande trompette, et, des quatre vents, d’une extrémité des cieux à l’autre, ils rassembleront ses élus. 32 Comprenez cette comparaison empruntée au figuier : dès que ses rameaux deviennent tendres et que poussent ses feuilles, vous reconnaissez que l’été est proche. 33 De même, vous aussi, quand vous verrez tout cela, sachez que le Fils de l’homme est proche, qu’il est à vos portes. 34 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive. 35 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.

36 « Mais ce jour et cette heure, nul ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils, personne sinon le Père, et lui seul. 37 Tels furent les jours de Noé, tel sera l’avènement du Fils de l’homme ; 38 car de même qu’en ces jours d’avant le déluge, on mangeait et on buvait, l’on se mariait ou l’on donnait en mariage, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, 39 et on ne se doutait de rien jusqu’à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l’avènement du Fils de l’homme. 40 Alors deux hommes seront aux champs : l’un est pris, l’autre laissé ; 41 deux femmes en train de moudre à la meule : l’une est prise, l’autre laissée. 42 Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur va venir. 43 Vous le savez : si le maître de maison connaissait l’heure de la nuit à laquelle le voleur va venir, il veillerait et ne laisserait pas percer le mur de sa maison. 44 Voilà pourquoi, vous aussi, tenez-vous prêts, car c’est à l’heure que vous ignorez que le Fils de l’homme va venir.

45 « Quel est donc le serviteur fidèle et avisé que le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur donner la nourriture en temps voulu ? 46 Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera en train de faire ce travail. 47 En vérité, je vous le déclare, il l’établira sur tous ses biens. 48 Mais si ce mauvais serviteur se dit en son cœur : “Mon maître tarde”, 49 et qu’il se mette à battre ses compagnons de service, qu’il mange et boive avec les ivrognes, 50 le maître de ce serviteur arrivera au jour qu’il n’attend pas et à l’heure qu’il ne sait pas ; 51 il le chassera et lui fera partager le sort des hypocrites : là seront les pleurs et les grincements de dents.

L’avènement du Fils de l’homme. Exhortations à la vigilanceJésus poursuit néanmoins en concentrant son propos sur l’avènement du Fils de l’homme. Il insiste tout d’abord sur le caractère public de celui-ci : non dans les lieux

déserts ou les endroits cachés (v. 26), mais tel un éclair qui n’échappe au regard de personne (v. 27). L’image du proverbe du v. 28 est surprenante, mais son sens est

relativement clair : l’avènement du Fils de l’homme ne laissera aucun doute ! Le « signe » (v. 30) du Fils de l’homme n’appartient pas à l’histoire des hommes ; il n’est donc pas le signe de la fin, mais la fin elle-même : l’ordre du monde lui-même est ébranlé (v. 29). Détresse et jugement ponctuent cette manifestation glorieuse (v. 30-31). La fin est bien le seul événement sur lequel per-sonne ne pourra se tromper, puisqu’il relève de ce qui n’est, à proprement parler, jamais arrivé ! Les signes qui précèdent cette fin sont l’histoire même d’une humanité déchirée, qui ne fait que répéter la haine, le malheur et la profanation des lieux saints. Le malentendu entre la question de départ des dis-ciples et la réponse de Jésus atteint son apogée dans la métaphore du figuier (v. 32-33), une parabole en trompe-l’œil. Les disciples sont invités à constater, dans l’histoire des hommes au sein de laquelle ils vivent, que le dénouement est sur le point d’arriver tout comme le paysan sait que l’été est proche quand le figuier bourgeonne. Dit autrement : soyez aussi prudents et avisés que le paysan, et servez-vous de ce que la sagesse commune aux hommes permet de constater. Mais peut-être faut-il ici évoquer aussi un autre figuier de l’évangile (21,18-19) ? Il s’agit du figuier plein de feuilles, mais stérile. Si c’est le cas, la parabole est aussi un avertissement : n’allez pas chercher des fruits sur un arbre mort. Dans un cas comme dans l’autre : ne croyez pas que vous pourrez en savoir beaucoup plus que le commun des mortels ! Les disciples demandent des signes particuliers qui feraient d’eux des experts en eschatologie. Jésus les renvoie à leur capacité à considérer les aléas de l’histoire humaine et à constater que celle-ci ne fait que répéter l’attente du jugement et de la délivrance proche. Mais il ajoute que « cette géné-

ration » (11,16 ; 12,39-45 ; 16,4 ; 23,36) ne passera que « tout cela (23,36 ; 24,2.8) n’arrive ». Verset dif-ficile dont l’interprétation suppose que l’on réponde à deux questions préalables : que désigne « tout cela » et quelle est « cette génération » ? « Tout cela » semble désigner l’ensemble des signes pré-curseurs et la parousie même du Fils de l’homme. L’expression « cette génération » doit être entendue sur un double plan. Au niveau du monde du récit, elle désigne évidemment les interlocuteurs de Jésus. Mais dans la mesure où, depuis le début de l’évan-gile, Matthieu dialogue avec ses auditeurs, « cette génération » désigne aussi l’auditoire historique, et au-delà, universel, de l’évangile. Chaque auditeur ou lecteur de l’évangile devient contemporain du locuteur et est ainsi concerné par la nécessité d’une lucidité critique sur le monde qui l’entoure ; il doit, dans le même mouvement, ne pas se laisser séduire par les faux signes de la parousie et cependant ne pas cesser d’attendre dans une attitude de veille. Jésus poursuit en affirmant la pérennité absolue de ses paroles. Ce verset est important dans la mesure où il accorde aux paroles du Messie un statut supérieur aux paroles mêmes de la Torah. Comparons avec 5,18 : la Loi durera jusque dans son moindre détail tant que ciel et terre seront en place ; les paroles de Jésus ne passeront pas alors même que ciel et terre doivent passer. Aussitôt pourtant (v. 36), il est rappelé que le « Fils » ne connaît ni « ce jour ni cette heure ». Le « Fils » dont la parole demeure au-delà de temps des hommes ne renseigne pas sur sa fin. Sa parole est d’une autre nature : elle révèle le Père céleste (cf. 11,27). Les v. 37-50 prolongent autour du thème du carac-tère surprenant de la parousie. L’exemple de Noé (v. 37-40) défend l’idée que la surprise est d’autant

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plus forte que la vie des hommes se poursuit nor-malement jusqu’au moment de l’avènement. C’est alors le tri totalement arbitraire : il n’est aucune justification à ce jugement, seulement le constat d’une séparation entre les uns et les autres (v. 40-42). Deux paraboles viennent conclure cette section. La première (v. 43-44) est la parabole du maître qui ne sait pas quand le voleur va venir. Il ne peut donc veiller. L’enseignement qui en est tiré est paradoxal : les disciples sont invités à veiller, jus-tement parce qu’ils ignorent l’heure de la venue

du Fils de l’homme ! La seconde parabole est plus développée (v. 45-51). Elle met en scène deux ser-viteurs : le serviteur fidèle, que le maître établit sur sa maison et qui veille, et le serviteur infidèle qui, devant le retard de son maître, « mange et boit avec les ivrognes » (v. 49) et se laisse surprendre par la venue de celui-ci. Les disciples qui voulaient savoir sont maintenant mis face à leur responsabilité : le déplacement est radical. Il va se poursuivre encore au chapitre suivant.

1 « Alors il en sera du Royaume des cieux comme de dix jeunes filles qui prirent leurs lampes et sortirent à la rencontre de l’époux. 2 Cinq d’entre elles étaient insensées et cinq étaient avisées. 3 En prenant leurs lampes, les filles insensées n’avaient pas emporté d’huile ; 4 les filles avisées, elles, avaient pris, avec leurs lampes, de l’huile dans des fioles. 5 Comme l’époux tardait, elles s’as-soupirent toutes et s’endormirent. 6 Au milieu de la nuit, un cri retentit : “Voici l’époux ! Sortez à sa rencontre.” 7 Alors toutes ces jeunes filles se réveillèrent et apprêtèrent leurs lampes. 8 Les insensées dirent aux avisées : “Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent.” 9 Les avisées répondirent : “Certes pas, il n’y en aurait pas assez pour nous et pour vous ! Allez plutôt chez les marchands et achetez-en pour vous.” 10 Pendant qu’elles allaient en acheter, l’époux arriva ; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et l’on ferma la porte. 11 Finalement, arrivent à leur tour les autres jeunes filles, qui disent : “Seigneur, seigneur, ouvre-nous !” 12 Mais il répondit : “En vérité, je vous le déclare, je ne vous connais pas.” 13 Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure.

Parabole des dix viergesLe chapitre 25 est constitué de deux paraboles (v. 1-13 et 14-30) et d’une scène du jugement dernier (v. 31-46), dont la dimension parabolique n’est pas absente. Il confirme la dimension d’avertissement que Matthieu

veut donner au discours eschatologique (chap. 24–25) lequel avait pourtant débuté comme un enseignement ésotérique (seul discours de Jésus avec Mt 10, dans tout l’évangile, où les disciples sont les seuls interlo-

cuteurs de Jésus).Dans la parabole des dix jeunes filles en attente de l’époux, le Royaume est semblable non seulement aux « avisées » mais également aux « insensées » (v. 1 ; cf. 7,24.26). Comme la parabole du bon grain et de l’ivraie, la communauté eschatologique est un corpus mixtum : nul ne sait, au bout du compte, qui est qui et qui sera d’un côté ou de l’autre de la porte ! Ce qui distingue dans un premier temps les deux groupes de jeunes filles, c’est que les unes ont de l’huile dans des fioles tandis que les autres n’en ont pas (v. 3-4). Le sommeil de l’ensemble des jeunes filles n’est pas coupable : l’époux tarde à venir (v. 5). C’est au moment de l’annonce de sa venue (v. 6) que l’histoire se pré-cipite. Les « insensées » demandent de l’huile aux « avisées » (v. 8), qui les renvoient vers le marchand (v. 9). Ce détour par le marchand explique leur absence au moment de la « rencontre » (v. 6) décisive, et leur impossibilité d’entrer dans la salle de noces (v. 11-12). Ce qui est décisif n’est donc pas le manque d’huile, mais l’absence au moment de l’arrivée de l’époux.

La parabole ne doit pas être interprétée sur le mode éthique : les « avisées » ne sont pas généreuses (elles ne partagent pas leur huile) ; elles donnent un mauvais conseil aux « insensées » en les éloignant de la salle de noces (comme si elles voulaient garder l’époux pour elles !). Son questionnement est exis-tentiel : qu’est-ce qui fonde l’individu ? Une attente, un désir et une rencontre. Posséder de l’huile per-met seulement de ne pas être occupé à autre chose au moment crucial, moment où l’on ne peut compter que sur soi-même, dans la mesure où la rencontre avec l’époux relève du singulier et ne peut s’expéri-menter par procuration (par exemple avec l’huile de l’autre). Veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour ni l’heure (v. 13) : restez dans le désir de ce que vous ne connaissez pas. Le sommeil n’est pas coupable. Ne rien faire n’est pas coupable. Faire telle ou telle chose, avoir telle ou telle chose n’est pas en soi une bonne ou une mauvaise chose. C’est l’instant de la rencontre qui fait la différence : suis-je disponible pour ce moment-là ?

Matthieu et le judaïsme : querelles fratricidesLa violence des propos de Jésus doit être resituée dans le contexte historique de rédaction du premier évangile, à la fin du premier siècle de notre ère. Matthieu est juif et il appartient à une communauté essentiellement composée de judéo-chrétiens en conflit avec le judaïsme officiel de son temps, vraisemblablement pharisien. Le conflit qui oppose Jésus aux Pharisiens depuis le début de l’évangile illustre le conflit religieux qui oppose les judéo-chrétiens et le judaïsme pharisien d’après 70. La violence du propos est donc à la hauteur de la souffrance causée par le rejet subi par la communauté matthéenne, rejet qui a pris la forme concrète d’une exclusion des chrétiens des

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14 « En effet, il en va comme d’un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur confia ses biens. 15 A l’un il remit cinq talents, à un autre deux, à un autre un seul, à chacun selon ses capacités ; puis il partit. Aussitôt 16 celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla les faire valoir et en gagna cinq autres. 17 De même celui des deux talents en gagna deux autres. 18 Mais celui qui n’en avait reçu qu’un s’en alla creuser un trou dans la terre et y cacha l’argent de son maître. 19 Longtemps après, arrive le maître de ces serviteurs, et il règle ses comptes avec eux. 20 Celui qui avait reçu les cinq talents s’avança et en présenta cinq autres, en disant : “Maître, tu m’avais confié cinq talents ; voici cinq autres talents que j’ai gagnés.” 21 Son maître lui dit : “C’est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t’établirai ; viens te réjouir avec ton maître.” 22 Celui des deux talents s’avança à son tour et dit : “Maître, tu m’avais confié deux talents ; voici deux autres talents que j’ai gagnés.” 23 Son maître lui dit : “C’est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t’établirai ; viens te réjouir avec ton maître.” 24 S’avan-çant à son tour, celui qui avait reçu un seul talent dit : “Maître, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes où tu n’as pas semé, tu ramasses où tu n’as pas répandu ; 25 par peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre : le voici, tu as ton bien.” 26 Mais son maître lui répondit : “Mauvais serviteur, timoré ! Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé et que je ramasse où je n’ai rien répandu. 27 Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers : à mon retour, j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt. 28 Retirez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. 29 Car à tout homme qui a, l’on donnera et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. 30 Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements de dents.”

Parabole des talentsLa seconde parabole prolonge la réflexion sur la condi-tion du disciple. On peut supposer qu’il s’agit d’une parabole du Royaume, mais la précision manque (v. 14). Un homme part en voyage après avoir confié ses biens à ses serviteurs, chacun selon ses capacités (v. 15). L’important n’est pas la quantité que chacun a reçu en dons, qualités ou biens, mais le fait qu’il l’a

reçu et qu’il doit en vivre. La justice ne consiste pas à donner à tous la même chose, mais à chacun ce dont il a besoin ou qu’il est capable d’assumer. Le maître revient « longtemps après » (v. 19) et « règle ses comptes » (littéralement « prend parole ») avec ses serviteurs. Les deux premiers serviteurs ne rendent pas au maître ce qu’il leur avait donné, mais « pré-

sentent » les talents supplémentaires qu’ils ont gagnés (v. 20 et 22). Celui qui n’a rien fait fructifier, se contentant d’enfouir le talent confié (v. 18), jus-tifie son attitude par l’opinion qu’il a de son maître ; cette opinion n’est ni confirmée, ni infirmée par la parabole : son maître n’est pas quelqu’un qui donne, mais qui prend ce qui ne lui appartient pas (v. 24-25). Puisque c’est ainsi qu’il le voit, il sera donc traité à la mesure de ce qu’il a compris de lui. Or, si son maître est bien ce qu’il dit de lui, alors il n’a pas agi en conséquence : il aurait dû placer l’argent chez les banquiers (v. 26-27). Il sera donc pris à ce serviteur même ce qu’il n’a pas (cf. 13,12). Ce talent qu’il pen-sait avoir reçu comme un dépôt dangereux (celui d’un tyran arbitraire), il n’a pu l’utiliser pour vivre et prospérer. On le donnera donc à celui qui avait déjà

les cinq talents : lui il saura en profiter, en vivre ! Le « mauvais serviteur » reçoit de son maître ce qu’il en a compris : son maître étant un homme dur et injuste, il reçoit donc la « récompense » qu’il peut attendre d’un maître injuste. L’injustice que subit ce serviteur est une conséquence directe du « dieu » qu’il a fait fonctionner. Étant resté dans la logique de la rétribution, son erreur est de n’avoir rien fait pour éviter d’être jugé par le maître redoutable dont il était l’esclave. Il est « mauvais serviteur » dans le sens précis qu’il n’est pas à la hauteur du maître qu’il s’est donné. Sa méchanceté réside dans la compré-hension qu’il a de son maître, et dans le fait qu’il n’a pas agi en conséquence de cette compréhension. Le mauvais serviteur est jugé par le maître imaginaire qu’il s’est donné !

31 « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire. 32 Devant lui seront rassem-blées toutes les nations, et il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des chèvres. 33 Il placera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche. 34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : “Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. 35 Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à man-ger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; 36 nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi.” 37 Alors les justes lui répondront : “Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? 38 Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ? 39 Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ?” 40 Et le roi leur répondra : “En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait !” 41 Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : “Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. 42 Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif

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et vous ne m’avez pas donné à boire ; 43 j’étais un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ; nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.” 44 Alors eux aussi répondront : “Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ?” 45 Alors il leur répondra : “En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait.” 46 Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle. »

Le jugement dernierLe chapitre se termine sur une scène qui n’appar-tient pas au genre parabolique même si la dimen-sion symbolique est essentielle pour l’interpré-tation. L’épisode relève des scènes de jugement dernier caractéristiques de l’apocalyptique juive. Elle décrit une situation qui se situe au-delà de l’attente des disciples (cf. 24,3). Jésus présente en effet les conséquences de la manifestation du Fils de l’homme ; le jugement dernier. La scène décrit en effet le Fils de l’homme siégeant sur son trône (v. 31). Les nations comparaissent « devant lui » (v. 32, cf. 27,11 : Jésus comparaît « devant le gouverneur »). Sa première action ressemble à un acte créateur : il « sépare » les hommes entre brebis et chèvres (v. 32b). Il accomplit ainsi ce qui était interdit aux serviteurs de 13,29. Les brebis, placées à droite reçoivent en partage le Royaume (v. 33) pour avoir nourri, désaltéré, accueilli, vêtu, soigné et visité le Fils de l’homme/Roi (v. 35-36). Les « justes » ainsi désignés sont surpris de ce verdict, ignorant avoir fait ce qui leur est attribué (v. 37-39). C’est pour avoir fait cela à l’un de ce plus petits des frères du roi que les justes sont récompensés (v. 40-41). À l’inverse, les chèvres sont sanctionnées pour ne pas l’avoir fait, mais

elles ignorent tout autant ce qu’elles n’ont pas fait (v. 41-45). Dans un cas comme dans l’autre, le juge-ment relève d’un non savoir absolu et appartient au Roi seul. Matthieu opère ici une déconstruction du langage de la rétribution en faisant un pas de plus par rapport à 6,1-18 : on passe en effet d’une éthique du secret à une éthique de l’insu. Ni les brebis ni les chèvres n’ont soupçonné un instant la portée de ce qu’elles ont fait ou n’ont pas fait : ce constat désamorce la logique traditionnelle de la rétribution, ouvrant sur la gratuité du don et mettant à mal la croyance en la transparence de l’agir. Le récit maintient dans le même mouvement la responsabilité de chacun et l’impossibilité d’un savoir ultime sur la valeur de l’agir au regard de Dieu. C’est la parole ultime du Fils de l’homme, et non la parole des hommes ou de l’Église, qui dira la valeur de cet agir. La seule chose certaine est que cela relèvera d’une surprise totale. Un dernier mot sur le contexte de cette scène insérée juste avant le début du récit de la Passion : la soli-darité du Christ avec les « plus petits » n’est pas un vain mot. Elle se concrétise juste après, dans le récit de la Passion ,où prison, soif, nudité, extranéité sont le lot du Fils de l’Homme en route vers la mort. Ce

Fils de l’homme juge va bientôt comparaître devant le tribunal des hommes : le juge eschatologique va passer par le jugement. Pour l’auditeur de l’évangile qui se situe dans une situation post-pascale, ce juge

eschatologique est donc le Fils de l’homme qui a subi la Passion : ce fait déplace de façon décisive l’inter-prétation du texte. Le juge qui exerce le jugement sera en effet à son tour jugé !

1 Or, quand Jésus eut achevé toutes ces instructions, il dit à ses disciples : « Vous le savez, dans deux jours, c’est la Pâque : 2 le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié. » 3 Alors les grands prêtres et les anciens du peuple se réunirent dans le palais du Grand Prêtre, qui s’appelait Caïphe. 4 Ils tombèrent d’accord pour arrêter Jésus par ruse et le tuer. 5 Toutefois ils disaient : « Pas en pleine fête, pour éviter des troubles dans le peuple. »

6 Comme Jésus se trouvait à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, 7 une femme s’approcha de lui, avec un flacon d’albâtre contenant un parfum de grand prix ; elle le versa sur la tête de Jésus pendant qu’il était à table. 8 Voyant cela, les disciples s’indignèrent : « A quoi bon, disaient-ils, cette perte ? 9 On aurait pu le vendre très cher et donner la somme à des pauvres. » 10 S’en apercevant, Jésus leur dit : « Pourquoi tracasser cette femme ? C’est une bonne œuvre qu’elle vient d’accomplir envers moi. 11 Des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours. 12 En répandant ce parfum sur mon corps, elle a préparé mon enseve-lissement. 13 En vérité, je vous le déclare : partout où sera proclamé cet Evangile dans le monde entier, on racontera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle a fait. »

14 Alors l’un des Douze, qui s’appelait Judas Iscariote, se rendit chez les grands prêtres 15 et leur dit : « Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? » Ceux-ci lui fixèrent trente pièces d’argent. 16 Dès lors il cherchait une occasion favorable pour le livrer.

Jésus, la femme de Béthanie et les disciples. Les grands prêtres et JudasImmédiatement après que Jésus a terminé son dernier discours (v. 1), le récit de la Passion (chap. 26–27) s’ouvre sur un rappel de l’imminence de sa mort pro-chaine : le Fils de l’homme doit être crucifié (v. 2), du fait de la duplicité des autorités religieuses (v. 3-4) qui veulent cependant éviter les troubles parmi le peuple en une période propice aux enthousiasmes messianiques

(v. 5). Matthieu mentionne l’arrivée de Jésus dans la mai-son de Simon le lépreux (v. 6) ; ce personnage sans doute connu de ses auditeurs. La mention de la lèpre rappelle le premier récit de miracle opéré par Jésus (8,1-4) et confirme que, pour lui, la frontière entre le pur et l’impur est caduque. Une femme est présente (v. 7a), dont le narrateur ne décrit que le geste surprenant et excessif

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autant qu’inexpliqué : elle verse sur la tête de Jésus un parfum de grand prix (v. 7b). La réaction d’indignation des disciples (v. 8) est cohérente avec ce que Jésus a lui-même demandé au jeune homme riche (19,21) : l’argent de la vente du parfum aurait pu servir pour les pauvres (v. 9). La réponse de Jésus (v. 10-13) qualifie le geste de la femme d’« œuvre bonne » vis-à-vis de lui (v. 10) : il ne sera pas toujours auprès de ses disciples à la différence de des pauvres (v. 11). En outre, le geste de la femme préfigure son ensevelissement (v. 13) ; il sera fait mémoire d’elle dans le monde entier partout ou cet Évangile sera proclamé (v. 14). Ici comme en 24,14, le « cet » désigne peut-être le récit qui est fait de la procla-mation de la Bonne Nouvelle de Jésus le Christ. L’attitude de la femme équivaut à une suspension provisoire de l’éthique, dans la mesure où l’essentiel est le don excessif qu’elle fait, interprété par Jésus dans la perspective de

la Passion. L’« œuvre bonne » est scandaleuse du point de vue de l’exigence morale (le souci des pauvres) ; pour Matthieu, elle est au service de la proclamation de l’Évan-gile et non pas du geste éthique. Dernière utilisation du terme « œuvre » dans l’évangile, elle fait inclusion avec la première et interprète la notion en termes non éthiques : par cette « œuvre bonne », les hommes peuvent rendre gloire au Père (cf. 5,16). La surabondance du don, qui peut paraître absurde et non conforme à la morale com-mune, est témoignage rendu à l’Évangile à l’insu même de la femme et au-delà du temps dans lequel ce geste s’est inscrit. Par contraste, Judas « l’un des Douze » parti négocier la trahison de Jésus (v. 14-16), reste cohérent avec le souci premier du groupe des disciples : il est dans une logique comptable, comme s’il s’agissait de regagner l’argent perdu par le geste de la femme au prix de celui qui en fut le bénéficiaire.

17 Le premier jour des pains sans levain, les disciples vinrent dire à Jésus : « Où veux-tu que nous te préparions le repas de la Pâque ? » 18 Il dit : « Allez à la ville chez un tel et dites-lui : “Le Maître dit : Mon temps est proche, c’est chez toi que je célèbre la Pâque avec mes disciples.” » 19 Les disciples firent comme Jésus le leur avait prescrit et préparèrent la Pâque.

20 Le soir venu, il était à table avec les Douze. 21 Pendant qu’ils mangeaient, il dit : « En vérité, je vous le déclare, l’un de vous va me livrer. » 22 Profondément attristés, ils se mirent chacun à lui dire : « Serait-ce moi, Seigneur ? » 23 En réponse, il dit : « Il a plongé la main avec moi dans le plat, celui qui va me livrer. 24 Le Fils de l’homme s’en va selon ce qui est écrit de lui ; mais malheureux l’homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Il aurait mieux valu pour lui qu’il ne fût pas né, cet homme-là ! » 25 Judas, qui le livrait, prit la parole et dit : « Serait-ce moi, rabbi ? » Il lui répond : « Tu l’as dit ! »

Préparation de la Pâque. Annonce de la trahison de JudasLe « premier jour des pains sans levain » (v. 17) est le premier jour de la Pâque juive. Par cette

précision, le narrateur suggère que Jésus célèbre la Pâque juive, mais également qu’il est en train de

vivre sa propre Pâque, sa propre traversée (selon l’étymologie du terme hébreu Pessah, qui a donné le français « Pâque »). On remarque la façon sur-prenante dont Matthieu traduit la demande de Jésus à ses disciples d’aller préparer le repas : « Allez à la ville chez un tel » (v. 17 : pros ton deina ; cf. Mc 14,13 : « un homme portant une cruche »). L’absence de toute précision sur l’identité de l’hôte offre à chaque auditeur la possibilité de s’identifier à celui-ci et ainsi d’accueillir Jésus et ses disciples pour le repas pascal (v. 18). L’annonce de la trahison de Jésus a lieu au cours du repas. Jésus replace la responsabilité de Judas dans le cadre plus large d’une inévitable issue : le Fils de l’homme prend ainsi le chemin que l’Écriture avait annoncé. Ce qui est « écrit » (v. 24), c’est l’opposition et le refus que Jésus suscite. Judas accepte d’occuper la place que les grands prêtres lui ont assignée (cf.

26,14-16). Il aurait mieux valu qu’il ne naisse pas, car son existence est précédée et suivie d’une malédic-tion dont il ne pourra jamais se libérer, enfermé dans un rôle dont aucune parole ne le libérera (v. 24). Il est significatif que les disciples expriment leur propre crainte d’être celui qui peut trahir Jésus. Chacun dit en effet : « est-ce moi, Seigneur » (v. 22), et non pas : « qui est-ce » ? En ne nommant pas explicitement Judas mais en répondant simplement qu’« il a plongé la main avec moi dans le plat », Jésus les désigne potentiellement tous, dans la mesure où l’on man-geait alors en prenant la nourriture à même le plat ! La différence entre Judas et les autres disciples réside en fait dans l’image qu’il a de Jésus, qu’il nomme non pas « Seigneur » comme les autres (v. 22) ,mais « rabbi » (v. 26) ; il interprète Jésus dans le cadre de la Loi, alors que celui-ci l’accomplit en la dépassant (cf. 5,17-48).

26 Pendant le repas, Jésus prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit ; puis, le donnant aux disciples, il dit : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. » 27 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna en disant : « Buvez-en tous, 28 car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés. 29 Je vous le déclare : je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, avec vous dans le Royaume de mon Père. »

Le dernier repas de JésusC’est l’ensemble des disciples, Judas compris, qui va recevoir des mains de Jésus le pain et la coupe de l’alliance (v. 26-29). Le dernier repas de Jésus comprend trois moments : une action et une parole sur le pain (v. 26), une action et une parole sur la coupe (v. 27-28), une promesse eschatologique (v.

29). L’action sur le pain ressemble à celle du père de famille juif, qui prend le pain, prononce la bénédic-tion et le partage avec les convives. L’écart se situe dans les paroles que Jésus prononce. En parlant de son « corps » à propos du pain rompu, Jésus institue une communion véritable entre les disciples

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et lui. Dans le pain rompu et partagé, celui qui va mourir se donne à connaître d’une autre manière. Il faut souligner ici le parallélisme avec les récits de multiplication des pains (14,19 et 15,36) par rapport auxquels, cependant, un pas de plus est franchi : c’est du corps de Jésus dont il est main-tenant question. Il en va de l’action sur le vin comme de celle sur le pain. Elle débute selon l’usage juif de la table. Comme précédemment, l’écart se situe dans les paroles de Jésus assimilant le vin à son sang : « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance ». Le sang est mis en rapport avec le sacrifice du Sinaï, scellant l’alliance entre Dieu et son peuple, avec la précision « pour

beaucoup » qui dépasse le cadre national. La dimen-sion communautaire symbolisée, par le partage du pain et du vin, est amplifiée par la notion d’alliance. Est ainsi repris le langage de l’ancienne alliance, cependant transfiguré par la personnalisation qui s’opère autour de Jésus. Ce n’est en effet plus par le sang des animaux que se conclut l’alliance entre Dieu et les hommes, mais dans la vie de Jésus de Nazareth, par qui Dieu désormais inscrit sa volonté de réconciliation avec l’humanité. En participant à cette coupe, les disciples sont intégrés dans cette alliance. Puis vient la promesse : l’attente du banquet céleste où Jésus goûtera le vin nouveau du Royaume des cieux.

30 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers. 31 Alors Jésus leur dit : « Cette nuit même, vous allez tous tomber à cause de moi. Il est écrit, en effet : Je frapperai le berger et les brebis du troupeau seront dispersées. 32 Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée. » 33 Prenant la parole, Pierre lui dit : « Même si tous tombent à cause de toi, moi je ne tomberai jamais. » 34 Jésus lui dit : « En vérité, je te le déclare, cette nuit même, avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois. » 35 Pierre lui dit : « Même s’il faut que je meure avec toi, non, je ne te renierai pas. » Et tous les disciples en dirent autant.

Au Mont des Oliviers. Annonce du reniement de PierreIl n’est pas anodin que l’annonce de la trahison (v. 20-25) et celle du reniement (v. 30-35) encadrent le récit de l’institution (v. 26-29). Les Écritures sont une nouvelle fois convoquées (v. 31). Ce n’est pas comme une prédic-tion qu’il faut les entendre, mais comme ce qu’elles sont véritablement : la révélation du plus profond de la nature humaine. À la différence de l’annonce de la trahison de Judas, une issue est ici offerte aux disciples par Jésus : une bénédiction. Cette issue, annoncée et promise au

désespoir que suscitera le reniement, est quelque chose qui ne relève pas des capacités humaines, mais d’un acte extérieur à la volonté des disciples : la Résurrection (v. 32). Elle est ici envisagée en fonction des disciples : le Ressuscité attendra ses disciples en Galilée. Dans la perspective de l’annonce du reniement et de l’abandon, la Résurrection se présente comme une espérance pour les disciples. C’est, d’une certaine manière, pour eux que Jésus est ressuscité, pour qu’ils n’en restent pas au

désespoir du remords. La Résurrection n’est donc pas comprise comme un supplément de vie en continuité avec ce qu’ils possèdent déjà, mais comme une réalité qui vient faire rupture avec un quotidien marqué par l’échec et par la mort. Elle est non seulement une victoire sur la mort subie par Jésus, mais aussi sur la puissance de l’échec qui menace toujours les disciples. Pierre ne relève pas la seconde partie de la parole de Jésus, la promesse d’un recommencement possible (v. 33). Il n’en

reste qu’à la première partie, l’annonce du reniement de tout le groupe, qu’il refuse farouchement de s’appliquer à lui-même. L’attitude de Pierre est, à proprement par-ler, une dénégation, c’est-à-dire le refus de reconnaître la présence en lui du sentiment insupportable qu’il va abandonner son maître. La précision de Jésus (v. 34) n’y fait rien. Elle n’a pour effet qu’un renforcement de la dénégation, à laquelle s’associent d’ailleurs tous les disciples (v. 35).

36 Alors Jésus arrive avec eux à un domaine appelé Gethsémani et il dit aux dis-ciples : « Restez ici pendant que j’irai prier là-bas. » 37 Emmenant Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse. 38 Il leur dit alors : « Mon âme est triste à en mourir. Demeurez ici et veillez avec moi. » 39 Et allant un peu plus loin et tombant la face contre terre, il priait, disant : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Pourtant, non pas comme je veux, mais comme tu veux ! » 40 Il vient vers les disciples et les trouve en train de dormir ; il dit à Pierre : « Ainsi vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi ! 41 Veillez et priez afin de ne pas tomber au pouvoir de la tentation. L’esprit est plein d’ardeur, mais la chair est faible. » 42 De nouveau, pour la deuxième fois, il s’éloigna et pria, disant : « Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté se réalise ! » 43 Puis, de nouveau, il vint et les trouva en train de dormir, car leurs yeux étaient appesantis. 44 Il les laissa, il s’éloigna de nouveau et pria pour la troisième fois, en répétant les mêmes paroles. 45 Alors il vient vers les disciples et leur dit : « Continuez à dormir et reposez-vous ! Voici que l’heure s’est approchée où le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs. 46 Levez-vous ! Allons ! Voici qu’est arrivé celui qui me livre. »

À GethsémaniCette péricope nous fait pénétrer dans l’intimité et l’humanité de Jésus. Le ton est très différent des annonces de la Passion, où Jésus semble acquies-cer sans la moindre réserve au sort qui l’attend. Ici, au contraire, il livre un ultime combat dans lequel il

n’a pas le comportement des héros antiques prêts à sacrifier leur vie pour une cause noble. Jésus est un homme confronté à la perspective de sa mort, qu’il souhaite éviter. Arrivés à Gethsémani (« pressoir à huile »), Jésus laisse ses disciples pour aller prier (v.

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36) : il veut être seul devant son Dieu. Ici, cepen-dant, la démarche est double. En même temps qu’il s’éloigne pour prier, il prend les trois disciples avec lesquels il a vécu des moments particuliers : Pierre, Jacques et Jean (v. 37a ; cf. 17,1-13). Matthieu pré-cise que Jésus ressent tristesse et angoisse (v. 37b). Cas unique dans l’évangile, il met dans la bouche de Jésus l’expression d’un sentiment très intime : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » (v. 38a). Jésus demande à ses disciples de veiller (v. 38b ; cf. 24,42). Le contenu donné à sa prière (v. 39) traduit le combat qu’il mène : il souhaite échapper à la mort qui se pro-file (la « coupe »), mais il s’en remet à la volonté de son Père. La prière se présente ainsi un déplacement du « comme je veux » au « comme tu veux » (v.

39). Ce déplacement s’inscrit dans un parcours per-sonnel : Jésus prie trois fois (v. 39.42.44). La prière de Jésus à Gethsémani est unique. Et cependant, dans son unicité même, elle dit quelque chose sur la prière des disciples : elle aussi s’accomplit dans un déplacement de sa propre volonté à la volonté du Père (cf. 6,5-15). Dans ce combat singulier de Jésus contre la mort, les disciples sont incapables de veiller avec lui. Les v. 45-46 rassemblent, en une simultanéité surprenante, l’autorisation donnée par Jésus à ses disciples de dor-mir et se reposer (v. 45a) et l’ordre de se lever (v. 46a), dans la mesure où l’heure du Fils de l’homme approche (v. 45b) comme le signifie l’arrivée de Judas (v. 46b).

47 Il parlait encore quand arriva Judas, l’un des Douze, avec toute une troupe ar-mée d’épées et de bâtons, envoyée par les grands prêtres et les anciens du peuple. 48 Celui qui le livrait leur avait donné un signe : « Celui à qui je donnerai un baiser, avait-il dit, c’est lui, arrêtez-le ! » 49 Aussitôt il s’avança vers Jésus et dit : « Salut, rabbi ! » Et il lui donna un baiser. 50 Jésus lui dit : « Mon ami, fais ta besogne ! » S’avançant alors, ils mirent la main sur Jésus et l’arrêtèrent. 51 Et voici, un de ceux qui étaient avec Jésus, portant la main à son épée, la tira, frappa le serviteur du grand prêtre et lui emporta l’oreille. 52 Alors Jésus lui dit : « Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée. 53 Penses-tu que je ne puisse faire appel à mon Père, qui mettrait aussitôt à ma disposition plus de douze légions d’anges ? 54 Comment s’accompliraient alors les Ecritures selon lesquelles il faut qu’il en soit ainsi ? » 55 En cette heure-là, Jésus dit aux foules : « Comme pour un hors-la-loi vous êtes partis avec des épées et des bâtons, pour vous saisir de moi ! Chaque jour j’étais dans le temple assis à enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. 56 Mais tout cela est arrivé pour que s’accomplissent les écrits des prophètes. » Alors les disciples l’abandonnèrent tous et prirent la fuite.

Arrestation de JésusJudas, qui arrive, est encore désigné comme « l’un des Douze » (v. 47a ; cf. 10,4) : jusqu’au bout, son apparte-nance au groupe des disciples est donc assumée par l’évangéliste. Le décalage entre Jésus et la « troupe armée d’épées et de bâtons » (v. 47b), envoyée par les autorités religieuses, est saisissant. C’est par un baiser que Judas livre Jésus à la troupe (v. 48). La salutation de Judas (v. 49 : « Rabbi ») est conforme à celle par laquelle il a interrogé Jésus lors de l’annonce de la tra-hison (v. 25 ; cf. v. 22 : les autres disciples s’adressent à Jésus comme « Seigneur »). Jusqu’au bout, Judas reste fidèle à l’image qu’il se fait de Jésus : non pas le Seigneur, mais un rabbi qu’il livre à d’autres rabbis (les autorités religieuses), peut-être pour qu’elles essaient une dernière fois de le conformer à l’image qu’il se fait de lui. Judas est-il déçu de Jésus ? Peut-être. Mais, fidèle à l’idée qu’il se fait de lui : Jésus est et reste pour lui un rabbi. Jésus répond à Judas en l’appelant « ami » (v. 50) : les deux autres occurrences de ce terme se trouvent, d’une part dans la parabole des ouvriers de la dernière heure (20,13 : l’ouvrier qui se plaint auprès du propriétaire), d’autre part dans la parabole des invités

au festin (22,12 : l’invité qui n’a pas le vêtement de noces). Dans ces paraboles, l’ami désigne celui qui était initialement convié au Royaume, mais n’est pas entré dans sa logique. Dans la scène qui suit (v. 51-52), Jésus empêche l’un de ceux qui sont avec lui de répondre à la violence par la violence. Accomplissant ce qu’il préconisait dans le Ser-mon sur la montagne (5,33-37), il refuse la logique de la rétribution et de la réciprocité, désignant ainsi l’issue mortifère d’une logique proche de la loi du talion. De la part de Jésus, il n’y a aucun constat de son impuis-sance : c’est librement qu’il choisit de ne pas en appeler à la figure d’un Père Tout-Puissant (v. 53). Jésus résiste sans doute ici à la dernière tentation (cf. 4,1-10). Il ac-complit ainsi les Écritures, renvoi général (cf. 2,23 ?) à l’ensemble des témoignages scripturaires. Après un dernier reproche de Jésus aux foules qui l’arrêtent (v. 55), l’épisode se conclut en deux temps : nouvelle référence à un accomplissement des Écritures dans leur globalité (« les écrits des prophètes ») et fuite des disciples (v. 56). Jésus se retrouve maintenant seul, abandonné de tous.

57 Ceux qui avaient arrêté Jésus l’emmenèrent chez Caïphe, le Grand Prêtre, chez qui s’étaient réunis les scribes et les anciens. 58 Quant à Pierre, il le suivait de loin jusqu’au palais du Grand Prêtre ; il y entra et s’assit avec les serviteurs pour voir comment cela finirait. 59 Or les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire condamner à mort ; 60 ils n’en trou-vèrent pas, bien que beaucoup de faux témoins se fussent présentés. Finalement il s’en présenta deux qui 61 déclarèrent : « Cet homme a dit : “Je peux détruire le sanctuaire de Dieu et le rebâtir en trois jours.” » 62 Le Grand Prêtre se leva et lui dit : « Tu n’as rien à répondre ? De quoi ces gens témoignent-ils contre toi ? » 63 Mais Jésus gardait le silence. Le Grand Prêtre lui dit : « Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es, toi, le Messie, le Fils de Dieu. » 64 Jésus lui répond :

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« Tu le dis. Seulement, je vous le déclare, désormais vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. » 65 Alors le Grand Prêtre déchira ses vêtements et dit : « Il a blasphémé. Qu’avons-nous encore besoin de témoins ! Vous venez d’entendre le blasphème. 66 Quel est votre avis ? » Ils répondirent : « Il mérite la mort. » 67 Alors ils lui crachèrent au visage et lui donnèrent des coups ; d’autres le giflèrent. 68 « Pour nous, dirent-ils, fais le pro-phète, Messie : qui est-ce qui t’a frappé ? »

69 Or Pierre était assis dehors dans la cour. Une servante s’approcha de lui en disant : « Toi aussi, tu étais avec Jésus le Galiléen ! » 70 Mais il nia devant tout le monde, en disant : « Je ne sais pas ce que tu veux dire. » 71 Comme il s’en allait vers le portail, une autre le vit et dit à ceux qui étaient là : « Celui-ci était avec Jésus le Nazôréen. » 72 De nouveau, il nia avec serment : « Je ne connais pas cet homme ! » 73 Peu après, ceux qui étaient là s’approchèrent et dirent à Pierre : « A coup sûr, toi aussi tu es des leurs ! Et puis, ton accent te trahit. » 74 Alors il se mit à jurer avec des imprécations : « Je ne connais pas cet homme ! » Et aussitôt un coq chanta. 75 Et Pierre se rappela la parole que Jésus avait dite : « Avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois. » Il sortit et pleura amèrement.

Jésus devant le grand prêtre et le Sanhédrin. Reniement de PierreJésus est mené devant le tribunal religieux (v. 57). La mention de Pierre suivant « de loin » (v. 58) prépare le récit de son reniement (v. 69-75). Le souci du san-hédrin est de trouver un motif d’accusation valable contre Jésus (v. 59). Cette précision souligne l’absence d’équité de ce tribunal : il ne s’agit pas d’examiner une affaire pour tenter de discerner l’innocence ou la culpabilité du prévenu. Il s’agit de trouver un motif pour condamner quelqu’un dont on souhaite la mort. Les faux témoins servent ce projet (v. 60-62). Par son silence (v. 63a), Jésus contraint le grand prêtre à for-muler l’accusation qui explique sa présence ici : Jésus prétend-il être « le Messie, le Fils de Dieu » (v. 63b) ? À cette question, Jésus acquiesce et prolonge par l’annonce d’un jugement eschatologique : ceux qui le

condamnent aujourd’hui le verront triomphant (v. 64) ; cette formulation se fonde sur Dn 7,13 et n’est pas sans rappeler Ap 1,7 : « Voici qu’il vient avec les nuées. Tout homme le verra, même ceux qui l’ont percé ». En consé-quence, il est condamné pour blasphème (v. 65). Quel est donc le blasphème de Jésus ? Il réside dans cet acquiescement dont l’évangéliste Jean explicitera les conséquences théologiques : « Toi qui es un homme, tu te fais Dieu » (Jn 10,33). La condamnation de Jésus provoque un relâchement moral des accusateurs, qui sombrent dans l’insulte, la violence et la moquerie (v. 67-68). Ce qui arrive à Pierre fait penser à Rm 7,15 : « Car ce que j’accomplis, je ne le comprends pas. Ce que je veux, je ne le pratique pas, mais ce que je hais,

voilà ce que je fais ». Dans une gradation tragique, Pierre renie Jésus, jusqu’à jurer qu’il ne le connaît pas (v. 72 ; cf. 5,33-37 !). Quelle différence entre Judas et Pierre ? C’est celle qui existe entre le remords et le repentir. Le remords conduit à la mort, car aucune issue n’existe qui permette l’apaisement et le pardon (27,3-10). Le repentir c’est au contraire la reconnaissance de son échec (v. 75), qui ouvre sur le pardon et un relèvement possible. La possibilité du repentir était inscrite dans la parole même de Jésus annonçant à ses disciples l’espérance d’un recommencement (26,32). Pierre et Judas sont tous

les deux figure d’une même humanité. Qu’est-ce qui, au final, explique les parcours différents de l’un et de l’autre ? Les secrets de l’existence de chacun et des bénédictions ou des malédictions qui les précèdent fournissent sans doute des éléments de réponse, mais cela échappe à toute forme de savoir. Une chose est certaine : chacun, tôt ou tard, trahit et abandonne. C’est en quelque sorte « écrit » en tout homme, quelle que soit la force des dénégations (cf. 26,35). Cette trahison portera-t-elle le poids du remords (27,3-10) ou ouvrira-t-elle au pleur du repentir (v. 75) ?

1 Le matin venu, tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire condamner à mort. 2 Puis ils le lièrent, ils l’emmenèrent et le livrèrent au gouverneur Pilate.

3 Alors Judas, qui l’avait livré, voyant que Jésus avait été condamné, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens, 4 en disant : « J’ai péché en livrant un sang innocent. » Mais ils dirent : « Que nous importe ! C’est ton affaire ! » 5 Alors il se retira, en jetant l’argent du côté du sanc-tuaire, et alla se pendre. 6 Les grands prêtres prirent l’argent et dirent : « Il n’est pas permis de le verser au trésor, puisque c’est le prix du sang. » 7 Après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec cette somme le champ du potier pour la sépulture des étrangers. 8 Voilà pourquoi jusqu’à maintenant ce champ est appelé : “Champ du sang”. 9 Alors s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie : Et ils prirent les trente pièces d’argent : c’est le prix de celui qui fut évalué, de celui qu’ont évalué les fils d’Israël. 10 Et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que le Seigneur me l’avait ordonné.

Jésus conduit devant Pilate. Mort de JudasMatthieu désigne les responsables de la condamnation de Jésus selon son habitude (v. 1 ; cf. 20 ; 26,3.47 ; cf. aussi 2,4 avec les scribes). Il précise que les respon-sables religieux veulent « le faire condamner à mort

», soulignant plus fortement encore leur responsabi-lité. Pour cela, ils le conduisent chez Pilate dont Mat-thieu soulignera tout au long du procès la fonction de « gouverneur » (v. 2 ; cf. v. 11.14.15.21.27). Peut-être

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l’insistance sur la fonction de Pilate est-elle une façon de signaler qu’il représente les autorités païennes (cf. 10,18), et plus généralement les païens. Matthieu insère dans le récit traditionnel une source qui lui est propre et qui raconte la fin de Judas (v. 3-10). Pris de remords, Judas rapporte l’argent conscient d’avoir « livré un sang innocent » (v. 4) À côté du tra-gique de la situation de l’homme frappé par le remords, l’épisode fait ressortir l’hypocrisie et la responsabi-lité des « grands prêtres et des anciens » (v. 3) : ce sont bien eux les premiers et principaux coupables. En outre, comme représentants de la Loi, ils laissent Judas sans vis-à-vis. Ce dernier ne trouve pas en eux l’instance tierce que représente la Loi. Il se fait donc jus-tice lui-même (v. 5), s’appliquant ainsi la loi du talion : il croit devoir venger sur lui-même le sang de Celui qui

l’a donné pour le pardon des péchés (26,28).Confrontés à l’argent que Judas a rapporté, les auto-rités religieuses achètent avec le « prix du sang » (v. 6) un champ pour la sépulture des étrangers (v. 7), qu’une tradition ancienne situait à Jérusalem dans le quartier des potiers. C’est l’occasion d’une citation d’accomplissement mentionnant explicitement le pro-phète Jérémie (cf. 2,17 ; 16,14), mais qui combine en fait Za 11,12-13 ; Jr 18,2-3 ; 19,1-2 et 32,6-15. L’argent de la trahison est lui-même inscrit dans le projet de salut de Dieu ; il participe d’une manière finalement positive à l’accomplissement des promesses. De plus, par la référence à Jérémie, Matthieu rappelle que l’achat d’un champ, fût-il le « champ du sang », ouvre sur une pro-messe d’avenir (Jr 32,14-15).

11 Jésus comparut devant le gouverneur. Le gouverneur l’interrogea : « Es-tu le roi des Juifs ? » Jésus déclara : « C’est toi qui le dis » ; 12 mais aux accusations que les grands prêtres et les anciens portaient contre lui, il ne répondit rien. 13 Alors Pilate lui dit : « Tu n’entends pas tous ces témoignages contre toi ? » 14 Il ne lui répondit sur aucun point, de sorte que le gouverneur était fort étonné. 15 A chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher à la foule un prisonnier, celui qu’elle voulait. 16 On avait alors un prisonnier fameux, qui s’appelait Jésus Barabbas. 17 Pilate demanda donc à la foule rassemblée : « Qui voulez-vous que je vous relâche, Jésus Barabbas ou Jésus qu’on appelle Messie ? » 18 Car il savait qu’ils l’avaient livré par jalousie. 19 Pendant qu’il siégeait sur l’estrade, sa femme lui fit dire : « Ne te mêle pas de l’affaire de ce juste ! Car aujourd’hui j’ai été tour-mentée en rêve à cause de lui. » 20 Les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules de demander Barabbas et de faire périr Jésus. 21 Reprenant la parole, le gouverneur leur demanda : « Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? » Ils répondirent : « Barabbas. » 22 Pilate leur demande : « Que ferai-je donc de Jésus, qu’on appelle Messie ? » Ils répondirent tous : « Qu’il soit crucifié ! » 23 Il reprit : « Quel mal a-t-il donc fait ? » Mais eux criaient de plus en plus fort : « Qu’il soit crucifié ! » 24 Voyant que cela ne servait à rien, mais que la situation

tournait à la révolte, Pilate prit de l’eau et se lava les mains en présence de la foule, en disant : « Je suis innocent de ce sang. C’est votre affaire ! » 25 Tout le peuple répondit : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! » 26 Alors il leur relâcha Barabbas. Quant à Jésus, après l’avoir fait flageller, il le livra pour qu’il soit crucifié.

27 Alors les soldats du gouverneur, emmenant Jésus dans le prétoire, rassem-blèrent autour de lui toute la cohorte. 28 Ils le dévêtirent et lui mirent un man-teau écarlate ; 29 avec des épines, ils tressèrent une couronne qu’ils lui mirent sur la tête, ainsi qu’un roseau dans la main droite ; s’agenouillant devant lui, ils se moquèrent de lui en disant : « Salut, roi des Juifs ! » 30 Ils crachèrent sur lui, et, prenant le roseau, ils le frappaient à la tête. 31 Après s’être moqués de lui ils lui enlevèrent le manteau et lui remirent ses vêtements. Puis ils l’emmenèrent pour le crucifier.

Comparution et condamnation de Jésus. Libération de Barabbas. Jésus outragéMatthieu insiste sur la position de Jésus qui se tient « devant » (v. 11a) le gouverneur : Il rend témoignage devant les nations païennes, comme les disciples se-ront invités à le faire devant les hommes (10,32-33). La seule parole de Jésus durant toute cette scène est sa très lapidaire réponse à Pilate qui lui demande s’il est le Roi des juifs : « C’est toi qui le dis » (v. 11b). C’est ensuite le silence de Jésus (v. 12 et 14), qui évoque le silence du serviteur du Seigneur, tel « l’agneau que l’on conduit à l’abattoir, la brebis muette devant ceux qui la tondent » (Es 53,7). La question de Pilate place d’em-blée le débat sur le terrain politique : il s’agit d’interroger Jésus sur le fait de savoir s’il est « roi des Juifs ». Sur un plan historique, ce sera d’ailleurs la raison principale de sa condamnation. Le motif paraît en effet suffisant, surtout si l’on accorde quelque crédit au témoignage de Flavius Josèphe sur les troubles insurrectionnels quasi permanents à l’époque, causés en particulier par la volonté de tel ou tel insurgé de se proclamer roi.

Matthieu précise le nom du prisonnier qui va faire l’objet du marchandage avec la foule : « Jésus Barabbas » (v. 16). Le plus grand nombre de manuscrits omet la préci-sion « Jésus », mais cela s’explique assez aisément et l’ensemble de ces témoins peut avoir occulté une tra-ditions plus ancienne. Cette hypothèse est corroborée par la formulation du v. 17 : « Lequel voulez-vous que je relâche : Jésus Barabbas ou Jésus qu’on appelle Mes-sie ». Jésus va donc se trouver mis en balance avec un émeutier meurtrier dont le nom araméen signifie littéralement « fils du père ». L’épisode de la femme de Pilate (v. 19) permet d’insis-ter sur l’innocence de Jésus, le « juste » auquel Dieu même rend témoignage de façon surnaturelle, comme lors des récits de l’enfance (1,20 ; 2,12.13.19.22). La femme de Pilate désire que son mari ne se compro-mette pas dans cette affaire. À la différence d’Héro-diade, la femme de Pilate joue un rôle positif. Comme Joseph (1,20), elle reçoit une vision. Les Pères de

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l’Église et les apocryphes la désigneront sous le nom de Proclus et en feront une disciple de Jésus. La dési-gnation de Jésus comme « juste » fait inclusion avec celle de Joseph en 1,19. Il est le dernier juste à être connu, mais il dépasse ce qu’on entend par juste dans la tradition juive : il n’est pas celui qui obéit à la Loi, mais celui qui l’accomplit et lui donne son sens fondamental (la miséricorde). La femme de Pilate traduit avec des termes appropriés au contexte juif ce qu’une révélation surnaturelle lui a fait pressentir sur Jésus (la crainte devant le divin et le sacré). Elle est comparable aux disciples après la tempête apaisée (14,31). Matthieu dramatise le dialogue entre la foule et Pilate (v. 21-22). L’insistance du gouverneur à interroger la foule la pousse à exprimer de façon plus véhémente encore sa volonté de voir Jésus crucifié. La scène du lavement des mains (v. 24-25) est propre à Matthieu (cf. Dt 21,6-7 : Pilate agit en juif pieux ! ?) ; elle fait logi-quement suite au v. 19. Le souci de Pilate est celui d’un

gouverneur : il veut éviter le tumulte. Le v. 25b peut être compris comme une prophétie du jugement qui, selon Matthieu, s’accomplira contre le peuple d’Israël : les origines vétérotestamentaires de l’expression (cf. Jr 51,35 et surtout 2 S 1,13-16 ; 3,29) plaident en cette faveur. Cependant, le sang de Jésus est aussi le sang « répandu en vue du pardon de beaucoup » (Mt 26,26).Jésus est ensuite entièrement pris en main par les soldats romains (v. 27-31). La précision « toute la cohorte » (v. 27 ; soit six cents hommes !) est emphatique. L’épisode peut rappeler des scènes de moquerie, dont on trouve des parallèles dans la littérature de l’époque. La mention des outrages (v. 30 ; cf. 26,67) évoque Es 50,6. Ces moqueries ont cependant une dimension ironique certaine, qui tient au contexte particulier des évangiles : les soldats païens adorent le roi des juifs qui est en réalité le Seigneur des chrétiens ! Cela peut aussi signifier : le peuple d’Israël a refusé de reconnaître et d’adorer son Messie, tandis que les païens l’adorent sans le reconnaître.

32 Comme ils sortaient, ils trouvèrent un homme de Cyrène, nommé Simon ; ils le requirent pour porter la croix de Jésus. 33 Arrivés au lieu-dit Golgotha, ce qui veut dire lieu du Crâne, 34 ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel. L’ayant goûté, il ne voulut pas boire. 35 Quand ils l’eurent crucifié, ils partagèrent ses vêtements en tirant au sort. 36 Et ils étaient là, assis, à le garder. 37 Au-dessus de sa tête, ils avaient placé le motif de sa condamnation, ainsi libellé : « Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs. » 38 Deux bandits sont alors crucifiés avec lui, l’un à droite, l’autre à gauche. 39 Les passants l’insultaient, hochant la tête 40 et disant : « Toi qui détruis le sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, si tu es le Fils de Dieu, et descends de la croix ! » 41 De même, avec les scribes et les anciens, les grands prêtres se moquaient : 42 « Il en a sauvé d’autres et il ne peut pas se sau-ver lui-même ! Il est Roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui ! 43 Il a mis en Dieu sa confiance, que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime, car il a dit : “Je suis Fils de Dieu !” » 44 Même les bandits crucifiés avec lui l’injuriaient de la même manière.

45 A partir de midi, il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu’à trois heures. 46 Vers trois heures, Jésus s’écria d’une voix forte : « Eli, Eli, lema sabaqthani », c’est-à-dire « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » 47 Certains de ceux qui étaient là disaient, en l’entendant : « Le voilà qui appelle Elie ! » 48 Aus-sitôt l’un d’eux courut prendre une éponge qu’il imbiba de vinaigre ; et, la fixant au bout d’un roseau, il lui présenta à boire. 49 Les autres dirent : « Attends ! Voyons si Elie va venir le sauver. » 50 Mais Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, rendit l’esprit. 51 Et voici que le voile du sanctuaire se déchira en deux du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent ; 52 les tombeaux s’ouvrirent, les corps de nombreux saints défunts ressuscitèrent : 53 sortis des tombeaux, après sa résur-rection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à un grand nombre de gens. 54 A la vue du tremblement de terre et de ce qui arrivait, le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus furent saisis d’une grande crainte et dirent : « Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu. »

Crucifixion et mort de Jésus. Le voile déchiré. Tremblement de terre et résurrection des saintsAprès que Simon de Cyrène a été réquisitionné pour « porter la croix » de Jésus (v. 32 ; cf. 10,38), celui-ci est conduit au Golgotha pour être crucifié (v. 33 ; « lieu du crâne », en latin calvaria, peut-être à cause de l’apparence du lieu). Jésus refuse de prendre la boisson légèrement anesthésiante que l’on donnait alors aux condamnés, sans doute pour qu’ils ressen-tent moins l’effet de la douleur (v. 34). Le partage des vêtements (v. 35), habituel dans ces occasions-là, offre l’opportunité à l’évangéliste de lier les événements à l’accomplissement des Écritures (Ps 22,19). L’épi-graphe fixé sur la croix porte la mention : « le roi des juifs » (v. 37). Ce titre constitue le motif de condamna-tion : c’est en tant que libérateur d’Israël que Jésus est condamné. Matthieu mentionne ensuite la crucifixion de deux brigands (v. 38). Roi des juifs ou brigand ? Comme précédemment avec Barabbas, l’identité de Jésus est toujours en question. Il est roi des juifs

moqué par les soldats et par son propre peuple, roi crucifié entouré de deux hors-la-loi, « à sa droite et à sa gauche », place que voulaient occuper les fils de Zébédée dans la gloire (cf. 20,21). L’ironie que le narrateur suggère dans la présentation des détails qui entourent la crucifixion, les témoins directs de la scène la font leur : les passants reprennent à leur compte les faux témoignages du procès (v. 39-40 ; cf. Ps 22,8-9), les grands prêtres et les scribes raillent le titre de roi d’Israël (v. 41-43), enfin les brigands eux-mêmes qui se mettent du côté des bourreaux (v. 44). Derrière les moqueries qui accompagnent la fin misérable de Jésus se profile, en filigrane, une compréhension de la messianité assez traditionnelle : un Messie est puis-sant ou il n’est pas, il ne peut se laisser crucifier sans réagir. Comment croire, si aucun signe tangible n’est donné (cf. 1 Co 1,22) ? Le motif des ténèbres qui s’abattent sur la terre (v.

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45) est peut-être une allusion à Am 8,9 (« Il arrivera en ce jour-là […] que je ferai coucher le soleil à midi et que j’obscurcirai la terre en plein midi »). Ces ténèbres sont le signe que le monde est au cœur d’une crise grave, et que la mort du juste est un jour de deuil pour la création. Pour Jésus, ce jour de deuil est aussi jour d’abandon. Récitant le Ps 22, il dit son incompréhen-sion de ce qui lui arrive : le proclamateur de la proxi-mité du Royaume des cieux se retrouve seul devant la mort. Jésus n’est pas un héros tragique qui combat la mort sans la craindre. Au cœur de la tourmente, il ne lui reste plus que les mots du psalmiste. Cette tradition biblique lui permet d’exprimer son désespoir avec les mots de la foi au cœur même du doute le plus profond. On a souvent noté que le Psaume 22 sert de modèle à l’interprétation de la mort de Jésus. Ce psaume est le cri de désespoir du croyant abandonné de tous. On rappellera pourtant qu’il se termine par la découverte, au cœur même de l’angoisse et de la mort, de la présence surprenante de Dieu à ses côtés (cf. v. 22b et 27). Sans doute Matthieu et les premiers chrétiens connaissaient-ils l’ensemble de ce psaume : ils savaient donc qu’il se termine par cette confiance du psalmiste en son Dieu. Les témoins de ce cri se méprennent sur son sens. Jésus appellerait Élie (v. 47). Est-ce de l’incompréhension ou de la moquerie ? L’évangéliste suggère une nouvelle fois la méprise des témoins de la Passion. Comme précédemment la foule préférait Barabbas (le « fils du père ») à Jésus (le « fils bien-aimé »), les témoins se méprennent sur le sens du terme « Eli » : ils en réfèrent au prophète au lieu d’y

entendre un appel à Dieu. Jésus meurt en poussant un grand cri (v. 50). Au seuil de la mort, il n’est plus dans le registre de la parole. La mort de Jésus a d’abord un effet sur le Temple (v. 51a) : le rideau séparant le lieu Saint du lieu Très Saint, où le grand prêtre n’entrait qu’une fois l’an pour offrir l’offrande en vue du pardon, se déchire de haut en bas. La mort de Jésus abolit le temps du Temple et du sacrifice (une idée que développera l’épître aux Hébreux). Au début de l’évangile, les cieux se sont ouverts (littéralement « déchirés ») à l’occasion du baptême de Jésus (3,16) ; en lui Dieu se révélait aux hommes de façon décisive. Presque au terme de son récit. Matthieu souligne que la mort de Jésus est aussi l’occasion d’une déchirure, inaugurant un nou-veau passage vers Dieu. La mort de Jésus est aussi l’ébranlement de la création (v. 51b : la terre tremble), signe du jugement. La mort de Jésus est interprétée comme un événement où bascule l’histoire : lorsque Jésus meurt, l’humanité passe d’une époque à une autre. L’épisode des tombeaux qui s’ouvrent, et des saints qui ressuscitent et se font voir à la résurrection de Jésus (v. 52-53) en est une autre confirmation. Dans un langage apocalyptique Matthieu souligne que mort et résurrection du Christ sont réunies en un seul événement : l’événement pascal est compris comme un passage de la mort à la vie, de l’ancien au nouvel éon ; dans le monde juif, le nouvel éon était inauguré par la résurrection des justes. Dans ces événements surnaturels, le centurion et les gardes reconnaissent une véritable épiphanie (v. 54).

55 Il y avait là plusieurs femmes qui regardaient à distance ; elles avaient suivi Jésus depuis les jours de Galilée en le servant ; 56 parmi elles se trouvaient Marie de Magdala, Marie la mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébé-dée. 57 Le soir venu, arriva un homme riche d’Arimathée, nommé Joseph, qui lui aussi était devenu disciple de Jésus. 58 Cet homme alla trouver Pilate et demanda le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna de le lui remettre. 59 Prenant le corps, Joseph l’enveloppa dans une pièce de lin pur 60 et le déposa dans le tombeau tout neuf qu’il s’était fait creuser dans le rocher ; puis il roula une grosse pierre à l’entrée du tombeau et s’en alla. 61 Cependant Marie de Magdala et l’autre Marie étaient là, assises en face du sépulcre.

62 Le lendemain, jour qui suit la Préparation, les grands prêtres et les Pharisiens se rendirent ensemble chez Pilate. 63 « Seigneur, lui dirent-ils, nous nous sommes souvenus que cet imposteur a dit de son vivant : “Après trois jours, je ressusciterai.” 64 Donne donc l’ordre que l’on s’assure du sépulcre jusqu’au troisième jour, de peur que ses disciples ne viennent le dérober et ne disent au peuple : “Il est ressuscité des morts.” Et cette dernière imposture serait pire que la première. » 65 Pilate leur déclara : « Vous avez une garde. Allez ! Assurez-vous du sépulcre, comme vous l’entendez. » 66 Ils allèrent donc s’assurer du sépulcre en scellant la pierre et en y postant une garde.

Jésus mis au tombeau. Le tombeau gardéTémoins de la mort de Jésus, « plusieurs femmes » qui suivaient Jésus depuis la Galilée (v. 55). On retrouve, outre Marie de Magdala (v. 55a ; 27,61 et 28,1) et Marie mère de Jacques et de Joseph (v. 55b), la mère des fils de Zébédée (v. 56c, cf. 20,20). Alors que les dis-ciples ont fui (26,56) et que Pierre a renié (26,69-75), ces femmes sont un signe de la fidélité discrète, mais tenace. Puis intervient un nouveau personnage : Joseph d’Arimathée, « disciple de Jésus » (v. 57), va demander le corps auprès de Pilate pour l’ensevelir (v. 58). C’est dans son propre tombeau (v. 60) qu’il dépose Jésus. Marie de Magdala, et « l’autre Marie », assistent à la scène (v. 61).

Le lendemain, grands prêtres et Pharisiens se rendent aussi chez Pilate (v. 62). Se souvenant des annonces de la Résurrection (v. 63), ils souhaitent éviter le vol du corps par les disciples qui vise, selon eux, à accréditer le prodige (v. 64). Leur référence aux annonces de la Résurrection, déconnectées de celles de la Passion, manifeste que les responsables religieux n’ont rien compris à ce qu’elle signifie. Ils ne l’interprètent pas en lien avec la mort, et la com-prennent comme un simple prodige qui peut donner lieu à subterfuge. Pilate refuse ; c’est à eux de se char-ger de ces basses tâches de surveillance (v. 65-66).

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1 Après le sabbat, au commencement du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l’autre Marie vinrent voir le sépulcre. 2 Et voilà qu’il se fit un grand tremblement de terre : l’ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre et s’assit dessus. 3 Il avait l’aspect de l’éclair et son vêtement était blanc comme neige. 4 Dans la crainte qu’ils en eurent, les gardes furent bouleversés et devinrent comme morts. 5 Mais l’ange prit la parole et dit aux femmes : « Soyez sans crainte, vous. Je sais que vous cherchez Jésus, le crucifié. 6 Il n’est pas ici, car il est ressus-cité comme il l’avait dit ; venez voir l’endroit où il gisait. 7 Puis, vite, allez dire à ses disciples : “Il est ressuscité des morts, et voici qu’il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez.” Voilà, je vous l’ai dit. » 8 Quittant vite le tombeau, avec crainte et grande joie, elles coururent porter la nouvelle à ses disciples. 9 Et voici que Jésus vint à leur rencontre et leur dit : « Je vous salue. » Elles s’approchèrent de lui et lui saisirent les pieds en se prosternant devant lui. 10 Alors Jésus leur dit : « Soyez sans crainte. Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. » 11 Comme elles étaient en chemin, voici que quelques hommes de la garde vinrent à la ville informer les grands prêtres de tout ce qui était arrivé. 12 Ceux-ci, après s’être assemblés avec les anciens et avoir tenu conseil, donnèrent aux soldats une bonne somme d’argent, 13 avec cette consigne : « Vous direz ceci : “Ses disciples sont venus de nuit et l’ont dérobé pen-dant que nous dormions.” 14 Et si l’affaire vient aux oreilles du gouverneur, c’est nous qui l’apaiserons, et nous ferons en sorte que vous ne soyez pas inquiétés. » 15 Ils prirent l’argent et se conformèrent à la leçon qu’on leur avait apprise. Ce récit s’est propagé chez les Juifs jusqu’à ce jour.

16 Quant aux onze disciples, ils se rendirent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre. 17 Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais ils eurent des doutes. 18 Jésus s’approcha d’eux et leur adressa ces paroles : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. 19 Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, 20 leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps. »

Jésus apparaît aux femmes. Les autorités religieuses et la Résurrection. Apparition aux Onze et envoi final Le chapitre 28 est composé de trois épisodes : le pre-mier (v. 1-10) atteste la Résurrection, les deux autres en

développent les effets sur les adversaires de Jésus (v. 11-15) et les conséquences pour les disciples (v. 16-20).

Le récit d’apparition (v. 1-10) est organisé en deux temps. Dans les v. 1-7, Matthieu prolonge la dimension apoca-lyptique qu’il a donnée à la mort de Jésus (cf. 27,51-54) : tremblement de terre (cf. 27,51b) et intervention d’un « ange du Seigneur » (v. 2), dont la description souligne l’origine divine (cf. v. 3 : « aspect de l’éclair » et vêtement « blanc comme neige »). Il roule la pierre du tombeau et s’assoit sur elle pour manifester la souveraineté de Dieu sur la mort. Effrayés, les gardes sont « comme morts » (v. 4) : c’est le monde désormais qui est au pouvoir de la mort. Ce qui va se passer se déroule entre Dieu et la communauté des croyants, symbolisée ici par les femmes : la rencontre avec le Ressuscité n’est possible que dans la foi. L’ange désigne Jésus comme « le crucifié » (cf. v. 5) : la résurrection n’efface pas les marques de la mort. Il montre aux femmes le lieu ou « gisait » Jésus (v. 6) : c’est l’absence qui est le premier signe de la Résurrection. Ordre est donné d’aller annon-cer aux disciples que Jésus les précède en Galilée (v. 7). Dans le second temps du récit (v. 8-10), alors que les femmes s’en vont remplies de joie (v. 8 comparer avec Mc 16,8), le Ressuscité vient à leur rencontre et réitère l’ordre de l’ange (v. 10, cf. v. 7). Cette rencontre les institue comme premiers témoins de la foi pascale. Elle est l’occasion d’une véritable adoration liturgique (v. 9 ; cf. v. 17, mais aussi 2,11 ; 8,2 ; 9,18 ; 14,33 ; 15,25). Celui que la communauté adore désormais ce n’est plus le Jésus terrestre, mais le Jésus glorifié. Pour Matthieu, on n’accède au Jésus terrestre, et on ne peut véritablement comprendre le message du Galiléen que par la rencontre avec le Ressuscité, c’est-à-dire par la foi pascale. Du côté des autorités religieuses, le motif du mensonge

le dispute à celui de l’incrédulité. Comme ils avaient acheté la trahison de Judas (26,15), ils achètent le silence des gardes venus annoncer ce qui est arrivé (v. 11-12). Jésus, sur qui ils ne peuvent avoir prise, est remplacé par l’argent avec lequel il est possible d’acheter les autres (c’est-à-dire les réduire à l’état d’objet). Les responsables religieux se chargent même, si nécessaire, d’apaiser les soupçons du gouverneur protégeant ainsi le mensonge des gardes (v. 14). Le vol du corps par les disciples sera donc la ligne de défense des autorités juives : (v. 15 ; cf. 27,62-66). Le Ressuscité rencontre les Onze (cf. 27,5) en Galilée sur la montagne où il leur a « ordonné de se rendre » (v. 16 ; cf. 5,1-2 ; 17,1). Adoration et doute coexistent chez les disciples (v. 17). Celui qui a résisté au Tentateur qui lui proposait les royaumes de la terre (4,9-10) a désormais reçu, par sa mort et sa résurrection, tout pouvoir (littéralement « toute autorité ») dans le ciel et sur la terre (v. 18). Les nations sont désormais conviées à devenir disciples (v. 19a ; cf. 10, 5b-6 et 15,24), c’est-à-dire à se laisser enseigner. Le baptême est le signe de la réception du message (v. 19b). La formule trinitaire renvoie au baptême de Jésus, où l’Esprit est descendu sur lui (3,16) et où la voix du ciel a établi la relation de filiation entre Jésus et Dieu (3,17). Ce n’est plus la Loi, mais ce que Christ a « prescrit », que les disciples doivent transmettre (v. 20a) : l’Évan-gile a désormais un contenu. Pour mener à bien cette tâche, ils sont assurés de la présence de leur Seigneur. À l’Emmanuel, le « Dieu avec nous » de l’ouverture (cf. 1,23), fait écho la parole du Ressuscité : « je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (v. 20b).

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« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants… » (Mt 27,25)Dans l’histoire de l’Église et de l’Occident chrétien, cette parole de la foule réclamant la mort de Jésus a longtemps été interprétée comme une condamnation du peuple juif. Matthieu en propose pourtant une autre interprétation, par la voix même de Jésus en chemin vers sa Passion. En Mt 26,28, Jésus annonce en effet que son sang est le sang versé pour la multitude en vue du pardon des péchés. Cela signifie qu’on ne venge pas le sang du Christ, fût-il celui d’un innocent. On le reçoit comme signe d’alliance et de pardon. Dans le contexte particulier au premier évangile, il n’est pas anodin que la parole du peuple soit précédée par l’annonce que ce même sang est signe de pardon. Pour Matthieu, chaque membre du peuple juif, et au-delà chaque membre des nations dont Pilate est le représentant, peut « prendre sur lui » ce sang d’une manière nouvelle : comme signe de pardon et non plus de jugement.