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L’Étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle : héroïne ou anti-héroïne romanesque ? Entre discours féministe et antiféministe, une littérature polyphonique Carlotta da Silva* Au début des années 1870, la Faculté de Médecine de Paris accorde pour la première fois en France des diplômes universitaires à des femmes. 1 Un changement majeur pour la condition féminine s’amorce ainsi au cours de la III e République : l’accès des jeunes filles à l’enseignement supérieur leur laisse entrevoir de nouvelles perspectives de carrière et un nouveau rôle à jouer dans la société. Dans une Belle Époque bourgeoise, élevée dans le schéma patriarcal de la femme au foyer, le phénomène ne manque pas d’inquiéter l’opinion publique qui voit dans l’étudiante la fin d’un sexe. L’émergence de ce nouveau type d’émancipée vient remettre en cause la délimitation qui existait entre les sphères publique et privée : les carrières de prestige n’étaient jusque là réservées qu’aux hommes tandis que les femmes restaient cantonnées à l’univers discret du foyer. Incarnant dès lors des figures polémiques, voire même sulfureuses, les étudiantes marquent inévitablement l’imaginaire collectif à travers la presse, les caricatures, les cartes postales, les pièces de théâtre, mais aussi les romans, qui contribuent à faire émerger 1 Voir l’historique que retrace Natalia TIKHONOV SIGRIST dans son article « Les femmes et l’université en France, 1860-1914 », Histoire de l’éducation, n° 122, 2009, p. 62. 1
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L’Étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle : héroïne ou anti-héroïne romanesque ?

Apr 21, 2023

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Page 1: L’Étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle :  héroïne ou anti-héroïne romanesque ?

L’Étudiante en médecine dans la fiction fin

de siècle :

héroïne ou anti-héroïne romanesque ?

Entre discours féministe et antiféministe, une littérature polyphonique

Carlotta da Silva*

Au début des années 1870, la Faculté de Médecine de Paris

accorde pour la première fois en France des diplômes

universitaires à des femmes.1 Un changement majeur pour la

condition féminine s’amorce ainsi au cours de la IIIe

République : l’accès des jeunes filles à l’enseignement

supérieur leur laisse entrevoir de nouvelles perspectives de

carrière et un nouveau rôle à jouer dans la société. Dans une

Belle Époque bourgeoise, élevée dans le schéma patriarcal de la

femme au foyer, le phénomène ne manque pas d’inquiéter

l’opinion publique qui voit dans l’étudiante la fin d’un sexe.

L’émergence de ce nouveau type d’émancipée vient remettre en

cause la délimitation qui existait entre les sphères publique

et privée : les carrières de prestige n’étaient jusque là

réservées qu’aux hommes tandis que les femmes restaient

cantonnées à l’univers discret du foyer. Incarnant dès lors des

figures polémiques, voire même sulfureuses, les étudiantes

marquent inévitablement l’imaginaire collectif à travers la

presse, les caricatures, les cartes postales, les pièces de

théâtre, mais aussi les romans, qui contribuent à faire émerger

1 Voir l’historique que retrace Natalia TIKHONOV SIGRIST dans son article «Les femmes et l’université en France, 1860-1914 », Histoire de l’éducation, n°122, 2009, p. 62.

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un nouveau type d’héroïnes, ou plutôt d’anti-héroïnes, dans le

paysage littéraire de l’époque.2

Des romans comme Émancipée (1887) de Th. Bentzon3, L’Étudiante.

Notes d’un carabin (1889) de Salvador Quevedo4, Doctoresse (1891) de

Roger Dombre5 ou encore Princesses de Science (1907) de Colette

Yver6, laissent en effet entendre une polyphonie troublante.

Tous mettent en avant comme protagoniste principale une

étudiante en médecine à la Sorbonne (respectivement Hélène,

Betsy, Marthe et Thérèse), l’art de guérir étant le premier

domaine d’études investi par les pionnières. Si l’opinion des

auteurs transparaît entre leurs lignes, ces textes n’offrent

pas un seul point de vue sur l’instruction supérieure des

femmes, mais mélangent deux discours rivaux par les idéaux

tantôt féministes, tantôt antiféministes qu’ils véhiculent sur

le sujet. Cette littérature polyphonique, au sens bakhtinien du

terme, n’est pas sans laisser le lecteur face à de nombreuses

contradictions. Nous verrons comment deux discours qu’a priori

2 Voir sur le contexte social du phénomène : Carole CHIRSTEN-LÉCUYER, « Unenouvelle figure de la jeune fille sous la IIIe République : l’étudiante »,CLIO. Histoire, femmes et sociétés, no 4, 1996, En ligne :<http://clio.revues.org/index437.html> ; Pierre MOULINIER, « Les étudiantes», dans La naissance de l’étudiant moderne (XIXe siècle), Paris, Belin («Histoire de l’éducation »), 2002, pp. 71-86 ; Jean-François CONDETTE, « “LesCervelines” ou les femmes indésirables », Carrefours de l’éducation, n° 15, 2003,pp. 38-61.3 Th. BENTZON (pseud.) [Marie Thérèse de Solms-Blanc], Émancipée, Paris, Calmann-Lévy, 1887.4 Salvador QUEVEDO Y ZUBIETA, L’Étudiante. Notes d’un carabin, Paris, C. Marpon et E.Flammarion, 1889, version numérisée consultée sur la Colección Digital del’Universidad Autónoma de Nuevo León,<http://cdigital.dgb.uanl.mx/la/1080043058/1080043058.html>.5 Roger DOMBRE (pseud.) [Andrée Ligerot-Sisson], Doctoresse, Paris, éditions Gautier-Languereau, 1891.6 Colette YVER (pseud.) [Antoinette de Bergevin-Huzard], Princesses de Science,Paris, Calmann-Lévy, 1907, version numérisée consultée sur Internet Archive,<http://www.archive.org/details/princessesdescie00yveruoft>.

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tout oppose apparaissent tour à tour sous la plume des

romanciers, une dissonance qui a pour effet de rendre le

personnage de l’étudiante plus trouble, mais aussi plus

captivant. Une superposition de valeurs qui renvoie à

l’évolution complexe que subit l’identité féminine au tournant

du siècle, coincée entre les anciens idéaux sur la féminité et

les nouvelles normes que tente d’imposer la femme moderne.

Le discours dominant

À plusieurs reprises dans les œuvres, les auteurs

trahissent leur pensée pour le moins conservatrice à travers

divers effets de modalisation – les traces de la pensée de

l’auteur dans le texte – et d’axiologisation – la distribution

des valeurs dans le récit –.7 Leur opinion semble se dessiner

en écho à la voix du narrateur, comme dans les exemples qui

suivent. Dans l’avant-propos de son ouvrage, Salvador Quevedo

paraît s’inquiéter de voir « les fillettes en cheveux, déserter

les ménages et les métiers manuels, pour grossir l’armée

étudiante des hautes écoles » (L’Étudiante, p. 2) et de constater

qu’à présent une « nouvelle classe d’amoureuses peuple le

Quartier Latin » : « Ce ne sont plus tes héroïnes, ô Murger !

Tes Mimi, tes Musette ne reviendront pas... tombées de leur

hauteur dans la déliquescence des brasseries » (p. 4). Sous la

plume de Colette Yver, il apparaît clairement que la femme n’a

pas sa place en dehors du foyer.8 La jeune doctoresse Thérèse7 Voir Yves REUTER, Introduction à l’analyse du roman, Paris, Dunod, 1996, p. 90-91et 124-125.8 D’autres romans de l’auteure – Les Cervelines (1903), Les Dames du Palais (1910),Madame Sous-Chef (1943) – explorent les différentes possibilités pour unefemme d’assumer ses choix professionnels, mais toutes ses héroïnesfinissent presque systématiquement par se ranger du côté de l’ordre établi.

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ferait mieux d’utiliser ses adresses à des travaux d’agrément

plutôt que de s’exposer à de dangereuses maladies : « Ses

doigts déliés et souples de jeune praticienne, faits pour diriger

les fils emmêlés des dentelles, les soies, les fuseaux, les

aiguilles des féminines adresses, se jouaient dans ces flacons

terribles, lourds de toxines et de fléaux humains » (Princesses de

Science, p. 190 ; nous soulignons en italique). La romancière

admire davantage « la grandeur généreuse des épouses » (p. 293)

que les risques que prend quotidiennement la jeune interne dans

son métier. Ailleurs dans le texte, Yver semble regretter de

voir des intellectuelles «si blondes, si roses, si saines, si

bien faites pour l’amour, la maternité, la famille – toutes ces

vieilles choses éternelles de la bourgeoisie française » (p.

384) se détourner de cette voie. Enfin, le narrateur de

Doctoresse estime que l’héroïne s’attelle à « un travail

laborieux, trop laborieux toujours pour une femme » (p. 219).

Mais c’est surtout à travers les valeurs qu’ils mettent en

avant ou qu’ils déprécient que les romans trahissent plus

clairement les idéaux traditionalistes de leurs auteurs. La

soif d’apprendre des intellectuelles est par exemple présentée

comme la cause première du dévoiement de ces jeunes femmes.

Leur avidité de connaissances est inspirée soit par des figures

parentales déviantes, fermement dévalorisées (le père de Marthe

est présenté comme un homme froid et sans cœur qui aurait

préféré avoir un garçon et la sœur d’Hélène est l’archétype

même de la féministe déçue par la vie qui tourne sa haine vers

les hommes), soit par des lectures pernicieuses :

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Ah ! la lecture facile et à si bon marché de ce temps ! les

feuilles à un sou, les beaux livres d’étrennes à quarante,

toutes ces pages plus ou moins barbouillées de science !

Savez-vous qu’elles sont aussi dangereuses pour les

fillettes qu’un roman immoral ?... Grâce à ces imprimés, des

gamines en cheveux ne veulent plus faire le pot-au-feu, mais

savoir simplement à combien de degrés il bout. (L’Étudiante,

p. 158)

L’étudiante des romans est perçue par son entourage comme

un être « anorma[l] » (Princesses de Science, p. 32), « une créature

bizarre », (Doctoresse p. 63), « repoussante » (Émancipée, p.

57), « un peu sorcière » (Doctoresse p. 113), « un monstre »

(Émancipée p. 51).  Elle fait partie de ce que le personnage de

Jean Cécile appelle les « cervelines », dans le roman éponyme

de Colette Yver : « de belles petites cervelles [...] qui ont

gardé de la femme, et de la meilleure, tout, [...] sauf le

cœur, et le cœur souvent même, sauf l’amour... »9.

En allant à l’encontre de ce qui est socialement accepté,

l’étudiante suscite diverses réactions chez les personnages de

fiction : l’étonnement, la curiosité, l’effroi, la cruauté,

mais aussi le rire et les moqueries. « Marthe Sinave [...]

était reçue doctoresse. On en avait ri dans le monde [...] »,

(Doctoresse p. 92) ; « Dans la rue on la montrait du doigt,

disant avec un sourire dédaigneux : " C’est la doctoresse " »

(p. 63). Les romans se plaisent à insister sur les situations

cocasses de la vie d’étudiante. Ces stéréotypes sur cette

figure d’émancipée sont récurrents à travers les livres qui

semblent tabler sur une stratégie dissuasive implacable : si le

9 Colette YVER, Les Cervelines. Paris, Juven, 1908, p. 9.

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portrait de ces femmes est peu reluisant et que leurs

comportements sont présentés comme grotesques et excentriques,

alors cette « déviance » que constitue leur intellectualisation

ne sera pas encouragée.

Défigurer ces intellectuelles, leur donner la réputation

d’être anormales, ridicules, repoussantes a pour fonction

évidente d’intimider les jeunes filles qui voudraient suivre

cette voie. Les romans qui s’intéressent au sujet de

l’étudiante s’adressent en effet à un public féminin. Ce sont

majoritairement des romans populaires, entre le roman d’amour

et de formation10, qui sont écrits par des romancières à succès

(derrière le pseudonyme de Roger Dombre se cache Mme Andrée

Sisson). Dans cette sélection d’ouvrages, seul celui de

Salvador Quevedo s’inscrit en marge de cette veine. Il s’agit

d’un récit d’étudiant, inspiré de l’expérience de l’auteur qui

fut lui-même carabin.

Par ailleurs, les romanciers trouvent toujours l’occasion

dans leurs textes d’insérer des valeurs traditionnelles dans le

monde moderne qu’ils dépeignent. Même lorsqu’ils évoquent la

vocation de médecin, tout à fait novatrice pour une femme, ils

y intègrent des éléments relatifs à sa mission naturelle. Tout

paraît toujours pensé pour ramener le lecteur aux valeurs

rétrogrades que les auteurs tentent par tous les moyens de

transmettre. L’art de guérir est perçu comme féminin, car il se

rapproche de l’idée d’une femme maternante, prodiguant des

soins à sa progéniture. C’est ainsi que le personnage d’Hélène

10 Voir à ce sujet l’ouvrage de Juliette M. Rogers dans lequel elle étudiela trame ambiguë de ces romans (Juliette M. ROGERS, Career Stories : Belle EpoqueNovels of Professional Development, Pennsylvania, Pennsylvania State UniversityPress (« Penn State Romance Studies »), 2007).

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en vient à invoquer des arguments essentialistes pour justifier

sa vocation de femme médecin :

Certes, je crois à la vertu de la science, mais je crois

aussi à celle de la douceur, de la finesse et du tact, qui

sont des qualités féminines. [...] La médecine, [...]

j’imagine que les femmes sont destinées à lui faire faire un

grand pas [...]. (Émancipée, p. 118-119)

Cette idée que les doctoresses pourraient venir apporter une

« touche féminine » à la profession de médecin, se retrouve

encore sous la plume de Salvador Quevedo : Betsy est d’une aide

précieuse à son camarade Robert dans leurs travaux ;

Elle apporte spécialement à ces expériences cette adresse

particulière aux femmes pour les travaux de cuisine. Elle

chauffe à point, arrête la réaction au bon moment...

(L’Étudiante, p. 71)

Même lorsqu’ils font l’effort de dépeindre une nouvelle

profession pour la femme, les romanciers trouvent toujours

nécessaire de placer entre les lignes des rappels de son

éternelle féminité et de sa vocation première.

Alors que la fonction de guérisseuse de la doctoresse

devrait, selon le raisonnement traditionaliste, représenter une

noble profession pour la femme, puisqu’elle répond en toute

logique aux instincts de soins que l’on veut lui attribuer, le

fait d’ériger cet art en carrière est vu comme un détournement

de cette mission naturelle qui devient source de rémunération

(«Demandez-leur [...] pourquoi elles soignent et si la seule

pitié humaine les a conduites là où elles sont... », insinue le

personnage de Janivot dans Princesses de Science p. 171). Quoi

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qu’elle dise ou fasse, l’étudiante ne trouve pas de répit sous

ces plumes réactionnaires.

L’image de la femme traditionnelle (par les fonctions

d’attention et de soins qu’elle partage avec la doctoresse),

comme celle de la nonne (avec qui la femme médecin a en commun

la mission de guérisseuse), sont à la fois associées et

utilisées comme repoussoir à celle de l’étudiante qui incarne

une version pervertie de ces figures idéales. Si Thérèse se

montre maternelle, c’est envers « les enfants des autres »

(Princesses de Science, p. 249). Betsy regarde « amoureusement »,

« d’un œil maternel » (L’Étudiante, p. 48), les poissons rouges

qu’elle s’apprête à disséquer quelques pages avant le chapitre

précisément appelé « Ce qui les détraque ». Si l’interne est

comparée à la religieuse (« La doctoresse était pour lui

l’incarnation moderne de la sœur de charité. » Princesses de

Science, p. 171 ; « Elle est entrée dans une carrière de

dévouement comme ta carmélite est entrée en religion »

Émancipée, p. 57), ce n’est que pour contrebalancer ses défauts

de froideur et de pédantisme et plaider pour les valeurs

d’antan (« C’est, au fond, la même vocation. Sauf que l’une est

divine et que l’autre est repoussante » Émancipée, p. 58). Dans

un épisode de Princesses de Science, Colette Yver met en parallèle

les deux types de femmes qui s’affairent autour d’une même

patiente. Alors que la bonne sœur n’est qu’amour et douceur

envers la malade ; la femme savante n’est

qu’indifférence (« Entre elles cependant il y avait un monde :

dans cette même jeune fille que leur disputait la mort, celle-

ci n’avait vu que la maladie, celle-là que la malade », p. 100)

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; alors que la nonne est une « fille simple et ignorante » (p.

99), la doctoresse ne représente que savoir et prétention à

côté d’elle.

Les romanciers se positionnent clairement contre le type

de l’étudiante en le dépréciant constamment, en opposant les

valeurs traditionnelles, dont ils font toujours la part belle,

au caractère moderne qu’inspire cette figure d’émancipée, et

surtout en vouant systématiquement à l’échec la carrière de ces

femmes actives à la fin de leurs récits. Un problème qui n’est

jamais imputé à un manque de compétences intellectuelles (tout

au plus physiques), mais principalement à la barrière sociale,

conjugale plus précisément, puisque le mariage (sous sa forme

traditionnelle) marque la fin de leur parcours en tant que

femmes savantes.

L’étudiante, héroïne ou anti-héroïne ? Une figure et des œuvres

à contresens

Le héros littéraire relève à la fois d’une définition

fonctionnelle – en tant que personnage principal d’une œuvre –

et axiologique – en tant que porte-étendard d’un idéal, des

valeurs dominantes de la société.11 Or, le personnage de

l’étudiante incarne l’opposé du mythe de la jeune fille alors.

La femme idéale dans la plupart des esprits de la Belle Époque

est celle qui se destine au mariage, qui aspire à combler son

époux, à élever ses enfants (« La femme est faite pour la

maison », déclare le futur époux de Thérèse dans Princesses de

Science p. 13). Son tempérament est nerveux, fragile, intuitif et11 Paul ARON, Denis SAINT-JACQUES, Alain VIALA (dir.), « Héros et antihéros »,dans Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2004, p. 338-339.

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la rend inapte aux « métiers d’homme », notamment au travail

scientifique : La science des femmes, c’est de n’avoir rien appris et de

tout puiser en elles-mêmes ; leur lot, c’est d’aimer, de

séduire, de plier avec une souplesse de liane. Décevantes et

perfides, soit ! pourvu qu’elles restent dans la pénombre,

pourvu qu’elles ne revendiquent pas de droits, pourvu

qu’elles ne soient ni bachelières, ni licenciées, ni

doctoresses. (Émancipée p. 49)

L’identité féminine à la Belle Époque se définit en miroir de

celle de l’homme. Mais il s’agit d’un portrait en négatif. La

femme n’est pas intelligente (elle est donc bête et stupide),

elle n’est pas logique (à la place de la raison, on lui confère

le sentiment et l’instinct), elle n’est pas forte (faible, elle

doit se trouver un protecteur et se soumettre à l’homme). De

cette vision des sexes découle la répartition des sphères que

l’on sait.

L’étudiante, en aspirant à sortir du rôle auquel on l’a

assignée et en revendiquant délibérément une égale intelligence

et indépendance, va à l’encontre de sa féminité. Dès lors, les

auteurs lui attribuent des caractérisations négatives pour une

jeune femme, des qualités qui la rapprochent davantage du sexe

opposé que de l’idéal bellépoquien de la femme : « La

doctoresse ? ce n’est pas une femme ça ! » (Doctoresse, p. 63).

Les étudiantes sont perçues comme des êtres immoraux,

« coupables d’avoir abdiqué [leur] sexe et tout ce qui en fait

la grâce » (Émancipée, p. 48). La cerveline apparaît alors

comme « une créature bizarre », « pour ainsi dire sans sexe »,

« ni fille ni garçon » (Doctoresse, p. 63). Son savoir lui fait

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perdre non seulement son statut de femme, mais aussi toutes les

caractéristiques qui y sont rattachées (sensibilité,

coquetterie, flirt, modestie, beauté, respectabilité, ...).

Les étudiantes de papier sont présentées comme de froides

cérébrales aux tenues austères, désintéressées de plaire aux

hommes, des pédantes, d’ambitieuses carriéristes. Les auteurs

leur prêtent des allures garçonnières (Thérèse a par exemple un

duvet fin au coin des lèvres...) comme pour dénoncer le

processus de masculinisation à l’œuvre chez ces jeunes filles

savantes. Elles sont aussi repoussantes : « Étudiante en

médecine ! future doctoresse ! Cette figure noble et charmante

[...] lui semblait profanée enlaidie à tout jamais »

(Émancipée, p. 48). Le savoir enlaidit ces cervelines puisque

la féminité (et par extension la beauté) est liée, sinon à une

absence d’intelligence, du moins à une certaine virginité

scientifique dans l’imaginaire de l’époque. L’étudiante est

perçue comme un individu peu fréquentable, car elle n’a plus

rien d’une jeune oie blanche : « elle était l’Étudiante [...]

c’est-à-dire la femme sans pudeur, [...] apprenant sans

vergogne les choses les plus étrangères à l’éducation

féminine » (Doctoresse, p. 63). L’étude de la science, du corps

humain et de ses réactions, lui fait perdre toute naïveté sur

les questions de l’amour, comme la prostituée finalement, avec

laquelle elle partage un statut de marginale dans cette société

à la vision très stéréotypée du rôle des sexes.

Pourtant, le personnage de l’étudiante est à la fois

repoussant et fascinant. Elle incarne une figure forte et

courageuse, qui brave les mœurs d’une société peu encline à

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laisser les femmes étudier ou même à croire en leurs capacités

intellectuelles. Malgré leur apparence peu avenante et une

certaine forme d’androgynie (soulignant encore leur absence de

féminité), les étudiantes n’en sont pas moins attirantes

puisqu’elles suscitent le désir et l’amour des personnages

masculins. Un discours qui est pour le moins contradictoire

sous la plume des romanciers puisque tout en prônant le modèle

de l’épouse au foyer, c’est pendant l’exercice même de leur

activité professionnelle que les « femmes nouvelles »12 de

leurs romans sont les plus séduisantes.

Les étudiantes occupent à la fois une position de modèle et

d’anti-modèle. En choisissant de mettre cette figure

d’émancipée au premier plan plutôt que d’en faire un personnage

secondaire, les auteurs contribuent malgré eux à créer un

nouveau type d’héroïne romanesque, même si c’est une forme

d’héroïsme qu’ils cherchent à dénoncer. Le caractère courageux

et fort, que l’on prête d’ordinaire au héros, n’est pas une

qualité qu’il sied de rencontrer chez une jeune femme à la

Belle Époque et ces romans opèrent sans le vouloir une

valorisation de ce type de figure. Le transfert de virilité (du

héros à l’héroïne) entraîne d’ailleurs un renversement dans les

rôles masculins et féminins. En prenant les rênes de l’histoire

amoureuse, ces intellectuelles prennent l’avantage sur les

hommes, leur laissant le rôle passif d’être pleurnichards,

12 L’expression « femme nouvelle » est l’équivalent français de la NewWoman, elle renvoie, comme l’ « Eve nouvelle », à une figure del’émancipation féminine à la Belle Époque ; une femme indépendante qui sepose en égale des hommes, notamment sur le plan intellectuel etsentimental. (Voir Christine BARD, « Glossaire », dans Les garçonnes : modes etfantasmes des années folles, Paris, Flammarion, 1998, p. 142).

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maladroits et niais.13 L’homme ravit à la femme son rôle

d’idole, de cœur à conquérir, occupant un second rôle dans la

vie de ces femmes exceptionnelles.

Le portrait de ces cervelines est d’autant plus paradoxal

que les romanciers laissent entrevoir une part de féminité chez

ces viragos14. Certains aspects de leur personnalité entrent

tout à fait en contradiction avec les traits précédemment

évoqués. Si les étudiantes sont décrites comme intelligentes,

elles n’en restent pas moins des créatures d’instinct (« On

dirait que son instinct supplée parfois à la science »

L’Étudiante, p.71) : leur cerveau ne serait surpasser celui des

hommes (« les étudiantes ne raisonnent guère, elles ne

déduisent pas » Émancipée, p. 52). Ces « jeunes hommes en

jupons » ne feraient que « copier » leurs homologues masculins

(Princesses de Science, p. 14). Même Thérèse, la plus intelligente

d’entre toutes, devinait à ses confrères « un esprit plus

précis, une volonté plus ferme, des conceptions plus

audacieuses » (ibid.). Parmi les traits qui soulignent leur13 Ce que déplore d’ailleurs Jules Bertaut, un contemporain, dans sonouvrage La littérature féminine d’aujourd'hui (1909) dans lequel il déclare que« sans doute, il était nécessaire de faire passer au second plan le maridans cette étude d’une Princesse de Science [...]. Mais, vraiment,s’indigne-t-il, un caractère comme celui de Fernand paraît plus faible,plus résigné, plus misérable, disons le mot, qu’il n’était peut-être utilede le montrer ». Le critique ne comprend pas « comment ce mari, qui est unhomme, ne montre […] à aucune page du livre un caractère plus viril ? [...]En donnant à Thérèse un mari de cette qualité, Mme Colette Yver a fait, mesemble-t-il, la part plus belle à son héroïne qu’elle le devait » (JulesBERTAUT, La littérature féminine d’aujourd'hui, Paris, Librairie des annales politiqueset littéraires, 1909, p. 108-110). Sa réaction montre bien qu’il n’étaitpas pour habitude à l’époque de présenter des personnages de femme tropeffrontés (et d’hommes passifs encore moins !).14 Le terme « virago », formé sur la racine latine uir qui signifie« homme », désigne depuis le XIVe siècle une femme à l’apparence et aucaractère viril. (« Virago », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, Enligne : <http://www.cnrtl.fr/lexicographie/virago>, consulté le 10 août2014).

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nature féminine, apparaissent : la nervosité15 (« ses mains

inquiètes de femme nerveuse », L’Étudiante p. 250), l’instinct

maternel (« d’un œil maternel » L’Étudiante p. 48), la

sensibilité (« soigner amoureusement », L’Étudiante p. 56), et la

faiblesse reflétée par un sentiment permanent de fatigue lié à

des études supposées trop pénibles pour leur sexe (« je

n’éprouve [...] rien qu’une fatigue affreuse », Émancipée p. 61

; «l’effort qui me laisse [...] toute brisée », p. 63).

Considérées par de nombreux personnages comme des jeunes

filles prétentieuses, les étudiantes sont aussi dépeintes comme

humbles et timides. Qualifiées d’êtres immoraux par certains,

leur attitude est pourtant présentée comme respectable (elles

déclinent fermement les avances de leurs camarades et

n’affichent pas de comportements provocants). Courageuses et

faibles, froides et sensibles, ambitieuses et modestes,

immorales et respectables à la fois, ces personnages faits de

contradictions peuvent apparaître au lecteur comme fascinants

ou troublants. Dans tous les cas, ces caractéristiques

féminines ne sont pas disposées au hasard, simplement pour

rendre le personnage de l’étudiante plus complexe ou plus

profond, mais plutôt pour suggérer que cette créature au

cerveau d’homme n’en garde pas moins les « éternelles fonctions

de la femme » (Princesses de Science, p. 18).

Ces « preuves » de sa féminité, placées çà et là, ont pour

double vocation de faciliter l’adhésion des jeunes lectrices à

ce personnage qui n’est pas que répréhensible (mais représente

plutôt un anti-héros attachant) et surtout d’annoncer sa

15 Le stéréotype de la femme nerveuse se rapproche d’ailleurs de celui del’hystérique, véritable topos à la fin du XIXe siècle.

14

Page 15: L’Étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle :  héroïne ou anti-héroïne romanesque ?

reconversion finale : toutes ces cervelines sont destinées à

renoncer aux études (ou se suicider, comme Betsy !). Aucune fin

heureuse n’est réservée dans la littérature à ces figures de

femmes savantes, toujours appelées à délaisser l’exercice de

leur savoir pour se plier à la norme. Ériger l’étudiante en

figure répulsive ne rend en fait que plus puissante la beauté

de sa transfiguration (et de la démonstration).

Entre la difficulté d’atteindre leurs idéaux et la

simplicité d’une vie plus conforme, les héroïnes se retrouvent

face à un dilemme. Les récits les présentent fréquemment dans

des états de doute, de faiblesse, jusqu’à ce que ces

intellectuelles rebelles rejoignent le discours dominant des

romans en se convertissant à la norme sociale : elles finissent

par succomber à l’amour et par accepter un mariage

traditionnel. Elles deviennent alors les porte-parole de

l’enseignement dont l’œuvre cherche à démontrer la validité :

choisir une vie d’épouse plutôt que de femme active. Elles

quittent leur statut d’anti-héroïne pour obtenir pleinement

celui d’héroïne, au sens convenable du terme pour une jeune

femme au tournant du siècle.

Le texte évite d’explorer les causes de ce changement

soudain et réitère simplement les arguments de prédestination

naturelle. Un rappel instinctif est toujours invoqué dans ces

remises en question. Thérèse est tiraillée par son « désir de

sacrifice qu’une réflexion refrénait » (Princesses de Science, p.

196). Le narrateur d’Émancipée parle de la « suggestion de

l’amour » pour parler du mariage, comme « de la plus naturelle

et de la plus puissante des suggestions » (p. 236).

15

Page 16: L’Étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle :  héroïne ou anti-héroïne romanesque ?

Le sacrifice de ces intellectuelles, leur renoncement à

l’indépendance, se traduit systématiquement par un heureux

dénouement. Le bonheur de l’émancipée repentie apparaît alors

comme un motif romanesque récurrent : les romans s’achèvent sur

des scènes montrant un ménage heureux, un paysage idyllique en

arrière-fond qui a pour vocation de célébrer la nature et son

éternel recommencement.16 Princesses de Science s’achève sur

l’évocation du printemps, des oiseaux qui roucoulent, Émancipée

se termine sur l’image du jeune couple et de leur nouveau-né

avec la campagne et le bruit de la mer en arrière fond. Enfin,

le roman Doctoresse s’achève aussi sur la contemplation d’une

scène de famille, le grand-père jouant avec le petit-fils, la

rencontre de l’ancienne génération et de la nouvelle évoquant

là aussi le cycle éternel de la vie. Comme si le retour de la

femme au foyer avait permis un juste retour à l’ordre naturel

des choses. Le désaveu des doctoresses n’est ainsi pas perçu

comme dégradant, comme un renoncement navrant, mais est

magnifié comme un hommage à la grandeur d’un modèle considéré

comme intemporel.

Paradoxalement, les auteurs achèvent leurs romans sur cette

conversion aux normes, au lieu de développer davantage un

personnage qui incarne les valeurs qu’ils ont mis tant de pages

à faire passer. Cela illustre encore une fois l’étonnante

contradiction de ce personnage à la fois déviant et envoûtant

qu’incarne l’étudiante, bien plus intéressant à narrer que

celui de l’épouse traditionnelle dont la vie ne comporte

finalement que peu d’intrigue. Aveu tacite de la part de ces

16 Voir Juliette RENNES, Le mérite et la nature : la féminisation des professions de prestige,1880-1940, Paris, Fayard (« L’Espace du politique »), 2007, p. 355.

16

Page 17: L’Étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle :  héroïne ou anti-héroïne romanesque ?

romanciers qui, tout en prônant un certain idéal de la femme,

se montrent incapables de lui donner quelque consistance à

travers leurs personnages. Les épouses traditionnelles

représentent toujours des figures romanesques secondaires et

les étudiantes, une fois transfigurées, sortent simplement des

récits.17

Un autre paradoxe tout aussi curieux à constater est que la

métamorphose des cervelines trouve un pendant du côté masculin.

Les personnages d’hommes dans ces fictions sont eux aussi

séduits, non pas par le discours traditionaliste (dont ils sont

à l’origine les ardents défenseurs), mais bien par le discours

féministe. Il y a donc une sorte de jeu de miroir qui vient

encore soutenir le caractère polyphonique des romans. L’amour

des héros pour nos étudiantes les amène à envisager de renoncer

à leurs anciens principes pour les épouser. C’est ainsi que

Fernand réitère par deux fois sa demande en mariage à Thérèse

en revoyant à chaque fois à la baisse ses conditions jusqu’à se

plier aux exigences de celle qu’il aime (« J’ai pensé [...] que

j’étais fou de réclamer de vous ce sacrifice, l’autre jour. Une

femme comme vous n’abandonne pas sa carrière » Princesses de

Science, p. 32). Gilbert Méran, qui se montre le plus réticent à

l’idée d’épouser une doctoresse durant plus de la moitié du

roman, vaincu par ses sentiments, envisage finalement d’épouser

Hélène quel qu’en soit le prix (« J’accepte tout. Libre à elle

de ruiner les officiers de santé de nos environs en leur

faisant concurrence ; libre à elle d’être une célébrité

médicale aux yeux des paysans de Taillancourt » Émancipée, p.

17 Voir Annelise MAUGUE, L’identité masculine en crise au tournant du siècle: 1871-1914, Paris,Payot, 2001, p. 65.

17

Page 18: L’Étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle :  héroïne ou anti-héroïne romanesque ?

223). Un camarade de Marthe enfin, épris de la jeune fille,

finit par vaincre son dégoût pour les doctoresses en succombant

à son charme :

Moi, je pensais : « Faut-il être sotte et osée pour vouloir

sortir de sa sphère et se vouer à un état exclusivement créé

pour les hommes ! Ah ! Voilà bien notre siècle avec son

émancipation des femmes ! si on a une intelligence

exceptionnelle, on peut la plier à autre chose. » Voilà ce

que je pensais, ma tante, mais depuis j’ai changé d’avis à

l’égard de mademoiselle Sinave. (Doctoresse, p. 80)

Par cet effet de symétrie, les auteurs accordent non

seulement du crédit à l’argument adverse, mais admettent peut-

être aussi l’existence d’un discours concurrent qui peut

séduire au même titre que le leur. Les textes, par l’ambiguïté

du personnage de l’étudiante et du discours qu’ils tiennent,

sont incontestablement dialogiques, même si le rapport de leurs

auteurs avec les idéaux féministes est complexe. Le choix d’un

thème comme l’émancipation intellectuelle de la femme évoque

nécessairement l’engagement féministe étroitement lié à cette

question ; pourtant, la perspective féministe des romans n’est

pas évidente à percevoir quand la référence au mouvement est,

si pas totalement absente, du moins effacée au profit du

discours conservateur.

Un certain engagement féministe se fait sentir dans les

revendications de Thérèse à être une femme intellectuelle

reconnue et une épouse indépendante, et Émancipée montre Hélène

évoluer dans un milieu féministe par le biais de sa sœur qui

invite régulièrement chez elles des partisans du mouvement.

18

Page 19: L’Étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle :  héroïne ou anti-héroïne romanesque ?

Mais si Hélène est perçue par le petit cénacle comme un symbole

de leur lutte, l’étudiante ne partage pas leur vision. Quant au

militantisme de Thérèse, il s’arrête à son intérêt personnel :

elle fait preuve d’un féminisme plutôt individualiste,

revendiquant certaines idées communes au mouvement comme le

droit à l’instruction et à mener une profession de prestige

comme la médecine, mais à titre personnel et non au nom de

toutes les femmes. Nulle part dans Princesses de Science le

féminisme n’est d’ailleurs explicitement évoqué (de même que

dans Doctoresse ou L’Étudiante) même si les idées du mouvement se

reflètent derrière le comportement des héroïnes et leur

aspiration à s’élever intellectuellement à l’égal des hommes (à

l’exception de Marthe, qui ne désire qu’être une épouse

respectable et est forcée par son père à poursuivre des études

et une carrière médicale).

Tandis que le discours féministe devient revendications

égoïstes sous la plume de Colette Yver, chez Thérèse Bentzon,

dont le roman Émancipée est le seul à l’évoquer explicitement,

le féminisme est même ridiculisé. Les féministes du cénacle qui

se regroupe chez les sœurs Erwin sont dépeints de manière

caricaturée. Le petit cercle est décrit à travers les yeux de

Gilbert Méran, protagoniste masculin sceptique aux idées du

courant, qui les perçoit comme « un groupe de folles » (p. 99),

« un nid de vipères » (p. 100) dont chaque membre est

d’ailleurs présenté de manière peu flatteuse. Des théosophes («

le petit homme à tête d’oiseau déplumé, la vieille fille à

physionomie de somnambule » p. 108–109), à la Suissesse (« une

brune grisonnante, grande et robuste, à l’air viril encore

19

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accentué par des moustaches » p. 127), en passant par les «

ratés » de toutes sortes qui fréquentent les femmes fortes («

car jamais elles ne concluront à la nullité parfaite d’un être

barbu qui partage leurs idées » p. 128), Méran n’épargne

personne.

De plus, la romancière tourne en dérision la façon dont le

groupe de militants essaie en vain de rallier Hélène à leur

cause : alors que l’étudiante n’ « admir[e] que médiocrement

les esprits visionnaires de toutes sortes qui hantaient la

maison », eux ne voient pas moins en elle qu’ « un sujet

d’orgueil, un type accompli d’émancipée par la science qu’ils

aimaient à citer comme étant de leur bord » (p. 131). Le

décalage entre les espoirs que les féministes fondent sur

Hélène et l’indifférence de l’étudiante pour leur cause achève

de rendre le groupe grotesque. À travers cette moquerie, il est

difficile de ne pas percevoir une attaque visant le mouvement

en lui-même, voire par extension ses idées.

Ainsi, le discours féministe sur l’étudiante apparaît

surtout implicitement à travers la plupart des œuvres étudiées.

En occultant ou en minimisant la réalité féministe qui entoure

la question de l’instruction supérieure de la femme, les

auteurs se positionnent encore une fois dans le camp adverse.

Toutefois, indirectement, ils favorisent aussi un certain idéal

féministe en accordant le premier rôle de leur roman à une

figure de femme émancipée, en créant des personnages de jeunes

femmes courageuses et intelligentes qui plaisent de surcroît

aux hommes jusqu’à les faire changer d’avis à leur sujet. Les

20

Page 21: L’Étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle :  héroïne ou anti-héroïne romanesque ?

romans sur l’étudiante conservent ainsi leur caractère

dialogique jusqu’au bout.

Si nous sommes aujourd'hui plus prompts, avec notre regard

moderne, à accoler à ces livres sur les femmes-médecins

l’étiquette d’antiféministes, il faut s’imaginer qu’ils ne

furent certainement pas compris de cette manière au moment de

leur parution et cette étude démontre qu’il serait réducteur de

s’en tenir à une telle interprétation. Le roman Princesses de

Science a été salué à sa sortie par la critique des deux camps

(féministe et antiféministe), puisqu’aussi bien le jury du

progressiste Prix Femina – créé en réaction au prix Goncourt

qui ne récompensait que des hommes – que des écrivaines

conservatrices comme Gyp en apprécièrent le contenu.18 Quant à

Émancipée, il est également possible d’en faire une lecture

féministe.19

Ces romancières, par leur statut même de femmes vivant de

leur profession, ne pouvaient-elles d’ailleurs faire autrement

que présenter un discours double ? Elles semblent vouloir se

18 Voir Juliette M. ROGERS, op. cit., p. 146.19 Le contexte paratextuel de l’œuvre de Th. Bentzon nous apprend quel’écrivaine ne désirait pas particulièrement renvoyer la femme au foyer parla fin qu’elle propose dans son roman Émancipée, mais qu’elle voulaitsimplement, par cette histoire, montrer à ses lectrices qu’il existeplusieurs voies possibles. Dans la préface de l’ouvrage de S. O. Jewett,qu’elle traduisit de l’anglais et dont elle s’inspira pour écrire sonpropre roman, elle suggère : « Qu’elle [l’héroïne] choisisse [...] entredeux destinées, dont l’une, résultat du progrès et des transformations quil’accompagnent, n’est pas supérieure à l’autre, mais seulement différente »(Sarah Orne JEWETT, Le Roman de la femme-médecin, traduction et préface de Th.Bentzon, Paris, J. Hetzel. 1890, p. 53). L’auteure occupe en fait uneposition ambivalente entre conservatisme social et défense des droits de lafemme, une ambiguïté qui se retrouve dans son roman Émancipée (voir letravail de Jean ANDERSON sur son œuvre : « La Famille au cœur de tout : lesrelations homme-femme dans l’œuvre de Thérèse Bentzon », dans FranceGRENAUDIER-KLJIN, Elisabeth-Christine MUELSCH, Jean ANDERSON (éd.), Ecrire leshommes, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2012, p. 47-66).

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présenter comme les gardiennes des valeurs traditionnelles, ce

qui paraît légitime vu leur position dans un champ littéraire

dans lequel elles ont du mal à se faire respecter, cantonnées à

des genres mineurs souvent destinés aux femmes et aux enfants.

Mais, en même temps, celles que l’on qualifiait quelques années

auparavant de « bas-bleus » doivent éviter une

autocontradiction flagrante en ne condamnant pas complètement

ces figures d’émancipées auxquelles, ne leur en déplaise, elles

sont elles-mêmes associées.

***

Les nombreux paradoxes que révèlent au fil de leurs pages

les romans sur l’étudiante en médecine à la Belle Époque

traduisent manifestement le conflit idéologique inhérent à la

question de la « femme nouvelle » alors. Le personnage de

l’étudiante, par sa complexité, est le témoin d’une époque aux

prises avec d’importants changements sociaux et culturels : il

reflète en vérité la grande confusion qui agite les esprits au

tournant du siècle, à la fois pétris de leurs anciens mythes

sur la féminité et contraints de faire face à l’avènement de

nouveaux rôles qui se profilent à l’horizon pour la femme grâce

aux études supérieures. Ils ne peuvent nier une évolution de

fait de la condition féminine, mais celle-ci nécessite une

redéfinition du féminin (et du masculin) qu’ils peinent encore

à accepter.

Les ouvrages sur l’étudiante eurent en tout cas le mérite

d’aborder le sujet sensible de l’intellectualisation des filles

à une période charnière dans l’évolution de la condition

féminine, ouvrant la voie d’un débat qui n’était pas près de se

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clôturer, même un siècle plus tard. Car, si l’étudiante n’est

plus aujourd'hui une figure controversée, l’on décèle toujours

les traces tangibles d’une discrimination passée dans certaines

filières ou lorsque l’on monte en grade et la question de

l’incompatibilité entre les rôles de mère et de femme active,

qui se pose à travers ces intrigues, fait encore couler

beaucoup d’encre.

En donnant vie au personnage de l’étudiante, la littérature

fin de siècle laissait entrevoir une vie possible pour la femme

en dehors du foyer, quand bien même elle ne l’encourageait pas

encore. L’apparition de la figure de l’étudiante en littérature

est le signe visible d’un temps nouveau, mais l’arrivée des

femmes à l’Université et dans le milieu professionnel suscite

encore certaines peurs dont les romans se font l’écho : on se

demande si l’étudiante n’annonce pas la fin d’un sexe, de la

maternité, de l’épouse dévouée, si la carrière ne prendra pas

le pas sur l’amour, la raison sur la sensibilité, l’étudiante

sur la femme. La description de la femme moderne à travers la

figure de l’étudiante reste encore confuse, indiquant une

figure en devenir, dont on perçoit encore mal les contours et

l’essence.

À l’aube du XXe siècle, il ne semble plus possible pour les

écrivains d’offrir aux lecteurs des héroïnes évidentes – si

tant est qu’il y en eut jamais –. Les romans sur l’étudiante

produisirent un nouveau type d’héroïne et d’intrigue et, en

cela, ces ouvrages de prime abord conformistes peuvent être

qualifiés de novateurs.

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Cependant, pour que l’étudiante puisse incarner une héroïne

par cette seule fonction, il faudra encore attendre que les

lecteurs abandonnent leurs préjugés, car, comme le dit elle-

même Th. Bentzon :

Le public s’intéresse-t-il à l’épopée de la femme qui

dissèque, de la femme qui pérore, de la femme électeur, de

la femme fonctionnaire, [...] comme il s’intéressait à

l’idylle de cette créature inférieure, coquette ou naïve,

faible ou perfide, qui n’avait d’autre destinée que

l’amour ? Il faudrait pour cela que les lecteurs de

l’avenir, se transformant avec les héroïnes, ne ressemblent

guère aux lecteurs d’aujourd’hui.20

S’il n’y eut pas de barrière plus difficile à franchir pour les

femmes intellectuelles que celle des mentalités, les premiers

romans sur l’étudiante contribuèrent – même malgré eux –, à

donner davantage de visibilité à cette figure méconnue, la

rendant inconsciemment plus familière dans l’imaginaire des

lecteurs – et futurs auteurs – qui finiront un jour par la

laisser vivre pour elle-même, en véritable héroïne de

modernité.

* Carlotta Da Silva est l’auteur d’un mémoire de Master (ULB 2013, Premier Prix des Masters) sur L’Étudiante dans la littérature de la Belle Époque. L’invention de la «cerveline» et autres stéréotypes féministes, sous la direction de Laurence Brogniez.

20 Sarah Orne JEWETT, op. cit., p. 6.

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