L'ÉTAT PROVIDENCE À L'ÉPREUVE DES COMPARAISONS INTERNATIONALES * Bruno Théret Contribution à l'ouvrage L'État à l'épreuve du social Sous la direction de P. Auvergnon, P. Martin, P. Rozenblatt et M. Tallard (Paris, Syllepse, 1998) Pour relater les rapports étroits entre l'État et le social apparus depuis la seconde guerre mondiale dans de nombreux pays, on utilise le plus souvent les trois dénominations État- providence, Sozialstaat et Welfare-state en faisant comme si elles étaient équivalentes. Or il s'agit là d'expressions différentes qui qualifient dans chaque cas l'État d'une manière spécifique. Le terme d'État du bien-être, tout d'abord, met l'accent sur le résultat attendu de l'action de l'État, la notion de welfare étant par ailleurs dans certains pays (Amérique du Nord notamment) associée non pas à une amélioration des conditions matérielles d'existence de la population dans son ensemble, mais à la compensation assistantielle d'un déficit de ressources pour ses seuls membres souffrant d'un manque d'insertion sociale par le travail. L'État social, quant à lui, signifie plutôt un mode spécifique - assurantiel - d'insertion de l'État dans la société et, à l'inverse de l'idée de welfare, correspond à une conception extensive et non pas restrictive de l'implication sociale de l'État. Dans l'expression d'État providence enfin, c'est la figure quasi-divine que l'État prend pour arriver au résultat signifié par le welfare state et au mode d'insertion connoté par le sozialstaat qui est mise en avant. On a néanmoins raison de mettre en équivalence ces diverses dénominations en considérant, ce faisant, qu'elles sont, par delà leurs différences, représentatives d'une même structure. Ce sont des emblèmes nationaux pour un même type d'État apparu dans le cours du développement international du capitalisme industriel, salarial et urbain, et qui s'est épanoui après la "grande transformation" de la "guerre de trente ans" du XX ème siècle 1 . Derrière ces qualifications diverses des États soumis à l'épreuve de la question sociale, il y a ainsi à la fois des contenus de même nature, à savoir des modes "keynésiano-fordistes" similaires de régulation du rapport salarial et d'insertion de l'État dans la société, et des différences nationales de philosophie, de culture, d'imaginaire institué, qui touchent à la définition même de l'État et de son rapport à la société et à l'économique, différences auxquelles on peut rapporter les trajectoires historiques de * Ce texte reprend un certain nombre d'idées plus longuement développées dans Théret, 1996a, 1996b et 1997. 1 1914-1945 : 1ère guerre mondiale, puis crise financière des États et révolutions des années 20, grande crise économique et sociale des années 30 ensuite, 2ème guerre mondiale enfin.
22
Embed
L'ÉTAT PROVIDENCE À L'ÉPREUVE DES COMPARAISONS INTERNATIONALES
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
L'ÉTAT PROVIDENCE À L'ÉPREUVE DES COMPARAISONS
INTERNATIONALES*
Bruno Théret
Contribution à l'ouvrage L'État à l'épreuve du social
Sous la direction de P. Auvergnon, P. Martin, P. Rozenblatt et M. Tallard
(Paris, Syllepse, 1998)
Pour relater les rapports étroits entre l'État et le social apparus depuis la seconde guerre
mondiale dans de nombreux pays, on utilise le plus souvent les trois dénominations État-
providence, Sozialstaat et Welfare-state en faisant comme si elles étaient équivalentes. Or il s'agit
là d'expressions différentes qui qualifient dans chaque cas l'État d'une manière spécifique. Le terme
d'État du bien-être, tout d'abord, met l'accent sur le résultat attendu de l'action de l'État, la notion de
welfare étant par ailleurs dans certains pays (Amérique du Nord notamment) associée non pas à
une amélioration des conditions matérielles d'existence de la population dans son ensemble, mais à
la compensation assistantielle d'un déficit de ressources pour ses seuls membres souffrant d'un
manque d'insertion sociale par le travail. L'État social, quant à lui, signifie plutôt un mode
spécifique - assurantiel - d'insertion de l'État dans la société et, à l'inverse de l'idée de welfare,
correspond à une conception extensive et non pas restrictive de l'implication sociale de l'État. Dans
l'expression d'État providence enfin, c'est la figure quasi-divine que l'État prend pour arriver au
résultat signifié par le welfare state et au mode d'insertion connoté par le sozialstaat qui est mise
en avant.
On a néanmoins raison de mettre en équivalence ces diverses dénominations en considérant, ce
faisant, qu'elles sont, par delà leurs différences, représentatives d'une même structure. Ce sont des
emblèmes nationaux pour un même type d'État apparu dans le cours du développement
international du capitalisme industriel, salarial et urbain, et qui s'est épanoui après la "grande
transformation" de la "guerre de trente ans" du XX ème siècle1. Derrière ces qualifications diverses
des États soumis à l'épreuve de la question sociale, il y a ainsi à la fois des contenus de même
nature, à savoir des modes "keynésiano-fordistes" similaires de régulation du rapport salarial et
d'insertion de l'État dans la société, et des différences nationales de philosophie, de culture,
d'imaginaire institué, qui touchent à la définition même de l'État et de son rapport à la société et à
l'économique, différences auxquelles on peut rapporter les trajectoires historiques de
* Ce texte reprend un certain nombre d'idées plus longuement développées dans Théret, 1996a, 1996b et 1997.1 1914-1945 : 1ère guerre mondiale, puis crise financière des États et révolutions des années 20, grande criseéconomique et sociale des années 30 ensuite, 2ème guerre mondiale enfin.
2
développement propres à chaque pays et, corrélativement, les configurations variées des formes
institutionnelles de la régulation sociale qui encadrent ces trajectoires.
C'est aux comparaisons internationales qu'on doit la mise en évidence de ces similitudes et
différences, qu'on doit le constat qu'un même contenu peut prendre une pluralité de formes.
L'approche comparative montre bien, en effet, que les sociétés modernes se posent des problèmes
identiques quant à leur reproduction dans la durée et qu'elles y répondent d'une manière à la fois
similaire, si on se place à un niveau élevé d'abstraction, et différenciée, si on examine leurs formes
institutionnelles et leur organisation concrètes. Ce constat très général, mais déjà fort important
puisqu'il signale les limites étroites de la démarche économique conventionnelle postulant non
seulement l'unicité des problèmes mais aussi de leurs solutions, conduit à s'interroger sur ce que
nous apprend de plus précis la démarche comparative quant à la relation entre l'État et le social.
Dans cette perspective, nous examinerons d'abord succintement, dans la première partie de ce
chapitre, comment la diversité des réponses nationales à la question sociale est généralement saisie
dans les comparaisons internationales des États-providence. Après avoir montré les limites
méthodologiques, principalement dues à leur empirisme, de cette littérature comparatiste, on
montrera dans une deuxième partie comment il est possible de la compléter par une approche plus
déductive qui part de la position théorique du problème plutôt que de la diversité des réponses
empiriques qui lui ont été apporté. Enfin, dans une troisième partie, on se demandera si, dans le
contexte actuel de recomposition des espaces économiques et politiques, la définition des systèmes
de protection sociale au niveau national n'est pas remise en cause, ce qui appellerait une
reformulation de la question sociale elle-même, et non plus seulement des méthodes permettant de
saisir les différences entre les solutions nationales qui lui ont été apportées.
1. LES LIMITES ACTUELLES DES COMPARAISONS INTERNATIONALES EN
MATIÈRE DE PROTECTION SOCIALE.
La recherche comparative sur les Etats providence a bien mis en évidence qu'il y avait à la fois
une grande diversité des configurations institutionnelles nationales en matière de relations Etat -
économie et de formes d'insertion de l'État dans la société, mais que cette diversité dans le détail
renvoyait néanmoins à des problèmes communs à toutes les sociétés salariales. La littérature
comparative montre également que ces problèmes communs ne peuvent être repérés qu'à un niveau
élevé d'abstraction où l'identité de nature des sociétés que l'on compare doit par ailleurs être établie.
Elle indique enfin que c'est entre les deux pôles de la généralité des problèmes et de la particularité
des solutions, à un niveau intermédiaire d'abstraction donc, que la comparaison prend son sens en
tant que méthode pour comprendre une situation nationale donnée.
3
En effet, la comparabilité n'est pas établie au niveau des formes institutionnelles phénoménales
auxquelles s'attachent les études historiques de cas, ni au niveau des catégories comptables et
statistiques que les économistes utilisent sans véritablement tenir compte du sens particulier que
prennent ces catégories selon les contextes nationaux. La comparaison ne prend sens qu'au niveau
intermédiaire des relations constitutives des systèmes nationaux de protection sociale et qui, d'une
part, se concrétisent selon les pays dans des formes institutionnelles diverses, d'autre part, forment
la matrice de modèles culturels sociétaux également différents.
Toutefois, ce n'est qu'à la suite d'une succession de tentatives diverses - inspirées alternativement
par le particularisme idiothétique et l'universalisme nomologique - et soumises à la critique
théorique et méthodologique, à la suite donc d'un long processus d'apprentissage parsemé d'erreurs
et de rectifications, que les comparatistes en sont arrivés à un tel point de vue équilibré cherchant à
construire des similitudes pour évaluer des différences. Cette équilibration des approches a
finalement conduit à privilégier des analyses typologiques qui permettent de classer les divers Etats
providence nationaux en un nombre réduit de régimes types. Le consensus actuel en la matière ne
saurait, cependant, être considéré comme un point d'aboutissement satisfaisant, car l'analyse
classificatoire telle qu'elle est usuellement menée a aussi ses limites méthodologiques et théoriques.
Au plan méthodologique, la principale de ces limites réside dans l'empirisme qui préside à
l'élaboration des types, dans le fait que le raisonnement est pour l'essentiel mené par induction et
généralisation à partir d'études de cas. Au plan théorique, c'est le caractère synchronique de la
méthode classificatoire qui pose le plus de problèmes, car il rend difficile toute approche en termes
de trajectoires dynamiques, d'évolution différentielle des sociétés.
Ces limites transparaissent dans la multiplicité des classifications proposées par divers auteurs
et leur instabilité dans le temps, multiplicité et instabilité qu'illustre le tableau 1 suivant concernant
les trois principales typologies ayant servi de référence ces vingt dernières années. Ainsi, par
exemple, observe-t-on que le Royaume Uni est classé de façon contradictoire dans les
classifications de Titmus et Flora-Ferrera qui privilégient l'aspect universaliste du welfare state
beveridgien britannique, et celle d'Esping-Andersen qui l'assimile au cas américain en raison de son
caractère libéral. La prise en compte des politiques familiales conduit en outre à rapprocher ce pays
de l'Allemagne quand bien même le Socialstaat allemand est considéré dans les autres typologies
comme un troisième idéal-type. Le cas du système britannique de protection sociale est donc
inclassable, irréductible qu'il est à l'un ou l'autre des trois régimes types reconnus. A vrai dire, il
n'est pas le seul dans cette situation et le contraire serait étonnant puisque la grande diversité des
formes phénoménales des institutions, combinée à la variété des secteurs de la protection sociale,
rend toute typologie construite par la seule induction à partir de ces formes sectorielles d'une
fragilité extrême dès lors qu'il s'agit de la généraliser à un ensemble plus large de secteurs et de
pays.
4
Le travail d'Esping-Andersen, dont le principal défaut est d'accorder peu de place aux politiques
familiales dans les politiques sociales, fait toutefois actuellement à juste titre référence. C’est en
effet la recherche la plus achevée en matière de construction par induction d’une série de
classements dont la redondance est susceptible de fonder la généralité d'une typologie. Pourtant la
classification proposée n'emporte pas la conviction, car contrairement à ce qui est affirmé, il est rien
moins que sûr que même "si nos critères essentiels pour définir les welfare states concernent la
qualité des droits sociaux, la stratification sociale et la relation entre l'État, le marché et la famille, le
monde est à l'évidence composé de classes de régimes distincts" (Esping-Andersen, 1990, p. 29)
(souligné par nous). Le travail de cet auteur vaut en fait beaucoup plus par la théorisation qu'il
propose des trois modèles "libéral", "corporatiste-conservateur" et "social-démocrate" de welfare
states, fondés respectivement sur les exemples US, allemand et suédois, que par la force
démonstrative de ses développements empiriques relatifs à la typologisation de tous les autres cas.
Autant les idéal-types construits peuvent servir de modèles de référence, autant l'assimilation de la
plupart des divers autres pays à l'un ou l'autre des trois types identifiés fait-elle l'objet de
contestations multiples et renouvelées, Esping-Andersen ayant dû tordre la réalité pour affirmer la
portée taxinomique générale de ses "régimes" types et les assimiler à des classes d'équivalence. Il
n'est pas légitime, en fait, de confondre des idéal-types historiquement fondés sur des exemples
avec des classes d'équivalence susceptibles de recevoir tous les cas concrets. Plutôt que de figer
l'ensemble des cas nationaux dans des classes pré-étiquetées, alors que la plupart d'entre eux
correspondent à des hybridations qui ne font pas système en elles-mêmes et sont donc susceptibles
d'une plus grande variabilité historique que les systèmes cohérents qui ont donné lieu à typification,
une stratégie plus respectueuse de la diversité des cas consiste à mesurer les coordonnées de
chaque cas dans l'espace de référence constitué par les différents idéal-types, la comparaison de ces
coordonnées à divers moments du temps permettant en outre, si la stabilité historique des types
modélisés est bien établie, de cerner des trajectoires d'évolution.
En résumé, si l'on en reste au niveau de l'analyse institutionnelle des formes institutionnelles,
des combinaisons presque infinies et une multiplicité de configurations sont possibles. A ce niveau,
s'agissant d'analyser des systèmes complexes dotés d'une multiplicité de niveaux, il n'est pas
possible de construire une typologie générale unique qui tienne scientifiquement, même si on se
borne à une perspective synchronique. Ce n'est qu'en restreignant les niveaux et critères de
comparaison qu'on peut arriver à construire des types communs, mais de telles constructions plus
abstraites ne sont alors valables que si on peut justifier que les critères de différenciation éliminés
sont d'ordre négligeable, ce qu'il n'est pas possible de faire sans disposer préalablement d'une
théorie suffisamment forte. Ainsi, une typologie ne doit pas seulement relever de l'induction (le
choix des "exemples"), car on ne dispose pas sinon de critères théoriques permettant de juger si les
modèles retenus circonscrivent véritablement les phénomènes analysés, comme le montre la critique
5
faite à Esping-Andersen par Bradshaw et alli (1994) à partir de la prise en compte des politiques
familiales. Elle doit également résulter d'un mouvement descendant de différenciation-
contextualisation de concepts à portée générale fondé sur une démarche déductive, seule à même de
fournir une typologie exhaustive de modèles saturant le champ empirique d'analyse.
On n'en déduira pas que toute typologisation construite par induction est vaine, ni que les
classifications disponibles sont inutiles, mais seulement qu'une typologie doit être conçue
théoriquement à un niveau d'abstraction plus élevé que celui des formes institutionnelles, de même
qu'elle ne doit pas nécessairement concerner l'ensemble des cas observables mais seulement un
nombre limité d'idéal-types permettant de construire un référentiel de mesure pour tous les autres
cas. Point n'est besoin en effet d'une classification générale. Pourquoi, en effet, insérer de force
dans des classes d'équivalence des pays alors qu'on dispose d'un ensemble contrasté d'idéal-types
susceptible de structurer l'espace de comparaison et d'y fournir un système de coordonnées
permettant aussi bien de situer chaque cas synchroniquement par rapport aux autres que d'en
déterminer diachroniquement la trajectoire historique ?
TABLEAU 1 : LES TYPOLOGIES D’ETATS-PROVIDENCETitmuss (1974) Flora (1986)
Ferrera (1994)Esping- Andersen1990
Bradshaw et alii1994
Proche de ARoyaume Uni Ireland, NouvelleZélande
F1+)
Italie
B1.Continentalclientéliste -fragmentéItalie, Pays Bas
Entre A et B
Japon (A+),Italie (B+)
(F2-)
Pays Bas, Australie
B. Méritocratique -productiviste(asservi au modèleindustriel)Allemagne , France
2. DE L'ÉTAT-PROVIDENCE À LA STRUCTURE ÉLÉMENTAIRE DES
SYSTÈMES NATIONAUX DE PROTECTION SOCIALE.
Le patrimoine disponible de recherches comparatives sur les États-providence permet encore, si
on en systématise quelque peu les apports, d'avancer dans cette direction. Un apport essentiel de
ces recherches est, en effet, d'avoir mis en évidence le caractère structurel de la protection sociale
dans les sociétés salariales, son immanence au développement du rapport salarial dès lors que
celui-ci s'impose comme principe général de socialisation. Elles montrent que les institutions de
protection sociale ne sont jamais que des formes d'intégration des salariés à la société et que leur
ambivalence, leur double caractère économique et politique, est l'expression de la nature
contradictoire du salariat, rapport de "servitude volontaire" qui combine une relation subjective
d'échange libre et égal avec une relation objective de soumission à des organisations hiérarchiques.
Un salariat pleinement développé suppose que les formes de l'intégration du travailleur salarié dans
l'ordre politique et les statuts et droits qui y sont associés soient cohérents avec les modalités de
son intégration marchande dans l'ordre économique. Le caractère marchand du rapport salarial,
avec ce qu'il implique de liberté individuelle et d'égalité juridique du salarié par rapport à son
employeur, doit aller de pair avec la reconnaissance d'une citoyenneté du salarié dans l'ordre
politique. Or la recherche comparative nous enseigne que la "question sociale" et sa réponse, la
protection sociale, concernent précisément cette mise en cohérence des formes respectives de
traitement salarial des populations par le capital et par l'État, mise en cohérence qui ne préjuge pas
des modalités exactes prises par ces diverses formes, lesquelles peuvent varier largement en
extension comme en qualité d'un pays à l'autre, d'une période à l'autre.
Toutefois, en se polarisant sur les seules institutions étatiques de protection sociale, en y
assimilant toute institution collective, et en se fondant sur le jugement implicite, en dépit des "cas
déviants", que plus d'État équivalait à plus de social - ce qui est vu comme quelque chose de positif
par les sociaux-démocrates et de négatif par les libéraux -, la recherche comparative s'est faite ici et
là "pensée d'État", pensée religieuse qui hors de l'État ne connaît point de salut ou alors, a
contrario, y voit le diable en personne. En n'envisageant la protection sociale que comme protection
de l'État et forme nouvelle de sa légitimité sous le régime du salariat, la recherche comparative est
alors passée largement à côté du fait que la protection sociale est d'abord protection de la société et
des individus qui la composent. D'où la nécessité de prendre de la hauteur en se voulant pensé par
la société et non plus par l'État (ou par le capital, comme le sont de leur côté la plupart des
économistes), en construisant ses objets d'un point de vue "sociétal" et non pas étatique (ou
marchand).
Penser la protection sociale d'une manière plus englobante, plus sociétale, conduit alors à mettre
l'accent sur la dimension de mixité, d'ambivalence, de ces produits de la mise à l'épreuve de l'État
8
par la question sociale que sont les institutions de protection sociale. Ces institutions ont en effet
été inventées sous forme de structures médiatrices mixtes, c'est-à-dire ni politiques, ni
économiques, ni étatiques, ni capitalistes, mais les deux à la fois, définissant par là même l'espace
propre du social et la logique particulière, autonome, et entièrement nouvelle de la reproduction de
ces institutions dans les sociétés contemporaines2.
En bref, pour réfléchir à la relation entre l'État et le social en tirant pleinement profit de la
démarche comparative, il faut en dépasser les limites posées par son empirisme et sortir de la
pensée d'État qui l'a également alimentée. Il convient alors d'opérer deux déplacements
problématiques simultanés consistant à passer, d'une part, d'une analyse des seuls États-providence
à celle des systèmes nationaux de protection sociale, d'autre part, d'une analyse des institutions à
une analyse structurale.
2.1. La protection sociale comme médiation sociale.
D'un point de vue comparatif, le "social" doit être conceptuellement défini de façon à pouvoir
voyager et, par conséquent, faire sens en ayant une même signification dans divers contextes
nationaux. Il ne peut donc être saisi simplement à partir du sens commun donné à cette expression
dans un contexte national particulier, sens alors circonscrit par l'ensemble spécifique des
organisations qui sont dites "sociales" parce qu'elles délimitent le champ administratif
d'intervention sociale3. La conceptualisation du social doit être suffisamment large pour inclure la
définition institutionnelle la plus extensive, quitte à faire ainsi apparaître l'absence de
reconnaissance publique officielle de certains secteurs sociaux dans certains pays.
En considérant que la question sociale émerge avec l'autonomisation de l'ordre économique vis-
à-vis du politique, on peut en fait lier le concept du social à celui de la différenciation de la société.
Le social dans cette perspective, c'est ce qui fait tenir ensemble des sociétés mobilisant
concurrentiellement des types hétérogènes de transactions économiques tels que l'échange
marchand, le don-contredon et l'échange politique du type prélèvement/redistribution différée. Bref,
le social n'est autre que la forme spécifique d'expression du lien social dans des sociétés
différenciées en ordres (sphères de pratiques structurées selon une hiérarchie locale de valeurs)
séparés et orientés selon des finalités contradictoires.
Plus précisément, le social sera dans cette conception constitué des médiations (ou systèmes de
représentation) entre les ordres politique (au sein duquel domine l'administration étatique),
2 Le "hiatus entre l'organisation politique et le système économique permet de marquer, pour la première fois avecclarté, la place du “social” : se déployer dans cet entre-deux, restaurer ou établir des liens qui n'obéissent ni à unelogique strictement économique ni à une juridiction strictement politique. Le “social” consiste en systèmes derégulations non marchandes institués pour tenter de colmater cette béance" (Castel, 1995, p. 19).3 On s'inscrit donc ici en faux vis-à-vis de la position "nominaliste" défendue par Fourquet et Murard (1992).
9
économique (au sein duquel domine l'entreprise capitaliste) et domestique (au sein duquel domine
la famille nucléaire), médiations qui assurent ainsi la cohésion sociale, l'unité de la société et de son
système général de valeurs malgré leur fragmentation. Le social n'existe donc qu'en tant qu'espace
du mode de régulation de la société, qu'en tant que configuration des médiations articulant ses
ordres constitutifs dont l'hétérogénéité pousserait sinon à son éclatement. On pose alors que le
système de protection sociale est un élément constitutif d'un tel ensemble de médiations.
On ne saurait alors réduire la protection sociale à l'État-providence, celui-ci n'étant qu'une partie
d'un système plus large qui, en tant que médiation sociale, comprend des institutions qui relèvent
tout autant de l'ordre économique et de l'ordre domestique que du politique. Dit autrement, les
sociétés salariales modernes peuvent éventuellement se passer d'un Etat-providence en mobilisant
plus intensément, en compensation, d'autres médiations pour faire tenir le lien social, comme c'est le
cas des USA, mais elles ne peuvent jamais se passer d'un système de protection sociale, que celui-
ci s'appuie ou non sur une mobilisation "sociale" des ressources de l'État. Car la question de la
protection sociale se pose dans toute société à un niveau structurel fondamental, celui des
conditions matérielles de la reproduction de la "ressource naturelle" primaire qu'est, tant pour
l'activité économique que pour le pouvoir politique, la population et son “capital de vie”. Elle
concerne les moyens économiques de la reproduction bio-démographique de tout être humain dès
lors que celui-ci est socialisé par les institutions du salariat et que, de ce fait, il "vaut" en tant
qu'individu sous la double forme d'une force économique de travail (via le contrat salarial de travail)
et d'une force politique de pouvoir (via les droits attachés à la citoyenneté).
En partant d'un tel niveau d'abstraction et en cherchant à s'élever vers le concret, on peut ensuite
préciser le concept de système de protection sociale en montrant que la structure élémentaire d'un
tel système, son expression la plus réduite, sa "molécule" caractéristique de toute société salariale,
est composée d'un ensemble de quatre relations : le rapport salarial d'insertion marchande de la
population dans l'ordre économique et trois relations spécifiques de protection sociale qu'on peut
dénommer respectivement de consubstantialité économique, d'alliance politique et de protection
domestique. Ces quatre relations font système, car elles sont le résultat de ce que la
consubstantialité à l’économique de la protection sociale salariale contraint le politique à la traiter
comme moyen d’une alliance avec l'économique qui lui permette de refonder un lien administratif
de protection de l'ordre domestique à la fois complémentaire et substituable à la relation salariale
marchande. Voyons cela de plus près.
La protection sociale dans les sociétés salariales est d'abord fondée sur la couverture marchande
des "besoins" de la reproduction domestique qui passe par la relation salariale d'échange de la
force de travail contre argent liant directement l'économique et le domestique. Le salaire et les
autres couvertures marchandes de la reproduction viagère de l'ordre domestique qui en sont
qu'on peut regrouper sous l'expression réduite de relation de couverture par le marché - sont en
effet des composantes logiquement premières et historiquement originelles des systèmes modernes
de protection sociale. Elles en déterminent l'ensemble de la structure ex ante de même qu'elles la
ferment ex post en autorisant ainsi sa reproduction.
L'ordre économique capitaliste ne saurait toutefois être réduit à sa seule dimension marchande.
L'ensemble des divers marchés n'est que le système symbolique central de cet ordre, le niveau de
représentation, d'expression, de reconnaissance sociale et d'échange de valeurs produites et
reproduites selon des modalités propres dans ses sphères économique et politique par des
organisations - respectivement les entreprises et les organisations syndicales et professionnelles -
dont le fonctionnement n'est pas fondé, quant à lui, sur l'échange marchand (mais sur la hiérarchie
de commandement, le don-contredon, la mutualité, la socialisation assurantielle, l'affiliation avec
cotisation-prestation, etc.). Aussi, le fait qu'on puisse montrer que la logique du marché appliquée à
la "marchandise fictive" qu'est la force de travail est incapable d'assurer d'elle-même, c'est-à-dire
sans l'instauration de normes non marchandes, un ajustement du salaire aux nécessités de la
reproduction anthroponomique des salariés, n'implique en aucune façon que l'ordre économique
dans son ensemble soit victime de cette même incapacité puisque de telles normes non marchandes
régissent ses propres organisations. Le développement du salariat et du capitalisme industriel n'est
d'ailleurs pas concevable en fait, historiquement, sans l'apparition d'institutions non marchandes de
protection sociale au sein même de l'ordre capitaliste marchand (organisations philanthropiques,
patronages, sociétés de secours mutuel, etc.), lesquelles sont de la sorte consubstantielles à
l'organisation marchande de la production sans être pour autant elles-mêmes marchandes. A ce
premier niveau d'analyse, celui de la genèse et des fondements des formes de protection de la vie
des populations salariées, protection sociale et salaire appartiennent encore clairement à une même
structure monétaire de ressources salariales.
Ces formes de protection nées dans l'ordre économique n'y sont pas cependant restées
cantonnées et ont été promues au rang de médiations sociales. Leur histoire est aussi, en effet, celle
de la recomposition par leur médiation d'une relation d'alliance entre le politique et l'économique
qui a participé à la ré-institution de sociétés dont l'existence même était menacée par
l'autonomisation de l'ordre économique. Pour rendre compte de cette sortie hors de l'économique
"pur" et de la social-isation d'une partie significative des formes originellement économiques de
protection (de la vie) individuelle, on ne saurait néanmoins se contenter de les déduire logiquement
des contradictions propres au rapport d'échange salarial comme cela est en général fait. Il faut aussi
considérer la place revenant dans ce processus à la rationalité propre du politique et à la dialectique
de son interdépendance avec l'économique accompagnant le processus de différenciation sociale.
Car, bien avant qu'elles ne soient institutionnalisées comme système social caractéristique des
sociétés salariales, les activités de protection, de contrôle et de reproduction du "capital de vie" de la
11
population ont toujours été au fondement de la souveraineté des pouvoirs publics et de sa
légitimité. C'est la montée en puissance largement endogène de nouvelles sources de protection
accompagnant le développement conflictuel du capitalisme salarial qui a rompu le lien traditionnel
de protection immanent à la souveraineté. Avec la marchandisation du capital de vie que représente
le salariat, le pouvoir politique a perdu, en effet, le contrôle exclusif de cette fonction. La
souveraineté et la légitimité de l'État ont alors du être ressourcées d'une double manière : d'une part,
par un renversement du principe de souveraineté, l'État ne se légitimant plus désormais par un
pouvoir immanent de protection de ses sujets tenu d'ailleurs, mais par son origine populaire et les
règles démocratiques de sa gestion; d'autre part, par l'institution d'une alliance entre le politique et
l'économique passant par une union de l'État aux institutions de protection sociale, alliance qui a
permis à ce dernier de retisser une nouvelle relation de protection domestique de la population de
type administratif, relation indispensable à sa reproduction comme système de pouvoir. Par cette
alliance et cette union, l'État a pu mobiliser les institutions économiques de protection sociale en
échange de concessions de son monopole de la contrainte et du partage de sa capacité juridique
propre de contrôle de la population.
C'est ainsi une relation d'union qui est constitutive de l'État-providence, celui-ci apparaissant
désormais comme le produit d'un mariage entre l'État et la protection sociale scellant une alliance
entre le politique et l'économique qui organise la distribution de la protection sociale dans la société
selon un compromis satisfaisant pour la reproduction de ces deux ordres. L'État providence, dans
cette perspective, est donc État-providence avec un trait d'union. Il n'est donc pas l'État, mais
seulement une relation de la société globale à l'État par laquelle passe un mode spécifique de sa
légitimation. Le côté État de l'État-providence n'est qu'une partie de la question, l’autre étant celle
des institutions de protection sociale proprement dites, de leur logique mixte, simultanément
économique et politique, et des règles par conséquent ambivalentes de leur fonctionnement. Si dans
l'Etat-providence il y a union, alliance, et non fusion ou confusion du social et de l'État, cela signifie
en effet que les organisations de protection sociale ne se bornent pas à lier entre eux les divers
ordres sociaux en intégrant partiellement et localement leurs logiques selon des régimes
spécifiques, mais qu'elles occupent aussi des espaces sociaux particuliers où elles acquièrent une
autonomie.
L'enjeu de cette nouvelle alliance "sociale" entre le politique et l'économique que concrétise
l'Etat-providence n'est autre, on l'a déjà dit, que la reconstruction d'une relation administrative de
protection de la sphère domestique articulant les fondements toujours juridico-étatiques de la
reproduction généalogique de l'espèce humaine et les fondements désormais monétaro-
économiques de la reproduction viagère de chaque génération. La relation de protection domestique
n'est plus dans cette configuration une relation simple entre deux termes, l'État et l'individu, mais
une relation composite entre ce dernier - et sa famille nucléaire d'appartenance - et l’institution
12
ambivalente qu’est l'État-providence. C'est un rapport unitaire mais ambiguë car analytiquement
duel de la sphère domestique à une unité contradictoire d'institutions, celles politiques composant
l'État et celles sociales de protection, partiellement régies par une logique économique. La relation
de protection domestique est ainsi, finalement, bien caractérisée par la notion de filiation au couple
constitutif de l'État-providence, ce dernier apparaissant alors comme une forme moins strictement
étatique et plus sociétale de la “mère-patrie” à laquelle on est "affilié"4. Quant à son caractère
composite, on le retrouve dans son contenu économique où ce qui relève de l'assurance ne peut pas
être véritablement distingué de ce qui relève de la redistribution ("solidarité"), les formes
assistancielles apparemment pures de redistribution étant le plus souvent indissociablement mêlées
à des formes assurantielles5.
L'articulation des quatre relations qu'on vient de présenter forme la structure élémentaire de tout
système de protection sociale; elle donne la représentation formelle la plus simple possible d'une
configuration de relations qu'on retrouve dans l'ensemble de ces systèmes et qui est symbolisée
dans la figure 1 suivante.
Figure 1 : Structure élémentaire de protection sociale
relation deconsubstancialitérelation d'alliancerelation de protectionsocialerelation de couverture par le marché
E : ordre économiqueP : ordre politiqueD : ordre domestiqueS : forme structurelle de protection sociale
EP
D
S
2.2. De la déduction de formes types de systèmes de protection sociale.
Conceptualisée comme elle vient de l'être, la protection sociale est donc un système de relations,
d'institutions et d'organisations dont la relation salariale de couverture marchande des besoins
domestiques est le principe organisateur central et dont la finalité est le contrôle social de la
4 L'institution de l'Etat-providence participe ainsi de la tendance à s'identifier à sa société plutôt qu'à son Etat etdonc de la crise de l'Etat-nation comme Etat-société.5 L'assurance, en effet, est une technologie produite dans l'ordre économique mais qui, au sein même de cet ordre,est en opposition avec la pure logique du marché qui tend à nier l'idée même d'assurance. D'où son aptitude à êtresocialisée hors de l'économique sans pouvoir pour autant être réduite à une technologie politique. D'où, parconséquent, sa capacité à constituer la technologie de base d'institutions intermédiaires entre l'État et le marché sousla forme d'assurances "sociales". D'où, enfin, ce compromis de l'assurance obligatoire qui mêle des principesd'équivalence économico-monétaire - porteurs de droits - et d'imposition politico-juridique - porteurs d'obligations -et est typique de la relation de protection domestique composée de droits et obligations des deux ordres.
13
population et de sa reproduction via sa consommation. Ce système fonctionne par enchaînement
circulaire de ses relations constitutives; c'est un circuit de flux monétaires issus de l’économique et
qui se transforment, via l'État-providence, en moyens collectifs de consommation dans l'ordre
domestique où, à leur tour, ils participent à la formation de la valeur socialement reconnue des
individus dans l'ordre économique, sur le marché du travail et dans les entreprises. Le salaire qui
est ainsi partiellement déterminé par feed-back se trouve en position de variable d'ajustement de
l'ensemble du système du fait qu'il n’est pas affecté à un usage précis, contrairement aux divers
flux monétaires sectoriels de protection sociale. Point de départ et point d'arrivée du circuit salarial
de la protection sociale, le salaire en assure (sinon il y a crise) le bouclage et, par les modalités de
sa détermination, le régime de reproduction. On ne saurait donc saisir l'unité d'un système de
protection sociale dans la seule dimension synchronique selon laquelle les salaires et autres
revenus marchands associés sont en concurrence avec les flux monétaires de protection sociale,
considérés comme formes alternatives de la reproduction économique de l'ordre domestique. On ne
peut parler d'unité ou de régime de cohérence d'un système de protection sociale que parce que
couverture marchande et protection sociale se déterminent mutuellement en dynamique l'une l'autre
et ne sont pas ainsi substituables ou statiquement exclusives l'une de l'autre, mais contigues et
complémentaires.
Pour rendre compte d'une telle dynamique dans le cadre du formalisme retenu, il convient alors
de compléter la conceptualisation en inscrivant dans la structure élémentaire de protection sociale
une variable relative au sens de son bouclage dynamique par la relation de couverture par le
marché. Il n'y a en fait que deux sens possibles pour ce bouclage, de E vers D si les réquisits
économiques priment sur ceux de la reproduction domestique, ou de D vers E si, à l'inverse, la
logique des nécessités socio-bio-démographiques l'emporte sur la logique économique du marché
et/ou de l'entreprise. Cette dualité des possibles modes dynamiques de fermeture des systèmes de
protection sociale peut alors être mise en rapport avec l'opposition entre des contextes historico-
culturels individualiste-sociétaire et holiste-communautaire dans lesquels ces systèmes sont
susceptibles de prendre place, différenciation binaire des contextes sociologiques qui est usuelle
dans la littérature. En effet, dans les pays où prévalent des traits communautaires et où sont
valorisés les droits collectifs, le "social" peut être structuré par une logique extra-économique de
reproduction de la population (logique des "besoins") qui l'emportera sur la logique du "mérite" et
de la réussite personnelle qui prévaut, quant à elle, dans les sociétés plus strictement individualistes.
De cette représentation formelle qui se veut la plus simple possible d'une architecture pourtant
complexe de relations sociales, on peut alors, en jouant d'une combinatoire de trois oppositions
binaires entre les relations qui la composent, dégager un certain nombre de types abstraits de
systèmes de protection sociale. La première opposition a trait aux deux "lignées" de systèmes
correspondant aux deux sens possibles de leur bouclage dynamique qu'on vient de relater. Les
14
deux autres oppositions sont synchroniques et relatives, l'une, au niveau institutionnel "supérieur"
de l'organisation de la protection sociale (S) prise entre sa relation à l'économique (E) et sa relation
au politique (P), l'autre, au niveau "inférieur" du contrôle de l'ordre domestique (D) pris, quant à lui,
entre sa protection socialisée - et donc politisée - et la couverture de son entretien par le marché.
Par construction, en effet, deux relations coadjacentes à un même niveau ne peuvent être
simultanément fortes ou faibles puisque, pour que la structure ait un sens en tant que médiation
sociale, les termes médiateurs bidéterminés (D, l'ordre domestique, et S, les organisations de
protection sociale) ne doivent pas être simultanément proches des pôles contraires qui les
déterminent (sous peine d'indifférenciation du social) ou éloignés (sauf à enregistrer la perte de
leur fonction médiatrice et un éclatement du social). Combiner ces trois oppositions binaires
permet de construire huit modèles de configurations, mais avec une hypothèse complémentaire liant
la stabilité de la structure à la redondance verticale des oppositions horizontales entre les deux
niveaux de relations6, on obtient finalement les quatre modèles types de système de protection
sociale représentés dans la figure 2.
Figure 2 : Quatre idéal-types de systèmes nationaux de protection sociale et leurs
modèles structurels
P.S.
lignée sociétaire, individualiste :logique du mérite
lignée communautaire, holiste :logique du besoin
Faible
SNPS libéral-individualiste
EP
D
S
- +
EP
D
S
- +
USA
SNPS libéral-paternaliste
EP
D
S
- +
EP
D
S
- +
JAPON
6 On considère, en effet, comme stables des configurations où un Etat-providence fortement politisé délivre uneprotection élevée et où, à l'inverse, une bonne couverture par le marché des nécessités sociodémographiques va avecun Etat-providence faible.
15
Forte
SNPS social-corporatiste
EP
D
S
+ -
+ -
ALLEMAGNE
SNPS social-étatiste
EP
D
S
+ -
+ -
SUÈDE
3. DES STRUCTURES ÉLÉMENTAIRES AUX SYSTÈMES NATIONAUX ET AUX
SYSTÈMES SOCIAUX DE PROTECTION SOCIALE
En empruntant une démarche déductive et de descente dans les niveaux d'abstraction où la
différenciation des systèmes est progressivement réintroduite, on a opéré un retournement
méthodologique qui permet de construire un concept de système de protection sociale susceptible
de voyager partout et conduisant logiquement à la formulation de divers modèles ou régimes
formels types de protection sociale. En accordant une importance spécifique et cruciale aux
médiations par lesquelles la question sociale et plus largement celle de la cohésion des sociétés
salariales sont traitées, en ne dissolvant pas ces médiations dans les trois "piliers" - l'entreprise,
l'Etat et la famille - qu'elles relient, on se donne les moyens de penser la société comme
configuration d'institutions qui ne se réduit pas à l'Etat et donc de ne pas confondre société et Etat,
contrairement à ce qui est fait dans les approches comparatives classiques. Il nous reste alors à
montrer que, ce faisant, on peut également retrouver les résultats des approches typologiques
inductives. Ces approches sont ainsi englobées dans une théorie et une méthodologie plus "fortes"
au sens où elles sont réductrices de la complexité des phénomènes et des évolutions. Enfin, pour
terminer, on évoquera ce que la conceptualisation ici proposée implique quant à certaines questions
posées par la "dite" crise actuelle de l'Etat providence.
3.1. Des modèles déductifs de protection sociale aux idéal-types construits par induction à
partir des comparaisons internationales des États-providence.
On vient de voir que la conceptualisation d'une structure élémentaire de protection sociale, tout
en formalisant le problème universel des sociétés salariales, à savoir protéger l'individu tout en
protégeant la totalité-société à laquelle celui-ci s'identifie, permettait une saisie déductive de la
diversité potentielle des solutions stables à ce problème. Mais pour que cette diversité fasse
16
véritablement sens, encore faut-il qu'elle soit en correspondance avec celle des types idéaux
construits par induction et rende, ce faisant, logiquement raison de la plupart des critères
empiriques de différenciation des États-providence mis en évidence par les comparatistes, sauf à
montrer leur absence de pertinence. Selon nous, c'est bien le cas et c'est pourquoi on a exemplifié
dans la figure 2 précédente trois des modèles sur quatre par un pays ayant fait l'objet d'une idéal-
typification par la voie empirique.
Ainsi, les deux critères essentiels distingués par Flora (1986) dans la continuité du travail
typologique de Titmuss (1974), le degré de "welfare stateness" et le degré de reflet de la
différenciation sociale dans la fragmentation institutionnelle de l'État providence, sont pris en
compte, le premier comme élément de base de la structure de protection, l'intensité de la relation P =
S rendant compte du critère d'étatisation, le deuxième, au niveau de l'opposition entre les lignées
sociétaire et communautaire puisqu'on peut considérer que les sociétés pluralistes-individualistes,
en permettant le jeu des groupes de pression représentant d'intérêts atomisés multiples et en
privilégiant la logique du mérite individuel, sont plus sujettes à la fragmentation que les sociétés
plus holistes.
En ce qui concerne la typologie proposée par Ferrera (1994) qui ajoute aux critères de
différenciation de Flora des critères de générosité et de structure des prestations ainsi que de
stabilité et de force des droits sociaux, elle est également réductible structuralement aux modèles
élucidés. L'intensité de la relation de protection domestique (P=S)-D rend compte en effet de la
générosité des prestations - redondante selon nous avec la notion de "force des droits sociaux" -,
tandis que le critère de structure des prestations, quelque peu redondant également avec le critère de
fragmentation de Flora, renvoie à l’opposition communauté/société puisqu'on peut supposer que
les systèmes communautaires privilégient des transferts monétaires généraux et un accès aux
services publics universels alors que les systèmes individualistes lient les transferts à des
conditions de ressources et spécifient étroitement la nature des prestations de services. Quant au
critère de stabilité des droits sociaux, on peut considérer qu'il renvoie au caractère plus ou moins
objectivé (dépersonnalisé) de la relation de protection (bureaucratie versus patronage-clientélisme)
et correspond alors à un critère de stateness plus large que celui de Flora et que l'on peut
appréhender en combinant l'intensité de la relation d'alliance P=S avec la force de la relation de
protection (P=S) - D, sachant que, selon le contexte, des droits distribués sur une base clientéliste
peuvent être aussi stables que des droits distribués impersonnellement. La stabilité des droits est en
fait un critère composite qui renvoie en outre à la dynamique des systèmes de protection sociale et
non pas seulement à leurs structures envisagées dans la synchronie. Sa prise en compte implique
donc la combinaison des trois dimensions de base des systèmes de protection sociale, ce qui
signifie qu'elle n'a pas de portée analytique : la stabilité des droits sociaux n'est-elle pas plutôt le
résultat synthétique de la dynamique du système de protection sociale ?
17
En revanche, le critère de démarchandisation mis en avant par Esping-Andersen (1990) est bien
analytique et correspond exactement au classement des structures élémentaires de protection
sociale selon l'intensité de la relation (P = S) - D (axe vertical de la figure 2). Enfin, l'opposition
entre les modèles corporatiste-conservateur et social-démocrate de cet auteur, laquelle recoupe pour
une bonne part la distinction de Titmuss-Flora entre un modèle continental méritocratique-
particulariste et un modèle scandinave institutionnel-universaliste redistributivement généreux, est
pris en compte par l'opposition des contextes individualiste et holiste (dimension horizontale de la
figure 2).
On retrouve donc par le jeu différencié de quatre relations, de trois oppositions binaires et d'une
condition de stabilité, les trois idéal-types d'Etat-providence de Titmuss-Flora et d'Esping-
Andersen. Mais on a aussi en prime un quatrième modèle formel qui n'a pas son équivalent en
termes d'idéal-type dans la littérature, ce qui conduit à se poser la question de son existence. Une
première analyse, qui aurait toutefois besoin d'être affinée, fait ressortir la possibilité d'exemplifier
le modèle de système de protection sociale qu'on a qualifié de "libéral-paternaliste" par le cas du
Japon. Un tel modèle, en effet, est caractéristique d'une société holiste mais où l'Etat-providence est
résiduel, la protection étant prise en charge directement par l'entreprise sous des formes
traditionnellement qualifiées en Europe de paternalistes ou de patronage.
Mais le mérite de l'approche structurale déductive ne s'arrête pas, selon nous, à cette capacité de
faire surgir l'idée d'un quatrième idéal-type. Il réside aussi et surtout - et cela peut paraître
paradoxal pour une démarche qui procède à partir de l'élémentaire - dans le caractère moins
réducteur que celui qui prévaut dans l'approche classificatoire inductive, de son rapport à la
complexité du réel et à la diversité des dynamiques historiques. En effet, le fait de disposer d'une
modélisation abstraite des types idéaux de la littérature - en y ajoutant le Japon - permet de
construire un espace de comparaison dans lequel on peut mesurer des distances entre tous les cas
concrets sans avoir à les réduire à des régimes identiques au sein de classes d'équivalence à portée
générale. Disposant de trois dimensions et de quatre points de référence dans cet espace, il suffit
pour cela d'une part de définir les axes de référence, d'autre part de se doter d'une norme de mesure
sur chacun d'entre eux. Les axes sont donnés d'emblée par la structure, l'indépendance des critères
de différenciation des divers modèles assurant l'orthogonalité de ces axes. Ainsi, le premier d'entre
eux représente l’intensité relative (par rapport à la relation de consubstantialité) de la relation
d’alliance constitutive de l’Etat-providence; il a trait à l'organisation du niveau supérieur du
système (P=S-E). Le second axe renvoie à la force relative (par rapport à la relation de couverture
par le marché) de la relation de protection stricto sensu qui détermine le niveau inférieur du
système dans sa relation au niveau supérieur. Le troisième axe, enfin, est relatif à la direction et au
sens (mérite/besoin) de la relation de couverture par le marché qui organise le bouclage d’ensemble
18
du système et rend compte des effets du contexte social, historique et culturel dans lequel ce
système prend place.
Figure 3 : Espace de comparaison des systèmes nationaux de protection sociale
FORCE P=S / E-S
FORCE PS-D /E-D
SENS DE LA RELATION E-D
SUÈDE
USA
JAPON
ALLEMAGNE
1
1
1
O
(A) (S)
(S)
(S)
(A)(J)
Dans un tel espace représenté dans la figure 3 où le degré zéro (0,0,0) de l’Etat-providence est
celui du modèle libéral-individualiste américain alors que le degré maximum (1,1,1) (Etat-
providence intégral) correspond au modèle social-étatique suédois, il est possible de situer les
diverses formes spatio-temporelles observables de systèmes nationaux de protection sociale ainsi
que de repérer leurs trajectoires historiques et, par conséquent, leurs évolutions respectives
(convergence ou divergence) les unes par rapport aux autres. A supposer qu’on dispose des
indicateurs quantitatifs x, y et z correspondant aux trois axes, tout pays i peut en effet être repéré àtout moment du temps par des triplets (xi - xus)/(xsw - xus), (yi - yus)/(ysw - yus) et (zi -
zus)/(zsw - zus)7. Le problème crucial pour l'approche comparative est alors d’élaborer les
indicateurs quantitatifs susceptibles de rendre compte des trois dimensions de chaque système ici
conceptuellement construites, ce qui, compte tenu des remarques précédentes concernant la
correspondance entre les axes structuraux des modèles et les critères des idéal-types induits, ne
paraît pas devoir être une tache hors de portée.
En résumé, on dispose d'une typologie conceptuelle par laquelle on retrouve les résultats de
l'analyse typologique inductive sans retomber pour autant dans ses apories (biais étatiste et
instabilité des classements qu'elle opère de l'ensemble des pays) : on peut situer l'ensemble des cas
nationaux observables par comparaison avec les quatre exemples représentatifs des modèles sans
pour autant les réduire à l'un ou l'autre de ces exemples. En outre, les quatre modèles de systèmes
7Les indices sw et us sont relatifs à la Suède et aux Etats-Unis.
19
stables de protection sociale permettent de construire un espace borné de comparaison à trois
dimensions - degré d'étatisation de l'Etat-providence; degré de socialisation de la protection sociale;
degré d'individualisme prévalant dans la société - dans lequel on peut situer les systèmes concrets
prévalant dans les divers pays. La stabilité du point de vue de la logique des modèles formels les
met en correspondance avec les types-idéaux induits empiriquement et permet de les considérer
comme un cadre de référence dans lequel on peut également repérer des trajectoires historiques
pour les systèmes non stables. Enfin, on peut descendre dans l'échelle d'abstraction, ou remonter
dans celle de la différenciation, en décomposant l'une ou l'autre des trois dimensions de base
précédentes. Ainsi, par exemple, l'opposition entre des contextes sociétaux holistes ou
individualistes peut être complexifiée en introduisant des distinctions entre les divers systèmes de
médiation sociale qui cohabitent avec les systèmes de protection sociale, un classique de la
littérature étant en ce domaine de faire jouer un rôle central dans la différenciation des systèmes de
protection sociale à la variété des systèmes de représentation politique. On peut dans cette
perspective chercher également à élucider les structures élémentaires de ces autres systèmes de
médiation sociale et en déduire des "molécules" stables, de telle sorte qu'uniquement en combinant
diverses structures de médiation, on peut caractériser des systèmes sociaux diversifiés mais
quantitativement comparables par construction et susceptibles d'être identifiés à des cas concrets.
Bref, la structure élémentaire de la protection sociale rend compte de la dialectique
universalité/diversité de la protection sociale dans les sociétés contemporaines et permet ainsi
d'abandonner l'esprit de clocher et le relativisme absolu des culturalistes sans pour autant tomber
dans le mythe du village global et le réductionnisme outrancier des universalistes. Elle est
l'expression d'un relativisme relatif qui reconnait la diversité des cultures et des histoires nationales,
mais permet aussi de tenir compte de leurs interdépendances et de leur coévolution dans un même
monde qui leur pose des problèmes communs et rend comparables les solutions qu'elles en
proposent. C'est très précisément en tant qu'elle est élémentaire que la structure de protection
sociale permet de concilier identité et pluralité des systèmes nationaux : c'est le "corps simple" au
principe de ces systèmes complexes.
3.2. De la permanence de la question sociale et de ses métamorphoses.
Cela dit, cette approche conceptualisée de la diversité synchronique et diachronique des
systèmes nationaux de protection sociale ne vaut que dans la mesure où les pays qui peuvent servir
de modèles de référence et à partir desquels on construit les mesures de distance entre cas
nationaux sont effectivement stables. Si leur cohérence interne n'est plus une condition suffisante
de leur stabilité, comme dans le cas de l'internalisation d'une forte perturbation de l'environnement
international, alors il peut devenir difficile d'identifier les types formels à des exemples concrets de
20
pays, et donc de postuler la stabilité du référentiel de l'espace de comparaison. Toutefois, la
conceptualisation de la protection sociale en terme de structure élémentaire tout comme que celle du
social comme configuration de médiations n'en perdent pas pour autant toute portée heuristique, du
moins si l'on maintient l'hypothèse d'une différenciation sociale. Montrons-le pour finir à partir de
deux questions d'actualité, la remise en cause explicite du lien de la protection sociale à
l'économique, au travail, et celle plus implicite, mais pas moins réelle, de sa relation à l'Etat-nation.
On discute beaucoup dans le contexte néo-libéral du moment de droits sociaux non liés au
travail et qui seraient l'expression directe de la citoyenneté; des droits donc qui, sans pour autant
être de type assistanciel, ne seraient plus liés au rapport salarial. Selon la conceptualisation ici
proposée, de tels droits sociaux n'ont plus de "social" que le nom dans la mesure où ils ne sont pas
intégrés dans une structure de médiation articulant l'économique et le politique. Plus précisément,
ils ne sauraient constituer une protection sociale combinant protection de l'individu et de la société.
Il en résulte, si on admet que les sociétés où on discute de ces "nouveaux" droits sociaux
continuent d'être structurées pour l'essentiel par le salariat, que leur émergence signifie soit, pour
des sociétés déjà individualistes, une évolution cohérente de leur système de protection sociale vers
un modèle d'Etat-providence résiduel et à faible protection socialisée de l'ordre domestique avec
accentuation corrélative de l'individualisme (une américanisation de la société dit autrement), soit,
pour d'autres sociétés, une évolution beaucoup moins cohérente vers une étatisation renforcée d'une
protection sociale pourtant déclinante, ce qui pose la question de la stabilité d'une telle évolution.
Mais les transformations économiques ne sont pas seules en cause dans la remise en cause
actuelle des formes traditionnelles des Etats-providence. Le débat courant met également en avant
des transformations dans la sphère domestique et les contraintes que représentent certaines
évolutions socio-démographiques. Il est en revanche plus rare que soit mentionné explicitement
l'impact potentiel sur la protection sociale des changements structurels en cours dans l'ordre
politique. On continue de raisonner, en effet, le plus souvent en termes de système nationaux de
protection sociale, quand bien même on a pris conscience que les Etats voient leur monopole dans
l'ordre politique contesté par les dynamiques de régionalisation-recomposition des territoires
politiques, et le développement corrélatif du principe fédéral comme mode alternatif de régulation
de l'ordre politique. Pourtant, le caractère national des systèmes de protection sociale ne devrait
plus tarder à être mis en discussion puisque les espaces sociaux d'identification sociale sont en voie
de déborder les frontières des Etats-nations et que les sociétés émergentes intégreront sans doute
une pluralité d'identités et de cultures en combinant plusieurs échelles d'appartenance territoriale.
La protection sociale n'en restera pas moins une médiation essentielle entre des ordres économique,
politique et domestique dont la fragmentation spatiale et les principes d'organisation interne seront
certes sans doute modifiés, mais n'en resteront pas moins toujours régis par les mêmes logiques
comportementales et rationalités profondes.
21
Dit autrement, la recomposition des systèmes nationaux de protection sociale en systèmes
sociaux de protection sociale différenciés selon les régions et les secteurs, et soumis à d'autres
principes politiques que celui de la souveraineté de l'Etat-nation, comme c'est déjà le cas dans
certains systèmes fédéraux comme le Canada, est à l'ordre du jour. L'approche en terme de
structure élémentaire de la protection sociale, en déconnectant la protection sociale de l'État, devrait
permettre de penser sans solution de continuité un tel passage à des systèmes sociaux de protection
sociale constitués sur une base plurielle de formes territoriales et prenant en compte la pluralité des
identités.
CONCLUSION
Le social salarial n'est-il, comme certains le proclament, qu'une forme conjoncturelle
historiquement datée, car liée à un mode particulier de régulation - le fordisme ? N'est-ce point
plutôt une forme structurelle immanente aux sociétés salariales, car corrélée à leur différenciation
en multiples ordres et sphères de pratiques sociales ? L'État est-il toujours nécessairement, quant à
lui, ce garant de la cohésion sociale comme cela fut enseigné dans le catéchisme administratif à
l'usage des générations fordiennes, ou n'est-ce là qu'une figure de circonstance qu'il peut de plus en
plus difficilement tenir dans le nouvel environnement international ? Faut-il d'ailleurs se désespérer
à l'idée d'un éventuel déclin de l'État-société, ou faut-il s'en réjouir du point de vue de la démocratie
et du développement autonome de la société civile ?
Quelles que soient les réponses qu'on apporte à ces interrogations, on peut considérer que si le
salariat n'est pas destiné à disparaître à court-moyen terme en tant que principe structurel de
socialisation des individus, ce qui est probable dans une perspective de longue durée vu qu'il arrive
tout juste à maturité, alors la question sociale demeure comme question et la protection sociale en
demeure la réponse. En revanche, la pérennité des formes classiques de l'Etat-providence parait
moins assurée, le rôle central de l'État-nation dans le dispositif d'ensemble de la protection sociale
semblant bien, quant à lui, menacé. On peut d'ailleurs admettre, compte tenu de la diversité passée
des degrés d'implication de l'État dans ce dispositif selon les pays, que son rôle en la matière a été
largement surévalué. N'a-t-on pas, sans autre forme de procès, en abusant de la notion d'État
providence, agrégé à l'État des institutions qui, de droit et/ou de fait, en étaient détachées ?
Il est alors tentant de considérer que la centralité de l'État-nation dans la protection sociale relève
d'une temporalité historique décalée par rapport à celle de la salarisation et de la question sociale
que celle-ci pose. La crise actuelle des formes unitaires et centralisées de l'État territorial national,
confrontées à une recomposition générale des territoires politiques ainsi qu'à l'apparition de formes
nouvelles de gouvernance, ne devrait donc pas être confondue avec une crise existentielle des
22
systèmes de protection sociale, même si à l'évidence elle implique une reformulation des formes et
des territoires de ces systèmes.
BIBLIOGRAPHIE
Bradshaw, J., J. Ditch, H. Holmes, P. Whiteford & J. Ray. (1994), "Une comparaisoninternationale des aides à la famille". Recherches et Prévisions septembre (37): p. 11-26.Castel, R. (1995), Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard.Ferrera, M. (1994), "La comparacion y el estado de bienestar: un caso de exito?", in G. Sartori &L. Morlino eds. La comparacion en las ciencias sociales, edicion española. Madrid: AlianzaEditorial. p. 151-177.Flora, P. (1986), "Introduction". in Growth to limits. The Western European Welfare States SinceWorld War II, P. Flora ed., .Berlin - New York: de Gruyter, p. XII-XXXVI.Fourquet, F. & Murard, N. (1992), Valeur des services collectifs sociaux : une contribution à lathéorie du social, Rapport IKERKA - Commissariat Général du Plan, miméo.Théret, B. (1996a), "De la comparabilité des systèmes nationaux de protection sociale dans lessociétés salariales. Essai d'analyse structurale", in MIRE, Comparer les systèmes de protectionsociale en Europe. Vol. 2 : Rencontres de Berlin, Paris: MIRE - Imprimerie Nationale, p. 439-503.
------. (1996b), "Les structures élémentaires de la protection sociale", Revue Française desAffaires Sociales, 50(4), p. 165-188.
------. (1997), "Méthodologie des comparaisons internationales, approches de l'effet sociétal etde la régulation : fondements pour une lecture structuraliste des systèmes nationaux de protectionsociale", L'année de la régulation, vol. 1, p. 163-228.Titmuss, R. (1974), Social Policy. An Introduction, Londres : Allen & Unwin.