7/26/2019 L'sotrisme fascisant de Mircea Eliade
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Actes de la recherche ensciences sociales
L'sotrisme fascisant de Mircea EliadeMonsieur Daniel Dubuisson
Citer ce document Cite this document :
Dubuisson Daniel. L'sotrisme fascisant de Mircea Eliade. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 106-107, mars
1995. Histoire sociale des sciences sociales. pp. 42-51;
doi : 10.3406/arss.1995.3134
http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1995_num_106_1_3134
Document gnr le 12/05/2016
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an iel
ubuisson
Usotrsme fascisant
de
Mircea
liade
[. . .]
un public,
restreint
certes,
mais d'lite. M. Eliade
e
no-platonisme tait l 'origine ; l'lment hermtique,ystique, cabalistique
apporta
aussi
sa contributiont c'est
ainsi
que je me
construisis
un
univers
d'un aspect
ssez
trange.
Goethe'entends dire
que
les philosophes allemands ont
invent
e
mot
de mtapolitique, pour
tre
celui de
politique
ce
que
e
mot
mtaphysique est celui de physique. Il semble
que
ette nouvelle expression est fort
bien
invente pour exprimer
a
mtaphysique de
la politique.
I. de
Maistre
'histoire
des religions ne ressemblera jamais
tout
fait aux autres sciences humaines. La complexit
et parfois mme
l'tranget
des faits qu'elle tudie,
l'imparfaite et
sans
doute
l'impossible
lacisation
de
tous
les
problmes
qui se
posent
elle,
les
rsonances
profondes,
mtaphysiques , de certaines
de
ses
interrogations
et
les
interprtations
cruciales
que
celles-ci
entranent
leur suite,
favorisent
invitablement la
composition
d'uvres
ambigus qui, sous le couvert
de
son
nom
et de son
autorit scientifique, se livrent sans
retenue l'apologie de
thses
bizarres et partisanes. C'est
ainsi que, dans un premier examen
de
l'oeuvre
d'Eliade,
j'ai
deux ou
trois reprises signal1
qu' ct de son
ontologie d'inspiration paenne, de ses nostalgies archa-
santes pour
une socit
agraire
et de
ses
relents
antismites,
cette
uvre manifestait une troublante sympathie
pour les mouvements occultes, les
mystres,
les gnoses,
les
socits initiatiques,
ainsi que pour les individus
(tel
Ren Guenon2)
qui
se
rclamaient de traditions secrtes,
invariablement rserves
un petit
nombre d'lus,
quand
ils
ne
soutenaient
pas ouvertement en
plus des
idaux
de
type
fasciste
ou national-socialiste (comme
Julius Evola3).
D'TRANGES FASCINATIONS
Mon
propos, aujourd'hui,
se
limitera
complter
et
dvelopper ces dernires indications en analysant
la conception eliadienne
de la
religion la lumire de
tout ce que supposent ces notions,
souvent
obscures et
mal
connues,
que les historiens relguent gnralement
en marge
des principaux
courants
et des
grands
problmes
religieux.
En
somme,
je souhaiterais que le
lecteur en
vienne
se
poser
cette question : n'est-ce pas
dans
ce fatras mtaphysico-politique situ
en
ralit
1
-
Cf .
D.
Dubuisson,
Mythologies
du
xxe
sicle,
Lille,
PUL,
1993,
p.
217-
303, spcialement p.
256.
2
-
Celui
qu'Eliade appelle le plus autoris des reprsentants de
l'so-
trisme moderne
(M.
Eliade,
Occultisme, Sorcellerie et Modes
culturelles, Paris,
Gallimard,
1978, p.
89),
un esprit
savant
et rigoureux
(ibid.,
p.
70, 71).
3
- J'admirais
son
intelligence et, surtout, la densit
et
la clart de sa
prose
(M.
Eliade,
Les
Moissons du solstice. Mmoires, II,
Paris,
Gallimard,
1988, p. 153). Pour une meilleure
comprhension
de la suite, je
signale
simplement ici
que
le
jugement
admiratif port par Evola
sur
Codreanu, le
fondateur
de
la
froce
Garde
de
fer
roumaine,
rejoignait
le
sinistre respect
que
ne
cessa
de lui tmoigner Eliade (ibid.,
p.
35
et
40) ;
cf. P.
-A. Taguieff, Julius Evola penseur de la dcadence , Poltica
hermtica,
1, Paris,
L'ge
d'Homme, 1987, p. 38, note 12,
et F.
Ferraresi,
Julius Evola
et
la droite radicale
de l 'aprs-guerre,
ibid., p. 100, 101.
Evola
et
Eliade
se
sont
rencontrs
chez
Nae
Ionescu
en 1937
et
ont
ensuite
correspondu
rgulirement
(M.
Eliade, Fragments
d'un
journal,
II,
Paris, Gallimard, 1981, p. 192-194).
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L'SOTRISME
FASCISANT
DE MlRCEA
ELIADE
43
au carrefour de
l'sotrisme
et du fascisme qu'Eliade, en
dfinitive, situait l'essence
mme
des faits religieux,
de
l'authentique
vie
religieuse
?
Avant d'aborder cette dmonstration,
sans doute
me permettra-t-on d'numrer
les
trois types de faits,
incontestables (puisqu'une simple lecture cursive de
cette uvre permet de
les
retrouver immdiatement),
qui me conduisent formuler
cette hypothse.
a)
On doit tout d'abord noter
la
place centrale que
tient dans son uvre et la
fonction capitale
qu'y joue
le thme platonicien du double sens (littral/secret;
visible/invisible) et
du
double
niveau de
ralit
(mondain/transcendant), qui
semble
tre lev
par lui
la
dignit
de
principe
suprme4.
C'est
pourquoi
on
le
retrouve aussi
bien
dans sa production
romanesque
qu'au cur
de
sa
dfinition
du phnomne religieux,
la comprhension duquel il fournit la cl
ultime
: Je
voulais utiliser
certains faits
rels
(l'existence
historique
de Honigberger, mes expriences personnelles Rishi-
kesh)
en les camouflant dans une
nouvelle fantastique
de telle sorte que seul un lecteur averti pourrait
distinguer la
vrit
de la fantaisie. . . Les hirophanies, c'est--
dire la manifestation du
sacr dans
des
ralits
cosmiques (objets ou processus
relevant
du monde
profane),
ont
une
structure
paradoxale
parce
qu'elles
montrent
et
camouflent
en
mme
temps
la
sacralit
5.
b) Trs
logiquement,
partir de
ce mme
principe
qu'il
applique astucieusement sa propre uvre
d'historien des religions, conue
d'ailleurs
la manire d'une
qute
initiatique
6,
Eliade dfinit ensuite l'attitude, la
posture interprtative
qu'il
attend
de ses lecteurs. Ces mmes
lecteurs qui, du moins le pensait-il, ont
retrouv
dans ses
livres une dimension de la sacralit cosmique qui ne
soit ni
une cration
lyrique, ni
une
invention
philosophique
7
. Cette uvre
ne prsente-t-elle
pas
une
structure ambivalente, comparable celle
qu'elle attribue
tout
phnomne
religieux,
en
offrant
la
fois
un sens
littral,
accessible au plus grand nombre, et
en dissimulant
un message secret8
, spirituel,
rserv aux lecteurs plus
aviss? C'est pour cela qu'Eliade, la manire de
Heidegger9, refuse
a
priori
toute interprtation
de son
uvre qui n'en respecterait pas la vocation mystique.
Lui-mme prtend situer sa dmarche hors de toute
actualit,
de
tout
prsent, in
Mo tempore: J'ajoute
que
j'aborderai mon sujet en historien des religions, c'est--
dire sans chercher en discuter les
contextes,
les
sens ou
les
fonctions psychologiques, sociologiques ou
polit iques , laissant ce
soin
plus qualifi que moi10.
En
d'autres
termes,
en mme
temps
qu'il
compose
ses
livres, Eliade dfinit
les conditions
de leur
rception
et de
leur interprtation, qui sont justement celles qu'il attribue
galement aux faits religieux
qu'ils tudient.
Un postulat
identique,
d'origine
ou
de nature
mtaphysique, fonde la
structure smiotique de l'objet religieux et l'activit
hermneutique de
l'uvre
qui
se
consacre
son
interprtation. Bien qu'il s'agisse l d'un procd
rhtorique
assez
grossier, qui
consiste simplement
plaider
l irrductibilit
des crations
spirituelles
un systme de
valeurs
prexistant11,
il faut
reconnatre que son efficacit est
redoutable.
Combien de
lecteurs n'ont-ils pas t abuss
par lui
et n'ont-ils pas, la suite d'Eliade, reconnu dans
sa pense un message
qui
transcendait
toute
dtermination historique
?
Il est
probable
aussi,
encore que la chose
surprenne
au
premier abord,
que
ces mmes
lecteurs aient
t
sduits par le
style
lyrique d'Eliade que ridiculisent pour-
4
-
P.
-A.
Taguieff (Julius
Evola... ,
loc.
cit., p. 44, note 50)
a
parfaitement raison de
dire
qu'il
s'agit l du prsuppos fondamental de
l'esprit
traditionnel. Est
platonicienne, aux yeux d'Eliade,
toute
opposition
entre
des formes idales, archtypes, exemplaires,
suprieures, et
des objets
historiques, concrets. Toujours
selon lui,
toutes les
ontologies
archaques
et traditionnelles
possdent
une
structure
platonicienne
(M. Eliade, L'preuve du labyrinthe
:
entretiens avec
CL-
H. Rocquet, Paris,
Gallimard,
1985,
p.
102,
165
;
Aspects
du mythe, Paris,
Gallimard, 1963, p. 157),
puisqu'elles
reposent
sur des mythes
immuables, indfiniment
rpts
dans des
rituels
destins
rgnrer
le cosmos, et qu' ces mythes ternels s'opposent
les crations
historiques,
le
monde
bas
et
profane.
On
verra
plus
loin
qu'il
tait
facile
de
traduire cette
opposition en
termes sociopolitiques :
l'lite
qui
possde ou incarne
les
qualits relevant
exclusivement d'un
monde
transcendant doit se
soumettre
la masse ordinaire, inculte, de tous ceux qui
sont incapables de s'lever jusqu' cette ralit suprieure (M. Eliade,
Mphistophls et Androgyne, Paris,
Gallimard,
1962, p.
197).
Ce
platonisme
n'est
toujours que la forme sublime, mtapolitique, puisqu'il
prtend
dpendre
d'un
ordre
cosmique
de nature
religieuse
(M. Eliade, Briser
le
toit de la maison
(la
crativit des
sym,boles), Paris,
Gallimard,
1986, p. 317), d'une
vision litiste et
arrogante des
rapports
sociaux.
De plus qualifis
y
verraient avec
raison
l'expression d'une
nostalgie
anachronique pour un
pass mythique, aristocratique
et
fodal, comparable
celle
qui, en Allemagne, imprgna l'esprit vlkisch
des rvolutionnaires-conservateurs dont Eliade
fut
pleinement
contemporain
(cf. P.
Bourdieu, L'Ontologie
politique
de Martin
Heid egger,
Paris, d. de Minuit, 1988,
p.
36, 37,
et
notes 39
et
76 ci-dessous).
5
-
M.
Eliade,
Les
Moissons
du
solstice,
op.
cit., p.
59
et
60
;
de
mme
Fragments
d'un ournal, I, Paris, Gallimard,
1973,
p.
353,
400 et 443.
6
- M. Eliade, Fragments d'un ournal, I, op. cit., p.
306.
7
-
Ibid.,
p.
334.
8
C'est--dire
la
thologie
implique dans
l'histoire des religions
comme
je
la dchiffre et interprte moi-mme
(Fragments
d'un
journal, ,
op. cit., p.
305).
9 - Je
renvoie
naturellement aux
remarquables
analyses que
Pierre
Bourdieu a consacres au
dvoilement des prsupposs
mtapolitiques
qui se
dissimulent
sous la
rhtorique
heideggerienne (L
'ontologie
politique. . .,
op.
cit.). Voir in D.
Dubuisson,
Mythologies du xxe sicle
(op.
cit., p.
291-303), l'esquisse de quelques
rapprochements
entre Eliade
et
Heidegger.
10
-M.
Eliade, Occultisme, Sorcellerie...,
op.
cit., p.
65.11
- M. Eliade, La Nostalgie
des
origines.
Mthodologie et
histoire
des
religions, Paris,
Gallimard,
1971, p.
274.
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44 Daniel
Dubuisson
tant toutes ces expressions ronflantes
(
l'exprience de
la saintet cosmique
,
l'univers sacr , le
cosmos
nouveau
et
charismatique,
un mode
d'tre
surhumain,
etc.)
qui
ne possdent pas d'autre rfrent que
celui
que
leur interprte
inventera. Parce qu'elle
est
essentiellement projective,
une
telle exgse rclame
un prtexte
aussi
creux,
aussi vide
que
possible,
puisque,
de toute
manire, elle
ne
pourra
gure
sortir de la
tautologie
qui
la
fonde presque
exclusivement
(les phnomnes
religieux
possdent un sens religieux
qui
ne peut se
comprendre
que
religieusement).
c) Or, parmi les phnomnes ou les faits
religieux
contemporains
ou plus
anciens
qui intressaient Eliade,
on remarque plusieurs
lments
inhabituels ou
imprvus12. C'est
ainsi
que
l'on
note
la
prsence
de
l'astrologie13, de la parapsychologie14, des rves
prmonitoires15, de l'alchimie, de la revue Plante, qui
propageait
en somme,
une science salvatrice
,
de toutes
les socits secrtes et initiatiques17, de la gnose de
Princeton18, du
spiritisme
et de la socit
thosophique
19,
des
mystres
d'Osiris 20,
de la
plupart des
rvlations 21
,
des
courants souterrains
de l'Occident
chrtien
22 et
mme
des aspects religieux
de la
contre-culture
contemporaine 23.
Ce faisant, Eliade ne
se contente
pas de nous confier
le
dtail
saugrenu
de
ses
curiosits
personnelles.
Ailleurs,
et trs srieusement,
il
parle
de la
tradition
spirituelle de
l'sotrisme
dont la
recherche
contemporaine a rvl
la
cohrente
signification
religieuse
24
. Et que
trouve-ton,
toujours selon Eliade, dans cette tradition unique?
vrai dire,
un
incroyable bric--brac, puisque l'on y
rencontre ple-mle l'alchimie, le yoga, le
tantrisme,
le gnos-
ticisme,
l'hermtisme
alexandrin
(retrouv
l'poque
de la
Renaissance),
la kabbale
25, les socits
secrtes et
les
loges maonniques du
xvme
sicle, la sorcellerie26
et le chamanisme,
qui
reprsente la
tradition la
plus
archaque
et
la
plus
rpandue de
l'occultisme
27
.
Les
spcialistes apprcieront
(ou
plutt,
auraient
d
apprcier) cet
amalgame
irrecevable
:
que
peuvent bien
faire ensemble l'alchimie, la
kabbale
et le yoga ? Quels
lments
anhistoriques,
universels28, possdent-ils en
commun? Il faut ajouter aussitt que,
s'il
est inadmissible
au regard de l'histoire ou de la science des
religions,
ce
stupfiant
syncrtisme29 possde en contrepartie une
sorte de cohrence implicite. En
effet,
deux
proccupations
majeures
dominent, selon moi, ce fatras.
Il
permet
en premier lieu Eliade
de
clbrer les
connaissances secrtes,
les
mystres,
les socits
occultes
et
les
initiations qui
possdent toutes ses yeux
l'inestimable privilge de
produire
des
lites
spirituelles.
Or
la
conception eliadienne de la religion
est
aussi
talement aristocratique
qu'hostile
la dmocratie,
tentative
dsespre de trouver dans
la masse
des gens
ordinaires
les
qualits
d'un
petit
nombre30,
et,
d'une
faon
plus gnrale
encore,
la
plupart
des
valeurs
qui
ont
faonn l'hritage
des
Lumires (liberts individuelles,
dmocratie, rationalit, progrs social,
citoyennet,
ducation,
tolrance)
l'lite
des
prophtes inspirs,
des
spcialistes de l'extase, Eliade oppose
les
masses bornes
qui en mconnaissent et en dforment
les
messages.
D'autre part, mais cet
aspect n'est gure
loign du
prcdent, Eliade clbre dans
tous ces
mouvements
occultes (quand ils sont ns en
Occident)
un refus ou
une critique
de la tradition
(morale,
spirituelle, sociale.
.
.)
du judo-christianisme:
[...]
tous ces groupes
initiatiques
et
secrets manifestent leur
dception
l'gard
de
l'glise chrtienne,
tant
catholique que
protestante.
En
termes
plus gnraux, on parlera de rvolte
contre
l'ensemble des
religions
tablies de tradition
occidentale 31
.
12
Inversement, on pourrait
signaler l'absence de la foi, de la morale,
de la prire, de la charit, de la
grce,
de la vertu, de
l'tude,
de l 'amour
du prochain, de l'examen de conscience, de la
contrition,
du repentir,
etc.
13
-
M.
Eliade,
Occultisme, Sorcellerie.
.
.,
op.
cit., p.
80.
14 - M. Eliade,
Fragments
d'un
journal, II,
op. cit., p. 147.
15
- M. Eliade, L'preuve du labyrinthe,
op.
cit., p.
82.
16-M. Eliade,
Occultisme, Sorcellerie...,
op. cit., p. 21, 22.
17 - M. Eliade, La Nostalgie
des
origines, op. cit., p. 189.
18
-M. Eliade,
L'preuve du
labyrinthe,
op. cit., p.
151.
19 - M. Eliade, La Nostalgie
des
origines, op. cit., p. 78-81.
20 - M. Eliade, Fragments
d'un
journal, II,
op.
cit.,
p.
295.
21
- Ibid.,
p.
196.
22 -M. Eliade, Fragments d'un ournal, I,
op.
cit.,
p.
569.
23
-M.
Eliade, Occultisme, Sorcellerie..., op. cit., p. 124;
Fragments
d'un ournal,
I, op. cit.,
p.
549.
24
-
M.
Eliade,
Occultisme, Sorcellerie.
.
.,
op.
cit., p.
74
et
79.
25
II
faut
savoir que certains thosophes ou ariosophes, tels Helena
P.
Blavatsky ou
Guido von
List, ont
ni son
origine juive ; cf.
G.
L. Mosse,
The Mystical Origins of National Socialism Journal of
the
History of
Ideas, 22 (1), \%\,
p.
86.
26
- M. Eliade,
Occultisme,
Sorcellerie.
.
., op. cit., p. 98,
99 et
103.
27
-
Ibid., p. 76.
28 -M. Eliade, Fragments d'un journal, I,
op.
cit.,
p.
539.
29 -
Qui
est l'un des traits
les
plus constants de
tous les
courants sot-
ristes. Chaque groupe, et c'est
pour
cela qu'ils sont si
nombreux
et si
rivaux, compose son
propre
cocktail base d'alchimie, d'hermtisme,
de gnosticisme, de vednta, de kabbale, de numrologie, etc.
30 - M. Eliade, Fragments d'un journal, I, op. cit., p. 394.
31
-M.
Eliade,
Occultisme,
Sorcellerie...,
op.
cit., p.
87;
de
mme,
ibid.,
p. 78
et
80 ; Aspects du mythe,
op.
cit., p. 221 ; La Nostalgie
des
origines,
op. cit., p. 73, etc.
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L'SOTRISME
FASCISANT
DE MlRCEA EllADE 45
L'SOTRISME
D'ElIADE
Ces
premires indications
permettent-elles
d'affirmer
qu'Eliade, lorsqu'il parle des religions en
gnral,
lorsqu'il
clbre
la vie, les
valeurs,
les
univers
religieux, le
fait en ayant l'esprit un modle, un type
gnral
dont le
meilleur quivalent ou
mme
la meilleure expression
correspondrait
ce que l'on trouve
en
Occident sous la
dnomination d'sotrisme? Pour rpondre
cette
question, il est bien entendu
indispensable
de se
mettre
d'accord
sur le sens du mot
sotrisme
et,
surtout,
sur ce
qu'il
recouvre. Pour cela il
suffit
de se
reporter
au systme de
critres dfini par Antoine Faivre32. Selon le grand
spcialiste
franais de
cette
question,
quatre critres
intrinsques
(auxquels
s'ajoutent
deux
autres,
secondaires)
permettent de
reconnatre cette forme
de
pense, en
ce sens que leur prsence simultane
est
une
condition
ncessaire et suffisante pour qu'un matriau tudi res-
sortisse l'sotrisme 33.
a) Le plus important de ces
critres est
la croyance en
l'existence
de correspondances voiles reliant autant
les
diffrentes
parties
de l'univers entre elles que celles-ci
aux grands textes rvls.
b) Dans
ces
conditions,
la nature
apparat
comme
un
livre qu'il
faut
dchiffrer. Elle
est pareille
un recueil de
signes, un
rseau
de
symboles
que
l'homme
doit
apprendre dcrypter.
c) L'ide de ces
correspondances
suppose
celle
d'intermdiaires
(images, symboles,
rituels,
esprits) que
l'imagination utilise des fins de
gnose, c'est--dire
afin
de percer les
mystres sparant le monde
divin
de
la
crature.
d) La possession de
cette
gnose dbouche son
tour
sur une seconde naissance, sur
une mtamorphose
de
l'individu.
Grce
elle,
celui-ci exprimente une
vritable transmutation
qui
modifie son tre intrieur.
e) Le premier des deux derniers
critres, optionnels,
concerne
la
notion
de
tradition
primordiale
,
qui
aurait
prcd et pour cela laiss des traces dans toutes les
traditions
religieuses de l'humanit.
f) L'ultime critre retenu par Faivre est celui de la
transmission.
Toute gnose,
toute connaissance salvatrice,
suppose une
initiation qui
ne peut
tre
confre
que par
celui qui sait, le matre, celui qui
se
soumet son
enseignement34.
Si l'on applique
chacun
de ces critres l'uvre
d'Eliade, on constate
qu'ils
ne
sont
pas loin
d'en
former
l'ossature
principale.
a) II
ne
fait pas de doute qu'aux yeux d'Eliade
l'univers
possde
un sens
35
et
qu'il
existe
des
ralits
absolues,
un
plan surhumain36. L'homme (en tout cas
l'homme
traditionnel
des socits primitives et rurales)
baigne (oserait-on dire naturellement
)
dans cet univers
et
peut
accder
ces
ralits,
puisque
les
hirophanies,
les
manifestations du sacr,
par leur
structure
paradoxale, manifestent dans des objets
profanes, visibles
(la
lune, la terre,
les
eaux, l'arbre...), le plus souvent
naturels37,
ce
mystrieux
et
indicible
au-del: Dans son
ensemble, le cosmos est la fois un organisme
rel,
vivant et sacr :
il
dcouvre la fois
les
modalits de
l'tre et
de
la sacralit. Ontophanie et hirophanie se
rejoignent 38.
Pendant la
jeunesse
et
les
annes de
formation
d'Eliade,
une
telle
mystique
naturaliste fournissait aux
penseurs du
courant vlkisch, influencs
ou non
par
la
thosophie
et
l'sotrisme,
une
rfrence
prcieuse
o se
mlait
la nostalgie
d'une
socit agraire et traditionnelle
une
virulente
apologie
des
hirarchies
et des catgories
naturelles
39.
Ces
nbuleuses
de thmes idologiques
articuls autour
des
ides de
nature (sang,
peuple, sol.
. .),
d'lite (secrte, spirituelle, hroque...) et de retour (aux
origines
de
la tradition,
de
la race, etc.) sont
peut-tre
32 - Cf .
A.
Faivre,
L'sotrisme, Paris,
PUF,
coll.
Que sais-je?
,
1992.
Du mme auteur
on lira
galement Accs
l 'sotrisme occidental,
Paris, Gallimard,
1986. On rappellera simplement ici que les principales
sources
de cet sotrisme
occidental
sont reprsentes par le corpus
hermeticum
(cf.
M.
Eliade,
La
Nostalgie
des
origines,
op. cit.,
p.
74),
le
no-pythagorisme des deux
premiers
sicles,
le
no-platonisme, la
kabbale
juive, l'sotrisme et le gnosticisme chrtiens, les thologies
sotrisantes
du
Moyen ge
(en particulier Joachim de Fiore
qu admirait Eliade ;
cf. Aspects
du mythe, op. cit., p. 220, 221), l'astrologie,
l'alchimie, ainsi que la chevalerie
et les
socits
initiatiques
mdivales.
L'influence
diffuse de ces uvres et de ces courants divers nourrira
ensuite cet sotrisme occidental qui va du
no-platonisme
de la
Renaissance (M.
Eliade,
La Nostalgie des origines,
op.
cit., p.
71-73;
Fragments
d'un journal, II,
op.
cit.,
p.
291 ; Forgerons et Alchimistes,
Paris, Flammarion, 1977, p. 148) ... Ren Guenon, en
passant
par
l 'a lchimie (Paracelse,
1493-1541),
la thosophie
chrtienne
(J. Bhme,
1575-1624),
l'illuminisme (E.
Swedenborg, 1688-1772, et
F.
C. Oetinger,
1702-1782),
et
la Naturphilosophie allemande. ..
33 - Cf . D. Dubuisson, Mythologies du
xxe
sicle,
op.
cit.,
p.
14.
34
-
Ce
critre (cf.
note
4)
s'ajuste
toujours
une
conception
litiste
qui
a facilement
pris
aux
xrxe et
xxe
sicles
une
tournure raciste
lorsqu'elle
s'est teinte
d'aryanisme
(List, Blavatsky, etc.) ; cf.
N. Goodrick-Clarke,
The Occult Roots
of Nazism,
Wellingborough,
The Aquarian Press,
1985,
p.
21
et
63, 64.
35 - M. Eliade, L'preuve du
labyrinthe,
op. cit., p.
83.
36 - M. Eliade,
Aspects
du mythe,
op.
cit.,
p.
174.
37
-
Cf .
M. Eliade, Le Sacr
et le
Profane,
Paris, Gallimard,
1965, p.
18,
27, 32, 101, 102, 112, 120, 127, 128, 134,
154 et
155; Mphistophls et
VAndrogyme,
op. cit., p. 258, etc.
38
- M. Eliade, Le Sacr
et le
Profane, op. cit., p. 101, 102.
39 - Cf . O.
Spengler,
L'Homme
et
la Technique, Paris,
Gallimard,
1958,
p. 121;
voir
galement
P. Bourdieu,
L'Ontologie politique..., op.
cit.,
p.
26;
G. L. Mosse, The
Mystical
Origins...,
loe.
cit., p. 84-86;
N.
Goodrick-Clarke,
The
Occult
Roots...,
op.
cit., p.
50
:
A
close
identity
with
one's
folk
and
race
was reckoned
a
logical
consequence
of
this
closeness to nature.
7/26/2019 L'sotrisme fascisant de Mircea Eliade
6/11
46
Daniel
Dubuisson
celles
qui ont
permis
la rencontre
et, chez certains, le
mlange
des spculations sotriques et des idaux
fascistes
40.
Les
personnalits
et,
surtout,
les uvres
d'Evola
et
d'Eliade sont cet gard tout
fait
exemplaires.
b)
Dans
ces conditions,
il est
vident que pour
l'homme religieux,
la nature n'est
jamais exclusivement
"naturelle" : elle est toujours
charge
d'une
valeur
religieuse. Ceci s'explique,
puisque
le cosmos
est
une
cration
divine
: sorti
des
mains
des
dieux, le
monde reste
imprgn
de sacralit. [...] [Ces
dieux]
ont manifest
les
diffrentes modalits
du
sacr dans
la
structure
mme du
monde et des phnomnes
cosmiques
41.
Pour Eliade, la nature entire
est
sature
d'tre42,
un
souffle sacr l'anime.
Cette
ontologie
dbouche sur
une
sorte
de
no-paganisme
tant
donn
qu'elle
ne
dcouvre la
plnitude de son sens que dans les
manifestations des phnomnes
naturels,
comme
si ceux-ci
possdaient le
privilge
exclusif de la dire
fidlement43.
Retrouvant
l'occasion
des accents trs plotiniens,
Eliade prcisait que les dieux crent par un excs
de
puissance, par dbordement d'nergie. La cration
se
fait
par un surcrot de
substance
ontologique 44 . Et lui-
mme
se
flattait de
compter
parmi
les
rares
Europens
qui ont russi revaloriser la "nature", en dcouvrant la
dialectique des hirophanies et
la structure
de la
religiosit cosmique45.
c)
Puisque
les
hirophanies,
les
symboles
et
les
images,
du fait de leur
origine
et de leur
statut
transcendants,
possdent
une valeur mtaphysique et mme
ontologique46,
ils possdent un
sens ou une
s ignification ternelle. En premier lieu pour l'homme : Mais
quand il s'agit
de ces
grands
symboles qui mettent
en
relation
la
vie cosmique
et l'existence
humaine, dans
leur cycle
de
mort
et de renaissance
[...], il
y a quelque
chose
de
fondamental,
et qui
se retrouvera dans les
diffrentes cultures : un secret de l'univers qui
est
aussi le
secret de la condition humaine47.
Symboles, hirophanies
et
images
reprsentent
donc
bien autant d'intermdiaires qui ncessitent
qu'on
leur
applique une hermneutique
particulire48.
Cette
phase
hermneutique est, pour
Eliade comme pour
l'sotrisme
en
gnral,
capitale. Si le
monde
possde
un sens voil, si
ce
sens
se
manifeste
par l'intermdiaire
de
signes naturels, encore
faut-il que
les
hommes
(les
plus dous d'entre
eux
en tout cas) les dchiffrent afin
d'en comprendre le message. Malheureusement pour
nous,
si Eliade
revient sans cesse sur l'importance de
cette tape hermneutique, s'il en souligne la valeur
gnosologique, en
revanche
il ne
nous
dit rien
de
trs
prcis
propos
de
la dmarche
que
l'homme
est
cens
suivre
pour l'atteindre et la parcourir. Comme on
serve
trop souvent dans
son
uvre
de phnomnologue,
l'invocation prophtique, l'exaltation de l'exprience
immdiate
et
la
clbration
de
l'intuition tiennent
lieu
de
mthode et
remplacent
avantageusement
le difficile
travail de conceptualisation.
d)
Parce qu'elle
vise les secrets
de
l'univers
et de
la condition humaine, cette
phase
hermneutique
dbouche sur une vritable gnose, c'est--dire
sur
un
type
de connaissance
susceptible
de
transformer
l'individu.
Voil pourquoi Eliade l'appelle
cratrice
:
De
mme, une
hermneutique
cratrice
dvoile
des
significations
qu'on
ne saisissait pas
auparavant,
ou
les
met en
relief avec
une telle
vigueur qu'aprs
avoir assimil cette
nouvelle interprtation la conscience n'est plus la
mme.
En
fin
de
compte,
l'hermneutique
cratrice
change l'homme ; elle
est
plus
qu'une
instruction, elle
est
aussi
une
technique spirituelle
susceptible
de
modifier
la
qualit
mme de l'existence
49.
Ds lors, l'histoire des
religions
devient avec Eliade
une sorte de
discipline
magique, de propdeutique
mystrieuse
charge
de
s'occuper du rveil et du renouveau
spirituels de l'humanit. Les historiens des religions,
condition qu'ils
aient plac Eliade
et
ses principes
leur
tte, deviendront une vritable lite charge de guider
spirituellement les hommes
sur
le
chemin de
la
Vrit
50.
En quelque sorte,
cette
hermneutique
issue
de l'histoire
des
religions
est
appele
tenir
une
place
comparable
celle des
initiations, des rites
de passage
dans les
socits traditionnelles, rites auxquels
Eliade
accordait
une
valeur
irremplaable
51
;
elle permettra un changement
40 - Cf .
G.
L. Mosse,
The
Mystical Origins. .. ,
loe.
cit., p. 87 : Such a
linkage
between
theosophy
and
the vlkisch
world
view
will
remain
throughout the
movement 's
history.
41 - M. Eliade, Le Sacr et
le
Profane, op. cit., p. 101.
42 - M. Eliade, Les Moissons du solstice,
op.
cit.,
p.
218 et
222.
43
-
Cf .
D.
Dubuisson, Mythologies
du
xxe
sicle, op. cit.,
p.
246, note
7.
44
-
M.
Eliade,
Le
Sacr
et le
Profane,
op.
cit., p.
87.
45
- M. Eliade,
Fragments
d'un
journal,
I, op. cit., p.
334.
46
M. Eliade, Lmages
et Symboles. Essais
sur
le
symbolisme magico-
religieux, Paris,
Gallimard, 1952, p. 12, 14 et 24 ;
Mphistophls
et V
Androgyne,
op.
cit., p.
258
et
262
; Le Sacr et
le
Profane,
op.
cit., p. 179.
47 - M. Eliade, L'preuve du labyrinthe,
op.
cit., p. 149; de mme,
cf.
Mphistophls
et
VAndrogyne,
op.
cit.,
p.
254, 255.
48 - M. Eliade, La Nostalgie
des
origines, op. cit.,
p.
11.
49 -
Ibid.,
p.
108; voir
aussi p. 11, 12,
106 et
110; de mme,
L'preuve
du
labyrinthe,
op. cit.,
p.
147-149,
169
et
170
; dans
Fragments
d'un
journal, I
(op.
cit.),
p.
547 et
548, Eliade parle
de transmutation.
50 -M. Eliade, Fragments d'un journal, I,
op.
cit.,
p.
537.
51
-M.
Eliade, Le Sacr
et le Profane,
op. cit., p. 117, 124, 156, 159, l60,
163,
170
et
177;
Naissances
mystiques.
Essai
sur
quelques
types
d'initiation,
Paris,
Gallimard,
1959,
p. 268
;
Aspects
du
mythe,
op.
cit.,
p.
248;
Forgerons
et
Alchimistes,
op.
cit., p. 136.
7/26/2019 L'sotrisme fascisant de Mircea Eliade
7/11
L'SOTRISM
E FASCISANT
DE
MlRCEA ELIADE 47
radical
de rgime ontologique
52
: De
ce
fait, ce n'est
que dans la mesure o l'historien des
religions
russira,
par
l'hermneutique,
transmuter
ses matriaux en
messages
spirituels
qu'il remplira son rle
dans la
culture
contemporaine
53.
e) II est peu probable qu'Eliade, la manire
de
Guenon54,
ait
cru en l'existence d'une (de la) tradition
primordiale. En fait, il a donn cette superstition un
contenu
et une dfinition
personnels,
qu'il
est utile de
rappeler
ici.
Pour Eliade, ce qui
est
originaire, fondateur,
c'est l'exprience du
sacr
55
;
elle
ouvre
la
communication entre les
niveaux cosmiques (la Terre et le Ciel)
et rend possible le
passage
d'ordre ontologique,
d'un mode d'tre un autre56, tout en faonnant en
quelque
sorte
les contenus
et
les
structures
inconscients
de
l'esprit
humain57. C'est elle encore
qui
explique
l'homologie spcifique
de toutes
les ontologies
archaques58, que l'on pourrait
certes
assimiler une
sorte de tradition commune, qui
permet elle-mme
aux
phnomnes
sacrs
de possder
une
signification
originelle 59
,
celle que l'hermneutique cratrice a
prcisment pour vocation
de
redcouvrir.
f)
Dans
cette
dernire
tche, le rle des matres qui
ont
su prserver le
sens de
la rvlation primordiale,
et
qui
la transmettent au
sein de socits
secrtes
et
par
le biais de
rites
parfois cruels,
est
capital.
Ces
vieux
matres
constituent
les
lites
6o
spirituelles
des socits
archaques61. Eliade regrette d'ailleurs
qu'aujourd'hui
on
tale
au grand jour
des textes, des ides, des
croyances, des rites, etc., qui
normalement
eussent d
rester cachs, et
leur
accs rserv aux seuls initis.
Il s'agit l cependant
d'un
fait
aussi
passionnant
que
paradoxal :
les doctrines
et
les
mthodes secrtes,
c'est--dire sotriques
[...],
ne
peuvent
dsormais
qu'tre mal comprises
et
mal
interprtes,
par
des
non-
initis
62 .
Il apparat ainsi
que la
conception eliadienne
de
la
religion,
ou
du
religieux,
n'est
rien
d'autre
qu'une
vaste
et artificielle construction inspire par
une attitude
et des
thmes
appartenant
la tradition sotrique
contemporaine
et plus particulirement aux courants
qui, la
fin
du xixe et au dbut du xxe
sicle,
rencontrrent
(et
parfois
fusionnrent
avec) ceux qui ont nourri
les rgimes fascistes
ns
dans les
annes
trente
(li-
tisme,
antimodernisme,
antismitisme,
naturalisme
mystique,
etc.).
Il
est
d'ailleurs possible de confirmer la porte et le
sens de
cette conclusion en
suivant
une
voie
diffrente.
Il s'agira cette fois de
mettre
en vidence en quoi
cette
conception
eliadienne
de
la
religion
ne
s'applique
pas
(ou s'applique
mal)
au christianisme et
s'oppose
mme
celui-ci
sur plusieurs points fondamentaux.
Ainsi
seront mis en lumire d'autres aspects de l'architecture
du
systme
eliadien.
52 - M. Eliade, Le
Sacr et le
Profane, op. cit.,
p.
156. propos d'un
article d'Eliade,
Le problme du chamanisme
(RHR,
1946),
Guenon
(.Comptes rendus,
Paris,
d.
traditionnelles, 1986, p. 188) remarquait en
1948 que
[.
.
.]
c'est seulement au Centre
qu'on
peut raliser la
rupture de niveau , le
passage
entre
les diffrentes
rgions cosmiques",
c'est--dire entre les diffrents tats de l'tre. Plus srieusement,
on
doit noter
que la
croyance
en la
possibilit de telles
ruptures quivaut,
sur
le
plan
politique,
celle
de rvolution spirituelle . Celle-ci, qui est
toujours conue comme un retour aux origines, comme une
res tauration
du pass, appartenait galement
la mythologie de la
rvolution
conservatrice allemande, qui, elle aussi, ne
voyait
que des symptmes
de
dcadence
dans les
crations
du monde moderne
(cf. P.
Bourdieu,
L'Ontologie politique, op. cit.,
p. 30 ; G. L.
Mosse,
The Mystical
Origins...
,
loe.
cit.,
p.
82;
D. Dubuisson,
Mythologies
du xxe
sicle,
op.
cit., p. 296). Eliade
clbra
l'avnement d'une telle rvolution
spirituelle dans son loge du rgime salazariste (cf. note 100)
en
prcisant
qu'il tait fond sur ces ralits vivantes de la nation
et
de la tradition
que sont la famille, l'glise
et
les corporations. Eliade prcisait
cependant que
only
an
elit
lives truly the
revolutionary
message
of Salazar
;
cf.
M.
L.
Ricketts, Mircea Eliade,
the
Romanian Roots,
1907-1945, New York, Columbia University Press, vol. II, 1988, p. 1108,
1109 et 1111
(sa
traduction). L'ouvrage de Ricketts, qui nglige l'tude
du
contexte
intellectuel
roumain
dans
lequel a
grandi
Eliade (cf.
note
100
ci-dessous
et paragraphe
correspondant),
doit tre utilis avec
prcaution,
en
gardant
l'esprit les
critiques justifies que lui a adresses
Adriana Berger (Fascism and Religion in Romania, Annals of
Scholarship, vol. 6-4, 1989,
p.
455-465).
53
M. Eliade,
La
Nostalgie
des
origines, op. cit., p.
70 ; de
mme ibid.,
p.
120;
Fragments
d'un
journal,
I,
op.
cit., p.
300, 301, 398, 502,
515
et
537;
Fragments
d'un
journal,
II,
op.
cit., p.
7 et
91
;
L'preuve
du
labyrinthe,
op.
cit.,
p. 170;
Mphistophls et
VAndrogyne, op.
cit.,
p.
10,
etc.
54
-
Cf .
M. Eliade, L'preuve du
labyrinthe,
op. cit., p. 170, 171;
Les
Moissons
du
solstice,
op. cit., p.
153 et
154. On
a vu
cependant qu'il
parlait de
la tradition
spirituelle
de l 'sotrisme .
55
- M. Eliade, Fragments d'un
ournal, II,
op. cit., p.
223.
56 - M. Eliade, Le Sacr et
le
Profane,
op.
cit., p. 60.
57
Sur cette rcupration inattendue
de Freud,
voir
D. Dubuisson,
Mythologies du xxe sicle,
op. cit., p. 268,
note 2.
On
vrifie une
fois
de
plus
quel point
il est facile toute thse
cosmique
et
globale fonde
sur
un postulat
mtaphysique
de rinterprter les dcouvertes des
autres : il lui suff it de les simplifier
et
de leur
attribuer
une origine
diffrente. Ainsi, dans
le
cas prsent, Eliade se contente de reprendre
grands
traits
la
thse
freudienne
sur
l ' inconscient
et
lui
confre une
origine
religieuse,
les expriences archaques du sacr vcues par
l humanit
ses
origines.
L'uvre d'Eliade
est
truffe de tels emprunts
indlicats
o,
le plus
souvent,
le
nom
du crancier
n'est mme pas
mentionn.
58 Affirmation gratuite faut-il
le prciser?
puisque
les
anthropologues
et les prhistoriens contemporains seraient
parfaitement
incapables de
nous
dire en quoi
consistaient les ontologies archaques,
si
tant est
que
cette
expression possde
encore
un
sens intelligible
dans
ce contexte.
Cf . M.
Eliade,
Fragments
d'un
ournal,
II. op. cit.,
p. 106.
59 - M. Eliade, L'preuve du labyrinthe,
op.
cit.,
p.
163-
60 - Le mythe de 1' lite occulte (N. Goodrick-Clarke,
The
Occult
Roots...,
op. cit., p.
65), savante, capable de dvoiler
les
significations
mystrieuses, se trouve au cur de toutes les
doctrines
sotriques.
61
-
M.
Eliade,
La
Nostalgie
des
origines,
op.
cit., p.
190.
62 - M. Eliade, Fragments d'un journal, II,
op.
cit., p.
128;
voir
galement
le
dveloppement de la p. 184.
7/26/2019 L'sotrisme fascisant de Mircea Eliade
8/11
48
Daniel
Dubuisson
Christianisme cosmique
et
christianisme judaise
II
n'est
pas
facile,
reconnaissons-le
immdiatement,
de
dfinir en quelques mots la
conception
qu'Eliade se
faisait du christianisme,
bien
que cette question
l'ait sans
aucun
doute
obsd.
Pour
tenter d'y
voir
un peu plus
clair,
il
est
commode de partir de l'analyse des pages 207
214
d'Aspects
du
mythe,
qui
rsument assez bien
sa
pense
sur ce sujet.
Pour Eliade, le christianisme
est une
sorte
d'ensemble
composite
dans lequel se sont
mls
ou superposs
plusieurs influences ou
courants. Il
semble en isoler cinq
principaux. Les quatre premiers,
qui
n'ont
rien
de
trs
orthodoxe ni
de
trs chrtien, sont considrs par lui
comme minemment
positifs,
alors
que
le
dernier,
d'influence spcifiquement juive, reprsente
une
calamit.
a) Comme toute religion, le
christianisme prserve
des catgories et des
comportements
mythiques
archaques, au
premier
rang
desquels figurent
l'imitation
et la
rptition
des
modles paradigmatiques.
Et c'est
dans
ce
contexte mental prchrtien
qu'il
faut replacer le
drame
de
Jsus-Christ. Son imitation par les
Chrtiens
s'inspire en ralit
d'une attitude
qui prexistait la
personnalit historique du Christ. C'tait celle de l'homme
des
socits archaques, qui trouve dans le mythe la
source
mme de son existence
63
.
Elle
permet
la
rgnration
personnelle
et
cosmique
par la ractualisation
in concreto de la naissance, de la
mort
et de la
rsurrection du Sauveur 64 .
b)
Le christianisme
a galement prserv
un
certain
nombre de symboles
cosmiques
- l'eau,
l'arbre 65
et
la
vigne, la charrue
et
la
hache,
le
navire,
le char,
etc.
,
qu'il
a replacs dans
une perspective
sacramentaire
ou
ecclsiastique
66.
L
encore,
le christianisme ne fit que
reprendre
ou
rinterprter
des thmes paens qui
lui
prexistaient.
c) Pour Eliade, et il trahit ici l'influence que les
doctrines
sotriques
ont d
avoir
sur
la formation
de
sa
pense,
les
premires
formes
chrtiennes
taient plus
proches
de
celles considres plus
tard
comme
hrtiques67.
Autrement dit,
Eliade
considre que
l 'enseignement sotrique pratiqu par Jsus, les
traditions
sotriques des
aptres
68, les enseignements gnos-
tiques,
qui rpudiaient, en partie ou totalement, les
principes mmes
de
la pense hbraque ,
se
trouvaient
l'origine du christianisme
qui,
pourrait-on dire, n'a
connu qu'un succs paradoxal
puisque
celui-ci reposait
sur
l'oubli ou l'touffement dans la Grande glise de
ses
caractres
sotrico-gnostiques les
plus vnrables
69.
d)
Le
quatrime
courant
positif,
qui
est
aussi
le plus
important aux
yeux d'Eliade,
est
reprsent
par
ce qu'il
nomme le
christianisme
cosmique . Cette appellation
ambigu dsigne
la
religion populaire de l'Europe
prchrtienne
70.
Derrire
cette
expression,
qui ne
recouvre videmment
pas un
ensemble
homogne
de
cultes et de croyances, Eliade regroupe
les
folklores
populaires
et
les
rituels
paens
centrs sur
les rythmes
cosmiques,
les cultes de la fertilit. Or
il
s'agit pour
lui
d'une
cration religieuse
originale 71 et de
trs grande
valeur,
puisque, indiffrente
au
christianisme
"historique" et moral72
, qui n'est autre que le christianisme
63 - M. Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p.
208.
64 - M. Eliade, Le Mythe de l'ternel
retour.
Archtypes
et rptition,
Paris,
Gallimard,
1969,
p.
150.
65
-
Sur
ce
symbole
kabbalistique,
voir
N.
Goodrick-Clarke, The Occult
Roots. .., op.
cit.,
p.
64 et
236,
note 19.
D'un
point de vue plus gnral, il
serait indispensable de comparer la conception eliadienne du symbole
celle
de
Guenon
(ainsi
Symboles
de
la
science
sacre,
Paris,
Gallimard, 1962, en particulier les
pages
63-72
rdiges en
1926) ;
d'ailleurs,
ce
dernier
dclarait ds 1948 : [...] il nous semble qu'il
est
peine
besoin
de souligner leur [ces citations
d'Eliade]
rapport avec certaines
des considrations qui
ont
t
exposes par A.
K. Coomaraswamy
et
par
nous-mme
,
Comptes rendus, op. cit., p. 189.
66 - M. Eliade,
Aspects
du mythe,
op.
cit., p. 209,
210;
de mme,
Images
et Symboles, op. cit., p.
212;
Le
Sacr
et
le
Profane, op. cit.,
p. 118, 119.
6l - Cf . M. Eliade, Histoire
des
croyances et des ides religieuses, Paris,
Payot,
3
vol.,
1976,
1978 et
1983,
notamment t. II,
p.
379. Les lments
qui, au
contraire,
ont
contribu
au triomphe
de
l 'orthodoxie
:
fidlit
l 'Ancien
Testament,
dvalorisation
de
l'imaginaire
mythique
et,
inversement,
rvrence
l'gard
de la
pense
systmatique (grecque),
importance
accorde aux institutions sociales
et
politiques (M. Eliade,
Histoire des
croyances. ..,
II,
op. cit., p. 380) sont, partout dans
l'oeuvre
d'Eliade, considrs comme
des facteurs de rgression et de
dsacralisation. Et c'est ce titre d'ailleurs
qu'ils
ont
contribu
l appauvrissement
de la tradition primitive (ibid.).
Prcisons
encore que
le
gnosti-
cisme d'Eliade n'est jamais pessimiste la manire de celui de
l'Antiquit.
Pour lui,
la nature est bonne et c'est l'histoire,
invention
juive, qui
tient le
rle nfaste au centre du
drame
mtaphysique qui se
joue dans
le monde
; sur ce dernier point, voir D. Dubuisson,
Mytho log ies
du
xxe
sicle, op. cit., p. 270-276,
et
ci-dessous note
70.
68 Comme
il
arrive souvent, Eliade considre comme des
faits
indiscutables (M. Eliade, Histoire des croyances..., II,
op.
cit., p. 351),
des donnes controverses qui
sont
loin de faire l'unanimit parmi les
spcialistes.
69 - M. Eliade, Histoire des croyances. . ., II,
op.
cit., p. 351,
352 et
380.
70
-
Cf . M.
Eliade,
Aspects
du
mythe,
op. cit., p.
210.
Je
serais tent d'y
reconnatre
la
version
eliadienne du
christianisme
aryen
(R.
Wagner,
H. S. Chamberlain, J. Langbehn, etc.),
c'est--dire d'un
christianisme
dbarrass de
ses
origines hbraques
et
de son message universaliste
et moral (sur ce
Christ
blond, voir G. L. Mosse, The
Mystical
Origins.
.. , loe. cit.,
p. 92,
93 ; M. lender, Les Langues du paradis, Paris,
Gallimard/d.
du Seuil, 1989, p. 98, notes 46
et
47). propos de ce que
j'ai
appel
l'ontologie antismite
d'Eliade
(cf.
D. Dubuisson,
Mytho log ies
du
xxe
sicle, op. cit.,
p. 263-276), il suff it de savoir qu'elle
consiste
attribuer
au judasme tout ce qu'Eliade
range
du
ct
du monde
profane
(l'histoire, la science, la matire, la
morale, etc.) et, ainsi, en
faire
le ple ngatif d'une
opposition
de nature mtaphysique dont le
terme
symtrique est reprsent par la sacralit
cosmique.
71
-M.
Eliade,
Aspects
du
mythe,
op.
cit., p.
212.
12 -Ibid., p. 211.
7/26/2019 L'sotrisme fascisant de Mircea Eliade
9/11
L'SOTRISME
FASCISANT
DE MlRCEA ElIADE 49
judas
issu du Nouveau Testament, elle
est
tout entire
domine par la nostalgie
d'une
nature
divinise
et
sanctifie
73.
Il
est
important
de
comprendre
que
ce
christianisme
cosmique,
loin d'impliquer une
"paganisation"
du
christianisme, tait, au
contraire, une
"christianisa-
tion" de la religion de leurs anctres [les paysans de
l'Europe orientale]
74
. Eliade,
renversant
le sens et la
signification de la
perspective habituellement admise, voit
dans le
triomphe
du christianisme romain, moral et
dogmatique,
une catastrophe
qui
a contribu la
dsacralisation de la
nature,
cette
nature
porteuse
d'une
nergie
vitale que
clbraient
au contraire,
toujours
selon Eliade,
les
religions
prchrtiennes75.
Il est
certain
que le
christianisme
cosmique d'Eliade,
par
ses
thmes majeurs
(conception mtapolitique
du
monde
social,
antijudasme,
vision
mtaphysique
de la
culture rurale, anhistoricisme,
exaltation du gnie ou de
l'me populaire, du Volkstum, dfinition spirituelle
de
la
vie organique, importance des
croyances et des
coutumes
paennes,
clbration
de la nature
et
des mentalits
primitives, aversion pour toutes les crations de la
civilisation
occidentale moderne, importance des lites
spirituelles et des traditions sotriques , etc.),
doit
une
part
essentielle
de ce qui le constitue
l'atmosphre
intellectuelle qui rgnait
en Roumanie
entre
les
deux
guerres.
Or,
ce Zeitgeist devait beaucoup
l'Allemagne
(F.
Tnnies,
L.
Frobenius,
O. Spengler,
S.
H.
Chamberlain,
etc.),
en
particulier
l'esprit vlkisch des
rvolutionnaires-conservateurs
76.
e) En revanche, Eliade
n'a
pas
d'expression assez
dramatique pour qualifier le
cinquime
lment
qui
est
entr dans
la composition du
christianisme
primitif,
puisqu'il s'agit de l'influence
judaque77,
rsume
elle-mme
par
l'invention
de l'histoire,
laquelle
s'opposera
dsormais au
temps
mythique de l'ternel retour, la
rgnration priodique
de la nature, qui caractrisaient le
christianisme cosmique et
les
autres
religions
prchrtiennes
:
Ainsi,
pour
la premire
fois,
les
prophtes
valorisent l'histoire,
parviennent
dpasser la vision
traditionnelle du
cycle78
[...], La "judasation" du
christ ianisme primitif quivaut
son "historicisation"
[...]. Les
Pres de l'glise ont
suivi
la mme voie79
[...],
La
transformation des
structures
religieuses
de
type
cosmique en vnements
de l'histoire sainte
est
une
caractristique du monothisme yahviste, et sera reprise et
continue par le christianisme 80.
Dans
la reconstruction fantasmatique de l'histoire de
l'humanit
qu'opre Eliade, cette invention de l'histoire
a entran plusieurs consquences dramatiques :
-
La
dsacralisation
du
cosmos
et
de
la
nature
81
et,
par voie de
consquence, l'invention
du
matrialisme,
de la science et de la technologie modernes :
[...]
j'ai
compris que la science moderne n'aurait pas t possible
sans
le judo-christianisme,
qui a
vacu
le
sacr
du
cosmos et l'a ainsi "neutralis" et
"banalis"
82
.
- La
disparition
de la religion cosmique,
c'est--dire
de
la participation aux
mystres de
la
nature, sous
les
coups des
prophtes
de
l'Ancien
Testament
:
Ce
qui
frappe
d'abord
chez les prophtes, c'est
leur
critique
du
culte et
la
frocit
(sic) avec laquelle ils attaquent le syn-
73 Au contraire, dans
le
rcit biblique, la
relation
entre l'homme et
Dieu, fonde sur la
loi
puis sur la foi
et
l 'amour,
ne passe
pas
par
la
nature;
cf.
L. Poliakov, Le Mythe
aryen,
Paris,
Calmann-Lvy,
1971,
p.
350,
351.
74
-M.
Eliade, Aspects
du
mythe,
op.
cit., p.
212.
75 - Voir
galement
M.
Eliade,
Histoire des
croyances...,
II,
op.
cit.,
p. 383-387.
76 - Cf . notes
4,
39, 40, 52
et 70.
On
se reportera l'excellent article de
K. Hitchins,
Gndirea
:
Nationalism in
Spiritual
Guise
in
K.
Jowitt, ed.,
Social
Change in
Romania,
1860-1940,
Institute of
International
Studies, Berkeley,
University
of California, 1978, p.
140-173,
ainsi
qu'
I. Strenski, Four
Theories
of
Myth in Twentieth
Century
History (Cassi-
rer, Eliade, Lvi-Strauss and Malinowski), Iowa,
University
of
Iowa
Press, 1987, p. 70-128.
On
trouvera une critique des concepts
fondamentaux de la Volkskunde dans Herman Bausinger, Volkskunde ou
l'Ethnologie allemande,
Paris,
d. de
la Maison des
sciences de
l 'homme, 1993. Parmi les sources roumaines d'Eliade,
ct de Nae
Ionescu, l'idologue de la Garde de
fer,
(D. Dubuisson, Mythologies
du
xxe
sicle,
op.
cit., p.
218-220
;
A.
Berger,
Fascism and Religion.
..
,
loc.
cit., p.
455-458) ,
il
faut
imprativement
citer
Ludan
Blaga,
form
en
Allemagne
comme Ionescu,
et
dont
on
lira, en franais, loge du
village roumain, Paris,
Librairie
du savoir, 1989 (le texte date de 1937).
Des tudes plus dtailles permettront de
dire
ce qu'Eliade lui
a emprunt , qui est
certainement considrable.
Il faudrait
galement
pouvoir
prciser
quelles
influences le christianisme orthodoxe, sa
liturgie en particulier,
a
exerces sur la formation de sa
pense
(comparez,
par exemple, O.
Clment, Le
Christianisme orthodoxe,
Paris, PUF, 1991,
p. 90, 91, M. Eliade,
Aspects
du mythe,
op.
cit.,
p.
213).
77 -
Cf .
n . 70 ci-dessus. Dans
cette
perspective,
il faudrait
analyser avec
soin
ce qu'Eliade dit
de
la rforme d'Esdras
et de
la
notion de peuple
lu (Histoire
des
croyances..., II, op. cit., p.
247 et
266). Si
les
Juifs,
semble-t-il avancer, ont t partisans
d'une sgrgation
ethnique, si
le premier devoir
du peuple
juif
tait donc de maintenir intacte son
identit ,
en
ce cas les autres
peuples.
..
78
-
M.
Eliade,
Le Mythe
de
l'ternel
retour,
op.
cit., p.
121.
79 - M. Eliade,
Aspects
du mythe,
op.
cit., p.
209.
80
-
M.
Eliade,
Histoire des croyances...,
I, op. cit., p.
191 ; de
mme,
Images
et Symboles,
op.
cit.,
p.
207 et
222-225
; Mythes, Rves et
Mystres, Paris, Gallimard,
1957,
p.
29 ;
Le
Sacr et le Profane,
op. cit.,
p. 98 : Le
christianisme
va encore plus loin dans la
valorisation
du
temps historique , etc.
81
-
Cf . J.
Evola,
Imprialisme
paen, p. 11
et 12, cit par
P.
-A.
Taguieff,
Julius Evola. .. , loc. cit.,
p.
31 : l'Occident ne connat plus la nature.
Celle-ci
n'est
plus,
pour l'Occidental, un
corps vivant fait de symboles,
de dieux ou de
gestes rituels
une
harmonie,
un cosmos dans
lequel
l'homme se meut libre, comme
un
royaume dans un royaume"
: au
contraire, elle
est
tombe en
dcadence
dans une extriorit opaque
et
fatale,
dont
les sciences
profanes cherchent ignorer le mystre par
des
petites lois
et
des petites
hypothses
.
82
-
M.
Eliade, Fragments
d'un
journal,
I,
op.
cit., p.
302;
de mme
p. 327, 328, 379,
380 et 402.
7/26/2019 L'sotrisme fascisant de Mircea Eliade
10/11
50 Daniel
Dubuisson
crtisme, c'est--dire les influences cananennes [...].
Jamais
la
religiosit cosmique
ne fut assaillie aussi
sauvagement
83.
-
Avec la
quasi-disparition
de la religion cosmique,
qui
ne survcut
plus que
chez quelques peuples
primitifs
ou
paysans,
disparurent
galement la
"joie
de vivre",
solidaire de
toute
religion cosmique84 , les grandes
liturgies archaques,
tels les sacrifices
sanglants 85 et
les orgies
sexuelles86,
de
mme
que les
religions
mystres87,
les
traditions sotriques et gnostiques
88.
En contrepartie, le christianisme
imposa
sa
conception
d'une
vie religieuse centre
sur la
foi, signe tragique
de
l'homme dchu89,
la morale (alors que, pour
Eliade, triste pigone de Nietzsche, la perfection
se
situe
au-del
du
bien
et
du
mal90),
l'incomprhensible
grce91,
l'thique sociale92
et,
plus grave peut-tre que
tout ce qui
prcde, l'accueil
sur
un
plan d'galit de
tous les hommes.
Or, comme le dit sans
dtour
Eliade
propos du yoga, mais son
propos
vaut
pour
toutes les
religions
: Comme toute gnose et toute
mystique
qui
se
diffusent et triomphent, le yoga tantrique n'arrive
pas
conjurer la
dgradation
en
pntrant
des
couches
sociales de plus
en
plus larges et excentriques.
.. C'est le
risque de tout
message
spirituel qui
est assimil
et
"vcu"
par des
masses sans
une
initiation pralable 93.
La
notion
de religion cosmique comme celle de
christianisme
cosmique
ne
sont
gure
pertinentes
tant
elles
sont imprcises et
partielles. Il suffit, par
exemple, de
considrer
les religions
prchrtiennes de l'Europe
(grecque, romaine,
celtique,
germanique, etc.)
pour
constater aussitt qu'elles ne se rduisent pas
simplement des cultes de la fertilit, des mythes ou des
liturgies naturalistes. En outre, elles prsentent entre elles
des diffrences considrables que
rien
n'autorise
ngliger,
surtout
pas une notion aussi
floue
que
celle
de
religion cosmique. En revanche, on devine immdiatement
quel profit
Eliade
tirait de ses reconstructions sommaires
et
factices
:
en plaant
ces
formes
de religiosit
cosmique
sous le double patronage de la nature et des
communauts agraires traditionnelles,
il se
forgeait une arme
tourne
la fois contre les principes religieux
fondamentaux
du judo-christianisme (la foi, la charit, la loi
morale,
l'amour
du prochain) et contre la plupart des crations
intellectuelles
de l'Europe moderne (la
science,
la
dmocratie, les
droits de l'homme, la
raison
critique).
Ainsi
Eliade
put-il
dresser l'un
contre
l'autre le
judo-chr istianisme, mais
tel
qu'il
le dfigurait,
et sa religion cosmique
au sein
d'une
opposition qui
tait
d'autant plus radicale
qu'elle tait parfaitement artificielle 94.
L'influence
des
caractres proprement
idologiques
de la pense d'Eliade ne transparat pas moins dans son
got
pour les courants gnostiques et
sotriques.
S'ils
sont globalement
hostiles aux principes moraux de la
Grande
glise,
si
les
premiers
ont
mme
diabolis
le
Dieu
crateur
des
prophtes de l'Ancien Testament95, la
plupart
dfendent
en
supplment une vision
litiste. Or,
il s'agit
l pour
Eliade
d'un
point
absolument
capital.
Sa
conception
de la
vie
religieuse
repose pour l'essentiel
sur
l'activit de quelques
tres
d'exception96. Ainsi,
il
affirmait
en 1962 : Du moins ces recherches ont-elles
mis en lumire
le rle des
individus
crateurs
dans
l'laboration et la transmission des mythes [...]. Ce sont les
spcialistes
de l'extase, les familiers
des
univers
fantastiques qui nourrissent, accroissent et
laborent les
motifs
83
-
M.
Eliade,
Histoire des
croyances...,
I,
op.
cit.,
p.
368;
de
mme,
ibid., p.
194 ; Fragments
d'un
journal, II,
op. cit., p.
251 ;
Le Sacr
et le
Profane,
op. cit., p. 151,
152; Aspects du mythe,
op. cit., p.
211 : La
solidarit mystique avec
les
rythmes cosmiques, violemment attaque
par les
Prophtes
[...].
Ce souci obsessionnel
de djudaser (sic) le
christianisme
reprsente
un
thme central, commun au christianisme
aryen
(cf.
note
70) et au christianisme
cosmique
d'Eliade.
84
-
M.
Eliade,
Histoire
des
croyances. .
.,
I,
op. cit., p.
369.
85 - M. Eliade,
Mythes, Rves et
Mystres, op. cit., p. 176, 177.
86 -M. Eliade, Occultisme,
Sorcellerie..., op.
cit.,
p. 119,
121
et
89 : Le
judo-christianisme ayant
dmonis la
sexualit
[...].
87
-
Ibid., p. 88.
88 - M. Eliade, Histoire des croyances. ..,11,
op.
cit., p.
380.
l'intrieur
mme
du
judasme,
Eliade
prend naturellement
parti
pour
la
Kabbale
contre
les rigoristes
talmudiques
{Fragments
d'un
journal,
I,
op.
cit.,
p. 504, 505), pour la littrature apocalyptique, qui constituait une
science sacre,
d'essence
et
d'origine divines, inaccessible aux
profanes
et
qui fut ensuite
transmise
quelques tres d'exception,
contre l'ontologie
de la Torah {Histoire
des
croyances...,
II,
op. cit.,
p.
262-265).
89 - M. Eliade, Le Mythe de l'ternel
retour,
op. cit., p.
181
; de mme,
Mythes, Rves et Mystres,
op. cit.,
p.
190,
191.
90 - Cf . M. Eliade, Mphistophls
et
l 'Androgyne,
op.
cit., p. 100. Sur
l'amoralisme de Vbomo religiosus eliadien, conforme au ralisme
hroque
des Jnger, Evola, etc., voir D. Dubuisson, Mythologies du
xxe sicle,
op.
cit.,
p. 286-288.
91
M. Eliade, Fragments
d'un
journal, I,
op.
cit.,
p.
342.
92
-M.
Eliade, Occultisme, Sorcellerie..., op. cit., p.
87.
93
-
M.
Eliade,
Le
Yoga.
Immortalit
et
libert,
Paris,
Payot,
I960,
p.
293.
94 - L'histoire religieuse de
l 'humanit
ne se ramne certainement
pas
cette caricature et l'on
trouverait sans
peine,
parmi
toutes
les
religions
non
chrtiennes, autant de religions que l'on veut - songeons
simplement
au
bouddhisme
- pour les opposer, elles aussi, cette nigma-
tique
religion
cosmique .
95 - Eliade
parle
volontiers de l ' intolrance et
[du]
fanatisme des
prophtes {Histoire des
croyances..., I, op. cit., p.
194); ailleurs, on l'a
vu, il
voque
leur
frocit
et la violence de leurs attaques
Son
admiration
pour
les auteurs gnostiques
{Histoire
des
croyances...,
II,
op. cit., p. 358-361)
s'explique
sans doute aussi
par le
fait qu'ils taient
hostiles la Loi
et
au Dieu juifs. R. Goetschel {La Kabbale, Paris,
PUF,
1993, p. 30)
parle
de leur
antismitisme mtaphysique
(sur ce
point,
on se reportera
la brve synthse de
J.
Danilou, L'glise des
premiers temps. Des origines
la fin
du
nf
sicle,
Paris,
d. du Seuil,
1985,
chap,
v
et
vin).
96 -M. Eliade, Histoire
des
croyances...,
II,
op.
cit., p.
263.
7/26/2019 L'sotrisme fascisant de Mircea Eliade
11/11
L'SOTRISME
FASCISANT
DE MlRCEA ElIADE
5/
mythologiques traditionnels [...]. Les diffrents
spcialistes du
sacr,
depuis
les
chamans
jusqu'aux bardes,
ont
fini
par imposer
dans
les collectivits respectives
au
moins
quelques-unes
de
leurs
visions
imaginaires
[...].
En un mot, les expriences religieuses privilgies,
lorsqu'elles sont communiques
par
le truchement
d'un
scnario
fantastique
impressionnant,
russissent
imposer
la communaut
tout entire
des
modles
ou des
sources
d'inspiration. Dans les
socits archaques comme
partout
ailleurs,
la
culture
se constitue et se renouvelle grce
aux expriences de
quelques
individus97.
Sur
ce point,
l'opinion
d'Eliade ne prsente aucune
espce d'ambigut et
n'a
gure vari. On
la trouvait dj
clairement
exprime dans ses articles
politiques
d'avant-
guerre98,
dans
sa
conception aristocratique^
de
la
Garde de fer fonde par Codreanu, dans son apologie du
rgime salazariste 10.
litisme101 et sotrisme, dfinition ultra-autoritaire
du
pouvoir
politique,
conservatisme, antijudasme
et
antichristianisme, naturalisme et ruralisme
mystiques,
conception organique
de
la
nation
:
il
suffit d'numrer
les thmes majeurs autour desquels s'est
dveloppe
l'uvre d'Eliade pour mesurer quel point,
derrire
sa
rhtorique
et sous son travestissement religieux,
elle
n'a
fait que
reprendre
et
transposer certains
de ceux auxquels
se
rallirent,
au cours
des annes vingt et trente, tant
d'intellectuels
et
de
courants de
pense
qui
s'opposrent
brutalement
la dmocratie, aux
droits
de l'homme, la
notion
de progrs et aux lumires de la science moderne.
Ainsi,
celui
qui n'a
cess de dnoncer l'histoire, de
l accabler de toutes
les
tares en attribuant son
invention
aux
Juifs, en
subit
la revanche
et
laisse une uvre
profondment
date,
marque par les plus sombres lueurs de son
temps.
Dans
ces conditions,
on
mesure
mieux
l'inanit du
dbat qui consiste se
demander
si
Eliade
a t naf, une
espce de Lacombe Lucien artiste et mystique, victime de
son anticommunisme102, ou de quand date sa
transformation
from
politics
to
religion1^.
Eliade, aprs
1945,
en
tant qu'historien des religions, n'a
jamais dsavou ses
convictions
litistes, antimodernistes et
antismites104
d'avant-guerre ; il
n'a
pas non
plus tourn
le
dos
son
got
pour
l'occulte et l'sotrisme.
Il
leur a
simplement
donn
une
ampleur et
une
rsonance plus vastes en
les
camouflant105 , c'est--dire en les transfigurant et en
les
sublimant
dans
un
langage
diffrent,
celui
de
ses
conceptions trs personnelles des univers religieux.
97
- M. Eliade,
Aspects
du
mythe,
op. cit.,
p.
182, 183.
98
The
creative lites
of
modem
Romania are the
only ones
who
have
the
right of succession
to the
peasant
class.
Romania
could
dispense
with
every
other social element
save
the peasantry and the
creative elite. .. On
the
one
hand,
folkloric creation, collective organic
life ;
on
the other, personal genius
which
arrives by itself at the
consciousness
of Romanian realities, in M.
L.
Ricketts, Mircea
Eliade. .., op. cit., p.
914
(sa
traduction).
Ce texte date
de
1935, comme
celui-ci : The "masses" have nothing
to
do with
artistic
creation or
with scientific or philosophical research (ibid., p. 889). la mme
poque,
Julius Evola crivait que l'Occident moderne avait
systmatiquement
dtruit
ce
qui
est
la
prmisse
mme
de
toute
tradition
;
le
contact avec la ralit mtaphysique par l'intermdiaire d'une
lite
autour de laquelle
tout
le
reste
s'organise, naturellement
et
hirarchiquement, cit par P.-A. Taguieff,
Julius
Evola... , loc.
cit., p.
44,
note
50.
99 - M. L. Ricketts, Mircea Eliade,
op.
cit., p.
927
(texte de 1938).
10 0
- Publie en 1942
(cf.
note
52 ci-dessus).
Son admiration pour
Mussolini n'tait pas moins enthousiaste
(cf.
M.
L.
Ricketts,
ibid.,
p. 901 ; on trouvera
dans
le mme
ouvrage, p. 1393, une partie
de
ce
que
M. L. Ricketts considre
comme
his only article that could be
construed as pro-hitlerist ).
10 1
- [...] Ce mot est celui d' lite , dont nous nous sommes servi
pour
dsigner quelque chose qui
n'existe
plus dans l'tat actuel du
monde occidental,
et
dont la
constitution,
ou plutt la reconstitution,
nous
apparaissait
comme
la
condition premire
et
essentielle
d'un
redressement
intellectuel
et
d'une
restauration
traditionnelle
,
R.
Gu-
non,
Aperus sur l ' initiation, Paris,
d.
traditionnelles, d. de 1992,
p. 272.
Du mme,
La Crise
du
monde moderne,
Paris,
Gallimard,
1946,
p.
95. Dans ces
conditions,
on doit au moins
reconnatre
avec
A. Faivre
(L'sotrisme, op.
cit., p. 115) qu'il existe
entre
certains
reprsentants de la
Tradition
(au sens pur
et dur) et
certains
mouvements d'extrme-droite une affinit naturelle .
10 2
- M.
L.
Ricketts,
Mircea
Eliade, op. cit., p.
903 et
1393.
10 3
-
I. Strenski,
Four
Theories
of Myth. .., op. cit., p. 212, note
97 ; de
mme
N. Manea,
Mircea
Eliade et la
Garde
de fer,
Les Temps
modernes, 549, 1992, p.
108.
10 4
- A.
Berger,
Fascism and Religion... , loc. cit., donne
p.
463,
note 7,
les rfrences
des principaux articles antismites crits par
Eliade
entre 1932 et
1937.
10 5
-
Ce
terme
est
utilis
sans
cesse
par
Eliade
pour
caractriser
la
manire
par laquelle la
face invisible
des hirophanies exprime la
sacralit cosmique ; par
exemple Les
Moissons du solstice, op.
cit.,
p. 60,
154 et
217; Fragments
d'un journal, I,
op.
cit., p.
427, 443
et
506
;
Fragments
d'un journal, II, op. cit., p. l6l,
265 et 282
; L'preuve
du
labyrinthe,
op. cit., p.
203 ; Aspects
du mythe, op. cit., p. 178, etc.