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Des organismes aux artefacts
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SCIENCE, HISTOIRE ET SOCIÉTÉTRAVAUX ET RECHERCHES
Collection dirigée par Dominique Lecourt
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Les fonctions :Des organismes aux artefacts
Sous la direction de
Jean Gayon et Armand de Ricqlès
Avec la collaboration de Matteo Mossio
Ouvrage publié avec le concours du Ministère de la recherche (programme ACI TTT )
et du Collège de France
Presses Universitaires de France
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ISBN 978-2-13-057441-5
Dépôt légal – 1re édition : 2010, septembre
© Presses Universitaires de France, 20106, avenue Reille, 75014 Paris
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Ce livre est dédié à la mémoire de Marie-Claude Lorne,
tragiquement disparue en septembre 2008
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Sommaire
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
PREMIÈRE PARTIE
PROBLÈMES CONCEPTUELS ET HISTORIQUES
Section 1. Origines du discours fonctionnel dans les sciences de la vie L A FONCTION BIOLOGIQUE : PHYLOGÉNIE D’UN CONCEPT
par James G. Lennox . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
RÔLE DU COUPLE « STRUCTURE/FONCTION » DANS LACONSTITUTION DE LA BIOLOGIE COMME SCIENCE
par François Duchesneau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
TISSUS, PROPRIÉTÉS, FONCTIONS : LE TERME « FONCTION »DANS LA BIOLOGIE FRANÇAISE DU DÉBUT DU XIXe S.
par Laurent Clauzade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
« DESIGN », HISTOIRE DU MOT ET DU CONCEPT : SCIENCESDE LA NATURE, THÉOLOGIE, ESTHÉTIQUE
par Daniel Becquemont . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
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Section 2. Fonction, sélection, adaptation
COMMENT LES TRAITS SONT-ILS TYPÉS DANS LE BUT DELEUR ATTRIBUER DES FONCTIONS ?
par Karen Neander . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
R AISONNEMENT FONCTIONNEL ET NIVEAUXD’ORGANISATION EN BIOLOGIE
par Jean Gayon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
FONCTION ET ADAPTATION : UNE DÉMARCATION
CONCEPTUELLE, ENTREPRISE À PARTIR DE CAS-LIMITESPOUR LA THÉORIE ÉTIOLOGIQUE
par Philippe Huneman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
FONCTIONS : NORMATIVITÉ, TÉLÉOLOGIE ET ORGANISATION par Matteo Mossio, Cristian Saborido, Alvaro Moreno . . . . . . . . . . . . . . 159
DEUXIÈME PARTIE
LES FONCTIONS EN BIOLOGIE
Section 3. Structures et fonctions en morphologie et paléontologie
LE PROBLÈME DE LA CAUSALITÉ COMPLEXE AUX SOURCESDE LA RELATION STRUCTURO-FONCTIONNELLE ;
1/ GÉNÉRALITÉS, 2/ L’EXEMPLE DU TISSU OSSEUX
par Armand de Ricqlès et Jorge Cubo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
STRUCTURE, FONCTION ET ÉVOLUTION DE L’OREILLEMOYENNE DES VERTÉBRÉS ACTUELS ET ÉTEINTS :
INTERPRÉTATIONS PALÉOBIOLOGIQUES ET
PHYLOGÉNÉTIQUES
par Michel Laurin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
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TROISIÈME PARTIE
FONCTION ET DYSFONCTION EN MÉDECINEET EN TECHNOLOGIE
Section 7. Fonction et dysfonction
DYS-, MAL- ET NON- : L’AUTRE FACE DE LA FONCTIONNALITÉ par Ulrich Krohs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 337
R AISONNEMENT FONCTIONNEL EN PSYCHIATRIE par Arnaud Plagnol . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 353
Section 8. Un même raisonnement fonctionnel en ingénierie et en biologie ?
L’IDÉE DE FONCTION EN BIOLOGIE ET EN ROBOTIQUE,TÉMOIGNAGE AUTOUR DU PROJET « ROBOCOQ »
par Anick Abourachid et Vincent Hugel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371
THÉORIES DES FONCTIONS TECHNIQUES : COMBINAISONSSOPHISTIQUÉES DE TROIS ARCHÉTYPES
par Wybo Houkes & Pieter E. Vermaas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381
CE QU’EXPLIQUE UNE EXPLICATION FONCTIONNELLE : LECAS EXEMPLAIRE DES BIO-ARTEFACTS
par Françoise Longy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405
INDEX NOMINUM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 419
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LISTE DES AUTEURS
(par ordre alphabétique)
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INTRODUCTION
Jean Gayon et Armand de Ricqlès
Depuis la Renaissance, la notion de fonction a joué un rôle structu-rant de premier plan dans trois grands domaines : les sciences de la
vie et la médecine, la technologie, et les sciences sociales et politiques.Dans ces trois champs, le terme « fonction » évoque l’idée quequelque chose a un rôle, et que cette chose est en fait censée accom-
plir ce rôle. Par exemple, dire que le cœur a pour fonction de pomperle sang, c’est dire que c’est là son rôle, et qu’il est là pour l’accomplir.Dire qu’une soupape est un obturateur mobile qui a pour fonctionde régler le mouvement d’un fluide, c’est dire que ce dispositif est làpour cet effet, et qu’il a été conçu pour cela. Le terme est tout aussiancien et évident dans le domaine social, où il a d’abord été utilisé,semble-t-il, comme synonyme d’office : tel emploi, telle chargepublique, telle institution est une « fonction » au sens où un rôle
social, associé à des effets définis, est attribué à une personne ou à uneorganisation. Le mot « fonctionnaire » témoigne de cette dimensionsociale importante du discours fonctionnel. Qu’il s’agisse des sciencesde la vie, des artefacts ou des rôles sociaux, le mot « fonction »emporte quasiment toujours avec lui une idée de finalisation et denormativité de quelque chose. C’est dans le domaine social et poli-tique que ces connotations sont les plus évidentes. Dans le cas dessciences de la vie et des techniques, le va-et-vient entre ces deux
registres d’utilisation du terme a produit une configuration concep-tuelle différente, où l’attention se concentre sur un problème de
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causalité. Demander quelle est la fonction d’un trait organique ou
d’un artefact, c’est en effet osciller entre deux types d’interrogation : pour quoi la chose est-elle là et est-elle faite comme elle est faite (pro-blème de causalité finale) ? Et quelle est son action caractéristique , ouencore comment fonctionne-t-elle (problème de causalité efficiente, oùl’on remarque l’inflexion particulière que le terme dérivé de « fonc-tionnement » donne à celui de « fonction »). Nous ne pouvons nousempêcher ici de penser à la fameuse phrase de René Descartes, autout début de L’homme , lorsqu’il propose d’étudier le corps humain
comme une machine : « Je suppose que le corps n’est autre chosequ’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pourla rendre la plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que,non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tousnos membres, mais aussi qu’il met au dedans toutes les pièces quisont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire,et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent êtreimaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposi-
tion des organes » (Descartes, 1996 : 120 ; A.T. XI, 120). Comme l’anoté Georges Canguilhem, ces phrases, exemplaires du programmemécaniste, témoignent de son ambivalence conceptuelle profonde :d’un côté le philosophe invite à expliquer les fonctions vitales commedes effets de la disposition matérielle des organes ; de l’autre, l’idéede corps-machine est introduite au prix de le fiction hautement fina-liste d’un Dieu qui le « forme tout exprès » (Canguilhem, 1975).
Les conditions historiques précises dans lesquelles le mot et le
concept de fonction sont apparus sont mal connues. Les premiersusages sont attestés en latin dès le XIXe siècle en médecine, puis(semble-t-il) très vite le mot se répand dans le domaine des techniqueset dans celui de l’organisation administrative. Nous ne pouvons guèreen dire plus, car, aussi surprenant cela puisse-t-il paraître, il n’y apas d’étude historique sur le sujet. Nous croyons cependant que lesinteractions entre les trois registres d’utilisation du mot sont toujoursaussi vives aujourd’hui qu’elles l’étaient il y a cinq cents ans environ,
et qu’elles constituent une clé importante pour éclairer les ambiguïtéset paradoxes associés au discours fonctionnel.
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INTRODUCTION 3
Dans le présent ouvrage, l’enquête a été limitée aux usages biolo-
giques et technologiques du concept de fonction. Elle est en outre depart en part marquée par les débats philosophiques vigoureux, maistrès pauvrement connus en langue française, qui se sont développésà l’échelle internationale dans la seconde partie du XXe siècle sur lesens même du mot « fonction », sur les attributions fonctionnelles etsur l’explication fonctionnelle. Il ne sera donc pas inutile de rappelerla teneur de ces travaux philosophiques, tenus pour acquis dans celivre, avant d’indiquer la spécificité de celui-ci.
Dans le climat instauré dans les années 1950 par la philosophiepositiviste des sciences, l’omniprésence et la persistance des énoncésfonctionnels dans les sciences de la vie à l’époque contemporaine ontfait figure de scandale. De tels énoncés (par exemple « la fonctiondes hématies est d’apporter de l’oxygène aux tissus »), en effet, sontpratiquement toujours compris comme des ébauches d’explication.Or ils sont paradoxaux du point de vue de la méthodologie scienti-fique, car ils semblent suggérer qu’on peut expliquer un phénomène
à partir de ses effets, et mettent donc à mal les standards usuels del’explication causale. Par exemple, si l’on dit que le cœur a pourfonction de faire circuler le sang chez les vertébrés, on ne veut passeulement dire que le cœur fait cela, mais aussi qu’il est là pour réaliser cet effet . On n’imagine pas que les sciences physiques et chimiquess’expriment ainsi. Par exemple, comme le notait Ernest Nagel, onn’imagine guère qu’un chimiste expliquant la liaison covalente entreatomes écrive : « La fonction des orbitales électroniques est de rendre
possible la liaison covalente. » Le chimiste se contente de déduire lespropriétés de la liaison covalente de ce qu’il sait de la structure desatomes et de la mécanique quantique. De même ne viendrait-il pasà l’idée d’un géographe de dire que la fonction des glaciers est defournir de l’eau de manière régulière aux habitants des vallées et desplaines, sauf si des dispositifs techniques étaient mis en place, commec’est actuellement le cas dans l’Himalaya, pour limiter la fonte desglaciers, et pour les reconfigurer dans le but, précisément, de préser-
ver leur capacité de stocker l’eau sérieusement menacée aujourd’hui.Mis à part ce cas exceptionnels, les glaciers n’ont pas pour fonction de
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stocker l’eau, ils le font tout simplement en vertu des conditions phy-
siques qui les font exister. Les biologistes, en revanche, n’ont aucunscrupule à attribuer des fonctions à des systèmes d’organes, à desorganes, à des cellules, et maintenant à des molécules.
C’est pour réduire ce scandale que de nombreux philosophes sesont attelés, à partir des années 1950, à une analyse critique desénoncés fonctionnels et des explications fonctionnelles, telles qu’onpeut les rencontrer dans les sciences biologiques, psychologiques etsociales. Carl Hempel a joué un rôle capital dans cette histoire, en
montrant, ou essayant de montrer que la notion même d’explicationfonctionnelle était indéfendable, pour des raisons logiques, et dans lecadre du modèle nomologique-déductif de l’explication scientifiquequ’il a lui-même défendu (Hempel, 1959). L’effet de ce texte a étédévastateur. Après Hempel, les philosophes ont plus ou moinsdélaissé le problème de l’explication fonctionnelle (entendons : l’explica-tion de quelque chose par sa fonction) au profit de celui des attributions
fonctionnelles . Ernst Nagel a ouvert la voie en essayant de montrer que
les énoncés fonctionnels des sciences biologiques pouvaient se tra-duire en énoncés causals ordinaires, et ne constituaient donc pas un
véritable problème (Nagel, 1961). Selon Nagel, il ne s’agissait qued’un effet de perspective : le biologiste concentre son attention sur leseffets, mais il n’a pas vraiment en tête de violer le principe de causa-lité. Toutefois, la solution de Nagel a vite révélé ses limites 1. Uncertain nombre de philosophes ont alors proposé des « traductions »alternatives des attributions fonctionnelles, au prix souvent d’une très
grande complication.
1. L’idée de Nagel était particulièrement simple. À condition d’entendre le terme de « cause »au sens de « condition nécessaire », il était équivalent de dire : « La fonction du cœur chezles vertébrés est de pomper le sang » et « Le cœur est une condition nécessaire du pompagedu sang chez les vertébrés ». La limite de cette solution en apparence élégante est qu’elle nepermet pas de distinguer entre un effet accidentel et une fonction. Elle ne permet pas, parexemple, de comprendre la différence de statut entre deux effets typiques du cœur chez lesêtres humains, le pompage du sang, et le bruit qu’il fait. Dans les deux cas, le cœur est lacondition nécessaire de ces deux effets. Mais aucun biologiste ne dirait que le cœur a pour
fonction d’émettre un bruit. L’équivalence proposée par Nagel n’en est donc pas une. Ellemanque quelque chose d’essentiel aux attributions fonctionnelles.
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INTRODUCTION 5
La situation a spectaculairement changé au milieu des années
1970. Deux philosophes, l’un d’abord et avant tout motivé par laconstruction d’une théorie de l’action – Larry Wright –, l’autre inté-ressé par la méthodologie des sciences psychologiques et des sciencescognitives – Robert Cummins –, ont proposé chacun une interpréta-tion des énoncés fonctionnels. Quoique les textes originaux soient delecture difficile, les solutions qu’ils ont proposées ont structuré lamajeure partie du débat qui s’est développé depuis.
La théorie de la fonction proposée par Wright (1973), appelée par lui
« théorie étiologique », et rebaptisée « théorie du selected effect » a été àl’origine d’une tradition dominante qui interprète les énoncés fonction-nels en référence à la théorie de l’évolution par sélection naturelle. La
version la plus concise est celle qu’en a donné la philosophe Karen Nean-der : « La fonction d’un trait est l’effet pour lequel il a été sélectionné »(Neander, 1991 ; voir aussi ce volume). Dans cette conception, l’attribu-tion d’une fonction à un trait (par exemple le cœur) renvoie donc à l’his-toire passée des systèmes qui ont conduit par reproduction au(x)
système(s) dans le(s)quel(s) on considère le trait à l’instant t . Pour dire leschoses trivialement, attribuer une fonction au cœur, c’est dire que lesancêtres des organismes présents qui ont un cœur ont été sélectionnéspour la possession de ce trait. Peu importe ici que Larry Wright, qui étaitmoins intéressé par la philosophie des sciences (et notamment de la biolo-gie) que par la théorie de l’action 1, ait proposé sous le nom de « théorieétiologique » une réflexion sensiblement plus complexe, où la sélection,si elle jouait un rôle, ne faisait néanmoins pas partie de sa définition duterme fonction. Le fait est qu’après Wright, de nombreux philosophes dela biologie, philosophes de la psychologie et philosophes des techniquesont exploré le lien qu’il établissait entre fonction et sélection. Cette lignéeintellectuelle, qui subordonne la compréhension du concept de fonctionà une théorie scientifique contemporaine – la théorie de l’évolution par
1. Ce point a été admirablement analysé par la regrettée Marie-Claude Lorne dans sa thèsede doctorat de philosophie (2005). Lorne a montré que l’agenda philosophique de Larry
Wright n’était pas celui des philosophes de la biologie et de la psychologie qui se sont placésdans son sillage au titre de la théorie « étiologique » des fonctions.
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sélection naturelle – se caractérise par l’interprétation ostentatoirement
réaliste qu’elle donne des fonctions. La conception étiologique de la fonc-tion est aussi communément appelée « théorie étiologique sélective » ou« théorie évolutionniste » de la fonction, et parfois « théorie téléolo-gique » (Neander, 1991).
L’autre lignée intellectuelle a son origine en Robert Cummins qui,en 1975, a proposé une théorie de la fonction très différente. PourCummins, les attributions fonctionnelles, que ce soit dans le domainede la biologie, de l’ingénierie ou des sciences psychologiques et cogni-
tives, ne doivent pas être comprises en référence à une histoire anté-rieure. Elles concernent des systèmes considérés dans leur état actuel,et dont il s’agit de comprendre comment leurs capacités résultent ducomportement de leurs composants. Pour Cummins, dire que X a lafonction F , c’est dire que X joue un « rôle causal » dans le système quile contient, et contribue à l’émergence d’une capacité dans celui-ci. Parexemple, le diaphragme, par sa contraction, dilate les poumons et y faitchuter la pression de l’air. Sa fonction n’est donc rien d’autre que le rôle
causal qu’il joue dans le système respiratoire des vertébrés terrestres.Cette conception de la fonction est communément désignée comme« théorie systémique » ou « théorie de la fonction comme rôle causal ».
À la différence de la théorie étiologique, la théorie systémique de lafonction n’est en général pas comprise dans un esprit réaliste. Les attri-butions de fonction sont relatives à un contexte scientifique d’explica-tion donné et à une méthodologie particulière.
On est étonné, 35 ans après la publication des textes canoniques
de Wright et de Cummins, de l’ampleur et de la fécondité desrecherches et controverses qui se sont développées sur ce socle. Danscertains cas, notamment dans celui des sciences cognitives, et aussien morphologie fonctionnelle, ce débat a joué un rôle important dansl’évolution même des recherches scientifiques. Mais plus générale-ment, c’est un chapitre sans précédent d’investigation philosophiquequi s’est ouvert. Aussi étonnant que cela paraisse, le projet de clarifierle concept de fonction et de le définir (plutôt que de simplement s’en
servir) est une spécificité contemporaine. On peut sans doute identi-fier dans les siècles passés des réflexions spontanées, quoique assez
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INTRODUCTION 7
rares, sur la notion de fonction, mais quasiment jamais une interroga-
tion frontale sur ce qu’elle signifie ou pourrait signifier précisément.Les réflexions de Claude Bernard sur ce sujet, rapportées dans ce volume par François Duchesneau et par Jean-Claude Dupont, repré-sentent sans doute une exception remarquable. Mais, même dans cecas, il s’agit encore d’intuitions plutôt que d’une analyse. Alors que lessciences physiques ont suscité depuis le XVIIe siècle d’innombrablesréflexions de premier plan sur la causalité, il a fallu attendre la fin duXXe siècle pour que la notion de fonction, catégorie essentielle dans
les sciences biologiques et humaines, mais aussi dans la technologie,commence à être examinée avec une rigueur comparable.
Ces réflexions philosophiques contemporaines forment donc la toilede fond sur laquelle la majorité des contributions de ce volume prennentsens. Pourtant, le présent ouvrage n’a pas pour objet exclusif ni mêmeprincipal de reprendre ou développer les débats des philosophes analy-tiques sur la définition du concept de fonctions. Certaines contributionsapportent leur pièce à cet édifice ; Neander, Huneman, Gayon, Mossio/Saborido/Moreno pour l’usage biologique de la notion (section 2) ;Krohs, Vermaas & Houkes, Longy, pour son usage technologique etmédical (sections 7 et 8). Nous sommes à cet égard particulièrement heu-reux de pouvoir offrir au public français, et dans sa langue, un ensemblede contributions originales, sur un sujet qui a été tant ignoré par les philo-sophes français, à l’exception notable de Joëlle Proust (1990), et de publi-cations antérieures de plusieurs auteurs ayant participé au présent
volume. La contribution originale de Karen Neander, actrice majeuredans le débat, est un grand honneur. On notera aussi l’importance attri-buée au domaine émergent des théories de la fonction étendues auxobjets techniques (section 8).
Le reste de l’ouvrage obéit cependant à un agenda différent, qui ledistingue assez nettement de la littérature disponible en langueanglaise sur le sujet 1.
1. Plusieurs anthologies remarquables témoignent de la vigueur de cette littérature : Block,1980 ; Allen et alii , 1998 ; Buller, 1999 ; Ariew, 2002 ; Krohs, 2009.
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En premier lieu, une place significative a été faite à ce qu’on pour-
rait appeler l’archéologie des théories de la fonction. Les études histo-riques sur le sujet sont rarissimes, tant il est vrai qu’il est difficile deles identifier. Comme on l’a dit, avant la seconde moitié duXXe siècle, les réflexions méthodologiques philosophiques sur lesfonctions sont essentiellement implicites et intuitives. Elles sontimmergées dans une pratique scientifique qui a souvent dramatique-ment besoin du terme, mais qui n’effectue pas un retour critique surelle-même. La section 1 offre à cet égard plusieurs études qui
décrivent les origines lointaines du discours fonctionnel – notammentdans la pensée grecque et hellénistique, avant même que le mot latinde « fonction » n’apparaisse –, et sa montée en puissance aux XVIIIe
et XIXe siècles, chez les médecins physiologistes (comme Haller etClaude Bernard), chez les naturalistes (Cuvier), et (déjà) chez un phi-losophe (Auguste Comte). Il faut souligner l’extrême rareté de cegenre d’approche dans la littérature. James Lennox, FrançoisDuchesneau et Laurent Clauzade jouent ici le rôle de pionniers. Cette
section contient aussi une étude très éclairante sur l’histoire du mot etdu concept design, dont le sort a été si étroitement associé au discoursfonctionnel depuis la Renaissance. Ce terme est en réalité un révéla-teur : en l’absence de réflexions explicites et critiques sur la fonction,il révèle l’articulation des contextes (scientifique, technologique, esthé-tique et théologique) du discours fonctionnel. L’étude de Daniel Bec-quemont est à cet égard d’une grande utilité pour comprendre lesraisons du retour inflationniste de ce concept dans le discours biolo-
gique et dans la culture technologique contemporaines.Dans d’autres sections (5 et 6), portant sur des aspects particuliersde l’histoire des sciences, certains auteurs ont aussi privilégié uneapproche historique des implications épistémologiques variées du dis-cours fonctionnel. C’est le cas des contributions de Jean-ClaudeDupont (physiologie), Charles Galperin (génétique), Stéphane Tirard(origines de la vie), Françoise Parot (psychologie behavioriste). Cesétudes révèlent que les théories philosophiques de la fonction des
dernières décennies sont loin d’épuiser l’épistémologie de l’usageeffectif du concept de fonction.
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Le deuxième trait distinctif de cet ouvrage est la confrontation sys-
tématique des réflexions philosophiques sur la notion de fonction avecdes champs de recherche biologique contemporaine : morphologie etpaléontologie (Ricqlès & Cubo, Laurin, section 3) ; physiologie, biolo-gie moléculaire, génétique et immunologie (Dupont, Morange, Gal-perin, Pradeu) ; origines de la vie (Tirard, Malaterre, section 5) ;psychologie et neurosciences (Parot, Forest, section 6). L’impressiondominante qu’on retire de ces contributions, qui font l’objet de ladeuxième partie de l’ouvrage, est que l’usage du concept de fonction
dans la majorité des disciplines considérées est en décalage avec la vision dominante (évolutionniste) des fonctions chez les philosophes.Dernier trait caractéristique de l’ouvrage : l’accent mis sur la méde-
cine et la technologie. Dans le domaine de la médecine, on ne s’étonnerapas de voir la réflexion se concentrer sur le non-fonctionnel et le dysfonc-tionnel. Les contributions de la section 7 (Krohs, Plagnol) viennent doncopportunément rappeler à quel point l’aspect normatif du concept defonction, qu’on oublierait aisément dans d’autres champs de recherche)
est important. Les rapports entre les concepts du normal, du patholo-gique et de la santé avec le discours fonctionnel sont complexes et sou- vent contre-intuitifs. Enfin, les contributions de la section 8 sontconsacrées à l’usage du concept de fonction dans le domaine de la tech-nique. Les trois chapitres de cette section (Abourachid & Hugel, Ver-maas & Houkes, Longy) soulèvent la difficile question de savoir si lesconcepts de fonction utilisés dans les sciences de la vie et dans le domainetechnologique sont commensurables, et s’ils mobilisent davantage que
des analogies intuitives. Cette question difficile, qui était déjà si impor-tante au XVIIe siècle, est manifestement toujours d’actualité.
Nous ne pouvons passer sous silence les circonstances qui ontconduit à cette publication. Elle est l’aboutissement d’un programmede recherche pluridisciplinaire qui a mobilisé une vingtaine de cher-cheurs de 2002 à 2008, en associant quatre laboratoires parisiens :un laboratoire d’évolution et anatomie comparée 1, un laboratoire de
1. Équipe « Adaptations et évolution des systèmes ostéomusculaires », UMR 8570, Muséumnational d’histoire naturelle/Université Paris 6/Collège de France/CNRS.
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psychologie cognitive 1, et deux laboratoires de philosophie et d’his-
toire des sciences2
, coordonnés respectivement par Armand de Ricq-lès, Olivier Houdé, Françoise Parot et Jean Gayon. Cette expériencea été extrêmement féconde. Qu’il nous soit permis ici de remerciertous ceux qui s’y sont associés 3, qu’ils soient présents ou non dans leprésent volume, ainsi que le ministère de la Recherche, qui a soutenucette action par le moyen d’une Action concertée incitative ( ACI ) 4,et le Collège de France, qui a hébergé la réunion scientifique conclu-sive de l’action de recherché et apporté son soutien à la publication
du présent ouvrage. Françoise Longy, qui a lancé l’idée même d’untravail de fond sur les fonctions, doit être aussi particulièrementremerciée ici, ainsi que les collègues qui ont prêté leur concours à latraduction de contributions étrangères (Françoise Longy, ChristopheMalaterre, Johannes Martens, Matteo Mossio). Enfin, nous tenons àremercier Matteo Mossio pour sa contribution discrète, rigoureuse etefficace dans dans l’établissement des textes.
Ce livre est enfin dédiée à la mémoire de Marie-Claude Lorne,
jeune philosophe engagée dans ce programme de recherche, et tragi-quement disparue en septembre 2008. Auteure d’un travail de syn-thèse, unique dans la littérature internationale, sur l’état actuel desdébats philosophiques contemporains relatifs aux explications et auxattributions fonctionnelles, Marie-Claude Lorne était tout à la foisl’âme et l’esprit de ce programme.
1. Équipe de recherche « Développement & fonctionnement cognitifs » du Groupe d’imagerieneurofonctionnelle (GIN ), CNRS UMR 6095, CEA LRC 36V, Universités de Caen et Paris-5.2. Unité de « Recherche en épistémologie et histoire des sciences et des institutions scienti-
fiques » (REHSEIS ), UMR 7596, CNRS/Université Paris 7 et « Institut d’histoire et de philo-sophie des sciences et des techniques », UMR 8590 Paris 1/CNRS/ENS.
3. Étienne Aucouturier, Daniel Becquemont, Alain Berthoz, Jean-François Braunstein, ÉricCharmetant, Laurent Clauzade, Jean-Claude Dupont, Denis Forest, Charles Galperin, JeanGayon, Élodie Giroux, Olivier Houdé, Philippe Huneman, Françoise Longy, Marie-ClaudeLorne, Christophe Malaterre, Michel Morange, Matteo Mossio, Noemi Pizarroso, ArnaudPlagnol, Thomas Pradeu, Sabine Renous, Armand de Ricqlès, Maryse Siksou, StéphaneSchmitt, Stéphane Tirard.
4. Action conduite sous le titre sous le titre « La notion de fonction dans les sciences humaines,biologiques et médicales ».
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RÉFÉRENCES
ALLEN Colin, BEKOFF Marc, L AUDER George (éd.), Nature’s Purposes. Analyses of Function and Design in Biology, Cambridge (MA ), MIT Press, 1998.
ARIEW André, CUMMINS Robert, PERLMAN Mark (éd.), Functions. New Essays in the Philosophyof Psychology and Biology, Oxford, Oxford Univ. Press, 2002.
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PREMIÈRE PARTIE
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Section 1
Origines du discours fonctionnel dans les sciences de la vie
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James G. Lennox 2
1. L’IMPORTANCE DE L’HISTOIRE D’UN CONCEPT
Quelle est la valeur, pour notre compréhension actuelle d’unconcept théorique – tel qu’un concept qui désigne un mode fonda-mental d’explication spécifique à une science – d’une étude de la
phylogénie de ce concept ? La manière dont on répond à cette questiondépend, en partie, de la manière dont on envisage ce que sont lesconcepts. Je fais partie de ceux qui pensent que les concepts doiventêtre compris comme des entités historiques : ceux-ci ont une origine,persistent au cours du temps, se développent, et peuvent s’éteindreou donner lieu à un ou plusieurs autres concepts. Leur origine, ainsique leur persistance et leur développement, peuvent être discutées demanière ontogénétique ou phylogénétique ; et, tandis que la question
de l’origine de nombreux concepts utilisés dans la vie courante estsouvent impossible résoudre, l’origine d’un concept philosophique ouscientifique sera souvent claire, puisqu’ils sont souvent créés à titre departie du processus d’une nouvelle identification cognitive.
En tant que véhicules cognitifs servant à unifier un nombre illimitéde choses similaires (mais aussi de types similaires de choses), lesconcepts facilitent et sont facilités par le langage et par nos pratiques
1. Texte traduit par Johannes Martens.2. University of Pittsburgh, History and Philosophy of Science.
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explicatives et définitionnelles. Les concepts et leurs définitions per-
mettent en effet à nos capacités cognitives limitées d’organiser et defaire face à la complexité ainsi qu’à l’infinie diversité que nous trou- vons dans le monde qui nous entoure : ils favorisent l’économie cogni-tive en ramenant cette variété et cette complexité à un ensembleappréhendable. Prenez, par exemple, le concept « ordinateur » : ils’applique à un grand nombre d’objets différents partageant entreeux une myriade de similitudes et de différences, et nous permet detous les traiter comme une seule unité cognitive. Une bonne défini-
tion d’« ordinateur » me permettra donc d’identifier un groupe pluslarge au sein duquel les ordinateurs partagent de grandes similitudeset à partir desquelles ils devront être différenciés. Mais idéalementelle fera mieux, en ce qu’elle devra faire référence à une ou à un trèspetit nombre de différences qui soutiennent et constituent la base denombreuses autres différences, si ce n’est toutes les autres – c’est-à-dire qu’elle devra identifier, à l’intérieur des limites actuelles denotre connaissance, une différence essentielle avec un rôle explicatif
à jouer 1.Grâce aux concepts qui les unit, nous apprenons constamment au
sujet des choses ; et en apprenant nous pourrions bien découvrirqu’un caractère distinctif que nous considérions comme fondamentals’avère en réalité fondé sur quelque chose d’encore plus fondamen-tal ; ou nous pourrions trouver que les choses qui sont similaires à unniveau superficiel de connaissance doivent être clairement distinguéesune fois que nous en apprenons plus sur elles. Il n’est pas rare dedécouvrir, comme les biologistes l’ont fait avec les anatifes auXIXe siècle, qu’une classe entière d’entités a été constituée sur la basede similitudes manifestes mais avec des objets fondamentalement dif-férents. Il est également courant pour les classes que l’on considèrecomme solidement différenciées que celles-ci se révèlent être, aprèsanalyse, fondamentalement semblables, comme ce fut le cas avec la
1. Cette compréhension des concepts doit beaucoup à la théorie développée par Rand, 1992 ;
sur certains aspects, la notion d’« essence » évoquée ici est semblable à celle que l’on trouvechez Griffiths, 1996.
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classe des céphalopodes, que l’on considérait autrefois comme une
classe alliée à celle des mollusques, mais qui est aujourd’hui considéréecomme une sous-classe des mollusques. 1
Qu’en est-il des concepts qui jouent un rôle méthodologiqueimportant dans les sciences, tels que le concept de « fonction », qui
joue un rôle important à la fois dans les pratiques explicative et classi-ficatoire de la science ? Dans son article désormais classique « InDefense of Proper Functions », Ruth Garrett Millikan défend l’idéeselon laquelle le concept de « fonction propre » « regarde avant tout
l’histoire d’un item pour déterminer sa fonction, plutôt que ses pro-priétés et dispositions présentes » (Millikan, 1998[1989] : 296) 2. Elleévite certaines objections à sa position en précisant qu’elle ne fait pasd’« analyse conceptuelle », pour laquelle elle n’a que peud’égards, mais propose plutôt une « définition théorique » : « Selonma définition, le fait qu’une entité ait une fonction propre dépenddu fait de savoir si elle a la sorte d’histoire appropriée » (Millikan,1998[1989] : 299). Elle recherche « un phénomène unitaire qui réside
sous l’ensemble des diverses sortes de cas où nous attribuons des butsou des fonctions aux choses ». Les fonctions propres expliquent ceque c’est pour quelque chose d’avoir ce qui est couramment appeléune fonction, et nous révèlent les coulisses de la pratique consistant àregrouper conceptuellement les choses en référence à leurs fonctions(Millikan, 1998 [1989] : 302-304).
Malgré une tendance à assimiler leurs conceptions dans la littéra-ture, Millikan considère que sa position et celle de Larry Wright dif-
fèrent de manière significative :Ma position […] est que, bien que la découverte des mécanismes et/
ou des structures dispositionnelles que Wright et les autres théoriciensdécrivent habituellement autorisent l’inférence (inductive et néanmoinsempiriquement certaine) à une sorte particulière d’explication, une telle
1. Ce thème et cet exemple sont discutés plus en détail dans James G. Lennox, Ayn Rand onConcepts, Context and Scientific Progress , exposé à la Ayn Rand Society à la American Philosophi-cal Association Eastern Division Meetings, décembre 2003, 29.
2. Pour faciliter la référence, les numéros de page que je donne sont ceux des rééditions deMillikan (1989), et Neander (1991) dans Allen, Bekoff & Lauder (1998).
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explication demeure en fin de compte une simple explication historique.
Les choses ne surviennent pas simplement avec des mécanismes ou des dispositions de ce type à moins qu’elles n’aient les fonctions propres correspondantes, c’est-à-dire à moins qu’elles n’aient été précédées par un certain type d’histoire (Millikan, 1998[1989] : 307).
Le glissement opéré ici entre le fait d’« avoir une fonctionpropre » et le fait d’« être précédé par un certain type d’histoire »me paraît un peu rapide. Pour montrer comment s’effectue ledécouplage entre la « fonction propre » et « un certain type d’his-
toire », je voudrais esquisser une phylogénie partielle des conceptsfonctionnels lorsque ceux-ci occupent des rôles explicatifs. Avantd’en venir à cette tâche, cependant, je voudrais souligner, etdéfendre, un aspect de la position de Millikan qui est trop souventoublié. Par « fonction propre », c’est à la reconnaissance pleine-ment explicite de la base explicative de notre tendance ordinaire àassigner des « fonctions » aux choses que Millikan fait référence.Ce que je me propose de faire est de démêler deux fils dans cette
idée. Je soutiendrai d’une part que certains savants des plus avertis,d’Aristote à Cuvier, ont eu la notion de « fonction propre », dans lesens d’un concept qui identifie les conséquences d’un item commeexplicatives de sa présence dans les entités où il figure. Je soutien-drai d’autre part que des groupes de savants historiquement liésont su distinguer cette notion de termes grecs, latins ou françaisd’usage courant pour parler de l’utilité quotidienne des objets. Cespenseurs diffèrent néanmoins des penseurs évolutionnistes en ce
qu’ils ne pensaient pas que l’histoire phylogénétique d’un objetfonctionnel puisse fonder cette distinction. Toutefois, l’histoire onto-génétique dans la tradition aristotélicienne joue, comme on le
verra, un rôle analogue à celle de l’histoire phylogénétique surce point !
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2. L’OBJECTION « HISTORIQUE » À LA « FONCTIONPROPRE » DE M ILLIKAN
En guise de transition vers notre phylogénie conceptuelle, il estintéressant de se rappeler qu’une objection standard aux « fonctionspropres » de Millikan était de dire, ironiquement, que sa conceptionignorait l’histoire ! Ces objections de type historique invoquaient alors
presque systématiquement le nom de William Harvey, et, pour autantque je puisse dire, la plupart d’entre elles reprochaient aux penseurscomme Millikan un manque d’attention accordée à la pensée philoso-phique de Harvey. L’objection consiste à dire que, si Harvey avaiteffectivement réussi à identifier la fonction propre du cœur – qui,nous disent la plupart des objecteurs, était selon Harvey de pomperou de faire circuler le sang –, celui-ci y était cependant parvenu sansavoir pour autant la moindre idée au sujet des histoires sélectivespossibles de cet item. Par conséquent, le fait d’avoir identifié la véri-table histoire sélective d’un item ne peut pas être une partie inté-grante de ce que signifie le fait d’avoir une fonction propre pourcet item.
Cette objection fut sommairement rejetée par Millikan et ses défen-seurs, mais les raisons invoquées pour son rejet sont le plus souventquelque peu énigmatiques :
De telles critiques sont valides seulement dans la mesure où le projetest une analyse du concept de fonction. (Millikan, 1998 [1989] : 287).
L’objection [historique] dépend de l’idée que la théorie étiologique estune analyse conceptuelle de la fonction – que c’est une théorie à proposde ce que les gens entendent par le mot fonction. (Sterelny & Griffiths,2000, 221).
Ces deux arguments sont des enthymèmes ; aussi devrions-nous
essayer de compléter les prémisses manquantes pour voir à quoi elless’opposent. Mais, puisque l’idée sous-jacente à ces deux réponses
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revient à affirmer que l’objection historique dépend d’une fausse sup-
position au sujet de la méthode philosophique, on peut sans se trom-per commencer par supposer qu’il y a une méthode alternativeimplicitement défendue par Millikan, en particulier une alternative àl’analyse conceptuelle.
Quel est donc l’argument complet qui sous-tend ce rejet som-maire de l’objection historique ? Je suppose que l’objection historiqueest comprise de la manière suivante :
1. Si Millikan fait une analyse conceptuelle, alors elle affirme
qu’« être un effet historiquement sélectionné » fait partie inté-grante du contenu ou de la signification du concept de « fonc-tion propre ».
2. Avant 1859, cela n’aurait pas pu faire partie de la signification duconcept de « fonction ».
3. Pourtant, William Harvey fut un utilisateur compétent du conceptde fonction dans la première moitié XVIIe siècle.
4. Par conséquent, le fait d’« être un effet historiquement sélec-
tionné » ne peut pas être une partie constitutive du contenu ou dela signification du concept.
À quoi Millikan et ses défenseurs peuvent apparemment répondre :« Mais je ne fais pas d’analyse conceptuelle. » Mais alors que fait-elle ? Je suppose que la réponse serait : « J’essaye de comprendre leconcept de fonction tel qu’il est intégré aux pratiques explicatives desbiologistes post-darwiniens. »
Si telle est la nature de la réponse, il est ironique que celle-ciconçoive l’objection « historique » comme reposant sur une vueanhistorique des concepts. Et, pour ajouter à cette ironie, l’avocate del’analyse conceptuelle dans ce débat, Karen Neander, est également cri-tique à propos de l’objection historique :
[…] La manière dont les biologistes comprennent la notion de « fonc-tion propre » peut changer considérablement avec les changements dra-matiques survenus dans ces théories d’arrière-fond 1. Autrement dit, ce
1. Allusion à Larry Wright (1973). Wright se sert beaucoup du concept de sélection pourmontrer que sa définition de la fonction est plausible, mais ce concept ne fait pas partie de
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n’est pas un problème si la notion qu’avait Harvey d’une « fonction
propre » avant la révolution darwinienne était différente de la notionétroitement reliée que les biologistes utilisent de nos jours, après la révolu-tion darwinienne. (Neander, [1991] 1998 : 322)
Ainsi compris, l’argument en faveur du rejet semble être le suivant :il y avait un certain concept de la « fonction propre » au temps deHarvey, mais, étant donné les engagements d’un aristotélicien anglaisdu XVIIe siècle formé à Padoue, ce concept a forcément une significa-tion différente, bien que reliée, de celui de la biologie post-darwi-
nienne. Neander insiste bien sur le fait qu’elle fait effectivement del’analyse conceptuelle – mais le concept analysé est celui utilisé parles biologistes post-darwiniens. En ce qui concerne ses objectifs,insiste-t-elle, de tels changements théoriques dans la signification duconcept ne posent aucun problème ; car elle prétend s’intéresser ànotre concept et à ce que notre usage de ce concept implique sur leplan de la signification (« notre », visiblement, n’inclut pas ces mil-lions d’Américains qui, béatement, semblent toujours séjourner à l’ère
pré-darwinienne…).Les raisons que propose Neander en faveur du rejet de l’objection
historique soulèvent − mais ne répondent pas aux − les questionsque je voudrais adresser ici.
• Qu’advient -il des concepts méthodologiques lorsque les théoriesd’arrière-fond changent ?
• Sous quels aspects, et dans quelle mesure, notre compréhension de
ces concepts change-t-elle ?• Est-ce que tous les changements qui surviennent dans la théorieont un impact sur ces concepts, ou seulement certains changements ?
• Lorsque le même terme est impliqué tout au long de ces change-ments théoriques, quels moyens avons-nous, d’une part pour déter-miner si ce terme représente « différentes notions », et d’autre partpour déterminer dans quelle mesure elles sont ou non « étroitement
sa définition. La théorie de la sélection est donc prise comme « une théorie d’arrière-fond ».
Wright admet que c’est tout ce qu’il peut trouver dans la science moderne pour illustrer saconception, mais il n’en fait pas pour autant un ingrédient nécessaire. NdT.
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reliées » ; et enfin, s’il s’avérait qu’elles sont étroitement reliées,
comment capturer une telle relation ?• Lorsque différents termes sont impliqués, comment fait-on poursavoir que différents termes dénotent le même concept ?
Dans de telles circonstances, est-il possible d’identifier un seulconcept qui demeure stable malgré les avancées dans une théorie ?
Je défendrai sur un plan historique que les termes les plus commu-nément traduits du grec ou du latin vers le français tels que « fonc-
tion » (ergon, functio) sont les ancêtres conceptuels des concepts de« fonction » de Larry Wright ou de « fonction propre » de Ruth Milli-kan. Je soutiendrai également que, depuis qu’Aristote a fait de l’inves-tigation théorique des animaux une partie des sciences naturelles, il
y a eu un tel concept de fonction, et qui plus est un concept qui estdemeuré remarquablement stable au cours des avancées majeuresqu’a connues cette science. J’entends montrer cela à l’aide d’une tech-nique à laquelle je fais référence sous le nom de traçage phylo-
génétique.Une fois que l’on prend au sérieux la possibilité que les conceptssoient constitués des lignées phylogénétiques, les précédentes ques-tions deviennent centrales. Et, de la même manière que Millikanaffirme que nous pouvons mieux saisir les divers aspects du déploie-ment du concept de « fonction propre » si nous connaissons l’histoiresélective de l’entité fonctionnelle, je voudrais affirmer que nous pou-
vons mieux comprendre le concept contemporain de « fonction » en
en connaissant davantage sur son histoire – replacée dans le contexte,en constante évolution, de la recherche théorique sur les êtres vivants. Avant d’en venir à l’histoire, un dernier point métahistorique
mérite à mon sens d’être souligné. Il existe une raison pour laquelleles philosophes de la biologie ont publié une quantité impressionnantede livres et d’articles en vue de comprendre ce concept. C’est qu’ilne s’agit pas d’un concept scientifique ordinaire. Il s’agit d’un mot,comme Larry Wright l’avait signalé, qui se mue subrepticement en
une explication dès qu’il est utilisé. Lorsque je vous dis quelle est lafonction de mes feux de voiture, je ne vous dis pas simplement ce
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qu’ils font – je vous dis pourquoi nous avons des feux de voiture. De
plus, la question « pourquoi » à laquelle je réponds appartient à unesorte plutôt particulière de question : il s’agit d’une question téléolo- gique , et sa réponse est une explication téléologique . Cela peut ne passembler problématique lorsque nous discutons des feux de voi-ture, mais lorsque nous en venons à parler des structures organiqueset des comportements, les gens voient s’approcher le spectre de lathéologie naturelle ou du vitalisme et se précipitent dans la défensed’une conception « naturaliste » des fonctions. J’interprète donc
l’insatisfaction de Millikan et de nombreux autres concernant le refusde Larry Wright de faire de la sélection passée une partie intégrantede la véritable signification des fonctions étiologiques comme laraison pour laquelle ceux-ci se réfugient dans le naturalisme. C’est enfin de compte le fait que le concept de fonction semble jouer un rôlequasiment identique dans le domaine des artefacts et des organismesqui constitue l’une de ses caractéristiques les plus durables, mais aussiles plus problématiques.
En outre, lorsque les items sont identifiés en termes fonctionnels,cela autorise également certaines formes spécifiques de classificationet de définition. Des choses qui sont radicalement différentes quant àleur architecture structurale et leur mode d’opération peuvent trèsbien être classées et définies de manière similaire si elles sont là en
vue d’accomplir la même fonction.Il est probable que ce soit ce genre de considérations, plutôt
que des suppositions concernant l’analyse conceptuelle, qui ait en
réalité motivé ladite objection « historique » à la conception desfonctions propres comme « effets passés sélectionnés ». Jem’explique : Charles Darwin représente, aux yeux de certainespersonnes, un profond changement dans l’explication historique.
Avant Darwin, il n’était pas problématique de considérer les expli-cations fonctionnelles comme une forme d’explication téléologiqueou en termes de « causes finales ». Les organismes étaient alors
vus comme les produits d’un concepteur (designer) omniscient et
bienveillant, et leurs adaptations étaient donc précisément expli-quées de la même manière que l’étaient les caractéristiques des
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artefacts, c’est-à-dire en référence à la fin pour laquelle ces carac-
tères avaient été conçues (designed). Mais, après Darwin – c’est dumoins ce qui est communément admis –, ces explicationsdeviennent oiseuses. Il y a un mécanisme, la sélection naturelle,qui a comme conséquence la perpétuation préférentielle des adap-tations, c’est-à-dire des traits avec des fonctions propres – consé-quence qui explique précisément pourquoi les populations ont cestraits. Aucune fin prédestinée, aucun concepteur conscient, seule-ment des intentions et un dessein (design) en un sens métaphorique
faible. Tout cela n’a à voir qu’avec la sélection passée. Aprèscela, l’objection historique pourrait bien s’avérer à la fois plusproblématique et également plus parlante qu’au premier examen.Son argument pourrait être que le pattern d’explication impliquédans les attributions fonctionnelles semble être le même, avant ouaprès Darwin. Peut-être que la nature du « parce que » sous-
jacent à ces attributions n’est pas ce qu’en croient les défenseursde l’analyse en termes d’« effets passés sélectionnés » – ou peut-
être que le fait que le « parce que » sous-jacent ait changé est endéfinitive d’une moindre importance que nous ne le supposons 1.Une modeste perspective historique sur ce débat ne fera pas de
mal, et je pense qu’elle peut même nous aider à avoir une meilleurecompréhension de la fonction du concept de « fonction » dans lecontexte des investigations théoriques sur l’anatomie et le com-portement.
1. John Beatty (1990) et moi-même (Lennox, 1992, 1993) avons tous deux écrit sur les diversesréactions perplexes des contemporains de Darwin face à son usage répété des termes de« fins » et de « causes finales » dans ses derniers écrits, et à son usage de phrases dans l’Origine telles que : « La sélection naturelle considère uniquement le bien de chaque organisme. »La réaction extrêmement positive de Darwin à l’éloge que lui fit Asa Gray pour avoir
réintroduit la téléologie en biologie est intéressante à cet égard. Cela m’encourage à penserque la position à laquelle je tends à me rallier aurait peut-être reçu son approbation.
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3. UNE BRANCHE D’UNE PHYLOGÉNIE COMPLEXEET RAMIFIÉE
Puisque le nom qui fut constamment invoqué en utilisant l’histoireafin de critiquer l’analyse des « effets passés sélectionnés » a été celuide William Harvey, je vais donc m’intéresser à deux traditions clas-siques étroitement reliées qui ont façonné l’usage par Harvey du
concept de « fonction propre », et, étant donné des contraintes detemps, je me concentrerai simplement sur les sources de ces tradi-tions, Aristote et Galien. Mais, tout d’abord, un commentaire prélimi-naire sur les concepts et le vocabulaire.
Harvey écrivait en latin, à l’époque où le mot anglais « function » commençait à être utilisé dans le sens de « fonction propre » (prochedu sens donné par la troisième entrée dans le Oxford English Dictionary :« Le type spécifique d’activité propre à quelque chose ; le mode
d’action par lequel il remplit son but »). Dans ce qui suit, j’indiqueraideux choses à propos de ce contre-exemple historique constammentréutilisé : premièrement, Harvey ne pensait pas que « pomper » lesang ou le « faire circuler » était la fonction propre du cœur, bienqu’il pensât certainement que les mouvements du cœur avaient poureffet d’envoyer le sang dans l’ensemble du corps via les artères, etque c’était là l’une de ses activités (una actio) ; et deuxièmement, lestermes qu’il aurait sans doute utilisés pour ce que nous pouvons appe-
ler la fonction propre d’un organe auraient été ceux de « causefinale » (causa finalis), d’« usage » (usus), ou d’« utilité » (utilitas).Harvey, en tant que philosophe naturel et aristotélicien, considéraitque sa tâche la plus importante – mais également la plus difficile – était de déterminer l’usage ou la cause finale d’une structure anato-mique. Au début de ses notes pour ses lectures d’anatomie au Royal College of Physicians on peut lire :
Puisque le but de l’anatomie est de connaître ou de reconnaître les
parties et de les connaître par leurs causes finales [nous devons examiner]pour cette raison 1, l’action, 2, l’usage… (Harvey, 1619 6r).
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Partant de l’intuition de Larry Wright selon laquelle le caractère
formel essentiel de toutes les attributions téléologiques non intention-nelles, incluant les attributions fonctionnelles, « est le fait que lorsquenous disons ‘A en vue de B’, la relation entre A et B joue un rôle enfaisant survenir l’item A » (Wright, 1996, 21), je voudrais défendre l’idée que, pour déterminer si un spécialiste d’anatomie fonctionnelle a eu un concept de
« fonction propre », il convient de se demander si ce savant était parvenu à l’idée qu’il existe une relation spéciale entre une structure et l’une de ses conséquences qui rend compte du développement et de la persistance de cette structure . Nous
devons déterminer si ce savant avait compris qu’il y a une (ou plu-sieurs) conséquence(s) bénéfique(s) – pour un organisme d’une espècedonnée dans le fait d’avoir une structure d’un certain type, cette (ouces) conséquence(s) expliquant pourquoi de tels organismes ont unetelle structure (un trait, un comportement). C’est là, je pense, cequ’exprime Millikan lorsqu’elle remarque que de telles structures « nesurviennent pas simplement » avec ces fonctions ; en ce sens qu’ellessurviennent continuellement et régulièrementparce qu’ elles sont les structures
qui accomplissent ces fonctions.
4. LES FONCTIONS PROPRES D’ ARISTOTE
William Harvey a reçu son éducation de docteur à une époque où
survenaient de grands bouleversements théoriques dans l’étude del’anatomie et dans la pratique de la dissection. En tant qu’étudiant àGonville et Caius (Cambridge) dans les années 1590, il fit partie dela première génération des « pré-médecins », et aurait été influencépar la logique d’Aristote et la philosophie naturelle. Mais la partieessentielle de son éducation vient du moment où il fut envoyé àPadoue pour décrocher son diplôme de médecine. Durant ces années,1598-1601, Galilée enseignait les mathématiques aux étudiants de
médecine, et Fabricius d’Acquapendente, l’un des professeurs les plusinfluents et les plus populaires de Padoue, œuvrait pour élever la
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« philosophie anatomique » à une position centrale dans le curricu-
lum de philosophie naturelle. Les étudiants qui entraient dans ce pro-gramme étaient encouragés à étudier les travaux d’Aristote sur lesanimaux ainsi que les textes médicaux de Galien et de la renaissancegalénique. Le défi systématique adressé à l’autorité de Galien enmédecine avait, bien entendu, commencé des décennies auparavantavec Vésale, mais ce qu’il y avait de nouveau chez Fabricius, c’étaitqu’il s’opposait à Galien du point de vue des bases philosophiquesfondamentales, en préconisant notamment un retour à l’idée aristoté-
licienne selon laquelle l’étude des parties et des activités animalesdoit être considérée comme une partie universelle et centrale de larecherche théorique de la nature. Une telle étude, de ce point de vue,n’était autre que de la philosophie naturelle ; c’était donc une science,et non un art, et celle-ci s’appliquait à l’ensemble des animaux possé-dant une partie ou une activité susceptible de faire l’objet d’une telleinvestigation. Elle impliquait par conséquent la mise en œuvre de laméthode comparative en tant qu’aspect essentiel de ses techniquesinductives. Si vous étudiiez par exemple la respiration, votre champd’investigation était alors l’ensemble des voies respiratoires ; si c’étaitle cœur, votre champ d’investigation était l’ensemble des animauxavec des cœurs. L’anatomie n’était plus dès lors subsidiaire à la méde-cine ; il s’agissait désormais de la partie de la philosophie naturelle àlaquelle la médecine était subordonnée. 1
Ayant reçu son éducation au milieu de cette révolution, Harvey
est devenu étroitement familier avec l’ensemble des textes disponiblesde Galien et d’Aristote. Il était d’ailleurs bien plus probable queHarvey, si l’on en croit ses travaux publiés et ses notes de lectures, sesoit surtout référé aux textes des anciens plutôt qu’à ceux de leursdisciples scolastiques.
1. Considéré d’un point de vue socioculturel, cela a également entraîné en premier lieu l’acces-sion des dissecteurs aux chaires d’anatomie ; et ensuite celle des anatomistes aux chaires dephilosophie naturelle. Ainsi cette vision aristotélicienne de la dissection et de l’anatomie eut-
elle pour conséquence de procurer une place plus prestigieuse au sein de l’Université àses défenseurs.
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Qu’espérait-il alors trouver de plus chez Aristote sur ce sujet ? Au
niveau de la théorie, sans doute une théorie de l’explication, qui iden-tifie – en ce qui concerne la plus grande part de la biologie – quatrefacteurs causaux dans une explication complète. Trois de ces facteurs
– le « ce en vue de quoi », la forme, et la source du développement – sont, insiste Aristote, d’une certaine façon, réductibles (Physique, II.7, 198a 24-27). Le quatrième, la matière, fait référence, dans le casoù les organismes sont pleinement développés, à leurs structures ana-tomiques ; tandis que, dans le cas du développement, il fait référence
à un fluide uniforme qui a la capacité de se développer en de telles struc-tures anatomiques. Les structures sont là, pour la plupart, en vue de leurs fonctions – et le mot le plus caractéristique d’Aristote à cet égardest celui de praxis , qu’il identifie comme étant le telos de la structure,ce qui est là en vue de, et sa forme . Le caractère le plus distinctif de saconception biologique du monde, en fait, est peut-être le fait que,lorsqu’il en vient aux organismes, c’est l’ensemble de leurs capacités fonc-tionnelles dans son entièreté qu’il identifie avec l’âme , tandis qu’il identifie la
structure corporelle d’un animal avec sa matière – en effet, les struc-tures corporelles ont tendance à être définies et identifiées en réfé-rence à leur capacités fonctionnelles.
Puisque… chacune des parties du corps est en vue [d’une] certaineaction, il est évident que le corps tout entier a également été constitué en
vue d’une certaine action complète. […] Donc le corps est aussi en unsens en vue de l’âme, et les parties en vue des fonctions, en relationauxquelles chacune d’entre elles s’est naturellement développée ( De parti-bus animalium [ PA ] I. 5, 645 b15-20).
En outre, dans le cas de la reproduction sexuée, c’est la capaciténutritive du parent mâle qui induit causalement le fluide non struc-turé contenu dans la femelle à se développer épigénétiquement en unorganisme possédant ces capacités fonctionnelles. Au cours des rap-ports sexuels, cette capacité est transférée au fluide préparé de façonappropriée dans la femelle. Comme le dit Aristote dans De Anima II.
4, « les capacités nutritionnelle et générative sont une et identique »(416a 19-20).
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Voilà en ce qui concerne la théorie explicative ; qu’en est-il de la
pratique ? Dans le cas d’Aristote, le passage que nous devons évidem-ment considérer est PA III. 4, qui conclut : « Au sujet du cœur, donc,de la sorte de chose dont il s’agit, de sa finalité, et de la cause en
vertu de laquelle il se trouve chez les animaux qui le possèdent, asseza été dit. » Le livre I de PA est une introduction philosophique àl’étude des animaux, qui discute l’explication, la nécessité, la défini-tion et la division – i.e. qui discute, pour parler en termes généraux,les concepts et les méthodes qui doivent être utilisés dans une enquête
zoologique. Les livres II-IV fournissent des explications systématiquesdes structures animales. Le livre II commence avec une discussion dela manière dont les parties uniformes (les tissus et les fluides) sontreliées aux parties non uniformes (les organes), qui est suivie d’uneétude systématique, partie par partie, des parties uniformes, commen-çant avec le sang qui, selon la conception d’Aristote, est le nutrimentpremier de toutes les autres parties. Si nous ignorons certaines sous-divisions subtiles bien qu’importantes, nous trouvons du chapitre X
du livre II à la fin du livre IV une étude systématique des parties nonuniformes (les organes) des animaux pourvus de sang puis de ceuxqui en sont dépourvus. PA III. 3 entame quant à elle une discussiondes organes internes des animaux pourvus de sang, le chapitre 4 étantdédié au cœur.
Plus tôt, dans le livre II, en discutant du sang, Aristote nousapprend que les capacités perceptive, motrice et nutritionnelle setrouvent, chez tous les animaux pourvus de sang, dans le cœur
(647a24-31). Dans le livre III. 4, il nous dit que le cœur est « l’origineet la source du sang », « l’origine de la perception et la consciencedu plaisir et de la douleur », ainsi que le « réceptacle primaire dusang ». Plus d’une fois dans le De Partibus il nous rappelle que laperception est le caractère distinctif des animaux, ce qui les différen-cie fondamentalement des plantes, et ici il ajoute que le cœur est « laprincipale partie perceptive ». Je peux peut-être résumer la concep-tion d’Aristote au moyen d’une citation tirée de son ouvrage De la
jeunesse et de la vieillesse , dans lequel il revient sur son étude du cœurchez les animaux (pourvus et dépourvus de sang) :
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Il est désormais évident que la bouche a la capacité d’accomplir une
activité nutritive et l’estomac une autre ; mais le cœur est ce qui faitautorité et ce qui contribue à la fin (to telos). C’est pourquoi il est égale-ment nécessaire que l’origine des âmes perceptive et nutritive dans lesanimaux pourvus de sang se trouve dans le cœur ; car les fonctions (ta erga)des autres parties nutritives sont toutes en vue de sa fonction. Car [l’organe] qui commande devrait accomplir ‘le ce en vue de quoi’ (comme un docteur le fait relativement à la santé ) plutôt que les choses qui existent en vue de cette fin. Et de lamême façon [l’organe] qui commande parmi les sens dans chaque animalpourvu de sang est le cœur ; car en cela il doit être le récepteur sensible
commun à tous les récepteurs sensibles [469a2-13].
La distinction essentielle est entre celle qui contribue directementà la fin (le « ce en vue de quoi »), et les autres qui remplissent cettemême fonction mais uniquement en agissant en vue des fonctions ducœur. Ce en vue de quoi le cœur est là, la raison pour laquelle il vient à l’être et existe – ses fonctions propres, pourrions-nous dire – sont la perception, la nutritionet (bien que je n’aie pas le temps de développer ce point) la locomotion. Il s’agit
également du siège des passions selon la conception d’Aristote. Lescœurs ne sont pas seulement capables d’accomplir toutes ces choses – le fait que les cœurs aient la capacité de faire cela est la raison pourlaquelle les cœurs viennent à l’être et existent – et, en réalité, pour
Aristote, ce sont ces activités mêmes qui définissent ce que c’est qued’être un cœur. Le « ce en vue de quoi », comme Aristote l’affirmedans le premier chapitre de ce grand ouvrage, est la cause première , etrend compte de l’occurrence régulière et naturelle de la coordination
des matériaux et des mouvements requis pour la constitution d’uncœur au cours du développement animal – cause sans laquelle cettecoordination serait autrement hautement improbable.
Car une fois que le docteur a défini la santé, et que le maçon a définila maison, soit par les moyens de la pensée ou de la perception, ilsapportent les raisons et les causes de chacune des choses qu’ils produisent,ainsi que la raison pour laquelle cela doit être produit de cette manière.Néanmoins, le bien et la finalité [ce en vue de quoi] sont davantage présents
dans les œuvres de la nature que dans celles de l’art. (PA 639 b16-21).
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5. LES FONCTIONS PROPRES DE G ALIEN
Galien a vécu environ cinq siècles après Aristote, pendant lesquelsd’importantes avancées ont été faites, particulièrement à Alexandrie,concernant l’usage des techniques de vivisection expérimentale pourtester les hypothèses physiologiques – toutes ces avancées ont cepen-dant eu lieu dans un contexte étroitement médical. Galien est né à
Pergame, qui était aussi à l’époque un centre de recherche médicale,situé dans ce qui est actuellement la Turquie ; ville dans laquelle ilétudia aussi bien qu’à Athènes et Alexandrie. Bien que nous ayonsperdu une grande partie de ses œuvres, sa production écrite futimpressionnante, allant des discussions hautement abstraites sur lalogique et la méthode, aux discussions détaillées sur la thérapeutique,le diagnostic et le traitement, en passant par les traités d’anatomie etde physiologie. Galien s’oppose de manière systématique à Aristoteen ce qui concerne l’idée de ce dernier selon laquelle les activités ducœur rendent compte de sa présence dans les animaux pourvus desang, et, bien qu’il partage avec lui une perspective fondamentale-ment téléologique sur les structures et les comportements biologiques,il s’agit là d’une sorte très différente de téléologie, qui doit davantageà Platon et aux Stoïciens qu’elle ne doit à Aristote. Il est notammentbeaucoup plus enclin à voir de l’intelligence derrière le design biolo-
gique que ne l’était Aristote, lequel avait plutôt tendance à considérerla téléologie des artefacts comme une pâle imitation de celle que l’ontrouve dans la nature. Tandis qu’Aristote considérait l’énoncé « LaNature ne fait rien en vain mais fait toujours ce qui est le mieux entreles possibilités pour les sortes d’animaux que l’on envisage » commeun axiome biologique essentiel, Galien, quant à lui, substitue réguliè-rement Dieu ou le Démiurge à « la Nature », et voit donc probable-ment le monde naturel comme étant pénétré d’un dessein intelligent
– ce qui explique probablement l’engouement pour sa pensée médi-cale durant l’ère médiévale et la première période de la Renaissance.
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Qu’en est-il du cœur ? Galien différencie trois catégories fonda-
mentalement différentes de capacités fonctionnelles associées auxêtres vivants – il s’agit des capacités « naturelles », des capacités« vitales », et des capacités « psychiques ». Ainsi, là où Aristote dispo-sait d’un concept d’« âme » qui englobe toute sorte de nutrition et dereproduction – et n’avait donc pas la moindre réticence à dire queles plantes ont la sorte d’âme la plus simple – Galien dira que lesplantes ont certes certaines des capacités naturelles, mais ne sont paspourvues des capacités « vitales » et « psychiques ». Chez les ani-
maux, il associe les trois facultés avec les trois organes « fondamen-taux » – le foie avec les capacités naturelles de la génération, de lacroissance et de la nutrition ; le cœur avec la capacité « vitale »de maintenir et de distribuer la chaleur, i.e. le pneuma vital dansl’ensemble du corps via le système artériel ; et le cerveau avec lesfonctions psychiques. Par conséquent, à la différence d’Aristote, il neconsidérait pas le cœur comme un organe ayant un rôle primaire,que ce soit pour la perception ou la nutrition. Mais tous deux s’accor-
dent sur le fait que le cœur est un organe générateur de chaleur, etque les structures respiratoires sont là pour servir le cœur et ses fonc-tions en modérant sa chaleur.
Il demeure, donc, que nous respirons afin qu’il y ait une régulation dela chaleur. Cela est donc l’usage principal (megiste chreia) de la respiration,et le second est de nourrir le pneuma psychique. Le premier [usage] estaccompli par les deux parties de la respiration, à la fois l’inhalation etl’expiration ; à la première appartient le refroidissement et la ventilation,à la seconde l’évacuation des vapeurs impropres… ( De Usu Resp., Furley &Wilkie, 1984, p. 132-33).
Il en est de même en ce qui concerne le pouls :
Ce qui suit a été énoncé et prouvé : [1] Que le pouls existe en vuedu maintien de la chaleur naturelle qui emplit l’animal tout entier, qu’ilsle refroidissent au moment des dilatations et le purgent au moment descontractions, et que ces mouvements sont en tout point semblables à ceux
de la respiration ; [2] qu’ils sont utiles pour le pneuma psychique ; [3] quela respiration et les battements diffèrent en un seul endroit, en ce que l’un
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est mû par la puissance psychique et l’autre par la puissance vitale, bien
qu’ils soient semblables sur tous les autres aspects, à la fois en vue del’usage auquel ils sont destinés et quant à leur mouvement. ( De Usu Pul-suum, Furley & Wilkie, p. 226-227)
Chez Galien, le terme qui fait référence à la fonction propre d’unorgane est celui d’« usage », et chez les anatomistes du XVIe siècle,indépendamment de leurs obédiences classiques, on retrouve des dis-tinctions communes entre les concepts d’« usage », d’« activité », etde « mouvement », dans l’ordre descendant de l’implication téléolo-gique. Découvrir quel était l’usage d’un organe revenait alors à découvrir sa cause
finale, ce pourquoi il est là, ce en quoi il contribue fondamentalement à la vie de l’organisme . Il y aura souvent une activité associée – comme la respira-tion, par exemple, dans le cas des poumons – qui aura souvent lemême usage que l’organe dont c’est l’activité. Et cette activité impli-quera souvent un certain nombre de mouvements coordonnés – commepar exemple l’inhalation et l’expiration dans le cas de la respiration.Remarquez également, comme le montre cet exemple, que deux acti-
vités distinctes de deux parties distinctes, telles que la respiration etles battements, peuvent exister en vue du même usage. Galien avaitsystématisé ces distinctions et les anatomistes de la Renaissance (detous bords) les trouvaient particulièrement utiles.
6. LES FONCTIONS PROPRES DE H ARVEY
La notion aristotélicienne de la praxis d’un organe, et le conceptgalénique de chreia , qui deviendra celui d’ « usus » dans les traductionslatines de Galien, constituent la toile de fond philosophique à la dis-tinction entre action et usage de Harvey, et à sa distinction entreusage intermédiaire et usage final. Harvey admirait les traités galé-
niques fondamentaux d’André du Laurens (Historia anatomica humani corporis [1600]) et de Caspar Bauhin (Theatrum anatomicum [1605]) pour
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leur clarté philosophique et la netteté de leurs distinctions anato-
miques, et continua de s’approprier le langage technique des néo-galénistes même lorsqu’il rejeta l’étroitesse de leur perspective médi-cale ainsi que leurs conceptions concernant le cœur et ses fonctionspropres. Ce sont d’ailleurs ces concepts de praxis et d’usus qui par-tagent avec la conception des fonctions propres de Millikan l’idée que« les choses de ce type ne surviennent pas simplement à moinsqu’elles n’aient des fonctions propres correspondantes ». Ces pen-seurs, pas moins que Darwin ou Millikan, cherchaient en effet à éta-
blir une théorie causale sous-jacente dans laquelle un caractèreparticulier (une partie, un comportement ou un trait) pourrait êtreidentifié comme la cause d’un bénéfice pour l’agent qui le porte etcomme étant là pour cette raison. Le fait que les organes, les tissus et lescomportements des organismes en viennent à exister et existent en
vue de contribuer à la vie de leurs possesseurs constitue un caractèrefondamental de leur nature propre. Le « parce que » dans ces cas estappuyé par l’idée que le fait de venir à être est en vue de l’être, et l’être
dans ce cas n’est autre que le fait de continuer à vivre. Les animauxpourvus de sang ont des cœurs en vue de maintenir le bon équilibreentre la chaleur au sein de l’organisme ou pour la distribution de lanourriture – c’est ce pour quoi les cœurs sont faits, c’est leur fonction ;c’est pour cela que les cœurs surviennent régulièrement en tant quepartie constitutive de l’anatomie des animaux pourvus de sang, etpour cela qu’ils se meuvent comme ils le font.
Ce qui est particulièrement intéressant au sujet de William Harvey
de ce point de vue est qu’il ne dit que très peu de choses nouvellesconcernant la fonction propre du cœur, en dépit de ce qu’affirme lalittérature philosophique des fonctions propres sur ce point. Dans son
De Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus , Harvey pense avoir démontréque le cœur, au moyen de ses mouvements complexes, transfère lesang veineux – qui a rejoint le cœur via le système veineux – ausystème artériel, par le moyen des anastomoses dans les poumons.De plus, il pense également avoir démontré, par le biais d’une expé-
rience de pensée dans laquelle il invite ses lecteurs à estimer le volumepar unité de temps d’un tel transfert, que le sang qui circule dans le
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corps au moyen du système artériel doit d’une certaine manière être
transféré au système veineux aux extrémités (et qui sait si le faitd’avoir fréquenté Galilée ne l’a pas aidé à formuler ainsi son expé-rience de pensée pour calculer les implications volumétriques de sesexpérimentations). Mais Harvey ne pensait pas que le cœur était làen vue d’accomplir ce simple mouvement mécanique. Il s’abstientd’ailleurs prudemment de se prononcer sur les finalités possibles dela circulation ou des mouvements du cœur qui la produisent, et ce
jusqu’à son XVIIe chapitre, hautement spéculatif 1, du De Motu, où il
révèle enfin sa tendance aristotélicienne (et royaliste) :
[…] Le cœur est la première partie à exister et […] était le siège dusang, de la vie, de la sensation et du mouvement avant même que lecerveau ou le foie n’aient été créés, ou soient clairement apparus, ou dumoins avant même qu’ils aient été capables d’accomplir quelque fonction.
Avec ses organes spécialement conçus pour le mouvement, le cœur – semblable en cela à une sorte d’animal interne, était en place avant les
autres. C’est pourquoi la Nature, ayant d’abord créé le cœur, voulut quel’animal dans son entier fût créé, nourri, préservé et perfectionné par cetorgane, pour être de fait son lieu naturel d’où il accomplit son œuvre. Eneffet, tout comme le roi détient la plus haute et la première autorité dansl’État, c’est le cœur qui gouverne l’ensemble du corps. Il est, pourrait-ondire, la source et la racine à partir de laquelle dérive chez les animauxl’entièreté de leur puissance, et envers laquelle toute leur puissance estinvestie en vue de sa défense. ( De Motu, éd. 1963, p. 108).
Remarquez que c’est la place du cœur dans le processus épigéné-tique qui, selon Harvey, fournit la preuve de sa fonction propre. Iln’est donc pas surprenant que ses spéculations quant à la cause finale
1. Il fait déjà référence à cette discussion au chapitre 8, lorsqu’il introduit l’idée nouvelle selonlaquelle le sang effectue un circuit au sein du corps, retournant au cœur via le système
veineux. À cet endroit, il précise qu’il « spéculera » ultérieurement « à propos de la causefinale » de ce circuit. La formulation est parlante ici, puisqu’elle révèle bien qu’il pense qu’ila démontré le mouvement du cœur et le circuit du sang, mais qu’il ne peut guère offrir qu’une
spéculation concernant la raison pour laquelle il y a un tel circuit, c’est-à-dire concernant laraison pour laquelle le cœur fait se mouvoir le sang dans un circuit.
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du cœur ne deviendront plus claires que dans son De Generatione Ani-
malium, qui est un ouvrage beaucoup plus tardif dans lequel ils’oppose notamment à Aristote en ce qui concerne l’idée que le cœurprécède le sang et le fabrique. Dans la conception de Harvey, le sang est présent dès le début de la génération, et le cœur est formé en vuede le maintenir. Le sang semble être animé dès le début ; aussi cettepetite tache qui bat et dont Aristote pensait justement qu’il s’agissaitdu cœur chez les embryons de poulet âgés de trois jours n’est-elle enfait, soutient Harvey, qu’une tache de sang, qui possède sa propre
activité dès le commencement, du fait de sa propre chaleur innée. Enun sens, le cœur est là en vue de faire circuler le sang, mais unique-ment parce qu’il est là afin d’assurer que la chaleur du pneuma inné
– qui est la matière dont l’âme est la forme – soit bien distribuée àtoutes les parties du corps. La circulation du sang favorise ainsi cettecause finale. À proprement parler, c’est donc la raison d’être du cœuret de ses mouvements.
7. LES ARISTOTÉLICIENS, LES DARWINIENSET LES FONCTIONS PROPRES
Il y a tant de différences entre la vision scientifique du monde quitrouve son expression dans les traditions remontant à Harvey et celle
exprimée dans L’Origine des Espèces qu’il pourrait sembler étrange aupremier abord de comparer ce qu’elles ont à nous dire au sujet duquestionnement biologique sur la notion de fonction propre. Et pour-tant, c’est peut-être notre lecture anachronique de Darwin qui est àl’origine de ce sentiment d’étrangeté, plutôt qu’une lecture anachro-nique de ses prédécesseurs. Car un certain nombre de personnes queDarwin considérait comme faisant partie de sa propre culture denaturaliste à tendance philosophique – Cuvier et Owen, par exemple
– continuaient de lire la biologie d’Aristote non pas pour son intérêthistorique, mais pour ses éclaircissements philosophiques. Et même
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dans les années 1870, dans son compte rendu du dimorphisme sexuel
chez une espèce de plante, Darwin était capable de s’exprimer lui-même dans les Proceedings of the Linnaean Society d’une manière quiévoquait remarquablement le style de Harvey :
Chez Primula, la signification et l’usage de deux formes en nombre presqueégal, avec leurs pollens adaptés en vue d’une union réciproque, est relati-
vement claire : à savoir favoriser le croisement réciproque d’individusdistincts. Il existe à cette fin d’innombrables artifices chez les plantes, etpersonne ne sera en mesure de comprendre la cause finale de la structure
de nombreuses fleurs si aucune attention n’est portée à ce fait. (in Barrett1977/2 : 59)
Puisque la plupart des gens supposent que la conception de lafonction en termes d’« effets sélectionnés » est avant tout une perspec-tive philosophique sur ce que Darwin a accompli, je finirai par unrapide commentaire sur les explications adaptationnistes de Darwin.Dans un précédent article (Lennox, 1993), j’ai exploré les explicationsauthentiquement téléologiques de Darwin dans ses travaux bota-niques postérieurs à L’Origine . Sans aller dans les détails, le schémaque je suis parvenu à abstraire des explications typiques dans cestravaux est le suivant [V = variation, P = population, E = effet] :
V est présent dans P.V a pour effet E.E présente un avantage pour les membres de P.Par conséquent V devrait être sélectivement favorisé dans P.Par conséquent E est la cause de V dans P.
Darwin identifie parfois l’avantage ou le « bien » procuré à l’orga-nisme par une variation à sa « cause finale » (il utilise régulièrementcette expression dans ses travaux, comme en témoigne sa précédentecitation), et plus souvent à sa « fin » ou son « but ». Car c’est cela quisoutient l’hypothèse que la variation devrait être sélectionnée. De plus,Darwin est sensible aux dangers qui pourraient résulter de l’établisse-ment d’une connexion trop étroite entre la sélect