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Lesage Turcaret

Nov 04, 2015

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  • TURCARETde

    Alain-Ren LesagePERSONNAGES :LA BARONNE, jeune Veuve, Coquette.MONSIEUR TURCARET, Traitant, amoureux de LA BARONNE.LE CHEVALIER, Petit-Matre.LE MARQUIS, Petit-Matre.MADAME TURCARET, femme de TURCARET. MADAME JACOB, Revendeuse la Toilette, et sur de monsieur TURCARET.MONSIEUR RAFLE, Commis. MARINE, Suivante de LA BARONNE.LISETTE, Suivante de LA BARONNE.FRONTIN, Valet du Chevalier. FLAMAND, Valet de monsieur TURCARET.MONSIEUR FURET, Fourbe.JASMIN, petit Laquais de LA BARONNE.

    La scne est Paris, chez LA BARONNE.

    ACTE PREMIER Scne premireLA BARONNE, MARINEMARINEEncore hier deux cents pistoles !LA BARONNECesse de me reprocher...MARINENon, madame, je ne puis me taire, votre conduite est insupportable.LA BARONNEMarine...MARINEVous mettez ma patience bout.LA BARONNEH ! comment veux-tu donc que je fasse ? Suis-je femme thsauriser ?MARINECe serait trop exiger de vous ; et cependant je vous vois dans la ncessit de le faire.LA BARONNEPourquoi ?MARINEVous tes veuve d'un colonel tranger qui a t tu en Flandres l'anne passe. Vous aviez dj mang le petit douaire qu'il vous avait laiss en partant, et il ne vous restait plus que vos meubles,

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  • que vous auriez t oblige de vendre si la fortune propice ne vous et fait faire la prcieuse conqute de monsieur Turcaret, le traitant. Cela n'est-il pas vrai, madame ?LA BARONNEJe ne dis pas le contraire.MARINEOr, ce monsieur Turcaret, qui n'est pas un homme fort aimable, et qu'aussi vous n'aimez gure, quoique vous ayez dessein de l'pouser, comme il vous l'a promis, monsieur Turcaret, dis-je, ne se presse pas de vous tenir parole, et vous attendez patiemment qu'il accomplisse sa promesse, parce qu'il vous fait tous les jours quelque prsent considrable ; je n'ai rien dire cela. Mais ce que je ne puis souffrir, c'est que vous vous soyez coiffe d'un petit chevalier joueur, qui va mettre la rjouissance les dpouilles du traitant. H ! que prtendez-vous faire de ce chevalier ?LA BARONNELe conserver pour ami. N'est-il pas permis d'avoir des amis?MARINESans doute, et de certains amis dont encore on peut faire son pis-aller. Celui-ci, par exemple, vous pourriez fort bien l'pouser, en cas que monsieur Turcaret vnt vous manquer ; car il n'est pas de ces chevaliers qui sont consacrs au clibat et obligs de courir au secours de Malte. C'est un chevalier de Paris, il fait ses caravanes dans les lansquenets.LA BARONNEOh ! je le crois un fort honnte homme.MARINEJ'en juge tout autrement. Avec ses airs passionns, son ton radouci, sa face minaudire, je le crois un grand comdien, et ce qui me confirme dans mon opinion, c'est que Frontin, son bon valet Frontin, ne m'en a pas dit le moindre mal.LA BARONNELe prjug est admirable ! Et tu conclus de l?MARINEQue le matre et le valet sont deux fourbes qui s'entendent pour vous duper ; et vous vous laissez surprendre leurs artifices, quoiqu'il y ait dj du temps que vous les connaissez. Il est vrai que depuis votre veuvage il a t le premier vous offrir brusquement sa foi, et cette faon de sincrit l'a tellement tabli chez vous qu'il dispose de votre bourse comme de la sienne.LA BARONNEII est vrai que j'ai t sensible aux premiers soins du chevalier. J'aurais d, je l'avoue, l'prouver avant que de lui dcouvrir mes sentiments, et je conviendrai de bonne foi que tu as peut-tre raison de me reprocher tout ce que je fais pour lui.MARINEAssurment, et je ne cesserai point de vous tourmenter, que vous ne l'ayez chass de chez vous ; car enfin, si cela continue, savez-vous ce qui en arrivera ?LA BARONNEH quoi?MARINEMonsieur Turcaret saura que vous voulez conserver le chevalier pour ami ; et il ne croit pas, lui, qu'il soit permis d'avoir des amis ; il cessera de vous faire des prsents, il ne vous pousera point ; et si vous tes rduite pouser le chevalier, ce sera un fort mauvais mariage pour l'un et pour l'autre.LA BARONNETes rflexions sont judicieuses, Marine, et je veux songer en profiter.

  • MARINEVous ferez bien; il faut prvoir l'avenir. Envisagez ds prsent un tablissement solide ; profitez des prodigalits de monsieur Turcaret, en attendant qu'il vous pouse. S'il y manque, la vrit on en parlera un peu dans le monde, mais vous aurez, pour vous en ddommager, de bons effets, de l'argent comptant, des bijoux, de bons billets au porteur , des contrats de rente, et vous trouverez alors quelque gentilhomme capricieux ou mal ais, qui rhabilitera votre rputation par un bon mariage.LA BARONNEJe cde tes raisons, Marine, je veux me dtacher du chevalier, avec qui je sens bien que je me ruinerais la fin.MARINEVous commencez entendre raison. C'est l le bon parti. Il faut s'attacher monsieur Turcaret, pour l'pouser ou pour le ruiner. Vous tirerez du moins des dbris de sa fortune de quoi vous mettre en quipage, de quoi soutenir dans le monde une figure brillante, et quoi que l'on puisse dire, vous lasserez les caquets, vous fatiguerez la mdisance, et l'on s'accoutumera insensiblement vous confondre avec les femmes de qualit.LA BARONNEMa rsolution est prise ; je veux bannir de mon cur le chevalier. C'en est fait, je ne prends plus de part sa fortune, je ne rparerai plus ses pertes, il ne recevra plus rien de moi.MARINESon valet vient, faites-lui un accueil glac. Commencez par l ce grand ouvrage que vous mditez.LA BARONNELaisse-moi faire.Scne 2LA BARONNE, MARINE, FRONTIN FRONTINJe viens de la part de mon matre et de la mienne, madame, vous donner le bonjour.LA BARONNE, d'un air froid. Je vous en suis oblige, Frontin.FRONTINEt mademoiselle Marine veut bien aussi qu'on prenne la libert de la saluer.MARINE, d'un air brusque. Bon jour et bon an.FRONTIN, prsentant un billet LA BARONNE. Ce billet que monsieur le chevalier vous crit vous instruira, madame, de certaine aventure...MARINE, bas, LA BARONNE. Ne le recevez pas.LA BARONNE, prenant le billet.Cela n'engage rien, Marine, voyons, voyons ce qu'il me demande.MARINESotte curiosit !LA BARONNE, lit. Je viens de recevoir le portrait d'une comtesse, je vous l'envoie et vous le sacrifie. Mais vous ne devez point me tenir compte de ce sacrifice, ma chre baronne : je suis si occup, si possd de vos charmes, que je n'ai pas la libert de vous tre infidle. Pardonnez, mon adorable, si je ne vous en dis pas davantage ; j'ai l'esprit dans un accablement mortel. J'ai perdu cette nuit tout mon argent, et Frontin vous dira le reste.

    LE CHEVALIER MARINE

  • Puisqu'il a perdu tout son argent, je ne vois pas qu'il y ait du reste cela.FRONTINPardonnez-moi ; outre les deux cents pistoles que madame eut la bont de lui prter hier, et le peu d'argent qu'il avait d'ailleurs, il a encore perdu mille cus sur sa parole : voil le reste. Oh diable ! il n'y a pas un mot inutile dans les billets de mon matre.LA BARONNEO est le portrait ?FRONTIN, donnant le portrait. Le voici.LA BARONNEII ne m'a point parl de cette comtesse-l, Frontin.FRONTINC'est une conqute, madame, que nous avons faite sans y penser. Nous rencontrmes l'autre jour cette comtesse dans un lansquenet.MARINEUne comtesse de lansquenet.FRONTINElle agaa mon matre : il rpondit pour rire ses minauderies. Elle qui aime le srieux, a pris la chose fort srieusement. Elle nous a ce matin envoy son portrait ; nous ne savons pas seulement son nom.MARINEJe vais parier que cette comtesse-l est quelque dame normande. Toute sa famille bourgeoise se cotise pour lui faire tenir Paris une petite pension, que les caprices du jeu augmentent ou diminuent.FRONTINC'est ce que nous ignorons.MARINEOh que non ! Vous ne l'ignorez pas. Peste ! vous n'tes pas gens faire sottement des sacrifices. Vous en connaissez bien le prix.FRONTINSavez-vous bien, madame, que cette dernire nuit a pens tre une nuit ternelle pour monsieur le chevalier ? En arrivant au logis, il se jette dans un fauteuil, il commence par se rappeler les plus malheureux coups du jeu, assaisonnant ses rflexions d'pithtes et d'apostrophes nergiques.LA BARONNE, regardant le portrait. Tu as vu cette comtesse, Frontin, n'est-elle pas plus belle que son portrait ?FRONTINNon, madame, ce n'est pas, comme vous voyez, une beaut rgulire ; mais elle est assez piquante, ma foi, elle est assez piquante. Or je voulus d'abord reprsenter mon matre que tous ses jugements taient des paroles perdues ; mais considrant que cela soulage un joueur dsespr, je le laissai s'gayer dans ses apostrophes.LA BARONNE, regardant toujours le portrait. Quel ge a-t-elle, Frontin ?FRONTINC'est ce que je ne sais pas trop bien ; car elle a le teint si beau que je pourrais m'y tromper d'une bonne vingtaine d'annes.MARINEC'est--dire qu'elle a pour le moins cinquante ans.FRONTINJe le croirais bien, car elle en parat trente. Mon matre donc, aprs avoir bien rflchi,

  • s'abandonne la rage, il demande ses pistolets.LA BARONNESes pistolets, Marine, ses pistolets !MARINEII ne se tuera point, madame, il ne se tuera point.FRONTINJe les lui refuse, aussitt il tire brusquement son pe.LA BARONNEAh ! il s'est bless, Marine, assurment.MARINEH ! non, non, Frontin l'en aura empch.FRONTINOui, je me jette sur lui corps perdu : Monsieur le chevalier, lui dis-je, qu'allez-vous faire ? Vous passez les bornes de la douleur du lansquenet. Si votre malheur vous fait har le jour, conservez-vous du moins, vivez pour votre aimable baronne ; elle vous a jusqu'ici tir gnreusement de tous vos embarras ; et soyez sr, ai-je ajout, seulement pour calmer sa fureur, qu'elle ne vous laissera point dans celui-ci. MARINE, bas. L'entend-il, le maraud !FRONTIN II ne s'agit que de mille cus, une fois ; monsieur Turcaret a bon dos ; il portera bien encore cette charge-l. LA BARONNEEh bien, Frontin ?FRONTINEh bien, madame, ces mots, admirez le pouvoir de l'esprance, il s'est laiss dsarmer comme un enfant, il s'est couch et s'est endormi.MARINE Le pauvre chevalier !FRONTINMais ce matin son rveil, il a senti renatre ses chagrins ; le portrait de la comtesse ne les a point dissips. Il m'a fait partir sur-le-champ pour venir ici, et il attend mon retour pour disposer de son sort. Que lui dirai-je, madame ?LA BARONNETu lui diras, Frontin, qu'il peut toujours faire fonds sur moi, et que, n'tant point en argent comptant...Elle veut tirer son diamant.MARINE, la retenant. H ! madame, y songez-vous ?LA BARONNE, remettant son diamant. Tu lui diras que je suis touche de son malheur.MARINEEt que je suis de mon ct trs fche de son infortune.FRONTINAh ! qu'il sera fch, lui !... (bas) Maugrebleu de la soubrette !LA BARONNEDis-lui bien, Frontin, que je suis sensible ses peines.MARINEQue je sens vivement son affliction, Frontin.FRONTINC'en est donc fait, madame, vous ne verrez plus monsieur le chevalier : la honte de ne pouvoir

  • payer ses dettes va l'carter de vous pour jamais ; car rien n'est plus sensible pour un enfant de famille. Nous allons tout l'heure prendre la poste.LA BARONNEPrendre la poste, Marine !MARINE Ils n'ont pas de quoi la payer.FRONTINAdieu, madame.LA BARONNE, tirant son diamant. Attends, Frontin.MARINE, FRONTIN. Non, non, va-t'en vite lui faire rponse.LA BARONNE, donnant le diamant FRONTIN. Oh ! je ne puis me rsoudre l'abandonner. Tiens, voil un diamant de cinq cents pistoles que monsieur Turcaret m'a donn ; va le mettre en gage, et tire ton matre de l'affreuse situation o il se trouve.FRONTINJe vais le rappeler la vie. Je lui rendrai compte, Marine, de l'excs de ton affliction.// sort.MARINEAh ! que vous tes tous deux bien ensemble, messieurs les fripons !Scne 3LA BARONNE, MARINELA BARONNETu vas te dchaner contre moi, Marine, t'emporter.MARINENon, madame, je ne m'en donnerai pas la peine, je vous assure. Eh ! que m'importe, aprs tout, que votre bien s'en aille comme il vient ? Ce sont vos affaires, madame, ce sont vos affaires.LA BARONNEHlas ! je suis plus plaindre qu' blmer : ce que tu me vois faire n'est point l'effet d'une volont libre, je suis entrane par un penchant si tendre, que je ne puis y rsister.MARINEUn penchant tendre ! Ces faiblesses vous conviennent-elles ? H fi ! vous aimez comme une vieille bourgeoise.LA BARONNEQue tu es injuste, Marine ! Puis-je ne pas savoir gr au chevalier du sacrifice qu'il me fait?MARINELe plaisant sacrifice ! Que vous tes facile tromper ! Mort de ma vie ! C'est quelque vieux portrait de famille; que sait-on ? De sa grand-mre peut-tre.LA BARONNENon, j'ai quelque ide de ce visage-l, et une ide rcente.MARINE, prenant le portrait.Attendez... Ah ! justement, c'est ce colosse de provinciale que nous vmes au bal il y a trois jours, qui se fit tant prier pour ter son masque, et que personne ne connut quand elle fut dmasque.LA BARONNETu as raison, Marine; cette comtesse-l n'est pas mal faite.MARINE, rendant le portrait LA BARONNE. peu prs comme monsieur Turcaret. Mais si la comtesse tait femme d'affaires, on ne vous la sacrifierait pas, sur ma parole.LA BARONNETais-toi, Marine ; j'aperois le laquais de monsieur Turcaret.MARINE

  • Oh ! pour celui-ci, passe ; il ne nous apporte que de bonnes nouvelles. Il tient quelque chose ; c'est sans doute un nouveau prsent que son matre vous fait.Scne 4LA BARONNE, MARINE, FLAMAND, prsentant un petit coffret LA BARONNE.FLAMAND, entrant.Monsieur Turcaret, madame, vous prie d'agrer ce petit prsent. Serviteur, Marine.MARINETu sois le bienvenu, Flamand. J'aime mieux te voir que ce vilain Frontin.LA BARONNE, montrant le coffret MARINE. Considre, Marine, admire le travail de ce petit coffre : as-tu rien vu de plus dlicat ?MARINEOuvrez, ouvrez, je rserve mon admiration pour le dedans ; le cur me dit que nous en serons plus charmes que du dehors.LA BARONNE l'ouvre.Que vois-je ! Un billet au porteur ! L'affaire est srieuse.MARINE De combien, madame ?LA BARONNEDe dix mille cus.MARINEBon ! voil la faute du diamant rpare.LA BARONNEJe vois un autre billet.MARINE Encore au porteur ?LA BARONNENon, ce sont des vers que monsieur Turcaret m'adresse.MARINEDes vers de monsieur Turcaret !LA BARONNE, lisant. Philis... Quatrain... Je suis la Philis, et il me prie en vers de recevoir son billet en prose.MARINEJe suis fort curieuse d'entendre des vers d'un auteur qui envoie de si bonne prose.LA BARONNELes voici ; coute. (Elle lit.)Recevez ce billet, charmante Philis, Et soyez assure que mon me Conservera toujours une ternelle flamme, Comme il est certain que trois et trois font six.MARINEQue cela est finement pens !LA BARONNEEt noblement exprim. Les auteurs se peignent dans leurs ouvrages... Allez, portez ce coffre dans mon cabinet, Marine. Il faut que je te donne quelque chose toi, Flamand; je veux que tu boives ma sant.FLAMANDJe n'y manquerai pas, madame, et du bon encore.LA BARONNEJe t'y convie.

  • FLAMANDQuand j'tais chez ce conseiller que j'ai servi ci-devant, je m'accommodais de tout; mais depuis que je suis chez monsieur Turcaret, je suis devenu dlicat, oui.LA BARONNERien n'est tel que la maison d'un homme d'affaires pour perfectionner le got.MARINE revient.FLAMANDLe voici, madame, le voici.Scne 5LA BARONNE, M. TURCARET, MARINE LA BARONNEJe suis ravie de vous voir, monsieur Turcaret, pour vous faire des compliments sur les vers que vous m'avez envoys.M. TURCARET, riant. Oh ! oh !LA BARONNESavez-vous bien qu'ils sont du dernier galant ! Jamais les Voiture ni les Pavillon n'en ont fait de pareils.M. TURCARETVous plaisantez apparemment !LA BARONNEPoint du tout.M.TURCARETSrieusement, madame, les trouvez-vous bien tourns ?LA BARONNELe plus spirituellement du monde.M. TURCARETCe sont pourtant les premiers vers que j'aie faits de ma vie.LA BARONNEOn ne le dirait pas.M. TURCARETJe n'ai pas voulu emprunter le secours de quelque auteur, comme cela se pratique.LA BARONNEOn le voit bien : les auteurs de profession ne pensent et ne s'expriment pas ainsi ; on ne saurait les souponner de les avoir faits.M.TURCARETJ'ai voulu voir par curiosit si je serais capable d'en composer, et l'amour m'a ouvert l'esprit.LA BARONNEVous tes capable de tout, monsieur, il n'y a rien d'impossible pour vous.MARINEVotre prose, monsieur, mrite aussi des compliments : elle vaut bien votre posie au moins.M. TURCARETII est vrai que ma prose a son mrite ; elle est signe et approuve par quatre fermiers gnraux.MARINECette approbation vaut mieux que celle de l'Acadmie.LA BARONNEPour moi, je n'approuve point votre prose, monsieur, et il me prend envie de vous quereller.M.TURCARET D'o vient?

  • LA BARONNEAvez-vous perdu la raison, de m'envoyer un billet au porteur ? Vous faites tous les jours quelque folie comme cela.M.TURCARET Vous vous moquez.LA BARONNEDe combien est-il ce billet ? Je n'ai pas pris garde la somme, tant j'tais en colre contre vous.M.TURCARETBon, il n'est que de dix mille cus.LA BARONNEComment, dix mille cus ! Ah ! si j'avais su cela, je vous l'aurais renvoy sur-le-champ.M.TURCARET Fi donc !LA BARONNEMais je vous le renverrai.M.TURCARETOh ! vous l'avez reu, vous ne le rendrez point.MARINE, bas. Oh ! pour cela, non.LA BARONNEJe suis plus offense du motif que de la chose mme.M.TURCARETH, pourquoi ?LA BARONNEEn m'accablant tous les jours de prsents, il semble que vous vous imaginiez avoir besoin de ces liens-l pour m'attacher vous.M.TURCARETQuelle pense ! Non, madame, ce n'est point dans cette vue que...LA BARONNEMais vous vous trompez, monsieur, je ne vous en aime pas davantage pour cela.M.TURCARETQu'elle est franche ! qu'elle est sincre !LA BARONNEJe ne suis sensible qu' vos empressements, qu' vos soins.M.TURCARETQuel bon cur !LA BARONNEQu'au seul plaisir de vous voir.M. TURCARETElle me charme... Adieu, charmante Philis.LA BARONNEQuoi ! vous sortez si tt ?M.TURCARETOui, ma reine ; je ne viens ici que pour vous saluer en passant. Je vais une de nos assembles, pour m'opposer la rception d'un pied-plat, d'un homme de rien, qu'on veut faire entrer dans notre compagnie. Je reviendrai ds que je pourrai m'chapper.// lui baise la main.LA BARONNEFussiez-vous dj de retour !MARINE, faisant la rvrence M. TURCARET. Adieu, monsieur, je suis votre trs humble

  • servante.M.TURCARET propos, Marine, il me semble qu'il y a longtemps que je ne t'ai rien donn. (// lui donne une poigne d'argent.) Tiens, je donne sans compter, moi.MARINEEt moi je reois de mme, monsieur. Oh ! nous sommes tous deux des gens de bonne foi !// sort.Scne 6LA BARONNE, MARINE LA BARONNEII s'en va fort satisfait de nous, Marine.MARINEEt nous demeurons fort contentes de lui, madame. L'excellent sujet ! Il a de l'argent, il est prodigue et crdule, c'est un homme fait pour les coquettes.LA BARONNEJ'en fais assez ce que je veux, comme tu vois.MARINEOui, mais par malheur, je vois arriver ici des gens qui vengent bien monsieur Turcaret.Scne 7LA BARONNE, MARINE, LE CHEVALIER, FRONTIN LE CHEVALIERJe viens, madame, vous tmoigner ma reconnaissance ; sans vous j'aurais viol la foi des joueurs ; ma parole perdait tout son crdit, et je tombais dans le mpris des honntes gens.LA BARONNEJe suis bien aise, chevalier, de vous avoir fait ce plaisir.LE CHEVALIERAh ! qu'il est doux de voir sauver son honneur par l'objet mme de son amour !MARINE, bas.Qu'il est tendre et passionn ! Le moyen de lui refuser quelque chose !LE CHEVALIERBonjour, Marine. Madame, j'ai aussi quelques grces lui rendre ; Frontin m'a dit qu'elle s'est intresse ma douleur.MARINEEh ! oui, merci de ma vie ! Je m'y suis intresse : elle nous cote assez pour cela.LA BARONNE, MARINE.Taisez-vous, Marine ; vous avez des vivacits qui ne me plaisent pas.LE CHEVALIER Eh ! madame, laissez-la parler; j'aime les gens francs et sincres.MARINEEt moi je hais ceux qui ne le sont pas.LE CHEVALIERElle est toute spirituelle dans ses mauvaises humeurs, elle a des reparties brillantes qui m'enlvent. Marine, au moins, j'ai pour vous ce qui s'appelle une vritable amiti; et je veux vous en donner des marques. (Il fait semblant de fouiller dans ses poches.) Frontin, la premire fois que je gagnerai, fais-m'en ressouvenir.FRONTIN C'est de l'argent comptant.MARINEJ'ai bien affaire de son argent. Eh ! qu'il ne vienne pas ici piller le ntre.

  • LA BARONNEPrenez garde ce que vous dites, Marine.MARINEC'est voler au coin d'un bois.LA BARONNEVous perdez le respect.LE CHEVALIERNe prenez point la chose srieusement.MARINEJe ne puis me contraindre, madame ; je ne puis voir tranquillement que vous soyez la dupe de monsieur, et que monsieur Turcaret soit la vtre.LA BARONNEMarine...MARINEEh ! fi, madame, c'est se moquer de recevoir d'une main pour dissiper de l'autre. La belle conduite ! Nous en aurons toute la honte, et monsieur le chevalier tout le profit.LA BARONNEOh ! pour cela, vous tes trop insolente ; je n'y puis plus tenir.MARINE Ni moi non plus.LA BARONNE Je vous chasserai.MARINEVous n'aurez pas cette peine-l, madame, je me donne mon cong moi-mme : je ne veux pas que l'on dise dans le monde que je suis infructueusement complice de la ruine d'un financier.LA BARONNERetirez-vous, impudente ! et ne paraissez jamais devant moi que pour me rendre vos comptes.MARINEJe les rendrai monsieur Turcaret, madame ; et s'il est assez sage pour m'en croire, vous compterez aussi tous deux ensemble.Elle sort.Scne 8LA BARONNE, LE CHEVALIER, FRONTIN LE CHEVALIERVoil, je l'avoue, une crature impertinente : vous avez eu raison de la chasser.FRONTINOui, madame, vous avez eu raison : comment donc ! mais c'est une espce de mre que cette servante-l.LA BARONNEC'est un pdant ternel que j'avais aux oreilles.FRONTINElle se mlait de vous donner des conseils, elle vous aurait gte la fin.LA BARONNEJe n'avais que trop d'envie de m'en dfaire ; mais je suis femme d'habitude, et je n'aime point les nouveaux visages.LE CHEVALIERII serait pourtant fcheux que, dans le premier mouvement de sa colre, elle allt donner monsieur Turcaret des impressions qui ne conviendraient ni vous ni moi.FRONTIN

  • Oh ! diable ! elle n'y manquera pas : les soubrettes sont comme les bigotes, elles font des actions charitables pour se venger.LA BARONNEDe quoi s'inquiter? Je ne la crains point. J'ai de l'esprit, et monsieur Turcaret n'en a gure : je ne l'aime point, et il est amoureux. Je saurai me faire auprs de lui un mrite de l'avoir chasse.FRONTINFort bien, madame, il faut mettre tout profit.LA BARONNEMais je songe que ce n'est pas assez de nous tre dbarrasss de Marine, il faut encore excuter une ide qui me vient dans l'esprit.LE CHEVALIERQuelle ide, madame ?LA BARONNELe laquais de monsieur Turcaret est un sot, un bent, dont on ne peut tirer le moindre service, et je voudrais mettre sa place quelque habile homme, quelqu'un de ces gnies suprieurs qui sont faits pour gouverner les esprits mdiocres et les tenir toujours dans la situation dont on a besoin.FRONTINQuelqu'un de ces gnies suprieurs ! Je vous vois venir, madame, cela me regarde.LE CHEVALIERMais en effet, Frontin ne nous sera pas inutile auprs de notre traitant.LA BARONNEJe veux l'y placer.LE CHEVALIERII nous en rendra bon compte, n'est-ce pas ?FRONTINJe suis jaloux de l'invention, on ne pouvait rien imaginer de mieux. Par ma foi, monsieur Turcaret, je vous ferai bien voir du pays, sur ma parole.LA BARONNEII m'a fait prsent d'un billet au porteur de dix mille cus : je veux changer cet effet-l de nature ; il en faut faire de l'argent : je ne connais personne pour cela ; chevalier, chargez-vous de ce soin ; je vais vous remettre le billet, retirez ma bague, je suis bien aise de l'avoir, et vous me tiendrez compte du surplus.FRONTINCela est trop juste, madame ; et vous n'avez rien craindre de notre probit.LE CHEVALIERJe ne perdrai point de temps, madame, et vous aurez cet argent incessamment.LA BARONNEAttendez un moment, je vais vous donner le billet.Scne 9LE CHEVALIER, FRONTIN FRONTINUn billet de dix mille cus ! La bonne aubaine, et la bonne femme ! Il faut tre aussi heureux que vous l'tes, pour en rencontrer de pareilles : savez-vous que je la trouve un peu trop crdule pour une coquette ?LE CHEVALIERTu as raison.FRONTIN

  • Ce n'est pas mal payer le sacrifice de notre vieille folle de comtesse, qui n'a pas le sou.LE CHEVALIERII est vrai.FRONTINMadame la baronne est persuade que vous avez perdu mille cus sur votre parole, et que son diamant est en gage : le lui rendrez-vous, monsieur, avec le reste du billet ?LE CHEVALIERSi je le lui rendrai !FRONTINQuoi ? tout entier, sans quelque nouvel article de dpense ?LE CHEVALIERAssurment ; je me garderai bien d'y manquer.FRONTINVous avez des moments d'quit, je ne m'y attendais pas.LE CHEVALIERJe serais un grand malheureux de m'exposer rompre avec elle si bon march.FRONTINAh ! je vous demande pardon : j'ai fait un jugement tmraire, je croyais que vous vouliez faire les choses demi.LE CHEVALIEROh ! non. Si jamais je me brouille, ce ne sera qu'aprs la ruine totale de monsieur Turcaret.FRONTIN Qu'aprs sa destruction, l, son anantissement !LE CHEVALIERJe ne rends des soins la coquette que pour l'aider ruiner le traitant.FRONTINFort bien : ces sentiments gnreux, je reconnais mon matre.LE CHEVALIERPaix, Frontin, voici la baronne.Scne 10LE CHEVALIER, LA BARONNE, FRONTINLA BARONNEAllez, chevalier, allez sans tarder davantage ngocier ce billet, et me rendez ma bague le plus tt que vous pourrez.LE CHEVALIERFrontin, madame, va vous la rapporter incessamment : mais, avant que je vous quitte, souffrez que, charm de vos manires gnreuses, je vous fasse connatre que...LA BARONNENon, je vous le dfends, ne parlons point de cela.LE CHEVALIERQuelle contrainte pour un cur aussi reconnaissant que le mien !LA BARONNE, s'en allant.Sans adieu, chevalier. Je crois que nous nous reverrons tantt.LE CHEVALIER, s'en allant Pourrais-je m'loigner de vous sans une si douce esprance !FRONTIN, seul.J'admire le train de la vie humaine. Nous plumons une coquette, la coquette mange un homme d'affaires, l'homme d'affaires en pille d'autres : cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde.

  • ACTE II Scne premireLA BARONNE, FRONTINFRONTIN, lui donnant le diamant.Je n'ai pas perdu de temps, comme vous voyez, madame ; voil votre diamant; l'homme qui l'avait en gage me l'a remis entre les mains ds qu'il a vu briller le billet au porteur, qu'il veut escompter moyennant un trs honnte profit. Mon matre que j'ai laiss avec lui, va venir vous en rendre compte.LA BARONNEJe suis enfin dbarrasse de Marine ; elle a srieusement pris son parti ; j'apprhendais que ce ne ft qu'une feinte : elle est sortie. Ainsi, Frontin, j'ai besoin d'une femme de chambre ; je te charge de m'en chercher une autre.FRONTINJ'ai votre affaire en main ; c'est une jeune personne douce, complaisante, comme il vous la faut : elle verrait tout aller sens dessus dessous dans votre maison, sans dire une syllabe.LA BARONNEJ'aime ces caractres-l : tu la connais particulirement?FRONTINTrs particulirement ; nous sommes mme un peu parents.LA BARONNEC'est--dire que l'on peut s'y fier.FRONTINComme moi-mme ; elle est sous ma tutelle ; j'ai l'administration de ses gages et de ses profits, et j'ai soin de lui fournir tous ses petits besoins.LA BARONNEElle sert sans doute actuellement ?FRONTINNon, elle est sortie de condition depuis quelques jours.LA BARONNE Et pour quel sujet ?FRONTINElle servait des personnes qui mnent une vie retire, qui ne reoivent que des visites srieuses, un mari et une femme qui s'aiment, des gens extraordinaires ; enfin c'est une maison triste, ma pupille s'y est ennuye.LA BARONNEO est-elle donc l'heure qu'il est?FRONTINElle est loge chez une vieille prude de ma connaissance, qui par charit retire des femmes de chambre hors de condition, pour savoir ce qui se passe dans les familles.LA BARONNEJe la voudrais avoir ds aujourd'hui, je ne puis me passer de fille.FRONTINJe vais vous l'envoyer, madame, ou vous l'amener moi-mme ; vous en serez contente. Je ne vous ai pas dit toutes ses bonnes qualits, elle chante et joue ravir de toutes sortes d'instruments.LA BARONNEMais, Frontin, vous me parlez l d'un fort joli sujet.FRONTIN

  • Je vous en rponds ; aussi je la destine pour l'Opra ; mais je veux auparavant qu'elle se fasse dans le monde ; car il n'en faut l que de toutes faites.Il s'en va.LA BARONNEJe l'attends avec impatience.Scne 2LA BARONNE, seule.Cette fille-l me sera d'un grand agrment ; elle me divertira par ses chansons, au lieu que l'autre ne faisait que me chagriner par sa morale. Mais je vois monsieur Turcaret ; ah ! qu'il parat agit ! Marine l'aura t trouver.Scne 3LA BARONNE, M. TURCARET M. TURCARET, essouffl.Ouf ! je ne sais par o commencer, perfide !LA BARONNE, bas. Elle lui a parl.M.TURCARETJ'ai appris de vos nouvelles, dloyale ! J'ai appris de vos nouvelles, on vient de me rendre compte de vos perfidies, de votre drangement.LA BARONNELe dbut est agrable, et vous employez de fort jolis ternies, monsieur...M.TURCARETLaissez-moi parler ; je veux vous dire vos vrits, Marine me les a dites. Ce beau chevalier qui vient ici toute heure, et qui ne m'tait pas suspect sans raison, n'est pas votre cousin, comme vous me l'avez fait accroire : vous avez des vues pour l'pouser, et pour me planter l, moi, quand j'aurai fait votre fortune.LA BARONNEMoi, monsieur, j'aimerais le chevalier !M.TURCARETMarine me la assur, et qu'il ne faisait figure dans le monde qu'aux dpens de votre bourse et de la mienne, et que vous lui sacrifiez tous les prsents que je vous fais.LA BARONNEMarine est une fort jolie personne ! Ne vous a-t-elle dit que cela, monsieur ?M. TURCARETNe me rpondez point, flonne, j'ai de quoi vous confondre, ne me rpondez point ! Parlez : qu'est devenu, par exemple, ce gros brillant que je vous donnai l'autre jour? Montrez-le tout l'heure, montrez-le-moi.LA BARONNEPuisque vous le prenez sur ce ton-l, monsieur, je ne veux pas vous le montrer.M. TURCARETH ! sur quel ton, morbleu, prtendez-vous donc que je le prenne ? Oh ! vous n'en serez pas quitte pour des reproches ! Ne croyez pas que je sois assez sot pour rompre avec vous sans bruit, pour me retirer sans clat ; je veux laisser ici des marques de mon ressentiment:. Je suis honnte homme : j'aime de bonne foi, je n'ai que des vues lgitimes, je ne crains pas le scandale, moi. Ah ! vous n'avez pas affaire un abb, je vous en avertis.// entre dans la chambre de LA BARONNE.LA BARONNENon ; j ' ai affaire un extravagant, un possd !... Oh bien, faites, monsieur, faites tout ce qu'il

  • vous plaira, je ne m'y opposerai point, je vous l'assure... Mais... qu'entends-je?... Ciel ! quel dsordre !... Il est effectivement devenu fou. Monsieur Turcaret, monsieur Turcaret, je vous ferai bien expier vos emportements.M. TURCARET, revenant.Me voil demi soulag. J'ai dj cass la grande glace et les plus belles porcelaines.LA BARONNEAchevez, monsieur, que ne continuez-vous ?M.TURCARETJe continuerai quand il me plaira, madame. Je vous apprendrai vous jouer un homme comme moi. Allons, ce billet au porteur, que je vous ai tantt envoy, qu'on me le rende !LA BARONNEQue je vous le rende ! Et si je l'ai aussi donn au chevalier?M. TURCARETAh ! si je le croyais !LA BARONNEQue vous tes fou ! En vrit, vous me faites piti.M.TURCARETComment donc ! Au lieu de se jeter mes genoux et de me demander grce, encore dit-elle que j'ai tort, encore dit-elle que j'ai tort !LA BARONNESans doute.M. TURCARETAh ! vraiment, je voudrais bien, par plaisir, que vous entreprissiez de me persuader cela !LA BARONNEJe le ferais si vous tiez en tat d'entendre raison.M. TURCARETEh ! que me pourriez-vous dire, tratresse ?LA BARONNEJe ne vous dirai rien. Ah ! quelle fureur !M. TURCARET, essouffl.Eh bien ! parlez, madame, parlez, je suis de sang-froid.LA BARONNEcoutez-moi donc. Toutes les extravagances que vous venez de faire sont fondes sur un faux rapport que Marine...M.TURCARETUn faux rapport ! ventrebleu ! ce n'est point...LA BARONNENe jurez pas, monsieur, ne m'interrompez pas, songez que vous tes de sang-froid.M.TURCARETJe me tais : il faut que je me contraigne.LA BARONNESavez-vous bien pourquoi je viens de chasser Marine ?M. TURCARETOui : pour avoir pris trop chaudement mes intrts.LA BARONNETout au contraire ; c'est cause qu'elle me reprochait sans cesse l'inclination que j'avais pour vous. Est-il rien de si ridicule, me disait-elle tous moments, que de voir la veuve d'un colonel

  • songer pouser un monsieur Turcaret, un homme sans naissance, sans esprit, de la mine la plus basse... M.TURCARETPassons, s'il vous plat, sur les qualits ; cette Marine-l est une impudente.LA BARONNE Pendant que vous pouvez choisir un poux entre vingt personnes de la premire qualit, lorsque vous refusez votre aveu mme aux pressantes instances de toute la famille d'un marquis dont vous tes adore, et que vous avez la faiblesse de sacrifier ce monsieur Turcaret ? M.TURCARETCela n'est pas possible.LA BARONNEJe ne prtends pas m'en faire un mrite, monsieur. Ce marquis est un jeune seigneur fort agrable de sa personne, mais dont les murs et la conduite ne me conviennent point. Il vient ici quelquefois avec mon cousin le chevalier, son ami. J'ai dcouvert qu'il avait gagn Marine, et c'est pour cela que je l'ai congdie. Elle a t vous dbiter mille impostures pour se venger, et vous tes assez crdule pour y ajouter foi. Ne deviez-vous pas, dans le moment , faire rflexion que c'tait une servante passionne qui vous parlait, et que, si j'avais eu quelque chose me reprocher, je n'aurais pas t assez imprudente pour chasser une fille dont j'avais craindre l'indiscrtion? Cette pense, dites-moi, ne se prsente-t-elle pas naturellement l'esprit?M.TURCARETJ'en demeure d'accord, mais...LA BARONNEMais, mais vous avez tort. Elle vous a donc dit, entre autres choses, que je n'avais plus ce gros brillant qu'en badinant vous me mtes l'autre jour au doigt, et que vous me fortes d'accepter?M.TURCARETOh ! oui, elle m'a jur que vous l'avez donn aujourd'hui au chevalier, qui est, dit-elle, votre parent comme Jean de Vert.LA BARONNEEt si je vous montrais tout l'heure ce mme diamant, que diriez-vous ?M.TURCARETOh ! je dirais, en ce cas-l, que... Mais cela ne se peut pas.LA BARONNELe voil, monsieur, le reconnaissez-vous ? Voyez le fonds que l'on doit faire sur le rapport de certains valets.M.TURCARETAh ! que cette Marine-l est une grande sclrate ! Je reconnais sa friponnerie et mon injustice : pardonnez-moi, madame, d'avoir souponn votre bonne foi.LA BARONNENon, vos fureurs ne sont point excusables ; allez, vous tes indigne de pardon.M.TURCARET

    Je l'avoue.LA BARONNEVous repentez-vous de votre crdulit ?M.TURCARETSi je m'en repens ! Je vous demande mille pardons de ma colre.LA BARONNE

  • Fallait-il vous laisser si facilement prvenir contre une femme qui vous aime avec trop de tendresse ?M.TURCARETHlas ! non. Que je suis malheureux !LA BARONNEConvenez que vous tes un homme bien faible.M. TURCARET Oui, madame.LA BARONNE Une franche dupe.M.TURCARETJ'en conviens. Ah ! Marine ! coquine de Marine ! Vous ne sauriez vous imaginer tous les mensonges que cette pendarde-l m'est venue conter. Elle m'a dit que vous et monsieur le chevalier vous me regardiez comme votre vache lait, et que, si aujourd'hui pour demain je vous avais tout donn, vous me feriez fermer votre porte au nez.LA BARONNELa malheureuse !M.TURCARETElle me l'a dit, c'est un fait constant ; je n'invente rien, moi.LA BARONNEEt vous avez eu la faiblesse de la croire un seul moment !M. TURCARETOui, madame, j'ai donn l-dedans comme un franc sot. O diable avais-je l'esprit?LA BARONNEOn vous la pardonne. Levez-vous, monsieur. Vous auriez moins de jalousie si vous aviez moins d'amour, et l'excs de l'un fait oublier la violence de l'autre.M. TURCARETQuelle bont ! Il faut avouer que je suis un grand brutal.LA BARONNEMais, srieusement, monsieur, croyez-vous qu'un cur puisse balancer un instant entre vous et le chevalier ?M. TURCARETNon, madame, je ne le crois pas, mais je le crains.LA BARONNEQue faut-il faire pour dissiper vos craintes ?M. TURCARETloigner d'ici cet homme-l; consentez-y, madame, j'en sais les moyens.LA BARONNEEh ! quels sont-ils ?M.TURCARETJe lui donnerai une direction en province.LA BARONNEUne direction ?M. TURCARETC'est ma manire d'carter les incommodes. Ah ! combien de cousins, d'oncles et de maris j'ai fait directeurs en ma vie ! J'en ai envoy jusqu'en Canada.LA BARONNEMais vous ne songez pas que mon cousin le chevalier est homme de condition, et que ces sortes d'emplois ne lui conviennent pas. Allez, sans vous mettre en peine de l'loigner de Paris, je vous

  • jure que c'est l'homme du monde qui doit vous causer le moins d'inquitude.M.TURCARETOuf ! j'touffe d'amour et de joie ; vous me dites cela d'une manire si nave, que vous me persuadez. Adieu, mon adorable, mon tout, ma desse. Allez, allez, je vais bien rparer la sottise que je viens de faire. Votre grande glace n'tait pas tout fait nette, au moins, et je trouvais vos porcelaines assez communes.LA BARONNEII est vrai.M.TURCARETJe vais vous en chercher d'autres.LA BARONNEVoil ce que vous cotent vos folies.M. TURCARETBagatelle ! Tout ce que j'ai cass ne valait pas plus de trois cents pistoles.// veut s'en aller, LA BARONNE l'arrte.LA BARONNEAttendez, monsieur ; il faut que je vous fasse une prire auparavant.M. TURCARETUne prire ! Oh ! donnez vos ordres.LA BARONNEFaites avoir une commission pour l'amour de moi, ce pauvre Flamand, votre laquais. C'est un garon pour qui j'ai pris de l'amiti.M. TURCARETJe l'aurais dj pouss, si je lui avais trouv quelque disposition ; mais il a l'esprit trop bonasse, cela ne vaut rien pour les affaires.LA BARONNEDonnez-lui un emploi qui ne soit pas difficile exercer.M. TURCARETII en aura un ds aujourd'hui ; cela vaut fait.LA BARONNECe n'est pas tout ; je veux mettre auprs de vous Frontin, le laquais de mon cousin le chevalier, c'est aussi un trs bon enfant.M. TURCARETJe le prends, madame, et vous promets de le faire commis au premier jour.Scne 4LA BARONNE, M. TURCARET, FRONTIN FRONTINMadame, vous allez bientt avoir la fille dont je vous ai parl.LA BARONNEMonsieur, voil le garon que je veux vous donner.M.TURCARETII parat un peu innocent.LA BARONNEQue vous vous connaissez bien en physionomie !M. TURCARETJ'ai le coup d'il infaillible. Approche, mon ami, dis-moi un peu, as-tu dj quelques principes ?FRONTIN Qu'appelez-vous des principes?

  • M. TURCARETDes principes de commis, c'est--dire, si tu sais comment on peut empcher les fraudes ou les favoriser ?FRONTINPas encore, monsieur; mais je sens que j'apprendrai cela fort facilement.M. TURCARETTu sais, du moins, l'arithmtique, tu sais faire des comptes parties simples ?FRONTINOh ! oui, monsieur, je sais mme faire des parties doubles. J'cris aussi de deux critures, tantt de l'une et tantt de l'autre.M. TURCARETDe la ronde, n'est-ce pas ?FRONTINDe la ronde, de l'oblique.M. TURCARETComment, de l'oblique ?FRONTINH ! oui, d'une criture que vous connaissez. L, d'une certaine criture qui n'est pas lgitime.M. TURCARETII veut dire de la btarde.FRONTINJustement : c'est ce mot-l que je cherchais.M.TURCARETQuelle ingnuit ! Ce garon-l, madame, est bien niais.LA BARONNEII se dniaisera dans vos bureaux.M.TURCARETOh ! qu'oui, madame, oh ! qu'oui. D'ailleurs, un bel esprit n'est pas ncessaire pour faire son chemin. Hors moi et deux ou trois autres, il n'y a parmi nous que des gnies assez communs. Il suffit d'un certain usage, d'une routine que l'on ne manque gure d'attraper. Nous voyons tant de gens. Nous nous tudions prendre ce que le monde a de meilleur ; voil toute notre science.LA BARONNECe n'est pas la plus inutile de toutes.M.TURCARETOh a ! mon ami, tu es moi, et tes gages courent ds ce moment.FRONTINJe vous regarde donc, monsieur, comme mon nouveau matre. Mais en qualit d'ancien laquais de monsieur le chevalier, il faut que je m'acquitte d'une commission dont il m'a charg : il vous donne, et madame sa cousine, souper ici ce soir.M.TURCARETTrs volontiers.FRONTINJe vais ordonner chez Fite toutes sortes de ragots, avec vingt-quatre bouteilles de vin de Champagne ; et pour gayer le repas, vous aurez des voix et des instruments.LA BARONNEDe la musique, Frontin ?FRONTIN

  • Oui, madame, telles enseignes que j'ai ordre de commander cent bouteilles de vin de Suresnes pour abreuver la symphonie.LA BARONNECent bouteilles !FRONTINCe n'est pas trop, madame. Il y aura huit concertants, quatre Italiens de Paris, trois chanteurs et deux gros-chantres.M. TURCARETII a, ma foi, raison, ce n'est pas trop. Ce repas sera fort joli.FRONTINOh diable ! quand monsieur le chevalier donne des soupers comme cela, il n'pargne rien, monsieur.M. TURCARETJ'en suis persuad.FRONTINII semble qu'il ait sa disposition la bourse d'un partisan.LA BARONNEII veut dire qu'il fait les choses fort magnifiquement.M. TURCARETQu'il est ingnu ! Eh bien ! nous verrons cela tantt, et pour surcrot de rjouissance, j'amnerai ici monsieur Gloutonneau le pote ; aussi bien, je ne saurais manger si je n'ai quelque bel esprit ma table.LA BARONNEVous me ferez plaisir. Cet auteur apparemment est fort brillant dans la conversation ?M.TURCARETII ne dit pas quatre paroles dans un repas, mais il mange et pense beaucoup. Peste ! c'est un homme bien agrable... Oh a ! je cours chez Dautel vous acheter...LA BARONNEPrenez garde ce que vous ferez, je vous en prie : ne vous jetez point dans une dpense...M. TURCARETEh ! fi ! madame, fi ! vous vous arrtez des minuties. Sans adieu, ma reine.// sort.LA BARONNEJ'attends votre retour impatiemment.Scne 5LA BARONNE, FRONTIN LA BARONNEEnfin, te voil en train de faire ta fortune.FRONTINOui, madame, et en tat de ne pas nuire la vtre.LA BARONNEC'est prsent, Frontin, qu'il faut donner l'essor ce gnie suprieur...FRONTINOn tchera de vous prouver qu'il n'est pas mdiocre.LA BARONNEQuand m'amnera-t-on cette fille ?FRONTIN Je l'attends ; je lui ai donn rendez-vous ici.

  • LA BARONNETu m'avertiras quand elle sera venue.Elle entre dans une autre chambre.Scne 6FRONTIN, seul.Courage ! Frontin ! courage, mon ami, la fortune t'appelle. Te voil chez un homme d'affaires par le canal d'une coquette. Quelle joie ! L'agrable perspective ! Je m'imagine que toutes les choses que je vais toucher vont se convertir en or... Mais j'aperois ma pupille.Scne 7FRONTIN, LISETTE FRONTINTu sois la bienvenue, Lisette ! On t'attend avec impatience dans cette maison.LISETTEJ'y entre avec une satisfaction dont je tire un bon augure.FRONTINJe t'ai mise au fait sur tout ce qui s'y passe et sur tout ce qui doit s'y passer, tu n'as qu' te rgler l-dessus. Souviens-toi seulement qu'il faut avoir une complaisance infatigable.LISETTEII n'est pas besoin de me recommander cela.FRONTINFlatte sans cesse l'enttement que la baronne a pour le chevalier ; c'est l le point.LISETTETu me fatigues de leons inutiles.FRONTINLe voici qui vient.LISETTEJe ne l'avais pas encore vu. Ah ! qu'il est bien fait, Frontin !FRONTINII ne faut pas tre mal bti pour donner de l'amour une coquette.Scne 8LE CHEVALIER, FRONTIN, LISETTE LE CHEVALIERJe te rencontre propos, Frontin, pour t'apprendre... Mais que vois-je ? Quelle est cette beaut brillante ?FRONTINC'est une fille que je donne madame la baronne pour remplacer Marine.LE CHEVALIEREt c'est sans doute une de tes amies ?FRONTINOui, monsieur, il y a longtemps que nous nous connaissons ; je suis son rpondant.LE CHEVALIERBonne caution ! C'est faire son loge en un mot. Elle est, parbleu ! charmante. Monsieur le rpondant, je me plains de vous.FRONTIND'o vient?LE CHEVALIERJe me plains de vous, vous dis-je ; vous savez toutes mes affaires, et vous me cachez les vtres.

  • Vous n'tes pas un ami sincre.FRONTINJe n'ai pas voulu, monsieur...LE CHEVALIERLa confiance pourtant doit tre rciproque ; pourquoi m'avoir fait mystre d'une si belle dcouverte?FRONTINMa foi, monsieur, je craignais...LE CHEVALIERQuoi?FRONTINOh ! monsieur, que diable, vous m'entendez de reste.LE CHEVALIERLe maraud ! O a-t-il t dterrer ce petit minois-l ? Frontin, monsieur Frontin, vous avez le discernement fin et dlicat quand vous faites un choix pour vous-mme ; mais vous n'avez pas le got si bon pour vos amis. Ah ! la piquante reprsentation ! l'adorable grisette !LISETTE Que les jeunes seigneurs sont honntes !LE CHEVALIERNon, je n'ai jamais rien vu de si beau que cette crature-l.LISETTEQue leurs expressions sont flatteuses ! Je ne m'tonne plus que les femmes les courent.LE CHEVALIERFaisons un troc, Frontin ; cde-moi cette fille-l, et je t'abandonne ma vieille comtesse.FRONTINNon, monsieur, j'ai les inclinations roturires ; je m'en tiens Lisette, qui j'ai donn ma foi.LE CHEVALIERVa, tu peux te vanter d'tre le plus heureux faquin... Oui, belle Lisette, vous mritez...LISETTETrve de douceurs, monsieur le chevalier. Je vais me prsenter ma matresse, qui ne m'a point encore vue ; vous pouvez venir, si vous voulez, continuer devant elle la conversation.Scne 9LE CHEVALIER, FRONTIN LE CHEVALIERParlons de choses srieuses, Frontin. Je n'apporte point la baronne l'argent de son billet.FRONTIN Tant pis.LE CHEVALIERJ'ai t chercher un usurier qui m'a dj prt de l'argent, mais il n'est plus Paris : des affaires qui lui sont survenues l'ont oblig d'en sortir brusquement ; ainsi, je vais te charger du billet.FRONTINPourquoi ?LE CHEVALIERNe m'as-tu pas dit que tu connaissais un agent de change qui te donnerait de l'argent l'heure mme ?FRONTINCela est vrai : mais que direz-vous madame la baronne ? Si vous lui dites que vous avez encore son billet, elle verra bien que nous n' avions pas mis son brillant en gage ; car enfin, elle n'ignore pas qu'un homme qui prte ne se dessaisit pas pour rien de son nantissement.

  • LE CHEVALIERTu as raison; aussi suis-je d'avis de lui dire que j'ai touch l'argent, qu'il est chez moi, et que demain matin tu le feras apporter ici. Pendant ce temps-l cours chez ton agent de change, et fais porter au logis l'argent que tu en recevras : je vais t'y attendre aussitt que j'aurai parl la baronne.// entre dans la chambre de LA BARONNE.Scne 10 FRONTIN, seul.Je ne manque pas d'occupation, Dieu merci ! Il faut que j'aille chez le traiteur, de l chez l'agent de change, de chez l'agent de change au logis, et puis il faudra que je revienne ici joindre monsieur Turcaret. Cela s'appelle, ce me semble, une vie assez agissante. Mais patience ! Aprs quelque temps de fatigue et de peine, je parviendrai enfin un tat d'aise. Alors, quelle satisfaction ! quelle tranquillit d'esprit !... Je n'aurai plus mettre en repos que ma conscience.

    ACTE III Scne premireLA BARONNE, FRONTIN, LISETTE LA BARONNEEh bien, Frontin ! As-tu command le souper ? Fera-t-on grand chre ?FRONTINJe vous en rponds, madame, demandez Lisette de quelle manire je rgale pour mon compte, et jugez par l de ce que je sais faire lorsque je rgale aux dpens des autres.LISETTEII est vrai, madame, vous pouvez vous en fier lui.FRONTINMonsieur le chevalier m'attend : je vais lui rendre compte de l'arrangement de son repas, et puis je viendrai ici prendre possession de monsieur Turcaret, mon nouveau matre.// sort.Scne 2LA BARONNE, LISETTELISETTE Ce garon-l est un garon de mrite, madame.LA BARONNEII me parat que vous n'en manquez pas, vous, Lisette.LISETTEII a beaucoup de savoir-faire.LA BARONNEJe ne vous crois pas moins habile.LISETTEJe serais bien heureuse, madame, si mes petits talents pouvaient vous tre utiles.LA BARONNEJe suis contente de vous. Mais j'ai un avis vous donner : je ne veux pas qu'on me flatte.LISETTE Je suis ennemie de la flatterie.LA BARONNESurtout quand je vous consulterai sur des choses qui me regarderont, soyez sincre.LISETTEJe n'y manquerai pas.LA BARONNE

  • Je vous trouve pourtant trop de complaisance.LISETTE moi, madame ?LA BARONNEOui, vous ne combattez pas assez les sentiments que j'ai pour le chevalier.LISETTEEh ! pourquoi les combattre ? Ils sont si raisonnables !LA BARONNEJ'avoue que le chevalier me parat digne de toute ma tendresse.LISETTEJ'en fais le mme jugement.LA BARONNEII a pour moi une passion vritable et constante.LISETTEUn chevalier fidle et sincre, on n'en voit gure comme cela.LA BARONNEAujourd'hui mme encore, il m'a sacrifi une comtesse.LISETTEUne comtesse !LA BARONNEElle n'est pas, la vrit, dans la premire jeunesse.LISETTEC'est ce qui rend le sacrifice plus beau. Je connais messieurs les chevaliers : une vieille dame leur cote plus qu'une autre sacrifier.LA BARONNEII vient de me rendre compte d'un billet que je lui ai confi. Que je lui trouve de bonne foi !LISETTECela est admirable.LA BARONNEII a une probit qui va jusqu'au scrupule.LISETTEMais, mais, voil un chevalier unique en son espce !LA BARONNETaisons-nous, j'aperois monsieur Turcaret.Scne 3M. TURCARET, LISETTE, LA BARONNEM. TURCARETJe viens, madame... Oh ! oh ! vous avez une nouvelle femme de chambre.LA BARONNEOui, monsieur. Que vous semble de celle-ci ?M. TURCARETCe qu'il m'en semble ? Elle me revient assez ; il faudra que nous fassions connaissance.LISETTELa connaissance sera bientt faite, monsieur.LA BARONNE, LISETTE.Vous savez qu'on soupe ici. Donnez ordre que nous ayons un couvert propre et que l'appartement soit bien clair.

  • M. TURCARETJe crois cette fille-l fort raisonnable.LA BARONNEElle est fort dans vos intrts, du moins.M.TURCARETJe lui en sais bon gr. Je viens, madame, de vous acheter pour dix mille francs de glace, de porcelaines et de bureaux ; ils sont d'un got exquis, je les ai choisis moi-mme.LA BARONNEVous tes universel, monsieur, vous vous connaissez tout.M.TURCARETOui, grces au Ciel, et surtout en btiments. Vous verrez, vous verrez l'htel que je vais faire btir.LA BARONNEQuoi ! vous allez faire btir un htel.M. TURCARETJ'ai dj achet la place, qui contient quatre arpents, six perches, neuf toises, trois pieds et onze pouces. N'est-ce pas l une belle tendue ?LA BARONNEFort belle.M. TURCARETLe logis sera magnifique. Je ne veux pas qu'il y manque un zro, je le ferais plutt abattre deux ou trois fois.LA BARONNEJe n'en doute pas.M. TURCARETMalepeste ! je n'ai garde de faire quelque chose de commun ; je me ferais siffler de tous les gens d'affaires.LA BARONNE Assurment.M. TURCARETQuel homme entre ici ?LA BARONNEC'est ce jeune marquis dont je vous ai dit que Marine avait pous les intrts. Je me passerais bien de ses visites, elles ne me font aucun plaisir.Scne 4M. TURCARET, LA BARONNE, LE MARQUIS LE MARQUISJe parie que je ne trouverai point encore ici le chevalier.M. TURCARETAh ! morbleu ! c'est le marquis de la Thibaudire. La fcheuse rencontre !LE MARQUISII y a prs de deux jours que je le cherche. Eh ! que vois-je? Oui... non... pardonnez-moi... justement... c'est lui-mme, monsieur Turcaret. Que faites-vous de cet homme-l, madame ? Vous le connaissez ? Vous empruntez sur gages ? Palsambleu ! il vous ruinera.LA BARONNEMonsieur le marquis.LE MARQUISII vous pillera, il vous corchera, je vous en avertis. C'est l'usurier le plus vif! Il vend son argent

  • au poids de l'or.M. TURCARET, bas.J'aurais mieux fait de m'en aller.LA BARONNEVous vous mprenez, monsieur le marquis ; monsieur Turcaret passe dans le monde pour un homme de bien et d'honneur.LE MARQUISAussi l'est-il, madame, aussi l'est-il. Il aime le bien des hommes et l'honneur des femmes. Il a cette rputation-l.M. TURCARETVous aimez plaisanter, monsieur le marquis. Il est badin, madame, il est badin. Ne le connaissez-vous pas sur ce pied-l?LA BARONNEOui, je comprends bien qu'il badine, ou qu'il est mal inform.LE MARQUISMal inform ! Morbleu ! madame, personne ne saurait vous en parler mieux que moi : il a de mes nippes actuellement.M.TURCARETDe vos nippes, monsieur ? Oh ! je ferais bien serment du contraire.LE MARQUISAh ! parbleu ! vous avez raison. Le diamant est vous l'heure qu'il est, selon nos conventions : j'ai laiss passer le terme.LA BARONNEExpliquez-moi tous deux cette nigme.M.TURCARETII n'y a point d'nigme l-dedans, madame, je ne sais ce que c'est.LE MARQUISII a raison, cela est fort clair. Il n'y a point d'nigme. J'eus besoin d'argent il y a quinze mois. J'avais un brillant de cinq cents louis ; on m'adressa monsieur Turcaret ; monsieur Turcaret me renvoya un de ses commis, un certain monsieur Ra. Ra. Rafle : c'est celui qui tient son bureau d'usure. Cet honnte monsieur Rafle me prta sur ma bague onze cent trente-deux livres six sous huit deniers. Il me prescrivit un temps pour la retirer. Je ne suis pas fort exact, moi : le temps est pass, mon diamant est perdu.M.TURCARETMonsieur le marquis, monsieur le marquis, ne me confondez point avec monsieur Rafle, je vous prie : c'est un fripon que j'ai chass de chez moi. S'il a fait quelque mauvaise manuvre, vous avez la voie de la justice. Je ne sais ce que c'est que votre brillant, je ne l'ai jamais vu ni mani.LE MARQUISII me venait de ma tante ; c'tait un des plus beaux brillants ! Il tait d'une nettet, d'une forme, d'une grosseur peu prs comme... (// regarde le diamant de LA BARONNE.) Eh..., le voil, madame, vous vous en tes accommode avec monsieur Turcaret, apparemment.LA BARONNEAutre mprise, monsieur, je l'ai achet, assez cher mme, d'une revendeuse la toilette.LE MARQUISCela vient de lui, madame : il a des revendeuses sa disposition, et, ce qu'on dit mme, dans sa famille.M. TURCARET

  • Monsieur, monsieur !LA BARONNEVous tes insultant, monsieur le marquis.LE MARQUISNon, madame, mon dessein n'est pas d'insulter : je suis trop serviteur de monsieur Turcaret, quoiqu'il me traite durement. Nous avons eu autrefois ensemble un petit commerce d'amiti : il tait laquais de mon grand-pre ; il me portait sur ses bras ; nous jouions tous les jours ensemble ; nous ne nous quittions presque point; le petit ingrat ne s'en souvient plus.M. TURCARETJe me souviens, je me souviens ; le pass est pass, je ne songe qu'au prsent.LA BARONNEDe grce, monsieur le marquis, changeons de discours. Vous cherchez monsieur le chevalier ?LE MARQUISJe le cherche partout, madame, aux spectacles, au cabaret, au bal, au lansquenet ; je ne le trouve nulle part, ce coquin se dbauche, il devient libertin.LA BARONNEJe lui en ferai des reproches.LE MARQUISJe vous en prie : pour moi, je ne change point, je mne une vie rgle, je suis toujours table, et l'on me fait crdit chez Fite et chez La Morlire, parce que l'on sait que je dois bientt hriter d'une vieille tante, et qu'on me voit une disposition plus que prochaine manger sa succession.LA BARONNEVous n'tes pas une mauvaise pratique pour les traiteurs.LE MARQUISNon, madame, ni pour les traitants, n'est-ce pas, monsieur Turcaret ? Ma tante pourtant veut que je me corrige : et, pour lui faire accroire qu'il y a dj du changement dans ma conduite, je vais la voir dans l'tat o je suis. Elle sera toute tonne de me trouver si raisonnable; car elle m'a presque toujours vu ivre.LA BARONNEEffectivement, monsieur le marquis, c'est une nouveaut que de vous voir autrement : vous avez fait aujourd'hui un excs de sobrit.LE MARQUISJ'ai soup hier avec trois des plus jolies femmes de Paris. Nous avons bu jusqu'au jour, et j'ai t faire un petit somme chez moi afin de pouvoir me prsenter jeun devant ma tante.LA BARONNEVous avez bien de la prudence.LE MARQUISAdieu, ma toute aimable, dites au chevalier qu'il se rende un peu ses amis ; prtez-le-nous quelquefois, ou je viendrai si souvent ici que je l'y trouverai. Adieu, monsieur Turcaret. Je n'ai point de rancune au moins. Touchez-la, renouvelons notre ancienne amiti ; mais dites un peu votre me damne, ce monsieur Rafle, qu'il me traite plus humainement la premire fois que j'aurai besoin de lui.Scne 5M. TURCARET, LA BARONNE M.TURCARETVoil une mauvaise connaissance, madame ; c'est le plus grand fou, et le plus grand menteur que je connaisse.

  • LA BARONNEC'est en dire beaucoup.M.TURCARETQue j'ai souffert pendant cet entretien !LA BARONNEJe m'en suis aperue.M.TURCARETJe n'aime point les malhonntes gens.LA BARONNEVous avez bien raison.M.TURCARETJ'ai t si surpris d'entendre les choses qu'il a dites, que je n'ai pas eu la force de rpondre ; ne l'avez-vous pas remarqu?LA BARONNEVous en avez us sagement, j'ai admir votre modration.M.TURCARETMoi, usurier, quelle calomnie !LA BARONNECela regarde plus monsieur Rafle que vous.M.TURCARETVouloir faire aux gens un crime de leur prter sur gages ! Il vaut mieux prter sur gages que prter sur rien.LA BARONNEAssurment.M. TURCARETMe venir dire au nez que j'ai t laquais de son grand-pre, rien n'est plus faux : je n'ai jamais t que son homme d'affaires.LA BARONNEQuand cela serait vrai : le beau reproche ! Il y a si longtemps ! Cela est prescrit !M.TURCARETOui, sans doute.LA BARONNECes sortes de mauvais contes ne font aucune impression sur mon esprit ; vous tes trop bien tabli dans mon cur.M.TURCARETC'est trop de grce que vous me faites.LA BARONNEVous tes un homme de mrite.M.TURCARETVous vous moquez.LA BARONNEUn vrai homme d'honneur.M. TURCARETOh ! point du tout.LA BARONNEEt vous avez trop l'air et les manires d'une personne de condition, pour pouvoir tre souponn de ne l'tre pas.

  • Scne 6M. TURCARET, LA BARONNE, FLAMANDFLAMANDMonsieur.M.TURCARETQue me veux-tu ?FLAMANDII est l-bas qui vous demande.M.TURCARETQui, butor?FLAMANDCe monsieur que vous savez, l, ce monsieur... monsieur chose...M.TURCARETMonsieur chose ?FLAMANDEh oui ! ce commis que vous aimez tant. Ds qu'il vient pour deviser avec vous, tout aussitt vous faites sortir tout le monde, et ne voulez pas que personne vous coute.M. TURCARETC'est monsieur Rafle, apparemment.FLAMANDOui, tout fin dret, monsieur, c'est lui-mme.M. TURCARETJe vais le trouver, qu'il m'attende.LA BARONNENe disiez-vous pas que vous l'aviez chass?M.TURCARETOui, et c'est pour cela qu'il vient ici, il cherche se raccommoder. Dans le fond, c'est un assez bon homme, homme de confiance. Je vais savoir ce qu'il me veut.LA BARONNEEh ! non, non, faites-le monter, Flamand. Monsieur, vous lui parlerez dans cette salle. N'tes-vous pas ici chez vous ?M.TURCARETVous tes bien honnte, madame.LA BARONNEJe ne veux point troubler votre conversation, je vous laisse. N'oubliez pas la prire que je vous ai faite en faveur de Flamand.M.TURCARETMes ordres sont dj donns pour cela, vous serez contente.Scne 7M. TURCARET, M. RAFLEM.TURCARETDe quoi est-il question, monsieur Rafle ? Pourquoi me venir chercher jusqu'ici ? Ne savez-vous pas bien que, quand on vient chez les dames, ce n'est pas pour y entendre parler d'affaires?M. RAFLEL'importance de celles que j'ai vous communiquer doit me servir d'excuse.M. TURCARETQu'est-ce que c'est donc que ces choses d'importance ?

  • M. RAFLEPeut-on parler ici librement ?M.TURCARETOui, vous le pouvez ; je suis le matre. Parlez.M. RAFLE, regardant dans un bordereau. Premirement, cet enfant de famille qui nous prtmes l'anne passe trois mille livres, et qui je fis faire un billet de neuf par votre ordre, se voyant sur le point d'tre inquit pour le paiement, a dclar la chose son oncle le prsident, qui, de concert avec toute la famille, travaille actuellement vous perdre.M. TURCARETPeine perdue que ce travail-l. Laissons-les venir. Je ne prends pas facilement l'pouvante.M. RAFLE, aprs avoir regard dans son bordereau. Ce caissier que vous avez cautionn, et qui vient de faire banqueroute de deux cent mille cus...M. TURCARETC'est par mon ordre qu'il... Je sais o il est.M. RAFLEMais les procdures se font contre vous ; l'affaire est srieuse et pressante.M. TURCARETOn l'accommodera ; j'ai pris mes mesures, cela sera rgl demain.M. RAFLEJ'ai peur que ce ne soit trop tard.M. TURCARETVous tes trop timide. Avez-vous pass chez ce jeune homme de la rue Quincampoix, qui j'ai fait avoir une caisse ?M. RAFLEOui, monsieur. Il veut bien vous prter vingt mille francs des premiers deniers qu'il touchera, condition qu'il fera valoir son profit ce qui pourra lui rester la Compagnie, et que vous prendrez son parti, si l'on vient s'apercevoir de la manuvre.M. TURCARETCela est dans les rgles, il n'y a rien de plus juste, voil un garon raisonnable. Vous lui direz, monsieur Rafle, que je le protgerai dans toutes ses affaires. Y a-t-il encore quelque chose ?M. RAFLE, aprs avoir regard dans le bordereau. Ce grand homme sec, qui vous donna il y a deux mois deux mille francs pour une direction que vous lui avez fait avoir Valognes...M.TURCARET Eh bien !M. RAFLEII lui est arriv un malheur.M. TURCARETQuoi?M. RAFLEOn a surpris sa bonne foi, on lui a vol quinze mille francs. Dans le fond, il est trop bon.M. TURCARETTrop bon, trop bon ! Eh ! pourquoi diable s'est-il donc mis dans les affaires ? Trop bon, trop bon !M. RAFLEII m'a crit une lettre fort touchante, par laquelle il vous prie d'avoir piti de lui.M. TURCARETPapier perdu, lettre inutile.

  • M. RAFLEEt de faire en sorte qu'il ne soit point rvoqu.M. TURCARETJe ferai plutt en sorte qu'il le soit : l'emploi me reviendra, je le donnerai un autre pour le mme prix.M. RAFLEC'est ce que j'ai pens comme vous.M. TURCARETJ'agirais contre mes intrts ; je mriterais d'tre cass la tte de la Compagnie.M. RAFLEJe ne suis pas plus sensible que vous aux plaintes des sots... Je lui ai dj fait rponse, et lui ai mand tout net qu'il ne devait point compter sur vous.M. TURCARETNon, parbleu !M. RAFLE, regardant dans son bordereau. Voulez-vous prendre, au denier quatorze, cinq mille francs qu'un honnte serrurier de ma connaissance a amasss par son travail et par ses pargnes ?M. TURCARETOui, oui, cela est bon : je lui ferai ce plaisir-l. Allez me le chercher; je serai au logis dans un quart d'heure; qu'il apporte l'espce. Allez, allez.M. RAFLE, s'en allant et revenant.J'oubliais la principale affaire : je ne l'ai pas mise sur mon agenda.M.TURCARETQu'est-ce que c'est que cette principale affaire?M. RAFLEUne nouvelle qui vous surprendra fort. Madame Turcaret est Paris.M.TURCARETParlez bas, monsieur Rafle, parlez bas.M. RAFLEJe la rencontrai hier dans un fiacre avec une manire de jeune seigneur dont le visage ne m'est pas tout fait inconnu, et que je viens de trouver dans cette rue-ci en arrivant.M. TURCARETVous ne lui parltes point ?M. RAFLENon, mais elle m'a fait prier ce matin de ne vous en rien dire, et de vous faire souvenir seulement qu'il lui est d quinze mois de la pension de quatre mille livres que vous lui donnez pour la tenir en province. Elle ne s'en retournera point qu'elle ne soit paye.M.TURCARETOh ! ventrebleu ! Monsieur Rafle, qu'elle le soit ! Dfaisons-nous promptement de cette crature-l ! Vous lui porterez ds aujourd'hui les cinq cents pistoles du serrurier; mais qu'elle parte ds demain.M. RAFLEOh ! elle ne demandera pas mieux ! Je vais chercher le bourgeois, et le mener chez vous.M.TURCARETVous m'y trouverez.Scne 8M. TURCARET, seul.

  • Malepeste ! ce serait une sotte aventure, si madame Turcaret s'avisait de venir en cette maison : elle me perdrait dans l'esprit de ma baronne, qui j'ai fait accroire que j'tais veuf.Scne 9M. TURCARET, LISETTELISETTEMadame m'a envoye savoir, monsieur, si vous tiez encore ici en affaire.M. TURCARETJe n'en avais point, mon enfant ; ce sont des bagatelles dont de pauvres diables de commis s'embarrassent la tte, parce qu'ils ne sont pas faits pour les grandes choses.Scne 10M. TURCARET, LISETTE, FRONTIN FRONTINJe suis ravi, monsieur, de vous trouver en conversation avec cette aimable personne ; quelque intrt que j'y prenne, je me garderai bien de troubler un si doux entretien.M. TURCARETTu ne seras point de trop ; approche, Frontin, je te regarde comme un homme tout moi, et je veux que tu m'aides gagner l'amiti de cette fille-l.LISETTECe ne sera pas bien difficile.FRONTINOh ! pour cela, non. Je ne sais pas, monsieur, sous quelle heureuse toile vous tes n, mais tout le monde a naturellement un grand faible pour vous.M. TURCARETCela ne vient point de l'toile, cela vient des manires.LISETTEVous les avez si belles, si prvenantes...M. TURCARETComment le sais-tu ?LISETTEDepuis le temps que je suis ici, je n'entends dire autre chose madame la baronne.M. TURCARET Tout de bon ?FRONTINCette femme-l ne saurait cacher sa faiblesse ; elle vous aime si tendrement ! Demandez, demandez Lisette.LISETTE Oh ! c'est vous qu'il en faut croire, monsieur Frontin.FRONTINNon, je ne comprends pas moi-mme tout ce que je sais l-dessus, et ce qui m'tonne davantage, c'est l'excs o cette passion est parvenue, sans pourtant que monsieur Turcaret se soit donn beaucoup de peine pour chercher la mriter.M. TURCARETComment, comment l'entends-tu ?FRONTINJe vous ai vu vingt fois, monsieur, manquer d'attention pour certaines choses...M. TURCARETOh ! parbleu ! je n'ai rien me reprocher l-dessus.LISETTEOh ! non : je suis sre que monsieur n'est pas homme laisser chapper la moindre occasion de

  • faire plaisir aux personnes qu'il aime. Ce n'est que par l qu'on mrite d'tre aim.FRONTINCependant, monsieur ne le mrite pas autant que je le voudrais.M. TURCARETExplique-toi donc.FRONTINOui : mais ne trouverez-vous point mauvais qu'en serviteur fidle et sincre je prenne la libert de vous parler cur ouvert ?M. TURCARETParle.FRONTINVous ne rpondez pas assez l'amour que madame la baronne a pour vous.M. TURCARETJe n'y rponds pas !FRONTINNon, monsieur. Je t'en fais juge, Lisette. Monsieur, avec tout son esprit, fait des fautes d'attention.M.TURCARETQu'appelles-tu des fautes d'attention?FRONTINUn certain oubli, certaine ngligence...M. TURCARETMais encore ?FRONTINMais, par exemple, n'est-ce pas une chose honteuse que vous n'ayez pas encore song lui faire prsent d'un quipage ?LISETTEAh ! pour cela, monsieur, il a raison. Vos commis en donnent bien leurs matresses.M.TURCARET quoi bon un quipage ? N'a-t-elle pas le mien, dont elle dispose quand il lui plat ?FRONTINOh ! monsieur, avoir un carrosse soi, ou tre oblig d'emprunter ceux de ses amis, cela est bien diffrent.LISETTEVous tes trop dans le monde pour ne le pas connatre ; la plupart des femmes sont plus sensibles la vanit d'avoir un quipage qu'au plaisir mme de s'en servir.M.TURCARETOui, je comprends cela.FRONTINCette fille-l, monsieur, est de fort bon sens ; elle ne parle pas mal, au moins.M. TURCARETJe ne te trouve pas si sot non plus, que je t'ai cru d'abord, toi, Frontin.FRONTINDepuis que j'ai l'honneur d'tre votre service, je sens de moment en moment que l'esprit me vient ; oh ! je prvois que je profiterai beaucoup avec vous.M.TURCARETII ne tiendra qu' toi.FRONTIN

  • Je vous proteste, monsieur, que je ne manque pas de bonne volont. Je donnerais donc madame la baronne un bon grand carrosse, bien toff.M.TURCARETElle en aura un. Vos rflexions sont justes, elles me dterminent.FRONTINJe savais bien que ce n'tait qu'une faute d'attention.M. TURCARETSans doute ; et, pour marque de cela, je vais de ce pas commander un carrosse.FRONTINFi donc, monsieur, il ne faut pas que vous paraissiez l-dedans, vous, il ne serait pas honnte que l'on st dans le monde que vous donnez un carrosse madame la baronne. Servez-vous d'un tiers, d'une main trangre, mais fidle. Je connais deux ou trois selliers qui ne savent point encore que je suis vous : si vous voulez, je me chargerai du soin...M. TURCARETVolontiers. Tu me parais assez entendu, je m'en rapporte toi. Voil soixante pistoles que j'ai de reste dans ma bourse ; tu les donneras compte.FRONTINJe n'y manquerai pas, monsieur. l'gard des chevaux, j'ai un matre maquignon qui est mon neveu la mode de Bretagne ; il vous en fournira de fort beaux.M. TURCARETQu'il me vendra bien cher, n'est-ce pas ?FRONTINNon, monsieur ; il vous les vendra en conscience.M.TURCARETLa conscience d'un maquignon !FRONTINOh ! je vous en rponds comme de la mienne.M.TURCARETSur ce pied-l, je me servirai de lui.FRONTINAutre faute d'attention...M. TURCARETOh ! va te promener avec tes fautes d'attention. Ce coquin-l me ruinerait la fin. Tu diras de ma part madame la baronne qu'une affaire qui sera bientt termine m'appelle au logis.Scne 11FRONTIN, LISETTE FRONTINCela ne commence pas mal.LISETTENon pour madame la baronne ; mais pour nous ?FRONTINVoil toujours soixante pistoles que nous pouvons garder : je les gagnerai bien sur l'quipage ; serre-les : ce sont les premiers fondements de notre communaut.LISETTEOui ; mais il faut promptement btir sur ces fondements-l ; car je fais des rflexions morales, je t'en avertis.FRONTIN

  • Peut-on les savoir ?LISETTEJe m'ennuie d'tre soubrette.FRONTINComment, diable ! tu deviens ambitieuse ?LISETTEOui, mon enfant. Il faut que l'air qu'on respire dans une maison frquente par un financier soit contraire la modestie ; car depuis le peu de temps que j'y suis, il me vient des ides de grandeur que je n'ai jamais eues. Hte-toi d'amasser du bien; autrement, quelque engagement que nous ayons ensemble, le premier riche faquin qui viendra pour m'pouser...FRONTINMais donne-moi donc le temps de m'enrichir.LISETTEJe te donne trois ans ; c'est assez pour un homme d'esprit.FRONTINJe ne demande pas davantage. C'est assez, ma princesse, je vais ne rien pargner pour vous mriter ; et si je manque d'y russir, ce ne sera pas faute d'attention.Scne 12 LISETTE, seule.Je ne saurais m'empcher d'aimer ce Frontin, c'est mon chevalier moi ; et au train que je lui vois prendre, j'ai un secret pressentiment qu'avec ce garon-l je deviendrai quelque jour femme de qualit.

    ACTE IVScne premireLE CHEVALIER, FRONTIN LE CHEVALIERQue fais-tu ici? Ne m'avais-tu pas dit que tu retournerais chez ton agent de change ? Est-ce que tu ne l'aurais pas encore trouv au logis ?FRONTINPardonnez-moi, monsieur; mais il n'tait pas en fonds ; il n'avait pas chez lui toute la somme ; il m'a dit de retourner ce soir. Je vais vous rendre le billet, si vous voulez.LE CHEVALIEREh ! garde-le ; que veux-tu que j'en fasse ? La baronne est l-dedans, que fait-elle ?FRONTINElle s'entretient avec Lisette d'un carrosse que je vais ordonner pour elle, et d'une certaine maison de campagne qui lui plat, et qu'elle veut louer, en attendant que je lui en fasse faire l'acquisition.LE CHEVALIERUn carrosse, une maison de campagne ! Quelle folie !FRONTINOui : mais tout cela se doit faire aux dpens de monsieur Turcaret. Quelle sagesse !LE CHEVALIERCela change la thse.FRONTINII n'y a qu'une chose qui l'embarrassait.LE CHEVALIER Eh quoi ?FRONTIN

  • Une petite bagatelle.LE CHEVALIERDis-moi donc ce que c'est.FRONTINII faut meubler cette maison de campagne ; elle ne savait comment engager cela monsieur Turcaret ; mais le gnie suprieur qu'elle a plac auprs de lui s'est charg de ce soin-l.LE CHEVALIERDe quelle manire t'y prendras-tu?FRONTINJe vais chercher un vieux coquin de ma connaissance qui nous aidera tirer dix mille francs dont nous avons besoin pour nous meubler.LE CHEVALIERAs-tu bien fait attention ton stratagme ?FRONTINOh ! qu'oui, monsieur ! C'est mon fort que l'attention. J'ai tout cela dans ma tte, ne vous mettez pas en peine. Un petit acte suppos... un faux exploit...LE CHEVALIERMais prends-y garde, Frontin ; monsieur Turcaret sait les affaires.FRONTINMon vieux coquin les sait encore mieux que lui : c'est le plus habile, le plus intelligent crivain...LE CHEVALIERC'est une autre chose.FRONTINII a presque toujours eu un logement dans les maisons du roi, cause de ses critures.LE CHEVALIERJe n'ai plus rien te dire.FRONTINJe sais o le trouver coup sr, et nos machines seront bientt prtes. Adieu. Voil monsieur le marquis qui vous cherche.Scne 2LE CHEVALIER, LE MARQUIS LE MARQUISAh ! palsambleu, chevalier, tu deviens bien rare, on ne te trouve nulle part. Il y a vingt-quatre heures que je te cherche pour te consulter sur une affaire de cur.LE CHEVALIEREh ! depuis quand te mles-tu de ces sortes d'affaires, toi ?LE MARQUISDepuis trois ou quatre jours.LE CHEVALIEREt tu m'en fais aujourd'hui la premire confidence ! Tu deviens bien discret.LE MARQUISJe me donne au diable si j'y ai song. Une affaire de cur ne me tient au cur que trs faiblement, comme tu sais. C'est une conqute que j'ai faite par hasard, que je conserve par amusement, et dont je me dferai par caprice, ou par raison, peut-tre.LE CHEVALIERVoil un bel attachement !LE MARQUIS

  • II ne faut pas que les plaisirs de la vie nous occupent trop srieusement. Je ne m'embarrasse de rien, moi. Elle m'avait donn son portrait, je l'ai perdu. Un autre s'en pendrait, je m'en soucie comme de cela.LE CHEVALIERAvec de pareils sentiments, tu dois te faire adorer. Mais dis-moi un peu, qu'est-ce que c'est que cette femme-l?LE MARQUISC'est une femme de qualit, une comtesse de province ; car elle me l'a dit.LE CHEVALIEREh ! quel temps as-tu pris pour faire cette conqute-l ? Tu dors tout le jour et bois toute la nuit ordinairement.LE MARQUISOh ! non pas, non pas, s'il vous plat. Dans ce temps-ci, il y a des heures de bal ; c'est l qu'on trouve de bonnes occasions.LE CHEVALIERC'est--dire que c'est une connaissance de bal ?LE MARQUISJustement. J'y allai l'autre jour, un peu chaud de vin ; j'tais en pointe. J'agaais les jolis masques. J'aperois une taille, un air de gorge, une tournure de hanches. J'aborde, je prie, je presse, j'obtiens qu'on se dmasque ; je vois une personne...LE CHEVALIERJeune, sans doute ?LE MARQUISNon, assez vieille.LE CHEVALIERMais belle encore et des plus agrables ?LE MARQUIS Pas trop belle.LE CHEVALIERL'amour, ce que je vois, ne t'aveugle pas.LE MARQUISJe rends justice l'objet aim.LE CHEVALIERElle a donc de l'esprit ?LE MARQUISOh ! pour de l'esprit, c'est un prodige ! Quel flux de penses ! quelle imagination ! Elle me dit cent extravagances qui me charmrent.LE CHEVALIERQuel fut le rsultat de la conversation ?LE MARQUISLe rsultat ? Je la ramenai chez elle avec sa compagnie ; je lui offris mes services, et la vieille folle les accepta.LE CHEVALIERTu l'as revue depuis ?LE MARQUISLe lendemain au soir, ds que je fus lev, je me rendis son htel.LE CHEVALIERHtel garni, apparemment ?

  • LE MARQUIS Oui, htel garni.LE CHEVALIER Eh bien ?LE MARQUISEh bien ? autre vivacit de conversation, nouvelles folies, tendres protestations de ma part, vives reparties de la sienne. Elle me donna ce maudit portrait que j'ai perdu avant-hier ; je ne l'ai pas revue depuis. Elle m'a crit. Je lui ai fait rponse ; elle m'attend aujourd'hui, mais je ne sais ce que je dois faire. Irai-je, ou n'irai-je pas ? Que me conseilles-tu ? C'est pour cela que je te cherche.LE CHEVALIERSi tu n'y vas pas, cela sera malhonnte.LE MARQUISOui ! mais si j'y vais aussi, cela paratra bien empress, la conjoncture est dlicate. Marquer tant d'empressement, c'est courir aprs une femme ; cela est bien bourgeois, qu'en dis-tu ?LE CHEVALIERPour te donner conseil l-dessus, il faudrait connatre cette personne-l.LE MARQUISII faut te la faire connatre. Je veux te donner ce soir souper chez elle avec ta baronne.LE CHEVALIERCela ne se peut pas pour ce soir : car je donne souper ici.LE MARQUIS souper ici ! Je t'amne ma conqute.LE CHEVALIERMais la baronne...LE MARQUISOh ! La baronne s'accommodera fort de cette femme-l; il est bon mme qu'elles fassent connaissance, nous ferons quelquefois de petites parties carres.LE CHEVALIERMais ta comtesse ne fera-t-elle pas difficult de venir avec toi, tte tte, dans une maison ?LE MARQUISDes difficults ! Oh ! ma comtesse n'est point difficultueuse ; c'est une personne qui sait vivre, une femme revenue des prjugs de l'ducation.LE CHEVALIEREh bien ! amne-la ; tu nous feras plaisir.LE MARQUISTu en seras charm, toi. Les jolies manires ! Tu verras une femme vive, ptulante, distraite, tourdie, dissipe, et toujours barbouille de tabac ! On ne la prendrait pas pour une femme de province.LE CHEVALIER Tu en fais un beau portrait : nous verrons si tu n'es pas un peintre flatteur.LE MARQUISJe vais la chercher. Sans adieu, chevalier.LE CHEVALIERServiteur, marquis.Scne 3LE CHEVALIER, seul.Cette charmante conqute du marquis est apparemment une comtesse comme celle que j'ai sacrifie la baronne.

  • Scne 4LA BARONNE, LE CHEVALIER LA BARONNEQue faites-vous donc l seul, chevalier ? Je croyais que le marquis tait avec vous.LE CHEVALIER, riant. Il sort dans le moment, madame... Ha, ha, ha !LA BARONNEDe quoi riez-vous donc ?LE CHEVALIERCe fou de marquis est amoureux d'une femme de province, d'une comtesse qui loge en chambre garnie; il est all la prendre chez elle pour l'amener ici ; nous en aurons le divertissement.LA BARONNEMais, dites-moi, chevalier, les avez-vous pris souper ?LE CHEVALIEROui, madame : augmentation de convives, surcrot de plaisir. Il faut amuser monsieur Turcaret, le dissiper.LA BARONNELa prsence du marquis le divertira mal : vous ne savez pas qu'ils se connaissent, ils ne s'aiment point; il s'est pass tantt entre eux une scne ici...LE CHEVALIERLe plaisir de la table raccommode tout. Ils ne sont peut-tre pas si mal ensemble qu'il soit impossible de les rconcilier ; je me charge de cela, reposez-vous sur moi ; Turcaret est un bon sot...LA BARONNETaisez-vous, je crois que le voici : je crains qu'il ne vous ait entendu.Scne 5LE CHEVALIER, LA BARONNE, M. TURCARETLE CHEVALIER, embrassant M. TURCARET. Monsieur Turcaret veut bien permettre qu'on l'embrasse, et qu'on lui tmoigne la vivacit du plaisir qu'on aura tantt se trouver avec lui le verre la main ?M.TURCARETLe plaisir de cette vivacit-l... monsieur, sera... bien rciproque : l'honneur que je reois d'une part, joint ... la satisfaction que... l'on trouve de l'autre... avec madame, fait en vrit, que... je vous assure... que... je suis fort aise de cette partie-l.LA BARONNEVous allez, monsieur, vous engager dans des compliments qui embarrasseront aussi monsieur le chevalier ; et vous ne finirez ni l'un ni l'autre.LE CHEVALIERMa cousine a raison ; supprimons la crmonie, et ne songeons qu' nous rjouir. Vous aimez la musique?M. TURCARETSi je l'aime, malepeste, je suis abonn l'Opra.LE CHEVALIERC'est la passion dominante des gens du beau monde.M.TURCARET C'est la mienne.LE CHEVALIERLa musique remue les passions.M. TURCARET

  • Terriblement ! Une belle voix, soutenue d'une trompette, cela jette dans une douce rverie.LA BARONNEQue vous avez le got bon !LE CHEVALIEROui, vraiment : que je suis un grand sot de n'avoir pas song cet instrument-l ! Oh ! parbleu ! puisque vous tes dans le got des trompettes, je vais moi-mme donner ordre...M. TURCARET, l'arrtant toujours.Je ne souffrirai point cela, monsieur le chevalier ; je ne prtends point que, pour une trompette...LA BARONNE, bas Monsieur TURCARET. Laissez-le aller, monsieur.LE CHEVALIER s'en va.(Haut.) Et quand nous pouvons tre seuls quelques moments ensemble, pargnons-nous, autant qu'il nous sera possible, la prsence des importuns.M. TURCARETVous m'aimez plus que je ne mrite, madame.LA BARONNEQui ne vous aimerait pas ? Mon cousin le chevalier, lui-mme, a toujours eu un attachement pour vous...M. TURCARETJe lui suis bien oblig.LA BARONNEUne attention pour tout ce qui peut vous plaire.M.TURCARETII me parat fort bon garon.Scne 6LA BARONNE, M. TURCARET, LISETTELA BARONNEQu'y a-t-il, Lisette ?LISETTEUn homme vtu de gris noir, avec un rabat sale et une vieille perruque... (Bas.) Ce sont les meubles de la maison de campagne.LA BARONNEQu'on fasse entrer.Scne 7LA BARONNE, M. TURCARET, LISETTE, FRONTIN, M. FURET M.FURETQui de vous deux, mesdames, est la matresse de cans ?LA BARONNEC'est moi. Que voulez-vous ?M.FURETJe ne rpondrai point qu'au pralable je ne me sois donn l'honneur de vous saluer, vous, madame, et toute l'honorable compagnie, avec tout le respect d et requis.M. TURCARETVoil un plaisant original.LISETTESans tant de faons, monsieur, dites-nous au pralable qui vous tes.M. FURET

  • Je suis huissier verge, votre service, et je me nomme monsieur Furet.LA BARONNEChez moi, un huissier !FRONTIN Cela est bien insolent.M.TURCARETVoulez-vous, madame, que je jette ce drle-l par les fentres ? Ce n'est pas le premier coquin que...M. FURETTout beau, monsieur, d'honntes huissiers comme moi ne sont point exposs de pareilles aventures : j'exerce mon petit ministre d'une faon si obligeante, que toutes les personnes de qualit se font un plaisir de recevoir un exploit de ma main. En voici un que j'aurai, s'il vous plat, l'honneur, avec votre permission, monsieur, que j'aurai l'honneur de prsenter respectueusement madame, sous votre bon plaisir, monsieur.LA BARONNEUn exploit moi, voyez ce que c'est, Lisette.LISETTEMoi, madame, je n'y connais rien ; je ne sais lire que des billets doux : regarde, toi, Frontin.FRONTIN Je n'entends pas encore les affaires.M. FURETC'est pour une obligation que dfunt monsieur le baron de Porcandorf, votre poux...LA BARONNEFeu mon poux, monsieur, cela ne me regarde point, j'ai renonc la communaut.M. TURCARETSur ce pied-l, on n'a rien vous demander.M. FURETPardonnez-moi, monsieur, l'acte tant sign par madame...M.TURCARETL'acte est donc solidaire ?M. FURETOui, monsieur, trs solidaire, et mme avec dclaration d'emploi ; je vais vous en lire les termes, ils sont noncs dans l'exploit.M. TURCARETVoyons si l'acte est en bonne forme.M. FURET, aprs avoir mis des lunettes. Par devant, etc., furent prsents en leurs personnes, haut et puissant seigneur Georges-Guillaume de Porcandorf, et dame Agns-Ildegonde de la Dolinvillire, son pouse, de lui dment autorise l'effet des prsentes ; lesquels ont reconnudevoir loi-Jrme Poussif, marchand de chevaux, la somme de dix mille livres... LA BARONNEDix mille livres !LISETTE La maudite obligation !M. FURET Pour un quipage fourni par ledit Poussif, consistant en douze mulets, quinze chevaux normands, sous poil roux, et trois bardots d'Auvergne, ayant tous crins, queues et oreilles, et garnis de leurs bts, selles, brides et licous... LISETTEBrides et licous ! Est-ce une femme payer ces sortes de nippes-l ?M. TURCARET

  • Ne l'interrompons point. Achevez, mon ami.M. FURET Au paiement desquelles dix mille livres lesdits dbiteurs ont oblig, affect et hypothqu gnralement tous leurs biens prsents et venir, sans division ni discussion, renonant auxdits droits ; et pour l'excution des prsentes, ont lu domicile chez Innocent-Biaise Le Juste, ancien procureur au Chtelet, demeurant rue du Bout-du-Monde. Fait et pass, etc. FRONTIN, Monsieur TURCARET. L'acte est-il en bonne forme, monsieur?M. TURCARETJe n'y trouve rien redire que la somme.M. FURETQue la somme, monsieur? Oh ! il n'y a rien redire la somme, elle est fort bien nonce.M. TURCARETCela est chagrinant.LA BARONNEComment, chagrinant ! Est-ce qu'il faudra qu'il m'en cote srieusement dix mille livres pour avoir sign ?LISETTEVoil ce que c'est que d'avoir trop de complaisance pour un mari, les femmes ne se corrigeront-elles jamais de ce dfaut-l?LA BARONNEQuelle injustice ! N'y a-t-il pas moyen de revenir contre cet acte-l, monsieur Turcaret?M.TURCARETJe n'y vois point d'apparence. Si dans l'acte vous n'aviez pas expressment renonc aux droits de division et de discussion, nous pourrions chicaner ledit Poussif.LA BARONNEII faut donc se rsoudre payer, puisque vous m'y condamnez, monsieur. Je n'appelle pas de vos dcisions.FRONTIN, monsieur TURCARET. Quelle dfrence on a pour vos sentiments !LA BARONNECela m'incommodera un peu ; cela drangera la destination que j'avais faite de certain billet au porteur que vous savez.LISETTEII n'importe, payons, madame, ne soutenons pas un procs contre l'avis de monsieur Turcaret.LA BARONNELe ciel m'en prserve ; je vendrais plutt mes bijoux, mes meubles.FRONTINVendre ses meubles, ses bijoux, et pour l'quipage d'un mari encore ! La pauvre femme !M. TURCARETNon, madame, vous ne vendrez rien. Je me charge de cette dette-l, j'en fais mon affaire.LA BARONNEVous vous moquez. Je me servirai de ce billet, vous dis-je.M. TURCARETII faut le garder pour un autre usage.LA BARONNENon, monsieur, non ; la noblesse de votre procd m'embarrasse plus que l'affaire mme.M. TURCARETN'en parlons plus, madame ; je vais tout de ce pas y mettre ordre.

  • FRONTINLa belle me !... Suis-nous, sergent, on va te payer.LA BARONNENe tardez pas au moins, songez que l'on vous attend.M. TURCARETJ'aurai promptement termin cela, et puis je reviendrai des affaires aux plaisirs.Scne 8LA BARONNE, LISETTE LISETTEEt nous vous renverrons des plaisirs aux affaires, sur ma parole ! Les habiles fripons que messieurs Furet et Frontin, et la bonne dupe que monsieur Turcaret !LA BARONNEII me parat qu'il l'est trop, Lisette.LISETTEEffectivement, on n'a point assez de mrite le faire donner dans le panneau.LA BARONNESais-tu que je commence le plaindre ?LISETTEMort de ma vie ! point de piti indiscrte : ne plaignons point un homme qui ne plaint personne.LA BARONNEJe sens natre malgr moi des scrupules.LISETTE Il faut les touffer.LA BARONNEJ'ai peine les vaincre.LISETTEII n'est pas encore temps d'en avoir, et il vaut mieux sentir quelque jour des remords pour avoir ruin un homme d'affaires, que le regret d'en avoir manqu l'occasion.Scne 9LA BARONNE, LISETTE, JASMIN JASMINC'est de la part de madame Dorimne.LA BARONNEFaites entrer. Elle m'envoie peut-tre proposer une partie de plaisir; mais...Scne 10LA BARONNE, LISETTE, MADAME JACOB MADAME JACOBJe vous demande pardon, madame, de la libert que je prends. Je revends la toilette, et je me nomme madame Jacob : j'ai l'honneur de vendre quelquefois des dentelles et toutes sortes de pommades madame Dorimne. Je viens de l'avertir que j'aurai tantt un bon hasard; mais elle n'est point en argent, et elle m'a dit que vous pourriez vous en accommoder.LA BARONNE Qu'est-ce que c'est?MADAME JACOBUne garniture de quinze cents livres, que veut revendre une fermire des Regrats. Elle ne l'a mise que deux fois ; la dame en est dgote, elle la trouve trop commune, elle veut s'en dfaire.LA BARONNEJe ne serais pas fche de voir cette coiffure.MADAME JACOB

  • Je vous l'apporterai ds que je l'aurai, madame; je vous en ferai avoir bon march.LISETTE Vous n'y perdrez pas ; madame est gnreuse.MADAME JACOBCe n'est pas l'intrt qui me gouverne ; j'ai, Dieu merci, d'autres talents que de revendre la toilette.LA BARONNEJ'en suis persuade.LISETTEVous en avez bien la mine.MADAME JACOBEh ! vraiment, si je n'avais pas d'autres ressources, comment pourrais-je lever mes enfants aussi honntement que je fais ? J'ai un mari, la vrit ; mais il ne sert qu' faire grossir ma famille, sans m'aider l'entretenir.LISETTE II y a bien des maris qui font tout le contraire.LA BARONNEEh ! que faites-vous donc, madame Jacob, pour fournir ainsi toute seule aux dpenses de votre famille ?MADAME JACOBJe fais des mariages, ma bonne dame ; il est vrai que ce sont des mariages lgitimes, ils ne produisent pas tant que les autres : mais, voyez-vous, je ne veux rien avoir me reprocher.LISETTEC'est fort bien fait.MADAME JACOBJ'ai mari, depuis quatre mois, un jeune mousquetaire avec la veuve d'un auditeur des comptes. La belle union ! Ils tiennent tous les jours table ouverte ; ils mangent la succession de l'auditeur le plus agrablement du monde.LISETTE Ces deux personnes-l sont bien assorties.MADAME JACOBOh ! tous mes mariages sont heureux. Et si madame tait dans le got de se marier, j'ai en main le plus excellent sujet.LA BARONNEPour moi, madame Jacob ?MADAME JACOBC'est un gentilhomme limousin : la bonne pte de mari ! Il se laissera mener par une femme comme un Parisien.LISETTE Voil encore un bon hasard, madame.LA BARONNEJe ne me sens point en disposition d'en profiter ; je ne veux pas si tt me marier, je ne suis point encore dgote du monde.LISETTEOh ! bien, je le suis, moi, madame Jacob ; mettez-moi sur vos tablettes.MADAME JACOBJ'ai votre affaire : c'est un gros commis qui a dj quelque bien, mais peu de protection ; il cherche une jolie femme pour s'en faire.LISETTELe bon parti ! Voil mon fait.LA BARONNE

  • Vous devez tre riche, madame Jacob ?MADAME JACOBHlas ! hlas ! je devrais faire dans Paris une figure ; je devrais rouler carrosse, ma chre dame, ayant un frre comme j'en ai un dans les affaires.LA BARONNEVous avez un frre dans les affaires ?MADAME JACOBEt dans les grandes affaires encore ! Je suis sur de monsieur Turcaret, puisqu'il faut vous le dire. Il n'est pas que vous n'en ayez ou parler.LA BARONNE, d'un air tonn. Vous tes sur de monsieur Turcaret ?MADAME JACOBOui, madame, je suis sa sur de pre et de mre mme.LISETTE, d'un air tonn. Monsieur Turcaret est votre frre, madame Jacob ?MADAME JACOBOui, mon frre, mon propre frre, et je n'en suis pas plus grande dame pour cela. Je vous vois toutes deux bien tonnes. C'est sans doute cause qu'il me laisse prendre toute la peine que je me donne ?LISETTEEh oui ! c'est ce qui fait le sujet de notre tonnement.MADAME JACOBII fait bien pis, le dnatur qu'il est ! Il m'a dfendu l'entre de sa maison, et il n'a pas le cur d'employer mon poux.LA BARONNECela crie vengeance.LISETTEAh ! le mauvais frre !MADAME JACOBAussi mauvais frre que mauvais mari. N'a-t-il pas chass sa femme de chez lui !LA BARONNEIls faisaient donc mauvais mnage ?MADAME JACOBIls le font encore, madame : ils n'ont ensemble aucun commerce ; et ma belle-sur est en province.LA BARONNEQuoi ! monsieur Turcaret n'est pas veuf?MADAME JACOBBon ! Il y a dix ans qu'il est spar de sa femme, qui il fait tenir une pension Valognes, afin de l'empcher de venir Paris.LA BARONNELisette ?LISETTEPar ma foi, madame, voil un mchant homme.MADAME JACOBOh ! le ciel le punira tt ou tard ; cela ne lui peut manquer. J'ai dj ou dire dans une maison qu'il y avait du drangement dans ses affaires.LA BARONNEDu drangement dans ses affaires ?

  • MADAME JACOBEh ! le moyen qu'il n'y en ait pas ? C'est un vieux fou qui a toujours aim toutes les femmes, hors la sienne : il jette tout par les fentres ds qu'il est amoureux, c'est un panier perc.LISETTE, bas. qui le dit-elle ? Qui le sait mieux que nous ?MADAME JACOBJe ne sais qui il est attach prsentement ; mais il a toujours quelque demoiselle qui le plume, qui l'attrape; et il s'imagine les attraper, lui, parce qu'il leur promet de les pouser. N'est-ce pas l un grand sot ? Qu'en dites-vous, madame ?LA BARONNE, dconcerte. Oui, cela n'est pas tout fait...MADAME JACOBOh ! que j'en suis aise ! Il le mrite bien, le malheureux, il le mrite bien ! Si je connaissais sa matresse, j'irais lui conseiller de le piller, de le manger, de le ronger, de l'abmer. N