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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=POX&ID_NUMPUBLIE=POX_073&ID_ARTICLE=POX_073_0009 Les transformations croisées du monde « psy » et des discours du social par Nicolas DODIER et Vololona RABEHARISOA | Boeck Université | Politix 2006/1 - n° 73 ISSN 0295-2319 | ISBN 9782200921224 | pages 9 à 22 Pour citer cet article : — Dodier N. et Rabeharisoa V., Les transformations croisées du monde « psy » et des discours du social, Politix 2006/ 1, n° 73, p. 9-22. Distribution électronique Cairn pour Boeck Université. © Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
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Les transformations croisées du monde « psy » et des discours du social

May 12, 2023

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=POX&ID_NUMPUBLIE=POX_073&ID_ARTICLE=POX_073_0009

Les transformations croisées du monde « psy » et des discours du social

par Nicolas DODIER et Vololona RABEHARISOA

| Boeck Université | Politix2006/1 - n° 73ISSN 0295-2319 | ISBN 9782200921224 | pages 9 à 22

Pour citer cet article : — Dodier N. et Rabeharisoa V., Les transformations croisées du monde « psy » et des discours du social, Politix 2006/1, n° 73, p. 9-22.

Distribution électronique Cairn pour Boeck Université.© Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Volume 19 - n° 73/2006, p. 9-22

Les transformations croiséesdu monde « psy »

et des discours du social

Nicolas D

ODIER

, Vololona R

ABEHARISOA

Résumé

-

L’article étudie le jeu de relations qui s’est établi entre certains dispositifs emblématiques dumonde psy, et les principaux discours du social (discours des forces, des victimes, et de la précaritésociale) auxquels ils se sont trouvés confrontés, discours qui sont à la fois la base à partir de laquelle descritiques sont adressées au monde psy, et le cadre à l’intérieur duquel les outils du monde psy se trou-vent réappropriés par les acteurs qui lui sont extérieurs. Partant des trois dispositifs « classiques » quiorganisent en France le monde psy jusque dans les années 1980 (l’asile, la psychanalyse, le secteur),l’article esquisse, en s’appuyant notamment, pour les présenter, sur les articles du numéro, les infléchis-sements qui ont conduit à l’émergence de nouveaux dispositifs au cœur des transformations récentes (lasouffrance psychique, le traumatisme psychique, la psychiatrie des preuves).

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e monde « psy » exerce une influence centrale sur la vie sociale. C’est eneffet en partie à travers les catégories et les outils du monde psy que nousfaisons retour sur nous-mêmes, que s’élaborent des langages de la contes-

tation, que se construisent des méthodes de gouvernement, de gestion et d’orga-nisation. En retour, le monde psy s’avère particulièrement poreux auxtransformations de la société : il y découvre de nouvelles pathologies et desétiologies ; il y puise de nouvelles manières d’établir des jugements de valeur surles individus et sur leurs conduites ; il doit répondre, le cas échéant, à ses criti-ques. Nous voudrions dans cette introduction, et en nous appuyant notammentsur les articles réunis dans ce dossier, esquisser les termes selon lesquels on peutconcevoir cette dynamique des influences croisées. Nous nous centrerons, à titreliminaire, sur le jeu de relations qui s’est établi entre certains dispositifs emblé-matiques du monde psy, et les principaux discours du social auxquels ils se sonttrouvés confrontés, discours qui sont à la fois la base à partir de laquelle des criti-ques sont adressées au monde psy, et le cadre à l’intérieur duquel les outils dumonde psy se trouvent réappropriés par les acteurs qui lui sont extérieurs.

Les dispositifs emblématiques « classiques » du monde psy

Le monde psy s’est construit jusqu’au début des années 1980 autour de quel-ques dispositifs emblématiques : l’asile, la psychanalyse, le secteur. Ceux-ci nerendent pas compte, bien évidemment, de la grande variété des dispositifs quiorganisent les interventions psy, mais ce sont ceux qui ont polarisé les énergies etles controverses, et qui constituent encore aujourd’hui les références d’arrière-plan, mises en cause ou défendues, dans bien des débats actuels. On peut consi-dérer que chacun de ces dispositifs se donne une vision du monde social et uneplace dans celui-ci autour de trois problématiques centrales.

Ils prennent position, tout d’abord, dans des controverses d’ordre

ontologique

,celles qui portent sur l’identification et la qualification des entités qui valent d’êtreretenues comme existantes, et à partir desquelles on peut définir des cibles ajus-tées d’intervention. Ce travail ontologique concerne bien évidemment, s’agissantdu monde psy, les individus et leurs composantes : psychisme ? cerveau ? gènes ?nerfs ? corps ? âme ? inconscient ? etc. Mais l’ontologie des individus s’avère tou-jours indissociable, dans le cas du monde psy, d’une ontologie du social, celle quiporte sur les entités collectives auxquelles appartiennent ces individus et sur lesmodes d’existence de ces individus au sein de ces collectifs (famille, groupessociaux, cultures, société, communauté humaine, etc.). Chaque dispositifemblématique du monde psy se caractérise, par ailleurs, par un positionne-ment

épistémique

: il défend une certaine manière de construire l’objectivité desjugements qui émanent des spécialistes psy. Le monde psy est caractérisédepuis sa naissance, plus encore que le monde médical, par un éclatement desdifférentes conceptions de l’objectivité. Enfin, les dispositifs du monde psy sont

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tous confrontés à la question de l’

autonomie des individus

sur lesquels ils inter-viennent. Le réglage de cette autonomie s’avère, comme dans toute interventionspécialisée sur autrui, un problème pratique central : il convient de définir lamarge d’initiatives et de contraintes qui est conférée aux individus dans la prise encharge. Mais la spécificité du monde psy, qui donne toute son intensité à la ques-tion de l’autonomie, est que celle-ci est en même temps l’objet même de l’inter-vention. Le « psy » identifie les incapacités à être autonome, il cherche à enélucider les raisons, et à favoriser l’autonomisation des individus. Comme pourl’objectivité, on observe dans le monde psy des désaccords très importants entreles différentes conceptions de l’autonomie défendues par les spécialistes dudomaine. Le monde psy est ainsi au cœur des batailles de l’autonomie dans lessociétés d’aujourd’hui.

La psychiatrie s’est historiquement construite autour d’un premier dispositifemblématique : l’asile. La tradition asilaire s’appuie sur une ontologie sophisti-quée du social et de l’individu, qu’il ne s’agit ici que de résumer dans ses grandeslignes

1

. La création des asiles est basée globalement sur l’idée que « l’aliéné » com-porte toujours en son noyau un reste de raison. Pour relancer la possibilité de dia-loguer avec cette part cachée de raison, et lui rendre toute sa portée dans laconduite quotidienne, il faut enfermer le malade mental dans un lieu, l’asile, quisoit séparé de façon drastique de la société. Il faut en effet que les aliénés soientmaintenus, y compris contre leur volonté, à l’abri des mauvaises attaches qui,dans la société, les font perdurer dans leur folie. Un moyen qui s’offre pour faireretrouver le chemin de la raison est de confronter l’aliéné à la loi qui règne dansl’asile, constitué en société idéale bien que situé à la marge de la société réelle.Cette loi n’est jamais aussi claire, et exercée avec autant de doigté, que lorsqu’ellese trouve incarnée dans la pratique d’un psychiatre-chef auquel est conférée uneautorité extrême dans la vie du service. La tradition asilaire se présente ainsicomme une pensée positive de l’enfermement. Elle s’inscrit par ailleurs dans uneconception de l’objectivité qui valorise la proximité aux personnes, tant sur leplan cognitif (mettre en œuvre les traitements ajustés), que moral (faire respecterune loi, un ordre juste). Car c’est la grande proximité que le psychiatre-chefentretient, via la pratique clinique, avec ses patients qui fonde toute son autorité.C’est lui qui doit assumer, en son âme et conscience, l’ensemble des décisionsrelatives à la vie du service. Sur l’axe de l’autonomie, la tradition asilaire se pré-sente sans doute comme la version la plus extrême du paternalisme, l’une de cel-les qui laissent le moins d’initiative possible au patient. En faisant respecter la loide l’asile, le psychiatre règne, médecin et magistrat tout à la fois, en autocrateabsolu sur la vie de ses patients, et pour leur bien.

1. Cf. Foucault (M.),

Histoire de la folie à l’âge classique

, Paris, Gallimard, 1972 ; Castel (R.),

L’ordre psychia-trique. L’âge d’or de l’aliénisme

, Paris, Minuit, 1976 ; Gauchet (M.), Swain (G.),

La pratique de l’esprithumain. L’institution asilaire et la révolution démocratique

, Paris, Gallimard, 1980.

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La psychanalyse est le deuxième dispositif emblématique du monde psy. Ellene se construit pas contre l’asile (elle y sera d’ailleurs très largement intégrée parla suite), mais à côté. Elle développe, sur la base du travail de Freud, une onto-logie inédite concernant les individus, basée sur une manière de penserl’inconscient et son rôle dans la vie psychique. La psychanalyse propose parailleurs une manière très particulière de penser le social, à travers son travail surles dynamiques susceptibles d’être établies entre les pulsions inconscientes, leurrefoulement, le statut des interdits, les processus de sublimation, et ultérieu-rement, dans la psychanalyse lacanienne, la place de la Loi. L’émergence decontroverses très précoces sur le rapport que les psychanalystes doivent entrete-nir avec les normes dominantes de la société, et notamment avec la bourgeoisie,montre le caractère à la fois central et hautement problématique du statut dusocial en psychanalyse

2

. La psychanalyse propose également, à partir notam-ment des notions de « transfert » puis de « contre-transfert », une manière ori-ginale de concevoir l’objectivité dans la proximité, et donc le type d’autoritéconférée au psychanalyste à l’égard de ses propres clients : plus interactive quecelle imaginée par les psychiatres de l’asile (car laissant plus de place à la contri-bution des patients), mais également sensible à la valeur d’une objectivité cons-truite dans la proximité aux patients. La psychanalyse élabore enfin, à travers ledispositif de la cure analytique, une conception de l’autonomie très spécifique,où se conjuguent à la fois des marges d’initiatives inédites pour les patients (àtravers notamment les possibilités et les encouragements qui leur sont réservéspour élaborer des retours sur leur propre histoire), et un pouvoir très importantconféré au psychanalyste (à travers notamment la possibilité qui lui est donnéede soumettre les interprétations des patients à sa propre sagacité concernantleurs résistances).

Le dispositif asilaire s’est progressivement amendé à la fois pour résister etpour tenir compte des critiques qui lui sont adressées. Ainsi, l’hôpital psychiatri-que s’est avéré suffisamment flexible pour intégrer des ontologies aussi différen-tes de l’individu et du social que celles promues par son pôle psychodynamique(dans le cadre notamment de la « psychothérapie institutionnelle ») ou par lepôle organique de la psychiatrie

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. Au-delà néanmoins des réformes successivesde l’asile, l’histoire politique de la psychiatrie est marquée, à partir desannées 1960, par le travail de « dés-institutionnalisation », large mouvementqui conduit d’un côté aux solutions radicales de suppression de l’hôpital tellesqu’on peut les observer en Italie

4

, de l’autre à la formule beaucoup plus mesurée

2. Cf. Marinelli (L.), Mayer (A.),

Dreaming by the Book. Freud’s « The Interpretation of Dreams » and theHistory of Psychoanalytic Movement

, New York, The Other Press, 2003. 3. Cf. l’article de S. Jacqueline dans ce numéro. 4. De Leonardis (O.), Mauri (D.), Rotelli (F.), « Deinstitutionalisation, Another Way: the Italian MentalHealth Reform »,

Health Promotion

, 1, 1996.

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du secteur psychiatrique qui s’est imposée en France. Nouvel emblème dumonde psy, le secteur procède, à l’inverse de l’asile, d’une revalorisation pro-fonde des attaches ordinaires de l’individu, sous l’angle du « tissu social », à tra-vers l’habitat, les relations avec l’entourage, le travail, la vie dans la cité, mêmesi, dans les faits, la place faite à l’hôpital reste souvent importante

5

. C’est touteune nouvelle ontologie du social qui est ici explorée à travers les expériences dela dés-hospitalisation, et qu’il conviendrait d’étudier en profondeur, notam-ment pour faire ressortir, à travers les méthodes d’évaluation que le secteur a puinventer, la conception de l’objectivité dont celui-ci se réclamait pour faire vali-der ses innovations. Le secteur témoigne bien évidemment, à travers la critiquedes internements abusifs, d’un effort important pour « autonomiser » lespatients par rapport aux institutions spécialisées, afin de favoriser une réinser-tion dans la société jugée elle-même plus efficace sur le plan thérapeutique quel’enfermement dans un asile protégé des turpitudes du social.

Le monde psy face aux discours du social

Si les spécialistes du monde psy développent leurs visions du monde social,ils se confrontent également aux conceptions du social produites par les acteursqui lui sont extérieurs. Trois principaux

discours du social

nous paraissent ainsi,en première analyse, avoir organisé l’expérience et la critique du monde psy, etagi en retour sur ses dispositifs. Le premier a été bien mis en évidence par lapremière grande vague des sciences sociales qui s’est attachée à montrer ladimension politique de la psychiatrie, et à en faire la critique. C’est le discoursdes

forces

. La nature et la portée des deux autres, d’apparition plus récente, sontmises en évidence par les articles du dossier : le discours des

victimes

d’un côté,le discours de la

précarité-mobilité

de l’autre. Chacun de ces discours propose sapropre ontologie de l’individu et du social, à la fois différente de celles établiespar le monde psy, et réappropriable par celui-ci moyennant un renouvellementde ses dispositifs emblématiques.

Le discours des forces sociales a constitué pendant longtemps un creusetessentiel de la critique. Par « social », il faut entendre, dans ce discours, à la foisl’ensemble des forces qui contribuent de façon généralement masquée à forger lamorale, le droit, l’éthique, les prétentions à la légitimité, et en même temps lesopérations qui ont pour objectif de masquer la part de violence ou d’illégitimitépropre à ces forces. Dans la version marxiste de ce discours, les forces sont rap-portées aux classes sociales, telles qu’elles sont générées par le développement ducapitalisme. Le discours des forces s’est singulièrement élargi, notamment dansles années 1970, pour étendre sa critique, au-delà de l’accumulation du capital,

5. Castel (R.),

La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse

, Paris, Minuit, 1981.

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au pouvoir en général. L’ontologie du social propre à un tel discours est« réductionniste » : elle tend à rapporter toutes les entités à un plan de projectionunique, celui des rapports de domination, considéré comme le niveau fonda-mental et comme la seule cible véritable des interventions qui puisse permettred’aller au fond des choses.

Les sciences sociales ont été, à partir des années 1950, un lieu influent pour laformation de ce discours critique vis-à-vis du monde psy. Elles se sont attachéesà montrer la fausse scientificité des expertises psy, en particulier celles quiconduisent à l’enfermement, et ont dévoilé le tissu de valeurs dominantes véhi-culées par la psychiatrie sous l’apparence de la science. Elles ont insisté sur lesfonctions de la psychiatrie dans l’effort pour réunir les conditions de réalisationdu profit dans un système capitaliste. Elles ont identifié ce qui, dans les dérivesde la psychiatrie, pouvait relever du totalitarisme, et éclairer en retour sa logi-que. Ce discours des forces imprègne la génération des organisations militantesqui contestent la psychiatrie au Royaume-Uni dans les années 1970

6

. Ces criti-ques du pouvoir psy ont nourri les revendications d’autonomie des patientscontre les dispositifs emblématiques classiques du monde psy. Concernantl’asile, ce discours a joué un rôle non négligeable dans le mouvement de dés-intitutionnalisation. Il a contesté par ailleurs la prétention de la psychanalyseà se construire dans une prétendue extra-territorialité sociale, en cherchant àmontrer la violence symbolique qu’elle exerce par l’occultation, à l’intérieur dudispositif de la cure analytique, des forces sociales qui font partie intégrantede son exercice

7

. Le secteur psychiatrique est lui-même suspect, du point de vuede ce discours, d’établir un contrôle plus étendu des conduites que celui qu’opé-rait l’asile, et plus insidieux car plus économe en violence physique et moinscontraire aux droits élémentaires de la personne. C’est également la culture psyen général qui se trouve, depuis ce discours, sous les feux de la critique : accuséed’opérer ce qu’une ontologie réductionniste ne peut accepter, à savoir une« psychologisation » du social, la fréquentation du monde psy promeut uneforme d’autonomisation des individus jugée illusoire devant la véritable auto-nomie, celle qui s’acquiert par et dans les luttes sociales

8

.

La diffusion de ce discours a ouvert des possibilités d’alliance inédites entre desgroupes qui s’estimaient soudés par la position semblable de dominés qu’ils occu-paient dans le système capitaliste et dans l’appareil d’État. Le MPU au Royaume-Uni construit ainsi des solidarités entre les ouvriers, les infirmiers, les malades

6. Cf. l’article de N. Crossley dans ce numéro, à propos du

Mental Patients Union (MPU)

. 7. Castel (R.),

Le psychanalysme

, Paris, Flammarion, 1981 (première édition : 1973). 8. Cf. l’article de S. Latté et R. Rechtman dans ce numéro, concernant la réaction de certains militants syn-dicaux face aux dispositifs psychologiques mis en place après l’explosion de l’usine AZF à Toulouseen 2001.

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. Des psychiatres ont repris ce discours à leur compte pour humaniser lacondition des malades mentaux dans l’asile, comme le suggère l’exemple des psy-chiatres communistes au sortir de la Deuxième guerre mondiale. Des intellectuelsse sont alliés à des internés pour organiser la lutte contre le pouvoir psy

10

. Denombreuses tentatives ont cherché à développer, selon différentes formes defreudo-marxisme, une synthèse entre les outils psy (issus notamment de la psy-chanalyse) et le discours des forces sociales

11

. Une part importante de la critiquedu travail industriel s’est appuyée sur des outils issus du monde psy pour donnerune visibilité aux dégâts mentaux ou psychiques occasionnés chez les travailleurs(L. Le Guillant et son étude influente sur la « névrose des téléphonistes » ;G. Friedman et le travail en miettes ; C. Dejours et l’usure mentale).

La dynamique complexe des relations entre un monde psy construit autourde ces trois dispositifs emblématiques que sont l’asile, la psychanalyse et lesecteur, et un discours des forces sociales, a pour cadre principal les TrenteGlorieuses. Elle n’est déjà plus au centre des situations sur lesquelles seconcentrent pour l’essentiel les articles du dossier. De nouveaux discours dusocial ont émergé, qui organisent d’une façon nouvelle l’expérience et la criti-que du monde psy. Le premier d’entre eux, le

discours des victimes

, part del’expérience collectivement partagée d’un dommage, l’identification de cedernier étant consubstantielle de l’émergence du groupe concerné. Apparais-sent, ainsi, sur le devant de la scène, différents groupes de victimes, à unepériode que plusieurs articles du dossier situent au début des années 1980

12

:victimes d’abus sexuels, de guerre, de catastrophes écologiques ou industriel-les, etc. La grande variété et la labilité des contours des collectifs ainsi définissont ici de rigueur

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. Par contraste avec le discours des forces, le social ne seréduit plus à un théâtre d’affrontements entre des groupes prédéterminés dedominants d’un côté, de dominés de l’autre, où le monde psy serait du côtédes dominants, face aux personnes ordinaires figées dans la position de domi-nés. Le monde psy se trouve ainsi mobilisé pour identifier les dommages, pourorganiser l’expression des victimes, à travers notamment les formes de témoi-gnage propres à la « culture thérapeutique »

14

, et leur intégration à des formesde revendications collectives. Les malades mentaux font partie intégrante decette nébuleuse des victimes

15

. L’essor de ce nouveau discours a des effets en

9. Crossley (N.), art. cité. 10. Cf. le Groupe information asiles (GIA), créé en 1972 sur le modèle du Groupe information prisons,sous l’égide de M. Foucault. 11. Castel (R.),

Le psychanalysme…, op. cit

. 12. Crossley (N.), art. cité ; Latté (S.), Rechtman (R.), art. cité ; Fassin (D.), article dans ce numéro. 13. Cf. Beck (U.),

La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité

, Paris, Aubier, 2001, sur la forma-tion des groupes dans la « société du risque ». 14. Füredi (F.),

Therapy Culture: Cultivating Vulnerability in an Uncertain Age

, London-New York, Routledge,2004.

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retour sur le monde psy. Il débouche sur la constitution du

traumatisme psychi-que

, nouvelle notion emblématique par les controverses qu’elle soulève et lavariété des usages qu’elle ouvre. S. Latté et R. Rechtman rappellent ainsi

16

ceque la construction de nouvelles catégories psychiatriques (tel le

Post-Trauma-tic Stress Disorder

) doit à la rencontre entre les psychiatres de l’Association amé-ricaine de psychiatrie et certains groupes mobilisés (les Vétérans du Vietnam)pour voir reconnaître des dommages psychiques liés à leur situation.

Plusieurs articles du dossier mettent enfin en évidence l’importance prise parun troisième discours du social, organisé autour de la

précarité sociale

. Prenantcomme le précédent son essor dans les années 1980, ce discours s’attache à pen-ser tout d’abord, sous l’angle de « l’exclusion », la condition de ceux, toujoursplus nombreux, qui ne trouvent plus à s’insérer de façon stable, en raison d’unecrise économique durable, dans le monde du travail. Il met au cœur de ses objec-tifs, sous des formes diverses, la réinsertion ou la réaffiliation

17

. L’essor de cenouveau discours conduit tout à la fois à relancer, sur des bases nouvelles, la cri-tique du monde psy, et à construire, notamment autour de la notion de

souf-france psychique

, de nouveaux dispositifs emblématiques. La généralisation dessituations précaires contribue en effet à réévaluer à la baisse la conception del’autonomie sur laquelle se fondent, dans leur ensemble, les dispositifs d’inter-vention sur le social

18

. S’agissant des dispositifs proprement psy, B. Eyraudremarque que les spécialistes s’appuient souvent sur une conception « idéalisée »de l’autonomie

19

: celle d’un individu qui est en mesure, dans la vie ordinaire, deprocéder seul à des choix raisonnables (concernant son travail, son logement, lesactes de la vie quotidienne). Or, dans un contexte de forte précarité sociale, lesconditions pour accéder à cette autonomie « idéalisée » s’avèrent trop difficiles àréunir pour les personnes atteintes de troubles psychiques. Selon B. Eyraud, il estutile, pour explorer des formes nouvelles d’existence pour les malades mentaux,de sortir de cette conception idéalisée de l’autonomie, et de penser de façon pluspositive la dépendance aux institutions, à travers notamment un usage gradué dela mise sous tutelle que les personnes concernées seraient en mesure de s’appro-prier. Une nouvelle critique du secteur psychiatrique voit ainsi le jour, qui tend àrenverser les termes de la critique antérieure. Au lieu d’être pris à partie pourl’excès de contrôle qu’ils exerçaient sur les individus, les dispositifs psy sontdorénavant questionnés sur leurs capacités à ne pas abandonner, sans filets, lesmalades mentaux dans la société de la précarité.

15. Cf. Crossley (N.), art. cité, à propos de

Survivors Speak Out

(SSO). 16. Art. cité. 17. Castel (R.),

Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat

, Paris, Fayard, 1995. 18. Declerck (P.),

Les naufragés. Avec les clochards de Paris

, Paris, Plon, 2001. 19. Eyraud (B.), article dans ce numéro.

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Par ailleurs, toute une série d’outils se construisent aujourd’hui, dans lemonde psy et à travers lui, qui donnent une visibilité nouvelle à la précaritésociale. Il s’agit notamment des outils qui se façonnent autour de la notion desouffrance psychique. D. Fassin met en évidence la convergence, dans la Francedes années 1990, entre une frange de psychiatres attentifs à identifier des formesde souffrance proprement psychique associées selon eux au contexte de préca-rité, et certains cercles de l’administration et de la politique

20

. Se développe ainsiune clinique psycho-sociale destinée, à travers la mise en place de lieux d’écoute,à intervenir auprès de populations précaires « en souffrance ». Ce nouvelemblème du monde psy que constitue la souffrance psychique (dans le cadred’un élargissement des interventions psy à la « santé mentale »

21

) fait égalementsentir ses effets dans les hôpitaux psychiatriques, à travers notamment les politi-ques de « réhabilitation psychosociale ». Les services psychiatriques s’ouvrentdans ce cadre à toute une frange de personnes qui, si elles ne relèvent pas forcé-ment de troubles psychiatriques classiques, ne sont pas moins supposées devoirêtre accueillies dans les institutions psy

22

. Si les notions de souffrance psychiqueou de santé mentale deviennent emblématiques d’une nouvelle rencontre entrele monde psy et un discours du social particulièrement prégnant, la mise enplace concrète des nouveaux dispositifs reste encore problématique. Les psy-chiatres y sont peu investis et les psychologues sont souvent affectés à des tâchesd’animation ou d’organisation très peu « psy »

23

; le personnel soignant restesouvent, dans les services psychiatriques, mal formé pour ces nouvelles tâches,ce qui est susceptible de créer des tensions fortes avec les patients

24

.

En même temps que prennent forme, au sein du monde psy, des dispositifsqui visent à traiter la souffrance psychique liée à la précarité sociale, d’autresoutils s’y façonnent pour équiper les personnes face à l’une des exigences de laprécarité : la mobilité. De solution possible et souvent inévitable à la précarité,la mobilité se trouve ainsi transformée en mode d’existence valorisant les capa-cités des personnes à prendre des initiatives et à se doter de projets. Des outilscomme les bilans de compétences, souvent proposés par des spécialistes psyexerçant en libéral, constituent un exemple emblématique de cet arrimage dumonde psy à la face « positive » de la précarité.

20. Fassin (D.), art. cité. 21. Cf. Ehrenberg (A.), Lovell (A.), « Pourquoi avons-nous besoin d’une réflexion sur la psychiatrie ? »,

in

Ehrenberg (A.), Lovell (A.), dir.,

La maladie mentale en mutation. Psychiatrie et société

, Paris, Odile Jacob,2001. 22. Araque (W.), « La mise en activité des patients dans un service psychiatrique d’un hôpital général »,

in

Araque (W.), Dodier (N.), Jacqueline (S.),

La place faite aux patients dans les services de psychiatrie. Statutpublic/statut pragmatique

, rapport CERMES-GSPM pour le programme « Sciences biomédicales, santé,société », 2005. 23. Fassin (D.), art. cité. 24. Araque (W.), art. cité.

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L’arrivée de nouveaux discours du social ne sonne pas forcément le glas desanciens, mais peut créer des configurations propices à leur retour sous des for-mes nouvelles. Le discours de la précarité-mobilité, par exemple, est l’un desrépertoires autour desquels se nouent des tentatives pour relancer la critique ducapitalisme dans la phase actuelle de son développement

25

. Il peut faire retourvers le discours des forces. N. Crossley fait ainsi observer que la dernière géné-ration des mouvements de contestation de la psychiatrie établit des liens étroitsavec le répertoire des mouvements anti-firmes, environnementaux ou alter-mondialistes

26

. Ces mouvements de patients participent également des formesde renversement du stigmate, caractéristiques d’une nouvelle générationd’associations, à la fois issue du discours des victimes, et soucieuse de retourneren fierté, voire en provocation, ce qui était jusque-là assumé dans la discré-tion

27

. La volonté de renouer, sur la base des nouveaux discours du social, avecles modes de revendication antérieurs ne se fait pas pour autant sans frictions.Comme le montrent S. Latté et R. Rechtman

28

, la tentative pour relancer ungroupe classique (les ouvriers d’un site chimique) par l’objectivation de leurstraumatismes psychiques s’avère difficile. Et les formules de réparation des ris-ques construits autour des dispositifs classiques propres aux assurances sociales(accidents du travail) opèrent selon une logique toute différente de celle quis’est forgée autour du traumatisme psy.

La psychiatrie des preuves et les nouvelles ontologies de l’individu et du social

Nous nous sommes focalisés jusqu’ici sur les réponses apportées par lemonde psy aux questions, demandes et critiques qui lui sont adressées sur labase de certaines expériences et conceptions du social. Nous voudrions, pourterminer cette brève introduction, mettre en évidence un mouvement qui tra-verse, en parallèle, le monde psy, et qui trouve en grande partie son origine dansle monde médical : la montée de la « psychiatrie des preuves »

29

. Ce mouvementn’est évidemment pas indépendant des dynamiques croisées entre le monde psyet les discours du social. Toutefois, il propose de répondre à un autre ensemblede critiques si souvent portées à l’encontre du monde psy : les critiques de sonarbitraire et de sa fausse scientificité.

25. Boltanski (L.), Chiapello (E.),

Le nouvel esprit du capitalisme

, Paris, Gallimard, 1999. 26. Crossley (N.), art. cité. 27. Cf. Barbot (J.),

Les malades en mouvements. La médecine et la science à l’épreuve du sida

, Paris, Balland,2002, à propos de la deuxième génération des associations de lutte contre le sida. 28. Art. cité. 29. On devrait plutôt dire « psychiatrie-psychologie des preuves », tant les deux disciplines sont concernéespar cette évolution. C’est par facilité d’expression que nous parlerons ici de « psychiatrie des preuves ».

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La psychiatrie des preuves s’articule avec différents courants du monde psy,chacun étant susceptible de travailler par ailleurs avec sa propre ontologie desindividus : la psycho-pharmacologie ; la génétique ; les approches cognitivo-comportementales. Elle s’appuie sur les formes d’objectivité qui se sont déve-loppées plus largement dans le monde médical, et qui, caractéristiques de l’

evi-dence-based medicine

, tendent à remettre en cause le type d’objectivité valorisépar la tradition clinique, en soumettant l’évaluation des traitements à desméthodes statistiques standard

30

. Ces nouvelles formes d’objectivité déplacenten même temps, comme on a pu le constater pour d’autres pathologies, lamanière dont est pensée la question de l’autonomie des patients

31

. La psychia-trie des preuves permet ainsi, à travers l’attitude « pédagogique » adoptée parles spécialistes psy, d’établir les patients ou leurs familles comme des relais dumonde psy pour gérer par eux-mêmes les symptômes, mais sur la base desinformations qui sont communiquées par les professionnels

32

. Cela dit, la cir-culation, dans des revues scientifiques, dans les médias, ou sur l’internet, derésultats d’expérimentations basées sur des méthodes d’objectivation standard(« essais contrôlés randomisés » notamment), crée pour les patients (ou leurentourage) qui sont en mesure de s’y engager et qui adhèrent à ces formesd’évaluation, de nouvelles possibilités de prise à partie des spécialistes psy quantà l’efficacité ou l’intérêt des soins proposés

33

. L’objectivisme médical qui étaitassocié, jusque dans les années 1980, à une posture conservatrice du pouvoirpsy

34

se trouve ainsi progressivement réinvesti, à travers l’essor de la psychiatriedes preuves, par les partisans d’une « démocratisation » de la santé

35

.

Cette psychiatrie des preuves s’articule aisément avec le discours de la précarité-mobilité. Chacun des courants qui la compose promeut, à sa manière, une démar-che qui vise à développer, patiemment, avec la collaboration de l’entourage, lescapacités à gérer les situations de la vie sociale ordinaire

36

. L’objectif est celui d’uneréinsertion procédant par petites touches, sur la base de contrats successifs tissésentre les spécialistes et les patients, avec des appuis pharmacologiques ou compor-tementaux, et en tirant parti des dispositifs institués d’insertion (par exemple

30. Marks (H.),

La médecine des preuves. Histoire et anthropologie des essais cliniques (1900-1990),

Synthé-labo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999 (édition originale en anglais : 1997) ; Berg (M.),Timmermans (S.),

The Gold Standard: the Challenge of Evidence-Based Medicine and Standardization inHealth

, Philadelphia, Temple University Press, 2003. 31. Cf. Dodier (N.),

Leçons politiques de l’épidémie de sida

, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003, à propos dusida ; Rabeharisoa (V.), « The Struggle against Neuromuscular Diseases in France and the Emergence of the“Partnership Model” of Patient Organisation »,

Social Science

&

Medicine

, 57, 2003, concernant la myopathie. 32. Jacqueline (S.), art. cité. 33. Méadel (C.), article dans ce numéro. 34. Castel (R.),

La gestion des risques…, op. cit

. 35. Pignarre (P.),

Puissance des psychotropes, pouvoir des patients

, Paris, PUF, 1999. 36. Cf. Jacqueline (S.), art. cité, à propos de la psycho-pharmacologie ; et Méadel (C.), art. cité, concernantl’autisme appréhendé comme « trouble envahissant du comportement ».

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l’Allocation adulte handicapé)

37

. Ce type d’autonomie contractuelle aujourd’huilargement favorisé par l’évolution du droit des malades, converge avec la capacitéde la psychiatrie des preuves à proposer, sur la base de protocoles détaillés, desobjectifs à la fois précis, de court terme, et révisables au vu des résultats.

Le développement de cette psychiatrie des preuves comme nouvel emblème dumonde psy s’accompagne d’une tension forte avec la psychanalyse. De nombreuxpoints opposent en effet les deux orientations, comme le développe l’articlede S. Jacqueline

38

: conceptions de l’objectivité (

evidence-based psy

/objectivitéconquise à travers la dynamique contrôlée du transfert), de l’autonomie (autono-mie déléguée ou participative/autonomisation réflexive). La nature même desbiens visés par chaque orientation distingue les deux approches : le souci de réin-sertion sociale, central dans la psychiatrie des preuves et tout à fait en prise avecdes préoccupations ordinaires, se distingue très nettement de la volonté psycha-nalytique de redonner au sujet une capacité de construction du sens, bien beau-coup plus ésotérique qui suppose de se détacher en partie des visées ordinaires.Dans son article, C. Méadel

39

montre comment le rejet violent de la psychanalyseet de son ésotérisme, et le choix en faveur de la psychiatrie des preuves, sont érigésen principes par un cercle de discussion électronique de parents d’enfants autis-tes, pour ré-ordonner le monde psy. Cet intérêt pour la psychiatrie des preuvesest particulièrement sensible chez les parents. Comme l’ont montré d’autresauteurs, la problématique de la responsabilité familiale soulevée, via l’inconscient,par les approches psychodynamiques des troubles psychiques chez l’enfant, setrouve en effet singulièrement apaisée par les ontologies propres à la pharmacolo-gie, à la génétique

40

, ou aux thérapies cognitivo-comportementales. La contribu-tion de la psychiatrie des preuves à l’émergence de nouvelles ontologies desindividus et des collectifs, constitue sans doute l’un des défis majeurs auxquels lemonde psy est confronté aujourd’hui

41

. En tout état de cause, un débat est ouvertsur les vertus émancipatrices de la psychiatrie des preuves, grâce notamment à laprolifération de nouvelles formes de « biosocialité »

42

permettant aux individus de

37. Cf. également Gomart (E.), Surprised by Methadone. Experiments in Substitution, Thèse pour le doc-torat de sociologie, Paris, École nationale supérieure des mines de Paris, 1999, concernant la démarcheadoptée à l’égard des toxicomanes dans des centres offrant des traitements de substitution. Cf. aussiRabeharisoa (V.), Callon (M.), « De la médiation, ou les enjeux d’un nouveau métier dans le secteur de laprise en charge des personnes handicapées »,

Contraste – Enfance et handicap

, 13, 2001, qui proposent lanotion de « micro-projet » pour décrire la relation contractuelle entre les techniciens d’insertion de l’AFM(Association française contre les myopathies) et les malades et leur entourage. 38. Art. cité. 39. Art. cité. 40. Rabeharisoa (V.), « Vers une nouvelle forme de travail médical : le cas d’une consultation en psychiatriegénétique de l’autisme », Sciences sociales et santé, 24 (1), 2006. 41. Rabeharisoa (V.), « Pratiques et ontologies en psychiatrie génétique », introduction à Sciences sociales etsanté, 24 (1), numéro spécial La psychiatrie à l’épreuve de la génétique (sous presse). 42. Rabinow (P.), « Artificiality and Enlightnment: from Sociobiology to Biosociality », in Crary (J.),Kwinter (S.), eds, Incorporations, New York, Zone, 2002.

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multiplier leurs identités et leurs appartenances sociales43, et sur ses tendancesliberticides dès lors que s’opère, au contraire, une réification de l’individu et dusocial par les gènes44, les neurones45, ou les médicaments.

Conclusion : l’éclatementcomme nouvel emblème du monde psy ?

La situation actuelle du monde psy se caractérise par la coexistence de nom-breux dispositifs qui, les uns et les autres, peuvent être tenus pour« emblématiques ». L’asile, la psychanalyse et le secteur sont toujours bien pré-sents, mais la référence à la souffrance psychique et au traumatisme psychiquetendent à se normaliser et la psychiatrie des preuves occupe une place désor-mais essentielle. Cette multiplication des différences est elle-même reconstruiteen emblème de la psychiatrie selon deux logiques : professionnelle d’un côté,marchande de l’autre. Pour les organisations professionnelles de la psychiatrie,cet éclatement n’est que le témoignage d’un syncrétisme constitutif de la psy-chiatrie46. Le psychiatre serait alors le personnage en mesure d’articuler ces dif-férentes formes d’intervention possible. D’autres acteurs, hors du monde psy,s’accommodent également assez bien de cet éclatement. Celui-ci converge, parexemple, avec l’apparition d’un nouveau profil de patients47, qui tire parti d’uneconnaissance fine de l’offre pour jouer de sa diversité. Penser la pratique clini-que dans le cadre d’une ontologie multiple ouvre même, sur le plan théorique,des horizons inédits pour la philosophie de la médecine48.

D’un autre côté, cet éclatement du monde psy ne va pas sans difficultés. Parexemple, dans certains États (Royaume-Uni, Italie), elle s’accompagne d’unelibéralisation poussée des services qui place les dernières générations d’organi-sations militantes face à de nouvelles contradictions. D’un côté, celles-ci sevoient investies du pouvoir de proposer elles-mêmes, avec une assez grandeliberté, les services qui correspondent le plus à leurs conceptions personnelles del’intervention psy. De l’autre côté, elles participent ainsi à une organisation à lafois marchande et peu encadrée des services, dont certaines d’entre elles s’atta-chent par ailleurs à critiquer les dérives49. Nous n’avons pas pour ambition,

43. Rabeharisoa (V.), « From Representation to Mediation: the Shaping of Collective Mobilization on Mus-cular Dystrophy in France », Social Science & Medicine, 62 (3), 2006. 44. Novas (C.), Rose (N.), « Genetic Risk and the Birth of the Somatic Individual », Economy and Society,29 (4), 2000. 45. Ehrenberg (A.), « Les guerres du sujet », Esprit, novembre 2004. 46. Fédération française de psychiatrie, Livre blanc de la psychiatrie, Paris, FFP-John Libbey Eurotext, 2003. 47. Cf. Méadel (C.), art. cité, à propos des parents d’enfants autistes. 48. Mol (A.), The Body Multiple. Ontology in Medical Practice, Durham-London, Duke University Press, 2002. 49. Crossley (N.), art. cité ; De Leonardis (O.), Vitale (T.), « Les coopératives sociales et la construction dutiers secteur en Italie », Mouvements, 19, 2001.

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dans cette introduction, de proposer une analyse définitive de cet éclatement dumonde psy. Nous espérons simplement avoir convaincu le lecteur de l’impor-tance de cette topique à travers la présentation que nous venons de faire des dif-férentes expériences et critiques du monde psy auxquelles s’intéressent lesarticles de ce dossier.

Nicolas DODIER est sociologue. Directeurde recherche à l’Inserm et directeur d’étu-des à l’EHESS, il dirige le Groupe de socio-logie politique et morale (CNRS-EHESS),dans le cadre de l’Institut Marcel Mauss.Ses dernières recherches ont porté sur lestransformations politiques du monde médical.

[email protected]

Il a publié récemment Leçons politiques del’épidémie de sida, Paris, Éditions del’EHESS, 2003 ; « L’espace et le mouvementdu sens critique », Annales. Histoire et scien-ces sociales, n° 1, 2005 et « TransnationalMedicine in Public Arenas. Aids treatmentsin the South », Culture, Medicine and Psy-chiatry, 29 (3), 2005.

Vololona RABEHARISOA est maître de confé-rences en sociologie à l’École des mines deParis. Ses thèmes de recherche se situent àla frontière entre la sociologie des scienceset des techniques, et la sociologie de lamédecine et de la santé. Ses travaux por-tent, notamment, sur le rôle des associa-tions de malades dans la recherchebiologique et clinique, les formats de lagénérosité publique et de la mobilisationcollective dans le domaine de la médecineet de la santé, les nouvelles formes de tra-vail médical et de figures du patient en bio-médecine.

[email protected]

Elle a publié, avec Michel Callon, unouvrage sur l’histoire de l’AFM (Associationfrançaise contre les myopathies) et de sonengagement dans la recherche (Le Pouvoirdes malades. L’Association française contreles myopathies & la Recherche, Pressesde l’École des mines de Paris, 1999). Elles’intéresse aujourd’hui aux transformationsdes identités et des trajectoires des mala-des et des familles dans le contexte émer-gent de la « psychiatrie des preuves ».

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