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Monsieur Philippe Leveau
Le paysage aux poques historiques : un documentarchologiqueIn:
Annales. Histoire, Sciences Sociales. 55e anne, N. 3, 2000. pp.
555-582.
RsumLe paysage aux poques historiques : un document archologique
(P. Leveau).
Depuis une vingtaine d'annes, l'approche archologique du paysage
aux poques historiques s'est considrablementdiversifie. Trois tapes
sont distingues. En France, elle a abord t pratique par des
historiens pour la recherche descadastres fossiles datant de la
priode antique. L'identification de centuriations permettait
d'crire une histoire de l'appropriationdu sol par Rome. Pratiques
d'abord dans un objectif patrimonial, les prospections
archologiques ont pris une importancecroissante ; les grandes
oprations d'archologie prventive qui se sont dveloppes ces dernires
annes ont permis demultiplier les sondages et de raliser le dcapage
de grandes surfaces. Une troisime tape a t marque par l'intgration
del'archologie environnementale. Celle-ci fait appel aux
gomorphologues pour l'tude des models du paysage et
despalobotanistes pour l'histoire de la vgtation naturelle et
cultive. L'histoire des paysages dans la valle des Baux estprsente
comme exemple.
AbstractThe landscape as an archaeological document.
During the last twenty years there has been a expansion in
landscape-archaeological approaches to the study of historic
periods.Three stages of development can be identified. In France,
the landscape approach was first used by historians looking for
romanfield systems. The identification of centuriated landscapes
allowed them to write a history of the appropriation of land by
Rome.Initially designed as site-listing exercices, field-surveys
took on ever increasing importance. The large preventative
archaeologicalprojects that have taken place more recently have
allowed to increase the number of both, sondages and open-area
excavations.The third stage was marked by the integration of
environmental archaeology. This included collaboration with
geomorphologistsfor the study of landforms, and palaeobotanists for
the study of the history of both natural, and cultivated,
vegetation. The historyof the landscape in the Valle des Baux is
presented as an example.
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Leveau Philippe. Le paysage aux poques historiques : un document
archologique. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales.55e anne, N.
3, 2000. pp. 555-582.
doi : 10.3406/ahess.2000.279864
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2000_num_55_3_279864
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LE PAYSAGE AUX EPOQUES HISTORIQUES
Un document archologique
Philippe Leveau
En 1982, sous le titre Le document : lments critiques , les
Annales consacraient un numro spcial l'histoire ancienne1. Dans La
production du document , l'occupation des sols tait aborde sous
deux aspects : G. Chouquer, M. Clavel-Lvque et F. Favory traitaient
de l'organisation des surfaces par la centuriation romaine. A. -M.
Snoodgrass prsentait l'identification et la localisation de sites
par la prospection archologique. D'une manire gnrale, malgr
quelques remarques montrant une certaine distance par rapport
l'optimisme de la dcennie prcdente, le premier tait marqu par une
grande confiance dans l'approche morphologique et morphomtrique que
l'quipe de Besanon perfectionnait et illustrait par ses travaux,
alors que le statut de la prospection apparaissait moins affirm
dans le second qui en reconnaissait les limites.
Une vingtaine d'annes plus tard, les choses ont profondment
chang. L'volution de la recherche sur les cadastres a conduit un
rapprochement gnral entre archo-morphologues et archologues de
terrain , fouilleurs ou prospecteurs, tandis que s'imposaient deux
nouvelles manires d'aborder l'occupation du sol. La premire, qui
concerne plutt la production du document, tend aux priodes
historiques l'approche palo-environnementale pratique depuis
longtemps par les pr- et protohistoriens. La seconde porte plutt
sur l'interprtation des donnes de prospection et fait appel aux
mthodes de l'analyse spatiale. Tandis qu' Besanon, M. Clavel- Lvque
poursuivait la recherche sur les cadastres romains et entreprenait
la publication d'un corpus des textes gromatiques et d'un Atlas
historique, G. Chouquer et F. Favory accordaient une place de plus
en plus importante
1. Le document : lments critiques , Annales ESC, 5-6, 1982. G.
Chouquer, M. Clavel- Lvque et F. Favory, Cadastres, occupation du
sol et paysages agraires antiques , pp. 847- 882 ; A. -M.
Snoodgrass, La prospection archologique en Grce et dans le monde
mditerranen , pp. 800-812.
555 Annales HSS, mai-juin 2000, n 3, pp. 555-582.
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
la prospection et aux tudes du milieu. Le premier rejoignait
l'quipe de Tours, organisatrice en 1982 du colloque sur la
prospection archologique, qui, en France, a donn son statut cette
discipline. Ce nouveau courant est l'origine de plusieurs
rencontres qui, Valbonne et Orlans, ont assur le dialogue entre
archologues et environnementalistes.
La recomposition des axes de recherche qui en rsulte a les
apparences du dsordre. Les uns abordent le paysage par ses
dynamiques naturelles qui sont l'origine des models du relief, du
couvert vgtal et des composantes de la vie animale ; les autres,
partir des dynamiques sociales qui prsident la rpartition de
l'habitat, l'organisation des rseaux viaires et la disposition des
champs. Leurs chelles de temps sont irrductibles. La promesse de ce
dsordre2 est une intgration de la rflexion archologique aux dbats
sur l'environnement. Pour comprendre et prvoir l'volution des
environnements, le naturaliste a besoin de situer la place des
phnomnes anthropiques. Pour proposer des amnagements acceptables ,
la gographie humaine, qui est devenue spatialiste3 , et les
sciences sociales ont besoin de connatre les hritages sur lesquels
appuyer les dmarches prospectives. Prvision pour un dveloppement
durable et analyses rtroactives s'exercent sur ces paysages o
l'archologue recherche le moyen de saisir les phnomnes culturels
travers les phnomnes naturels4 . partir de recherches rcentes ou en
cours, on tentera de montrer comment et pourquoi, partis des
recherches sur les cadastres, les archologues ont rejoint
naturalistes et gographes spatialistes dans une approche
pluridisciplinaire.
Le paysage, des cadastres aux formes
l'origine, l'archologie des paysages ruraux portait sur un
traitement des surfaces agraires particulier la domination romaine
(les cadastres centuries) afin d'en caractriser l'action (la
romanisation du paysage) et de participer une reconstruction
vnementielle de la conqute romaine. Entreprise d'un point de vue
strictement historique, elle volua vers la reconnaissance de
l'autonomie des systmes spatiaux (les formes du paysage) par
rapport aux systmes sociaux et aux causalits historiques.
Dans les annes 1980, si la prospection archologique tait encore
peu pratique et mal reconnue en France, en revanche la recherche
sur les cadastres antiques connaissait un grand succs chez les
historiens qui exploitaient une caractristique fondamentale de la
relation la terre des socits
2. Ce mot est emprunt au titre d'un cahier de la revue Espace
Temps, Histoire/gographie, 2, Les promesses du dsordre, 68/69/70,
1998.
3. Le terme spatialiste est utilis ici pour caractriser une
orientation actuelle de la gographie humaine, sans rfrence au dbat
sur l'autonomie des phnomnes spatiaux par rapport aux phnomnes
sociaux.
4. R. Ginouvs, L'archologie et l'homme , Le grand atlas de
l'archologie, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1985, pp.
11-19.
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
de l'Antiquit grecque d'abord, puis romaine. Le fait est assez
connu pour tre rappel de manire simple. L'organisation rationnelle
de la cit grecque entranait un traitement gomtrique des surfaces
mis en pratique pour la reconstruction des villes d'Ionie par
Hippodamos de Milet partir de la fin du vie sicle. Largement diffus
dans le monde colonial grec, le modle de la ville rgulire fut
appliqu aux villes nouvelles par les urbanistes aux services
desquels recoururent Alexandre et ses successeurs, puis les impera-
tores romains. Cette organisation rationnelle de l'espace urbain
avait son prolongement dans la campagne. Au lot urbain, sur lequel
le colon construit sa maison dans la ville nouvellement fonde, est
associ un lot rural, consistant en terres dont la culture assure sa
subsistance. Ainsi, l'organisation civique rationnelle se traduit
au sol par une rpartition des surfaces agricoles tout aussi
rationnelle, galitaire ou ingalitaire, selon que la constitution de
la cit est dmocratique ou oligarchique. Ces pratiques furent
dveloppes par Rome lors de la conqute de l'Italie, puis tendues
l'ensemble du monde romain. Elles lui permirent de grer les
conflits agraires qui clatent en Italie partir de l'poque des
Gracques. La centuria- tion s'intgra une vision gopolitique du
traitement de la crise qui devait conduire de la Rpublique
snatoriale au systme imprial. Sa mise en place est lie un projet
politique de distribution ou d'assignation de terres dont la preuve
est conserve dans Informa dont la dfinition correspond notre
cadastre, registre ou plan des units de proprit. La rfrence la
proprit du sol explique la place si importante accorde par les
historiens romanistes aux centuriations et l'intrt fondamental qu'a
prsent leur recherche pour prendre la mesure du projet politique de
Rome. Le dveloppement de l'observation arienne, puis l'utilisation
des cartes topographiques et maintenant, pour les zones qui ne
bnficient pas de cartographies prcises, les images satellites, ont
permis de retrouver les traces indubitables de ces vastes
amnagements paysagers. L'investigation s'est perfectionne. La
recherche systmatique des traces fossiles sur les cartes partir de
grilles orthogonales a t complte par des mthodes de traitement
optique qui ont permis de retrouver des orientations privilgies
sous la confusion du paysage actuel, ailleurs que dans les secteurs
dsertifis de l'Afrique du Nord. Retrouver dans le paysage les
effets de la conqute romaine apparaissait un objectif ralisable
dans la perspective d'une lecture marxiste de l'histoire des
campagnes et de leur romanisation : archo-morphologie permettait de
reconstituer, partir d'une approche rigoureuse, de vastes pans de
l'histoire de l'appropriation par Rome du sol provincial.
Si la lgitimit de la dmarche tait reconnue par tous, des
gographes n'ont pas moins dnonc trs tt l'attribution la
centuriation romaine de parcellaires gomtriques issus des
remembrements modernes ou des conqutes de friches, d'o la confusion
entre une procdure date, la centuriation romaine, et la division
orthogonale de l'espace, procd de lotissement utilisable par toute
socit planificatrice. Appliquant systmatiquement des protocoles
d'tude gomtrique, des archologues dcouvraient de
pseudo-centuriations romaines de toutes tailles et entretenaient
l'illusion qu'il aurait t possible d'crire l'histoire de la conqute
romaine par la
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
seule tude du parcellaire. Cette approche n'est pas propre aux
romanisants. Elle a conduit l'attribution de parcellaires rguliers
telle ou telle phase planificatrice de l'histoire agraire du Moyen
ge. Maintenant, les protohistoriens demandent ce que l'on
reconnaisse aux socits qu'ils tudient la capacit de construire des
paysages rguliers. Ils ont raison, n'en dplaise ceux qui pensent
que cela ncessitait l'intervention de modles issus du rationalisme
grec. Ces critiques ne remettent videmment en question ni les
fondements de la mthode ni la matrialit de centuriations bien dates
par l'pigraphie comme celles de la valle du Rhne ou celles
d'Afrique, pour lesquelles la relation avec le terrain est
atteste.
D'une autre nature sont les critiques nes du souci de
dmonstration archologique rigoureuse de ces faits gographiques. Des
observations ariennes avaient permis de reconnatre les premires
centuriations. Mais, en dehors des zones pr-dsertiques, elles ne
permettaient d'en vrifier l'existence que dans des cas relativement
exceptionnels. Trs tt, des archologues se sont donc proccups de
vrifier la matrialit des parcellaires par des fouilles (de fosss).
L'entreprise tait pratiquement irralisable avant que le
dveloppement de l'archologie prventive ne mette leur disposition
les moyens d'investigation ncessaires. partir des annes 1990, des
quipes archologiques purent traiter l'ensemble du terrain qu'ils
devaient diagnostiquer comme une zone archologique. Ils ouvrirent
des tranches systmatiques et ralisrent de vastes dcapages qui
mirent au jour des fosss et des champs dont l'tude relativisait
celle des parcellaires fossiles par les mthodes antrieures. Rpte
Marne-la- Valle, puis Melun- Snart, cette approche a servi la mise
au point de mthodes appliques au TGV Sud-Est et sur les tracs
autoroutiers. Ainsi naissait une archologie du champ . En Italie,
une dmarche similaire a t mise en uvre dans la plaine du P et en
Campanie. Il existe maintenant un relatif consensus entre les
principaux acteurs de la recherche sur les centuriations pour
reconnatre la ncessit d'un dpassement d'une approche
morpho-historique dont la ligne dure est pourtant maintenue par
quelques chercheurs attachs au dveloppement des acquis de la
mthode.
Mais une fracture dcisive s'est produite parmi les
archo-morphologues, entre ceux qui continuent utiliser les
cadastres dans une perspective historique (crire une histoire de la
romanisation) et ceux qui prennent leur distance par rapport
celle-ci. L'objectif de cet article est d'en montrer les origines
conceptuelles. F. Favory et G. Chouquer ont en effet dvelopp des
critiques radicales qui remettent en cause la lecture des
centuriations du Languedoc et marquent une renonciation la
tentative de dcrire l'appropriation du sol par Rome en termes
d'histoire vnementielle5. Ces critiques ont t suivies de
propositions nouvelles sur l'archologie spatiale : G. Chouquer
s'est orient vers l'tude des formes du paysage , expression
5. F. Favory, Retour critique sur les centuriations du Languedoc
oriental, leur existence et leur datation , in G. Chouquer (dir.),
Les formes du paysage, t. 3, L'analyse des systmes spatiaux, Paris,
Errance, Archologie aujourd'hui , 1998, pp. 96-126.
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
qu'il a choisie comme titre pour trois volumes d'une srie qu'il
a dirige6 ; de son ct, F. Favory cherche dvelopper des outils
statistiques7.
Le choix de l'expression formes du paysage plutt que cadastres
marque le passage d'une approche historique une approche
spatialiste prenant en compte la caractristique des centuriations
releve plus haut. Mode d'organisation des units et des trames
foncires, la centuriation permet une gestion rationnelle de
l'espace. Elle s'intgre un systme territorial dont les composantes
principales sont le rattachement de l'espace rural une cit
chef-lieu et un rseau viaire reliant des centres eux-mmes desservis
par des voies secondaires. Le traitement orthogonal des surfaces
est donc bien un vnement caractristique de la prise du contrle de
la Gaule du Sud par Rome, mais il ne lui est pas propre. Il est
commun d'autres grandes oprations de colonisation et de lotissement
agraires. Cette caractristique l'oppose au systme spatial des
collectivits ou communauts rurales non assujetties cette forme
planificatrice de l'espace. La constitution d'un territoire vivrier
lmentaire obit des principes diffrents et gnre d'autres formes
paysagres. Construit autour d'un centre villageois ou d'un
tablissement agricole, dans un espace de dimension rduite (on
retrouve ici le problme des chelles), il gnre des formes paysagres
non orthogonales o l'miettement des centres traduit celui des
pouvoirs. De ce fait, les organisations parcellaires en toile, qui
privilgient la desserte des champs et non la rgularit des surfaces,
sont donc plutt caractristiques des priodes protohistorique et
mdivale. Mais elles peuvent tout aussi bien exister l'poque
romaine, dans des secteurs dont le systme foncier villageois a t
respect.
Depuis dj un certain temps, G. Chouquer et F. Favory avaient
observ qu'une fois cre, une forme paysagre devenait morphogne et
tendait se propager indpendamment. Objet autonome, elle a donc une
histoire qui lui est propre et n'a plus rien voir avec celle de
Rome. Une direction marquante du paysage a tendance se propager
partir d'un axe prexistant. Ainsi, durant le haut Moyen Age, on
observe comment la conqute d'espace palustre est ralise partir
d'axes qui prolongent ceux de la centuriation romaine. De nos
jours, un amnageur soucieux d'intgrer dans l'espace un trac routier
ou viaire reprendra un axe dominant du paysage qui a pu tre mis en
place deux millnaires plus tt par ses prdcesseurs envoys de Rome.
Comment ds lors identifier un axe comme celui d'une centuriation
fossile ! Aprs sa mise en place, il a pu tre prolong peu de temps
aprs ou gnrer d'autres axes, des centaines d'annes durant ou plus
tard, d'autant que, hommes pratiques, les arpenteurs romains
pouvaient se caler sur les orientations majeures du relief. Ces
positions et la rupture intervenue dans
6. G. Chouquer (dir.), Les formes du paysage, t. 1, tudes sur
les parcellaires, Paris, Errance, Archologie aujourd'hui , 1996 ;
t. 2, Archologie des parcellaires, Paris, Errance, Archologie
aujourd'hui , 1996 ; t. 3, L'analyse des systmes spatiaux, op.
cit.
7. F. Favory et S. Van der Leeuw, Archaeomedes. La dynamique
spatio-temporelle de l'habitat antique dans la valle du Rhne :
bilan et perspectives , Revue Archologique de Narbonnaise, 31,
1998, pp. 257-298.
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
le groupe de Besanon sont en relation vidente avec le dbat sur
la production sociale du paysage et sur l'application au paysage de
concepts issus du marxisme.
Prospections archologiques, structuration de l'espace et
dynamiques du peuplement
L'espace de la cit antique, ses reprsentations et les
surveys
La relation entre cadastrations et construction politique de
l'espace explique l'intrt port par des historiens de la cit grecque
l'approche cadastrale des paysages antiques, et plus
particulirement par le courant marxiste qui, Besanon, dveloppait
des recherches sur la culture matrielle. Ainsi, une archologie des
structures agraires compltait les textes dans la description de
l'espace politique de la cit grecque et permettait d'atteindre des
reprsentations mentales qui lui taient associes. Cette rflexion
s'est largie du territoire civique (chora) aux systmes territoriaux
dans lesquels ont t intgres ces cits8, puis l'Empire romain
lui-mme. Des travaux de M. Clavel-Lvque sur la smiologie de la
domination romaine en Gaule du Sud ou de C. Goudineau sur l'espace
administratif gaulois ont dmontr l'utilit d'une rflexion sur les
reprsentations spatiales qu'un gographe comme Strabon se faisait de
la Gaule9. Dans l'tude gopolitique de l'Empire, ont t tour tour
privilgies l'approche par le centre la ville de Rome autour de
laquelle s'ordonnait le systme provincial et plus rcemment par la
priphrie la problmatique de la frontire. Ces manires d'aborder la
question ne sont pas trangres aux traditions savantes nationales :
alors que dans celle de la gographie franaise, un historien franais
partira de Rome, C. R. Whittaker, un Anglais, plus sensible aux
influences spatialistes, l'a aborde partir des espaces recomposs de
la frontire10.
L'intrt que des historiens attentifs l'apport de l'archologie
portaient la recherche sur les formes du paysage explique l'avance
de archomorphologie sur l'archologie de prospection. Pour les
priodes historiques, celle-ci restait la dmarche du pauvre ou de
l'amateur. L'objectif principal assign la prospection tait
simplement d'identifier des sites fouiller ou protger, et lorsque
l'on cherchait les penser dans un ensemble, c'tait en relation avec
le rseau des centuriations. On croyait possible de dvelopper des
reconstructions de territoires partir d'une rpartition rgulire
des
8. J.-L. Bertrand, Cits et royaumes du monde grec : espace et
politique, Paris, Hachette ducation, 1992.
9. M. Clavel-Lvque, Les Gaules et les Gaulois du discours. Pour
une analyse du fonctionnement de la Gographie de Strabon ,
Dialogues d'Histoire ancienne, I, 1974, pp. 75- 94 ; C. Goudineau,
Les provinces de Gaules. Problmes d'histoire et de gographie , in
Mlanges Pierre Lvque. Annales littraires de Besanon, 5, 1990, pp.
161-170.
10. C. R. Whittaker, Les frontires de l'Empire romain,
Paris-Besanon, Les Belles Lettres/ Annales littraires de
l'Universit de Besanon, vol. 85, 1989.
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P. LE VEAU LE PAYSAGE
villae sur des centuries divises en domaines. L'une des figures
qui illustrent l'article des Annales cit en introduction tablit un
lien entre le domaine d'une villa, celle d'Attricourt en
Haute-Sane, et la centuriation de Mire- beau11. L'hypothse de la
quasi-ncessit de la relation entre domaine et centuriation est la
base de la recherche sur les limites du fundus aufidianus, un
exemple classique propos par J. Peyras partir d'une dcouverte
pigra- phique en Afrique proconsulaire12. Telle fut aussi la
dmarche d'archologues comme A. Carandini qui, fouillant la villa de
Settefinestre, utilise les rsultats de la prospection pour tenter
de dfinir l'importance du domaine de cette villa par rapport ses
voisines13.
En Grce, les antiquisants reconnurent trs tt l'utilit des
surveys qui permettaient de prciser la manire dont un territoire
tait occup et constituaient un complment indispensable la
connaissance de l'habitat rural. C'est ainsi que M. Finley qui,
dans ses travaux, utilisa essentiellement les sources crites et trs
peu l'archologie, eut l'intuition des possibilits qu'elle offrait
et encouragea la mise en place de surveys en Grce. Quant aux
techniques de modlisation du territoire, empruntes aux
spatialistes, des applications concrtes en Thessalie ou en Botie
montraient leur efficacit dans la recherche de centres politiques
que l'pigraphie ne permettait pas d'identifier14. L'archologie de
prospection tait encourage par les historiens. Dans les annes 1990,
les mdivistes franais en reconnurent rapidement l'importance,
laquelle ils donnrent le nom d'archologie extensive15. Cette
dmarche tait dj celle des antiquisants.
Les choses ont chang partir du moment o, dpassant l'approche
patrimoniale du site, les archologues ont envisag la prospection
autrement que comme une mthode visant identifier des sites
fouiller, soit comme une procdure archologique complte. Modifiant
leur apprhension de l'espace, ils cessaient de le concevoir comme
un vide entre des sites. En 1982, une table ronde incitait les
archologues s'ouvrir une archologie visant une reconstitution de
l'occupation du sol qui ne soit pas limite aux seuls sites fouills
mais s'tende l'environnement naturel et humain . S 'interrogeant
donc sur la notion de site, E. Zadora-Rio attirait l'attention sur
des structures telles que les buttes de moulins, les " mottes
conils ",
11. G. Chouquer, M. Clavel-Lvque et F. Favory, Cadastres,
occupation du sol et paysages agraires antiques , Annales ESC, 5-6,
1982, pp. 876-877.
12. J. Peyras, he fundus aufidianus. tudes d'un grand domaine de
la rgion de Mateur , Antiquits africaines, 9, 1975, pp.
182-222.
13. A. Carandini, Schiavi e padroni nell'Etruria mridionale : la
villa de Settofinestre dello scavo a la mostra, Bari, Panini,
1981.
14. J.-C. Decourt, tude d'archologie spatiale. Essai
d'application la gographie historique en Botie , in I. Blum et
alii, Topographie antique et gographie historique en pays grec,
Paris, CNRS ditions, Monographie du CRA n 7 , 1992, pp. 15-47.
15. G. Noy (d.), Castrum, 2, Les structures de l'habitat et
occupation du sol dans les pays mditerranens, les mthodes et
l'apport de l'archologie extensive : actes, Rome, cole franaise de
Rome, 1988. Le choix de l'adjectif extensif est malheureux en ce
sens qu'il induit une infriorit par rapport l'archologie
(intensive) de fouilles.
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
les viviers, les digues d'tangs, etc.16, et recommandait de
tenir compte de la diversit des traces que les activits humaines
laissent dans le paysage. Dans la discussion qui suivit, A. Ferdire
demandait de mme de ne plus tudier seulement, surtout quand on
parle d'archologie rurale, les fermes sans tudier les champs, les
chemins et les tangs17 . Il subsiste bien encore une ambigut sur le
statut de la prospection, mais ces directions sont maintenant
admises par tous et prises en compte dans les stratgies actuelles
de fouilles.
Peuplement et structuration du territoire
Pour les pays de la Mditerrane occidentale, historiens et
archologues des socits antiques ne disposaient pas d'une
documentation leur permettant d'emprunter des voies identiques
celles suivies par les historiens de la Grce. Dans le domaine de la
reprsentation de l'espace, ils peuvent la rigueur s'appuyer dans
certains secteurs sur la notion de chora, emprunte aux hellnistes,
et, pour la priode romaine, sur les cadastres avec les problmes qui
ont t poss. En revanche, ils trouvent chez les archologues pr- et
protohistoriens, une tradition solidement tablie qui, travers
l'tude des territoires indignes, les rapproche des gographes
spatialistes. Le foss qui sparait gographes et historiens rendait
difficile un rapprochement. En effet, partir des annes 1970, une
majorit de gographes avait rejet en bloc la gomorphologie
(identifie de manire caricaturale l'tude du relief de cuesta) et
l'approche historique qui formaient un cran la reconnaissance des
systmes spatiaux. Issu de la nouvelle gographie et du
structuralisme, et privilgiant les analyses systmique et
quantitative, ce courant spatialiste tait tranger la gographie
historique que Vidal de la Blache avait fonde sur la reconnaissance
des contraintes gographiques toujours admises par les historiens18.
Rsolument anthropocentrique, oriente vers l'amnagement de la plante
et tendant minorer la place de l'environnement naturel et de
l'hritage historique, cette gographie sociale regardait vers les
amnageurs et participait la rflexion actuelle sur un dveloppement
durable .
Trois exemples peuvent illustrer ce recours aux tudes spatiales.
Les deux premiers portent sur l'utilisation des donnes de
prospection : le premier, dans un secteur de plaine o le milieu ne
gnait gure le dveloppement de l'habitat ; le deuxime, dans une zone
o le relief pouvait avoir un rle essentiel dans la structuration de
l'espace d'une cit romaine ; le
16. E. Zadora-Rio, La prospection archologique et l'volution de
la notion de site , in A. Ferdire et E. Zadora-rio (dir.), La
prospection archologique ; paysage et peuplement, Paris, Maison des
Sciences de l'Homme, 1986, p. 12.
17. A. Ferdire, Introduction , A. Ferdire et E. Zadora-Rio
(dir.), La prospection archologique..., op. cit., pp. 14-15.
18. C'est le cas du plus marquant d'entre eux, Fernand Braudel :
F. Dosse, La ressource gographique en histoire, Espace Temps,
68/69/70, 1998, pp. 1091-1125.
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
troisime utilise la relation un fleuve, le Rhne, et la
structuration de l'espace, pour montrer la recomposition de
celui-ci la suite du franchissement d'un seuil conscutif
l'occupation romaine.
Prospection et dveloppement durable en Languedoc oriental
Paradoxalement donc, c'est de la rencontre entre des archologues
et des gographes appartenant au courant spatialiste qu'est ne une
tentative qui marque la (re)dcouverte des deux disciplines. Aux
archologues, les gographes offraient la possibilit de traiter de
manire statistique des rsultats de leurs prospections et de mettre
en vidence les dynamiques historiques du peuplement. Aux gographes,
les archologues proposaient le recul qui manque souvent aux
prospectives. C'est en effet dans la perspective de cette
redcouverte des liens entre ces disciplines qu'il convient de
placer Des oppida aux mtropoles, ouvrage publi par un groupe
d'archologues et de gographes ayant travaill en valle du Rhne19.
Leur projet s'exprime dans le sigle Archaeomedes form sur le grec
archaios, ancien, et l'anglais mediterranean desertification. Il
s'agissait de prendre en compte l'tude des hritages pour la
dfinition de ce fameux dveloppement durable. En valle du Rhne, dans
une rgion qui a achev sa transition urbaine , c'est--dire o la
quasi-totalit de la population vit dsormais dans des villes ou dans
des espaces ruraux qui sont en relation troite et quotidienne avec
elles (bassin d'emploi ou bassin de vie), ils ont tudi la manire
dont hritages naturels et hritages humains se combinent. Dous d'une
autonomie relative, ces systmes de villes se hirarchisent de plus
en plus sous l'effet de la croissance de la population et de
l'acclration des vitesses de circulation20 .
L'objectif tait d'tudier les continuits et les ruptures dans les
systmes urbains entre les premires agglomrations apparues dans un
paysage social fondamentalement rural et les mtropoles qui
reprsentent l'aboutissement actuel du processus d'urbanisation21 .
Attentifs l'volution des structures plutt qu' l'enchanement des
vnements, ils ont adapt aux matriaux archologiques rsultant de
prospections des mthodes statistiques utilises en modlisation
urbaine, afin de mettre en vidence les phases du dveloppement de
l'habitat antique sur le territoire de la cit romaine de Nmes en
Languedoc oriental. Pour en permettre le traitement statistique,
ils ont mis au point des caractrisations de l'habitat utilisables
en dehors de l'application qu'ils en ont faite. L'intgration des
donnes paysagres aboutit la dfinition de concepts qui clairent les
processus de la romanisation, comme celui de front pionnier . Aux
cts des
19. F. Durand-Dasts, F. Favory, J.-L. Fiches, H. Mathian, D.
Pumain, C. Raynaud, L. Sanders et S. Van der Leeuws, Des oppida aux
mtropoles : archologues et gographes en valle du Rhne,
archaeomedes, Paris, Anthropos, 1998.
20. Ibid, p. 7. 21. Ibid., p. 11.
563
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
gographes spatialistes, on retrouve F. Favory, J.-L. Fiches et
C. Raynaud, qui dcouvrent la possibilit de poursuivre une rflexion
sur l'espace qui s'tait d'abord exerce sur les cadastres du
Languedoc.
Ville romaine et polarisation de l'espace
. place de la ville dans la civilisation antique justifie
l'intrt port l'tude des phnomnes de polarisation de l'espace autour
des cits. Elle a dbut dans le monde grec22. Pour l'Occident romain,
on dispose d'tudes portant sur l'ge du fer et l'poque romaine en
Grande-Bretagne23. la fin des annes 1960, j'ai conduit une tude de
ce type sur une ville dont arrire-pays montagneux offrait une forte
rsistance l'attraction urbaine. Il s'agissait de Caesarea
(Cherchell), ancienne capitale de la province romaine de Maurtanie,
en Afrique, o l'exceptionnelle conservation des vestiges de l'poque
romaine m'avait permis de raliser une prospection dont il
s'agissait d'interprter les donnes24. Plutt que de chercher
reconstruire la manire dont Romains et indignes s'taient reprsent
l'espace qu'ils se partageaient ou se disputaient la discussion
portait sur la manire dont avait t ressentie l'intgration du
royaume dans l'Empire , il me semblait important de dire comment
l'espace avait t construit autour de la ville romaine. Disposant
des seuls rsultats de prospections la recherche de centuriations
n'avait pas abouti , j'ai recherch chez les sociologues et les
gographes les concepts utilisables pour une nouvelle lecture de
l'espace dans l'Afrique romaine. La notion de rseau polaris, qui
mergeait alors dans la gographie humaine franaise, donnait un sens
aux cartes de rpartition des sites identifis en prospection. La
dmarche peut tre rsume ainsi. Les caractristiques conomiques de
l'poque romaine impriale permettaient d'attribuer aux villae du
Haut-Empire une place particulire dans l'habitat rural : ce sont
elles qui constituent l'assise foncire des aristocraties
municipales. Elles se rpartissaient en demi-cercle autour de la
ville qui en formait le centre et occupaient un espace hirarchis
dont le rayon est dtermin par l'loignement maximum des villae par
rapport la cit. La mise en place et le fonctionnement d'un tel
rseau traduisait l'emprise de la ville par rapport la campagne et
correspondait une situation historique prcise, le Haut-Empire
romain. la fin de l'Antiquit, dans un autre contexte historique, le
contrle du centre urbain sur la campagne demeure certainement
efficace : toutefois il ne s'exerce plus par l'intermdiaire des
villae mais par le relais d'agglomrations rurales qui en prennent
la suite.
22. Cf. supra n. 14. 23. I. Hodder. et C. Orton, Spatial
Analysis in Archaeology, Cambridge, Cambridge Univers
ity Press, 1976. I. Hodder et M. Millet, Romano-British Villas
and Towns , World Archaeology, 1, 1980, pp. 69-76.
24. P. Leveau, La ville antique et l'organisation de l'espace
rural : villa, ville, village , Annales ESC, 4, 1983, pp. 920-942.
P. Leveau, Caesarea de Maurtanie. Une ville romaine et ses
campagnes, Rome, cole franaise de Rome, Collection de l'cole
franaise de Rome- 70 , 1984, pp. 483-485.
564
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
L'image spatiale de la romanisation qu'a permis de restituer
cette tude s'est rvle trs diffrente de celle qui tait attendue si
l'on suivait le schma admis de la gographie de la romanisation.
Cette zone physiquement contraste, o collines, valles encaisses et
petites plaines sont troitement juxtaposes, correspondait aux
caractristiques que l'historien de la fin de l'Antiquit, C.
Courtois, nonait en ces termes : La civilisation romaine s'tait
rpandue la manire des eaux. Elle avait envahi les plaines sans
recouvrir les montagnes25. Cette image avait t reprise par le
gographe R. Despois pour dfinir un invariant gographique li aux
contraintes du milieu : Entre le nomade redoutable par sa mobilit
et le montagnard inaccessible dans ses hauteurs, le paysan des
plaines et des collines mditerranennes avait presque toujours
succomb26. Dans les montagnes des Bni Menacer, rien de tel : la
prsence romaine ne se limitait pas la bordure littorale ; elle
s'tendait aux montagnes qui dominaient la ville. Cette constatation
appelait deux observations. La premire se rapportait au poids
vident de l'idologie dans la reconstruction de la romanisation de
l'Afrique. Plus intressante pour notre propos, la seconde
ressortait de la comparaison des manires dont deux socits
coloniales, la socit romaine et la socit franaise des XIXe et XXe
sicles, avaient construit l'espace autour de la ville. Il existe en
effet une ressemblance fonctionnelle entre la villa romaine et la
grande ferme coloniale : l'une et l'autre sont des centres
domaniaux et sont lies la pntration d'un systme conomique fond sur
l'conomie de march l'intrieur du monde rural. Sur les cartes de
rpartition, on observait que sur le littoral la rpartition des
villae romaines correspondait peu prs celle des fermes coloniales
(franaises) ; en revanche les choses changeaient dans arrire-pays
montagneux que la colonisation romaine avait largement pntr, la
diffrence de la colonisation franaise. Au xixe sicle, la rsistance
des tribus algriennes avait bien entendu jou son rle alors que,
avant de devenir romaine, Caesarea tait la capitale d'un royaume
maure. Mais une autre srie d'lments avait jou un rle non ngligeable
pour expliquer l'absence de colons europens dans arrire-pays : les
donnes technologiques, videmment essentielles. Durant l'Antiquit,
l'araire tait utilis partout, en plaine comme en montagne, et
l'incidence du facteur topographique tait de ce fait moindre27. En
revanche, au xixe sicle, la topographie interdisait aux colons
franais d'utiliser la charrue dans la montagne ; des terres qui,
jusqu' l'introduction de cet outil, ne prsentaient pas une
infriorit agronomique notable par rapport celles du littoral, se
trouvrent dclasses et laisses en dehors des attributions faites aux
colons.
25. C. Courtois, Les Vandales et l'Afrique, Paris, Arts et
Mtiers graphiques, 1955, p. 121. 26. R. Despois, Gographie et
histoire en Afrique du Nord, retouche une thse , ventail
de l'histoire vivante, hommage Lucien Febvre, t. 1, Paris,
ditions de l'EHESS, 1953, p. 194. 27. P. Leveau, L'opposition de la
montagne et de la plaine dans l'historiographie de
l'Afrique du Nord antique, Annales de Gographie, 1977, pp.
201-206.
565
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
Espace et frontires
En l'absence de donnes administratives, mme imprcises, on
recourt aux mthodes de modlisation capables de dfinir des
territoires thoriques. Cette approche est encore difficilement
accepte par les antiquisants qui leur opposent des mthodes concrtes
et en particulier recourent aux continuits : des pays dfinis par la
nature auraient servi de cadre au dveloppement de collectivits
historiques, et une remarquable continuit spatiale permettrait de
remonter des vchs aux cits gallo-romaines et aux territoires des
peuples protohistoriques. Cette gographie historique inspire par
l'cole gographique franaise a donn lieu une application
particulirement russie, celle que G. Barruol a ralise dans son
ouvrage sur Les peuples protohistoriques du Sud-Est de la Gaule,
lequel, dans la dlimitation de leurs territoires, fait un large
usage des donnes du paysage susceptibles d'avoir servi des limites.
S 'agissant des peuples du bas Rhne, il fait largement appel au
concept de la frontire naturelle , dont D. Nordman vient d'tudier
la place dans l'histoire des frontires de la France28. De fait, le
Rhne joue actuellement le rle de frontire administrative ; il a
servi de frontire entre le Saint-Empire et le royaume de France.
Mais la permanence de cette fonction, qu'une approche rgressive
tente d'appliquer aux cits romaines et auparavant aux peuples
protohistoriques, s'arrte l ! Le Rhne est devenu une frontire au
xive sicle du fait des empitements de la royaut franaise qui
repoussait sa limite vers l'Est : Au xme sicle le terroir d'Avignon
dbordait largement le Rhne et s'tendait sur la rive droite jusqu'
Montaut29. C'est une frontire d'tat. Auparavant, l'vch d'Avignon,
hritier prsum du territoire de la cit romaine, s'tendait sur la
rive droite du fleuve. Quant la priode protohistorique, les rcits
du passage du Rhne par Hannibal nous apprennent que le grand peuple
des Volques habitait sur les deux rives du Rhne. Face Hannibal, ils
utilisent le fleuve comme un rempart (Tite-Live, XXI, 26, 6). Au
dbut de la conqute romaine, au Ier sicle, une ville comme Avignon
aurait t volque, puis marseillaise et enfin cavare. Nous
apprhendons mal les changements territoriaux conscutifs
l'occupation romaine. Mais le sens de la nouveaut qui s'impose
alors est vident. Le fleuve est devenu un axe majeur du systme
administratif et commercial romain. Ses rives attirent les
installations urbaines ; son chenal s'impose comme axe de liaison ;
ses points de franchissement contribuent polariser le rseau
viaire.
Ainsi la recherche d'une limite politique et administrative,
illusoire en l'absence de sources crites, empchait une autre
apprhension du problme du territoire ; elle entranait une
mconnaissance de la rupture qui intervient au Ier sicle, celle de
la nature de la romanisation. l'poque prromaine,
28. D. Nordman, Frontires de France. De l'espace au territoire,
xvf-xixe sicles, Paris, Gallimard, 1998.
29. A.-M. Hayez, Les les du Rhne du terroir d'Avignon au xive
sicle , tudes vauclusiennes, 20, 2e semestre 1978, pp. 19-23.
566
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
un grand peuple contrle un vaste espace dans la structuration
duquel le fleuve n'a pas de fonction dterminante. l'poque romaine,
ce fleuve est un axe majeur et joue un rle structurant. La valle du
Rhne n'est plus simplement une partie du territoire d'un des grands
peuples de Gaule mridionale. Des limites perpendiculaires au fleuve
sparent les territoires que dsormais se partagent des centres
urbains chelonns le long de la valle30. Dans ce contexte
territorial, les villes font l'objet d'amnagements spectaculaires
qui, du fait de la proximit d'un fleuve dont la dangerosit est une
constante, ont pu s'avrer utiles lors des crues dont on commence
crire l'histoire. La relation entre dynamiques territoriales et
dynamiques fluviales est fondamentale. Mais on se gardera de suivre
les gographes physiciens lorsqu'ils expliquent l'amnagement des
grands sites urbains par le dsir de se protger de l'inondation. La
construction des esplanades de Saint-Romain-en-Gal Vienne ou des
cryptoportiques d'Arles relvent de motivations urbanistiques qui se
retrouvent dans l'amnagement des grands sites de l'poque, qu'ils
soient proches ou loigns d'un fleuve31.
La discussion autour du thme des limites naturelles entre dans
le vieux dbat qui oppose ceux qui insistent sur la capacit des
socits modeler des espaces partir de donnes topographiques htrognes
et ceux qui croient la prdisposition l'unit de tel ou tel espace.
La gographie moderne a rompu avec ce portrait d'une France rurale,
organise partir de petits pays, individualits locales, une France
du cheminement pied et du travail l'outil32 qui avait sduit les
historiens. Les collaborations avec les naturalistes qui
caractrisent l'archologie du paysage contribuent le
relativiser.
Environnement naturel et espaces sociaux
Dans l'article cit en introduction, A. -M. Snoodgrass concluait
par quelques aveux candides sur les limites de la prospection. La
surreprsentation de certaines priodes et les effets accidentels des
changements ultrieurs du milieu en sont les plus importants. Sa
remarque tait (et demeure) parfaitement justifie. Les phnomnes
naturels tendent faire disparatre les marques des socits et
agissent diffremment sur elles selon leur durabilit. La recherche a
dpass cette contradiction en intgrant l'tude de l'volution des
environnements la recherche sur l'histoire de socits.
30. G. Barruol, Les peuples protohistoriques du Sud-Est de la
Gaule. tude de gographie historique, Paris, ditions De
Boccard/Revue Archologique de Narbonnaise, suppl., 1969, p. 237 et
n. 7.
31. P. Leveau (dir.), Le Rhne romain. Dynamiques territoriales ;
dynamiques fluviales , Gallia, 1999, pp. 1-175.
32. O. Dolfuss, Partenaires multiples , Espace Temps, 68/69/70,
1998, p. 90.
567
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
Le concept anthropisation
Le dialogue entre sciences de la nature et sciences de la socit
a t maintenu grce aux travaux de gographes physiciens parmi
lesquels on retiendra en particulier ceux du gomorphologue R.
Neboit sur l'rosion, phnomne naturel consistant en la perte de
substance que subit une portion de la surface terrestre qui relve
d'chelles de temps (des temps gologiques aux temps historiques) et
d'espace (de la constitution d'une pnplaine au creusement d'une
rigole) parfaitement htrognes. Il a su ordonner les pices du puzzle
et montrer comment s'tablissait la liaison entre dynamiques
naturelles et dynamiques sociales. La reconnaissance des causalits
sociales de l'rosion s'exprime dans le vocabulaire par l'adjectif
anthropique forg pour qualifier la place des socits humaines comme
cause de la morphogense, ce qui permettrait, chose essentielle, de
diffrencier des tapes. R. Neboit distinguait, dans l'histoire de
l'environnement (des socits europennes, prcisait-il), deux
coupures, correspondant au franchissement de deux seuils d'action
[:] l'une se place au Nolithique [...] et l'autre se situe beaucoup
plus tard, l'poque romaine ou grco-romaine33 , moment o les socits
historiques acquirent la capacit d'une action directe aboutissant
de vritables modifications des models. Consacr des bilans de la
morphogense anthropique et la dimension historique de l'rosion, le
dernier chapitre de son ouvrage fait une place l'tude des effets de
l'occupation humaine dans l'Antiquit. partir de l'tude de la
constitution des terrasses d'poque historique en Italie du Sud-Est,
il propose une comparaison entre les systmes coloniaux grco-romain
et moderne. Celle-ci s'appuie sur un parallle avec une situation
dcrite en Afrique du Nord, o un surpeuplement des montagnes attribu
la colonisation franaise aurait jou un rle dcisif dans l'acclration
de l'rosion. Une telle dmarche est historiquement critiquable. Il
faut nanmoins en reconnatre l'importance et la nouveaut : les
gographes des annes 1950-1960, qui s'taient aussi proccups de
l'rosion mditerranenne, considraient qu'elle tait essentiellement
lie une volution climatique, l'homme se contentant de donner un
potentiel rosif lev l'occasion de se librer.
Deux notions expliquent le rapprochement actuel entre gographes
physiciens et archologues des priodes historiques. La premire
rsulte d'une modification de notre apprhension de l'rosion qui,
cessant d'tre ressentie seulement comme un facteur de destruction
ou de recouvrement des sites, devient un lment de recomposition du
pass. Ce changement de perspective s'est traduit dans le
vocabulaire. Des archologues ou plutt des goarchologues ont cr le
concept de taphonomie des paysages . Emprunt aux archo-zoologues,
le terme dsigne les processus naturels entrant en
33. R. Neboit, L'homme et l'rosion. L'rosion des sols dans le
monde, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la facult
des lettres et sciences humaines de Clermont- Ferrand, 2e d., 1991,
p. 227 ; Id. (dir.), Les socits antiques et le milieu naturel,
sance thmatique, Bulletin de l'Association des Gographes franais, n
499, janv. 1984.
568
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
jeu dans l'histoire sdimentaire d'un ensemble paysager34. En
France, ces approches ont t mises au point par des protohistoriens.
On citera pour l'exemplarit que lui confre la qualit du travail,
l'tude conduite par A. Beeching et J.-L. Brochier sur le site
nolithique et protohistorique de Mengion dans la Drme : Ce site de
deux hectares et demi a fourni en ramassage de surface des milliers
de silex taills. Simplement rpertori, ce n'est qu'un point de plus
sur les cartes. Une approche plus approfondie par vues ariennes,
l'analyse d'images l'ordinateur, combines des prospections au sol
par tranches, montrent que les zones archologiques n'occupent,
vraisemblablement en position secondaire, que les palo-vallons d'un
relief aujourd'hui disparu. Les conditions palo-environnementales,
taphonomiques, de ce site, ainsi rvles, sont indissociables de son
exploitation archologique et de sa gestion patrimoniale35. Transfre
de l'tude du site celle du paysage, cette procdure a prsid la mise
en place de l'opration archologique occasionne par la construction
de la ligne nouvelle du TGV en valle du Rhne. L'un des apports
essentiels de ces travaux a t la dmonstration de l'anciennet et de
l'importance de l'occupation des plaines du bas Rhne, y compris par
les socits de la prhistoire dont les traces sont restes peu
lisibles du fait de leur enfouissement.
La seconde exploite la notion d'chelle d'action. Les
gomorphologues insistaient sur le seuil correspondant l'poque
romaine. Or prcisment, testant la stabilit de l'habitat dans ses
rapports l'environnement selon le milieu et la priode, le groupe
Archaeomedes conclut de l'tude de la distribution des crations, des
abandons et du maintien des tablissements qu'un seuil est franchi
durant le premier sicle partir duquel l'habitat est moins fragile.
Cette indpendance acquise par rapport au milieu, mise en vidence
dans l'exemple africain prsent, caractrise la priode romaine. On
voit donc l'intrt de la rinsertion des donnes physiques qui
paraissaient loignes des proccupations aussi bien de la gographie
moderne que de l'archologie.
L'histoire du paysage dans la valle des Baux
Pour illustrer la validit de cette dmarche, je prsenterai
maintenant les travaux pluridisciplinaires mens sur les rgions du
bas Rhne qui ont permis de tester des collaborations et d'laborer
un cadre conceptuel36 (fig- 1).
34. J.-F. Berger et C. Jung, Fonction, volution et " taphonomie
" des parcellaires en moyenne valle du Rhne , in G. Chouquer
(dir.), Les formes du paysage, t. 2, Archologie des parcellaires,
op. cit., p. 102.
35. A. Beeching et J.-L. Brochier, Quelle carte ?, carte de quoi
? , Les Nouvelles de l'Archologie, 45, 1991, pp. 12-14.
36. P. Leveau, Socits historiques et milieux humides. Un " Modle
Systmique des Donnes " applicable aux marais continentaux de
cuvette , Natures, Sciences et Socits, vol. 5, n2, juin 1997, pp.
5-18. P. Leveau, P. Livet et M. Provansal, Reconstruire les
temporalits : la valle des Baux, le temps des hommes et le temps de
l'environnement , Colloque du PIREVS, Les Temps de l'environnement,
Toulouse, 5-7 nov. 1997, paratre.
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
Chenal actuel Chenal d'poque romaine Etang Basses plaines et
marais Collines et plaines quaternaires Massifs calcaires
10km
Fig. 1. Le bas Rhne. Localisation des units gographiques et
localisation des bras du Rhne l'poque romaine (d'aprs G.
Arnaud-Fassetta, Dynamiques fluviales holocnes dans le delta du
Rhne, thse de doctorat de gographie physique, Universit de
Provence, 1998).
Entreprise depuis bientt une dizaine d'annes, cette recherche
porte sur un espace juxtaposant trois units paysagres : massif
calcaire, les Alpilles ; une dpression, la valle des Baux ; une
plaine caillouteuse, la
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
Crau. Prolonges l'ouest par la Montagnette, les Alpilles
constituent un chteau d'eau, dont les ressources ont t largement
exploites toutes les poques et en particulier l'poque romaine o
elles taient cernes par un rseau d'aqueducs. En position dominante
sur la marge nord de la dpression, ce massif subit une rosion qui
en a entran un comblement partiel. Au sud, les cailloutis permables
de la plaine de la Crau sont responsables d'une scheresse
caractristique d'une zone qui, jusqu' la construction d'un canal
amenant au xvie sicle les eaux de la Durance (le canal de
Craponne), est reste uniquement pastorale mais qui constitue un
important aquifre alimentant de grosses sources dans le primtre de
la dpression. Enfin, entre les deux, la cuvette des Baux, elle-mme
en position dprime, communique mal avec la valle du Rhne et la zone
deltaque aval dont elle est spare par un troit goulet. Depuis le
dbut du XXe sicle, la valle, dont le fond se situe autour des cotes
1,5 et 3 m au-dessus du niveau marin, est maintenue hors d'eau par
pompage dans un canal qui aboutit vers Port-de-Bouc. Elle
appartient en effet au lit d'inondation du Rhne dfini par la crue
de 1854.
Aux Temps modernes, la documentation nous claire sur une lutte
contre la monte des eaux dans un milieu difficile drainer qui
constituait dj une caractristique du paysage rgional mdival. la
limite de la plaine d'Arles, l'abbaye de Montmajour est prsente
comme une le au milieu des marais37. Ce marais que l'on aurait tort
de considrer comme un espace rpulsif voit son extension mise en
question par les entreprises de gain de terres. Au dbut du xiif
sicle, les seigneurs des Baux renforcent le peuplement et
l'exploitation de leurs terres. Mais l'action dcisive qui conduit
l'exondation est directement lie l'affirmation de l'emprise du
pouvoir central royal en l'espce ; une dlgation de la ville d'Arles
rencontra Louis XIII et obtint l'envoi de l'ingnieur hollandais Van
Ens. Cette affaire s'inscrivait dans le cadre de conflits
impliquant trois communauts politiques dont les intrts s'opposaient
: la ville de Tarascon qui voulait dtourner les eaux arrivant par
le bassin de la Duransole ; la valle des Baux qui souhaitait vacuer
les eaux reues d'un bassin versant incluant les Alpilles et la Crau
; la ville d'Arles dont les campagnes taient inondes toutes ces
eaux et en outre par celles du Rhne. la fin du Moyen Age, la
tendance naturelle l'inondation tait accentue par l'augmentation de
la nappe de la Crau la suite de la construction du canal de
Craponne. Dans ce contexte, la ville d'Arles fit construire sur le
goulet de Barbegal un barrage qui leva brutalement jusqu' la cote 5
m le niveau de l'eau qui s'tait quilibr vers 3 m NGF. Pour protger
leurs champs, les Arlsiens arrtrent les eaux du marais au goulet de
Barbegal. Le pouvoir royal tait seul en effet en mesure de vaincre
la force de rsistance des pouvoirs locaux et de pourvoir au manque
de crdits. Les marais d'Arles et de Tarascon furent ainsi asschs.
Mais l'uvre de l'ingnieur Van Ens fut phmre. Ds la fin du xvne
sicle et jusqu'au XIXe sicle, ses travaux se
37. L. Stouff, La lutte contre les eaux dans les pays du bas
Rhne. xne-xvc sicles. L'exemple du pays d'Arles , Mditerrane, 1,
1993, pp. 57-68.
571
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
dgradrent. L'extension du marais sur la carte de Cassini traduit
l'abandon du desschement de la valle des Baux. Au xixe sicle, les
ingnieurs entreprirent un asschement progressif dont l'achvement se
traduisit par la transformation de la dpression en polder
continental dans les annes 1950. Actuellement, celui-ci subit les
effets contradictoires du dveloppement de l'irrigation en Crau qui
accrot les apports hydrauliques des sources sur le primtre sud de
la cuvette des Baux et de la domestication presque totale du Rhne
qui limite les risques d'inondation dans la plaine alluviale en
amont d'Arles. Mais la crise agricole actuelle est susceptible
d'entraner la remise en eau d'espaces actuellement drains et donc
un retour du marais.
Dans cette histoire, la composante climatique est importante. la
fin du Moyen ge, en basse Provence, la lutte contre l'eau concide
avec une recrudescence gnralise des coulements caractre torrentiel
issus des massifs calcaires et avec la multiplication des crues du
Rhne et de la Durance. Le chenal s'largit et s'exhausse, ce qui
complique les problmes de drainage et favorise le dveloppement du
marais. Lie l'augmentation de la pluviomtrie, cette situation a pu
crer une contrainte jouant un rle dans le changement d'attitude des
collectivits agricoles par rapport aux plans d'eau artificiels.
Inversement, la rduction de la frquence des crues depuis le dbut du
xxe sicle est lie la fin du petit ge glaciaire.
En fonction des menaces d'inondation, la mmoire collective a
exerc sur les archologues une pression qui les a amens imaginer la
plaine d'Arles comme un paysage de marais et la valle des Baux
comme une dpression lacustre. Les moulins de Barbegal sont installs
sur le flanc du chanon de la Pne dominant le marais des Baux. Le
choix du site est bien entendu li la topographie : une dnivellation
tait amnageable pour une chute. F. Benoit, qui avait conduit dans
les annes 1940 d'importantes fouilles sur le site des moulins de
Barbegal, avait adopt cette vision traditionnelle du paysage
antique et utilis le milieu amphibie mdival et moderne dans
l'interprtation gnrale du monument. Pour lui, le site prsentait un
grand avantage quant aux possibilits de circulation : cette
situation permettait d'assurer par voie d'eau le transport des
bls.
Situe en bordure des marais de Barbegal, qui s'tendirent entre
la costire de Crau et la colline de Caparon et unissait Arles la
rgion de Mouris (marais de la valle des Baux), cette fabrique tait
relie la cit par une voie navigable, accessible aux radeaux des
utriculaires, qui constituaient une batellerie de charrois,
particulirement approprie aux bas-fonds qui entouraient
Arles38.
D'aprs une tradition, tout le pays autour d'Arles tait noy par
les eaux et les communications taient assures par des radeaux.
proximit de la chapelle Saint-Gabriel, o est localise une petite
agglomration romaine (Ernaginum), on montre l'endroit o auraient
abord des embarcations
38. F. Benoit, L'usine de meunerie hydraulique de Barbegal ,
Revue Archologique, 1940, pp. 70-71.
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
lgres assurant une liaison directe entre Durance et Rhne. Elle
empruntait une dpression, celle de Maillane/Graveson, qui, sparant
Alpilles et Monta- gnette, assure un passage commode et direct
entre la Durance et la plaine d'Arles. Correspondant un trac ancien
du cours d'eau, elle sert toujours l'coulement de la nappe
phratique de la rivire. Lorsqu'en 1674 la zone comprise entre la
Montagnette et les Alpilles fut inonde par une crue de la Durance,
les contemporains purent penser que la rivire reprenait son trac
antique. l'poque romaine, la Durance avait depuis longtemps celui
que nous lui connaissons. Mais une inscription latine mentionnait
un personnage ayant exerc trois charges : la curatle des
naviculaires maritimes d'Arles, le patronat des nautes de la
Durance et celui des utriculaires d'Ernaginum (CIL XII, 982). Elle
servit justifier une vision anachronique d'une palo-Durance qui
aurait encore emprunt ce sillon durant les poques historiques.
L'tude stratigraphique de sondages ouverts sur la bordure nord
du marais au pied des moulins l'occasion des fouilles programmes,
effectues en 1992 et 1993 Barbegal, a permis de relancer
l'interprtation du paysage : l'poque romaine, les bords de la
dpression taient hors d'eau. Ces fouilles ont justifi un programme
de recherches palo-environnementales qui a donn lieu des forages.
L'analyse des colonnes sdimentaires prleves a permis de retracer
l'histoire du plan d'eau pendant l'holocne dans la valle des Baux
et sur la marge orientale de la plaine d'Arles dont l'intgration la
plaine d'inondation du Rhne a t progressive39. Il est donc devenu
possible d'crire l'histoire environnementale de la plaine d'Arles
l'chelle de celle des socits qui l'ont mise en valeur. La priode
romaine y apparat caractrise par une rduction des coulements
torrentiels, sans doute lie une diminution et une meilleure
rpartition des pluies. Cette situation se traduit par un bas niveau
relatif du marcage entre deux hauts niveaux, l'un correspondant
l'ge du fer, l'autre la priode moderne et au xixe sicle, poque o le
marais des Baux communique avec la plaine d'Arles. Le paysage de
l'poque romaine tait sensiblement diffrent. Les recherches en cours
montrent qu' ce moment le lit du Rhne Arles tait plus enfonc
qu'actuellement et qu'en aval, dans le delta, le niveau marin tait
situ encore quelques dcimtres au-dessous de l'actuel40. Il en
rsultait un meilleur drainage naturel de la plaine. Celle-ci n'tait
bien entendu pas l'abri des inondations. Mais, cette poque, le
champ d'inondation apparat rduit par rapport la situation de l'ge
du fer et des VIe et vne sicles41.
39. H. Bruneton, P. Leveau, V. Andrieu et C. Oberlin, chelles de
temps et mise en vidence d'une opration de drainage : le cas de la
valle des Baux l'poque romaine , in J. Evin et alii (dir.), Actes
du 3e Congrs international Archologie et I4C , Lyon, 6-10 avril
1998, Revue d'Archomtrie, suppl. 1999, paratre.
40. M. Provansal, J.-F. Berger, J.-P. Bravard, P. G. Salvador,
et G. Arnaud-Fassetta, H. Bruneton et A. Vrot-Bourrely, Le rgime du
Rhne dans l'Antiquit et au haut Moyen ge , Gallia, 1999, pp.
13-32.
41. Un rappel permet de mesurer le progrs accompli grce
l'approche pluridisciplinaire dans les connaissances du
dveloppement historique du lit d'inondation du Rhne. En 1935,
paraissait la thse de P. Georges qui portait sur le bas Rhne.
Faisant, comme il se devait, appel
573
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
Dynamiques des paysages et socits
Dynamiques gomorphologiques
L'exemple prsent montre comment une tude environnementale permet
de renouveler la comprhension d'un fait historique, l'installation
d'une colonie romaine Arles. Ordinairement, la fin de la priode
rpublicaine et l'poque d'Auguste, ce type d'tablissement
s'accompagnait d'attributions de terres en faveur de soldats librs
du service. Implante dans un milieu rput submerg, la colonie
d'Arles semblait droger cette rgle. On assignait donc deux
objectifs sa fondation : contrler l'accs au Rhne et surveiller
Marseille. Le premier ne pose pas de problme : l'importance de la
position de la colonie pour l'accs au Rhne est vidente et bien
souligne par le gographe Strabon. En revanche, la fonction de
surveillance de Marseille apparaissait plus discutable dans la
mesure o cette ville avait toujours t fidle Rome, trop fidle
puisque le choix lgaliste de Pompe et du Snat entrana un conflit
fatal avec Csar. En fonction de la reprsentation qu'il avait du
milieu, F. Benoit recherchait dans la Crau les terres attribues aux
vtrans42. Tiberius Claudius Nron n'aurait videmment pas pu
distribuer des terres autour de la ville nouvelle si la majeure
partie de la plaine tait noye sous le mtre d'eau d'un marais
permanent. Ce qui ressort des tudes actuelles conduit rechercher
ces terres proximit de la ville. La plaine alluviale autour d'Arles
tait hors d'eau et il tait possible de drainer artificiellement les
zones pisodiquement et saisonnirement envahies par les eaux avant
de distribuer les terres. Arles antique se conforme l'image, que
donne l'histoire, d'une colonie romaine grant un espace
agricole.
Les recherches conduites autour des moulins de Barbegal
partaient de l'hypothse que les grains qui y taient moulus venaient
du territoire environnant, de la plaine d'Arles mais aussi des
environs immdiats. Dans cette perspective, il tait intressant de
savoir si la dpression qui s'tendait au pied des moulins avait pu
tre mise en culture l'poque romaine, ce qui, compte tenu de
l'altitude de son fond 2 3 m NGF , impliquait un drainage. En
l'absence de documentation crite, une tude de la variation du plan
d'eau pouvait en apporter la preuve. Un drainage artificiel devait
tre caractris par sa brutalit et entraner une diffrence entre
l'volution du plan d'eau concern et des plans d'eau analogues. S
'agissant d'une rgion de plaine comme le bas Rhne, un asschement
naturel devait
l'histoire, il rendait hommage l'action de Rome en ces termes :
L'homme prhistorique a vit ces plaines en perptuelle
transformation. Les Romains s'y sont attaqus en terrassiers
infatigables, en hydrauliciens habiles. Mais les invasions, les
troubles qui ruinrent leur domination remirent tout en question. Le
marais reprit possession des domaines que la nature n'avait pas
encore colmats. (La rgion du bas Rhne. Etude de gographie rgionale,
Paris, Baillres et fils, 1935, p. 310.)
42. F. Benoit, Le dveloppement de la colonie d'Arles et la
centuriation de la Crau , Comptes rendus de l'Acadmie des
inscriptions et belles-lettres, janv.-juin, 1964, pp. 156-169.
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
tre caractris par une progressivit n'excluant pas des retours
dus aux oscillations climatiques et tre corrl l'volution des plans
d'eau rgionaux. Une srie de carottages a t effectue en plusieurs
points de la dpression. Pour la priode correspondant l'poque
romaine, ils ont mis en vidence un abaissement brutal et persistant
du plan d'eau. quelques kilomtres de l, l'tude du site voisin de La
Calade illustrait une tendance gnrale la remonte des nappes au
cours de la priode romaine. Situ en bord de marais sur la marge
orientale de la plaine d'Arles, ce site a fait l'objet d'une tude
palo-environnementale qui a montr que, dans l'Antiquit, les crues
du Rhne n'atteignaient pas la valle des Baux et a permis de suivre
l'intgration progressive de ce secteur la plaine d'inondation du
Rhne (fig. 2).
La diffrence d'volution entre la bordure orientale de la plaine
d'Arles et la valle des Baux peut s'expliquer par un phnomne
climatique, une priode plus sche et plus chaude. L'volution du
marais y traduit le climat local, la diffrence de la plaine d'Arles
qui est sous l'influence du Rhne.
2000
Fig. 2. Fluctuation du plan d'eau dans la valle des Baux et la
plaine d'Arles depuis le Nolithique (d'aprs H. Bruneton, volution
holocne d'un hydrosystme nord-mditerranen et de son environnement
gomorphologique, thse de doctorat de gographie physique, Universit
de Provence, 1999). On a situ les vnements culturels ou historiques
utiliss : 1) construction des tombeaux mgalithiques (hypoges de
Fontvieille) ; 2) installation de la colonie romaine Arles ; 3)
construction des moulins de Barbegal ; 4) construction d'un barrage
pour retenir les eaux dans la valle des Baux. Les courbes de
fluctuation du plan d'eau ont t ralises par H. Bruneton partir de
dates radiocarboniques. Compte tenu de la diffrence entre elles et
les faits historiques dats (2, 3 et 4), l'chelle chronologique est
indicative. Un synchronisme apparat entre occupation romaine et
minimum historique du plan d'eau, et entre construction d'un
barrage et maximum historique du mme plan d'eau.
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
La valle des Baux parat en effet avoir t l'poque romaine
relativement indpendante au plan hydrologique et ne pas avoir t
menace par les dbordements du fleuve dont le rgime est command par
l'hydrologie d'un bassin qui s'tend dans des zones climatiques non
mditerranennes. L'abaissement du plan d'eau dans la valle peut donc
avoir une origine climatique. Pourtant, dans l'tat actuel de la
recherche, l'hypothse d'un phnomne naturel ne semble pas devoir tre
retenue. Une origine artificielle de l'asschement s'accorde ce que
l'on sait des entreprises romaines dans la rgion. Un drainage est
bien attest quelques kilomtres de l, o une petite dpression, les
Taillades, a t gagne l'agriculture par le creusement d'un exutoire
traversant en tunnel un banc de rocher et en assurant une
vidange43. Des travaux du mme type ayant pu drainer un certain
nombre de dpressions de plus grande taille semblent avoir fait
l'objet d'amnagements analogues dans la rgion de l'tang de Berre et
en rive droite du Rhne44. Dans la rgion de Sernhac, un canal de
drainage a t mis en place dans l'tang de Clausonnes au moment o
tait construit l'aqueduc de Nmes. cet endroit, aux Taillades et
prcisment dans la rgion de Barbegal, des donnes pigraphiques
attestent la prsence de grands propritaires capables d'tre
l'origine de telles entreprises de conqutes de terres, comme on le
sait pour l'Italie45.
Dynamiques vgtales
Le gomorphologue n'est pas en effet le seul partenaire de
l'archologue et de l'historien dans la reconstitution de la
dynamique des paysages. Un paysage, ce n'est pas seulement une
structure physique ni le tissu de l'habitat, ni le rseau de
circulation, ni les lignes dlimitant la surface des champs. Ce sont
aussi les vgtaux qui l'habillent et les animaux qui le peuplent. Le
concept d'anthropisation s'applique aussi bien la vgtation qu'aux
models du relief et l'on a pu reconnatre dans les dynamiques de la
vgtation des tapes analogues celles qui viennent d'tre dcrites.
Ainsi les recherches palo-cologiques effectues dans les rgions du
bas Rhne permettent d'entrevoir la traduction du seuil franchi dans
l'histoire de la vgtation. L'analyse pollinique avait dj tabli qu'
l'poque romaine, dans l'ensemble de la rgion, la fort mditerranenne
tait depuis
43. P. Leveau, Le territoire agricole d'Arles dans l'Antiquit :
relecture de l'histoire conomique d'une cit antique la lumire d'une
histoire du milieu , in M. Bernardi, L'Archeologia del paesaggio,
IV, Ciclo di lezioni sulla ricerca applicata in Archeologia 14- 16
janvier 1991, Florence, All'Insegna del Giglio, 1992, pp.
593-636.
44. P. Leveau, Introduction , in F. Gateau, ouches -du-Rhne, 13,
Carte archologique des communes des rives de l'tang de Berre, Carte
archologique de la Gaule, pr-inventaire archologique publi sous la
responsabilit de M. Provost, Paris, Acadmie des inscriptions et
belles lettres, 1996, pp. 88-89.
45. P. Leveau, Mentalit conomique et grands travaux : le
drainage du lac Fucin. Aux origines d'un modle , Annales ESC, 1,
1993, pp. 3-16.
576
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P. LE VE AU LE PAYSAGE
longtemps amoindrie46. En Languedoc oriental, l'tude des
charbons de bois recueillis dans les sdiments naturels et dans les
foyers (anthracologie) prcise la composition des boisements. Ds le
second ge du fer, l'importance du peuplement et les besoins
conomiques avaient entran une rcession durable des boisements de
plaines. La priode romaine hrite donc d'une situation de trs forte
anthropisation du milieu vgtal lie aux dynamiques des socits
indignes. Propose par L. Chabal47, cette observation permet de
mieux saisir la spcificit de la priode romaine. Dans le contexte
d'un amoindrissement gnral de la fort, la progression des
spcialisations agricoles marque en particulier par le dveloppement
de la viticulture a sans doute exerc ses effets sur la gestion du
milieu forestier ( proximit par exemple des complexes de production
cramique).
En rive gauche du Rhne, les tudes anthracologiques sont encore
peu nombreuses ou sont restes mdites. Cependant, bien qu'encore
limites, les tudes polliniques qui viennent d'tre conduites dans la
plaine d'Arles vont dans le mme sens. La collaboration avec les
gomorphologues avait permis d'tablir l'existence de terres
alluviales qui, une fois draines, taient de bonnes terres pour les
crales. Des analyses polliniques plus prcises montrent
l'augmentation des taxons de crales ou de leurs commensales48. Le
phnomne est bien plus ancien que l'installation des Grecs et plus
encore de Rome. En Camargue, les premiers champs remontent au
chalcolithique. Pour la priode romaine, l'extension des champs de
crales peut tre mise en relation avec quelques donnes pigraphiques
voquant une possible contribution de la rgion l'alimentation en bl
de Rome ou laissant penser que des Arlsiens ont tabli leur fortune
sur la production de crales commercialises sur le march
mditerranen. Ces mmes analyses confirment en outre un certain
nombre des caractristiques dj connues pour l'agriculture romaine.
Il fut un temps, les annes 1980, o l'on voyait dans l'oliculture la
production agricole majeure du sud de la Gaule. On croyait pouvoir
tendre l'ensemble de la Provence les rsultats des prospections
archologiques effectues dans le Var49. Dans ce contexte, les
Alpilles, un des hauts lieux de l'oliculture actuelle, pouvaient
apparatre comme une zone olicole en relation avec le site de Glanum
qui atteste l'anciennet de la pntration des influences grecques et
avec la colonie romaine d'Arles. Se fondant sur ces travaux, les
palynologues considraient l'augmentation du pourcentage ( pic ) de
Olea comme caractristique de
46. H. Triat-Laval, Contribution pollenanalytique l'histoire
tardive et postglaciaire de la vgtation de la basse valle du Rhne,
thse de doctorat es Sciences, Aix-Marseille III, 1978.
47. L. Chabal, Forts et socits en Languedoc (Nolithique final,
Antiquit tardive) : anthracologie, mthode et palo-cologie, Paris,
ditions de la MSH, 1997.
48. V. Andreeu-Ponel, P. Ponel, H. Bruneton et P. Leveau,
Evolution of Palaeoenviron- ments in the Plaine d'Arles from 2000
BP to the Present: Pollen and Insect Analyses at La Calade
(Bouches-du-Rhne, France), paratre.
49. J.-P. Brun, L'oliculture antique en Provence. Les huileries
du dpartement du Var, Paris, ditions du CNRS, 1987.
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
la priode romaine. Maintenant, des datations 14C plus prcises et
plus nombreuses tablissent que cette augmentation est intervenue au
Moyen ge et surtout l'poque moderne50. En fait l'olivier, qui est
une composante essentielle de notre image des civilisations de la
Mditerrane antique, n'a eu d'importance relle dans l'conomie de la
Provence qu' partir de l'poque moderne quand s'est instaur un
systme d'change entre l'huile de Mditerrane et les grains de
l'Europe du Nord. L'apoge de l'oliculture provenale est mdivale et
moderne. Les donnes obtenues sur la valle des Baux et dans le Trbon
confirment ce fait. En ralit, l'opinion traditionnelle procdait de
la gnralisation d'une situation existant dans deux rgions
productrices de la Mditerrane occidentale antique connues pour
leurs exportations vers Rome : l'Afrique et l'Espagne. A l'poque
romaine, la production d'huile n'est pas ngligeable mais la
Narbonnaise en importe de ces rgions. Au mme moment, une poursuite
des recherches archologiques permettait de constater que des
vestiges interprts comme relevant de l'oliculture doivent tre
attribus la viticulture.
Les observations faites sur les colonnes sdimentaires du marais
des Baux et de La Calade confirment la place encore modeste de
l'olivier dans le paysage des Alpilles l'poque romaine. Le sondage
de La Calade apporte des renseignements exceptionnels qui
illustrent l'apport d'tudes palobotaniques la connaissance
historique. L'excellente conservation des pollens et des insectes a
permis d'y faire des observations sur la vie agricole l'chelle
locale. L'entomologie (insectes coprophages) met en vidence la
frquentation des troupeaux partir de la priode antique. Mais
surtout, l'tude pollinique permet d'tablir la proximit de cultures
industrielles. V. Andrieu-Ponel avait observ un pic du chardon
cardre dont l'importance excluait qu'il puisse s'agir du chardon
sauvage. On connaissait bien l'importance du chardon cardre comme
culture industrielle51, mais pas avant l'poque moderne. La date 14C
obtenue suggrait le XIIe sicle, mais l'on pouvait craindre une
mauvaise datation due une pollution quelconque. Or, prcisment, des
cartulaires attestent que vers cette poque les abbs de l'abbaye
voisine de Montmajour livraient du chardon cardre l'artisanat
textile du Languedoc. Des contrats taient galement conclus pour la
fourniture de colorants obtenus par la rcolte du kerms dans la
rgion de Mouris. Une culture du chardon destination de l'industrie
dans des champs voisins est donc parfaitement vraisemblable cette
poque, et la date 14C est ainsi valide52.
50. P. Leveau, C. Hein, H. Laval, P. Marinval et J. Mdus, Les
origines de l'oliculture en Gaule du Sud. Donnes historiques,
archologiques et botaniques , Revue d'Archomtrie, 15, 1991, pp.
83-94.
51. F. Laffe, Une plante industrielle et des hommes. Le chardon
cardre en Basse Provence occidentale de la fin du xvne sicle la
Grande Guerre, thse, Universit de Provence, Aix- en-Provence,
1990.
52. V. Andrieu-Ponel et alii, cf. n. 48. Je remercie D. Cardon
pour les renseignements qu'elle m'a donns.
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P. LEVEAU LE PAYSAGE
La Mditerrane des historiens, des gographes et des
climatologues
Si, dans notre imaginaire, l'olivier sauvage, l'olastre, est
bien indigne en Provence, l'olivier cultiv n'a acquis que trs
progressivement la place qu'il occupe dans la dfinition du paysage
mditerranen. Son introduction, comme celle de la vigne, l'autre
arbuste mditerranen, est lie l'installation des Grecs de Marseille
sur les ctes de Provence et du Languedoc. Opposant le littoral de
Provence caractris par la douceur des hivers au bas Rhne et au
Languedoc, rgions exposes des gels catastrophiques pour l'olivier,
la carte de l'oliculture antique ne concide pas avec la limite
actuelle de cet arbre.
Ce fait a des incidences sur notre perception de l'espace
mditerranen. Il conduit en effet rediscuter la relation entre
oliculture et civilisation antique de la France mditerranenne, soit
remettre en question l'ide reue d'une concidence entre une limite
cologique et une limite culturelle. Pour expliquer cette diffrence
entre les extensions antique et actuelle de l'oliculture, trois
solutions sont possibles. Le climat a pu changer ; la plante a pu
faire l'objet d'adaptation au climat rgional ; les agriculteurs ont
pu tre incits prendre des risques pour le profit escompt. Les
variations rcentes de la carte de l'oliculture confirment la trs
large indpendance des socits par rapport au milieu et paraissent
plutt justifier les deuxime et troisime hypothses. Elle atteint en
France le maximum de son extension vers le nord durant le petit ge
glaciaire, soit pendant une pulsation froide du climat, tandis que,
durant la priode de rchauffement climatique qui a commenc au sicle
dernier, on observe une rtraction vers le sud53.
Le dbat sur l'oliculture dans la France du Sud attire notre
attention sur les dfinitions de la Mditerrane. la suite des travaux
de F. Braudel, il est trs difficile un historien, qui plus est
antiquisant, de remettre en question le concept culturel de
Mditerrane. Pourtant, sa dfinition comme espace culturel est en
liaison vidente avec l'expansion europenne et chrtienne au xixe
sicle et le besoin ressenti par les pays de l'Europe du Sud
d'affirmer leur communaut face l'Europe germanique et anglo-
saxonne. La mondialisation justifie cet effort de construction
d'une telle communaut autour d'un espace culturel. Mare nostrum
avait une tout autre signification dans un contexte o le monde
connu se limitait ses rivages. Mais la construction par Rome d'un
empire mditerranen lui donnait des racines. Le mot Mditerrane est
aussi l'origine de mditerranen , adjectif qui dsigne l'espace dont
il vient d'tre question mais qui qualifie galement un climat qui ne
se rencontre pas seulement autour de l'aire qui a servi le dfinir.
Il en rsulte des dbats qui remettent en question la dfinition du
climat de la France du Sud dans l'espace. Faut-il considrer
53. A. Rebiscoul, Parcellaires fossoys et exploitation vinicole
gallo-romaine de " La Barre ", commune de Saint-Sorvin-en-Valloire.
De la ferme indigne la villa romaine, la romanisation des campagnes
de la Gaule , Revue Archologique de Picardie, numro spcial 11,
1996, p. 301.
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L'HISTOIRE FACE A L'ARCHEOLOGIE
que sa caractristique essentielle est la scheresse de l't ou la
douceur de l'hiver ? Si l'on opte pour la douceur de l'hiver, on
exclut la plus grande partie de la France mditerranenne et on
inclut la Galice. l'inverse, le critre de la scheresse conduit
tendre trs largement l'aire mditerranenne vers le sud.
Mais les climats ont vari dans le temps, et parmi eux, sans
doute plus que tout autre, le climat mditerranen qui est un climat
de transition. Cette constatation a des incidences sur
l'interprtation et l'utilisation de donnes archologiques. Deux
dendrochronologues, F. Guibal et L. Tessier, viennent de proposer
une nouvelle datation d'un monument antique, le cirque romain
d'Arles. partir de la cramique contenue dans les couches de
construction de la piste, les archologues proposaient les annes 70
de notre re. Or l'analyse dendrochronologique des pieux qui
supportent les fondations de la cavea a montr que ces bois auraient
t coups en 149 aprs J.-C. Du point de vue archologique, il n'y a
rien d'tonnant ce que la piste ait t amnage avec des dblais
contenant des tessons plus anciens. En revanche, en l'absence de
rfrentiels mditerranens, le recours des rfrentiels de l'Europe
continentale pour obtenir la date de 149 pose un problme dans le
domaine climatologique. F. Guibal et L. Tessier considrent qu'il
s'agit de bois issus de peuplements locaux. Ils ont cart l'ide
qu'ils auraient pu tre amens par flottage sur le Rhne. l'appui de
cette affirmation, ils invoquent deux arguments. L'un est cologique
: la prsence de peuplements de pins proximit d'Arles. Le second est
archologique. Vaison-la-Romaine, sur l'Ouvze, des bois dats de la
mme manire auraient une origine locale car, selon eux, il aurait t
tonnant qu'un chargement de bois ait remont cette rivire54. Sans
doute, pour la suite de la discussion, les climatologues
devront-ils mieux prendre en compte la spcificit historique d'une
priode durant laquelle le Rhne a connu de grands amnagements dont
l'objectif tait de faciliter la navigation pour le commerce55. Dans
ce contexte, la remonte de l'Ouvze par un chargement de bois est
parfaitement envisageable dans le cadre d'une conomie de march. Il
reste que le dbat en cours est d'un grand intrt dans le domaine
climatologique. Il peut confirmer les ides voques sur la variation
du climat antique dans le bas Rhne.
En 1903, le fondateur de l'cole gographique franaise, Vidal de
la Blache, crivait ce Tableau gographique de la France qui a marqu
la relation entre histoire et gographie, favoris les approches
rgionales et qui, pour beaucoup d'historiens, continue jouer son
rle de modle. Il
54. F. Guibal et L. Tessier, L'apport de l'analyse
dendrochronologique la connaissance du climat de la valle du Rhne
du Ier sicle av. J.-C, au Ier sicle apr. J.-C. , Mditerrane, 4,
1998, pp. 5-10.
55. P. Leveau, L'hydrologie du Rhne, les amnagements du chenal
et la gestion territoriale de ses plaines en aval d'Orange ,
Gallia, 1999, pp. 99-108.
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P. LE VEAU LE PAYSAGE
l'avait fait la demande d'E. Lavisse pour son Histoire de la
France depuis les origines. Dans les annes 1980, lorsque G. Duby
demanda au gographe G. Bertrand de rdiger l'introduction
gographique de son Histoire de la France rurale, celui-ci proposa
cet impossible tableau gographique qui fit dcouvrir aux archologues
et historiens de l'Antiquit la rupture entre la gographie laquelle
ils taient accoutums et une gographie nouvelle. Le rejet de
l'hritage de Vidal de la lche, que marquait le titre choisi par G.
Bertrand, tait videmment li une volution gnrale des conceptions de
l'espace rural. partir des annes 1970, les gographes humanistes
sont devenus spatialistes et ont pris leurs distances par rapport
la conception dominante d'une gographie qui dbouchait sur les tudes
des espaces singuliers de la gographie rgionale. Ils avaient
rejoint un courant issu de la nouvelle gographie et du
structuralisme des annes 1960. Maintenant, ils redcouvrent
l'importance des hritages et l'intrt de l'tude conjointe des
milieux naturels et des espaces sociaux. Conues comme un moyen de
retrouver les conduites humaines qui ont t leur origine, les
recherches sur des paysages mobilisent donc de nouveau les sciences
humaines et celles de l'environnement.
Cette volution a rencontr celle de la spatial archaeology dont
l'objectif est prcisment de situer phnomnes sociaux et phnomnes
conomiques dans un espace gographique, comme lments des systmes
culturels. Cette archologie spatiale a d'abord t un outil dans la
recherche des sites relevant du patrimoine et dans la rflexion
historique sur le peuplement. Elle intresse aussi des sociologues
et des gographes spatialistes dans leur recherche sur le
dveloppement durable. Discipline d'tude des socits du pass,
l'archologie dmontre ainsi sa capacit se renouveler par la
collaboration avec des sciences qui se proccupent de l'avenir des
socits, cologie, gographie des amnageurs, agronomie. En mme temps,
elle affirme son autonomie. l'poque o elle tait prsente comme une
annexe des sciences historiques, l'objectif qui lui tait assign
tait le dpouillement des archives du sol .
On terminera par une remarque sur une image qui revient
rgulirement : celle du palimpseste56. Elle avait t largement
utilise lors des premires dcouvertes de centuriations. Comme un
parchemin rutilis par les scribes, la surface de la terre
conserverait la marque des socits historiques ; inscrites sous
forme de lignes ou de points, les traces imprimes par chaque socit
auraient recouvert celles de leurs prdcesseurs et auraient t elles-
mmes masques par celles de leurs successeurs. L'archologue serait
comparable au philologue qui, sur un manuscrit, restitue le texte
gratt. Cette image doit tre abandonne. Un palimpseste est un
parchemin, une peau morte que l'on a stabilise pour qu'elle
demeure. Plus juste tait la comparaison utilise par F. Braudel : La
terre est, comme notre peau,
56. Ainsi sous la plume de I. Chiva et G. Duby dans la prface
l'ouvrage de Y. Michelin, Les jardins de Vulcain : paysages d'hier,
d'aujourd'hui et de demain dans la chane des Puys du Massif central
franais, Paris, ditions de la MSH, 1996. tude modle ralise par un
agronome.
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L'HISTOIRE FACE L'ARCHEOLOGIE
condamne conserver la trace des blessures anciennes57. La face
de la terre , sur laquelle les socits crivent une histoire complexe
que matrialisent des lignes, des points, des surfaces, des formes,
des volumes et des couleurs58, est bien une surface vivante qui
volue selon ses propres dynamiques.
Philippe Leveau Universit de Provence
57. F. Braudel, L'identit de la France, Paris,
Arthaud/Flammarion, 1986-1987. 58. P. et G. Pinchemel, La Face de
la Terre. lments de gographie, Paris, Armand
Colin, 1997.
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InformationsAutres contributions de Monsieur Philippe LeveauCet
article cite :Andr Rbiscoul. Parcellaire fossoy indigne et
exploitation vinicole gallo-romaine de " La Barre ", commune de
Saint-Sorvin-en-Valloire, Revue archologique de Picardie, 1996,
vol. 11, n 1, pp. 293-304.Anne Vrot-Bourrly, Hlne Bruneton, Gilles
Arnaud-Fassetta et al. Le rgime du Rhne dans l'Antiquit et au Haut
Moyen Age, Gallia, 1999, vol. 56, n 1, pp. 13-32.Philippe Leveau.
La ville antique et l'organisation de l'espace rural : villa,
ville, village, Annales. conomies, Socits, Civilisations, 1983,
vol. 38, n 4, pp. 920-942.Philippe Leveau. L'hydrologie du Rhne,
les amnagements du chenal et la gestion territoriale de ses plaines
en aval d'Orange, Gallia, 1999, vol. 56, n 1, pp. 99-108.Benoit,
Fernand. Le dveloppement de la colonie d'Arles et la centuriation
de la Crau, Comptes-rendus des sances de l'Acadmie des inscriptions
et belles-lettres, 1964, vol. 108, n 1, pp. 156-169.Anthony M.
Snodgrass. La prospection archologique en Grce et dans le monde
mditerranen, Annales. conomies, Socits, Civilisations, 1982, vol.
37, n 5, pp. 800-812.Didier Bayard, Jean-Luc Collart. De la ferme
indigne la villa romaine, Revue archologique de Picardie, 1996,
vol. 11, n 1, pp. 5-8.
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PlanLe paysage, des cadastres aux formes Prospections
archologiques, structuration de l'espace et dynamiques du
peuplement L'espace de la cit antique, ses reprsentations et les
surveys Peuplement et structuration du territoire Prospection et
dveloppement durable en Languedoc oriental Ville romaine et
polarisation de l'espace Espace et frontires
Environnement naturel et espaces sociaux Le concept
anthropisation L'histoire du paysage dans la valle des Baux
Dynamiques des paysages et socits Dynamiques gomorphologiques
Dynamiques vgtales La Mditerrane des historiens, des gographes et
des climatologues