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LES OUVRIERS DE DENAIN ET DE LONGWY FACE AUX LICENCIEMENTS (1978-1979) Xavier Vigna Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire » 2004/4 n o 84 | pages 129 à 137 ISSN 0294-1759 ISBN 2724629760 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2004-4-page-129.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Xavier Vigna, « Les ouvriers de Denain et de Longwy face aux licenciements (1978-1979) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2004/4 (n o 84), p. 129-137. DOI 10.3917/ving.084.0129 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 31.39.221.237 - 24/07/2015 17h15. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 31.39.221.237 - 24/07/2015 17h15. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
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Les ouvriers de Denain et Longwy face aux licenciements : 1978-1979

May 02, 2023

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LES OUVRIERS DE DENAIN ET DE LONGWY FACE AUXLICENCIEMENTS (1978-1979)Xavier Vigna

Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2004/4 no 84 | pages 129 à 137 ISSN 0294-1759ISBN 2724629760

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2004-4-page-129.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Xavier Vigna, « Les ouvriers de Denain et de Longwy face aux licenciements (1978-1979) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2004/4 (no 84), p. 129-137.DOI 10.3917/ving.084.0129--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.).© Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays.

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129Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 84,octobre-décembre 2004, p. 129-137.

LES OUVRIERS DE DENAINET DE LONGWY

FACE AUX LICENCIEMENTS(1978-1979)

Xavier Vigna

Travailler dans un secteur industriel, ren-table pour certains, et être confronté à unevague de licenciements sans précédent :comment le comprendre et l’accepter ? ÀDenain et Longwy, en 1978 et 1979, les sa-lariés de la sidérurgie ne l’ont justement pasadmis. Leur lutte pour sauver leurs emploisles a conduits à s’opposer y compris aux di-rections de leurs propres fédérations etconfédérations syndicales. Mais leur défaitea contribué à bouleverser en profondeur lesidentités ouvrières, ce qui ne signifie pasque celles-ci ont aujourd’hui disparu. L’ar-ticle de Xavier Vigna participe d’une his-toire renouvelée – et ô combien féconde –du mouvement ouvrier passé et présent.

e 1

er

octobre 1975 s’effectue la miseà feu de l’usine Solmer de Fos-sur-Mer dont on prévoit qu’elle pourra

produire jusqu’à 20 millions de tonnes paran. Trois ans plus tard cependant, endécembre 1978, le plan de sauvetage de lasidérurgie prévoit 21 750 licenciements frap-pant particulièrement les deux cités deDenain et de Longwy qui s’étaient consti-tuées autour des mines et de la sidérurgie.Cette annonce et les réactions ouvrièresqu’elle a suscitées méritent sans douted’être inscrites dans la séquence des an-nées de crise, marquées par une diminu-tion conséquente des effectifs ouvriers, enparticulier dans la sidérurgie, et par unedisparition progressive de la référenceouvrière dans les discours publics, notam-

ment au début des années 1990. Dans notrelecture de ces épisodes, le choix du pointde vue ouvrier vise à restituer la vision deces hommes à la fin des années 1970, ettente de repérer l’articulation entre réper-toire d’actions et références identitaires.Notre propos débouche sur l’hypothèse queces épisodes s’inscrivent et jouent un rôlemajeur dans la reconfiguration du champpolitique et syndical des années 1978-1984.

!

LE POINT DE VUE OUVRIER SURLA SITUATION À LA FIN DES ANNÉES 1970

Les éléments qui structurent la visionouvrière de la situation à la fin des années1970 expliquent la vivacité des réactions àl’annonce du plan de licenciements. Êtreouvrier de la sidérurgie alimente d’abordune double fierté : celle de travailler dansune industrie de base, marquée par le gi-gantisme des installations, qui constitue lefondement de la puissance industrielle etcomme telle, garante de l’indépendancenationale. À cet égard, les convictions ou-vrières recoupent celles des maîtres deforge et du personnel politique dans leurensemble

1

. En outre, les sidérurgistes sontfiers de travailler dans un métier dur, danslequel le travail posté s’est généralisé aucours des années 1960 et 1970, et qui, parlà, nourrit un certain virilisme.

1. Jean-Gustave Padioleau,

Quand la France s’enferre. Lapolitique sidérurgique de la France depuis 1945,

Paris, PUF,1981, p. 31-39.

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Ces ouvriers cependant ont conscienceque la sidérurgie est en déclin. 1978 sur cepoint ne constitue pas une rupture maisune accélération des remises en cause. Eneffet, depuis 1966 et la Convention État-sidérurgie, les plans assortis d’aides pu-bliques se sont succédé – notamment en1971 et 1977 – et ont entraîné des milliersde suppressions d’emplois

1

. Les causes decette crise sont bien connues : déclin sé-culaire de la demande d’acier, relayé désor-mais par de nouveaux matériaux (alumi-nium, plastique, céramique par exemple) ;nouvelle géographie mondiale de l’acieravec l’apparition de nouveaux producteurs(Japon dans les années 1960, mais aussi Es-pagne, Corée, Brésil, etc.) ; effondrementde la demande enfin depuis 1974 et irrup-tion de la crise économique. À ces causesgénérales valables pour les pays euro-péens, Philippe Mioche ajoute deux élé-ments plus spécifiquement français : lepoids de l’endettement et l’abondance duminerai lorrain à faible teneur

2

. C’est dansce contexte qu’Étienne Davignon, commis-saire européen à l’industrie, propose ennovembre 1977 un plan qui combine me-sures protectionnistes, relèvement des prixde l’acier et limitation de la production afinde résorber la crise sidérurgique

3

. Une tellesituation suscite de vives inquiétudes dansles bassins sidérurgiques qui connaissentdéjà une crise des houillères depuis ledébut des années 1960. La chambre decommerce de Valenciennes annonce ainsien janvier 1979 que la région a perdu18 000 emplois depuis 1962.

En dépit de cette crise cependant, les si-dérurgistes sont convaincus de travaillerdans une industrie qui a de l’avenir. Unetelle conviction est d’ailleurs alimentée par

une série d’analyses et de décisions despouvoirs publics et des industriels. En1966, dans le cadre de la convention État-sidérurgie, l’accélération de la constructiondes usines de Dunkerque et Gandrange estdécidée. Les commissaires au Plan, lors dusixième (1971-1975) comme du septièmePlan (1976-1980) anticipent une croissancesoutenue de la production. De même, en1978, les syndicats arguent des études duHudson Institute et de la Chase ManhattanBank prévoyant une forte croissance de laconsommation d’acier en Europe pour ré-futer la logique du Plan Davignon

4

. Auniveau local, cela se traduit également parla conviction de travailler dans des usinesmodernes. Ainsi, dans une lettre envoyée,en décembre 1978, au Premier ministreRaymond Barre, la section CFDT deDenain souligne que le site, troisième pro-ducteur d’acier, comprend deux hauts-fourneaux dont le plus récent, de 1973, estidentique à celui de Dunkerque ; une cen-trale électrique utilisant le gaz de récupéra-tion des hauts-fourneaux mise en serviceen 1978 ; deux aciéries dont une, à oxy-gène pur, construite en 1971 et un traincontinu à chaud modernisé en 1968

5

. Defait, les pratiques industrielles de rapiéçageont rendu les installations moins archaïquesqu’on a coutume de le dire. Elles ontnourri une fierté ouvrière dans le travail etexpliquent le sentiment d’incompréhen-sion face aux décisions de réduire la pro-duction qui aboutit à la dénonciation de la« casse » d’un outil de travail performant.Dès lors, les réactions ouvrières aux licen-ciements de 1978 ne peuvent en être queplus vives.

1. 15 000 en 1966, 10 500 lors du plan de conversion deWendel – Sidelor en 1971, 16 000 en 1977 avec le plan acierqui prévoit notamment la fermeture d’Usinor-Thionville.Cf. Michel Freyssenet,

La sidérurgie française, 1945-1979.Histoire d’une faillite

, Paris, Savelli, 1979, 241 p.2. Philippe Mioche, « La sidérurgie française de 1973 à nos

jours. Dégénérescence et transformation »,

Vingtième Siècle.Revue d’histoire,

42, avril-juin 1994, p. 17-28.3. Yves Meny et Vincent Wright,

La crise de la sidérurgieeuropéenne, 1974-1984,

Paris, PUF, 1985, p. 190-207.

4. Serge Bonnet (dir.),

L’Homme du fer. Mineurs de fer etouvriers sidérurgistes lorrains,

t. 4, Metz, Éditions Serpe-noise, 1985, p. 267.

5. 18 décembre 1978. Archives de la Fédération généralede la métallurgie CFDT 1 B 623.

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!

LES RÉACTIONS OUVRIÈRES AUXLICENCIEMENTS : CRISE ET IDENTITÉSEN CRISE

En septembre 1978, le plan de sauvetageprévoit que l’État prenne le contrôle dessociétés Usinor-Chatillon-Neuves-Maisonset Sacilor-Sollac par la transformation descréances en participations au capital desdeux sociétés, et des rumeurs de dizainesde milliers de suppressions d’emploisfourmillent. Les militants s’attendent aupire : le 9 décembre, des militants cédé-tistes allument un SOS sur le crassier deLongwy tandis que la CGT de Denain an-nonce le comité central d’entreprise par untract titré ainsi : « Tous à Paris contre lemassacre de l’usine ». De fait, les mesuressont drastiques : 21 750 suppressions d’em-plois sont prévues entre avril 1979 etdécembre 1980, parmi lesquelles 8 500chez Sacilor-Sollac (mais sans fermetured’installations) et 12 500 à Usinor dont5 000 à Denain et 6 500 à Longwy, tandisque l’aciérie à oxygène, promise à Longwy,est finalement construite à Neuves-Maisons.L’ampleur des licenciements fait croire àune mise à mort de bassins industriels etsuscite la colère d’une large fraction despopulations.

Le plan provoque interrogations et op-positions parmi le personnel dirigeant desentreprises : le PDG de Vallourec démis-sionne, le choix de Neuves-Maisons suscitedes critiques chez les cadres d’Usinor jus-qu’au directeur du site de Longwy qui estdéplacé en mai 1979. Au RPR également,des élus lorrains, notamment Pierre Mess-mer, critiquent les sept milliards engloutisdans une liquidation dont 10 % seulementauraient suffi à une modernisation des ins-tallations

1

. Ce rejet se traduit par une in-tense mobilisation dans les semaines quisuivent, marquée par l’organisation d’im-posantes manifestations à Longwy commeà Denain : 25 000 manifestants à Denain le

22 décembre, 20 000 à Longwy les 19 dé-cembre et 24 janvier.

Cette volonté de s’opposer au plan de li-cenciements conduit à mettre en place unrépertoire d’actions partiellement inéditcomme le montre un extrait du tract del’Union interprofessionnelle de Longwy :

« Tirant les enseignements des actions pas-sées, nous avons voulu une autre lutte :

LE SOS : sensibiliser toute la population, lapresse et la radio

LA RADIO : le syndicat à l’écoute des tra-vailleurs, les travailleurs à l’écoute du syndicat

LE BARRAGE DES ROUTES : sortir la lutte del’entreprise, faire participer la population

LES OCCUPATIONS, LES OPÉRATIONSCOUPS DE POING : s’attaquer à l’organisationde l’État qui a décidé de nous détruire

2

. »

Il est manifeste que les militants enten-dent dépasser le clivage action légale/action illégale au profit du critère de l’effi-cacité, de sorte que des formes d’actioninédites voient le jour. C’est dans ce cadreque prospèrent les radios syndicales. LaCFDT de Longwy crée ainsi SOS-Emploiavec du matériel fourni par Radio verteFessenheim. Les enregistrements clan-destins qui commencent le 16 décembrecèdent progressivement la place à uneémission quotidienne de 45 minutes. LaCGT de son côté crée le 17 mars 1979Radio Lorraine Cœur d’Acier, avec unstudio installé dans le hall de la mairie deLongwy. Animée par deux journalistes pro-fessionnels, la radio multiplie les émissionsen direct, et jouit d’une popularité telle quecertains ouvriers branchent des haut-parleurs dans leurs ateliers pour écouterLCA. Dans le Nord, la CGT crée égalementRadio-Quinquin : la diffusion y est cepen-dant moins forte et le contrôle de l’Uniondépartementale beaucoup plus étroit

3

.En outre, parmi les actions illégales, les

militants recourent à une panoplie d’ac-

1. Gérard Noiriel,

Vivre et lutter à Longwy

, Paris

,

Maspero,1980, p. 59-61.

2. 5 février 1979. Archives confédérales CFDT 8 H 507.3. David Charasse,

Lorraine cœur d’acier

, Paris, Maspero,1981, 198 p.

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tions violentes, d’abord à l’initiative de laCFDT à Longwy, mais auxquelles se ral-lient rapidement les militants puis les res-ponsables cégétistes. Cette décision conduità l’organisation de plusieurs séquestrations,de mises à sac de locaux patronaux ou pu-blics, de blocages des voies de communi-cation avec déchargement du charbon« allemand », etc.

1

La tension culmine avecdes épisodes de guérilla urbaine dans lesdeux villes : à Longwy, le commissariat estattaqué à trois reprises, dont une fois aubulldozer le 24 février. Denain de son côtéest secouée par des affrontements entreforces de l’ordre et émeutiers les 7 et8 mars, pendant lesquels sept CRS sont vic-times de tirs à la carabine. C’est dire l’im-portance du contentieux qui gagne Parislors de la marche des sidérurgistes le23 mars 1979 : si des provocations poli-cières et les exactions des autonomes sontattestées, il est clair que des sidérurgistesont également participé aux affrontements.La violence en effet est une manière d’exhi-ber une identité malmenée : identité ou-vrière tout d’abord qui a l’habitude de s’af-fronter avec le camp adverse, et qui puisedans une mémoire prégnante des grèvestrès dures de 1947 et 1948. Elle est résuméepar le député denaisien Gustave Ansartdans cette définition : « Ce ne sont pas deshommes qui font de la dentelle ici, maisdes sidérurgistes. » Identité virile ensuitedans un affrontement entre hommes dansla mesure où les femmes sont soigneuse-ment exclues de toutes les opérationscoups de poing

2

.Ce répertoire d’actions partiellement iné-

dit dans la sidérurgie remporte un assezlarge succès. Il montre dans le même tempscomment l’usine en tant que lieu de résis-tance ouvrière entre en crise. Cette fuitehors de l’usine correspond explicitement à

une stratégie de la CFDT de Longwy, maisla volonté de la CGT d’articuler lutted’usine et lutte régionale échoue. Ainsi, enavril 1979, les grèves qui touchent les sitessidérurgiques de Fos-sur-Mer et Dunkerquemarquent le pas et la volonté de lancer unegrève générale, notamment à partir d’Usinor-Longwy, connaît un échec cuisant etaboutit à la reprise du travail le 8 mai. Unpontier de Longwy l’explique d’ailleurs po-sément : « La grève, c’est pas le moment,car le patron, il ferme l’usine. Il y a un moisil n’y avait plus de brames à laminer et lesdélégués voulaient faire grève. Le patron, ilne demandait pas mieux

3

. » L’usine neconstitue pas (ou plus) un môle de résis-tance et les failles qui traversent le groupeouvrier se révèlent à la suite de cet échec.C’est en effet en mai et juin que des cen-taines d’ouvriers, des jeunes, des immigrésmais aussi des militants syndicaux, accep-tent la prime de départ de 50 000 francs etentérinent l’échec de la lutte

4

.

!

IDENTITÉS EN CRISE ET CRISPATIONNATIONALE

Cette crise de l’usine comme lieu renvoieà une fragilisation de l’identité ouvrière,portée par le travail. Un militant syndicalde l’usine de La Chiers confie ainsi son dé-sespoir : « On ne vous demande pas grand-chose, on vous demande du travail pourne pas perdre notre dignité, pour ne pasdevenir des imbéciles, pour rester à partentière des hommes, des ouvriers, desFrançais. 10 000-12 000 licenciements, der-rière chaque chiffre, n’oubliez pas qu’il y aun homme, une femme, un enfant

5

. » Dansce propos, le travail est ce qui structure lesréférences identitaires multiples, portées

1. Pour un récit détaillé : Claude Durand,

Chômage et vio-lence à Longwy,

Galilée, 1981, p. 19-44 ; Guy Cattiaux,

DE-NAIN. Des hommes d’acier, une région à sauver.

Chezl’auteur, 1980, 4

e

partie.2. C’est ce que montre le film de Robert Boarts,

Longwy,

Syndicat CFDT de Longwy, 1981, 58 minutes.

3. Claude Durand,

op. cit.,

p. 34.4. À Longwy, au 30 juin 1979, 1 063 travailleurs se se-

raient portés volontaires dont 105 Etam (employés, techni-ciens, agents de maîtrise) et 953 ouvriers. Ils seraient 990 àDenain (Serge Bonnet,

op. cit.,

note 3, p. 263 et Gérard Noi-riel,

op. cit.,

p. 207 ; Guy Cattiaux,

op. cit

., p. 372).5. Christian de Montlibert,

Crise économique et conflits so-ciaux dans la Lorraine sidérurgique

, Paris, L’Harmattan,1989, p. 27-28.

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par le triplet hommes – ouvriers – Français.À l’intérieur de ce système identitaire eneffet, le travail confère la dignité en mêmetemps qu’il apporte un salaire et par làpermet de nourrir femme et enfants. Demême, « ouvriers » s’opposent à « imbé-ciles », entendus ici comme ceux qui nesavent rien faire, car les ouvriers travaillentpour le pays, et peuvent donc se comptercomme Français. Dès lors, face à cette crisede l’identité ouvrière, d’autres référencesapparaissent dans la lutte, d’autant quecelle-ci est également menée par toute unepartie de la population.

Ce va-et-vient entre les références iden-titaires apparaît clairement dans un tractdes Jeunes CGT de Denain :

« Nous les Jeunes voulons travailler et vivredans notre région du Denaisis. Celle-ci a été leberceau de la Sidérurgie Française, ayant destravailleurs compétents, qualifiés, que l’on veutparquer dans des ghettos de chômeurs, en leurpromettant une Formation Professionnellequ’ils n’auront jamais l’occasion d’exercer étantdonné que l’on ferme toutes les usines cheznous

1

. »

Sur quel support construire une identitéde travail quand les usines ferment ? Lesouvriers recourent alors à une identitélocale d’autant plus forte que les régionssont en crise : c’est du Denaisis, parfois duValenciennois, qu’on se réclame, plutôtque du Nord. De même, on note l’appari-tion de l’énoncé « Vivre et travailler aupays » inventé par les régionalistes occitanset les paysans du Larzac, repris ensuite parla CFDT puis la CGT. Cette identité ré-gionale est encore plus aiguë en Lorraine.Lors de la manifestation des flammes del’espoir le 24 janvier 1979 par exemple, unconvertisseur miniature, fabriqué par lesélèves du lycée technique de Longwy-Haut, est allumé par Étienne, 10 ans, vêtudu bleu ouvrier et coiffé d’un casque, etpar « Maria la Lorraine », 11 ans, portant lecostume traditionnel lorrain, « robe et

coiffe blanche ». Une telle mise en scèneest tout à fait remarquable, mettant envaleur les identités générationnelles (en-fants), sociales (ouvriers), de genre (ou-vrier masculin/femme de…) et régionales(Maria la Lorraine)

2

.Ainsi, dans ces deux régions où l’immi-

gration fut considérable (Polonais à De-nain, Italiens dans le Pays-Haut), la réfé-rence régionale fonctionne à plein et sertd’embrayeur à une germanophobie. Celle-ci est alimentée par une mémoire desguerres et des occupations. Évidente enLorraine, elle fonctionne également àDenain qui connut le pillage puis la des-truction volontaire des installations indus-trielles à la fin de la première guerre mon-diale

3

. Cette germanophobie, encoreimplicite dans le slogan « La Lorraine auxLorrains », se manifeste brutalement lors dela manifestation du 6 avril 1979 à Dun-kerque où on lit sur une pancarte : « 1870-1914-1939 : la Lorraine ne sera pas vendueaux trusts allemands

4

», ou lors du dé-chargement du charbon « allemand ». Cettehostilité est alimentée par une analyse syn-dicale, notamment cégétiste, selon laquellele plan Davignon sert les intérêts de l’Alle-magne. Henri Krasucki explique ainsi le1

er

mai 1979 aux ouvriers de Denain que« la bataille de l’acier est une question na-tionale de première grandeur. […] Elleconcerne chacun et le pays tout entier […].Peut-on se résigner à ce démantèlement, àce gâchis, à ce déclin économique et in-dustriel de notre pays ? Peut-on accepterun pareil abandon au profit des sociétésmultinationales et avant tout au profit ducartel ouest-européen de l’acier dominépar les géants de la RFA

5

? » Dans ce re-gistre, on peut noter comment la « bataillede l’acier » fait écho à la « bataille du rail »et à la « bataille de la production » liées à la

1. S.d., archives CFDT 8 H 507.

2. Gilles Nezosi,

La fin de l’homme du fer. Syndicalisme etcrise de la sidérurgie,

Paris

,

L’Harmattan, 1999, p. 183-184.3. Odette Hardy-Hemery,

De la croissance à la dé-sindustrialisation. Un siècle dans le Valenciennois

, Paris,Presses de Sciences Po, 1984, p. 90-95.

4. Dans le film de Robert Boarts, film cité.5. Cité in Guy Cattiaux,

op. cit.,

p. 353.

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période de l’Occupation puis de la Libéra-tion. Cette analyse syndicale est égalementrelayée par la thématique communiste du« déclin de la France

1

». Un tract de la sec-tion PCF d’Usinor-Longwy de la findécembre 1978 explique que « Nous n’ac-cepterons pas que l’Allemagne nousprenne ce qu’elle n’a pas réussi à nousprendre au cours de trois guerres », tandisque l’hebdomadaire fédéral les

Nouvellesvoix de l’Est

résume ainsi la situation enfévrier 1979 : « Giscard offre à Krupp derécupérer ce que deux guerres n’ont paspermis d’obtenir ». Ce discours qui va

cres-cendo

pendant la campagne pour les élec-tions européennes de juin, aboutit à unslogan : « Non à l’Europe allemande ». Il estd’ailleurs possible de retrouver derrièrecette germanophobie, les marques de laguerre identifiées par Michel Verret parmiles « marques historiques de la classe ou-vrière française » : marques idéologiquesnon seulement d’un patriotisme ouvrier,notamment sur les marches frontières quisont des marches d’invasion, mais aussid’un nationalisme xénophobe (anti-alle-mand, anti-italien) combiné à un colonia-lisme raciste à l’égard des peuples dé-pendants et qui aboutit notamment à« cette demande ouvrière, si continûmentfaite à l’État, d’imposer aux entreprises dé-faillantes la protection des intérêts natio-naux (politiques de nationalisations) et d’yprotéger les intérêts salariaux par desdroits statutaires

2

».La crise et les licenciements qu’elle en-

traîne aboutissent donc, par-delà des accèsde violence somme toute brefs et limités, àune crise de l’identité ouvrière et à unecrispation nationaliste, relayée par la CGTet le PCF. Dans le même temps, ces luttesdes ouvriers sidérurgistes participent d’unereconfiguration du champ politique et syn-dical caractéristique des années de crise.

!

UN ÉVÉNEMENT CATALYSEURET ANTICIPATEUR

Malgré une lutte de grande ampleur, lebilan est maigre : à Denain, l’arrêt de laproduction est retardé d’une annéejusqu’au 1

er

août 1980. À Longwy, les licen-ciements pour l’année 1979 sont diminuésd’un quart et la cokerie qui devait fermerest maintenue. Cette défaite est entérinéeen juillet 1979 : tous les syndicats, à l’ex-ception de la CGT, signent la Conventionde protection sociale dans la Métallurgie,qui prévoit la pré-retraite pour 12 000 sala-riés, sous forme de cessation anticipéed’activité ou de dispense d’activité volon-taire, de mutations avec compensations fi-nancières pour 3 000 salariés, et l’accepta-tion de la prime de départ de 50 000 francspour 6 100 autres. Cette prime est cepen-dant assortie d’une condition pour les seulsouvriers immigrés : pour l’obtenir, ils doi-vent quitter le territoire national, ayant em-poché en plus la prime de 10 000 francs,dite le « million Stoléru

3

». À Denain parexemple, en novembre 1979, sur les4 680 salariés encore présents, 680 partentavant la fin de l’année, 2 500 sont concer-nés par la dispense d’activité dès 50 ans et1 700 se préparent à muter vers Dun-kerque, Isbergues ou Biache mais aussiMontataire et Neuves-Maisons.

Temporairement interrompue pendantdeux ans, la décrue des effectifs reprenddès 1982 avec le plan Mauroy qui prévoit12 000 suppressions d’emplois jusqu’en1986 et provoque l’embrasement de Pom-pey. En 1984 derechef, 8 500 suppressionsd’emplois supplémentaires sont annon-cées, entraînant la fermeture du derniertrain à bandes de Denain. À Longwy, en-core frappée par 3 200 suppressions depostes, un nouvel accès de violence sur-vient, essentiellement à l’initiative d’unesection syndicale CGT et d’un groupe bap-tisé « 79-84 », qui n’hésitent pas à mettre àsac la permanence du député socialiste et

1. Nous suivons de près Gérard Noiriel,

op. cit.,

p. 135-143.

2. Michel Verret,

Chevilles ouvrières

, Paris, Éditions del’Atelier, 1995, p. 75-81, ici p. 77.

3.

Liaisons sociales,

17 août 1979.

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s’en prennent à la mairie de Longwy pro-tégée par des militants communistes et del’Union locale CGT

1

. Et comme en 1979, larésistance aux licenciements échoue.

La lutte des sidérurgistes participe éga-lement d’une recomposition du champsyndical. À la CFDT, on assiste en effet àun jeu complexe entre une direction en-gagée depuis 1978 dans un « recentrage »et une base sidérurgiste radicalisée quirefuse cette orientation. La lutte de la si-dérurgie offre d’ailleurs une illustration dece recentrage, officiellement adopté au38

e

congrès à Brest en mai 1979, entendantprivilégier la négociation et le réalismerevendicatif : il s’agit d’abord de défendrel’emploi et donc de diversifier les activitéséconomiques. Cette stratégie heurte defront une base radicalisée, notamment àLongwy. De fait, un fossé de plus en pluslarge sépare les militants longoviciens deleurs dirigeants nationaux. Dès le 7 mars,ils préviennent : « Le risque est grand devoir des directions syndicales commençantà accepter le démantèlement des usines enéchange de mesures sociales qu’ellesjugent intéressantes […] aucun syndicat n’ale droit de négocier dans le dos destravailleurs

2

. » Ce divorce se lit surtoutdans la lettre de démission qu’Étienne U.,délégué syndical d’Usinor-Longwy, adresseà Edmond Maire :

« Monsieur le Secrétaire général,[…] Depuis plusieurs mois maintenant, vos

déclarations, vos prises de positions (ce que lapresse appelle par un gentil euphémisme, poli-tique de recentrage) signifient pour les tra-vailleurs et pour les sidérurgistes particulière-ment, l’abandon d’un grand nombre de reven-dications. Ainsi, vous ne parlez plus du tout del’autogestion, des conseils d’atelier, vous allezmême jusqu’à déclarer en substance : qu’aprèstout, ce qui compte aujourd’hui c’est de privilé-gier l’aménagement du temps de travail hebdo-madaire plutôt que les revendications salarialesqui vous semblent maintenant ne plus être le

souci permanent des travailleurs. De quels tra-vailleurs parlez-vous ?

Outre vos prises de positions, j’estime aussidommageable pour la sidérurgie et pour l’em-ploi, la façon dont la FGM mène les négocia-tions avec les autorités. La FGM accepte uncertain démantèlement de la sidérurgie, necondamne pas véritablement le plan DAVI-GNON et se refuse à inscrire dans son planacier cette simple affirmation : aucune suppres-sion d’emploi dans la sidérurgie.

Le refus de la Confédération de participer augrand rassemblement national du 23 MARS àPARIS a eu des effets démobilisateurs certainset ce n’est pas en parlant de “marche des can-tonales” que vous avez contribué à l’intégritél’unité syndicale

3

. […] »

Ainsi, les militants de Longwy partici-pent à la manifestation du 23 mars 1979 or-ganisée par la centrale cégétiste. Ailleursles tensions sont également fortes : à De-nain, les militants cédétistes sont partagésentre la volonté farouche de lutter et leurrefus de la mainmise cégéto-communiste

4

,et ne participent finalement pas à lamarche parisienne en mars. À Dunkerqueen revanche, la section est en désaccordouvert avec la Fédération générale de lamétallurgie : elle appelle à manifester,appuie même une grève à la fin du mois demars pour réclamer des augmentations desalaires, et explique :

« Début mars, les travailleurs d’Usinor-Dun-kerque ne comprenaient pas que la FGM resteaux négociations pendant que les sidérurgistesse faisaient matraquer, alors que les travailleursse préparaient à l’offensive. […] Est-ce que dis-cuter d’un plan industriel entre états-majors pa-tronaux et syndicaux, ce n’est pas plutôt de lacogestion que de l’autogestion ? N’est-ce pasaccepter de fait le démantèlement de lasidérurgie

5

? »

1. Gilles Nezosi,

op. cit.,

p. 241 et

sq.

2. Tract SOS-emploi n° 13 (7 mars 1979), cité in ClaudeDurand,

op. cit.,

p. 93.

3. 3 avril 1979. Archives CFDT 8 H 507.4. Tract CFDT du 25/2/1979 : « Les sidérurgistes de De-

nain, Valenciennes et Longwy se sont rencontrés », Centredes archives du monde du travail Roubaix, Fonds UsinorDenain 1994 018.

5. Brochure de la section syndicale « Dans les luttes, laconstruction de la section CFDT Usinor-Dunkerque », 50 p.,citation p. 48. Archives FGM-CFDT 1 B 624.

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On retrouve les mêmes interrogationscritiques que dans la lettre de démissioncitée. De fait, une partie de la base rejettele principe même des négociations qui en-térinent l’idée de suppressions d’emplois.La potion est d’autant plus amère qu’àpartir de mai 1979, toute négociation surun plan industriel est abandonnée. Le cli-vage que l’on a vu naître à l’intérieur de labase cédétiste se confirme en juillet.Lorsque la FGM consulte ses adhérents,Longwy refuse de signer la convention so-ciale, de même qu’une majorité des sec-tions du conseil régional de la sidérurgielorraine

1

. La section d’Usinor-Dunkerqueenfin est dissoute pour des raisons finan-cières et politiques.

Une telle analyse nous conduit à pro-poser une hypothèse quant à la stratégiede la CFDT pendant les années de crise. Lerecentrage continuel poursuivi par la direc-tion s’opérerait en partie contre une baserebelle, qui serait périodiquement mise aupas (section CFDT d’Usinor-Dunkerque,organisations proches de la LCR), quiaboutirait à la scission des SUD–PTT en1988 et dont le terme serait la position deNicole Notat en faveur du plan Juppé sur laSécurité sociale à l’automne 1995.

À la CGT, la lutte des sidérurgistes offreune tentative d’ouverture menée par unemajorité de la direction de la confédérationafin d’élaborer une stratégie de proposi-tion. Celle-ci est symbolisée par le mé-morandum de la Fédération des métaux« Face à la crise de la sidérurgie, les solu-tions de la FTM-CGT », diffusé à l’automne1978. Dans l’esprit de ses promoteurs, lemémorandum doit ainsi être discuté etamendé à la base.

Une telle évolution se heurte cependantà l’hostilité d’une fraction de l’appareil dela CGT et du parti communiste, qui entendbriser l’unité d’action avec la CFDT etexerce une mainmise sur les initiatives

locales : ainsi, quand les sections syndi-cales d’Usinor se rassemblent à Denain le10 mars 1979, le maire communiste saluel’ensemble des responsables politiques etnotamment les députés locaux, au pointqu’il est hué par la foule qui crie : « Noussommes tous des personnalités, la paroleaux travailleurs

2

. » De fait, la stratégied’ouverture promue par le 40

e

Congrèséchoue et les militants orthodoxes étran-glent progressivement les formes les plusoriginales de mobilisation. Au printemps1980, la croissance de Radio-Quinquins’opère au détriment de LCA, laquelle doit,en outre, faire face à des radios cégétistesconcurrentes, Radio Couarail à Moyeuvreet LCA Nancy. Au sommet, les dirigeantspartisans de l’ouverture sont évincés,tandis que la rédaction du magazine

Antoi-nette

destiné à la main-d’œuvre féminineest épurée au printemps 1982. Le terme decette évolution est le remplacement deGeorges Séguy par Henri Krasucki aucongrès de Lille de 1982

3

. L’échec de cetteouverture entraîne le départ d’adhérentscégétistes et/ou communistes écœurés. Deplus, le strict alignement de la CGT sur lePCF, qui interdit la moindre critique contrela politique gouvernementale entre 1981 et1984, accentue son étiolement pendant lesannées de crise : on s’explique mieux dèslors l’attaque contre une mairie commu-niste par le groupe 79-84 à Longwy, gesteinimaginable dix ou vingt ans plus tôt.

!

L’ÉTAT, ENTRE RECONVERSION ET GESTIONDE LA DÉSINDUSTRIALISATION

En 1979, pour apaiser la mobilisationdes populations, l’État suscite un plan in-dustriel à l’intérieur duquel l’automobile

1. Sur 10 sections, 6 dont celle de Longwy ont voté contrela signature ; les trois sections qui ont voté pour ne sont pasconcernées par le plan de 1979 mais subiront ceux desannées ultérieures,

Libération,

23 juillet 1979.

2. Épisode parfaitement audible dans le film de RobertBoarts,

Longwy,

film cité

.

3. Dominique Andolfatto, Dominique Labbé,

La CGT. Or-ganisation et audience depuis 1945, Paris, La Découverte,1997, p. 28-29, 131-132 et 295-296 ; Gilles Nezosi, op. cit.,p. 230-243 ; Philippe Zarifian, « Le problème de la centralitédans l’animation d’un conflit, l’exemple du conflit de la si-dérurgie de 1979 », in Les Coordinations de travailleurs dansla confrontation sociale, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 45-62.

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Les ouvriers de Denain et de Longwy face aux licenciements

137

apparaît comme l’activité capable deprendre le relais et de sauver Denain etLongwy. En janvier, l’annonce d’un planpour la région Nord prévoit la création de6 800 emplois avec Peugeot-Citroën à Va-lenciennes et Bidermann à Cambrai. Demême, à Longwy, des projets prévoyantl’installation d’usines Ford en janvier puisRenault-Peugeot en avril entretiennent l’es-poir d’une reconversion 1. Ces projets, ce-pendant, ne font pas l’objet de négocia-tions avec les organisations syndicales,dont les contre-propositions sur la sidé-rurgie ne sont jamais examinées. Dès lors,le seul élément de négociation porte sur levolet social, c’est-à-dire sur l’ampleur desconcessions apportées aux ouvriers licen-ciés et elle aboutit à la Convention socialedéjà signalée.

Cette gestion sociale de la désindustria-lisation et des licenciements qu’elle en-traîne se poursuit avec l’arrivée de lagauche au pouvoir en 1981. Aucune rup-ture n’est perceptible malgré les promessesfaites. François Mitterrand en déplacementà Longwy en octobre 1981 a beau assurerpubliquement que la sidérurgie et les minesde fer seront sauvées et développées, leslicenciements frappent ces secteurs dès lessemaines suivantes 2. En 1984 encore, legouvernement met en place des pôles dereconversion ; en Lorraine, Jacques Ché-rèque, secrétaire général adjoint de laCFDT, devient préfet délégué chargé duredéploiement industriel. De fait, la gestionde la désindustrialisation perdure, même sion y ajoute une dose de construction euro-péenne avec la création du Pôle européende développement des trois frontières en1985 autour de Longwy, Althus et Ro-dange.

Ces vagues de licenciements s’inscriventdans un ample mouvement de dé-sindustrialisation qui s’étale sur vingt ansau moins et frappe quelques vieux bassinsindustriels : le Pays haut et le Valencien-nois, mais aussi la Sarre, la Ruhr, le Sud duPays de Galles, ou la Wallonie. En France,le nombre de salariés de la sidérurgie estpassé de 157 000 en 1974 à 64 000 en1991. Dans ce cadre, il semble que les sidé-rurgistes français et anglais aient davantagesouffert que leurs camarades allemands etitaliens. Ces licenciements parviennentdans le même temps à briser la résistanceouvrière. À cet égard, l’échec de la lutte del’hiver 1978-1979 en France est à rappro-cher de celui consécutif à la grève de13 semaines menées dans la British SteelCorporation en janvier-mars 1980, ou auconflit de cinq semaines en février-mars 1981 en Belgique contre le plan derestructuration de Cockerill, puis en fé-vrier-mars 1982 3. On repère ici le hiatusentre un phénomène européen, gérécomme tel par la CEE, les différents gou-vernements et les entreprises regroupéesdans le cartel Eurofer, et des actions étroi-tement nationales du côté ouvrier. Un telmode d’imposition de la constructioneuropéenne permet sans doute d’expliquerla persistance d’un sentiment anti-euro-péen dans les classes populaires, lequelrend plus impérieux encore une compa-raison des effets politiques et sociaux deces licenciements.

3. Yves Meny et Vincent Wright, op. cit., p. 89-90.

"

Agrégé d’histoire, chargé de cours à l’université deMarne-la-Vallée, Xavier Vigna a soutenu en 2003une thèse de doctorat sur « Actions ouvrières et poli-tiques à l’usine en France dans les années 68 ».

1. Guy Cattiaux, op. cit., p. 287 et Claude Durand, op. cit.,p. 140.

2. Serge Bonnet, op. cit., p. 357-359.

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