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CRAI 2012, II (avril-juin), p. 1027-1063 1. P. Casanova, « Histoire et description de la citadelle du Caire », Mémoires de la Mission archéologique française du Caire VI, Leroux, Paris, 1897, p. 509-781. Paul Casanova fut membre scientifique à l’Ifao en 1900. 2. P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 524-534 : chapitre II intitulé « État des fortifications du Caire au temps de Salâh ad-Dîn ». 3. Le chapitre III est consacré à la muraille de Saladin (P. Casanova, op. cit. [n. 1], p. 535-551). 4. D’après ‘Imad ad-Din al-Isfahani, Kitab al-fayh al-qussi fi l-fath al-qudsi (583/1187 à 589/1193), édité par Muhammad Mahmud Sabah, Dar al-Qumiyya at-Taba‘a wa an-Na,ar, 1975, p. 209. 5. M. Van Berchem, « Notes d’archéologie arabe », Journal asiatique 17, 1891, p. 411-495. 6. K. Creswell, « Archaeological Researches at the Citadel of Cairo », Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale (= BIFAO) 23, Le Caire, 1924, p. 89-167 COMMUNICATION LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON, PAR M. STÉPHANE PRADINES Introduction La première étude majeure sur l’architecture militaire du Caire est celle de Paul Casanova en 1897. Cette étude traite essentiellement de la citadelle, avec un chapitre consacré aux enceintes urbaines 1 . Casanova fait une synthèse des fortifications fatimides du Caire 2 , puis il présente deux phases de construction des murailles de Saladin 3 , d’abord des travaux de restauration et de renforcement d’ouvrages, en tant que vizir du calife fatimide en 566/1170, puis la construction d’une véritable muraille en tant que sultan ayyoubide en 572/1177. L’analyse de Casanova est pertinente et issue d’un profond examen des sources historiques 4 associé aux données archéologiques, fournies par les travaux de son ami Max van Berchem 5 et les Bulletins du Comité de conservation des monuments arabes édités par Max Herz. Le deuxième personnage important pour notre connaissance des fortifications du Caire est le célèbre architecte britannique, Keppel Creswell. En 1922, Creswell est accueilli comme membre scienti- fique à l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO), où il publie ses premières recherches sur la citadelle du Caire dans le Bulletin de l’Institut 6 . Grâce aux travaux du Comité de conservation des monuments arabes et ses propres recherches, en 1952, Creswell
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Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

Jan 16, 2023

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Page 1: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

CRAI 2012, II (avril-juin), p. 1027-1063

1. P. Casanova, « Histoire et description de la citadelle du Caire », Mémoires de la Mission archéologique française du Caire VI, Leroux, Paris, 1897, p. 509-781. Paul Casanova fut membre scientifique à l’Ifao en 1900.

2. P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 524-534 : chapitre II intitulé « État des fortifications du Caire au temps de Salâh ad-Dîn ».

3. Le chapitre III est consacré à la muraille de Saladin (P. Casanova, op. cit. [n. 1], p. 535-551). 4. D’après ‘Imad ad-Din al-Isfahani, Kitab al-fayh al-qussi fi l-fath al-qudsi (583/1187 à

589/1193), édité par Muhammad Mahmud Sabah, Dar al-Qumiyya at-Taba‘a wa an-Na,ar, 1975, p. 209.

5. M. Van Berchem, « Notes d’archéologie arabe », Journal asiatique 17, 1891, p. 411-495. 6. K. Creswell, « Archaeological Researches at the Citadel of Cairo », Bulletin de l’Institut

français d’archéologie orientale (= BIFAO) 23, Le Caire, 1924, p. 89-167

COMMUNICATION

LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON, PAR M. STÉPHANE PRADINES

Introduction

La première étude majeure sur l’architecture militaire du Caire est celle de Paul Casanova en 1897. Cette étude traite essentiellement de la citadelle, avec un chapitre consacré aux enceintes urbaines1. Casanova fait une synthèse des fortifications fatimides du Caire2, puis il présente deux phases de construction des murailles de Saladin3, d’abord des travaux de restauration et de renforcement d’ouvrages, en tant que vizir du calife fatimide en 566/1170, puis la construction d’une véritable muraille en tant que sultan ayyoubide en 572/1177. L’analyse de Casanova est pertinente et issue d’un profond examen des sources historiques4 associé aux données archéologiques, fournies par les travaux de son ami Max van Berchem5 et les Bulletins du Comité de conservation des monuments arabes édités par Max Herz.

Le deuxième personnage important pour notre connaissance des fortifications du Caire est le célèbre architecte britannique, Keppel Creswell. En 1922, Creswell est accueilli comme membre scienti-fique à l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO), où il publie ses premières recherches sur la citadelle du Caire dans le Bulletin de l’Institut6. Grâce aux travaux du Comité de conservation des monuments arabes et ses propres recherches, en 1952, Creswell

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1028 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

7. K. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, Clarendon Press, Oxford, vol. I, 1952 et vol. II, 1959.

8. F. Siravo et F. Matero, « The Restoration of the Ayyubid City Wall in Cairo », Revitalising a Historic Metropolis, AKTC, St. Bianca et Ph. Jodidio éd., Turin, 2004, p. 165-175.

9. Les collines de Darassa et de Barqiyya formaient la limite orientale de la ville médiévale, espace vierge avant la Qarafa, « la cité des morts ».

publie Islamic architecture of Egypt, qui reste encore un ouvrage de référence7.

Finalement, Casanova et Creswell étaient nos principales sources archéologiques et historiques sur les murailles du Caire jusqu’aux travaux de terrassement du Parc al-Azhar en 1998. Lors de ce projet, une portion inédite de la muraille ayyoubide fut exhumée par la Fondation Aga Khan8. Cette muraille dormait sous les collines de détritus9 de la ville du Caire depuis presque sept siècles. En 2000, une coopération scientifique fut établie entre la Fondation Aga Khan et l’Ifao afin de fouiller et d’étudier la muraille ayyoubide. Par la suite, notre projet a pris plus d’ampleur et nous avons fait une étude architecturale complète des fortifications fatimides et ayyoubides du Caire, incluant toutes les tours, portes et courtines. La découverte de nouvelles inscriptions a permis de resserrer nos datations des murailles. Parallèlement, trois sites ont fait l’objet de fouilles archéo-logiques, le Parking Darassa de 2001 à 2009 ; Bâb al-Tawfiq de 2004 à 2005 et Burg al-Zafar de 2007 à nos jours. Ces travaux ont permis de réinterpréter l’histoire des murailles et de la ville du Caire.

1. Les fortifications fatimides

L’ENCEINTE DE GAWHAR, 358-60 Hg./969-71 AD

Il y eu plusieurs tentatives de conquête de l’Égypte dès le début du califat fatimide en 300/913 et en 306/919, mais il faut attendre le quatrième calife fatimide, Al-Mu’izz (341-65/952-75) pour que ce rêve d’Égypte devienne réalité. Le général Gawhar al-Siqqilî prend Misr-Fustât en 358/969. Le prince Al-Mu’izz commande alors la construction d’une cité princière : al-Qâhira, la dominatrice. Il charge son général, Gawhar, de cette entreprise. La cité princière fera 136 hectares, de plan presque carré de 1080 m du nord au sud et de 1100 m d’est en ouest. La ville est parallèle au canal de Trajan, le Khalîg, qui sépare la ville de zones marécageuses et inondables en bordure du Nil.

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1029

Enceinte de Gawhar

Enceinte de Badr al-Gamali

EnceinteAyyoubide

EnceinteOttomane

EnceintedeNapoléon

Carrières

Falaisesd' Istabl Antar

Deir al-Narârah

al-Gyzeh

Gezirat al-Rhoda

Qasr as-Sham

GamaAmr

Aqueduc Mamlouk

Qasr al-Ainy

Fort de l' institut

Port BOULAQ

Gebel al-Mu

NécropoleMamlouke

N0 500 1000 m.

Ruinesde Fûstat

FIG. 1. – Plan du Caire avec ses quatre enceintes urbaines (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

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1030 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

10. Au nord de l’enceinte, Gawhar fit creuser un grand fossé pour résister aux attaques des Qarmates en 971 et en 974. Le fossé allait du Muqattam à Munyat al-Asbagh.

11. En novembre 2011, nous avons découvert un mur parallèle aux deux fortifications de Badr al-Gamali et de Saladin. Ce mur, long d’une trentaine de mètres et de près de 2 m de large, est préservé par endroit sur 1,2 m de haut. Une fouille minutieuse nous a permis de retrouver les empreintes des poutres en bois ayant servi à tenir le coffrage du mur. Ce grand mur utilise une tech-nique de construction originale pour le Caire à cette époque, car il s’agit d’un mur en pisé ou tabiya. Stratigraphiquement, le mur en pisé est plus ancien que la fortification de Badr al-Gamali. Il suit un axe est-ouest et marque la limite nord de la ville fatimide. Enfin, il est construit en tabiya, technique peu utilisée en Égypte, mais fréquente en Ifriqiya. Pour toutes ces raisons, ce mur pourrait être identifié comme la première enceinte fatimide du Caire : celle de Gawhar ! Le mur serait alors daté de 969-971. Cette découverte archéologique perturberait fortement les idées reçues que l’on avait sur la première enceinte fatimide. Cependant, cette enceinte est très mal connue, même par les textes. Voir : A. F. Sayyid, La capitale de l’Égypte jusqu’à l’époque fatimide, al-Qâhira et al-Fustât. Essai de reconstitution topographique, Franz Steiner, Beyrouth, 1998, p. 146-151.

12. Selon Nassir i-Khosrau, qui visita Caire vers 1049, il n’y avait plus de traces de la première enceinte fatimide et Le Caire était une ville ouverte. Voir : P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 525.

13. M. Abul Amayem, « Les murailles du Caire. L’enceinte de Gawhar (année 358h/969) [en arabe] », Annales islamologiques 36, 2002, p. 46-47 et fig. 1 et 13.

14. Farid Sha’i mentionne des travaux du Service des antiquités sur Bâb al-Tawfiq et la décou-verte de briques crues, qu’il relie malheureusement à l’enceinte de Gawhar et non pas à celle de Badr al-Gamâlî, commanditaire de la construction de la porte. Voir : F. Sha’i, « Le Caire était un fort et non une cité », Minbar al-Islam 9, 1965, p. 119-121 ; mais surtout consulter : P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 509-781 et K. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, Clarendon Press, Oxford, 1952, 292 p. et 125 pl. Creswell consacre 76 pages aux murailles fatimides. Il aborde d’abord l’enceinte disparue de Gawhar (p. 23-33).

La ville d’al-Qâhira était protégée par une enceinte, percée de huit portes, dont certaines gardèrent les noms de l’ancienne capitale d’al-Mansûriyya, comme Bâb Zuwayla et Bâb al-Futûh10. Bâb Zuwayla, appelée ainsi en l’honneur de la tribu des Zuwayla, était une entrée double constituée de deux arcs juxtaposés, imitation de la porte du même nom à Sabra al-Mansûriyya. L’enceinte en briques crues de Gawhar n’est pas parvenue à nos jours, elle a été complètement ensevelie sous la ville actuelle11. En fait dès 437-40/1046-49, Nâsir Nassir i-Khosrau constate que les vieilles murailles ont disparu à cause de l’urbanisation12. Seules certaines rues ont gardé l’empreinte de l’enceinte dans le tissu urbain comme l’a présenté Muhammad Abulamayem13. Peu d’auteurs ont travaillé sur cette enceinte, les recherches les plus importantes restant celles de Casanova et de Creswell14. Tous ces travaux sont basés sur des sources et des chro-niques, le plus souvent Mâqrîzî.

LES PORTES DE BADR AL-GAMÂLÎ, 479-84/1087-92

Serviteur « mamelouk » arménien, gouverneur de Damas puis d’Acre, Badr al-Gamâlî a mené victorieusement de grandes batailles au nord des territoires fatimides. Suite à ces succès et à la demande

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1031

du calife, il arrive avec ses troupes syriennes en Égypte en 465/1073. Afin de rétablir l’ordre dans le pays, il est nommé commandant en chef des armées, Emir al-Guyûsî. En effet, à partir du milieu du Ve/XIe siècle, le calife al-Mustansir (427-87/1035-94) s’est vu confronté à des problèmes économiques et sociaux sans précédents : suite à de mauvaises crues du Nil, une famine décime la population égyp-tienne, à ces problèmes s’ajoute une rébellion des troupes souda-naises et berbères, ainsi qu’une perte du contrôle des mameluks turcs. Face à un pouvoir califal en pleine érosion, Badr al-Gamâlî devient alors le véritable maître de l’Égypte. Il rétablit l’autorité fatimide dans la capitale et à ses frontières, il purge aussi l’armée de ces éléments et groupes belliqueux.

Badr al-Gamâlî a été un chef d’État, mais aussi un grand bâtis-seur. Il dote le Caire d’une nouvelle fortification, qui englobe le Caire fatimide primitif qui avait finalement débordé à l’extérieur de l’enceinte primitive comme en témoigne la mosquée d’al-Hâkim. Les travaux de construction les plus marquants du Vizir sont sans nul doute les grandes portes du Caire (479-84/1087-92) : Bâb

FIG. 2. – Photographie de Bâb al-Nasr (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

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1032 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

15. Toujours dans le premier volume de Muslim Architecture of Egypt, Creswell décrit ensuite les fortifications de Badr al-Gamâlî, traitées de la page 161 à 217, soit 56 pages. Le front nord est décrit à travers ses deux portes Bâb al-Nasr (p. 166-176) et Bâb al-Fûtûh (p. 176-181). Creswell consacre ensuite un autre chapitre à Bâb Zuwayla (p. 197-205), suivi de la présentation d’une portion de la muraille fatimide au sud-est de Bâb Zuwayla (p. 205-206). L’auteur termine son analyse en replaçant les portes de Badr al-Gamâlî dans un contexte proche-oriental (p. 206-216).

al-Futûh, Bâb al-Nasr et Bâb Zuwayla15. Ces portes monumentales sont exceptionnelles, elles sont les emblèmes de la cité, blasons

Bab al Futuh

Bab al Nasr

N

Localisation

0 5 10 m.

N

Premier étage

FIG. 3. – Plan et élévation de Bâb al-Nasr (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1033

16. Badr al-Gamâlî aurait fait construire une barbacane devant Bâb al-Futûh. Cette barbacane, installée entre les deux tours de l’entrée, aurait été détruite lorsque que la zone extra-muros fut urbanisée au cours du VIIIe/XIVe siècle (Maqrîzî, Taqyi el-Din Ahmad Ibn Ali, Tome 2, édité par Ayman Fouad Sayed, Ed. Dar el-Furqan, Londres, 2002-2004, p. 274). Une barbacane protégeait aussi Bâb al-Nasr, cette défense avancée subsista jusqu’au règne du sultan Barqûq qui décida sa destruction afin de construire à son emplacement la citerne de son sabîl (Maqrîzî, tome 2, page 271). Bâb al-Tawfiq et Bâb Zuwayla étaient protégées différemment, au moyen d’une rampe et d’un glacis. Voir : St. Pradines et O. Talaat, « Les fortifications fatimides du Caire : Bâb al-Tawfiq et l’enceinte en briques crues de Badr al-Gamâlî », Annales islamologiques 41, 2007, p. 240-241 et M. Abul Amayem, op. cit. (n. 13), p. 46-47 et fig. 1 et 13.

17. Hauteur sans les minarets mamelouks ajoutés postérieurement. 18. P. Sheehan, Babylon of Egypt. The Archaeology of Old Cairo and the Origins of the City,

ARC-AUC Press, Le Caire, 2010, p. 5-7 et p. 60-61. 19. Les architectes de l’enceinte fatimide seraient originaires d’Édesse. Voir : J.-P. Fourdrin,

« L’association de la niche et de l’archère dans les fortifications élevées en Syrie entre le VIe et le XIIe siècle », Syria LXXV, 1998, p. 293-294.

symboliques de la dynastie fatimide et du pouvoir de son Vizir. Le front nord de la ville est percé par deux portes : Bâb al-Nasr à l’est et Bâb al-Futûh à l’ouest. Bâb al-Nasr est une entrée droite de 24 m de large, 20 m de profondeur et 21 m de haut. L’entrée est défendue par deux tours de plan carré de 8 m de côté. La tour est pleine au 2/3, seule la partie supérieure est mise en défense avec des chambres de tir. Bâb al-Futûh est une entrée droite protégée, elle aussi, par un assommoir à trémies. Elle est flanquée de tours semi-circulaires oblongues de 7,5 m de large et projetées en avant de 7,5 m. L’ensemble de la porte mesure 23 m de large, 25 m de profondeur et 22 m de hauteur. Selon Maqrîzî, Bâb al-Nasr et Bâb al-Futûh étaient précédées et défendues par des bashura détruites sous les Mamelouks – ces barbacanes offraient une protection supplémentaire au moyen d’une entrée coudée16. Bâb Zuwayla est la porte au centre du front sud de la ville, cette porte se trouve exactement dans l’axe nord-sud de Bâb al-Futûh. Avec leurs tours semi-circulaires oblongues, ces deux portes sont très proches, sans être identiques. Bâb Zuwayla mesure 26 m de large, 25 m de profondeur et 24 m de haut17.

Ces trois portes monumentales sont des éléments que l’on peut qualifier d’exogènes, ou au moins d’anachroniques d’un point de vue architectural. Anachroniques, si l’on pense qu’elles sont direc-tement inspirées de portes byzantines ou romaines, comme par exemple la porte de Qasr al-Sâm construite sous Hadrien (98-117) dans le vieux Caire, l’antique Babylone18. Exogènes, car d’un point de vue typologique, de nombreux éléments rappellent la Syrie du Nord, ainsi les archères semblent influencées par les régions d’Édesse et d’Antioche, pour Fourdrin cette filiation est directe et évidente, notamment à Diyâr Bakir 19. Ces influences sont assez

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1034 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Bab-al-Futuh

Plan Rez-de-chaussée

Bab-al-Futuh

Plan premier étageN

0 5 10 m.

Elévation de la façade 0 5 10 m.

Bab al Futuh

Localisation

N

FIG. 4. – Plan et élévation de Bâb al-Futûh (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1035

20. D. Nicolle, Arms and Armour of the Crusading Era, 1050-1350, Greenhill, Londres, 1999, p. 125-126.

21. No 2762 dans le Répertoire chronologique d’Épigraphie arabe, Le Caire, 1936. 22. S. Blair, « Decoration of city walls in the medieval Islamic world: the epigraphic message »,

dans City walls. The urban enceinte in global perspective, J. D. Tracy éd., Cambridge (Ma.), 2000, p. 488-530 ; I.A. Bierman, Writing Signs: The Fatimid Public Text, Berkeley, Los Angeles-London, 1998 ; J. M. Bloom, « Walled cities in Islamic North Africa and Egypt with particular reference to the Fatimids (909-1171) », dans City walls. The urban enceinte in global perspective, J. D. Tracy éd., Cambridge (Ma.), 2000, p. 219-246.

23. Abu-Salih al-Armani, The Churches and Monasteries of Egypt and Some Neighbouring Countries, traduit et commenté par B. Evetts, The Clarendon Press, Oxford, 1895, 382 p. et Maqrîzî, Taqyi el-Din Ahmad Ibn Ali, 4 tomes, édité par Ayman Fouad Sayed, Ed. Dar el-Furqan, Londres, 2002-2004.

cohérentes, car Badr al-Gamâlî arrive en Égypte avec ses troupes syriennes et ses maîtres d’œuvre arméniens. Avant même l’arrivée du grand Vizir, les Arméniens étaient une composante essentielle de l’armée fatimide, fantassins, cavaliers et archers, ils amènent avec eux, leurs armes et leurs arts de la guerre. À ce propos, les décora-tions des portes jouent un rôle primordial. Les boucliers de Bâb al-Nasr, décrits par Nicolle, représentaient certainement les deux corps d’armée, infanterie et cavalerie, et servaient à la représenta-tion des cérémonies d’investiture, des grands défilés et des parades militaires20. Mais c’est surtout l’inscription, entre Bâb al-Futûh et Bâb al-Nasr, qui magnifie la puissance des Fatimides. Ce bandeau épigraphique, composé de plaques de marbre blanc, mesurait 59 mètres de long. Les plaques sont soutenues par 42 clous en bronze. Le texte est sculpté en coufique fleuri, d’un style superbe et d’une exécution très soignée, il célèbre la construction des murailles qui entourent le Caire et mentionne la date de commencement des travaux (480/1087)21. C’est un élément épigraphique unique et un formidable outil de propagande pour les Fatimides. De nombreux chercheurs, comme Bloom, Blair ou Bergman, prennent l’exemple de Diyâr Bakir afin de comparer les bandeaux épigraphiés de cette cité avec le Caire22.

Selon une tradition rapportée au début du XIIIe siècle par Abû Sâlih dans son livre Églises et Monastères d’Égypte, tradition reprise par Maqrîzî, trois ingénieurs arméniens auraient construit les portes du Caire, ils auraient collaboré avec un moine copte23. La tradition veut que ces trois ingénieurs aient été arméniens comme Badr al-Gamâlî, mais si Abû Sâlih atteste avec précision de l’origine géographique de ces trois frères – la cité d’Édesse (al-Ruhâ / Urfa) – il n’est jamais fait mention dans son texte de leur origine sociale ou de leur religion. De plus, la tradition de trois frères arméniens

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1036 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

24. En 1920, l’architecte Patricolo trouva une tour dont le plan était très proche de celle de Bâb al-Futuh et Bâb Zuwayla. Il s’agirait de la Bâb al-Qantara de l’enceinte de Badr al-Gamâlî et non pas de Gawhar comme le suggère Creswell. La porte fut démolie par Qâsim Pâsha, gouverneur du Caire en 1878. Voir : K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, Clarendon Press, Oxford, 1952, p. 25-26.

25. St. Pradines et J. den Heijer, « Bâb al-Tawfîq : une porte du Caire fatimide oubliée par l’histoire », Le Muséon 121, 2008, p. 143-170.

26. A. Fouad Sayyid, La capitale de l’Égypte jusqu’à l’époque fatimide, al-Qâhira et al-Fustât. Essai de reconstitution topographique, Franz Steiner, Beyrouth, 1998, p. 418-431.

ayant bâti chacun une porte relève plus du mythe que d’une réalité. Les ingénieurs et tailleurs de pierre d’origine arménienne devaient être beaucoup plus nombreux. En effet, l’enceinte urbaine de Badr était percée par de nombreuses portes dont au moins deux autres étaient en pierre. La première est située au nord-ouest de la ville, Bâb al-Qantara, la porte du pont enjambant le khalîg a été détruite par le gouvernorat du Caire en 1878. D’après Ali Mubarack, la porte avait été relevée et une inscription en coufique aurait surmonté la porte, malheureusement non étudiée. Il ne nous reste plus qu’un plan, qui montre tout de même une entrée droite encadrée par des tours semi-circulaires oblongues24. Plus modeste, il existe une autre porte fatimide, Bâb al-Tawfîq, située au milieu du front oriental du Caire (fig. 5)25. D’une hauteur de 9 m, cette porte est plus connue sous son nom d’usage, Bâb al-Barqiyya, d’après Fouad Sayyid26. L’entrée est surmontée d’une inscription de cinq lignes en coufique fleuri gravées sur une plaque de marbre. La porte était protégée par une rampe constituée de blocs de granit mise au jour en 2005. Cette rampe rappelle le glacis, ou zallâqa, qui défendait Bâb Zuwayla, mais qui fut démantelé sous les Ayyoubides. Bâb al-Tawfiq était flanquée de deux tours quadrangulaires en briques crues. Le plan de cette porte n’est donc pas sans rappeler Bâb al-Nasr.

Dans un effort de monumentalité, les fronts nord et sud de la ville ont été construits en partie en pierre et les fronts est et ouest furent montés en briques crues. De la muraille sud, il ne reste que Bâb Zuwayla, l’enceinte ayant été envahie et détruite progressivement par les mosquées et les habitats mamelouks et ottomans installés entre cette zone et Bâb al-Wazîr. La courtine nord entre Bâb al-Futûh et Bâb al-Nasr a été construite en pierre et n’a pas souffert de l’urba-nisation car l’espace extra muros n’est bordé, au nord, que par une nécropole. De toutes nos observations, archéologiques ou bibliogra-phiques, se précisent des constantes stylistiques à propos des fortifi-cations fatimides du Caire. L’enceinte de Badr al-Gamâlî est rythmée par des tours et des contreforts quadrangulaires, seules les tours des

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1037

27. M. Van Berchem, op. cit. (n. 5), p. 411-495.

portes de Bâb al-Futûh et Bâb Zuwayla sont des éléments semi-circulaires oblongs. Dès 1891, Van Berchem avait déjà constaté cette organisation27. Le front sud en pierre, à côté de Bâb Zuwayla, comporte une tour rectangulaire de 8 m sur 7,7 m et deux contre-forts de 4 m sur 3,4 m. Le front nord comporte deux tours entre Bâb al-Futûh et Bâb al-Nasr, l’une mesurant 5 m sur 4,7 m et l’autre 8 m sur 4,7 m. On peut rajouter à cette liste les deux tours encadrant l’entrée de Bâb al-Nasr.

Pour conclure ce chapitre, les portes, mais aussi une partie des fronts nord et sud de la ville, reflètent bien une présence « armé-nienne ». Cette présence est caractérisée par un style de la taille de

FIG. 5. – Photographie de Bâb al-Tawfiq (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

Page 12: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

1038 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

28. Les troupes arméniennes étaient évaluées à 7000 hommes cantonnés au nord du quartier d’Husayniyya. Ces soldats chrétiens, fantassins et cavaliers, étaient arrivés en masse sous Badr al-Gamâlî. Voir : S. Dadoyan, The Fatimid Armenians: Cultural and Political interaction in the Near East, Brill, Leyde, 1997, 214 p. et Y. Lev, Saladin in Egypt, Brill, Leyde, 1999, p. 141.

29. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, Clarendon Press, Oxford, 1952, 292 p. et 125 pl.

la pierre, très raffiné, où l’on retrouve un lexique décoratif propre aux Byzantins, mais aussi des types d’archères et des ouvrages de flanquement de tradition antique. Cette architecture démontre clai-rement le rôle – connu – des Arméniens dans l’armée fatimide28. Ce rôle va être renforcé à la fin du Ve/XIe siècle par Badr al-Gamâlî, qui arrive avec son armée, ses ingénieurs et ses tailleurs de pierre.

L’ENCEINTE EN BRIQUES CRUES : ARMÉNIENS OU AFRICAINS ?

Nos fouilles ont remis en question beaucoup de certitudes que la communauté scientifique avait sur les murailles du Caire. Notamment, l’idée reçue que la muraille de Badr al-Gamâlî, datée de 1087-1092, ait été construite uniquement en pierre. Cette idée reçue vient des travaux de Creswell29. Pour cet auteur, l’enceinte de Badr al-Gamâlî n’était qu’une extension au nord et au sud de la ville primitive et selon lui, toute l’enceinte était en pierre.

Les portions d’enceintes découvertes démontrent la continuité de la fortification de Badr al-Gamâlî sur tout le flanc oriental du Caire fatimide, de Burg al-Zafar à Burg al-Mahrûq. Nos fouilles ont prouvé que le tracé oriental, était composé uniquement de briques crues, avec une porte en pierre, Bâb al-Tawfiq. Le nord était protégé, en partie, par une enceinte en briques crues. Cette enceinte se trouve à un décrochement de la muraille fatimide, au sud-est de Bâb al-Nasr. Il est fort probable que ce décrochement de l’enceinte en pierre vienne s’intégrer dans le tracé de l’enceinte en briques crues, qui file ensuite vers l’est en direction de Burg al-Zafar (fig. 6). L’enceinte et les ouvrages de flanquement sont très réguliers sur tous les sites que nous avons fouillés, à Burg al-Zafar, Bâb al-Gadîd, Bâb al-Tawfiq et sur le Parking Darassa. Il s’agit soit de tours quadrangulaires de 7 à 8 m de côté, en alternance avec des contreforts de 3 à 4 m de côté (fig. 7 et 8). Les enceintes et les tours sont aveugles à la base, les positions de tir étant situées à l’étage. Il important de souligner que les éléments de la défense – c’est-à-dire les saillants sur les courtines et les portes – obéissent à un plan qui ne tient pas compte de la nature des matériaux de construction, puisqu’il s’agit parfois de

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1039

30. St. Pradines et alii, « Excavations of the Archaeological Triangle. 10 years of Archaeological excavations in Fatimid Cairo (2000 to 2009) », Mishkah 4, 2009, p. 202.

brique crue, parfois de pierre calcaire pour les front nord et sud de la ville. Aujourd’hui fortement arasée, l’enceinte en briques crues avait une hauteur estimée de six à sept mètres. Cette hauteur a été calculée en fonction de différents critères comme la hauteur de la plus petite porte, Bâb al-Tawfiq, qui est de neuf mètres. Les cour-tines étant toujours plus basses que les portes, l’enceinte ne pouvait donc pas dépasser les sept mètres. Ensuite, la largeur de la courtine fatimide est de 3,7 m, une épaisseur assez proche de la muraille de Saladin qui mesure 4 m d’épaisseur et culmine à presque 6 m de haut. L’enceinte fatimide devait être impressionnante, son aspect était renforcé par un crépi jaunâtre qui couvrait la maçonnerie de briques30. Les fortifications fatimides du Caire présentaient donc un aspect lisse, massif et uniforme.

Nécropole de Bab al-Nasr

0 5 25 50 m

Sh.

Al-M

anso

uria

h

Sh. Galal

Qalam Al Murur

Tour N°21Tour N°20 Tour N°19

Tour N°37 Tour N°38

Tour N°39

Burg al-Zafar

Bab al-Nasr

Tour N°40

Tour N°41

Tour N°42

Tour N°43

Tour N°44

Bab al-Gedid

Enceinte de Badr al-Gamali (1087-1090)

Khan al-Khalili (Le Caire médiéval)

Extension contemporaine de la ville

Bâtiments postérieurs à 1950

Zones de fouille

Numérotation du service des antiquitésTour n°

Muraille de Salah al-Din, 1169-1178)

Sites archéologiques

N

FIG. 6. – Plan de l’enceinte fatimide en briques crues de Bâb al-Nasr à Bâb al-Gedid (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

Page 14: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

1040 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

FIG. 7. – Photographie de l’enceinte fatimide derrière Bâb al-Gedid (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

FIG. 8. – Photographie de l’enceinte fatimide sur le site du Parking Darassa (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

Page 15: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1041

31. St. Pradines et J. den Heijer, « Bâb al-Tawfîq : une porte du Caire fatimide oubliée par l’histoire », Le Muséon 121, 2008, p. 143-170.

32. Consulter : Fr. Monnier, Les forteresses égyptiennes. Du Prédynastique au Nouvel Empire, Safran, 2010, 208 p.

33. W.B. Emery, H.S. Smith et A. Millard, The Fortress of Buhen. The Archaeological Report, 49th Excavation Memoir, The Egypt Exploration Society, Londres, 1979, 225 p. et 108 planches (surtout pl. 3). C’est l’une des plus importantes publications sur une forteresse pharaonique de Nubie.

34. J. Bacharach, « African Military Slaves », International Journal of Middle East Studies 13, 1981, p. 471-495.

La datation de cette enceinte en briques crues est bien callée grâce à des critères stratigraphiques, architecturaux et épigraphiques. Le mur en briques était relié à Bâb al-Tawfiq, il possède la même semelle de fondation que les murs de la porte et son dallage31. L’enceinte en briques crues est parfaitement chaînée à l’appareil en pierre au sud de la porte. Les fouilles ont démontré que l’enceinte orientale en briques crues est contemporaine de l’érection la porte fatimide et date, d’après son inscription in situ, de 1087-1092. Enfin, l’enceinte retrouvée au sud de la rue d’al-Azhar, sur le Parking Darassa, comprenait une tour qui reposait sur mausolée funéraire daté du début du Ve/XIe siècle.

Concernant la nature du matériau de construction de l’enceinte, la brique crue : cet emploi n’a rien d’étonnant et nous savons qu’il était fréquemment employé par les Abbassides. Ce sont les critères locaux qui étaient d’abord pris en compte. Ainsi, les enceintes en briques crues avec des portes monumentales en pierre sont des systèmes bien connus en Égypte depuis la période pharaonique32. Les murs d’enceinte des temples ressemblaient à ceux des forts et des villes comme par exemple le fort de Buhen33 en basse Nubie. Ces enceintes pouvaient atteindre 11 m de hauteur voire plus. La tradition des enceintes en briques crues a perduré fort longtemps et les enceintes fatimides du Caire ont été influencées par ces tech-niques locales « égyptiennes ». Bien sûr, Badr al-Gamâlî a fait appel à des experts issus de son milieu et de sa région d’origine. Néanmoins, il existait d’autres contingents dans l’armée fatimide. Un de ces contingents était composé de Soudanais, pour la plupart des Sayydis et des Nubiens de la région d’Assouan34. Ces popula-tions ont et continuent d’utiliser, une architecture en terre crue. Ce sont ces techniques de construction qui ont été employées pour une partie de l’enceinte. Les fortifications du Caire sont bien un phéno-mène social total car elles reflètent la société et la hiérarchie des vivants. Les portes en pierre rappellent les officiers arméniens et l’enceinte en briques crues s’ancre dans des traditions de la haute Égypte remontant à l’époque pharaonique.

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1042 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

35. Ibn Abî Tay dit que Saladin rénova les murs du Caire en partie détruits en 566/1170-71, cette information est ensuite reprise par Maqrîzî. Mais dans un autre passage, conforté par le secré-taire de Saladin Imâd al-Dîn, Ibn Abî Tay dit que Saladin fit construire la muraille autour de Misr-Fustât ainsi que la citadelle en 572/1176. Il s’agit de la seconde phase de fortification de Saladin, devenu alors Sultan. Cette division en deux phases est déjà expliquée par P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 535 et K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. II, Clarendon Press, Oxford, 1959, p. 181-196.

36. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, 1952, p. 194-196 et vol. II, p. 53.

SALADIN ET LES DERNIÈRES FORTIFICATIONS FATIMIDES, 564-66/1169-71

Nommé vizir en 564/1169 sous le règne du Calife fatimide, al-‘Adhid (555-67/1160-71), Saladin va commencer par restaurer et améliorer les défenses du Caire. Cet épisode était connu par les sources, notamment Imâd al-Dîn, Ibn Abî Tay et Maqrîzî, épisodes compilés par la suite par Casanova35. Mais ces refortifications n’avaient pas été identifiées par l’archéologie. En effet, dans son chapitre consacré aux murailles nord, Creswell commence par se poser une question : quelle part de l’enceinte peut être attribuée à Saladin et quelle part est due à Badr al-Gamâlî et cet auteur établit deux grandes divisons liées à ces deux chefs de guerre, Saladin et Badr36.

Pour illustrer cette période, nous allons examiner la tour de Zafar, où nous avons mené cinq campagnes de fouilles et d’études archi-tecturales de 2007 à 2011. Burg al-Zafar, « la tour des victoires », protégeait l’angle nord-est du Caire fatimide. La tour mesure 16 m de diamètre et elle est composée de quatre niveaux de circulation : une plate-forme sommitale, deux galeries circulaires de décharge connectées par un palier à une galerie à l’étage intermédiaire et un rez-de-chaussée avec une salle à coupole (fig. 9 et 10). La salle du rez-de-chaussée fait 8,48 m de diamètre en œuvre. Burg al-Zafar a seulement deux niveaux de défense. Le rez-de-chaussée est composé de sept archères. À l’étage, les six niches d’archères ne sont pas standardisées, il y a plusieurs modèles d’archères. Le rez-de-chaussée n’est pas de plain-pied, on y accède par un escalier descendant au revers de la tour. Les archères donnent sur le fossé à l’extérieur, tout comme les poternes flanquant la tour. La salle hexagonale est percée sur chaque face avec une volée de trois marches et une chambre de tir de 1,5 m de côté. Les claveaux des arcs de certaines baies ont des bossages tabulaires taillés en triangle. La salle est couverte d’une grande coupole. La transition du plan octogonal vers le plan circulaire de la coupole est assurée par des

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1043

Fig. 9. – Plans des quatre niveaux de Burg al-Zafar, Tour n° 38 (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

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1044 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

0 5 10 m.

0 m 5 10 15 20 m

FIG. 10. – Coupe de Burg al-Zafar et plafond de la poterne sud (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1045

37. Appelés ainsi par Creswell, « les trois socles énigmatiques » sont identiques à ceux trouvés sur la plate-forme au sommet de Burg al-Zafar ; pour la tour à l’ouest de Bâb al-Nasr, il s’agit des cavités A, B et C et à Bâb al-Futûh de S1 et S2 (voir : K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, 1952, p. 174). Seules deux cavités ont été trouvées à Zafar, mais nous pensons qu’une troisième cavité existait mais a été bouchée lors des restaurations du dallage au revers de la tour par le Comité de conservation des monuments arabes.

38. D. Nicolle, Arms and Armour of the Crusading Era, 1999, p. 135, fig. 324a-q, p. 402.

trompes d’angles avec des muqarnas en faible relief alternés avec des niches recti-curvilignes à fond plat. Le premier étage est composé d’une gaine circulaire qui court au niveau des reins de la coupole et dessert six archères. La terrasse au sommet de la tour de Zafar est percée par deux cavités. Ces cavités d’une trentaine de centimètres de côté rappellent les trois socles « énigmatiques » décrits par Creswell au-dessus de Bâb al-Nasr37. Des perforations quasi-identiques sont visibles aussi sur la grande tour à l’ouest de Bâb al-Futûh. Pour Creswell il pouvait s’agir d’un système de fixa-tion pour une machine de guerre, un mangonneau. Pour Nicolle, il s’agirait d’un système d’attache pour un Sabakah38, qui est un grand bouclier mobile. Pour Nasser Rabat, il pourrait s’agir d’un belvé-dère comme ceux de la citadelle (communication personnelle). Une autre hypothèse serait de trous de fixation pour des portes éten-dards. Enfin, comme nous l’a suggéré Renault Beffeyte, ces trous seraient peut-être des points d’ancrage d’une grue permettant de monter les éléments d’un trébuchet. Dans tous les cas, il est impor-tant de noter cette similitude entre Burg al-Zafar et la muraille fatimide.

La maçonnerie du parement extérieur de l’enceinte change radica-lement à 11 m au sud de Burg al-Zafar : le parement de petit module de la tour d’angle fait place à un parement épais et rustique, caracté-ristique de la muraille ayyoubide. La liaison est marquée par un fort coup de sabre sur les deux faces de la muraille, avec des pierres taillées en T ou en L pour recevoir l’accroche du parement plus récent. Par ailleurs, la même observation peut être faite au nord de Burg al-Mahrûq, la tour qui marque l’angle sud-est de la ville fati-mide. Ce changement de maçonnerie n’est pas toujours un indicateur chronologique, car les tours maîtresses sont souvent construites avant les courtines, qui les relient au reste du dispositif défensif. Néanmoins, dans le cas de Burg al-Zafar et Burg a-Mahrûq, ces observations ne font qu’appuyer et confirmer nos observations. De par son style architectural (décorations et organisation des espaces internes), Burg al-Zafar rappelle fortement les ouvrages fatimides de Bâb al-Nasr et Bâb al-Futûh.

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1046 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

39. Les frises de la maqsûra en bois de la mosquée al-Sâlih Talâ’i, datée de 1160, rappellent aussi le plafond de la poterne sud de Burg al-Zafar (voir : K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, 1952, p. 285-287). Dès 1886, Henry Kay notait que le style de Burg al-Zafar était complètement différent du reste des murailles de Saladin (voir : H. Kay, « Inscriptions at Cairo and the Burju z-Zafar », Journal of the Royal Asiatic Society 18-1, 1886, p. 86).

40. L. Korn, « The Façade of As-Sâlih Ayyûb’s Madrasa and the Style of Ayyubid Architecture in Cairo », dans Egypt and Syria in the Fatimid, Ayyubid and Mamluk Eras III, U. Vermeulen et J. Van Steenbergen éd., Peeters, Louvain, 2001, p. 106-107 et L. Korn, Ayyubidische Architektur in Ägypten und Syrien. Bautätigkeit im Kontext von Politik und Gesellschaft 564-658/1169-1260, Heidelberger, Institut allemand du Caire, 2004, p. 17-18.

41. P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 535 et K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. II, 1959, p. 181-196.

42. Burg al-Qarrâtîn est le nom d’origine de la tour de Mahrûq. Un épisode de l’histoire changea le nom de cette grande tour et de la porte située à proximité. Le premier nom de cette porte était Bâb al-Qarrâtîn jusqu’en 652 /1254. À cette date, un conflit avait éclaté entre le premier sultan mame-louk Al-Mu’izz Aybak et un émir nommé Aqtai. Ce dernier fut assassiné et les officiers mamelouks qui lui étaient fidèles, décidèrent de s’enfuir du Caire par peur de représailles sanglantes. À la nuit tombée, ils brûlèrent les battants en bois de la porte d’al-Qarrâtîn et ils s’échappèrent en direction de

Creswell avait bien constaté39 que le parement extérieur de Burg al-Zafar comporte une assise de petites colonnes en boutisse, élément qui rappelle bien sûr les portes fatimides du Caire, mais aussi le parement de la mosquée al-Sâlih Talâ’i’, datée de 554/1160. D’autre part, la décoration du plafond de la poterne sud de Burg al-Zafar est, quant à elle, très proche du mihrâb d’Umm Kulthûm daté de 515/1122. Les pendentifs sphérico-triangulaires de la salle à coupole sont eux caractéristiques de l’art arménien, ils se retrouvent à Burg al-Zafar et dans tour à l’ouest de cette dernière. L’utilisation d’arcs en plein cintre pour les portes et les niches d’archères contrastent avec les arcs brisés de la muraille ayyoubide. Dans son ouvrage sur l’architecture ayyoubide, Korn constate, comme Creswell, que Burg al-Zafar et Burg al-Mahrûq témoignent d’une survivance de la tradi-tion décorative fatimide40.

Les résultats de nos fouilles sur Burg al-Zafar viennent renforcer et préciser nos observations architecturales. Nous avons identifié une grande tour d’angle en briques crues située intra muros, juste derrière Burg al-Zafar et datée du vizir Badr al-Gamâlî. L’étude architecturale du bâti réalisée ces dernières années a démontré que la courtine ayyoubide de 569-73/1174-1178 venait s’accrocher au sud de la tour d’angle, plus ancienne. Il semble donc que Burg al-Zafar soit postérieure à 484/1092 et antérieure à 569/1174. Cette tour est donc un témoignage matériel de ce que les textes nous décri-vaient41, les refortifications du vizir Saladin.

Plus au sud, sur le front oriental des murailles du Caire, au pied de l’actuel parc al-Azhar, se trouve une tour massive, très proche stylistiquement de Burg al-Zafar. Burg al-Mahrûq42 a un diamètre de

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1047

l’est par la brèche ainsi formée. Depuis cette époque, cette porte fut nommée « al-Bâb al-Mahrûq » et la tour maîtresse située à côté prit le même nom (consulter : A. F. Sayyid, La capitale de l’Égypte jusqu’à l’époque fatimide, 1998, p. 418-424).

43. Des portions de muraille d’Alexandrie sont attribuées aux Toulounides, pourtant certaines tours circulaires rappellent fortement les ouvrages de Zafar et de Mahrûq et nous savons que Saladin fortifia la ville. L’étude des fortifications d’Alexandrie est donc à reprendre…

44. Notre dénomination n’est pas dénuée de sens, car toutes les grandes tours portaient des noms.

16 m pour une hauteur de 15 m. Elle comporte trois niveaux actifs de défense. Le rez-de-chaussée comporte sept archères, le premier étage six archères, et cinq archères appuient le couronnement au deuxième étage. Cette tour possède donc quelques éléments qui la différentient de Burg al-Zafar, notamment le couronnement avec un niveau de défense supplémentaire. Les deux tours d’angle, Zafar et Mahrûq, font partie du même programme architectural43. Elles forment respectivement les angles nord-est et sud-est de la ville de Badr al-Gamâlî, c’est un élément topographique évident quand l’on observe un plan du Caire (fig. 11).

Située à égale distance entre Burg al-Zafar et Burg al-Mahrûq, la tour semi-circulaire T.47 est très massive et apparentée à Zafar et Mahrûq, d’un point de vue stylistique, avec au rez-de-chaussée, une salle de plan hexagonal couverte par une coupole. Au premier étage, une gaine dessert quatre niches d’archères (fig. 24). Au niveau topo-graphique, cette tour se trouve à exacte distance entre les tours de Zafar et de Mahrûq. Elle marquait en fait un axe important de la ville fatimide et ayyoubide, la porte de Barqiyya. Cette entrée, encore ensevelie sous les collines de Darassa, reste encore à découvrir, mais la porte fatimide de Tawfiq, située à côté, marque encore son empla-cement. La plus grande porte ayyoubide à l’Est du Caire devait se trouver en avant de l’ancienne Bâb al-Tawfiq. La porte ayyoubide était protégée par la tour massive T.47 que nous appelons Burg al-Barqiyya44. La tour dite de « Barqiyya » protégeait l’entrée prin-cipale des murailles orientales du Caire. Les trois tours maîtresses de Zafar, Barqiyya et Mahrûq seraient donc à dater de l’extrême fin de la période fatimide, 564-66/1169-71.

Concernant le front nord, des fortifications de cette période sont visibles à l’ouest de Bâb al-Futûh, juste après le gros saillant appelé aussi « la tour de l’escalier » par Creswell. La tour ronde outrepassée est un ouvrage atypique, reliée à la courtine nord par deux pans de murs biais (fig. 12). La tour T.28, appelée aussi tour ronde outrepassée, est un ouvrage de 11,63 m de large d’est en ouest et d’une longueur de 15,84 m, du nord au sud. Sa hauteur atteint

Page 22: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

1048 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

VILLE

COLLINES DEDARASSA

Bâb al-Wazir

Bâb al-Mahrûq

COLLINES DEBARQIYYA

Bâb al-Tawfiq

Bâb al-Barqiyya

Bâb al-Gedid

Burg al-Zafar

Burg al-Barqiyya

Burg al-Mahrûq

0

100 m

500m

N

Caire fatimide

FIG. 11. – Plan des murailles ayyoubides orientales (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

Page 23: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1049

Sol

N

Localisation

Bab-al-Futuh

0 m 5 10 15 20 m

N

FIG. 12. – Tour n° 28, dite tour « ronde outrepassée » (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

Page 24: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

1050 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

17,29 m, depuis le seuil de l’escalier jusqu’au sommet du parapet, la tour dépasse de 8,48 m par rapport aux courtines des murailles adjacentes. Le plan de la tour est composé d’un édicule arrière rectangulaire, côté intra muros et d’une saillie projetée en avant des courtines sur 3 m. Cette saillie forme un flanquement circulaire outrepassé d’un diamètre de 9,3 m. La tour T.28 est dotée d’une base pleine comme les ouvrages fatimides et d’une grande salle à l’étage. Cette salle, de plan barlong, est voûtée en plein-cintre et terminée par un cul-de-four. Les murs de la salle font près de 2 m d’épaisseur et cinq archères à niche sont aménagées à l’étage.

Creswell s’est posé la question de l’attribution de cette tour aux constructions de Badr al-Gamâlî ou aux travaux de Saladin45, notamment à cause de sa base pleine, des colonnes en boutisses en façade et des arcs en plein cintre des ouvertures. Creswell avait aussi remarqué un changement du niveau des assises, marqué aussi du côté intra muros, où la maçonnerie de gros blocs rustiques change pour des petits blocs bien taillés avec des plates-bandes de 8 cm et une partie en léger bossage rustique d’un demi-centimètre, comme à Burg al Zafar. Creswell attribue cette tour et les 50 m de courtine suivants à Badr al-Gamâlî. Pour Van Berchem, cette tour est liée aux travaux de Saladin46, car c’est la seule tour circulaire recensée dans l’enceinte fatimide et les archères à niches sont de facture ayyoubide. Pour nous, cette tour est bien commanditée par Saladin entre 564/1169 et 566/1171. La tour T.28 est vraiment le prototype du changement opéré entre le plan carré fatimide et les tours semi-circulaires ayyoubides. Dans l’angle nord-est, de la ville nous avons identifié une autre tour de transition plus aboutie, la tour T.37 qui conserve cette finesse fatimide. La tour T.37 est loca-lisée immédiatement à l’ouest de Burg al-Zafar, dont elle partage de nombreuses caractéristiques architecturales et décoratives, notamment les chambres de tir au niveau du fossé et une salle à coupole sur trompes d’angles47. Néanmoins, le plan au sol de cette tour s’inscrit déjà dans le programme architectural suivant de 1174-1178.

Une autre portion de la muraille nord pose un problème de datation, il s’agit de l’extrême nord-ouest, appelée partie H, par

45. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, 1952, p. 192-194. 46. M. Van Berchem, op. cit. (n. 5), p. 461. 47. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. II, 1959, p. 51. Cette tour a été fouillée

par notre équipe en novembre 2011.

Page 25: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1051

Creswell48. Cette portion de courtine mesure une longueur de 89,04 m ; une épaisseur de 4,05 m et une hauteur de 8,62 m. Cette portion de courtine commence à l’ouest de la tour T.27, dite « de l’escalier » et se prolonge jusqu’à la tour pentagonale T.30. Creswell note de légers changements dans la muraille avec des ouvertures surmontées d’arcs semi-circulaires, de colonnes en boutisse visibles à 13,5 m à l’ouest d’une latrine en encorbellement. La maçonnerie de la courtine change, elle devient plus rustique. Le type de pierre utilisé est différent, c’est un calcaire plus abîmé et plus fragile que celui de la muraille fatimide. Il y a aussi un chan-gement de niveau dans les assises du parement extra muros, ce changement est marqué aussi côté intra muros où la maçonnerie rustique de gros blocs change au profit de petits blocs bien taillés comme à Burg al-Zafar. Au bout de cette courtine se trouve une grosse tour pentagonale dont les salles et les chambres de tir sont couvertes de voûtes d’arrêtes. La tour T.30 marque un décroche-ment dans le tracé de la muraille, qui part ensuite vers le sud-ouest en direction de l’ancienne enceinte et de la porte fatimide de Bâb al-Qantara. Pour Creswell, ce type de voûte et de maçonnerie de la tour T.30 sont identiques à Burg al-Zafar, il date donc cette partie de muraille de l’époque de Saladin. Il précise qu’il s’agit de la seconde phase des travaux de Saladin, il s’appuie pour cela sur Maqrîzî qui dit que Saladin a prolongé le mur de Bâb al-Qantara jusqu’à Bâb Sarqiyya, puis jusqu’à Bâb al-Bahr, là où la muraille se termine au bord du Nil par la grande tour d’al-Maqs. Finalement, Creswell perçoit bien deux changements dans la maçonnerie de cette portion de muraille, l’un après la grande tour de l’escalier T.27 et l’autre à 30 m à l’est de la tour pentagonale T.30. Pourtant Creswell attribue la tour T.28 et les 55 m de courtine suivants (section H) à la période de Badr al-Gamâlî. Mais son argumentation manque de clarté et il reconnaît lui-même qu’il a des doutes sur la datation de ces travaux, et pour cause, il s’agit d’une période de transition.

Pour conclure, le vizir Saladin doit utiliser des savoirs faire locaux. Les sections de murailles identifiées pour cette période montrent l’ancrage de Saladin dans une tradition égyptienne « fati-mide ». Les travaux de 564-66/1169-71 sont d’abord destinés à la cité califale, il faut protéger al-Qâhira, c’est pourquoi, Saladin va

48. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. I, 1952, p. 194-196 et vol. II, 1959, p. 53.

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1052 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

fortifier les points faibles de l’enceinte, au nord-ouest avec la tour T.28 et la courtine jusqu’au Khalîg ; au nord-est avec la tour T.37 et Burg al-Zafar ; et l’angle sud-est avec Burg al-Mahrûq / al-Qarrâtîn. Située à égale distance entre les tours d’angles de Zafar et de Mahrûq, Bâb al-Tawfiq est doublée par une nouvelle porte, Bâb al-Barqiyya, et protégée par une tour massive.

2. La muraille ayyoubide du Caire

Contrairement à ce qui a été affirmé par de nombreux auteurs49, la muraille ayyoubide du Caire n’a jamais mesuré une vingtaine de kilomètres, mais près de douze50. Elle aurait compté près de 80 tours depuis al-Maqs, au nord-ouest jusqu’à Fûstat, au sud-ouest. Elle reliait le Caire des Fatimides au vieux Caire, Misr-Fûstat, et fut construite en six grandes phases de 1169 à 1237. Il aura donc fallu presque soixante-dix ans pour enfermer la ville dans une enceinte semi-circulaire qui allait de Burg al-Maqs sur la rive nord-ouest du Nil, jusqu’à la rive sud-ouest du Nil, à Bâb al-Qantara. Malgré quelques tentatives avortées, la partie occidentale du Caire resta toujours ouverte sur le Nil.

La phase 1 commence avant l’avènement de la dynastie ayyou-bide (1169-1173). Comme nous l’avons expliqué dans la partie précédente, les travaux des murailles débutent de 1169 à 1171, lorsque Saladin était vizir du dernier calife fatimide. Après la mort de ce dernier et le sunnisme rétabli en Égypte, les travaux de fortifi-cation ne s’arrêtèrent pas, comme le prouvent nos récents travaux sur les murailles nord. D’autres tours furent construites de 1171 à 1173. Ces tours commencent à s’affranchir des modèles fatimides, cette période est incertaine, les tours du front nord-est et nord-ouest sont révélatrices de ces tentatives architecturales. Les bâtisseurs sont à la recherche de nouvelles formes et l’architecture de la grande muraille du Caire est en pleine gestation. Néanmoins, les travaux restent limités au Caire fatimide.

La phase 2, le grand chantier de Saladin, va débuter en 569/1173-74. Après son expédition en Syrie, devenu sultan, maître de Damas

49. K.A.C. Creswell, Muslim Architecture of Egypt, vol. II, 1959. Son troisième chapitre est consacré aux murailles de Salah ad-dîn (p. 41-63), soit 22 pages (Pl. 8).

50. Sur le tracé, la localisation des murailles et des portes, on consultera les cartes de : Pagano, 1549 ; Description de l’Égypte, 1798-1801 ; Grand bey, 1874 et la Carte des monuments islamiques de 1948.

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1053

et du Caire, Saladin ne veut plus se contenter de restaurer les murailles de la ville fatimide, mais il désire construire quelque chose de nouveau, certainement son plus beau projet de roi bâtis-seur. Saladin adoptera des solutions techniques différentes et fera appel à des ouvriers syriens. Les échanges entre les deux territoires sont plus ouverts et fréquents, ils s’accélèreront après la victoire de la bataille de Hattîn en 583/1187. La grande muraille va protéger le Caire des Fatimides et Fûstat. Une citadelle est érigée entre les deux agglomérations. Véritable centre de commandement, la cita-delle protège la ville et la domine fièrement. Saladin lance les travaux sous la direction de son émir Qarâqûsh. La première phase des travaux commence en 569/1173-74 et se termine en 1177-78. MacKenzie pensait que cette date, donnée par Maqrîzî, était fausse et penchait plutôt pour un début des travaux en 572/117751. Nos récentes fouilles archéologiques ont démontré qu’il n’en était rien, surtout avec la découverte d’une nouvelle inscription portant la date de ces travaux52. Au niveau topographique, cette première muraille ayyoubide va de Bâb al-Qantara sur le Khalîg, au nord-ouest, jusqu’à Burg al-Mahruq à l’est. Ces travaux permettent de relier les ouvrages réalisés lorsque Saladin était encore vizir. Le flanquement de cette muraille est quasi régulier avec des tours semi-circulaires et des courtines de 60 à 110 mètres de longueur et de quatre mètres d’épaisseur. Les tours font près de six mètres de diamètre et sont dotées d’un plan cruciforme avec deux niches d’ar-chères latérales et une niche d’archère frontale. L’archère à niche est employée sur tout le circuit de la muraille, tant au sein des tours que des courtines. La circulation entre les tours et les courtines, mais également entre les niches d’archères des courtines, se fait à ciel ouvert par des massifs d’escaliers au revers de la muraille ou par le parapet. Selon le secrétaire de Saladin, Imad ad-Dîn, il y aurait eu deux autres fortifications isolées du côté du Nil, deux tours, l’une au nord, Burg al-Maqs53 et une autre au sud, à Kôm

51. Mackenzie a proposé une périodisation très détaillée et documentée de la construction des murailles ayyoubides : N. Mackenzie, « The Fortifications of al-Qahira (Cairo) under the Ayyubids », dans The Jihad and its Times: Dedicated to Andrew Stefan Ehrenkreutz, H. Dajani-Shakeel et R. Messier éd., University of Michigan, 1991, p. 71-94 et N. MacKenzie, Ayyubid Cairo. A Topographical Study, American University Press, Le Caire, 1992, p. 51 à 78.

52. St. Pradines, B. Michaudel, J. Monchamp, « La muraille ayyoubide du Caire : les fouilles archéologiques de Bâb al-Barqiyya et Bâb al-Mahrûq », Annales islamologiques 36, 2002, p. 287-337 et Fr. Imbert, « Une nouvelle inscription de Saladin sur la muraille ayyûbide du Caire », Annales islamologiques 42, 2008, p. 409-421.

53. D’ordinaire les tours n’ont pas de noms, celle-ci appelée Burg al-Maqs devait être compa-rable à Burg al-Zafar, et devait être une tour maîtresse.

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1054 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

al-Ahmar. À Fûstat, les travaux furent interrompus et Bâb al-Misr, construite par Qarâqûsh54, resta isolée, sans être reliée au reste du mur.

La phase 3 est la continuation du programme initial, de 1177-78 à 1192. Au nord-ouest de Bâb al-Fûtûh, Saladin reprend le tracé fati-mide mais étend sa muraille à l’ouest jusqu’au port et l’arsenal d’al-Maqs. Dans le détail, Qarâqûsh prolonge la muraille au nord-ouest de Bâb al-Qantara, de l’autre côté du canal depuis Bâb al-Shariyya jusqu’à Bâb al-Bahr55. Une porte, Bâb al-Hadid, est construite à côté de la tour d’al-Maqs. Maqrîzî parle d’un fossé creusé en 588/1192 et qui protégeait l’enceinte sur les flancs nord et est, depuis Burg al-Maqs à jusqu’à Burg al-Mahruq. Cette information permet aussi de comprendre que cette partie de l’enceinte était terminée à ce moment. Pour la partie sud, de Burg al-Mahrûq à la citadelle, la longueur moyenne des courtines est plus courte et varie entre 60 et 75 mètres. Le dispositif de circulation est différent et se rapproche de celui mis en place dans la citadelle du Caire. Une circulation inté-rieure à la muraille est aménagée entre les tours et les courtines. Des galeries à couloir voûté sont construites dans l’épaisseur des murs et relient le tiers de chaque courtine à la tour adjacente. À la mort de Saladin, la muraille arrive au pied de la citadelle, à la rampe al-sawwa. Mackenzie dit que ce travail n’a jamais été terminé à la rampe56. Pourtant avec l’aide de notre collègue Mohamed Abulamayem, nous avons identifié une tour ayyoubide au sommet de la rampe, sous le mausolée de Ragab al-Shirazi. Il semble que la muraille n’est jamais été connectée à la citadelle. Nous pensons que c’est un choix motivé par des objectifs défensifs, la citadelle devait rester un réduit impre-nable, isolé du reste de la ville. La muraille reprend au niveau de Bâb al-Qarafa, plus au sud (fig. 13).

La citadelle ayyoubide est surnommée le « château de la montagne » ou Qal‘at al-Jabal. Cette puissante forteresse est certai-nement la plus belle expression de l’architecture militaire des Ayyoubides57. Elle a fait l’objet d’une étude historique par Casanova

54. P. Casanova, op. cit. (n. 1), p. 75 et 535. 55. De nombreuses maisons ont été détruites en 2006 et nous avons ainsi pu voir que la muraille

ayyoubide était en partie préservée à l’ouest de Bâb al-Shariyya. 56. N. Mackenzie, « The Fortifications of al-Qahira (Cairo) under the Ayyubids », op. cit.

(n. 51), p. 73-75. 57. Une autre forteresse est construite au Caire par les Ayyoubides, elle est appelée Qal’at

al-Rhodah, Qal’at al-Miqyas ou Qal’at al-Jazirah. La forteresse était bâtie au sud de l’île de Rhoda et fut commanditée par al-Malik al-Sâlih Nagm al-Din en 637-641/1239-44. Pour les autres forte-resses ayyoubides d’Égypte, consulter : J.-M. Mouton, Sadr, une forteresse de Saladin au Sinaï, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 43, Paris, 2010, 2 volumes.

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1055

N

Aqueduc Mamlouk

Muraillevers Fûstat

Bab al-Qarafa

QALA'HCitadelle

0 500 m

N

0 m 5 10 15 20 m

Bâb al-Qarafa mamlouke

Bâb al-Qarafa ayyoubide

Aqueduc mamlouk

FIG. 13. – Plan des murailles ayyoubides au sud de la citadelle, à Bâb al-Qarafa (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

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1056 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

qui a exploré les principales sources concernant cet édifice : Imâd al-Dîn, Abd el-Latif el-Baghdadi, Ibn Jubayr et Maqrîzî. Dans les années 1920, Creswell a réalisé des travaux de nettoyage et des relevés de la citadelle ayyoubide qui lui ont permis de publier une importante étude archéologique58. Plus récemment, des travaux de synthèse ont été publiés par Allen, Mackenzie et Warner et permettent de combler les lacunes des recherches précédentes59. Les travaux de la citadelle commencent en 572/1176-77 et sont confiés à l’émir Bahâ’-al-dîn Qarâqûsh. La citadelle est terminée un an à peine après le départ de Saladin, peut-être était-elle même terminée lorsque ce dernier quitta le Caire en 1182. Une inscription surmonte l’entrée principale de la forteresse, Bâb al-Mudarrag, la Porte des Marches. Cette inscription commémore le début et la fin de travaux à la citadelle, il est fait mention du commanditaire des travaux, le sultan Saladin et de ses maîtres d’œuvre : Qarâqûsh et al-‘Âdil. La citadelle ayyoubide est donc achevée avec certitude en 579/1183-84.

La phase 4 correspond aux travaux d’al-Afdal (596/1199-1200). Dans les Sûlûk, Maqrîzî précise que le régent al-Afdal aurait fait creuser un fossé contre al-‘Âdil. Par la suite, al-Afdal aurait ordonné à Qarâqûsh de faire ce fossé le long de Msir et de Qahira. Ce fossé aurait été creusé jusqu’au rocher et les débris jetés dans la ville afin de créer des positions dominantes intra muros. Il semble que les travaux cessent à la citadelle, de 1193 à 1200, période marquée par une guerre de succession entre les fils et le frère de Saladin. Al-‘Âdil s’impose progressivement aux autres membres de la famille ayyoubide.

La phase 5 s’étend de 1207 à 1221. Al-‘Âdil confie le renforce-ment de la citadelle à son fils al-Kâmil, qui est nommé gouverneur d’Égypte. Avec la menace de la cinquième croisade, al-‘Âdil ordonne la construction d’un mur pour fermer la rive ouest, le long du Khalîg, depuis Bâb al-Qantara. Les fondations sont creusées, avec une semelle en pierre et un mur en terre construit par des berbères, al-Maghariba. Mais ce projet est abandonné, le mur est démoli et remplacé par une nouvelle enceinte en briques crues.

58. K. Creswell, « Archaeological Researches at the Citadel of Cairo », BIFAO 23, 1924, p. 89-167 et Muslim Architecture of Egypt, vol. II, 1959, p. 1-40.

59. W. Lyster, The Citadel of Cairo. A History and Guide, The Palm Press, 1993, 116 p. ; T. Allen, Ayyubid Architecture, Solipsist Press, Occidental, California, 1999 ; N. Mackenzie, « The Fortifications of al-Qahira (Cairo) under the Ayyubids », op. cit. (n. 51), p. 75-76 et N. Warner, The Monuments of Historic Cairo. A Map and Descriptive Catalogue, ARCE, AUC, 2005, 250 p.

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1057

Durant cette période, de 614/1217-18 à 1221, les fossés de la ville fatimide et les murs de Fûstat sont finalisés60. Cette muraille fut redécouverte au début du siècle grâce aux premières fouilles de Fûstat (fig. 14)61. Le parement à bossage rustique de cette enceinte est très proche de celui de la citadelle de Damas à la même période et semble confirmer une datation de la première moitié du XIIIe siècle (fig. 15).

À la phase 6, al-Kâmil continua la politique de son père en tentant de fermer la ville à l’ouest en 634/1236-37. Son projet était de construire un mur plus proche des berges du Nil que du Khalîg, mais ces travaux ne furent jamais achevés et seules les fondations furent à peine posées. C’est aussi à cette période qu’al-Kâmil termine les derniers travaux de la citadelle, avant sa mort en 1238.

3. Des Mamelouks à l’Expédition d’Égypte

Nos fouilles archéologiques ont permis de démontrer que l’en-ceinte fatimide, en briques crues, était encore en élévation à l’époque de Saladin. C’est la ville mamelouke qui a complètement oblitéré cette fragile architecture de terre. Les solides murailles du Caire, construites par Saladin, tombent elles aussi dans l’oubli après que les Mamelouks aient annihilé la menace croisée avec la prise d’Acre en 1291. Peu à peu phagocytées par l’urbanisation aux XIIIe et XIVe siècles, les murailles orientales et australes sont définitivement recouvertes par les débris et les ordures après la ruine du Caire au XVe siècle. Certaines portions, en périphérie de la ville, seront même réutilisées en cimetières62.

Les grands travaux d’architecture militaire des Mamelouks et des Ottomans sont concentrés uniquement sur la citadelle, siège du pouvoir et principal organe de défense de la ville, qui n’est plus inquiétée étant au centre d’un empire. Exception notable de Bâb al-Qarafa, une porte de l’enceinte au sud de la citadelle qui fut entiè-rement reconstruite, les murailles de Saladin ne sont plus entrete-nues. La muraille sera réutilisée comme support pour un aqueduc permettant d’acheminer l’eau du Nil à la citadelle. Cet aqueduc,

60. N. Mackenzie, « The Fortifications of al-Qahira (Cairo) under the Ayyubids », op. cit. (n. 51), p. 75-76.

61. A. Bahgat et A. Gabriel, Fouilles d’al Foustât, Comité de conservation des monuments de l’art arabe, De Boccard, Paris, 1921, album de photographies, Planche XIV.

62. St. Pradines et alii, « Excavations of the Archaeological Triangle. 10 years of Archaeological excavations in Fatimid Cairo (2000 to 2009) », op. cit. (n. 30), p. 177-219.

Page 32: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

1058 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

N

0 100 m

Z. Bani L.Awwam

Z. Az Zamamira

Darb Badt

Darb Ammar

Al Suq al Kabir

Darb al SilsilaHarat at Tugayb

Z. Ibn Masuf

Z. al Bawaqil

Suwa

yqat

al Ya

hud

Darb al Gadid

Dar az Zafaran, Z. TabbahMahras Banana

Suq al QarafaZ. ad Dayyiq

Dar al Anmat

Z. an Nahla

Z. a

l And

alus

iyyi

n

Z. BaniQamh

Suw

ayqa

Dar

Far

ag

Suwayqa al Ira

qiyyin

Z. Duwayra Halaf

Z. al Futusa

Aqueduc Mamlouk

GamiAmru

Fûstat

Qasr as-Sam

Bâb al-Qantara

N

0 500 m

Bâb al-Misr

FIG. 14. – Plan des murailles ayyoubides sud, à Fûstat (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1059

construit par al-Nasir, sera totalement remanié par al-Ghury au début du XVIe siècle.

Il faut attendre l’Expédition française en Égypte (1798-1801) pour que les murailles ressurgissent du passé. Après la victoire des Pyramides, le Caire est occupé, mais dès le mois d’octobre, la popu-lation se révolte. Pour faire face, les Français bombardent la ville, réarment la citadelle et occupent les hauteurs qui la dominent, ils créent des fortins tout autour du Caire. Les plus anciens et les prin-cipaux forts sont situés aux points cardinaux : au nord, la tour Camin, au sud, le fort Mireur, à l’est, le fort Dupuy et à l’ouest, le fort de l’Institut63.

L’armée d’Orient va mettre en défense les murailles nord qui étaient les mieux conservées et tournées vers le danger, comme le prouvera plus tard la bataille d’Héliopolis, le 29 mars 1800. Les murailles sont décrites et illustrées dans la Description de l’Égypte et apparaissent sur les plans du Caire, car elles formaient une partie

63. St. Pradines, « Les fortifications napoléoniennes du Caire », Annales islamologiques, à paraître.

FIG. 15. – Photographie des murailles de Fûstat (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO)

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1060 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

décisive du dispositif défensif mis en place par Napoléon. Les murailles nord sont modifiées au sommet des courtines et des tours, les parapets sont percés d’embrasures de meurtrières et de canon-nières (fig. 16). Les parapets sont rehaussés et modifiés avec l’ajout de briques cuites et d’éléments de réemplois de maisons ottomanes détruites au nord de l’enceinte. Ces maisons ont été rasées par l’armée française afin de fournir un espace libre propre à la défense des murailles et permettre un contact visuel avec les forts du Nord, Grézieux et Sulkowski. Les murailles nord portent aussi la mémoire des officiers tombés pour la France et dont les noms sont gravés au-dessus des portes : Corbin, Julien, Milhaud, Lescale et Perault (fig. 17 et 18). La partie orientale du Caire était défendue par une enceinte constituée de matériaux mixtes, de réemplois de maisons détruites pour l’occasion. Cette enceinte, dite « de Kléber », suivait les limites de la ville ottomane, qui était moins étendue que la ville fatimide. C’est pourquoi l’enceinte française se trouvait derrière les lignes des murailles fatimides et ayyoubides64.

64. Il ne reste qu’une tour de cette enceinte, appelée la tour Kléber. Lors des fouilles du Parking Darassa, nous avons découvert un mur qui délimitait un cimetière. Ce mur représente la limite de la ville ottomane et fut réutilisé par les Français.

Midan Bâb al-Sharriyya

Sharia Bur Saïd

Mausolé Ahmad al-Qasid

Sharia A

l-Man

surriyya

Burg al Zafar

0 100 200 300 400 500 m

N

Bab al-Gedid

Tour Corbin

Tour Julien

Tour Milhaud

Tour Lescale

Tour Perault

FIG. 16. – Plan des murailles nord avec la localisation des noms des officiers français gravés (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

Page 35: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1061

FIG. 18. – Photographie d’une tour médiévale modifiée sous Napoléon (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

FIG. 17. – Photographie du nom d’un officier mort pour la France (© Pradines, Mission Murailles du Caire, IFAO).

Page 36: Les murailles du Caire, de Saladin à Napoléon

1062 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

À l’ouest, près de l’hôpital militaire de Qasr al-Ayni65, le fort de l’Institut est sans doute le plus imposant édifice militaire construit par les Français. Il protégeait le quartier occupé par les membres de l’Institut. Pour l’esquisse préalable à la construction du fort de l’ins-titut, le terrain a été figuré au moyen de courbes de niveau66. Ce document, daté de 1798, est certainement le premier plan à courbes de niveau de l’histoire de la cartographie du relief terrestre67. C’est une avancée majeure dans la cartographie grâce à l’adoption des courbes de niveaux équidistantes. Les progrès réalisés dans la carto-graphie militaire sont considérables et les ingénieurs-géographes vont jouer un rôle capital dans la conduite de la guerre en termes d’aide à la décision tactique. Ces travaux marquent l’aube de la cartographie moderne, grâce aux méthodes employées par la brigade topographique et aux instruments utilisés. L’expédition d’Égypte a été déterminante dans la mise au point et l’application de ces nouvelles techniques de relevés topographiques.

En 1801, Le Caire est finalement protégé par une vingtaine de forts érigés tout autour du Caire68. Les plus intéressants sont proba-blement les forts de l’Est, perchés sur les collines de décombres de Barqiyya et Darassa, notamment les tours Lambert et Reboul. Ces tours casematées sont de plan quadrangulaire. Elles sont voûtées à l’épreuve de la bombe et entourées d’un fossé. Les tours sont hautes d’environ 9 m avec trois niveaux. Le sous-sol comporte des caves avec une citerne, des magasins à poudre et à vivres. Le premier étage est réservé au logement de la garnison et pour des pièces d’artillerie. Enfin, une plate-forme sommitale supporte des canons plus gros. Le couronnement de ces tours est orné de mâchicoulis. Ces ouvrages ont directement inspiré le Comité central des fortifications, qui propose à l’Empereur des tours modèles en 1811. Il s’agit de petits ouvrages standardisés et pouvant être construits à moindre coût, pour surveiller les côtes de l’Empire. Ce programme sera abandonné avec l’abdication de Napoléon en 1814.

65. Il s’agit de la ferme d’Ibrahim Bey, mise en défense et utilisée comme hôpital. 66. Collection du ministère de la défense, SHD, département de l’armée de Terre, 1VM 63,

T42. 67. En 1777, Meusnier de la Place propose de joindre tous les points d’une même cote avec des

courbes, c’est le plan à courbes de niveau équidistantes. Meusnier de la Place avait suivi les cours de Monge à l’École de Mézières, mais en 1789, la révolution interrompt l’application de cette idée (voir : Ph. Prost, Les forteresses de l’Empire. Fortifications, villes de guerre et arsenaux napoléoniens, Éditions du Moniteur, Paris, 1991, p. 129).

68. Collection du ministère de la défense, SHD, département de l’armée de Terre, 1VN 81.

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LES MURAILLES DU CAIRE, DE SALADIN À NAPOLÉON 1063

Conclusion

Les fouilles de l’Institut français d’archéologie orientale apportent des pans entiers d’informations inédites sur le Caire, du Moyen Âge à nos jours. Ces témoignages risquent d’être détruits à tout moment par des promoteurs peu scrupuleux et comme l’avait écrit Maspéro en son temps : « Le Caire brûle peu à peu les parchemins de sa propre noblesse ». C’est pourquoi la mission des murailles du Caire a un rôle important à jouer, tout comme le Centre d’études Alexandrines ou le Centre d’étude de Karnak à Louxor.

Au Caire, la muraille de Saladin est une architecture de transition, c’est la fin d’une époque prestigieuse, l’âge des califes fatimides. Cette architecture « de passage » démontre une filiation directe entre les Fatimides et les Ayyoubides, que ce soit dans les systèmes défensifs ou dans l’ornementation. Il s’agit d’une architecture, d’abord réalisée par de la main d’œuvre locale égyptienne, puis par des ingénieurs qui arrivent de l’étranger, de Syrie du Nord, comme les soldats de l’armée de Saladin. Il s’était produit exactement le même phénomène à la fin du Ve/XIe siècle avec l’arrivée de Badr al-Gamâlî et de ses troupes. Tout ce qui se passe entre 482/1090 et 565/1170 est un prélude à d’importants changements sociaux, l’avè-nement d’une société et d’une aristocratie militaire, les Mamelouks. Les fortifications du Caire sont le reflet de ces révolutions et de ces influences69.

** *

M. Jean-Pierre BABELON, le Président Jean-Pierre MAHÉ, ainsi que MM. Christian ROBIN et François DÉROCHE interviennent après cette communication.

69. Le chef de mission tient à remercier son Professeur disparu, Marianne Barrucand, qui fut l’initiatrice de ce projet. Nous tenons aussi à remercier les Directeurs et Directeurs des études de l’IFAO qui ont porté ce projet : Nicolas Grimal, Bernard Mathieu, Laure Pantalacci, Béatrix Midant-Reynes, Christian Velud et Sylvie Denoix ; les Directeurs de l’Aga Khan Trust for Culture, Stephano Bianca et Luis Monreal ; ainsi que Cameron Rashti, Francesco Siravo et Christophe Bouleau de l’Historical Cities Program.