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Avant-propos Sable, gravier, riz, sucre. . . La matière en grains nous est familière et abonde autour de nous. Pourtant, la physique des milieux granulaires reste mal comprise et continue de fasciner scientifiques et profanes, plus de trois siècles après les travaux fondateurs de Coulomb sur la stabilité des talus. Les milieux granulaires présentent en effet une variété de comportements et de propriétés exceptionnelles. Assez solides pour soutenir le poids d’un immeuble, ils peuvent couler comme de l’eau dans un sablier ou être transportés par le vent pour sculpter les dunes et les déserts. Pendant longtemps, l’étude de la matière en grains est restée l’apanage des ingénieurs et des géologues. Des concepts importants sont ainsi nés de la nécessité de bâtir des ouvrages sur un sol solide, de stocker des grains dans un silo ou de prédire l’histoire d’un sédiment. Depuis une vingtaine d’années, l’étude des milieux granulaires a investi le champ de la physique, à la croisée de la physique statique, de la mécanique et de l’étude des milieux désordonnés. L’alliance entre expériences de laboratoire sur des matériaux modèles, simulations numériques discrètes et approches théoriques issues d’autres domaines de la physique a ainsi contribué à enrichir et renouveler notre compréhension des matériaux granulaires. C’est dans ce contexte que nous avons écrit cet ouvrage. Notre objectif est d’offrir une introduction à la physique des milieux granulaires qui tienne compte des avancées récentes dans ce domaine, tout en décrivant les outils et concepts de base utiles dans de nombreuses applications industrielles et géo- physiques. Ce livre s’adresse essentiellement aux étudiants, aux chercheurs et aux ingénieurs désireux de se familiariser avec les propriétés fondamentales de la matière en grains. Ce faisant, nous privilégierons autant que possible l’approche physique des phénomènes et les raisonnements basés sur l’ana- lyse dimensionnelle plutôt que les longs développements mathématiques. Des encadrés permettront tout au long de l’ouvrage d’ouvrir certaines perspec- tives et de détailler les calculs les plus compliqués. En ce sens, l’étude des milieux granulaires participe d’une certaine école de la Physique, chère au regretté Pierre-Gilles de Gennes, qui fut un pionnier et un passeur en ce domaine. Armé d’un seau, d’un peu de sable et de quelques observations soi- gneuses, nous croiserons des domaines aussi variés que l’élasticité, la plasticité, la théorie cinétique, la mécanique des fluides, la rhéologie, les instabilités ou la physique non-linéaire. Souvent aussi, nous nous heurterons à des questions
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Sep 13, 2018

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Avant-propos

Sable, gravier, riz, sucre. . . La matière en grains nous est familière etabonde autour de nous. Pourtant, la physique des milieux granulaires restemal comprise et continue de fasciner scientifiques et profanes, plus de troissiècles après les travaux fondateurs de Coulomb sur la stabilité des talus. Lesmilieux granulaires présentent en effet une variété de comportements et depropriétés exceptionnelles. Assez solides pour soutenir le poids d’un immeuble,ils peuvent couler comme de l’eau dans un sablier ou être transportés par levent pour sculpter les dunes et les déserts. Pendant longtemps, l’étude de lamatière en grains est restée l’apanage des ingénieurs et des géologues. Desconcepts importants sont ainsi nés de la nécessité de bâtir des ouvrages surun sol solide, de stocker des grains dans un silo ou de prédire l’histoire d’unsédiment. Depuis une vingtaine d’années, l’étude des milieux granulaires ainvesti le champ de la physique, à la croisée de la physique statique, de lamécanique et de l’étude des milieux désordonnés. L’alliance entre expériencesde laboratoire sur des matériaux modèles, simulations numériques discrètes etapproches théoriques issues d’autres domaines de la physique a ainsi contribuéà enrichir et renouveler notre compréhension des matériaux granulaires.

C’est dans ce contexte que nous avons écrit cet ouvrage. Notre objectifest d’offrir une introduction à la physique des milieux granulaires qui tiennecompte des avancées récentes dans ce domaine, tout en décrivant les outils etconcepts de base utiles dans de nombreuses applications industrielles et géo-physiques. Ce livre s’adresse essentiellement aux étudiants, aux chercheurs etaux ingénieurs désireux de se familiariser avec les propriétés fondamentalesde la matière en grains. Ce faisant, nous privilégierons autant que possiblel’approche physique des phénomènes et les raisonnements basés sur l’ana-lyse dimensionnelle plutôt que les longs développements mathématiques. Desencadrés permettront tout au long de l’ouvrage d’ouvrir certaines perspec-tives et de détailler les calculs les plus compliqués. En ce sens, l’étude desmilieux granulaires participe d’une certaine école de la Physique, chère auregretté Pierre-Gilles de Gennes, qui fut un pionnier et un passeur en cedomaine. Armé d’un seau, d’un peu de sable et de quelques observations soi-gneuses, nous croiserons des domaines aussi variés que l’élasticité, la plasticité,la théorie cinétique, la mécanique des fluides, la rhéologie, les instabilités oula physique non-linéaire. Souvent aussi, nous nous heurterons à des questions

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encore ouvertes à la frontière de nos connaissances actuelles. . . Là réside cer-tainement, au-delà des nombreuses applications, l’attrait profond qu’exerce laphysique des milieux granulaires.

Ce livre est issu de cours sur les milieux granulaires que nous avons donnépendant plusieurs années à des étudiants de Master et d’école d’ingénieurà l’ENSTA (Paris), à Polytech’ Marseille (Université de Provence), à l’ENS(Paris) et à l’Université Paris-Diderot. Il a ainsi bénéficié des nombreusesquestions et suggestions des étudiants, ainsi que des innombrables discussionsavec nos collègues français ou étrangers de passage dans nos laboratoires.Nous tenons tout particulièrement à remercier l’ensemble de la communautédu GDR MiDi qui, à travers de nombreuses rencontres à Paris, Carry-Le-Rouet ou Porquerolles, a joué un rôle essentiel dans cette aventure des milieuxgranulaires. Cet ouvrage leur doit beaucoup.

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Chapitre 1

Introduction

1.1 Définition et exemplesde milieux granulaires

On appelle généralement milieu granulaire une collection de particules so-lides1 macroscopiques, typiquement de taille supérieure à 100 μm (Brown &Richards, 1970 ; Nedderman, 1992 ; Guyon & Troadec, 1994 ; Duran, 1997 ;Rao & Nott, 2008). Comme nous le verrons dans le chapitre 2, cette limitebasse sur la taille des particules correspond en fait au type d’interaction exis-tant entre les grains : nous nous intéresserons à des assemblées de grains nonbrowniens qui interagissent essentiellement par contact. Pour des particulesplus fines, typiquement entre 1 μm et 100 μm, on parle plutôt de poudre.Dans ce cas, les interactions de van der Waals, les effets d’humidité et le rôlede l’air sont souvent prépondérants. Enfin, pour des particules encore pluspetites (entre 1 nm et 1 μm), on entre dans le monde des colloïdes où l’agita-tion thermique n’est plus négligeable (Russel et al., 1989) (figure 1.1). Notonsque la dénomination « milieu granulaire » et « poudre » s’applique en généralaux grains secs, c’est-à-dire sans fluide environnant, ou pour lesquels l’effet dufluide qui environne les grains peut être négligé (c’est souvent le cas des grossesparticules dans l’air). Pour des particules plongées dans un liquide, on parlede milieux granulaires « mouillés », ou plus généralement de « suspensions »dès que les interactions hydrodynamiques sont importantes.

Sable au bord d’une plage, céréales dans un bol, éboulements rocheux,troncs d’arbre transportés le long des fleuves. . . Les milieux granulaires

1. Nous considèrerons essentiellement le cas de particules solides « rigides » ou trèspeu déformables, au sens où la pression de confinement sera toujours faible par rapportau module d’Young élastique ou à la résistance mécanique des grains. Notre définitionexclut donc les particules très molles ou celles qui se fragmentent lors d’un écoulement. Acontrario, une assemblée de gouttes liquides ou de bulles pourra parfois être assimilée à unmilieu granulaire, si la pression de confinement est suffisamment faible devant la pressioncapillaire pour ne pas les déformer.

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forment une famille extrêmement vaste, dont les échelles de taille peuvents’étendre sur plusieurs ordres de grandeur, avec des grains de forme et de ma-tière variées, le tout baignant dans un liquide ou situé à l’air libre (figure 1.2).Pourtant, malgré ces différences, nous verrons qu’il émerge de ces milieux uncertain nombre de propriétés communes fondamentales qui justifient leur re-groupement au sein d’une même classe de matériaux (désordre des contactset des forces, existence d’une friction macroscopique, avalanches, phénomènede ségrégation. . . ).

1 nmd

Colloıdes Poudres Milieux granulaires

1 m 100 m

Fig. 1.1 – Une classification physique des milieux divisés en fonction du diamètredes particules : colloïdes (ex. : boue), poudres (ex. : farine), milieux granulaires.

L’une des principales motivations de l’étude des milieux granulaires estleur présence dans de nombreux secteurs industriels ou phénomènes naturelsen géophysique. Il suffit d’observer, sur le bord d’une route, une carrière à cielouvert pour se convaincre de l’importance des milieux granulaires dans l’in-dustrie : plans inclinés, tapis roulant et conduites se conjuguent pour extraireet transporter les granulats vers les sites de transformation (sable, graviers,charbon, minerais). De façon générale, on estime que plus de 50 % des pro-duits vendus dans le monde mettent en jeu des matériaux granulaires, soitdans leur élaboration soit dans leur forme finale (Bates, 2006). La matière engrains représente ainsi le deuxième matériau le plus utilisé dans l’industrieaprès l’eau (Duran, 1997). Parmi les principaux secteurs manipulant des gra-nulats, on peut citer l’activité minière (extraction des minerais, transport,broyage), le bâtiment et le génie civil (béton, bitume, asphalte, remblais,ballast de train, stabilité des sols), l’industrie chimique (les combustibles etcatalyseurs sont souvent sous forme de grains pour maximiser les surfacesd’échange), l’industrie pharmaceutique (manipulation des poudres pour la fa-brication des médicaments, manipulation des médicaments), l’industrie agroa-limentaire (céréales, aliments pour animaux), l’élaboration du verre (dont lesable est la matière première), etc. Dans tous ces secteurs se posent des pro-blèmes de stockage (figure 1.3a), de transport, d’écoulement, de mélange et

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1. Introduction 3

Fig. 1.2 – Les milieux granulaires forment une famille extrêmement vaste.

de transformation, auxquels les industriels ont répondu par des procédés as-tucieux mais souvent empiriques.

L’autre grand domaine où les matériaux granulaires sont omniprésentsest la géophysique, le sol étant principalement formé de grains. La natureoffre ainsi les exemples les plus spectaculaires de phénomènes et de structuresoù interviennent les milieux granulaires : dunes de sable, plages s’étirant lelong des côtes, éboulis, écoulements pyroclastiques (figure 1.3b), avalanchesde neige (nous verrons que la neige est un milieu granulaire particulier, quipeut de plus subir des changements de phase), figures d’érosion, banquise enfragmentation, etc. Ces exemples ne se limitent d’ailleurs pas à la terre. Lesdunes Martiennes, les astéroïdes – véritables boules de grains compacts – oules anneaux de Saturne constitués de blocs et de poussières de glace illustrentl’ampleur des situations faisant intervenir la matière en grains (figure 1.2).Notons que la compréhension de tous ces phénomènes naturels est d’autantplus importante qu’ils interagissent souvent avec l’activité humaine. Une partimportante des efforts consacrés aux milieux granulaires est ainsi motivéepar la nécessité de prévenir les risques d’avalanche, de glissements de terrain,d’endiguement ou d’avancée du désert.

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Fig. 1.3 – Les milieux granulaires sont présents dans de nombreuses activités in-dustrielles ainsi qu’en géophysique. (a) Effondrement d’un silo. (b) Écoulement py-roclastique (volcan de la Soufrière, Montserrat, Antilles Anglaises) (photographie deSteve O’Meara, Volcano Watch International).

1.2 Entre fluide et solide : les spécificitésde la matière en grains

Malgré leurs nombreuses applications industrielles et géophysiques, les mi-lieux granulaires résistent encore sur bien des points à notre compréhension,et leur description fait l’objet d’intenses recherches. Ainsi, nous ne possédonspas à l’heure actuelle de théorie qui permette de décrire l’ensemble des com-portements observés avec ces matériaux, même dans le cas idéal d’un milieuconstitué de particules sphériques toutes identiques interagissant uniquementpar contact solide. Cette situation peut sembler surprenante, à l’époque desnano-technologies et des ordinateurs quantiques, et plus d’un siècle après lesgrandes révolutions de la physique moderne ! Après tout, les lois de la mé-canique régissant le comportement individuel d’un grain n’ont pas beaucoupchangé depuis les travaux de Newton et Coulomb. Pourquoi la physique d’untas de sable est-elle donc si complexe ? Nous pouvons tenter de dresser uneliste (non exhaustive) des difficultés que pose la description d’un tel milieu.

– Le grand nombre de particules. Considérons une simple cuillère à caféremplie de sucre. Pour des grains de diamètre 100 μm et un volumede l’ordre du centimètre cube, on peut estimer le nombre de grains desucre dans la cuillère à (10−2 m)3/(10−4 m)3, soit environ un million

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de particules2 ! Ce nombre n’est pas très éloigné du nombre maximal departicules que l’on est capable de simuler aujourd’hui sur un super-calculateur, et encore, dans le cas de particules sphériques idéales.Il semble donc irréaliste d’espérer suivre le mouvement individuel dechaque grain pour un événement de taille importante, comme la vi-dange d’un silo ou une avalanche de roche. Notre objectif sera plutôt dedécrire des quantités moyennes et de tenter de modéliser l’ensemble desgrains comme un milieu continu.

– Les fluctuations thermiques sont négligeables. Au premier abord, lenombre élevé de particules ne devrait pas être un obstacle insurmon-table, si l’on se réfère au nombre bien plus élevé de molécules présentesdans un verre d’eau ou une bonbonne de gaz, et qui sont en moyenne trèsbien décrites par des équations de type Navier-Stokes. Cependant, dansle cas d’un liquide ou d’un gaz, c’est la présence de fluctuations ther-miques qui permet en physique statistique de passer de l’échelle micro-scopique des molécules à l’échelle macroscopique. Ces fluctuations per-mettent au système d’explorer différentes configurations, sur lesquelleson moyenne pour trouver les quantités macroscopiques. Pour un mi-lieu granulaire, les fluctuations thermiques sont négligeables : les grainssont trop gros pour présenter un mouvement brownien significatif. Enl’absence de forçage extérieur, les grains restent donc piégés dans unemultitude d’états métastables et n’atteignent pas l’état d’énergie mi-nimale. C’est ce qui explique en particulier la stabilité d’un tas. Pours’en convaincre, on peut comparer les énergies mises en jeu pour unebille de verre de densité ρp = 2500 kg m−3 et de diamètre d = 1 mm,placée dans le champ de pesanteur et à la température T = 300 K.Dans ce cas, l’énergie thermique est Eth ∼ kBT = 4.10−21 J. L’énergiepotentielle typique donnée par un déplacement vertical de l’ordre de lataille de la particule est Ep ∼ mgd = 8.10−10 J. L’énergie thermiqueest bien complètement négligeable devant l’énergie potentielle de pe-santeur. En ce sens, les milieux granulaires font partie de la classe dessystèmes dits athermiques, c’est-à-dire des milieux désordonnés conte-nant un grand nombre de particules et pour lesquels les sources de fluc-tuation sont purement géométriques et mécaniques3. Il est intéressantd’estimer la taille dc en dessous de laquelle les fluctuations thermiquesjouent un rôle. En prenant une température T = 300 K, on trouve

2. Pour calculer cet ordre de grandeur, on estime le volume d’un grain à d3, où d estson diamètre, et on assimile le volume total de l’empilement au volume réel occupé par lesgrains (en réalité, nous verrons au chapitre 3 que les grains dans un empilement occupentun volume plus faible, de l’ordre de 60 %, du volume total de l’empilement).

3. Cela ne veut pas dire que la température thermodynamique ne joue strictement aucunrôle pour une assemblée granulaire. Au niveau des contacts entre grains, des phénomènes devieillissement activés par la température peuvent avoir lieu (fluage, condensation capillaire,oxydation, etc.), qui dans certains cas affectent les propriétés globales de l’empilement(angle d’avalanche, propriétés électriques, etc.).

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dc ∼ (kBT/ρpg)1/4 � 1 μm, ce qui correspond bien à la frontière avec lemonde colloïdal que nous avions donnée auparavant.

– La granularité est observable. En comparaison avec les gaz ou les liquidesmoléculaires, la séparation entre l’échelle microscopique et l’échelle ma-croscopique est assez floue pour un milieu granulaire. Par exemple, surun tas de sable, les écoulements ont lieu généralement sur des épais-seurs de l’ordre de la dizaine de grains. De même, la rupture d’un solgranulaire se localise souvent au sein de failles, ou bandes de cisaille-ment, de quelques dizaines de tailles de grains. Cette mince séparationd’échelle pose des questions sur la validité du passage au milieu continupour les milieux granulaires et sur la définition d’un volume élémentairereprésentatif.

– Les interactions entre grains sont complexes. Au niveau du grain, les loisdu contact solide entre deux particules mettent en jeu des phénomènesnon triviaux et fortement non-linéaires comme la friction solide ou l’in-élasticité lors des chocs. Lorsque les grains sont plongés dans un fluidevisqueux, il faut également tenir compte des forces hydrodynamiquessur les grains, qui présentent elles aussi des singularités (divergence desforces de lubrification au niveau du contact, interaction à longue portée).

– Le milieu est fortement dissipatif. Un milieu granulaire est un milieuqui dissipe très facilement l’énergie. Une boule de pétanque lâchée dansun bac de sable ne rebondit pas : toute l’énergie cinétique est dissipéequasiment instantanément par collision et friction entre tous les grainsde sable. La présence de processus dissipatifs à l’échelle du grain est unedifficulté supplémentaire dans la description macroscopique.

– Les milieux granulaires existent sous plusieurs états. Un milieu granu-laire se comporte de façon très différente selon le mode de sollicitation(Jaeger et al., 1996) (figure 1.4). Un ensemble de grains posés sur unetable peut former un tas statique. Malgré des contraintes de cisaillementprésentes dans le tas, le milieu reste sans mouvement et se comportedonc comme un solide. Dans ce régime, le système est dominé par lesinteractions de contact permanent entre les grains. À l’autre extrême,si on secoue énergiquement un tas de billes, on obtient un milieu trèsagité avec des particules bougeant dans tous les sens et interagissantpar collisions binaires. Dans ce régime dilué et collisionnel, le milieuressemble à un gaz. Enfin, entre ces deux régimes, on observe des écou-lements denses, où les particules interagissent à la fois par collisionset contacts frictionnels de longue durée, comme par exemple dans unsablier. Ces différents régimes peuvent d’ailleurs coexister au sein d’unmême écoulement comme le montre la figure 1.4, qui représente un écou-lement granulaire obtenu en versant des billes sur un tas. On y distingueclairement trois régions : une région solide sous le tas dans laquelle les

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1. Introduction 7

“solide” “liquide” “gaz”

gaz

liquide

solide

Fig. 1.4 – Les milieux granulaires peuvent se comporter comme un solide, unliquide ou un gaz selon le mode de sollicitation. Ces trois « états » peuvent égalementcoexister dans une même configuration comme lors de l’écoulement de grains sur untas (photographie).

grains ne bougent pas, une région liquide dans laquelle un milieu denses’écoule, et une région gazeuse dans laquelle les billes rebondissent danstoutes les directions formant un milieu dilué et agité.

Cette dualité solide/liquide est une caractéristique fondamentale des mi-lieux granulaires. Elle est également partagée par d’autres milieux diviséscomme les mousses, les émulsions, les suspensions colloïdales très concentréesou les pâtes (Coussot & Ancey, 1999 ; Larson, 1999). Comme les milieux gra-nulaires, ces matériaux sont composés d’éléments mésoscopiques en contact –bulles, gouttes, particules – de telle sorte que la température n’arrive pas àagiter suffisamment le milieu par rapport au confinement géométrique. On ditque ces systèmes sont dans un état bloqué – « jammed state » en anglais – paranalogie avec des voitures coincées dans un embouteillage. Pour faire coulerces systèmes, il faut soit leur appliquer une contrainte seuil, soit diminuer leurdensité. Ces points communs ont motivé récemment un grand nombre de re-cherches à la frontière entre la physique statistique, la mécanique, la physique

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Contrainte

Temperature

1/Densite

Regime d’ecoulement(grains, bulles, gouttes)

Etatliq

uide

Regime “bloque”(solide vitreux,

suspension dense,empilement granulaire,

mousse)

Fig. 1.5 – Diagramme de phase hypothétique pour la transition de « jamming »dans différents systèmes désordonnés (d’après Liu & Nagel, 1998). Le régime « so-lide » ou « bloqué » apparaît à basses températures (cas des verres moléculaires), àfaibles contraintes extérieures (cas des mousses, pâtes) ou à fortes densités (cas desmilieux granulaires, émulsions).

des matériaux et la rhéologie, dans l’espoir de bâtir une physique unifiée decette matière molle désordonnée. Certains auteurs vont encore plus loin et re-marquent qu’il existe une similarité entre certaines propriétés de ces milieuxdivisés denses et les solides moléculaires dits « vitreux » ou amorphes (Liu& Nagel, 1998) (figure 1.5). Par définition, les solides amorphes, comme lesverres ou les élastomères, ne présentent pas d’ordre translationnel à longuedistance, ce qui les distingue des composés cristallisés. Lorsque la températurediminue, ces systèmes ne cristallisent pas mais restent figés dans un état désor-donné hors équilibre qui ne correspond pas à l’état d’énergie le plus bas. Onparle alors d’état vitreux et on nomme transition vitreuse cette augmentationbrutale du temps de retour à l’équilibre et de la viscosité. Ce ralentissementde la dynamique peut s’interpréter en termes de paysage énergétique. Pourun système amorphe, ce paysage est aléatoire et possède de nombreux minimalocaux. À mesure que la température diminue, les sauts activés par la tempé-rature entre les différents puits d’énergie sont de plus en plus difficiles et le

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1. Introduction 9

système met de plus en plus de temps à changer de configuration. Il peut seretrouver alors dans un état « bloqué », un peu comme un milieu granulaireou une émulsion dense. La pertinence de cette analogie séduisante entre mi-lieux divisés et solides vitreux fait l’objet d’une intense activité de recherche(Berthier & Biroli, 2009) ; elle reste cependant encore une question ouvertequi sort du cadre de ce livre.

1.3 Objectif et plan de l’ouvrage

L’objectif de cet ouvrage est d’offrir une introduction à la physique desmilieux granulaires qui couvre les différentes facettes du comportement de cesmatériaux. Ce faisant, nous ne pouvons détailler tous les aspects de chaqueproblème, ce qui implique une certaine part de subjectivité dans nos choix.Dans le cas des matériaux granulaires, ceci est d’autant plus vrai qu’il n’existepas de description qui fasse consensus, et que la recherche dans ce domaine esttoujours très active. Les nombreuses références bibliographiques données toutau long de l’ouvrage devraient permettre au lecteur intéressé de se familiariseravec les travaux les plus récents et d’approfondir tel sujet en particulier.

Dans cet ouvrage, nous nous intéressons essentiellement aux milieux gra-nulaires dits secs, c’est-à-dire pour lesquels les interactions entre grains sontdominées par les forces de contact et non par le fluide interstitiel – typique-ment du sable dans l’air. Nous n’aborderons donc pas le vaste domaine dessuspensions diluées ou semi-diluées, pour lequel les interactions entre parti-cules se font principalement à travers les forces hydrodynamiques (voir parexemple le livre de Jackson, 2000). L’influence d’un fluide environnant sur lesgrains sera toutefois discutée dans les derniers chapitres du livre, notammenten lien avec les milieux naturels et la géomorphologie (sols saturés en eau,écoulements granulaires immergés, érosion et transport de sédiments).

L’organisation de l’ouvrage est la suivante. Nous commençons par uneprésentation des forces d’interaction à l’échelle du grain, en rappelantquelques notions sur la physique et la mécanique du contact, et sur lesforces hydrodynamiques qui s’appliquent sur un grain plongé dans un fluide(chapitre 2). Nous abordons ensuite le régime solide des milieux granulaires.Le chapitre 3 décrit les aspects statiques du régime solide (empilements,chaînes de forces, contraintes) et le régime élastique des petites déformationsréversibles (modules élastiques, acoustique). Le chapitre 4 est consacré àla plasticité des milieux granulaires, c’est-à-dire à l’étude des déformationsirréversibles. Domaine historiquement lié à la mécanique des sols, la plasticitédes milieux granulaires est également au cœur de la problématique de latransition solide/liquide dans les matériaux divisés. Nous abordons ensuitela description des milieux granulaires en écoulement. Nous débutons parle cas des écoulements granulaires rapides et dilués (régime gazeux), pourlesquels la description est la plus avancée avec la théorie cinétique des milieuxgranulaires (chapitre 5). Nous présentons ensuite le régime des écoulements

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denses, ou régime liquide de la matière en grains (chapitre 6). Ce régime estcelui que l’on rencontre le plus souvent dans les applications industrielleset géophysiques. Il reste cependant encore mal compris et sa descriptionest encore largement phénoménologique, malgré des avancées importantesces dix dernières années. Le chapitre suivant discute le rôle de la présenced’un fluide interstitiel entre les grains et s’intéresse aux milieux granulairesimmergés, ou suspensions concentrées (chapitre 7). Ces milieux interviennentdans de nombreuses situations, en particulier en géotechnique et géophysique,car les sols sont souvent partiellement ou totalement saturés en eau. Ladernière partie de cet ouvrage s’intéresse aux applications géophysiquesde la physique des milieux granulaires. Le chapitre 8 présente le problèmede l’érosion et du transport sédimentaire à travers l’étude de l’interactionentre un lit granulaire et un écoulement fluide. Le chapitre 9 constitueune introduction physique à la géomorphologie dynamique, et plus préci-sément aux écoulements gravitaires et à la formation des dunes et des rivières.

Encadré 1.1

Granulométrie d’un matériau granulaire

Dans cet ouvrage, on utilisera souvent comme matériau granulaire modèleun ensemble de particules sphériques, toutes de même taille à une dizaine depourcents près. Cependant, les matériaux que l’on rencontre dans l’industrieou en géophysique sont rarement composés de grains ronds tous identiques.Un matériau granulaire qui contient des particules de tailles et/ou de formesdifférentes est dit polydisperse, par opposition à un milieu monodisperse com-posé d’un seul type de grain. Caractériser précisément la forme et la taille d’ungrand ensemble de particules fait l’objet de la granulométrie (Allen, 1996).

Taille et forme d’une particule

Pour une particule de géométrie simple comme une bille de verre, la tailleest parfaitement bien définie et peut être représentée par un seul paramètre :le diamètre d de la sphère. Pour des particules de formes plus compliquées(typiquement un grain de sable), la notion de taille est en revanche plus floue.On raisonne alors souvent en définissant un diamètre équivalent de l’objet,qui correspond au diamètre d’un objet idéal fictif ayant les mêmes propriétésgéométriques (volume, surface, etc.) que l’objet réel. De même, il est possibled’introduire des paramètres supplémentaires pour décrire la forme de la par-ticule : rapport entre la largeur et la longueur, facteur de sphéricité, facteurde forme, etc. En pratique, le choix de ces paramètres dépend beaucoup desméthodes de mesure utilisées.

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1. Introduction 11

Caractérisation d’une distribution de particules

On caractérise en général la distribution en taille d’une assemblée de Ntot

grains en triant les diamètres d mesurés par classe de largeur Δd et en don-nant le nombre de particules ΔN dans chaque classe. La probabilité qu’uneparticule ait son diamètre compris entre d et d + Δd est alors simplementΔN/Ntot = f(d)Δd, où f(d) = (1/Ntot)(ΔN/Δd) est appelée fréquence ennombre normalisée. Une autre représentation souvent utilisée en granulomé-trie est la courbe des fréquences cumulées normalisée, F (d) =

∑d′<d f(d′)Δd′,

qui donne simplement la probabilité d’avoir une particule de diamètre infé-rieur à d. La figure E1.1 montre ces deux types de représentation dans le casd’un sable de plage tamisé. À partir de la loi de distribution, il est possible dedéfinir différentes grandeurs comme le diamètre le plus probable, le diamètremoyen, la variance, etc.

50 100 150 200 250 300 350 4000

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90

100

50 100 150 200 250 300 350 4000

10

20

30

40

50

60

70

80

(a) d (μm)

ΔN F×100 (%)

d (μm)(b)

Fig. E1.1 – Distribution en taille obtenue par analyse d’image (photo) d’un sablede plage (Marseille) tamisé entre 200 μm et 280 μm. Le diamètre équivalent estdéfini par d =

√4A/π, où A est l’aire projetée mesurée par seuillage de l’image. (a)

Histogramme brut non normalisé, Ntot = 460. (b) Fréquence cumulée normalisée, enpourcentage.

Méthodes de mesure

La plus ancienne technique (encore en pratique aujourd’hui !) pour trierdes grains est certainement celle du tamisage. En pesant la masse de grainsretenus par un empilement de tamis, on obtient une distribution massique ouvolumique du milieu. L’inconvénient de la méthode des tamis est qu’elle n’estpas très précise (des petites grains peuvent rester coincés par l’empilement au-dessus d’un tamis plus large qu’eux) et qu’elle dépend du mode de tamisage(fréquence et amplitude de vibration, temps de tamisage, etc.). Il existe au-jourd’hui des techniques plus sophistiquées pour déterminer la distribution en

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12 Les milieux granulaires : entre fluide et solide

taille d’un matériau granulaire. La plus utilisée est certainement la diffusionde la lumière. En faisant passer les grains dans un faisceau laser et en mesu-rant l’intensité diffusée, on peut remonter à une taille effective des particulesmoyennant certaines hypothèses (par exemple, pour des particules grandesdevant la longueur d’onde, la lumière est diffusée essentiellement selon unangle inversement proportionnel à la taille des particules et avec une intensitéproportionnelle à leur surface). Cette technique est aujourd’hui courammentimplémentée dans des appareils commerciaux (granulomètre laser) et présentel’avantage d’être applicable à une large gamme de tailles (inférieure au μmjusqu’au mm) et de fraction volumique (jusqu’à 40 %). Elle n’est cependantpas valable pour des milieux trop denses quand la diffusion multiple n’est pasnégligeable. Une autre méthode de mesure est l’analyse d’image obtenue avecune binoculaire ou un microscope (figure E1.1a). Cette technique est faciled’utilisation et présente l’avantage de renseigner également sur la forme desparticules. Il faut toutefois prendre garde à ce que les grains ne se touchentpas pour ne pas surestimer l’aire projetée. Citons enfin d’autres méthodesde détermination de la taille comme la sédimentation (la vitesse de chuted’une particule dans un fluide visqueux est liée à sa taille) ou les méthodesacoustiques (mesures d’atténuation). En géophysique, pour déterminer la dis-tribution de granulats de grandes tailles sur le terrain, on utilise parfois latechnique « de la corde » : on pose une corde sur le sol et on mesure la tailledes grains de surface qu’intersecte la corde.

Quelques précautions à prendre

Caractériser précisément la granulométrie d’une assemblée de particules estdélicat et dépend du type de particules et de la méthode de mesure employée.Tout d’abord, il faut s’assurer de la bonne représentativité de l’échantillonprélevé sur le milieu (rares sont les situations où la caractérisation peut sefaire « en ligne » comme dans certains procédés industriels). Par exemple,dans le cas de la mesure par analyse d’image et binoculaire, il est difficiled’obtenir une distribution sur une très large gamme de tailles car le dépôt desparticules sur la lame du microscope, tout comme le grossissement limité del’objectif, ont tendance à éliminer les très petites particules. Une autre diffi-culté est que, suivant la méthode de mesure, on accédera non pas directementà la distribution en nombre, mais à la distribution en masse, en volume, ensurface ou en longueur des grains. Il faut prendre garde à ne pas confondreces différents types de distributions, qui donnent plus ou moins de poids auxgrosses particules (il suffit de penser que le volume d’une sphère de 1 mmest 1000 fois plus important que celui d’une sphère de 100 μm). Par exemple,dans le cas d’une granulométrie par tamisage, on obtient directement la masseΔM contenue dans chaque classe de largeur Δd. On mesure donc en fait unefréquence en masse normalisée définie par fM (d) = (1/Mtot)(ΔM/Δd), oùMtot est la masse totale. Le lien avec la fréquence en nombre normalisée f(d)

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1. Introduction 13

nécessite une hypothèse sur la forme et la densité des particules. En supposantque la masse des grains m s’écrit m = αρpd

3, avec un facteur de forme α etune densité ρp indépendants de la taille des grains, on montre facilement quefM (d) = Kd3f(d). Le facteur de proportionnalité K = 1/

∑d′ d′3f(d′)Δd′ est

fixé par la condition de normalisation. De la même manière, les fréquencesnormalisées en longueur fL(d), ou en surface fS(d), sont reliées à la fréquenceen nombre par fL(d) ∝ d f(d) et fS(d) ∝ d2f(d) si la forme des particules estindépendante de leur taille.

Encadré 1.2

Une brève histoire de grains

L’histoire de la matière en grains s’enracine profondément dans celle desSciences et des Techniques, l’homme ayant de tous temps manipulé des gra-nulats pour bâtir des maisons, construire des digues ou stocker des céréales.Un des plus anciens et remarquables exemples de l’utilisation de matériauxgranulaires pour l’architecture et la construction nous provient de l’ÉgypteAntique. On pense en effet que les égyptiens érigeaient leurs plus lourdesobélisques et statues grâce à la vidange d’un silo de sable placé en dessous(figure E1.2, Golvin & Goyon, 1987). Cette technique très ingénieuse, qui nenécessite pas l’utilisation de poulie et de palans, est rendue possible grâce àla nature à la fois fluide et solide des matériaux granulaires. C’est égalementen Égypte que se retrouvent les premières traces d’utilisation de liant ou demortier, améliorés ensuite par les grecs et les romains qui y ajoutèrent dusable pour fabriquer les premiers bétons.

On suppose généralement que les milieux granulaires font leur entrée dansl’histoire moderne des Sciences avec les travaux de Coulomb sur le frottementstatique et la stabilité des sols (figure E1.3a). Dans un article célèbre datantde 1773 et intitulé Sur une application des règles de maximis et minimis àquelques problèmes de Statique, relatif à l’Architecture, le père de l’électro-statique établit les équations permettant de prédire la stabilité d’un édificegranulaire sec ou cohésif (méthode dites des coins de Coulomb). Par la suite,plusieurs scientifiques se sont intéressés au comportement de la matière engrains au cours de leurs recherches. Citons par exemples les travaux de E.Chladni (1756–1827) ou de M. Faraday (1791–1867) sur les poudres vibrées,les observations de G. Hagen (1793–1884) décrivant la saturation de la pressiondans un silo et la loi de vidange des sabliers, la loi de Darcy (1803–1858) surl’écoulement d’un fluide dans un milieu poreux, les travaux de W. Rankine(1820–1872) sur les états actifs et passifs des sols, le phénomène de dilatancemis en évidence par O.B. Reynolds (1842–1912) ou l’œuvre de K. Terzaghi

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Fig. E1.2 – Principe de la technique de redressement d’un obélisque par vidanged’un silo rempli de sable (Égypte, IIe millénaire avant J.C, d’après Golvin & Goyon,1987). L’obélisque est d’abord tiré à l’horizontal le long d’une rampe faiblementinclinée, puis placé au-dessus d’un silo rempli de sable. Ce dernier est ensuite vidéprogressivement à l’aide d’ouvertures aménagées à sa base. Cette méthode est renduepossible par plusieurs propriétés remarquables de la matière en grains. D’une part, lemilieu est assez solide pour soutenir l’obélisque, tout en pouvant s’écouler à chaqueretrait de sable en dessous. De plus, la pression dans un silo de grains n’est pasproportionnelle à sa hauteur, contrairement à un liquide, mais sature rapidement àcause du frottement des grains sur les parois. Les efforts latéraux à la base du silone sont donc pas très importants, ce qui permet d’évacuer le sable facilement et nenécessite pas l’utilisation de parois très épaisses (nous verrons cette propriété dessilos au chapitre 3 avec le modèle de Janssen). Dessins du haut tirés de Golvin &Goyon (1987).

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1. Introduction 15

(1883–1963), l’un des pères de la mécanique des sols, sur le comportementd’un milieu granulaire saturé en eau. Parmi les savants qui ont marqué lascience des milieux granulaires, l’ingénieur anglais R.A. Bagnold (1896–1990,figure E1.3b) tient une place particulière. Ce passionné de voyages et de dé-serts, ancien officier de l’armée britannique durant la seconde guerre mondiale,établit les fondements scientifiques du transport éolien et sédimentaire dansson livre The Physics of Blown Sand and Desert Dunes publié en 1941 (Ba-gnold, 1941). On lui doit également des expériences sur le comportement rhéo-logique des suspensions concentrées à l’origine d’un nombre sans dimensionet d’une loi qui porte son nom.

(b)(a)

Fig. E1.3 – (a) Charles–Augustin de Coulomb (1736–1806) peint par HippolyteLecomte. (b) Ralph A. Bagnold en pleine action dans le désert (photo de RonaldPeel tirée du livre de Bagnold Sand Wind & War, The University of Arizona Press,1990).

Après la seconde guerre mondiale, l’étude des milieux granulaires s’est dé-veloppée conjointement avec l’essor de la mécanique des sols, en particulierautour de l’école anglaise de Cambridge (théorie de l’état critique). Cette re-cherche a également été stimulée par la nécessité de mieux comprendre lesécoulements granulaires en lien avec la prédiction des risques naturels (ava-lanches rocheuses, glissements de terrain). La notion de température granu-laire, initialement introduite dans les années 1970 pour décrire les anneaux deSaturne, a donné lieu à partir des années 1980 au développement d’une théo-rie cinétique pour les écoulements de grains rapides et dilués. Dans le mêmetemps, des équations de type couche mince ou « shallow water » sont intro-duites par Savage et Hutter pour décrire l’écoulement de masses granulairesen géophysique.

Depuis une vingtaine d’années, l’étude des milieux granulaires est en pleineexpansion, comme en témoigne la multiplication des articles scientifiques ourevues dans ce domaine. Il existe aujourd’hui des équipes travaillant sur la

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matière en grains dans de nombreux laboratoires à travers le monde, à lacroisée de différentes disciplines : géophysique, mécanique, physique statis-tique, physique non-linéaire, rhéologie, etc. En France, cette recherche s’estnotamment structurée autour d’actions collectives comme les MIAMs (pourmilieux aléatoires macroscopiques) dans les années 1980–1990 ou les groupesde recherche (GDR) PMHC (physique des milieux hétérogènes et complexes)et MiDi (milieux divisés) dans les années 2000.