Top Banner
Roberte Hamayon Les Héros de service In: L'Homme, 1978, tome 18 n°3-4. pp. 17-45. Citer ce document / Cite this document : Hamayon Roberte. Les Héros de service. In: L'Homme, 1978, tome 18 n°3-4. pp. 17-45. doi : 10.3406/hom.1978.367878 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1978_num_18_3_367878
30

Les héros de service

May 14, 2023

Download

Documents

Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: Les héros de service

Roberte Hamayon

Les Héros de serviceIn: L'Homme, 1978, tome 18 n°3-4. pp. 17-45.

Citer ce document / Cite this document :

Hamayon Roberte. Les Héros de service. In: L'Homme, 1978, tome 18 n°3-4. pp. 17-45.

doi : 10.3406/hom.1978.367878

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1978_num_18_3_367878

Page 2: Les héros de service

LES HÉROS DE SERVICE

par

ROBERTE HAMAYON

On ne s'en prendra pas ici au concept d'idéologie qui, à force d'être livré aux emplois et aux analyses les plus divers, finit par perdre consistance et valeur opératoire. On se contentera de l'utiliser par commodité : sa fortune en anthropologie n'est-elle pas due en effet, pour une bonne part, à la longueur ou au flou d'expressions telles que « système de représentations et de valeurs » et « vision du monde » ? Toutefois, puisqu'il n'est pas de recours innocent à quelque concept que ce soit, il convient de préciser l'usage qui sera fait dans ce texte du terme idéologie. Les « idées » reconnues comme constituant l'idéologie d'une société sont organisées en un système dont la cohérence n'exclut pas qu'il comporte des éléments conflictuels. Cognitives, ces idées sont évaluatives et normatives. Définissant une manière de modèle, elle incitent à le suivre et argumentent en sa faveur. En cela, elles déterminent implicitement le maniement du pouvoir. Elles se révèlent aussi bien à travers les institutions et les pratiques de la société en question que par son discours. Enfin, si leur interdépendance les rend plutôt statiques et conservatrices, elles peuvent se modifier sous l'effet de facteurs tant internes qu'externes à la société.

Le propos de cet article est de présenter le chamanisme — trop souvent tenu pour un épiphénomène — comme un ensemble idéologique, en prenant pour exemple une société sibérienne. La notion de chamanisme a eu un sort très variable et a toujours été fragmentée, rattachée de près ou de loin aux systèmes les plus divers : qu'on ait pu voir dans le chamanisme aussi bien un vague ensemble de pratiques marginales qu'une technique mystique, une forme de psychanalyse, un culte thérapeutique, l'envers ou la frange magique de toute grande religion... a quelque chose de provocant1. Est-ce pour avoir chaque fois observé une réalité

i. Même le terme « religion », trop lié par la pratique occidentale à la présence d'un dogme, d'un culte, à un certain souci de salut, ne suffit pas à rendre compte de tous les aspects du chamanisme. Un spécialiste soviétique en attribue les survivances à une sous-estimation, de la part de la propagande athéiste, du chamanisme en tant qu'idéologie, et souligne que par sa capacité de réaction et d'adaptation, le chamanisme ne le cède en rien aux autres religions (Kritika ideologii... : 103).

L'Homme, juil.-déc. igj8, XVIII (3-4), pp. 17-45.

Page 3: Les héros de service

1 8~

ROBERTE HAMAYON

autre ou retenu de réalités similaires un aspect chaque fois différent ? Si plusieurs « chamanismes » possèdent des éléments communs, est-ce en vertu d'une simple rencontre contingente ou de la présence en chacun de caractères spécifiques ? Le chamanisme est-il un modèle aux mille visages, susceptible d'être un jour défini dans l'absolu, ou bien un phénomène strictement circonscrit dans le temps et l'espace ?

En général, lorsqu'on parle de chamanisme, on se réfère plus ou moins explicitement à la Sibérie, berceau du terme (Lot-Falck 1974), haut lieu du phénomène. Et l'on a coutume d'avancer comme critères le « voyage » (extériorisation de l'âme du chaman à la rencontre d'êtres surnaturels, plus ou moins confondue avec l'une de ses modalités d'expression, la transe) et la maîtrise de ce voyage qui s'accomplit au bénéfice de la communauté. On pourrait aussi ériger en critères d'autres traits, tels l'identité entre la transe du chaman et le traitement de son patient (de Heusch 1971 : 270). En fait, ces critères ne font que distinguer le chamanisme de la possession sans le définir ni rendre compte de l'institution et de la pratique qu'il recouvre. De surcroît, leur valeur même de critère n'est pas absolue : s'il peut expédier son âme dans la surnature, le chaman peut aussi incorporer des êtres qui en proviennent ; simplement, ce ne sont pas les mêmes esprits que l'on invite et que l'on visite — ni dans les mêmes circonstances ; et les incorporer signifie les ajouter à soi-même et non leur laisser la place. Par ailleurs, si le chaman, au terme de son apprentissage, maîtrise effectivement ses rapports avec la surnature, il a en général subi l'appel chamanique et cédé à contrecœur à la nécessité d'embrasser sa carrière. Ce n'est donc pas sur la base de ces critères ni de critères analogues que l'on pourra comprendre la spécificité du chamanisme et le définir comme système idéologique. Il faut chercher à dégager, à travers les réalités indigènes, les « idées » fondamentales du système dont on postule l'existence.

L'esquisse présentée ci-dessous a trait au chamanisme bouriate de la fin du xixe siècle et du début du xxe. Aux abondants matériaux ethnographiques existants s'ajoutent une foisonnante littérature orale, qui n'a cessé d'être collectée depuis une centaine d'années, et les données d'enquêtes récentes2 faisant resurgir des bribes de souvenirs. Avec des bases aussi hétéroclites, l'analyse doit rester prudente ; ses résultats seront donc plus proposés qu'affirmés3.

Cousins septentrionaux des Mongols, les Bouriates habitent de vastes terri-

2. Enquêtes effectuées par l'auteur en 1968, 1970 et 1974 au titre de la convention d'échanges entre le CNRS et l'Académie des Sciences de l'URSS.

3. La plupart des données utilisées ici se trouvent chez plusieurs auteurs bouriates, dont le prodigieux Xangalov (1 858-1919), ainsi que chez des observateurs russes cités en bibliographie. On ne donnera de références que pour des détails précis et des informations exceptionnelles ou divergentes, afin d'éviter une surcharge de renvois.

Page 4: Les héros de service

LES HÉROS DE SERVICE IO,

toires de part et d'autre du lac Baïkal. Au nombre de 315 000 aujourd'hui, ils sont plus ou moins intégrés à une population sibérienne mélangée. Leurs voisins autochtones, Yakoutes au nord, Turcs au sud-ouest, dans l'Altaï, Toungouses un peu partout, appartiennent comme eux à la famille altaïque. Si le chamanisme des Bouriates apparaît, à l'instar de leur régime social, plus sophistiqué que celui de leurs voisins pasteurs, les grandes lignes en sont analogues.

L'histoire et la géographie ont fait de l'ensemble des groupes bouriates un champ de variantes expérimentales d'un même donné culturel : ceux de l'Ouest, voués traditionnellement à un élevage ponctué de grandes battues en forêt, ralliés progressivement à l'agriculture et à la sédentarisation sous l'influence russe, ont vu leur organisation sociale bouleversée par l'administration coloniale, tandis que leurs croyances n'étaient que superficiellement touchées par la religion orthodoxe. En revanche, dans les vastes steppes orientales, le nomadisme pastoral extensif pratiqué par groupes lignagers très solidaires n'a guère été ébranlé jusqu'à la refonte des structures par le régime soviétique, alors que la vie religieuse était profondément remodelée par le lamaïsme venu de Mongolie. Dans le Sud, au pays de Tunka, sur le fond chamanique varie de vallée en vallée l'entrelacs de motifs orthodoxes et lamaïques, recouvert à présent par l'idéologie communiste.

Il ne s'agira ici que des Bouriates cis-baïkaliens. Pour avoir subi dans leurs croyances et leurs valeurs plusieurs acculturations, ils ont été amenés à conceptualiser leurs traditions, tantôt les rejetant, tantôt les justifiant — ethnocritique et ethnodéfense actuelles qu'il nous faut confronter aux mythes anciens.

Dans notre quête des idées motrices du chamanisme bouriate, nous nous tournerons d'abord — à tout seigneur tout honneur — vers le premier chaman tel que le mythe d'origine nous le présente4. Puis on suivra, pour l'analyse des faits ethnographiques, quelques-unes des voies d'investigation qu'il suggère, sans pour autant prêter au mythe une valeur directement représentative de la réalité.

Jadis, les gens vivaient heureux sur terre sous la protection des cieux de l'Ouest5. Puis, par la faute des cieux de l'Est, ils connurent la mort et tous les autres maux [X]. Pour y remédier, ceux de l'Ouest, tenant un sage conseil sur la lune et les Pléiades sous la houlette de leur aîné Esege Malan Tengeri « Père-Ciel au grand front », décidèrent d'expédier sans

4. Ce mythe, n'étant pas ici soumis lui-même à analyse, est présenté sous une forme résumée conjoignant deux versions : celle de Baldunnikov (1927) et celle de Xangalov (1958-1960, II : 140), qui s'éclairent et se complètent l'une l'autre. Les détails ou épisodes ne figurant que dans l'une des versions sont indiqués par l'initiale du collecteur entre crochets. Ce mythe est connu sous une vingtaine d'autres versions, malheureusement toutes en traduction russe.

5. Tengeri est à la fois le ciel atmosphérique et l'entité anthropomorphe supposée y résider. Les cinquante-cinq aînés blancs de l'Ouest s'opposent à leurs quarante-quatre cadets noirs de l'Est.

Page 5: Les héros de service

20 ROBERTE HAMAYON

tarder sur terre l'aigle, doué de force vive et de sagacité, avec mission d'y rétablir l'ordre, d'y protéger les gens des esprits malintentionnés et de leur faire connaître les esprits bienfaisants. Mais l'aigle, fils d'un ciel de l'Est [X], mandaté par ceux de l'Ouest, faute de posséder la parole humaine ne put rien faire pour les humains : « Ils ne me reconnaissent pas pour leur protecteur, c'est tout juste s'ils ne me tirent pas dessus », alla-t-il se plaindre à Esege Malan Tengeri [B], « ou vous me donnez la parole humaine, ou vous faites chamans les nommes eux-mêmes ». Les cieux, jugeant mal à propos de donner la parole à un oiseau, chargèrent l'aigle de transmettre son don et sa mission au premier humain qu'il rencontrerait sur terre.

Or, sur terre, au sein d'une famille qui vivait naguère en bonne entente était survenue la discorde : le mari s'était mis à haïr sa femme et à la traiter cruellement [B] [X : la femme n'aimait pas son mari]. Elle s'enfuit. Recrue de fatigue, elle s'étendit sous un arbre et s'endormit. Ce fut justement sur cet arbre que se posa l'aigle lors de sa seconde descente sur terre. Il transmit son don à cette femme [en copulant avec elle, précisent certaines versions] et lui confia sa mission : à son réveil, elle eut une vision englobant tout le vaste univers. Elle voulut d'abord savoir la cause de la mésentente conjugale qui l'avait poussée à fuir : sous l'épaule gauche de son mari se cachait un esprit qui, puce le jour, se transformait la nuit en une femme séduisante. Pressentant le danger, cet esprit s'échappa avant que la femme n'eût le temps de se venger de lui [B] [dans X, cet épisode est légèrement décalé]. Ce fut à nouveau la bonne entente dans le ménage. Il lui naquit un fils [X : conçu par l'aigle] qui fut le premier chaman, Buxeli-xara-bôô « Chaman noir complet » ou Mergen-xara-bôô « Chaman noir sage » [pour certains, la mère fut elle-même la première chamane, et son fils le premier chaman] .

Extrêmement puissant, le premier chaman6 ne laissait jamais les esprits s'emparer définitivement des âmes des hommes : il les retrouvait toujours et les remettait dans les corps. Le maître des morts alla se plaindre à Esege Malan Tengeri : « Selon toi, les humains devaient être répartis, les vivants au Noir Chaman, les âmes des morts à moi ; mais il ne m'en laisse aucune ! » [X]. Pour éprouver le chaman, le tengeri captura lui-même une âme ; mais, malgré sa force et sa vigilance, la ruse du chaman réussit à la lui reprendre. Pour se venger de cet abus, le tengeri condamna le chaman à danser sur une pierre plate jusqu'à usure complète de son corps. Tant que seule s'usera la partie inférieure de son corps, le chamanisme continuera sur terre. Mais lorsque sera atteinte la partie supérieure, c'en sera fini de lui [cependant, si la pierre s'use la première, c'est le chamanisme qui vaincra, précisent d'autres versions]7.

6. Ce passage est tantôt consécutif au précédent, tantôt dissocié, mais toujours relatif au premier chaman, issu de l'aigle et de l'épouse en fugue.

7. Nul doute que la chute de ce mythe reflète les affres de l'acculturation. Mais rien ne permet d'en attribuer l'origine aux zélateurs de l'idéologie conquérante plutôt qu'aux défenseurs ou aux déserteurs de l'idéologie agressée. Les variantes pessimistes sur l'avenir du chamanisme l'emportent en nombre, les optimistes provenant des zones préservées.

Page 6: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 21

Ce mythe met en scène des êtres de nature diverse, aux prises avec l'irruption des maux et des désordres, et devant la nécessité d'y porter remède. Quelques principes en sous-tendent le déroulement ; ils se retrouvent sous une forme similaire dans la quotidienneté ethnographique. Leur exposé suivra le fil de la démarche analytique. Aucun ordre, hiérarchique ou chronologique, n'est postulé entre eux. Toutes les idées d'un système idéologique se tiennent. Le découpage effectué n'est pas le seul possible, il a seulement paru le plus simple.

i. Des vertus du franchissement des limites catégorielles

Le mythe attire à plusieurs reprises l'attention sur la notion d'appartenance à une catégorie, laissant entendre qu'en outrepasser les bornes fait problème : plutôt que de donner à l'aigle la parole qui lui manque pour œuvrer parmi les hommes, les cieux préfèrent le charger de transmettre son don et sa mission à un humain ; autrement dit, réticents à humaniser un animal, ils choisissent d'exalter un humain devenu marginal : la femme en fugue. Ils font, en somme, l'économie d'une transgression catégorielle, quitte à opérer une sélection au sein de la catégorie humaine.

Auparavant, c'était pour n'être pas restés dans leurs limites célestes que les quarante-quatre cieux noirs de l'Est avaient provoqué l'apparition du mal sur terre : une querelle les ayant opposés à leurs aînés de l'Ouest8, les membres de

8. A propos de l'attribution à l'un ou l'autre groupe d'un ciel central, le Ciel Bleu Glacé ; le combat est relaté en détail au début de l'épopée exirit-bulagat de Geser (Abaj Geser- xubun...). L'attribution de l'Ouest et celle de la couleur blanche, découlant du statut d'aîné, vont de pair, tandis qu'au cadet sont affectés l'Est et la couleur noire (Hamayon 1978b : 221-223).

L'opposition entre un chamanisme blanc bénéfique et un chamanisme noir maléfique a été artificiellement développée par beaucoup d'auteurs, systématisant à outrance, semble- t-il, les propos de leurs informateurs. Le chaman blanc, dit-on couramment, n'a affaire qu'à la direction blanche (l'ouest) . En fait, tout chaman a des liens privilégiés avec les êtres surnaturels desquels il tient son « essence » chamanique, c'est-à-dire ses ancêtres chamans réels ou fictifs (cf. infra, § 4). L'essence sera dite blanche ou noire selon la couleur du fondateur de la lignée.

Si l'existence de chamans blancs est théoriquement possible et affirmée par les informateurs, les exemples historiques en sont fort rares. Comme institution, le chamanisme blanc semble n'avoir été qu'un phénomène mineur, ou avoir tôt disparu, alors que son homologue noir prospérait encore. Il n'existe guère d'activités spécifiquement blanches : quasiment toutes les interventions du chaman blanc sont interprétables en tant que rituels claniques ou ligna- gers. Or, ceux-ci pouvaient, même avant la désintégration du régime clanique, être accomplis par les aînés du clan, ce qui pose la question de l'identité entre chaman et chef de clan que l'on retrouvera plus loin (cf. infra, § 5). Par ailleurs, il existe de nombreux exemples de chamans noirs s'adressant aux éléments blancs de la surnature, se disant à la fois noirs et blancs, notamment chez les Kudin (Xangalov 195 8- 1960, II : 154). La cloison ne paraît étanche ni à Sanzeev (Sandschejew 1927) ni à Xangalov (1958-1960, I, II), bouriates tous deux, qui à plusieurs reprises semblent s'en étonner. Un Noir célèbre peut « blanchir » — étendre sa compétence à la part blanche de la surnature — , tandis qu'un Blanc peu doué et malchanceux peut « noircir » pour se venger. Il est peu probable qu'il s'agisse, pour les chamans,

Page 7: Les héros de service

22 ROBERTE HAMAYON

leur chef vaincu furent jetés épars sur la terre ; de ces morceaux de corps tombés du ciel surgirent tous les fléaux. Si ce combat céleste se termine aussi mal, c'est qu'il est illégitime : il a été engagé subrepticement par les cadets menés par leur chef, Ataa Ulaan Tengeri « Ciel Rouge de l'Envie », jaloux du pouvoir réservé à leurs aînés. Privilégiés, monopolisant l'autorité et l'initiative, ces derniers ne demandent rien; satisfaits, routiniers et indolents, ils ne peuvent être que bénéfiques lorsqu'ils se manifestent puisqu'ils ont le droit pour eux. Ils déterminent à leur guise les limites de leur propre catégorie et ne s'abaissent pas à en sortir. Les cadets, eux, sont contraints de transgresser dès qu'ils agissent de leur propre chef ; inévitable, leur rébellion est fatalement maléfique.

C'est pourtant un cadet — l'aigle est soit fils d'un ciel de l'Est, soit benjamin d'un ciel de l'Ouest - — que les cieux aînés envoient sur terre secourir les hommes. La raison en est double : repus de pouvoir, les aînés n'ont nul besoin ni envie de bouger ; faire des cadets, ces éventuels gêneurs, leurs émissaires les arrange ; et ceux-ci, dûment mandatés, peuvent agir au delà des limites célestes sans entrer en concurrence avec leurs aînés, donc sans transgresser et, par là, nuire. En revanche, l'irruption clandestine de la séductrice surnaturelle provoque le malheur du couple humain dans le mythe. En somme, les incursions surnaturelles sont dommageables aux hommes, sauf si elles sont ordonnées par les instances supérieures.

De même que l'existence du mal a pour origine les méfaits des frustrés célestes, les maux terrestres naissent des méfaits des frustrés surnaturels : ceux-ci, que par commodité l'on groupe sous le nom d'esprits, sont les âmes9 des gens que l'anomalie de leur vie ou de leur mort a privés de funérailles normales, et par conséquent condamnés à rester à cheval sur deux catégories, qu'ils troublent toutes deux. Les âmes des gens ordinaires s'enferment sans histoire dans leur état de morts. Les frustrés physiques (infirmes divers, nommés dajdyn boguud

de la dichotomie qui distingue, sur la base de la couleur de l'os, principe patrilinéaire, une aristocratie blanche composée des lignées aînées d'un bas peuple noir composé des lignées cadettes, comme chez les Mongols (Mixajxov 1962a : 10-11).

Unanimement les chamans noirs sont reconnus plus puissants. Et rien dans l'histoire ne vient contredire la primauté donnée par le mythe au chaman noir, qualifié comme tel par son nom même et issu, dans la plupart des versions, d'un ciel noir de l'Est, tout en étant investi de sa mission par les cieux blancs. A l'examen, le chamanisme blanc perd son autonomie, son rôle se réduisant sur le plan conceptuel à celui de support de la symétrie, et sur le plan fonctionnel à celui de la conduite du clan. Aussi est-ce le chamanisme noir qui se trouve caractérisé comme chamanisme en général selon les principes dégagés dans cet article. Du reste, le premier ethnologue bouriate, D. Banzarov, intitulait son essai « La Foi noire, ou le chamanisme... » (Banzarov 1955).

9. La pensée bouriate conçoit pour les êtres deux modes d'existence : l'un concret, physique, qui s'exprime dans le corps ; l'autre, symbolique, qui correspond à l'instance psychique communément appelée « âme » et se présente comme un double de la personne. Solidaire du corps tout en pouvant le quitter momentanément pendant la vie, l'âme mène une existence posthume autonome.

Page 8: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 23

« saletés du inonde ») et économiques (pauvres, nommés xara mjaxan « chair noire (= maigre) ») (Priroda i celovek... : 301) sont quasiment inoffensifs dans leur vie posthume : l'aubépine et l'églantine suffisent à les empêcher d'halluciner les gens (Xangalov 1958-1960, I : 398 ; Sandschejew 1927 : 593). La frustration psycho-sociale, en particulier la mésentente conjugale et l'absence de progéniture, rend l'âme plus interventionniste et plus nuisible : les femmes mortes avant leur mariage, sans enfant ou en couches, « suiveuses » (daxabari) ou « mauvais oiseaux » (muu subuun), se vengent sur les jeunes enfants. Mais le maximum de puissance et d'activité revient incontestablement aux âmes d'êtres à « essence » chamanique (cf. infra, § 4) contrecarrés dans leur vocation. Maladies, morts, conflits, vols et pertes, tout est mis sur leur compte. Ces âmes partagent — fort à propos — le nom de « destin » (zajaan) avec celles des grands chamans et héros trépassés qui continuent de secourir les hommes. L'âme de quiconque est décédé hors de la norme entraîne sur terre des troubles affectant les catégories — biologique, sociale, symbolique — selon lesquelles les hommes vivent et se pensent.

Aussi, puisque toute frustration provoque une vengeance et que toute transgression déclenche le désordre, fait-on dès le début de sa vie l'apprentissage des catégories et des normes (cf. infra, § 2). La tradition enseigne nombre d'interdits que la menace de cataclysmes dissuade le jeune enfant d'enfreindre. Et s'il advient qu'une limite soit abusivement franchie, la responsabilité en revient toujours — au moins partiellement — à quelque mauvais esprit qui aura influencé le coupable. Quiconque viole une règle sociologique, ne serait-ce qu'en désertant la yourte conjugale10 comme dans le mythe, sait que sa descendance ou sa parenté en pâtira ; en effet, contrevenir à l'ordre exclut le coupable de la norme des vivants et par là de celle des morts, faisant de lui un défunt inévitablement néfaste.

Parallèlement au modèle d'engendrement des désordres, le mythe donne celui de leur réparation — laquelle apparaît comme la tâche essentielle du cha- man — , l'un et l'autre modèle portant la marque de la transgression. Qu'il s'agisse, dans le mythe, de transmettre la mission ou de la remplir, des limites doivent être franchies : ayant violé la norme sociale, la femme reçoit le don et la mission de l'aigle par une copulation insolite ; le don consiste en une vue illimitée, sans commune mesure avec celle de l'homme ordinaire (voir la surnature permet d'agir sur elle).

La pratique chamanique, quant à elle, se présente comme une vaste et complexe variation sur ce thème du franchissement des limites. C'est ainsi, tout d'abord, que doit être compris le « voyage ». Durant son apprentissage, le chaman « voyage » dans la surnature pour se familiariser avec elle. Ensuite, il va y effectuer les démarches nécessaires pour que cessent les désordres sur terre : allant d'un

10. De tels cas d'épouses en fugue ou perdant la raison n'étaient pas rares dans l'ancienne société bouriate, sévèrement exogame.

Page 9: Les héros de service

24 ROBERTE HAMAYON

monde à l'autre, il négocie les sacrifices des hommes contre la non-ingérence des esprits. Tout ce qui conditionne et accompagne ces voyages, qui déjà par eux- mêmes situent le chaman au delà de l'humain, constitue autant de transgressions symboliques — investissement du temps nocturne normalement voué au repos, extériorisation délibérée de l'âme11 manifestée par la « transe »12 et donnant lieu au voyage, spécificité du comportement, en particulier gestuel13, hyper-gravité de la voix qui se fait « non humaine » (Xangalov 1958-1960, II : 146, 148) : alors que le chant d'invocation obéit à des règles musicales, le chant du voyage est un glissement informe de sons continus, entrecoupé de gémissements, de soupirs, de cris (empruntés aux oiseaux, êtres qui passent sans encombre d'un monde à l'autre) — ; le souci qu'a le chaman de rencontrer dans leur domaine propre ses interlocuteurs surnaturels l'amène à se transformer ici en guêpe, là en puce... En somme, tout le comportement rituel du chaman est transgressif.

Dans son individu même, le chaman outrepasse déjà la norme humaine (cf. infra, § 4). C'est précisément parce qu'il n'est pas enfermé dans la catégorie des hommes qu'il peut impunément en déborder les contours. Un « dérèglement » (xiidxe) est la marque initiale de l'appel chamanique. Reconnu et surmonté, il peut être exploité au bénéfice de la communauté ; négligé et réprimé, il n'apporte que des malheurs.

Ainsi le franchissement des limites catégorielles est-il conçu tout à la fois comme la cause des maux et leur remède. Venant d'esprits sans mandat des instances supérieures, ce franchissement (descendant) est pathogène ; venant du chaman (ascendant), il est orthogène14. La notion de transgression, par l'ambivalence des effets qui lui sont prêtés, contribue à faire connaître règles et catégories ; elle incite les êtres ordinaires — cadets et épouses en particulier — au respect de celles-ci, réservant aux aînés l'autorité et le droit d'innover, aux chamans celui de transgresser.

11. L'âme de l'homme ordinaire peut, elle aussi, sortir du corps pendant le sommeil, être enlevée par un esprit sous l'effet d'une frayeur, etc. L'expérience du rêve fonde la croyance au voyage.

12. L'état de transe n'est qualifié psychologiquement par aucune population chamanique sibérienne. La terminologie, lorsqu'elle existe, est soit celle du voyage dans toute sa trivialité, soit celle de la rencontre avec un esprit ; parfois elle se réduit aux termes techniques évoquant la danse ou le chant chamaniques. Les Bouriates nomment l'acte qui induit ou inaugure l'état de transe ongo oruulxa « introduire les ongon {= support d'un être surnaturel et cet être surnaturel lui-même) ».

13. La gestu alité chamanique comporte bonds, sauts, rotations ou balancements du tronc, hochements de tête, bâillements et autres mouvements non conformistes. Ils le sont d'autant plus que la coutume assigne un statut positif à la mobilité, essentielle au nomade, et un statut négatif au mouvement corporel gratuit, surtout dans l'espace domestique.

14. On n'en attribue certes pas tout le mérite au chaman : celui-ci n'exerce que grâce à ses ancêtres chamans, et sa responsabilité personnelle est limitée (cf. infra, § 4) . Par ailleurs, à la causalité surnaturelle des maux s'ajoute souvent une causalité naturelle, qu'elle déclenche ou libère, et qui relève d'un traitement autonome, également naturel.

Page 10: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 25

2. Du désordre comme révélateur de l'ordre, et de sa réparation

Malgré leur importance — puisque à ne pas les respecter on provoque le malheur —, ces règles et catégories ne sont guère explicitées dans la littérature rituelle et mythique bouriate. Face à la rareté des prescriptions, il y a pléthore d'interdits : la sagesse populaire cherche, en quelque sorte, à limiter les risques d'infraction sans pour autant établir positivement une norme. La connaissance du monde paraît empreinte d'empirisme, chaque événement nouveau venant l'enrichir ou la remodeler, comme si les frontières des catégories ne se révélaient que lorsqu'un fléau indique que l'une d'entre elles a été abusivement franchie, comme si l'ordre du monde ne se découvrait qu'au travers des désordres qui le troublent. Ceci découle de l'examen de cinq types de données : la mythologie, le discours sur le monde naturel, le discours sur le monde surnaturel, les procédés divinatoires, la fonction chamanique.

Les mythes mettent en scène des personnages confrontés à des problèmes inédits auxquels ils finissent, à force de tâtonner, par trouver des solutions. Celles- ci, d'apparence arbitraire dans la formulation mythique, fondent les règles du comportement des hommes dans les domaines rituel, social, etc. Ainsi les chamanes Asujxan et Xûsujxen, menacées de voir s'éteindre le feu de leur foyer pour absence de progéniture, doivent-elles s'y reprendre à trois fois pour ouvrir le berceau de fer15 où dort l'enfant dont leur vue chamanique leur a révélé l'existence (Xangalov 1958-1960, I : 424-425 ; III : 103 sq. ; Sandschejew 1927 : 946-947). Après plusieurs tentatives, elles parviennent à sélectionner les animaux sacrificiels convenables, leur emplacement respectif ainsi que les gestes, paroles et objets appropriés. L'ensemble sert de modèle au rituel d'adoption et de remède au désordre que constitue l'extinction d'une lignée. De la même manière, beaucoup d'autres mythes font état de réactions empiriques à des perturbations toujours inattendues et ressemblent à une longue mémoire d'échecs dont on tire les leçons.

Dans le discours didactique informel, les prohibitions l'emportent de loin sur les prescriptions. Le vocabulaire présente une disproportion du même ordre (phénomène fréquent, sinon universel) : peu de termes pour la beauté ou la bienséance, énormément pour la difformité ou l'inconvenance. Il y a plus : tout ce qui doit être évité est défini avec un grand luxe de détails tandis que le flou caractérise les rares injonctions.

Il en va un peu autrement dans le discours formel. Si proverbes, dictons et présages sont bien, pour la plupart, purement prohibitifs, d'autres genres apportent une connaissance explicite de l'ordre des choses : aphorismes, devinettes,

15. Le berceau bouriate traditionnel, en bois, est fermé par des courroies dont les extrémités sont fixées sur les bords ; il faut les dénouer pour en sortir l'enfant.

Page 11: Les héros de service

20 ROBERTE HAMAYON

triades (qui relèvent la présence d'une propriété identique dans trois réalités situées ou non dans le même domaine d'expérience). Toutefois, ce savoir ne porte, semble-t-il, que sur les aspects matériels de la vie et ne concerne ni la conduite sociale ni le mode symbolique d'existence des êtres. Aussi la transgression de l'ordre qu'il révèle ne présente-t-elle pas les mêmes risques que précédemment.

De même, le discours sur la surnature précise les désordres, laissant l'ordre dans le vague ; ainsi les ancêtres ayant joui d'une vie et d'une mort bien rangées se fondent-ils en une foule anonyme et abandonnée à l'oubli. A l'inverse, on individualise les âmes des êtres hors de la norme, on les flatte pour leur originalité, on répète inlassablement leur biographie dans toutes ses particularités.

Dans l'interminable découverte du monde à laquelle les hommes doivent se livrer, une place prépondérante revient à toutes les formes de divination, depuis les présages jusqu'à la voyance du chaman. Celle-ci est rétrospective lorsqu'il s'agit d'identifier l'esprit fauteur de troubles, de découvrir ses manies pour mieux le circonvenir et de choisir les faits et gestes appropriés ; prospective lorsqu'à la fin d'une séance l'assistance, toujours angoissée sur son avenir, interroge le chaman. La retrospection est détaillée, spécifique, car chaque trouble particulier requiert sa propre solution ; la prospection est pauvre, imprécise, générale.

Le rôle du chaman, tant dans son image mythique que dans la pratique, est réparateur. Zahal « réparation » est du reste le terme qui sert à désigner l'intervention chamanique par excellence, la plus spécifique, la plus difficile — la plus coûteuse aussi (Mixajlov 1962a : 27 ; 1962b : 48) — chez les Bouriates du Sud et du Sud-Ouest. Destiné à secourir les gens, convaincu de leur être indispensable16, le chaman est sans cesse à leur disposition. Il a prêté serment, lors de sa « prise d'habit » (Hamayon 1978a : yy-8y), de se rendre, même à pied, chez tout pauvre qui aurait besoin de lui, et à dos de taureau chez tout riche qui l'appellerait, sans trop marchander son secours à l'un ni à l'autre (Pétri 1926 : 7 ; Xangalov 1958- 1960, II : 155-156). Ce secours prend toujours la forme d'une victoire sur un désordre, que celui-ci frappe l'homme dans son corps ou dans sa vie privée, sociale ou économique. On fait appel au chaman aussi bien pour réconcilier des époux brouillés que pour endiguer une épidémie, réinsérer un marginal dans le groupe, retrouver un troupeau égaré, aider à surmonter une dépression nerveuse... Il lui arrive même de « réparer » par anticipation, lorsque le trouble est inéluctable : c'est le cas pour les maladies infantiles (le rite sera répété quand surviendra la maladie ; Manzigeev i960 : 183-184) ou lorsqu'on se prépare à affronter une

16. Le chaman blanc, censé n'avoir de relations qu'avec les Blancs, n'a aucun pouvoir sur les Noirs de la surnature qui dérèglent le monde ; incapable de réparer et même de prévenir, il se contente d'entretenir les bonnes dispositions des figures d'ordre. Dans ce rôle, un aîné du clan peut le remplacer, tandis que le chaman noir, seul capable d'effectuer les transgressions qu'exige la réparation, est irremplaçable.

Page 12: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 27

situation dangereuse, tel un grand voyage (ou, récemment, le départ pour le service militaire ou l'Université). L'intervention du chaman est donc toujours motivée et sa fonction n'a rien d'un sacerdoce : les naissances sans complications et les funérailles des gens ordinaires n'ont nul besoin de son concours ; lors des mariages, il n'est qu'un participant comme les autres ; s'il officie lors des sacrifices claniques17 — seuls rites réguliers — , c'est seulement en tant que membre du clan particulièrement habile en la matière.

Bien entendu, cette compétence de réparateur universel s'exerce au préjudice des hommes comme à leur avantage. Le chaman la met à profit pour régler les comptes de sa communauté — clan ou lignage — avec les communautés voisines, envoyant à ses ennemis maladies, sécheresses, tempêtes par l'intermédiaire des êtres surnaturels qui lui sont dévoués, pouvant ainsi devenir un agent de vendetta clanique. Il lui arrive aussi de nuire à sa propre communauté ; celle-ci, du reste, exerce un contrôle permanent sur celui à qui elle a confié le soin de sa sécurité, et le châtie sans pitié si ses soupçons se voient confirmés.

La cause primordiale des maux étant surnaturelle, leur réparation doit nécessairement comporter une action sur les esprits, même si, comme c'est souvent le cas, une cause naturelle se conjugue à la précédente, entraînant une réparation concrète, adaptée. L'agression type des esprits consistant à dérober son âme à l'homme, la réparation type du chaman sera d'aller la quérir pour la lui restituer. Pour ce c rappel de l'âme », il négocie avec l'esprit coupable et lui offre en compensation une autre âme, animale ou humaine (Hamayon I978d) ; le chaman ne peut, sans son accord, lui reprendre l'âme captive ni inciter celle-ci à un retour docile (Hamayon 1978c : 65). La guérison n'est qu'un répit sur la voie qui conduit inéluctablement à la mort : seul le chaman mythique pouvait racheter les âmes indéfiniment et à tout ravisseur d'âmes (c'est-à-dire même aux instances supérieures, les cieux). Mais c'est précisément cet abus de pouvoir qui le perdit : les êtres célestes, offensés, punirent le chaman ainsi que tous ses successeurs en limitant leur compétence à la guérison et en leur interdisant la résurrection.

Ni instaurateur d'ordre18 ni vainqueur absolu des désordres, le chaman ne peut faire plus que maintenir le statu quo de l'existence humaine. Ce pessimisme, joint à la découverte purement empirique de l'ordre, fait à la fois la faiblesse et

17. Visant à réaffirmer le droit d'occupation ou de traversée du territoire dominé par le lieu sacrificiel, ces rites claniques perpétuent l'ordre socio-politique (Hamayon i978d) ; conformistes sur ce plan, ils sont préventifs sur le plan symbolique : faute d'être honorés, les esprits des ancêtres retireraient aux descendants de leur clan la légitimité de leur droit territorial.

18. Les chamans mythiques, dont les recettes élaborées par tâtonnements finissent par devenir des modèles rituels, ne sont instaurateurs d'ordre que de façon partielle et indirecte. Dans la pratique, le chaman réinvente à chaque occasion une règle qui ne servira qu'une fois. La société humaine ne comporte pas de personnage dont le rôle demiurgique surpasserait la fonction symbolique du chaman.

Page 13: Les héros de service

28 ROBERTE HAMAYON

la force du chamanisme face aux religions de salut venues à son contact : orthodoxie et lamaïsme. Côté pile, puisque la métaphysique traditionnelle n'explicite pas l'ordre, elle exclut de la part de la société elle-même toute tentative d'instauration d'un ordre nouveau et toute dogmatisation, laissant ainsi le champ libre à n'importe quelle image d'ordre venue de l'extérieur et confinant le chaman dans son rôle de réparateur. Côté face, la réparation des désordres, conçue comme l'activité primordiale dans ce monde troublé, conserve néanmoins sa place en présence d'idéologies qui mettent au premier plan le conformisme et l'action préventive19.

Il est cependant des domaines de la vie bouriate qui sont marqués par le souci de se conformer à des normes positives. Ce sont ceux, fort rares, qui ne mettent normalement en jeu que des rapports entre vivants et n'intéressent pas, en principe, la surnature : hospitalité, contrats de mariage, etc. {cf. note 17) ; mais ils ne sont pas à l'abri des facéties des esprits qu'en effet rien ne limite, et les normes sont toujours susceptibles de réaménagement en cas de complication.

Cette conception, qui fait du désordre un moteur cognitif et fonctionnel, rend compte du mouvement perpétuel du monde symbolique : — D'une part les fauteurs de troubles les plus acharnés deviennent avec le temps

de moins en moins maléfiques, relégués qu'ils sont dans l'oubli à la fois par l'assouvissement de leur rancune (grâce aux sacrifices et glorifications offerts par les vivants) et par l'arrivée de nouveaux compagnons de frustration et d'irrégularité. Certains deviennent même franchement bénéfiques, surtout si l'écart qui marqua leur existence est de quelque façon récupéré (c'est le cas, par exemple, lorsque l'esprit est institutionnalisé en tant que maître surnaturel du trouble). L'une des tâches du chaman consiste, du reste, à muer en esprits protecteurs les âmes au départ malintentionnées (Sandschejew 1927 : 607). En quelque sorte, le chaman répare donc aussi la surnature (Hamayon 1978c : 70-71). — D'autre part la population surnaturelle se renouvelle sans cesse, non seul

ement par l'apport bouriate, mais aussi par l'introduction d'éléments extérieurs liés au vécu du lieu et du moment : tel ce capitaine russe en retraite dans la vallée de la Selenga, dont l'esprit fut, de son vivant même, gratifié de sacrifices et de prières, une épizootie ayant coïncidé avec l'un de ses esclandres (Podgorbunskij 1891 : 30-31) ; tels aussi ces communards parisiens, défaits en 1871 et qui, censés avoir échoué dans le lac Baïkal, président à la pêche20 ; tels enfin les héros de la

19. Bien sûr, il ne saurait être question d'évaluer la part respective des systèmes d'idées en présence dans le fonctionnement de la société bouriate sans examiner au préalable les rapports entre chamanisme et régime clanique, et prendre en compte les effets de l'acculturation sur l'un et l'autre. Les spécialistes s'accordent pour imputer la disparition du chamanisme à la désagrégation du clan et non l'inverse. Tout au plus pourrait-on supposer que le degré de pratique chamanique varie avec le degré de trouble, toutes choses égales par ailleurs.

20. Ils obéissent aux règles de la genèse des esprits : héroïsme en faveur du peuple, mort non naturelle, étrangeté... (Kritika ideologii... : 101).

Page 14: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 2O,

révolution soviétique21 qui, réunis en docte assemblée sur les Pléiades avec les Cieux, règlent de concert avec eux les affaires des hommes.

3. De la nature sociologique des désordres réparés far le chaman

Le mythe d'origine relie doublement l'apparition du chaman à une perturbation sociale : la femme choisie comme relais par l'aigle est en fugue et met pour la première fois à profit son don de voyance pour remédier à ses malheurs conjugaux. Dans l'histoire bouriate, la quasi-totalité des interventions chamaniques sont interprétables comme autant de tentatives visant à remédier à une perturbation sociale : les querelles familiales portent atteinte au bon fonctionnement des institutions et les troubles mentaux brouillent le cours des relations sociales ; la stérilité, féminine et masculine, est considérée non comme un trouble organique mais comme une entrave à la perpétuation d'une lignée, et c'est pour assurer celle-ci que sont traitées les maladies des organes sexuels ; l'égarement d'un troupeau, un gel précoce, la sécheresse mettent en péril la survie économique du groupe, et par là le groupe lui-même ; c'est dans la mesure où l'émancipation des enfants présente un risque d'éclatement de la société (et aussi pour les préserver eux-mêmes, bien sûr) que des rites sont accomplis au moment du départ pour la ville, l'étranger, l'Université. Guerres, bouleversements politiques, conflits interethniques sont autant d'événements qui poussent la société à faire appel aux chamans : on en trouve des témoignages depuis l'époque de Genghis Khan jusqu'à la dernière guerre mondiale (Kritika ideologii... : 87). Ainsi adresse-t-on sacrifices et invocations aux maîtres du service militaire, les Seigneurs de la Lena, Zulxejn nojod, qui furent les meneurs de la résistance bouriate cis-baïka- lienne durant la conquête mongole (Priroda i celovek... : 296). En outre, les grandes catastrophes suscitent des manifestations collectives para-chamaniques comme celles, s'étendant sur plusieurs années et touchant plusieurs groupes, que connut le xixe siècle à l'occasion, entre autres, de terribles sécheresses.

Quant aux maladies que le chaman est appelé à guérir, elles sont de type épidémique, ou du moins contagieux : celles, en somme, dont la menace ne se limite pas à l'individu mais s'étend au groupe. S'il arrive que des maladies organiques individuelles soient confiées au chaman, c'est dans la mesure où ce qui affecte un membre du groupe menace le groupe lui-même. Les fractures sont du ressort du rebouteux, certaines dermatoses de celui des herbalistes22, mais une

21. Lénine, Kalinine, Sverdlov (ibid., loc. cit.). 22. Ces maux, reconnus comme relevant d'une causalité naturelle, sont en outre sous la

dépendance de maîtres surnaturels, et donc susceptibles d'un double traitement. Ainsi les sources thermales efficaces contre les maladies des yeux sont-elles dans le même temps utilisées et honorées. Les maîtres sont en général implorés directement par les patients, le chaman venant en renfort en cas de violence ou de récidive.

Page 15: Les héros de service

30 ROBERTE HAMAYON

peste bovine, qui risque de priver la communauté de bétail, appelle une action chamanique.

A examiner les diverses occasions de recours au chaman, son rôle proprement thérapeutique apparaît comme une application de sa fonction globale de réparation, et non comme sa source. Le modèle du malheur n'est pas biologique mais social, même si le malheur corporel reste celui qui est vécu le plus intimement et reçoit à ce titre le plus de soins. En outre, dérèglements physique et social vont souvent de pair, l'un exprimant l'autre par avance ou par contrecoup. Que le chaman soigne l'âme, et la guérison du corps s'ensuivra, puisque le mode symbolique d'existence conditionne le mode matériel.

4. De l'altérité du chaman

Découlant des « idées » précédentes, celle que le chaman est un être à part institutionnalise en quelque sorte la conception d'une humanité hétérogène. On examinera d'abord les divers fondements de l'altérité chamanique pour en venir ensuite au mécanisme de l'individuation.

La première particularité du chaman est héréditaire : il lui faut avoir une « essence » (udxa= droit héréditaire) (Xangalov 1958-1960, II : 158), c'est-à-dire appartenir à une lignée ayant compté des chamans23. Cette essence donne droit non pas à exercer la profession, mais seulement à y prétendre ; elle doit être confirmée par l'aptitude personnelle et mise à l'épreuve par la communauté ; aussi voit-on des lignées sans chaman sur deux ou trois générations et d'autres comptant des frères chamans, la transmission pouvant se faire aussi par l'intermédiaire d'un maillon féminin, surtout en l'absence d'héritier mâle. Incarnée collectivement par les ancêtres chamans de la lignée, l'essence chamanique choisit parmi leurs descendants son futur représentant sur terre. Cet appel des ancêtres est ressenti de façon quasi unanime comme une calamité tant par l'individu que par sa famille. On ne saurait s'y refuser sans mettre sa vie en danger, et il arrive que la communauté exerce, bien qu'elle s'en défende, une pression pour que l'appelé y réponde, car une essence refusée risque de nuire alors qu'assumée elle peut être bénéfique. Ainsi le chaman est-il dès le départ considéré comme étant au service des siens et responsable devant eux.

C'est à l'adolescence — période de moindre insertion sociale — que se manifeste l'appel. Les chamans défunts — l'essence — infligent à leur héritier, souvent pendant plusieurs années, toutes sortes de tourments qui l'isolent des siens :

23. Le terme udxa a donné lieu à des traductions aussi diverses que « origine, lignée, ascendance, don, succession... ». « Essence » rend compte également de l'autre emploi de udxa : « sens, signification, contenu ». Des essences sont, de même, nécessaires pour devenir forgeron, herbaliste, fabricant d'arc ou de selle (ibid. : 159).

Page 16: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 31

fugues, rêves, jeûnes, évanouissements, délires pendant le sommeil, rigidité du corps, manifestations pseudo-hystériques, cris caractéristiques (ainsi le abrrr...rr...r noté par Pétri 1923 : 9-11 ; cf. également Xangalov 1958-1960, II : 146), tous interprétés comme autant d'absences de l'âme et de pénétrations par les esprits. L'âme est alors censée aller recevoir de son essence l'instruction requise, apprendre d'elle les noms des êtres surnaturels, leurs mœurs, la manière de les traiter, et se familiariser avec leur monde.

Le corps du chaman fait, lui aussi, l'objet d'un traitement particulier de la part de ses ancêtres : ceux-ci le dépècent, examinent ses os, qui garantissent son appartenance à leur lignée, coupent sa chair en morceaux et la font bouillir (Hamayon 1978a : 84) ; en effet, avoir une chair cuite lui permettra de franchir impunément les limites entre catégories. C'est la cuisson qui assure le transfert irréversible de l'animal sacrifié à son dédicataire symbolique (Hamayon I978d). De même, c'est l'incinération24 qui fait des morts de vrais morts, enfermés dans leur état. En revanche, ceux que leur vie ou leur mort irrégulière a privés de funérailles normales et dont la chair est restée crue, sont, dans leur existence symbolique, des êtres inaccomplis et par là néfastes.

Le comportement qui traduit les épreuves symboliques subies par le postulant dans son âme et dans son corps est très largement conventionnel (il n'est jamais seul lorsque survient une crise ; Xangalov 1958-1960, II : 144-147) et, de surcroît, facultatif. Sa cessation marque la fin de l'apprentissage, mais il pourra réapparaître de façon épisodique et partielle tout au long de la vie du chaman : on y verra autant de stages de purification, de perfectionnement, de resserrement des liens avec l'essence. On a souvent qualifié ce comportement de « maladie initiatique ». Maladie, il ne l'est ni dans sa manifestation (qui concrètement se distingue des troubles tenus pour pathologiques) ni, surtout, dans son interprétation : dicté par la tradition, il apparaît, à la lumière du rituel de consécration qui le clôture, comme une mort et une résurrection symboliques (Hamayon 1978a : 84). Par ailleurs, s'il y a bien victoire sur une maladie, il s'agit d'une maladie stéréotypée, et la victoire ne suffit pas plus à faire le chaman qu'elle ne sert de modèle de guérison.

Faute d'essence biologiquement reçue, celui qui désire être chaman peut en acquérir une par voie symbolique : en particulier, si l'un de ses parents est mort foudroyé (signe d'élection céleste) ou s'il découvre un « objet descendu [du ciel] »25 et authentifié comme tel par un chaman en exercice, il peut prétendre avoir été

24. Ce mode funéraire, pour prédominant qu'il soit dans la tradition cis-baïkalienne, n'est pas le seul ; le dépôt du corps dans les branches d'un arbre ou sur une estrade, avec ou sans cercueil, est fréquent pour le chaman ou le foudroyé. Les restes ne doivent être ni dispersés, ni mêlés à d'autres, ni livrés aux animaux terrestres. Le lamaïsme préconise au contraire l'exposition du cadavre à même le sol pour en accélérer la destruction.

25. ner'jeer udxa « essence [obtenue] par foudroiement » ; buumal udxa « essence [obtenue] par objet descendu ».

Page 17: Les héros de service

32 ROBERTE HAMAYON

lui-même désigné d'en haut. Toutefois, si une essence est bien en premier lieu un droit reçu des cieux, elle compte surtout par le nombre de ses représentants surnaturels. Aussi une nouvelle essence coûte-t-elle fort cher en vies humaines à la parenté de son fondateur (Ksenofontov 1930 : 102)26, faute de quoi elle restera faible, confirmant la croyance que la biologie fait toujours de meilleurs chamans que la fiction. En outre, le recours à la voie symbolique, en général tardif et compensatoire, ne favorise pas l'éclosion d'une grande puissance (Mixajlov 1962a : 29).

A la composante dynastique qu'est l'essence, réelle ou fictive, doit s'adjoindre une composante charismatique qui s'exprime sous de multiples formes. Le futur chaman montre des dispositions, d'une part à l'expression physique de l'absence de l'âme et de la pénétration par les esprits : « il doit donner l'impression qu'il n'agit pas de lui-même [...] sa voix se fait non humaine... » (Xangalov 1958-1960, I : 145-146) ; d'autre part à la mémorisation, à l'improvisation, au chant, à la danse, à l'autorité intellectuelle et morale. Supposé doué d'une perception supra- humaine, il est appelé à développer une sensibilité et une imagination qui rendent crédibles les efforts de cognition et de re-cognition accomplis lors de la divination (toujours de type aléatoire, et non rationnel).

Pour négocier la remise en ordre des affaires humaines, il adopte une tactique de ruse mettant à profit l'incompréhension des êtres surnaturels à l'égard de tout procédé de substitution symbolique : métaphores et autres figures de rhétorique en particulier (Hamayon & Bassanoff 1973) 27. Aussi la capacité d'effectuer de telles démarches est-elle le critère intellectuel qui fonde l'autorité et la puissance du chaman. Le talent oratoire et dramatique28 complète le tableau des aptitudes que l'on souhaite rencontrer chez le chaman tant pour l'épanouissement de son prestige que pour la réussite de ses actes. En effet, l'usage de moyens artificiels pour susciter l'état dit « de transe » est très réduit, sinon nul : le jeûne n'a rien d'obligatoire, l'alcool n'est pas réservé exclusivement au chaman, les fumigations d'épicéa et de serpolet atteignent également l'odorat de tous les assistants. Il n'y a là rien de comparable à l'absorption systématique d'hallucinogènes rencontrée en Amérique du Sud. De même, les divers tours (transpercement de la chair, contact de charbons ardents...) exécutés occasionnellement par certains viennent seulement illustrer leur pouvoir, non le fonder.

Enfin le chaman doit avoir, dans la pratique, une robuste santé pour résister au surmenage qu'entraîne sa disponibilité permanente : on dit couramment que

26. Au demeurant, c'est souvent par suite de nombreux décès dans une famille qu'un survivant se décide à devenir chaman, tirant parti des parents défunts pour protéger ceux qui restent sur terre.

27. Les esprits ne comprennent que la lettre des propos et des actes humains : il suffit de changer le nom d'une chose pour la leur rendre méconnaissable (ibid. : 69 sq.J.

28. L'aspect théâtral de la séance chamanique ne fait de doute pour personne (Sandsche- jew 1927 : 606).

Page 18: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 33

le vrai chaman meurt jeune et pauvre29. La supériorité qu'on attend de lui sur tous les plans récuse dans leur principe les interprétations pathologiques du chamanisme. Et les voies d'expression sont si amples et si variées que bien des chamans, une fois surmontée leur réticence initiale, trouvent dans l'exercice de leur art un épanouissement personnel tel qu'il les engage à continuer.

Le charisme semble correspondre à la notion véhiculée par le mot hiïlde, employé seulement à propos d'individus morts, et qui, traduit par « puissance spirituelle, force vitale, esprit, intellect, symbole, emblème », est souvent accouplé au mot « âme » hùnehen. Le siège, selon Baldaev (1970 : 28), en est la moelle osseuse, au rôle rituel important. Les dictionnaires donnent pour l'équivalent mongol sïilde (cyrillique : sù'ld), outre les traductions ci-dessus, celles de « bonheur, prospérité, bénédiction, majesté, génies tutélaires, etc. ». L'histoire mongole connaît de nombreux exemples de divinisation de suide d'individus exceptionnels après leur mort : ceux-ci, matérialisés sous forme d'emblèmes guerriers, reçoivent un culte. De ce charisme, une part semble due à la fonction même de chaman, du moins à la possession d'une essence. Infléchissant l'application stricte du principe dynastique et des privilèges de l'âge et du sexe, le facteur charismatique est à son tour circonscrit par le contrôle populaire qui s'exerce sur l'activité du chaman tout au long de sa carrière sous forme de mises à l'épreuve, de jugements, de sanctions. Pour inefficacité, le chaman sera tout bonnement délaissé par les siens ; pour nuisance caractérisée (par exemple, s'il est reconnu « mangeur d'âmes »), il sera battu jusqu'au sang puis mis à mort et enterré face contre terre, de façon à empêcher son âme de gagner la surnature d'où elle pourrait encore nuire (Xangalov, Archive n° 37 : 1093). Pourtant, c'est son essence qui est la principale responsable de sa nuisance, lui-même n'ayant pu la fléchir ou la désarmer. Les vivants ne sont pas les seuls à châtier le chaman pour mauvais services : son essence ne lui pardonne pas ses erreurs liturgiques, et la crainte de sanctions surnaturelles est un des mobiles invoqués pour refuser d'être consacré par la communauté au terme de l'apprentissage. Sont ainsi doublement punis les manquements à l'éthique du serment chamanique et le refus de soigner.

S'il trouve sa plus haute expression dans le chamanisme, ce facteur charismatique ne lui est pas spécifique : il constitue la voie d'émergence par excellence des individualités. Ainsi des meneurs de conflits, des forgerons de haut vol trouvent-ils le chemin d'une mythologie individuelle (Priroda i celovek... : 296). Les segmentations de lignages ont lieu à l'instigation d'une forte personnalité. Divers types de marginalité (ou d'exception), inférieurs comme supérieurs, permettent d'accéder à l'existence individuelle pour peu que leurs promoteurs parviennent à les faire accepter par la société. Cependant la voie chamanique est,

29. Cela est même proverbial : « A la robe de tissu brûler est rapide, au chaman mourir est rapide » (Manzigeev i960 : 204).

Page 19: Les héros de service

34 ROBERTE HAMAYON

de toutes les voies, la plus ouverte : elle peut se satisfaire d'une essence fictive et débouche sur une activité tout entière symbolique. Elle reste l'issue favorite des femmes et des cadets, qui supportent mal les contraintes dues aux privilèges de l'âge et du sexe.

Ces tentatives pour devenir chaman se multiplient au fur et à mesure que se détériore, tout au long du xixe siècle, l'organisation traditionnelle de la société. C'est sans doute cet état de choses qui a incité certains observateurs de l'époque à avancer une interprétation pathologique du chamanisme, que leur suggéraient par ailleurs deux confusions : l'une entre certains aspects du comportement chamanique et les phénomènes hystériques, l'autre entre les manifestations et les causes de ce comportement. Les peuples chamanistes, eux, ne s'y méprennent jamais et savent bien que les chamans qui sont devenus tels à la suite d'une maladie mentale sont de mauvais chamans. Ils déplorent la dégénérescence de leurs chamans des temps récents (Ordynskij 1905 : 1-3) dont les motivations reflètent effectivement les dérangements psychologiques causés par l'éclatement de la société (Mixajlov 1962a : 29).

La marginalité, ou l'exception, est donc un facteur d'individuation, variable en rayonnement et en durée, tandis que la conformité à la norme laisse dans l'anonymat : l'être ordinaire n'a d'existence que sociale30, l'être d'exception a en plus une existence individuelle. Il en est de même pour les objets naturels — pierres, arbres, etc. — qui doivent leur avènement dans le monde symbolique au caractère exceptionnel de leur forme, de leur couleur, des circonstances de leur découverte, et pour les abstractions : la conception des fonctions, des traits de caractère, les notions éthiques empruntent, pour se transmettre, le support de biographies individuelles.

Fondée non seulement sur sa nature propre, mais aussi sur son origine biologique, sociale et symbolique, l'altérité du chaman est totale et, en quelque sorte, institutionnalisée. Par son élitisme, elle rejoint le modèle héroïque véhiculé par l'épopée qui, chez les Bouriates comme chez les autres peuples altaïques pasteurs, connaît une ampleur considérable. Souvent comparé au barde (Stein 1959 : 40 et passim), le chaman doit l'être aussi et surtout au héros épique lui-même : l'un et l'autre sont d'origine céleste, soumis dans leur destin professionnel au schéma de « mort et résurrection », médiateurs entre le monde symbolique et le monde réel, chargés de lutter contre les fléaux et de « faire le bien des gens » ; tous deux empruntent des formes animales et ont pour armes la ruse et la métaphore, tous deux enfin sont les cadets des êtres surnaturels. En somme, le chaman est au temps historique ce que le héros épique est au temps mythique. Une restriction cependant : le chaman n'a pas, dans la vie quotidienne, le rôle de modèle qui revient au héros — quiconque s'égare en forêt rappellera tel exploit du héros

30. La société bouriate est assez hiérarchisée mais non radicalement cloisonnée.

Page 20: Les héros de service

LES HÉROS DE SERVICE 35

Geser pour surmonter sa panique et écarter les périls (Xangalov 1958-1960, II : 320). Toutefois, le chaman revendique une véritable identification avec certains héros mythiques31 qu'il incorpore lors de rituels particuliers.

Modeste par sa nature (le mal ne peut être qu'écarté), orgueilleuse par son objet (le mal est d'origine surnaturelle), la réparation chamanique est héroïque dans sa réalisation.

5. De la nature symbolique des détenteurs du pouvoir

Les idées exposées jusqu'ici impliquent que la responsabilité ultime des choses de ce monde revient aux êtres surnaturels. Procédure commune aux idéologies, ce renvoi du pouvoir formel à l'intangible est banal à rappeler ; il importe néanmoins d'en dégager le mécanisme pour chacune d'entre elles.

Ce sont les êtres surnaturels qui déclenchent les fléaux, qui par leurs sanctions définissent les normes et par leurs facéties perpétuent l'arbitraire ; ce sont eux aussi qui façonnent le chaman auquel ils confient en quelque sorte un contre- pouvoir ; leur présence aux vivants est constante ; leurs noms mêmes expriment la portée des rôles qu'on leur prête : ezen « maître », zajaan « destin », les tengeri « cieux » restant quant à eux confinés dans leur rôle créateur implicite.

C'est la collectivité ancestrale qui est « maître » des lieux ou les « maîtrise » (ezelexe), c'est-à-dire en dispense le droit d'usage, en général dans un cadre clanique ou lignager. L'octroi de ce droit est renouvelé chaque année, à l'ouverture et à la clôture de l'estivage, par des sacrifices {tajlgan, litt. « cour, petits soins ») auxquels sont tenus de participer les membres mâles du clan (Hamayon io,78d). Ici s'articulent étroitement pouvoir symbolique et pouvoir clanique : c'est grâce à ses morts qu'un clan justifie et maintient son droit sur un territoire. La résolution des litiges territoriaux passe toujours par l'appropriation (au moins pour le temps du sacrifice) des pierres concrétisant la résidence ancestrale au flanc de la montagne dominant l'estivage. C'est aussi au nom des ancêtres que, outre les territoires, on revendique les spécialités (herbaliste, forgeron) qui nécessitent une essence.

Puisqu'il y a conjonction entre un espace et ses usagers, la maîtrise d'un lieu entraîne celle de ce qui y vit : aussi rend-on un culte au maître du pâturage pour faire croître et prospérer son cheptel, au maître de la forêt pour obtenir du gibier32.

En revanche, la maîtrise des eaux, relevant de maîtres non humains et plutôt

31. Comme le Seigneur Taureau, ancêtre des Bouriates Exirit-Bulagat, dispensateur de progéniture, figure remarquable du rituel nuptial. Mais le chaman n'invoque ni n'incorpore jamais les héros de l'épopée, Geser en particulier.

32. C'est sur cette apparente « animation » des lieux que se fonde l'hypothèse animiste, dont d'aucuns ont fait une composante du chamanisme. Il n'y a pas, en fait, attribution d'une âme au lieu, mais assimilation entre une âme de mort et sa résidence.

Page 21: Les héros de service

36 ROBERTE HAMAYON

individuels, ne s'exerce pas dans un cadre clanique. Elle doit, par ailleurs, être distinguée de la maîtrise des propriétés des eaux — couleur, reflet... — qui revient aux xad (plur. de xan « khan, roi »), enfants célestes descendus sur terre. Pas plus que celle des xad sur les phénomènes aquatiques, la maîtrise des cieux sur les phénomènes atmosphériques ne fait l'objet d'enjeux politiques ou économiques : elle est donc pour les humains d'un intérêt moindre que la maîtrise du territoire.

A côté de ces maîtres des conditions de vie régnent les maîtres des modalités de vie. Le terme zajaan, qui analytiquement s'applique aux morts exceptionnels (chamans pleinement réalisés ou franchement contrariés dans leur vocation, héros populaires, personnages célèbres ; Sandschejew 1927 : 594), a pour sens abstrait celui de « destin » et pour traduction favorite celle de « protecteur ». En effet, la maîtrise qu'exerce un zajaan sur telle maladie ou telle activité consiste à la fois à la dispenser (ou à en gratifier) et à en préserver (ou à l'interdire).

Le phénomène symboliquement maîtrisé est toujours plus ou moins en rapport avec l'existence réellement vécue : la belle Aljaa, qui mourut de ses débauches dans la fleur de l'âge, préside aux maladies des organes sexuels (Priroda i celovek... : 299). Taahaj, morte toute jeune en couches, soulage dans leur accouchement femmes, brebis et chèvres. Quant aux protectrices des veaux, dispensatrices d'un lait abondant, ce sont deux bergères, une mère et sa fille qui, un jour qu'elles avaient renversé du lait fraîchement trait, eurent si peur d'être cruellement punies qu'elles s'enfuirent et s'étranglèrent (ibid. : 300).

La juridiction des destins sur les phénomènes dont ils sont les modèles équivoques est de durée et de portée variables : de quelques années à plusieurs générations, pour une simple famille ou tout un groupe ethnique. La liste en est ouverte et mouvante, comme on l'a vu plus haut (cf. su-pra, pp. 15-16), les nouveautés finissant toujours par être intégrées33 et les figures pâlies par s'évanouir. L'emprise des Nombreux d'Ûlej34 dans le groupe dont leur chef de file est originaire, est telle que « les gens s'y retiennent de vendre leurs poulains, par crainte de mettre en colère ces zajaan, qui préféreraient sûrement les recevoir en sacrifice » (Xan- galov, Archive n° 28 : 828) .

Se pensant ainsi sous la perpétuelle emprise de ses morts, la société des vivants accorde soutien et respect à son seul médiateur, le chaman, et lui reconnaît un pouvoir insigne. Humain exceptionnel, élu et initié par les esprits pour être leur porte-parole sur terre, il est mué par le rituel en mort symbolique qui renaît pour

33. Ainsi la variole, relevant d'abord de maîtres étrangers et donc hors d'atteinte pour le chaman, a pu être finalement prise en charge dans tel ou tel clan grâce à la transformation en maître, par le chaman, d'un défunt atteint de ce mal.

34. Ûlejn olon. Il s'agit de nombreux jeunes gens et jeunes filles (plusieurs centaines) qui s'étranglèrent pour rejoindre une des leurs qui, malheureuse en ménage, avait par ce procédé mis fin à ses jours pour mener une fort joyeuse vie posthume. Elle avait ainsi inauguré une épidémie de strangulation qui atteignit, dit-on, plus de 300 personnes.

Page 22: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 37

vivre parmi les vivants : il a en cela une position symétrique de celle des morts d'exception, les destins, qui, bien que morts, se manifestent encore ici-bas. Entre ces deux catégories d'êtres qui interviennent chacune dans le monde de l'autre s'instaurent des relations privilégiées et, somme toute, assez égalitaires, le chaman pouvant déjouer les maléfices des destins ou acheter leur neutralité ; les destins, que ne lient aucune éthique, aucun engagement, se complaisant à assouvir leurs rancunes terrestres ou simplement à laisser jouer leur fantaisie.

Pas plus que les destins (qui ne sont que des instances surnaturelles secondaires) n'ont forcément le dessus dans leurs conflits avec les chamans historiques, les instances supérieures — les cieux — ne l'avaient emporté sur les chamans mythiques : la légitimité des premières est toujours en butte à la subtilité des seconds ; d'intelligence limitée, Esege Malan Tengeri, aîné des aînés blancs de l'Ouest, se signale par son ignorance et son incompétence (Podgorbunskij 1894- 1895, IV-V : 11 ; Poppe 1953 : 330). Par ailleurs, ces instances supérieures sont supposées donner généralement raison aux hommes contre les destins, qui entravent ce qu'elles ont instauré au lieu de se mettre au service des humains (Xangalov 1958-1960, II : 215-216). Cet accueil favorable aux hommes dépend évidemment de la capacité du chaman à se rendre jusqu'à ces instances ; face à elles, il n'a toutefois comme atout que le bon droit et la ruse, car elles ne se laissent corrompre par aucun sacrifice et ne reviennent jamais sur une décision.

Régulateur des rapports avec les morts, le chaman l'est également des rapports entre les vivants : marginaux à réinsérer dans la société, étrangers et ennemis à maintenir à l'écart. Aménageant les rapports de la communauté avec tous ses « autres », le chaman n'a qu'un rôle effacé dans la routine interne de celle-ci. Alors que l'institution chamanique est le cadre du pouvoir légitime et formel, l'institution clanique est celui de son exercice réel : en effet, c'est dans l'intérêt de son clan que le chaman interprète et manipule le pouvoir surnaturel dont il se fait l'instrument. Le lien entre les deux institutions est si intime35 que la mémoire populaire assimile fréquemment chaman et chef de clan. Ce sentiment, vivace surtout chez les groupes isolés, trouve appui dans les généalogies et les mythes d'origine des clans qui, dans leur quasi-totalité, présentent le fondateur comme chaman ou de lignée chamanique (Baldaev 1970). Aristocratie et chama- nisme fusionnent également dans l'histoire mongole ancienne (Heissig 1952 : 512). L'état actuel des recherches n'autorise pas à se prononcer sur l'articulation des deux institutions, d'autant moins que l'entrée de la société traditionnelle dans l'histoire fut concomitante de sa désorganisation ; aussi se borne-t-on ici à esquisser la place du personnage qui participe de l'une et de l'autre.

Les chamans ne constituent ni une classe socio-professionnelle, ni un clergé,

35. Au point que des missionnaires orthodoxes amnistiaient les baptisés coupables d'infractions aux règles claniques (Manzigeev i960 : 202).

Page 23: Les héros de service

3O ROBERTE HAMAYON

ni une puissance économique. Irrégulièrement rétribués, ils sont trop accaparés par leur tâche pour consacrer un temps suffisant à leur économie domestique propre, faite de chasse et d'élevage comme celle des gens ordinaires, et connaissent plus souvent le dénuement que l'abondance. Les relations entre chamans de clans différents sont habituellement de compétition, à l'exception de rares cas de collaboration dans des affaires d'intérêt général pour l'ethnie. C'est de son clan (ou lignage) qu'un chaman est d'abord solidaire, mettant en œuvre ses capacités d'intervention à l' encontre de clans ou lignages ennemis : il détermine par divination le moment propice au déclenchement d'une guerre, capture des âmes, envoie des maladies, maudit36 ou plutôt fait exécuter ses intentions par ses ancêtres ; ainsi des vendettas s'instaurent-elles entre les clans, par chamans et essences interposés. Pour lutter contre un chaman adverse, faire obstacle à ses maléfices, il pratique une divination dite « en travers » xiïndeli. Il intervient également dans les rapports entre groupes en manipulant la juridiction des « maîtres » sur les territoires et les spécialités.

Relations au sein des mondes et entre eux

PROTAGONISTES I NATURE DES RELATIONS PROTAGONISTES II

AÎNÉS monde surnaturel monde épique monde humain [hommes]

relations i et 2

MORTS âmes des morts, en tant

qu'éléments actifs du monde surnaturel

relation i

i. Relation basée sur la norme collective

protagonistes I protagonistes II

pouvoir initiative sanctions invulnérabilité

contraintes infractions châtiments maux

2. Relation basée sur les capacités individuelles

protagonistes I protagonistes II

indolents bornés incapables de

démarches symboliques

dynamiques intelligents experts en

démarches symboliques

CADETS monde surnaturel monde épique [+ sœurs] monde humain [femmes]

relations i et 2

VIVANTS représentés par

les chaman (e) s

relation 2

Le jeu du pouvoir oppose ainsi trois types de protagonistes : le monde des vivants, celui des morts (rejoignant les êtres célestes) et celui qui est dans chacun de

36. Ce qui a donné lieu à des interprétations du chamanisme en termes de magie ou de sorcellerie.

Page 24: Les héros de service

LES HÉROS DE SERVICE 39

ces mondes le représentant de l'autre. Les mêmes rapports de forces semblent jouer au sein de chaque monde, entre eux, et en la personne même du chaman.

Le monde surnaturel est marqué par l'indolence des aînés et le dynamisme des cadets ; il en est de même dans le monde épique où le beau rôle revient au cadet et à sa sœur, l'aîné restant effacé ou se montrant incapable (Ulanov 1963 ; Pétri 1924 : 124-125). On a déjà {cf. supra, p. 22) accusé la légitimité de susciter cette indolence : on doit, semble-t-il, la rendre responsable aussi de la pauvreté intellectuelle des esprits. Xangalov (1958-1960, I : 399) s'étonne que les Bouriates tiennent leurs esprits pour les derniers des imbéciles. En fait, les esprits jouissent — cadets compris — d'une liberté totale d'action37 sur les vivants : à eux l'autonomie, l'initiative, l'impunité, ce qui ressemble fort à un droit légitime s' opposant à la soumission des vivants, entourés d'interdits et de menaces. A cette opposition s'en conjugue une autre, intellectuelle, qui a fait l'objet d'un travail précédent (Hamayon & Bassanoff 1973) : l'intelligence humaine prend différentes formes, selon l'âge et le sexe, et les femmes — cadets ultimes et perpétuels — portent la rationalité à son sommet. Ici même, on a relevé à plusieurs reprises que la perspicacité, la ruse, la capacité de symbolisation faisaient la force du chaman face aux esprits. Aussi souvent qu'ils évoquent la bêtise des esprits, les Bouriates soulignent que « les gens intelligents meurent plus vite, parce qu'on a besoin d'eux dans l'au-delà ». La mort leur donnant le droit d'agir sans contrainte puisqu'ils sont désormais invulnérables — ils ne risquent plus de sanction préjudiciable à leur vie38 — , leurs facultés intellectuelles peuvent s'estomper.

Quant au chaman, issu d'un cadet céleste, toujours soumis aux ancêtres de son essence, réparant les maux des hommes en circonvenant les esprits, il jouit sur terre d'une autorité puissante bien que contrôlée. Il détourne l'exercice normal des droits claniques, impose des interdits, légitime des exceptions, se plaçant donc au-dessus des aînés du clan : de fait, il a droit, en tant que chaman, à la place la plus honorifique, celle située au nord-ouest. En outre, il contrebalance par sa personne autant que par ses actes le pouvoir dû à l'âge et au sexe, puisque l'élément charismatique qu'il cristallise en lui offre une issue à ceux qui sont par nature (femmes, cadets) soumis aux autorités légitimes (aînés mâles) et à tous les dominés, marginaux ou étrangers.

En la personne du chaman, le rapport de forces qui s'exprime aux autres

37. Limitée seulement par la répartition des sphères d'influence entre esprits. Bien sûr, les vivants, par leur vénération, l'infléchissent.

38. Tout au plus les supports dans lesquels le chaman incarne les esprits pour pouvoir les manipuler sont-ils giflés, battus, privés d'onctions, injuriés, jetés. Mais on ne peut que les délaisser, non leur nuire.

Ce n'est pas une action chamanique mais, croit-on, leur patriotisme qui conduisit les Ûlejn olon, esprits des strangulés évoqués plus haut (cf. note 34), à se battre lors de la Seconde Guerre mondiale, d'où la moitié d'entre eux ne serait pas revenue (Mixajlov 1962a : 21).

Page 25: Les héros de service

40 ROBERTE HAMAYON

niveaux dans les termes aîné /cadet39, pourvu de droits /privé de droits, bête /intelligent, prend la forme dynastique /charismatique. Une nuance pourtant se fait jour : même en position d'autorité sur terre, le chaman ne perd pas ses capacités intellectuelles — sans doute parce qu'il doit cette autorité à son état de cadet surnaturel et qu'il ne dispose pas d'une juridiction sur une catégorie homogène mais se cantonne dans le règlement des problèmes de frontières ; il est en outre perpétuellement soumis au contrôle des vivants comme à celui des esprits, vulnérable dans son corps et son âme aux attaques des uns et des autres.

L'opposition aîné/cadet n'est explicite que pour les rapports entre vivants, l'opposition bête /intelligent pour les rapports entre les deux mondes, et leurs recoupements sont méconnus. De plus, l'opposition intellectuelle se manifeste chez les vivants sous une forme complémentaire et non plus hiérarchisée : à l'intuition créatrice des hommes et des aînés fait face la capacité deductive des femmes et des cadets, qui les rend à même de se sortir de toute difficulté (Hamayon & Bassanoff 1973). Ce n'est pas un hasard si les femmes chamanes sont supposées l'emporter systématiquement sur leurs homologues masculins dans les combats symboliques où ils s'affrontent pour se « manger » mutuellement l'âme. La formulation pourvu de droits/privé de droits a l'avantage d'être moins spécifiée que les deux autres tout en les comprenant, et de recouvrir aussi celle entre gens à essence et gens ordinaires, que le chaman résume en lui. Cette formulation est la seule à s'appliquer sans changement aux quatre niveaux.

6. Remarque sur les rapports entre chasse, nomadisme et chamanisme

Que les instances de pouvoir soient surnaturelles impose une médiation : toutes les religions sont à cet égard logées à la même enseigne, seule diverge la modalité de médiation. Ce n'est pas sur terre, dans un lieu réservé (temple, etc.) que le chaman entre en contact avec les esprits. Il leur rend visite dans la surnature même, dont il décrit parfois la géographie, avec ses périls et ses attraits, pendant ou après son « voyage ». Il peut aussi les rencontrer dans leur « pied-à- terre » — flanc de montagne, source, bosquet — , leur fabriquer des supports où ils puissent « se reposer », les inviter à s'introduire dans son tambour ou dans son propre corps.

En tant que caractéristique chamanique, le voyage tire toute sa consistance de son lien avec le mode de vie. Avant d'adopter l'élevage les peuples sibériens ont tous été chasseurs, et ils le sont restés partiellement : le tribut à l'Empire russe

39. Assurément, il est tentant d'ériger, comme l'a souligné C. Barraud dans une discussion de cet article, cette opposition aîné /cadet en principe idéologique englobant. Mais l'incertitude qui entoure l'organisation sociale traditionnelle ne permet pas, tant que les recherches n'auront pas été approfondies, de déterminer la forme la plus pertinente de cette opposition.

Page 26: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 41

se payait en fourrures précieuses. La trace en est constante dans le chamanisme : l'espace imaginaire où voyage le chaman est de type forestier, les animaux dont les esprits empruntent l'aspect comme ceux dont la peau sert à la confection du tambour ou du vêtement chamanique, sont sauvages. Tel un chasseur qui va chercher le gibier là où il se trouve, le chaman poursuit les esprits perturbateurs, les âmes évadées. Pour que les chasseurs de son groupe ne reviennent pas bredouilles, le chaman doit d'abord obtenir des esprits forestiers qui maîtrisent le gibier qu'ils lâchent quelques âmes d'animaux, tout comme il négocie avec l'esprit ravisseur le relâchement de l'âme humaine retenue captive.

Alors que les âmes des animaux sauvages sont obtenues individuellement, c'est plutôt sur la fertilité des pâturages et la fécondité des animaux domestiques conçues globalement que portent les faveurs réclamées aux esprits « maîtres » des lieux et que repose la prospérité du cheptel. La reproduction de ces deux types d'animaux n'a pas la même cause : le gibier provient directement de la surnature tandis que le cheptel se reproduit selon des processus naturels, même s'ils sont en dernier ressort commandés par la surnature. L'agriculture s'intègre aisément dans le modèle de l'élevage : l'abondance des récoltes est dispensée par les maîtres des lieux qui gouvernent également tout ce qui pousse. La prospérité agricole s'associe à la prospérité pastorale dans les invocations, formant couple avec elle.

Au fur et à mesure que s'accroît la place de l'élevage dans l'économie diminue la sphère d'action du chaman : son aspect productif — quête d'âmes de gibier — se réduit au profit de son aspect réparateur. Son activité s'infléchit aussi à d'autres égards : le chaman consacre de plus en plus de soins aux femmes, sur lesquelles en effet l'élevage accentue la pression sociale. Le changement affecte même la place du chaman dans la société : elle reste centrale, mais parallèle au pouvoir clanique, et non plus fondue avec lui.

On peut ainsi entrevoir comment le changement socio-économique repousse petit à petit le chamanisme vers la périphérie. On peut enfin risquer l'hypothèse d'une association — symétrique de celle entre chasse et chamanisme — entre agriculture sédentaire et possession : dans le second cas, le médiateur reçoit les visites surnaturelles et ne jouit pas, d'une manière générale, d'une place centrale dans la société.

Par son schématisme, cette esquisse laisse assurément dans l'ombre bien des nuances de la réalité. En particulier, la question reste posée de savoir si le chamanisme suffit à rendre compte de tout le champ social bouriate : médiateur universel, le chaman n'a pas pour autant un statut prédominant. Si fragmentaires et inégales que soient les données relatives aux rapports entre le chaman et son clan, et au système clanique en général, elles permettent d'avancer que les options fondamentales de la pensée bouriate se retrouvent dans le cadre conceptuel mis

Page 27: Les héros de service

42 ROBERTE HAMAYON

en œuvre par le chamanisme ; et rien, jusqu'ici, ne vient contredire cette présentation du chaman comme pivot idéel et fonctionnel de la société. La médiation et la manipulation des interférences structurent le monde, et le chaman en est le lieu. Enfin, les idées dégagées nous paraissent rendre compte à la fois de l'évolution du système et de ses réactions aux contacts extérieurs : en particulier, le fait que les individus d'exception puissent trouver une voie de réalisation (de leur vivant ou à titre posthume) est un facteur dynamique de la vie sociale, sensible dans ces zones d'habitat dispersé ; que le maintien du statu quo soit l'objectif ultime et la réparation des maux le sommet de l'héroïsme permet de comprendre à la fois la vulnérabilité et la résistance du chamanisme aux acculturations.

BIBLIOGRAPHIE

** 1961-1964 Abaj Geser-xubun. Epopeja (exirit-bulagatskij variant). Ulan-Ude, Akademija

Nauk SSSR, Sibirskoe otd., Burjatskij kompleksnij naucno-issled. institut, 2 vol.

Baldakv, S. P. 1970 Rodoslovnye predanija i legendy burjat. I : Bulagaty i exirity. Ulan-Ude, Akade

mija Nauk SSSR, Burjatskij institut obscestvennyx nauk, 363 p. 1975 « ' Objets descendus ' et ' pierres écrites ' dans le culte populaire bouriate »,

Études mongoles 6 : 161-181.

Baldunnikov, A. I. 1927 « Pervyj saman », Burjatovedceskij sbornik III-IV : 67-69.

Banzarov, D. Ï955 « Cernaja vera ili samanstvo u mongolov », in Sobranie soôinenij. Moscou, Izd.

Akademii Nauk : 48-100. (ire éd. in Vost.-sib. otd. Russkogo Geograf. Obiâestva, 1891, xv + 128 p.)

Delaby, L. 1977 Chamanes toungouses. Nanterre, Laboratoire d'Ethnologie et de Sociologie

comparative, Université de Paris X, 245 p. (« Études mongoles et sibériennes » 7).

Hamayon, R. 1978a « Religions de l'Asie septentrionale », in Annuaire de l'École Pratique des Hautes

Études, 5e Section, igyô-igyy, 85. Paris, EPHE : 77-87. 1978b « Des Fards, des mœurs et des couleurs », in S. Tornay, éd., Voir et nommer

les couleurs. Nanterre, Laboratoire d'Ethnologie et de Sociologie comparative : 207-247.

1978c « Soigner le mort pour guérir le vif », Nouvelle Revue de Psychanalyse 17 : 55-78. i978d « Marchandage d'âmes entre vivants et morts », Systèmes de Pensée en Afrique

noire 3, n° spec. : Le Sacrifice, II.

Page 28: Les héros de service

LES HEROS DE SERVICE 43

Hamayon, R. & Bassanoff, N. 1973 « De la Difficulté d'être une belle-fille », Études mongoles 4 : 7-74.

Hkissig, W. 1952 « A Mongolian Source to the Lamaist Suppression of Shamanism in the 17th

Century », Anthropos XLVIII : 1-29 et 493-536. Heusch, L. de

1971 « Possession et chamanisme » et « La Folie des dieux et la raison des hommes », in L. de H., Pourquoi l'épouser? et autres essais. Paris, Gallimard : 226-244 e^ 245-285.

** 1965 Kritika ideologii lamaizma i ëamanizma. Ulan-Ude, Akademija Nauk SSSR,

Sibirskoe otd., Burjatskij kompl. nauôno-issled. institut, 131 p.

KSENOFONTOV, G. V. 1930 Legendy i rasskazy 0 Samanax u jakutov, burjat i tungusov. Moscou, Bezboznik,

2e éd.

Kulakov, P. E. 1896 « Burjaty irkutskoj gubernii », Izv. Vost.-sib. otd. Russkogo Geograf. ObScestva

XXVI (4-5), 126 p. Lévi-Strauss, C.

1958 « Le Sorcier et sa magie » et « L'Efficacité symbolique », in C. L.-S., Anthropologie structurale. Paris, Pion : 183-203 et 205-226.

Lot-Falk, E. 1970 « Psychopathes et chamans yakoutes », in J. Pouillon & P. Maranda, eds.,

Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss à l'occasion de son 60e anniversaire, II. Paris-La Haye, Mouton : 1 15-129.

1974 <( Textes eurasiens », in R. Boyer & E. Lot-Falk, Les Religions de l'Europe du Nord. Paris, Fayard-Denoël : 611-753.

1978 « A Propos du terme chaman », Études mongoles et sibériennes 8 : 7-18.

Manzigeev, I. A. i960 Jangutskij burjatskij rod. Ulan-Ude, Burjatskij filial Akademii Nauk SSSR, 232 p.

Mixajlov, T. M. 1962a Burjatskoe Samanstvo i ego perezitki. Irkutsk, Irkutskoe kniznoe izdatel'stvo, 37 p. 1962b « O nekotoryx priôinax soxranenija samanskix perezitkov u burjat », Vestnik

Moskovskogo gos. Universiteta, ser. X, istor., 2 : 45-54. Mixajlovskij, V. M.

1895 « Samanstvo. Sravnitel'no-etnografic'eskie oëerki », Izv. Imper. Ob-va Ljubitelej Estestvoznanija, antropologii i ethnografii LXXV, Trudy etnogr. XII (1), 115 p.

Ordynskij, A. K. 1896 Ocerki burjatskoj zizni. Tobol'sk, 119 p. 1905 « Prygajusôij saman », Sibirskij nabljudatel' VII (4-5) : 1-6. Tomsk.

** 1972 Oâerki istorii kul'tury Burjatii, I. Ulan-Ude, Burjatskij institut obsô. nauk,

Akademija Nauk SSSR, 490 p.

Page 29: Les héros de service

44 ROBERTE HAMAYON

** 1880 « Pervyj burjatskij saman Morgon-Xara », Izv. Vost.-sib. otd. Russkogo Geograf.

Obscestva XI (1-2) : 87-89. Pétri, B. E.

1923 « Skola samanov u severnyx burjat », TV. prof, i prepod. Irkutskogo gosudarstven- nogo Universiteta V : 402-423. Irkutsk.

1924 « Elementy rodovoj svjazi u severnyx burjat », Sibirskaja zivaja starina 2 : 98-126. 1926 « Stepeni posvjascenija mongolo-burjatskix samanov », Izv. biol-geogr. nauân.

issl. in-ta pri Irkutsk. Gos. Universiteta 2, 4 : 4-16. Irkutsk. PODGORBUNSKIJ, S. I.

1 89 1 « Idei burjat samanistov o duse, smerti, zagrobnom mire i zagrobnoj zizni », Izv. Vost.-sib. otd. Russkogo Geograf. Obscestva XXI (1) : 18-33.

1894-1895 « Iz mifologii burjat i mongolov samanistov. Tengrii », Sibirskij sbornik IV-V : 1-34 ; VI : 28-44. (Priloz. k « Vostocnoe Obozrenie ».)

Poppe, N. N. Z953 Compte rendu de P. Wilhelm Schmidt, Der Ur sprung der Gottesidee. Eine his-

torisch-kritische und positive Studie, Band X, 3. Abteilung : Die Religionen der Hirtenvôlker ; [Abteilung :] 4. Die asiatischen Hirtenvôlker : Die sekunddren Hirtenvôlker der Mongolen, der Burjaten, der Yuguren, sowie der Tungusen und der Yukagiren, in Anthropos, 1953 : 327-332.

1973 « Der mongolische schamanistische Ausdruck udqa », Journal de la Société finno- ougrienne 72 : 309-317.

** 1976 Priroda i celovek v religioznyx predstavlenijax narodov Sibiri i Severa. Leningrad,

Akademija Nauk SSSR, Institut etnografii im. Mikluxo-Maklaja, 333 p. Rintchen

196 1 Les Matériaux pour l'étude du chamanisme mongol. II : Textes chamaniques bouriates. Wiesbaden, O. Harrassowitz, 156 p. (« Asiatische Forschungen » 8).

ROCKHILL, W. W. 1900 The Journey of William of Rubruck to the Eastern Parts of the World 1253-1255

[...] with two Accounts of the Earlier Journey of John of Pian de Carpine. Translated from the Latin, and Edited [...] by W. W. R. London, The Hakluyt Society, 2nd ser., vol. IV, 304 p.

Sandschejew, G. D. (Sanzeev) 1927-1928 « Weltanschauung und Schamanismus der Alaren-Burjaten », Anthropos XXII :

576-613 et 933-955 >" XXIII : 538-560 et 967-986. Stein, R. A.

I959 Recherches sur l'épopée et le barde au Tibet. Paris, PUF, 646 p. (« Bibliothèque de l'Institut des Hautes Études chinoises » XIII).

Ulanov, A. I. 1963 Burjatskij geroiceskij epos. Ulan-Ude, 220 p.

Xangalov, M. N. 1958-1960 Sobranie socinenij. Ulan-Ude, Akademija Nauk SSSR, Burjatskij kompl. naucno

issled. institut, 3 vol. s.d. Archive conservée au musée d'Ethnographie de Budapest [matériaux collectés

de 1870 à 1917 environ].

Page 30: Les héros de service

LES HÉROS DE SERVICE 45

Résumé

Roberte Hamayon, Les Héros de service. — A partir de l'exemple bouriate d'avant la révolution soviétique, l'auteur présente le chamanisme — trop souvent tenu pour un épiphénomène — - comme une idéologie, que définissent cinq principes structurels ou « idées » : (i) le franchissement des limites entre les catégories est à la fois la cause et le remède des maux selon qu'il est le fait des esprits ou celui des chamans ; (2) ces catégories ne sont pas définies dans l'absolu, mais progressivement et empiriquement, l'ordre du monde ne se révélant qu'à l'occasion de chaque désordre venant le troubler ; la tâche du chaman est de maintenir le statu quo ; (3) le modèle du désordre est sociologique ; (4) l'altérité du chaman — biologique, sociale, psychique, symbolique — , tout en étant institutionnelle, constitue un modèle pour l'émergence des individualités ; sa nature et son action incitent d'ailleurs à rapprocher le chaman du héros épique ; (5) le monde des vivants est explicitement dominé par le monde des esprits (= âmes des morts). Représentant chacun de ces mondes dans l'autre, le chaman est le médiateur universel, cristallisant en lui des valeurs opposant les morts et les vivants, les morts entre eux et les vivants entre eux. Pour finir, l'auteur évoque le caractère fondamental du lien unissant le chamanisme à la chasse et au nomadisme.

Abstract

Roberte Hamayon, Heroes on Duty. — On the basis of the Buriat case as they were before the Soviet Revolution, the author describes shamanism — too often mistaken for an epiphenomenon — as an ideology defined by five structural principles or "ideas": (1) the crossing of boundaries between categories is both the cause of and the remedy for misfortunes according to whether it is the deed of spirits or of shamans; (2) these categories are not defined in the absolute but progressively and empirically; the order of the world is revealed only when some disorder comes to disturb it; the task of the shaman is to maintain a status quo; (3) the model of disorder is sociological; (4) the otherness of the shaman — biological, social, mental, symbolic — -, while being institutional, constitutes a model for the emergence of individualities; his nature and his action actually suggest a comparison between the shaman and the epic hero; (5) the world of the living is explicitly dominated by that of the spirits (= the souls of the dead). As a representative of each of these worlds in the other, the shaman is the universal mediator; he cristallizes the values that oppose the dead to the living, the dead among themselves, and the living among themselves. To conclude, the author evokes the fundamental character of the link between shamanism on the one hand, hunting and nomadism on the other.