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Mention Sciences des religions et systmes de pense
cole doctorale de lcole Pratique des hautes tudes
Les deux traits Euloge dEvagre le Pontique
Introduction, dition critique, traduction,commentaire et
notes
Par Charles-Antoine Fogielman
Thse de doctorat de Patristique Grecque
Sous la direction de Mme Marie-Odile Boulnois, directrice
dtudes, et M. Paul Ghin, directeur d'tudes
Soutenue le 17 janvier 2015
Devant un jury compos de :Marie-Odile Boulois, Directrice
d'EtudesPaul Ghin, Directeur de RecherchesLorenzo Perrone,
ProfesseurBernard Meunier, Charg de RecherchesJean-Daniel Dubois,
Directeur d'EtudesBernard Outtier, Directeur de Recherches
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Position de thse
Etat des tudes vagriennes
Evagre le Pontique (-), auteur longtemps mconnu, a sombr dans un
relatif
oubli la suite du concile de Conantinople II, qui condamna ses
crits pour orignisme.
Sa redcouverte sinscrit dans le cadre de la renaissance des
tudes patriiques dont les
grandes figures au xxe sicle furent les cardinaux Henri de Lubac
et Jean Danilou. Les
fondateurs de la colleion des Sources Chrtiennes taient
particulirement soucieux de
revaloriser des auteurs dont lEglise, en vertu de condamnations
datant de lAntiquit, se
privait encore dexploiter les richesses, souvent considrables.
On sait le rle que joua Lu-
bac dans la rhabilitation dOrigne ; celle dEvagre, auteur nagure
moins familier du
grand public, mais dont la dorine en son temps ne provoqua pas
moins de passions, e
due dabord aux travaux dun autre Jsuite, le P. Irne Hausherr, et
ceux de labb Jo-
seph Muyldermans. Le premier, grce au tmoignage des manuscrits
syriaques et arabes,
montra irrfutablement dans un livre de , repris et amplifi en ,
quEvagre
tait le vritable auteur dun grand nombre de traits attribus
jusque-l Nil dAncyre
sur la foi de la tradition manuscrite grecque. Le second dcrivit
et rpertoria les traduc-
tions syriaques et armniennes de luvre dEvagre, aprs avoir montr
lintrt de ces
versions orientales pour lanalyse de la tradition manuscrite
grecque.
Ainsi, ce en recueillant le tmoignage des versions armnienne et
surtout syriaque
quHausherr et Muyldermans ont pu reituer un bon nombre de traits
jusque l attri-
bus Nil dAncyre leur auteur vritable, Evagre le Pontique. Il
faut noter que leurs
travaux avaient t prpars en amont par deux publications : en de
la version ar-
Cf. en particulier Lubac, Henri de, Hioire et Esprit :
LIntelligence de lcriture daprs Origne, Paris .Hausherr, I., Le
trait de loraison dEvagre le Pontique (RAM ), Toulouse .Hausherr,
I., Le Trait de lOraison dvagre le Pontique : Introduion,
authenticit, traduion franaise et commentaire
(RAM et ), Toulouse .Cf. en particulier Muyldermans, Joseph,
"Evagriana de la Vaticane", Muson , Louvain, et Muyldermans,
Joseph, Evagriana Syriaca : textes indits du British Museum et
de la Vaticane (Bibliothque du Muson ), Louvain .Muyldermans,
Joseph, travers la tradition manuscrite dEvagre le Pontique : Essai
sur les manuscrits grecs conservs
la Bibliothque nationale de Paris (Bibliothque du Muson ),
Louvain .
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mnienne des uvres dEvagre par un Pre Mekhitarie de Venise,
Barsegh Sargisean ;
mais celui-ci ne faisait que poursuivre la tradition de mise en
valeur du partimoine lit-
traire armnien initie au xviie par le fondateur de son Ordre.
Dautre part, en ,
un universitaire allemand, Wilhelm Frankenberg publiait son tour
un certain nombre
doeuvres dEvagre dans leur version syriaque.
Au carrefour de la littrature des apophthegmes des Pres du Dsert
et de la plus pure
spculation thologique, luvre dEvagre ainsi redcouverte suscita
lintrt autant par
son contenu que par les problmes poss par sa tradition
manuscrite. Il fut vite ques-
tion, en effet, de savoir pourquoi les crits de cet auteur
avaient attir les foudres de la
censure au point daboutir une damnatio memori. Les travaux
dAntoine Guillaumont,
particulirement sa dcouverte et son dition dune nouvelle version
syriaque des Kepha-
laia Gnoica, ont permis de mieux apprcier la thologie dEvagre
sur un point capital, savoir sa relation Origne.
La condamnation dEvagre au concile de Conantinople II e le sujet
dun dbat his-
toriographique assez ancien. La principale source qui nous
rapporte cette condamnation
sont les Vies des moines de Paleine de Cyrille de Scythopolis .
Or nulle part dans les aesdu concile de Conantinople II il ne
queion dEvagre, ni mme de la querelle orig-
nienne, ce qui amena certains hioriens souponner de confusion le
chroniqueur. Il a
cependant t montr de faon convaincante que la condamnation de
lorignisme de
a eu lieu lors dune pr-session du concile, dont le compte-rendu
se trouve dans une
lettre de Juinien cite intgralement par Georges le Moine au ive
livre de sa Chronique.
En revanche, aucun doute nexie quant au synode runi spcialement
Conantinople
en par Juinien pour condamner les Orignies. Le synode se borna
avaliser les
anathmatismes que lEmpereur avait lui-mme prpars dans son livre
contre Origne.
La dcouverte par Antoine Guillaumont de la version S des
Kephalaia Gnoica ap-porta la preuve que ce sont bien les crits
dEvagre qui avaient servi la rdaion de ces
anathmatismes. Dans cette version S, contrairement la version S
jusque-l seule
Sargisean, Barsegh, Srboy horn Ewagri Pontacwoy varq ew
matenagrowtiwnq targmanealq i Yowne i Hay barbar,Venise,
.Frankenberg, Wilhelm, Evagrius Ponticus, Berlin .Schwartz, Eduard,
Kyrillos von Skythopolis (TU -), Leipzig , p. -).Cf. notamment
Hefele, C. J. et Leclerq, Henri, Hioire des Conciles daprs les
documents originaux, Paris , t.
vol. , p. -.Diekamp, Franz, Die origeniischen Streitigkeiten im
sechen Jahrhundert und das fnfte allgemeine Concil, Mner, et Price,
Richard, The As of the Council of Conantinople of with related
texts on the Three Chapters Controversy,Liverpool , p. -.Georges le
Moine, Chronique, PG , -.Justinien Ie, Liber adversus Origenem, PG
-, .Guillaumont, Antoine, "Evagre et les anathmatismes antiorignies
de ", Third International Conference of
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connue, les passages saveur orignienne navaient pas t censurs.
Cette trouvaille a
permis dentrevoir un pan de la vritable dorine dEvagre, et de
mieux saisir le rle de
sa pense dans les controverses origniennes qui ont troubl les
milieux monaiques de
.
A la suite de cette dcouverte fondatrice, lentreprise ddition de
ses crits dans la
colleion des Sources Chrtiennes initie par les poux Antoine et
Claire Guillaumont et
relaye par Paul Ghin (sept volumes parus ce jour), a fourni au
public des textes
srs, suscitant un intrt pour cet auteur qui se mesure au nombre
toujours croissant de
publications ayant trait Evagre. En effet, bien quune synthse
apparemment dfinitive
sur tous les aspes de la vie et de loeuvre dEvagre ait t publie
de faon pohume par
Antoine Guillaumont, les tudes vagriennes nont fait que prendre
un nouvel essor,
bnficiant dsormais dune vision densemble dont les chercheurs
auels sattachent
affiner les dtails, ou critiquer les prises de position.
Lapproche de Guillaumont, comme
la soulign Paul Ghin dans un article dhommage, tait en effet
marque par un certain
nombre doptions, qui lui ont permis de cerner la pense de
lauteur patriique dans sa
globalit.
Tout dabord, Guillaumont a cherch reconituer les aspes de la
pense dEvagre
qui ont t vous loubli aprs sa condamnation, et comprendre
comment ces as-
pes controverss sarticulaient avec le ree de sa dorine, celle
qui e expose dans
les textes asctiques, dont le contenu apparemment inoffensif
leur a permis de survivre
en langue grecque. Pour mener bien cette inveigation, il ne se
pas content des m-
thodes livresques de la Religionsgeschichtliche Schule du xixe
sicle, mais a voulu intgrer
sa rflexion aussi bien le Sitz im Leben monaique de lauteur que
son enseignement
sotrique, sachant que ses expriences asctiques avaient
ncessairement color ses sp-
culations philosophiques. Les fouilles quAntoine Guillaumont a
menes dans le dsert
gyptien lui ont ainsi permis de retrouver le site antique des
ermitages des Kellia, o a
vcu Evagre, dont les vocations de la vie rmitique retrouvaient
ainsi un cadre concret
et tangible.
Les travaux auels, notamment ceux dAuguine Casiday, sinscrivent
parfois en
Patriic Studies (TU ), Berlin , p. -.Cf. Bibliographie, p.
.Guillaumont, Antoine, Evagre le Pontique, un philosophe au dsert,
d. Vrin, Paris .Ghin, Paul, "Antoine Guillaumont (-) et Claire
Guillaumont (-)", Adamantius , Bologne ,
p. -.Daumas, F., Guillaumont, A, et al., Kellia I, Kom .
Fouilles excutes en et , Le Caire ( vol.)Casiday, Auguine,
Reconruing the Theology of Evagrius Ponticus, Cambridge .
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faux contre certaines conclusions de Guillaumont. En
particulier, Casiday contee que
la pense dEvagre soit aussi assimilable la dorine condamne sous
Juinien que la
pens Guillaumont, et appelle de ses vux des tudes qui partent
des uvres vagriennes
nouvellement dites pour valuer la pense de lauteur :
By the same token, it is no longer necessary for us to begin
with the sixth-century condem-nation or even with the
presupposition of Evagrius heresy in evaluating his works or
re-conruing his syem.
Cette approche consie donc dans une certaine mesure faire
abraion de ce que
lon sait par ailleurs du monde dans lequel sinscrivent les crits
dEvagre, pour recons-
tituer sa pense en partant de la seule lettre des textes. Il
nous faudra donc dans une
certaine mesure prendre parti dans ce dbat, en valuant la
cohrence de la thologie as-
ctique des deux traits que nous tudions avec la dorine qui e
attribue Evagre par
ses adversaires antiorignies.
Ces controverses prennent tout leur intrt dans un contexte o
limportance du legs
vagrien dans la spiritualit monaique occidentale aussi bien
quorientale e de mieux
en mieux perue. La dette lgard dEvagre de Jean Cassien en
particulier, auteur pa-
triique de premier ordre, quoiquelle ft dj connue de longue
date, a fait lobjet de
plusieurs tudes rcentes. Dautres auteurs plus mineurs ont fait
lobjet dun regain
dintrt de la part de chercheurs, prcisment cause de linfluence
dEvagre sur leurs
uvres. A la charnire entre luniversit et le monde monaique,
Columba Stewart,
reeur du St Benedis College aux Etats-Unis, a publi nombre
dtudes sur la porit
dEvagre.
Plusieurs auteurs monaiques, de leur ct, ont en effet cherch
rendre compte de
lintrt de la spiritualit dEvagre auprs du grand public. Ds les
annes , une per-
sonnalit aussi minente que Thomas Merton le cite dans ses
ouvrages. Cependant, le
nom quEvagre voque dsormais dans lesprit de beaucoup e celui du
P. Gabriel Bunge,
un ancien moine de labbaye de Chevetogne, dont la rencontre avec
Evagre a model liti-
nraire personnel. Le P. Bunge, qui a fait dEvagre sa spcialit,
et publi son sujet une
Casiday, Auguine, Evagrius Ponticus (e d.), New York , p. . De
mme, il ne plus ncessaire de commencerpar les condamnations du
sixime sicle ou mme par une prsupposition dhrsie au sujet dEvagre
lorsque nous valuonsses uvres ou que nous reconruisons son
syme.Notamment Casiday, Auguine, Tradition and theology in St John
Cassian, Oxford ; Stewart, Columba, "John
Cassians Schema of Eight Principal Faults and his Debt to Origen
and Evagrius", Jean Cassien entre lOrient et lOccident,dd. Criian
Badilita et Attila Jakab, Paris , p. -.Ghin, Paul, "La dette dIsaac
de Ninive envers Evagre le Pontique", Isaac de Ninive (Connaissance
des Pres de
lEglise ), Paris , p. .Notamment Evagrius Ponticus and the Eaern
Monaic Tradition on the Intelle and the Passions, Faith,
Rationa-
lity and the Passions, d. Sarah Coakley, Cambridge , p.
-.Merton, Thomas, The wisdom of the desert, New York .
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trentaine de titres, fut conduit par ses leures quitter son
abbaye pour vivre en ermite
dans une montagne suisse, puis quitter le catholicisme pour
embrasser lorthodoxie. Ce
sont en grande partie ses publications qui ont permis de rendre
nouveau populaire la
notion vagrienne dacdie.
Dautres auteurs, comme John Bamberger ou Jeremy Driscoll, ont
galement publi des
traduions et commentaires duvres dEvagre. En France, lintrt pour
cet auteur e
partag, par exemple, par lauel abb de Saint-Wandrille,
Jean-Charles Nault, qui lui a
consacr sa thse de doorat.
La prsente dition
Ldition des deux traits que nous prsentons ici, le trait Euloge
et les Vices opposs
aux Vertus, sinscrit donc dans une dynamique trs auelle.
Nanmoins, elle pose aussi
des problmes spcifiques, et ce davantage que pour dautres crits
dEvagre. Ldition de
Migne nous fournit une version de ce texte, mais celle-ci, fonde
sur un unique manuscrit
(Y), e sensiblement plus courte que la recension dautres
branches de la tradition. Des
ditions de vulgarisation en langues modernes, dont le nombre
permet de mesurer lin-
trt que ce texte suscite, et qui sont la base de quantit dtudes
secondaires, ont toutes
t labores partir de ce texte dfeueux de la Patrologie Grecque.
Une traduion r-
cente des uvres dEvagre par Robert Sinkewicz propose pour le
trait Euloge le texte
dun manuscrit comportant une recension longue. Cependant,
lexamen approfondi de la
tradition manuscrite montre que nombre des leons supplmentaires
fournies par cette
dition rcente savrent tre des interpolations. Aussi le besoin
dune dition critique du
texte du Trait Euoge se faisait-il toujours sentir. Quant au
second trait que nous di-
tons, les Vices opposs aux vertus, ce un texte tronqu la fin que
propose ldition de
Migne, et aucune dition contemporaine, en loccurrence, navait
encore remdi cete
lacune.
Nous nous sommes efforc deffeuer cette dition selon les mthodes
inities par
les poux Guillaumont, avec une attention particulire dune part
aux donnes codico-
Cf. en particulier Bunge, Gabriel, Akedia : die geiliche Lehre
des Evagrios Pontikos vom berdruss, Wrzburg .Notamment Bamberger,
John, The Praktikos and Chapters on Prayer, Piscataway, (New
Jersey) , pour le premier,
et Driscoll, Jeremy, Evagrius Ponticus : Ad Monachos, Manwah
(New Jersey) , pour le second.Nault, Jean-Charles, La saveur de
Dieu : lacdie dans le dynamisme de lagir, d. du Cerf, Paris,
Congourdeau, Marie-Hlne, Jourdan-Gueyer, Marie-Ange et Goudet,
Marieodile, De la prire la perfeion : Au
moine euloge (Les Pres dans la Foi ), Paris ; Niecior, Leon et
Bielawski, Krysztof, Ewagriusz z Pontu : Pismaascetyczne, vol. ,
Cracovie , p. -.Sinkewicz, Robert E., Evagrius of Pontus : The
Greek Ascetic Corpus, Oxford .
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logiques, et dautre part aux versions orientales. Claire
Guillaumont, dans son dition
du Pratique, a t pionnire dans son approche dsormais classique
consiant mo-
biliser pour son classement de la tradition non seulement la
mthode philologique des
fautes communes, mais aussi lensemble des donnes fournies par la
ruure des manus-
crits. Dans la ligne de Claire Guillaumont et de P. Ghin, nous
avons notamment tudi
avec attention les ensembles de textes o sinsre notre trait dans
chaque manuscrit : on
conate quun certain nombre de corpus aux contours figs se
retrouvent lidentique de
copie copie.
Par ailleurs, nous avons propos dans notre introduion critique
une prsentation des
versions orientales syriaques, armnienne, arabe, thiopienne et
gorgienne, pour mettre
en lumire les particularits de chaque version et leurs relations
entre elles. Ce sont par-
ticulirement la version syriaque S et la version armnienne qui
prsentent un intrt
pour tablir le classement des manuscrits dEuloge et faire le tri
entre des leons dorigine
absentes chez Migne et qui ont t reitues, et les interpolations
de diffrents copies
grecs. Pour ce qui e des Vices opposs aux Vertus, ces versions
orientales sont plus pr-
cieuses encore : seule la confrontation avec le texte syriaque
permet en effet de retrouver
la finale authentique du trait parmi les diffrentes variantes
proposes par la tradition
manuscrite grecque.
En outre, nous joignons cette tude une editio princeps de la
version thiopienne
dEuloge, ainsi que de la version syriaque des Vices, ce qui
permettra de disposer de ces
textes au ct des versions armnienne, arabe et gorgienne de ces
deux traits, qui ont
dj t dites et publies. Quant aux trois versions syriaques
dEuloge, encore indites,
nous nous sommes limits ldition dun extrait, but illuratif ; en
effet, malgr lin-
trt que prsenterait notamment ldition de la version S, ce
travail de grande ampleur
demanderait un temps considrable. Ltude approfondie des versions
orientales a nan-
moins permis de trancher un certain nombre de problmes de
traduion. Les traduc-
teurs anciens, en effet, quoiquinfrieurs aux modernes pour la
rigueur, les surpassent
souvent par leur comprhension des textes, qui ntaient pas pour
eux un monde tranger
o mme une patiente tude laisse parfois des zones dombre, mais
une tradition vivante
dont ils taient parfaitement familiers.
Une attention particulire a t porte la mise en vidence du plan
dEuloge. Nous in-
troduisons une chapitration diffrente de celle de ldition de
Suars (reprise par Migne),
Guillaumont, Antoine et Claire, Trait pratique, ou, le moine,
(Sources Chrtiennes -), Paris .
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en nous fondant sur la syntaxe. A part le cas des sries de
sentences, nous faisons dbuter
un nouveau chapitre lorsquune nouvelle phrase commence sans tre
relie la prc-
dente par , , etc. La pertinence de cette chapitration e
confirme par la frquence
avec laquelle elle concide avec les limites des sleions
queffeuent diffrents manus-
crits (notamment Iviron , Vatopedi , etc.). Ce dcoupage
respeueux de la logique
du texte permet peut-tre de mieux saisir le carare tantt li et
discursif, tantt sen-
tencieux et lapidaire du trait. Le reprage des citations et
allusions bibliques contenues
dans le texte, par ailleurs, a t poursuivi (un quart environ de
celles que nous signalons
avaient chapp lattention de M. Sinkewicz).
Lintroduion dorinale
Outre lintrt de leur tradition manuscrite, ce la place quelque
peu particulire
quoccupent ces deux traits au sein de luvre dEvagre qui a retenu
notre attention.
Ces deux textes, adresss un mme deinataire du nom dEuloge, se
diinguent du
ree des crits de lauteur la fois par le yle, beaucoup plus
recherch que dordinaire,
et par certains points de dorine (sur lesquels nous
reviendrons). Ces lgres divergences,
permettent de mieux comprendre lvolution naturelle de la manire
de lauteur, et lla-
boration progressive de son syme dorinal. Nous avons donc voulu,
en prsentant ce
texte, exposer aussi la dorine asctique dEvagre telle quelle se
dploie dans Euloge : les
conseils pratiques prodigus au novice dcoulent en effet de faon
parfaitement articule
du syme thologique et philosophique qui sous-tend sa rflexion.
Ainsi, par exemple,
dans les deux prsents traits, il se montre particulirement
soucieux darticuler la doc-
trine de la lie des vices, qui lui e propre, avec une ide fort
prgnante son poque,
celle de la tripartition platonicienne de lme.
Le point le plus carariique du syme dEvagre, et en quelque sorte
la clef de
vote de son uvre, e en effet la dorine de la lie des vices, qui
atteint une forme
particulirement aboutie dans ces deux traits. Elle revt une
telle importance, que nous
avons cru bon dy revenir de faon approfondie dans lintroduion au
trait des Vices
opposs aux vertus. Ce court texte, qui prend laspe dun catalogue
de locutions synony-
miques souvent obscures, e en effet trs droutant sans une
comprhension dtaille de
cette dorine de la lie des vices si chre Evagre, et des
motivations qui le poussent
y revenir encore et encore dans ses crits, que ce soit dans le
Pratique, dans les Huit es-
prits de malice, dans les Penses, etc. Cette dorine e dautant
plus importante quelle e
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lorigine des "sept pchs capitaux" qui nous sont familiers en
Occident. Nous avons donc
voulu non seulement prsenter les sources et la cohrence interne
de la lie dEvagre,
mais aussi tracer assez longuement sa porit dans les Eglises
dOrient et dOccident.
En effet, les manuels et les catchismes, ainsi que les
diionnaires de thologie, lar-
ticle traitant des vices capitaux, donnent tous dsormais Evagre
pour auteur de cette lie.
Ils citent parfois les grands jalons dans la transmission de
cette notion que sont Jean Cas-
sien, Grgoire le Grand et Thomas dAquin ; cependant, le dtail de
lvolution de la doc-
trine e souvent sommaire. Par exemple, voici dans son intgralit
le traitement quen
fait Tanquerey :
La lutte contre les sept pchs capitaux a toujours tenu une
grande place dans la spiritualitchrtienne. Cassien en traite au
long dans ses Confrences et ses Initutions ; il en diingue huitau
lieu de sept, parce quil met part lorgueil et la vaine gloire. S.
Grgoire le Grand diinguenettement les sept pchs capitaux quil fait
tous dcouler de lorgueil. S. Thomas les rattacheaussi lorgueil, et
montre comment on peut les classer philosophiquement, en tenant
comptedes fins spciales vers lesquelles lhomme se porte.
Les recherches qui scrutent dans le dtail les multiples visages
qua prsents cette lie
sont auellement assez nombreuses, mais sattachent rarement
prciser les motifs tho-
logiques sous-jacents ces volutions, et plus rarement encore
comparer la diffrence
de traitement qui a t faite de ce legs dEvagre entre Orient et
Occident.
Les tudes sur les pchs capitaux au Moyen-Age central en Occident
sont assez bien
reprsentes ; on peut citer les travaux de Richard G. Newhauser
sur les traits de mo-
rale de lpoque scholaique et sur la prsence de cet enseignement
dans la culture
populaire mdivale. Cette dorine e aussi trs tudie pour sa
reprsentation dans
liconographie ; y ont t consacrs de nombreux articles et
quelques synthses. Enfin,
les tudes de dtail concernant tel ou tel vice en particulier
sont nombreuses ; il faut citer
par exemple les travaux de Siegfried Wenzel et de Mireille
Vincent-Cassy.
Cependant, ces tudes, malgr leur abondance, sont toutes assez
cibles sur la mme
poque et la mme zone gographique, comme on peut sen convaincre
la leure des
trois principales synthses qui se donnent pour tche de retracer
lhioire de cette doc-
trine depuis ses origines vagriennes jusquau catchisme du
Concile de Trente. La pre-Tanquerey, Adolphe, Prcis de thologie
asctique et myique (e d.), Paris , p. -.Notamment Newhauser,
Richard G., The Treatise on Vices and Virtues in Latin and the
Vernacular (Typologie des
sources du moyen ge occidental ), Turnhout .Newhauser, Richard
G., In the Garden of Evil : The Vices and Culture in the Middle
Ages (Papers in Mediaeval Studies), Toronto, . Cet ouvrage fournit
une bonne bibliographie sur toutes les queions en rapport avec les
vices et lesvertus en Occident au Moyen-Age centralEn particulier
OReilly, Jennifer, Studies in the Iconography of the Virtues and
Vices in the Middle Ages, New York et
Londres .Wenzel, Siegfried, The Sin of Sloth : Acedia in
Medieval Thought and Literature, Chapel Hill (Caroline du Nord)
.Vincent-Cassy, Mireille, "Lenvie au Moyen ge", Annales. conomies,
Socits, Civilisations . (), p. -.
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mire, remontant au xixe sicle, e fort date dans son yle comme
dans sa mthode,
mais fut pionnire dans son attribution Evagre de la paternit de
la lie des vices. La
seconde e la synthse la plus aboutie ce jour, mais concerne
essentiellement la littra-
ture occidentale : il sagit de ltude de Morton Bloomfield. Elle
e complte pour la
priode carolingienne (Occident uniquement) par un article de
Rainer Jehl. Enfin, Carla
Casagrande et Silvana Vecchio ont fait paratre plus rcemment, en
, une tude in-
cluant les apports de la recherche rcente, surtout centre sur le
traitement de la lie des
vices dans la littrature scholaique.
Au total, on conate que tous ces travaux ont clairement pour
centre de gravit lOc-
cident mdival. La ntre, poursuivant une pie lance par dom
Stewart, en sus de
sattaquer une riche matire peu exploite, a la particularit de
chercher tudier les
avatars successifs de cette lie dun point de vue vagrien ; nous
observons les carts pro-
gressifs entre la logique qui tait la sienne au sein du syme
thologique de son auteur,
et lusage qui en fut fait par la suite.
Cette dorine en effet fut fortement ancre dans limaginaire
populaire europen par
le catchisme du concile de Trente, mais dconnee du syme
thologique dEvagre
dont elle formait lorigine un lment essentiel. Retrouver ce lien
peut savrer fruc-
tueux une poque o les "sept pchs capitaux", bien quomniprsents
jusque dans les
magazines populaires et la publicit, ne sont le plus souvent
voqus que par la voie du
dtournement et de la parodie, ou pour suggrer une ambiance
teinte de religiosit mal-
saine. Or, outre lengouement rcent pour des notions comme
lacdie, des lments de
dorine vagrienne sont prsents de longue date dans la spiritualit
occidentale. Il suffit
pour sen convaincre de lire Ignace de Loyola, qui tait leeur de
Jean Cassien : certains
passages des Exercices ont une rsonnance tonnamment vagrienne.
Il e donc utile de
replacer la dorine de la lie des vices dans le cadre de sa pense
dorigine pour lui voir
retrouver toute sa vigueur et sa pertinence.
Zckler, Otto, Das Lehrck von den sieben Hauptsnden. Beitrag zur
Dogmen- und zur Sittengeschichte, insbesondereder
Vorreformatorischen Zeit, Munich .Bloomfield, Morton W., The Seven
deadly sins, an introduion to the hiory of a religious concept,
with special reference
to medieval English literature, Michigan College Press .Jehl,
Rainer, "Die Geschichte des Laterschemas und seiner Funktion",
Franziskanische Studien (), p. -.Casagrande, Carla, et Vecchio,
Silvana, I sette vizi capitali : Storia dei peccati nel Medioevo,
Turin .Stewart, Columba, "Evagrius Ponticus and the Eaern monaic
tradition on the intelle and the passions", Faith,
Rationality and the Passions (Modern Theology :), Malden , p.
.Cf. par exemple Seven, film amricain de David Fincher ().Loyola,
Ignacio de, Obras Completas (d. Iparaguirre, Ignacio), Madrid p.
.Cf. infra, p. , n. , .
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Remerciements
Cette thse naurait pas t possible sans la direion avise de M.
Paul Ghin, direc-
teur de recherches mrites au CNRS, qui ma fourni la fois
limpulsion initiale et le
secours de sa vae rudition chaque tape de mon parcours. Les
recherches vagriennes
auxquelles il a consacr tant dannes mont rendu la tche la fois
aise et sre. Mme
Marieodile Boulnois, direrice de recherches lEPHE a un titre gal
ma reconnais-
sance, pour les maints claircissements quelle ma apports, pour
les conseils quelle ma
prodigus, et le temps considrable quelle a bien voulu consacrer
relire mes premires
bauches. Je dois aussi de vifs remerciements M. le chanoine
Stphane Duteurtre, sup-
rieur du sminaire diocsain de Paris, par la permission duquel
jai pu mener bien cette
thse, ainsi qu M. labb Jean-Robert Armogathe et M. Bernard
Meunier, qui my ont
encourag.
Mes recherches ont en particulier t facilites par laide de MM.
Lorenzo Perrone et
Jean-Daniel Dubois, qui ont aimablement rpondu mes queionnements
et sollicita-
tions. M. Bernard Outtier ma fourni des indications prcieuses
sur la bibliographie gor-
gienne, et ma permis de consulter des ouvrages de sa bibliothque
personnelle introu-
vables autrement. M. Adam McCollum, responsable de la Hill
Museum and Manuscript
Library, a rpondu de faon minutieusement dtaille mes queions
concernant les
manuscrits syriaques dont il gre la numrisation. M. Chriian
Frel, responsable du
dpartement des manuscrits grecs de la Biblothque Nationale de
France, ma livr avec
amabili tous renseignements codicologiques qui mtaient
ncessaires sur les manuscrits
dont il a la charge. Ma reconnaissance va aussi toute lquipe de
la seion grecque de
lIHRT, aussi remarquable pour sa serviabilit que son rudition ;
elle ma permis de tra-
vailler dans un climat cordial et chaleureux.
Je remercie enfin mes amis et parents, qui mont aid et soutenu
par leur affeion, no-
tamment ceux qui ont accept de relire tout ou partie de mon
manuscrit ; il me faut citer
en particulier Mlle Maria-Livia Cadis, M. et Mme Olivier et
Natacha Varlan, M. Bertrand
Caron, et M. Julien Sempr. Quant M. Jawad Daheur, je lui suis
infiniment reconnais-
sant de mavoir vit des dplacements en me faisant parvenir des
documents par voie
leronique. Que tous soient chaleureusement remercis pour leur
contribution ce tra-
vail, sachant que toutes les erreurs et imperfeions quil
contient me reent entirement
imputables.
10
-
Trait Euloge
-
Introduion
Prsentation de luvre
Le trait Euloge, une initiation la vie monaique, sapparente par
le genre litt-
raire aux recueils de , qui forment lessentiel de luvre dEvagre.
Les ,
forme souple et peu contraignante, consient en des paragraphes
mis les uns la suite
des autres sans former ncessairement un texte suivi, et qui
idalement ne doivent pas
dpasser une certaine longueur. Maxime le Confesseur les dfinit
comme des textes quon
peut embrasser dun seul coup dil pour les retenir facilement.
Dans son magnum opus,
la trilogie forme par le trait pratique, le Gnoique, et les
Kephalaia Gnoica, ou en-core dans les Chapitres sur la prire,
Evagre recherche lexpression la plus dense possible,
dans des sentences de moins de cinq lignes en moyenne. Dautres
recueils privilgient au
contraire des plus longs, allant jusque deux ou trois pages,
comme les traits Sur
les penses, ou les Fondements de la vie Monaique. Dans le trait
Euloge, les petitessentences brves sont la rgle dans la premire
partie de louvrage, mais cdent la place
des exhortations plus lies partir de la seconde partie, selon un
principe que nous
tudierons ci-aprs.
Lautre grand genre littraire pratiqu par Evagre fut le genre
piolaire, et de fait,Sur ce genre littraire, cf. Ghin, P., "Les
colleions de kephalaia monaiques : naissance et succs dun genre
entre
cration originale, plagiat et florilge", Theologica Minora : The
Minor Genres of Byzantine Theological Literature, ed. Rigo,A.,
Leyde , p. -.Evagre sareint cependant dans certaines uvres faire
passer sa pense dans un nombre prcis de chapitres : six
livres de dans les Kephalaia Gnoica, comme les poissons de la
pche miraculeuse de Jn dans les Chapitressur la Prire.Maxime le
Confesseur, Centuries sur la Charit, SC p. .Guillaumont, Antoine et
Claire, Trait pratique, ou, le moine, coll. Sources Chrtiennes, -,
Paris, d. du Cerf,.Guillaumont, Antoine et Claire, Le gnoique,
coll. Sources Chrtiennes, , Paris, d. du Cerf, .Guillaumont,
Antoine, Les six centuries des "Kephalaia Gnoica.", coll.
Patrologia Orientalis ., Paris, d. Firmin-
Didot, (seules des versions syriaques et armniennes en
subsient)Volume en cours dlaboration aux Sources Chrtiennes par M.
Paul Ghin.Ghin, Paul, et Guillaumont, Antoine et Claire, Sur les
penses, coll. Sources Chrtiennes, , Paris, d. du Cerf,.Patrologia
grca , d-c.On conserve de lui lettres, dingale longueur, parfois en
grec, parfois dans des versions syriaques ou arm-
-
Trait Euloge
Euloge peut aussi en tre rapproch : comme dans les lettres, il
sacrifie la brivet ca-
rariique des recueils de sentences une expression plus ample ;
le yle e mme
singulirement recherch par rapport celui du ree de luvre. Par
ailleurs, le texte
sadresse un deinataire explicitement nomm. Comme pour les
traits, en revanche, il
sagit, au-del dun ensemble de conseils adapts aux besoins dun
individu prcis, dun
vritable manuel de vie asctique profitable tout leeur.
Si Euloge comporte des particularits yliiques notables, il
prsente en revanche une
dorine trs cohrente avec le ree du corpus attribu lauteur, jusqu
pratiquer parfois
lauto-citation (fait dont Evagre tait coutumier). Par exemple,
le chapitre , o lauteur
prsente des ruses des dmons pour faire croire aux hommes quils
sont "cardiognoes",
sachant les penses intimes du cur humain, e repris du ch. des
Penses, tandis
que le chapitre , qui oppose les vices de luxure et de vaine
gloire, reprend le ch.
du Pratique. La proraison du trait, elle, e reprise aux
Sentences une vierge. Plus
gnralement, le propos dEvagre dans Euloge reprend en grande
partie celui du Pratique,
des Penses et des Bases de la vie Monaique : il traite des
penses mauvaises qui assaillentlascte et de la manire de leur
rsier, dans le cadre dune initiation la vie monaique.
Les diffrences de forme observables entre Euloge et les autres
crits dEvagre sex-
pliquent partiellement si lon considre le deinataire auquel
sadresse le trait. Dans
Euloge, le public vis e celui des dbutants dans la voie
anachortique, plutt que les er-
mites dj expriments, auxquels sadresse en particulier la
trilogie Pratique, Gnoique,Kephalaia Gnoica. Evagre avait toujours
en effet le souci dadapter soigneusement sonpropos au niveau de
maturit spirituelle de son public. Les Bases de la vie Monaique,par
exemple, traitent surtout de queions pratiques et matrielles ;
Euloge y revient, mais
insie dj beaucoup plus sur le contenu spirituel de la vie
monaique ; le Gnoique, en-fin, comme le titre lindique, e dein un
public dj expriment, et traite de sujets
ici passs sous silence.
niennes ; ces lettres sont en grande partie indites, sauf dans
leur version syriaque (d. Frankenberg, Wilhelm, EvagriusPonticus,
Berlin , p. -) ; on trouve le texte grec dun certain nombre dans
Guillaumont, Claire, "Fragmentsgrecs indits dEvagre le Pontique.",
Texte und Textkritik, cur. J. Dummer, p. -, coll. Texte und
Untersuchungen,, Berlin, Akademie-Verlag, .Cf. Penses, Introduion,
p. .Ch. , p. n. .Exhortation finale, p. n. .Nous avons cach le sens
de certaines sentences pour ne pas donner ce qui e saint aux chiens
ni jeter les perles devant les
pourceaux : "Lettre Anatole", PG , C, en rfrence Mt ,.
14
-
Introduction
Deinataire
Euloge e donc rserv un deinataire relativement novice, plus
frott de belles-
lettres encore que de thologie do peut-tre le yle si particulier
de ce texte. Ce des-
tinataire e un certain Euloge, dont le nom napparat que dans les
deux prsents traits.
Une partie de la correspondance dEvagre a t conserve, surtout
celle qui sadresse des
personnages fameux par ailleurs, comme Mlanie lAncienne ou Rufin
dAquile, ou qui
prsente un intrt par son contenu dorinal, comme la lettre
Antonios ; aucun deina-
taire du nom dEuloge napparat dans cette correspondance.
Plusieurs identifications ont
cependant t proposes pour ce personnage dEuloge. Il faut carter
demble lEuloge
mentionn par Pallade au chapitre de lHioire Lausiaque, puisquil
mourut avant
Antoine le Grand, ce--dire avant , quand Evagre navait que dix
ans environ. Pour
les mmes raisons, lEuloge mentionn dans lHioria Monachorum in
Aegypto na pasdavantage de chances dtre le correspondant dEvagre.
En revanche, il ny a pas dargu-
ment a priori pour ne pas identifier le deinataire du trait avec
lEuloge qui, dans les
Apophtegmata Patrum, rend visite un abba Joseph cit par ailleurs
par Jean Cassien.
Le texte des Apophtegmes nous enseigne quil sagissait dun prtre,
disciple de Jean Chry-
soome, ayant embrass la voie rmitique, ce qui semble convenir au
profil qui ressort
de la critique interne du trait. Il sagit peut-tre du mme Euloge
qui e mentionn par
Sozomne, et dcrit comme un prtre ayant connu Jean de Lycopolis
(mort vers ) :
De trs scrupuleuse rigueur, touchant la participation aux divins
myres, fut alors aussi le prtreEuloge. On dit que, quand il
clbrait, il savait lavance les penses de ceux qui sapprochaient,
aupoint quil les mettait clairement en prsence de leurs fautes et
prenait sur le fait ce que chacuncachait en son esprit ; ceux qui
avaient mal agi ou qui avaient en tte quelque chose de mauvais, il
lescartait pour linant de lautel, aprs avoir mis au jour leur faute
; quand ils staient purifis par lerepentir, il les admettait
nouveau.
On peut mme avancer que le trait se place dans la vie de cet
Euloge au moment
o il envisage de passer de la vie cnobitique lrmitisme pur : le
trait se prsente
Le deinataire e explicitement mentionn dans le prologue du trait
Euloge, et la branche de la traditionmanuscrite donne Euloge pour
deinataire du trait Des Vices Opposs aux Vertus ; les deux textes,
comme on le verra,sont toujours groups dans les manuscrits.Butler,
Cuthbert, The Lausiac hiory of Palladius, vol ("The Greek text
edited with introduion and notes"),
Cambridge , p. -Festugire, Andr-Jean OP, Hioria monachorum in
Aegypto, d. de la Socit des Bollandies, Bruxelles, , p.-.Les
Apophtegmes des Pres, SC p. .Jean Cassien, Confrences, XI, (SC , p.
) et XVI, (id., p. -).Sozomne, Hioire Ecclsiaique V, -, SC , p. .
.
, . , . .
15
-
Trait Euloge
en effet comme une exhortation lanachorse. Tout porte croire
quil sagissait dun
homme fru de belles-lettres, et quEvagre se soit dans une
certaine mesure pli, en lui
crivant, ses gots littraires. Un bon nombre de manuscrits grecs,
dans le titre du trait
( ), donnent cet Euloge le titre de moine. Il aurait pu sagir
dun
homme du sicle intress par la vie contemplative, mais lhypothse
des manuscrits e
en effet plus plausible ; Euloge e sans doute comme Evagre un
homme cultiv qui a
rcemment quitt son milieu drudits pour embrasser ltat monaique.
Laffinit que
pouvait sentir Evagre pour quelquun dont le parcours tait
semblable au sein peut expli-
quer la dmarche quil entreprend dcrire ce trait dans un yle
adapt au deinataire.
En crivant pour un homme partageant sa propre culture, peut-tre
a-t-il got loccasion
dabandonner la rserve qui lui interdisait demployer un
vocabulaire aussi recherch et
des allusions aussi rudites dans ses autres traits, deins au
public parfois frue des
moines gyptiens.
Date
La date exae du trait e malaise tablir ; le texte comporte en
effet peu dl-
ments donnant prise la critique interne. La mention logieuse,
cependant, de lvque
Epiphane de Salamine, peut fournir un terminus ad quem, si lon
retient lauthenticit
vagrienne de luvre. En effet, lloge dun vque violemment
anti-orignien e sur-
prenante chez le champion de lorignisme que Evagre, mais
lopposition intelleuelle
entre les deux camps na tourn laffrontement qu partir de .
De plus, on note un assez grand nombre de rminiscences des
sermons de Jean Chry-
soome, rdigs pour lessentiel lors de son presbytrat Antioche
partir de . Ces
sermons sont lvnement littraire de la priode, et il ne pas
tonnant dy trouver des
hommages dans un trait aux prtentions littraires. Si lon retient
cet argument, la date
dEuloge serait comprise entre et .
Dautre part, sur plusieurs points la dorine semble plus aboutie
dans Euloge et les
Vices opposs aux Vertus que dans le Pratique. Laddition dun
couple vice/vertu la lie
des huit vertus du Pratique, portant le total neuf, en fait un
ensemble plus cohrent avec
la tripartition platonicienne des puissances de lme. Il semble
en effet que ce soit la lie
huit termes, telle quelle e prsente dans le Pratique, qui ait t
labore en premier
Ch. , p. et n. .Cf infra, p. .
16
-
Introduction
par Evagre (cf. p. ). Qui plus e, le texte des Vices, la
diffrence du Pratique ne
prsente pas cette lie de faon pdagogique, comme il le ferait
dune ide nouvelle, mais
en passant, comme une chose bien entendue ; ce qui confirme
notre impression dune date
plus tardive dEuloge et des Vices. En optant dans le prsent
trait pour un syme neuf
vices au lieu de huit, Evagre met davantage en lumire la
corrlation des vices avec les
parties de lme. De plus, le seul autre texte o lenvie e ajoute
au nombre des vices
e aussi un texte tardif.
Ainsi, en sappuyant sur le yle, le propos qui suggre une
exprience dj importante
de la vie rmitique, et sur le contenu dorinal qui forme une
pense cohrente et dont
les prsupposs sont rsolument donns pour acquis, on peut hasarder
quil sagit dun
texte de maturit. Or Evagre, aprs sa jeunesse et ses annes de
formation Csare,
auprs de Basile, puis Conantinople, auprs de Grgoire de
Nazianze, et son exil d
une affaire de murs, ne fut initi la voie rmitique qu partir de
, dabord
Jusalem, puis en Egypte. Si lon eime quEuloge tmoigne dune
volution dorinale
et dune exprience monaique dj assez ample, il faut croire quil a
t rdig peu de
temps avant .
Authenticit
Luvre e nommment attribue Evagre par les manuscrits de la
branche , et en
particulier E, ainsi que dans les traditions syriaque, armnienne
et arabe (chacune tra-
duite indpendemment sur des textes grecs appartenant la
tradition ), et les traduc-
tions gorgienne et thiopienne, ralises partir de larabe. La
branche attribue luvre
Nil dAncyre, et le manuscrit C, unique reprsentant grec entier
de la tradition ,
"Pierre lErmite" (inconnu par ailleurs). La pseudpigraphie des
uvres dEvagre, en par-
ticulier sous le nom de Nil dAncyre, e classique et imputable sa
condamnation pour
orignisme en et . Ces fausses attributions ne sont donc pas un
obacle pour
attribuer le trait Evagre. Plus problmatique e le yle du trait,
qui contrae avec
la concision et la relative sobrit des autres uvres dont ne plus
discute depuis laCf. Pratique , , cit supra, p. .Cf. p. .Disciples
.Il aurait t tent par ladultre avec la femme dun haut fonionnaire,
ce qui causa chez lui une crise spirituelle,
prcipitant sa conversion : cf. Pallade, Hioire Lausiaque ; ed.
Butler, Cuthbert, The Lausiac hiory of Palladius, vol ("The Greek
text edited with introduion and notes"), Cambridge , p. .On peut
considrer la queion comme rgle par les travaux des p. Irne Hausherr
et Muyldermans ; cf. en parti-
culier Muyldermans, Joseph, "Evagriana de la Vaticane", Muson ,
Louvain, .Cf. p. .
17
-
Trait Euloge
dmonration du P. Hausherr. Cependant, la nature du trait (sous
forme piolaire,
adresse un deinataire novice quant la vie monaique, mais auquel
lauteur suppose
une considrable rudition profane), peut suffire expliquer ces
divergences yliiques.
Du point de vue des ides dveloppes, en effet, en particulier en
ce qui concerne lac-
die, le propos e tout fait en accord avec ce que lon sait de la
dorine dEvagre par
ailleurs. Sur un point seulement, la dorine de ces deux traits
prsente une originalit
par rapport au ree du corpus vagrien : il sagit de linclusion de
lenvie dans la lie
des vices. Nous dvelopperons plus loin ce point plus en dtail ;
mais cette diffrence
sinscrit de faon logique dans lvolution de la pense dEvagre et
ne pas suffisement
importante pour entretenir le doute sur lidentit de lauteur. En
effet, dans dautres pas-
sages duvres inconteablement vagriennes, il lui arrive dtre
fluuant sur la lie des
vices, inroduisant par exemple la rancune au sein de sa lie
canonique dans les Cha-
pitres sur la Prire : Pourquoi les dmons veulent-ils veiller en
nous la gourmandise, la luxure,
lavarice, la colre, la rancune et les autres passions ?
En dehors du critre subjeif qui e celui du yle (et nous avons vu
les raisons qui
ont pu pousser lauteur modifier son yle habituel) , il nexie
donc pas davantage de
raisons de mettre en doute lauthenticit vagrienne du Trait
Euloge que pour dautres
uvres dont lattribution e fermement tablie.
Style
A la leure dEuloge, une queion se pose en effet ncessairement :
si ce texte e vrai-
ment dEvagre, pourquoi le yle en e-il si diffrent de ses autres
uvres ? Dordinaire
sobre et prcis dans son expression, il emploie dans ce trait, ct
dun vocabulaire tech-
nique mani avec lhabituelle prcision, un luxe dexpression
images, potiques, voire
prcieuses, qui ne se retrouvent dans aucun aucun autre texte de
sa plume, lexception
dun seul : les Vices opposs aux vertus. Ce dernier texte ne
dailleurs autre chose quun
catalogue de mtaphores dfinissant chacun des vices et chacune
des vertus que diingue
Evagre ; dans un tel crit, et dans une moindre mesure dans
Euloge, il entre une part cer-
taine de jeu littraire, et le texte donne au final limpression
dun tour de force potique
qui ne rendu possible que par lemploi dun vocabulaire recherch
jusqu laffeation,
parfois la limite de lobscurit.Cf. Hausherr, I., Le trait de
loraison dEvagre le Pontique (RAM ), Toulouse .Cf. Introduion aux
Vices, p. .Chapitres sur la Prire . , , ,
, ;
18
-
Introduction
Le vocabulaire du trait se cararise par une nette diinion entre
deux fonds. Dune
part, contraant avec la trs grande richesse de son vocabulaire
par ailleurs, on trouve de
trs frquentes occurrences de certains mots formant un fonds
lexical hautement tech-
nique, spcialis dans la description de la vie asctique ; en
cette matire, le souci de
clart pousse Evagre tablir une rie correspondance entre un
concept et une unique
dsignation. Les mots de ce fonds asctique ont alors un sens
parfois loign du sens ordi-
naire, mais identique celui quils prennent dans dautres textes
dEvagre. Ainsi , le
travail asctique, ce--dire toute pratique par laquelle le moine
combat une tentation ;
, la pense suggre par les dmons ; , lexil pour Dieu ; , la
passion ;
, leffort asctique dans la mesure o il engage la volont ; , la
chair, dans la
mesure o elle e source de tentations et objet de mortifications
; et le nom des neuf
vices et des neuf vertus : , , , , , , ,
, (gourmandise, luxure, avarice, triesse, colre, acdie, vaine
gloire,
envie, orgueil) ; , , , , , , ,
, (sobrit, continence, renoncement, joie, patience, persvrence,
ab-
sence de vaine gloire, absence denvie, humilit). A ct du
vocabulaire technique, dautres
particularits du langage dEvagre se retrouvent dailleurs dans
Euloge, comme lemploi
du mot pour signifier "soi-disant", "prtendument", avec un sens
ironique.
Dautre part, Evagre emploie dans ce trait un vocabulaire
littraire et potique dont
lampleur et la diversit lui permettent de pratiquer lenvi la
variatio. Dans ce texte,
Evagre puise un lexique archasant et prcieux. Par exemple, il
emploie de nombreux
adjeifs homriques en -, notamment (ch. l. ), qui voque la
figure
dUlysse, prsente aussi au ch. . Homre e suggr aussi en
particulier dans le cha-
pitre , entirement compos dune suite de comparaisons homriques.
Evagre prfre
le vieux mot pour dsigner lil (dans ses autres traits, ce trs
majoritairement le
terme banal qui e employ). renvoie Homre et aux tragiques,
mais
aussi Platon qui lemploie presque aussi souvent qu.
En effet, marqu dans sa dorine par la philosophie platonicienne,
Evagre en
adopte aussi le yle, notamment dans le prologue, qui dbute par
un hommage
Platon, sous la forme dun long dveloppement sur le concept dune
lumire divine qui
nourrit lhomme, avec des expressions empruntes direement au
Phdre : on peutCf. p. note .Mais apparat toutefois par endroits,
comme dans les Chapitres sur la prire .Cf. infra, p. .Platon,
Phdre, d.
19
-
Trait Euloge
comparer notamment la phrase dEvagre
celle de Platon :
. On relve la reprise de lide de lme qui se nourrit de
savoir ; celle des mots et ; le paralllisme des expressions
et . Par ailleurs, dautres rminiscences platoniciennes sont
prsentes dans
le passage, notamment lexpression (l. ) ; plus loin, le thme
de
lme aile, aussi tir du Phdre, fait son apparition.
Nanmoins, la principale rfrence littraire dEvagre e videmment le
texte
biblique. La conclusion la premire seion du trait commence par
trois maximes
concernant la leure de lEcriture sainte :
Dans la crainte, familiarise-toi chaque jour avec les divines
Ecritures, car par leur frquen-
tation tu expulseras la familiarit des penses.
Qui par la mditation thsaurise en son cur les divines Ecritures
en expulse aisment lespenses.
Si par une leure nourne nous coutons les divines Ecritures en
veillant, ne laissons pasnotre oue se mortifier dans le sommeil, et
ne livrons pas notre me la captivit des penses,
mais piquons notre cur de laiguillon des Ecritures, afin que par
la componion de la diligence,nous coupions en deux la ngligence qui
lui e oppose.
La place particulire qui e accorde ces trois sentences illure la
place minente
quoccupait la leure de lEcriture dans la vie du moine. Elle e
frquente par des biais
divers : Evagre la dabord assimile en profondeur par ltude
scolaire lors de ses annes
de formation Csare et Conantinople ; il en a aquis une
connaissance rudite, qui
lui permet de la citer le plus souvent de mmoire. Il continuait
la relire de faon quo-
tidienne, cependant, dabord dans le cadre de la liturgie, et
ensuite, comme lindiquent
ces sentences, de faon individuelle, dans un exercice voisin de
celui que la rgle de saint
Benot codifiera sous le nom de leio divina. Les livres saints
faisaient certainement par-tie des quelques ouvrages que lauteur a
conservs pour les emporter avec lui dans sa
.
Comme dans tout texte chrtien, le sens des mots, sous la plume
dEvagre, e souventIls ont part, grce une vision intelleuelle, la
clart nourricire des ralits suprieures, comme les thiases intas.Ds
lors, la pense divine, qui se nourrit dintelligence et de savoir
sans mlange...Cf. Lois c.Euloge, ch. .Cf. Guillaumont, Antoine, Un
philosophe au dsert : Evagre le Pontique, p. Ibidem.
20
-
Introduction
color par la surcharge smantique quapporte la rfrence permanente
et implicite au
texte biblique : le mot , par exemple, suggre immdiatement et
sans quil soit
ncessaire de faire de rfrence explicite aux pisodes de lerrance
dIsral dans le dsert,
les ides dpreuve, et de tentation. Ces rfrences ajoutent au
pouvoir vocateur de
ce simple mot autant dpaisseurs dintertextualit qui colorent
lvocation de la ralit
concrte du dsert des Kellia. De ce fait, et comme dans dautres
traits dEvagre, les
citations bibliques explicites sont en relativement faible
nombre par rapport aux allusions
et rminiscences spontanes, qui apparaissent naturellement au fil
de sa plume.
Lensemble de loin le plus frquemment et le plus consciemment cit
e celui des
ptres de saint Paul. Dune part, leur yle finement compos, au
contenu thologique
trs dense, pouvait prsenter de lattrait un temprament intelleuel
tel que celui
dEvagre ; mais surtout, lauteur trouve dans saint Paul un
fondement pour sa dorine
de la lie des vices : des passages de saint Paul comme Romains ,
ou Galates ,
- fournissent des numrations de dvoiements dont Evagre a pu
partiellement
sinspirer pour tablir sa lie. Plusieurs autres ides dEvagre ont
leur source chez Paul,
majeures comme celle de la tripartition anthropologique, ou
mineures comme celle
de lmigration/immigration. Mme le plan dEuloge (comme celui du
Pratique) e
un hommage saint Paul : reprenant une ruure analogue celle de la
lettre aux
Ephsiens, Evagre expose dans une partie dorinale sa thorie des
vices et des vertus ;
puis dans une partie parntique, il dveloppe une exhortation
pratique partir de
cette thorie (cf. supra, p. ). Limportance de saint Paul chez
Evagre e due en partie
aussi linfluence dOrigne, qui e le doeur paulinien par
excellence. Linfluence
paulinienne, dans Euloge, e particulirement sensible la fin du
ch. , par exemple,
qui sinspire de l"hymne la charit" (Co ) au point den tre une
rcriture ; et
ce mme passage biblique e repris au ch. , l. , ainsi quau ch. ,
l. . Dautres
passages, comme la fin du ch. , sont des centons de citations
pauliniennes. Saint Paul,
qui lui fournit plusieurs lments importants de dorine, e donc
galement une source
yliique importante.
Les Evangiles sont manifeement connus intimement par Evagre,
mais, lexception
Cf. supra, .Cf. p. .Cf. ch. et note .Cf. Brown, Raymond, An
Introduion to the New Teament, New York , p. sqq.Cf Layton,
Richard, "Recovering Origens Pauline Exegesis", Journal of Early
Chriian Studies (vol. n. ), p.-.
21
-
Trait Euloge
de la Batitude cite au chapitre : Heureux les artisans de paix,
car ils seront appels fils
de Dieu, les chos qui en paraissent dans le trait sont davantage
des rminiscences et
des fragments insrs dans le flot de la phrase que des citations
tayant un propos. Les
Psaumes, en revanche, qui grce la rcitation quotidienne taient
tous connus par cur,
sont souvent cits longuement, et Evagre en tire des
dveloppements allgoriques : ainsi
par exemple, le psaume , connu pour son allusion au "dmon de
midi", e pris al-
lgoriquement pour mettre en garde contre lacdie ou la lchet face
aux tentations. Ce
sont les psaumes qui fournissent le plus de citations
explicites, notamment dans le cadre
de la mthode antirrhtique quil dveloppe, et qui consie faire
fuir certains dmons
spcifiques grce un verset de psaume bien prcis.
Les figures bibliques cites sont communes : Abraham, Lot, Mose,
David. David
en particulier semble tre une figure apprcie dEvagre, qui, outre
de nombreuses
mentions dans ses scholies lEcclesiae et aux Proverbes, le cite
huit fois dans le
trait Sur les Penses, surtout, comme ici, propos de la matrise
de la colre. En
revanche, il fait aussi appel au ch. un personnage et un pisode
qui ne se retrouve
comment dans aucun autre texte notre connaissance, celui de la
vision anglique
dElise, tmoignant ainsi de sa connaissance personnelle et
profonde du texte biblique.
Par ailleurs, Evagre emprunte volontiers aussi dans Euloge
certains auteurs patris-
tiques. Jean Chrysoome, auteur dj rput pour son yle, lui fournit
des expressions
comme , mais aussi des membres de phrase comme
, (Dieu e ami des hommes,mais aussi juge de juice, pardonnant
les pchs), ou des ides, comme celle de don-ner le fouet lme.
Dautres expressions, comme , apparaissent chez les
matres dEvagre en matire dloquence sacre, les Cappadociens,
notamment Grgoire
de Nysse. Comme nous lavons remarqu plus haut, ce sans doute
pour se plier la
sensibilit de son deinataire que lauteur sautorise un tel retour
lloquence sacre
conantinopolitaine de sa jeunesse : si le deinataire du trait e
bien celui que nous
Qui, lorigine, dsigne peut-tre tout bonnement linsolation ; ce
ainsi que traduit la Bible de Jrusalem.Cf. p. .R , .Euloge ch. , l.
et deux fois par Jean Chrysoome : De fato et Providentia, PG , , et
Expositio in Psalmos, PG, .Euloge, ch. , l. , et Jean Chrysoome, de
Pharisaeo, PG , d.Euloge ch. , l. -, et Jean Chrysoome, e Homlie
sur lptre aux Ephsiens, PG , d.Euloge ch. , l. et Jean Chrysoome :
In illud : memor fui Dei, PG , a.Par exemple Grgoire de Nysse,
Discours catchtique , SC p. .
22
-
Introduction
avons identifi, ces formules empruntes Chrysoome sont peut-tre
un hommage
dEvagre au matre de son interlocuteur.
Linfluence de la littrature des pres du dsert, enfin, e
nettement dcelable dans Eu-
loge. Un des textes fondateurs de cette littrature e la vie
dAntoine dAthanase ; Evagre
lui reprend, en mme temps que ses observations sur le
comportement des dmons, la ter-
minologie que lvque dAlexandrie forge cet effet, notamment pour
dsigner
les penses suggres par les dmons, pour le vacarme produit par
les dmons
pour pouvanter lascte, et mme le terme dsormais troitement
associ Evagre lui-
mme d. Mais le genre le plus emblmatique des crits des moines
gyptiens e
sans doute lapophthegme, et nombre de dEuloge en reprennent les
canons :
queion pose au matre par un disciple qui cherche recevoir une
"parole de salut", puis
rponse, souvent nigmatique, du matre ; mais trs souvent,
lapophtegme se rduit la
rponse du matre, considre comme la partie la plus intressante de
lensemble. Nous
avons identifi dans Euloge au moins une reprise textuelle dun
apophthegme connu par
ailleurs, preuve que ce dj en tant que genre au atut littraire
quEvagre sinspire
des apophthegmes monaiques.
La richesse inventive que dploie Evagre dans la langue de ce
trait se manifee gale-
ment par la cration de plusieurs nologismes : on relve les
termes (ch. ),
(ch. ), (ch. ), (ch. ), (ch. ), (ch. ).
Ces nologismes ne sont pas motivs par llaboration de concepts
thologiques ou asc-
tiques nouveaux ; au contraire, lorsquEvagre fait appel des
concepts philosophiques ou
asctiques prcis, il fait appel des mots techniques dont le sens
e bien tabli par leur
emploi chez les auteurs de rfrence du domaine en queion. Au
contraire, ce pour re-
lever lvocation de choses courantes et banales que lauteur a
recours la cration dun
nologisme.
La diversit du vocabulaire e encore accrue par lemploi de
doublets morphologiques
synonymes comme /, /, /, /, qui
permettent de pratiquer la variatio et dviter la rptition de
mots ; tout ceci donne
limpression dun foisonnement lexical donnant au texte une
prciosit et une recherche
Cf. p. .Cf. p. .Cf. ch. et note .Cf. en particulier Bunge,
Gabriel, Akedia : die geiliche Lehre des Evagrios Pontikos vom
berdruss, Wrzburg et
infra p. .Les Apophtegmes des Pres, SC , Introduion p. .Cf. ch.
et note .
23
-
Trait Euloge
sans autre exemple dans luvre dEvagre. En raison de ces procds,
en effet, le
vocabulaire du trait e trs vae et trs vari : sur termes employs,
ne le
sont quune fois (soit ,%). Certains des nologismes et mots rares
introduits dans la
langue connatront une fortune porieure, notamment par le biais
de Jean Climaque,
qui reprend un certain nombre de termes vagriens dans lEchelle
du Paradis, (cf. p. ),
et diffuse des mots comme , ainsi que les termes quEvagre
invente pour dsigner
les vices et vertus de la lie quil labore.
Ces nologismes participent au yle chatoyant du trait, mais
peuvent aussi tre vus
comme une facilit de la part de lauteur ; son texte donne
parfois limpression dtre
crit rapidement et pour la circonance. Labus des nologismes et
le jargon pouvaient
lpoque dEvagre tre vus comme une faute de got, dautant plus que
le texte du
trait qui nous e parvenu comporte un certain nombre de
barbarismes : (ch.
, l. ) pour , (ch. , l. ) pour , (ch. , l. ) pour
. Nous avons pris le parti de reifier ces formes dans le texte
que nous ditons,
en nous appuyant sur les manuscrits minoritaires qui font la
correion, bien que rien
ne permette a priori dincriminer la tradition manuscrite plutt
que lauteur lui-mme
pour ces fautes. Par ailleurs, Evagre emploie plusieurs reprises
certains verbes dans des
conruions atypiques : par exemple, au ch. l. , il emploie le
verbe avec le
datif pour signifier "avoir pouvoir sur". Au ch. l. , il emploie
galement
avec le datif pour signifier "devancer" ; dune manire gnrale, il
ne semble gure enclin
respeer les conruions usuelles des verbes.
Moyennant ces entorses la correion, la richesse de son
vocabulaire permet lauteur
de jouer en permanence sur les mots ; les effets de paronomase,
qui sont trs largement
employs, lui permettent de crer des rapprochements saisissants
de termes. Par exemple,
au ch. , il voque l , o dsigne lmigration, ou
inallation dans la vie monaique, et , limmigration, la fois
dpart du monde et
tension vers les ralits suprieures, comparable la notion dpease
chez Grgoire de
Nysse : leffet du paradoxe consiant dire que lenjeu de lexil
pour Dieu se joue dans la
garde de la cellule e renforc par le rapprochement euphonique
des termes opposs.
Parmi les effets de paronomase similaires, on peut relever au
ch. galement :
, ( dsigne le lieu et : la manire dtre) ; au ch. ,
Cf. Vices, Introduion.Cf. Cameron, Averil et Alan, Chriianity
and Tradition in the Hioriography of the Late Empire, Classical
Quar-
terly (), p. .
24
-
Introduction
( : linjuice et : la juification) ; au ch. ,
, ( : tre patient,
: semporter) ; au ch. ,
( : le souci et : le plaisir) ; au ch.
, ( :
examinateur ; : amoureux) ; au ch. , ,
: railler et : le refuge) ; au ch. ,
( : lobissance et : le renoncement) ; au
ch. , ( : amputation et
: peine).
Le yle, enfin, ne pas uniforme tout au long du trait. On observe
une volution dans
les figures et les rfrences employes par Evagre : tandis quil
puisait ouvertement la
source platonicienne dans le prologue et le dbut du premier
chapitre, il se tourne dau
cours du ch. vers des citations bibliques, qui dominent le ree
de la premire partie
du trait : le leeur e en effet cens passer progressivement dun
tat desprit profane
un mode de pense qui convient davantage un moine et un
anachorte. A mesure que
luvre progresse, le yle se fait de plus en plus lyrique, les
mtaphores de plus en plus
oses (Scelle bien par le silence les parfums de tes efforts,
pour ne pas les dfaire par ta langue(ch. ) ; faire pleuvoir sur ton
cur les fruits de la charit (ch. ), par exemple), un lyrisme
qui culmine dans les comparaisons homriques du chapitre . Dans
ce chapitre, qui e
la culmination de luvre avant une conclusion en anticlimax qui
met en garde contre
les dangers de lorgueil, sept grandes comparaisons sur la vie
asctique, commenant par
, exaltent le mode de vie de lanachorte : De mme que le soleil,
de ses rayons dors,
sourit toute la terre, de mme, la charit, par ses aes lumineux,
rjouit toute lme ; si nousnous la soumettons, nous avons teint nos
passions et brill jusquaux cieux. Ainsi lauteur
cherche-t-il entraner son leeur, dans un lan denthousiasme, la
suite de la voie quil
a lui-mme choisie.
De plus, la premire partie du trait, passs les chapitres
liminaires, e surtout compo-
se de sentences de quelques lignes, qui senchanent sans former
un raisonnement suivi,
tandis que dans les deuxime et troisime parties de louvrage,
lauteur prsente ce qui
sapparente davantage une thorie gnrale de la vie monaique ; de
ce fait, le yle,
plus li, ressemble davantage celui des grandes lettres
dorinales, comme la Lettre
Mlanie, qu celui de la trilogie Pratique Gnoique Kephalaia
Gnoica.
25
-
Trait Euloge
Struure
La premire impression quant au plan de luvre e celle dun
apparent dsordre,
rendu plus sensible encore par le foisonnement incontrl du
lexique. Ce limpression
quont retenue les principaux diteurs de ce trait, qui lui ont
impos une chapitration en
grande partie arbitraire ; il ne pas impossible cependant de
dceler certains principes
qui semblent prsider sa composition. Nous proposons de dcouper
louvrage selon le
plan suivant :
Plan dEuloge
Prologue.
Premire partie : vices opposs aux vertus.
. Chapitre introduif : Eloge de lexil.
. Sentences sur la vertu en gnral.
. Vertu : lhumilit.
. Vice : la colre.
. Vertu : la joie.
. Vice : la triesse.
. Vice : lacdie.
. Vertu : la patience.
. Vice : lavarice.
. Vertu : la persvrance.
. Vice : la vaine gloire.
. Vertu : labsence de vaine gloire.
. Vice : lorgueil.
. digression sur la vie gnoique.
. Vice : lenvie.
. Vertu : labsence denvie. . Vice : la luxure
. Vice : la gourmandise.
. Conclusion sur la vie asctique.
. Vingt sentences sur la vie asctique.
Seconde partie : conseils de pratique cnobitique.
. Paradoxe sur la luxure et la vaine gloire
. Dorine des habitus
26
-
Introduction
. Le courage spirituel.
. Eloge de la pratique.
. Dix sentences sur la pratique dans la vie communautaire.
. trois apophtegmes.
Troisime partie : conseils de pratique anachortique.
. Ecole de lhumilit : la direion spirituelle.
. Dorine des contraires. . La vie spirituelle comme lutte
(tmoignage personnel).
. la prire.
. Souci du frre contre souci de Dieu.
. Sept comparaisons sur lanachorse.
. Dernire mise en garde contre lorgueil.
Exhortation finale
Les grandes subdivisions apparaissent assez clairement, marques
par des sries de
sentences lapidaires : une premire partie numre les diffrents
vices et les moyens de
les combattre, tandis que la seconde et la troisime partie
envisagent latteinte de la per-
feion dans la vie cnobitique et anachortique respeivement. Ainsi
quon peut le voir,
en revanche, aucun principe clair ne parat gouverner lordre de
prsentation des sujets
au sein de ces grandes parties. Dans la premire, qui expose
laion des diffrents vices
et vertus les uns aprs les autres, la matire ne pas ordonne de
faon symatique.
Cependant, on conate un certain groupement des vices et vertus
en fonion de leur ap-
partenance aux trois facults de lhomme (intelleive, irascible et
concupiscible) : la
colre, la triesse et lacdie sont prsentes groupes au dbut,
tandis que la vaine gloire,
lenvie et lorgueil sont groupes au milieu ; mais lavarice, par
exemple, ne pas groupe
avec les autres vices du concupiscible. Il semble que ce soit
pour faire apparatre dautres
points de conta, par exemple entre la patience et le
dsintressement (ch. et ), qui
concernent tous deux plus particulirement la charit ; ou bien
entre lenvie et la luxure
(ch et ), qui se manifeent toutes deux par un regard et une
parole portes sur au-
trui de faon fausse. Ces ponts entre des vices issus de facults
diffrentes permettent
peut-tre de ne pas rendre trop rigide le syme tripartite. La
prsentation dapparence
dsordonne permet aussi de ne pas donner toutes les cls du syme
dorinal vagrien
un leeur insuffisamment avanc, selon le principe voqu ci-dessus
; en effet, tandisCf. infra, p. .P. .
27
-
Trait Euloge
que la lie des vices e clairement ruure dans Euloge et les Vices
autour de la tripar-
tition de lme humaine, ce fait ne jamais voqu explicitement dans
ces uvres, la
diffrence dautres. Cette faon de faire e peut-tre aussi due au
carare piolaire
du trait ; dans un crit sapparentant davantage un manuel ou un
ouvrage de rfrence,
tel que le Pratique, la matire e ordonne de faon plus
rigoureuse. On peut opposer
ce plan dEuloge celui du Pratique tel que Sinkewicz la repr
:
Plan du Pratique
Prologue
Partie I. Introduion (-)
. Sur les vices, les vertus et les passions
(a) Les huit penses de malice ()i. Gourmandise ()
ii. Luxure ()iii. Avarice ()iv. Triesse ()v. Colre ()
vi. Acdie ()vii. Vaine gloire ()
viii. Orgueil ()(b) Remde aux huit penses ()
i. Gourmandise ()ii. Luxure ()
iii. Avarice ()iv. Triesse ()v. Colre (-)
vi. Acdie (-)vii. Vaine gloire (-)
viii. Orgueil ()(c) Sur les Passions
i. Causes des passions (-)ii. Mise en branle des passions
(-)
(d) Inruionsi. Rponse certains types de tentations (-)
ii. Types dattaques des dmons (-)iii. Moyens daion contre les
dmons
A. Prire ()B. Observation (-)C. Asctisme (-)
Cf. p. .Sinkewicz, Robert E., Evagrius of Pontus : The Greek
Ascetic Corpus, Oxford , p. -.
28
-
Introduction
Partie II
. De limpassibilit
(a) Discours sur le sommeil (-
(b) Ltat proche de limpassibilit (-)
(c) Les signes de limpassibilit (-)
(d) Considrations pratiques (-)
. Apophtegmes de moines (-)
Epilogue
Dans ces deux traits, on le voit, au-del des diffrences de yle,
la prsentation g-
nrale ree la mme : un ensemble ruur autour de la lie des vices,
succde un
second ensemble plus libre, fait de conseils et de considrations
pratiques.
En ralit, si lagencement du propos dans Euloge peut paratre
moins rigoureux aux
yeux dun auteur moderne, sa composition e en ralit tout aussi
travaille. Elle rpond
aux canons de la rhtorique antique, notamment par le naturel
avec lequel chaque sujet
abord amne le suivant. Faisant suite au prologue proprement dit,
qui sapparente une
ddicace exige par la nature piolaire de lcrit, le chapitre
premier a lui aussi un rle
introduif, et vise dfinir le but mme de la vie monaique dont il
va tre queion. Ce
chapitre e un loge de labandon de la vie terrere au profit de
Dieu, dans des termes qui
sont repris dOrigne. Pour lAlexandrin, qui a connu la perscution
de Dce en ,
cet abandon avait pour cadre le martyre aux mains des paens.
Pour Evagre au contraire,
qui e n et mort dans un Empire chrtien, ce qui e dit par Origne
du renoncement
au monde pour le Royaume e transpos la nouvelle voie royale de
saintet, le martyre
non sanglant de lexil volontaire () pour la vie monaique. Ce la
voie qui a t
trace par Athanase dans sa Vie dAntoine, un texte qui fait
plusieurs reprises lobjet
de rminiscences dans Euloge. Le chapitre quEvagre consacre cette
e un vrai
morceau de bravoure, qui a t copi en tant quextrait isol du ree
de loeuvre par une
partie de la tradition syriaque.
La suite de la premire partie, consacre lexposition des vices et
des vertus, com-
mence par quelques sentences sur la vertu en gnral, puis sur la
vertu dont dpendent
toutes les autres, lhumilit (car lorgueil, corollairement, e
dsign comme la mre de
Cf. ch. et Origne, Exhortation au martyre , GCS , p. -.Cf.
Athanase dAlexandrie Vie dAntoine, SC , Introduion de Grard
Bartelink, p. .Cf. p. .
29
-
Trait Euloge
tous les vices). Dans cette premire partie dEuloge sont voqus
tous les vices gnriques
que diingue Evagre, avec leur vertus correspondantes.
Deux vices font lobjet dun traitement particulirement dvelopp,
lacdie et lor-
gueil. Ces vices sont symptomatiques de deux ades successifs
davancement dans le
cheminement spirituel. Lacdie correspond au ade o le moine lutte
encore contre les
multiples tentations qui le lient sa vie passe et rendent encore
imparfait son exil mo-
naique. La persvrance dans lexil e lenjeu principal de la vie
"pratique", et ce pour-
quoi lacdie, ou tentation de quitter la cellule, prend une telle
importance ici. . Quant au
moine plus avanc dans la "pratique", et en passe de devenir un
"gnoique", le danger qui
le guette e de se glorifier de ce quil a accompli, de ne pas en
attribuer le mrite Dieu
mais lui-mme, et de tomber ainsi dans le pch dorgueil. Le vice
qui pousse le moine
avanc dans la voie asctique tomber dans cette attitude
orgueilleuse e le principal
cueil que dtee Evagre dans le combat des anachortes les plus
proches de la perfec-
tion, et il y revient longuement dans le dernier chapitre de son
trait. La premire partie
se clt par une srie de sentences sur la vie monaique en
gnral.
Le passage la seconde partie du trait e en outre rendu sensible
par un contrae
dans le yle. Comme nous lavons indiqu prcdemment, dans la
premire moiti du
trait, qui traite de chaque vice et vertu individuellement, le
texte e majoritairement
compos de courtes sentences, qui donnent au propos un aspe hach.
Dans la seconde
moiti en revanche, les phrases senchanent entre elles de faon
plus discursive et
contruisent une argumentation. La seconde partie commence par un
chapitre sur
lopposition entre luxure et vaine gloire, qui introduit une
premire rflexion sur lide
dopposition entre les vices et les vertus. Dans cette partie
traitant surtout de la pratique
dans le cadre dune communaut, lauteur introduit quelques
prolepses du thme qui sera
celui de la troisime partie, le passage de la vie cnobitique
lanachorse, cararis
par lapparition de vices plus spirituels. La partie sachve
nouveau sur une srie de
sentences, plus spcifiquement orientes vers la vie
cnobitique.
La troisime partie e plus spcifiquement que les autres une
exhortation la vie der-
mite solitaire. Le vice dominant cette partie e le dernier de la
lie et le plus spirituel,
lorgueil, principal danger guettant les asctes parvenus un trs
haut degr de pratique.
Elle commence par un nouvel loge de lhumilit, qui rappelle celui
sur lequel souvrait
la premire partie, et se conclut par une mise en garde contre
lorgueil. Au cur de cette
Cependant, les vertus du concupiscible sont moins dtailles, ne
faisant pas lobjet dun traitement diin du vicecorrespondant ; ce
sont en effet les vertus les plus aises acqurir, dans le syme
dEvagre.
30
-
Introduction
partie se trouve un rsum de la dorine dEvagre sur les vices et
les vertus, qui peut
se condenser en une seule maxime : prendre le chemin inverse de
celui quindiquent les
penses. Cette maxime e illure par ce qui e sans doute un
tmoignage personnel
de la part dEvagre. Cette troisime partie, comme les autres, se
termine sur une srie de
sentences, prenant cette fois la forme de comparaisons homriques
(de mme... de mme),
plus spcifiques la vie anachortique, centres sur la citation du
psaume : le Seigneur
donne lisol le sjour dune maison.
Les donnes de ce plan permettent donc de carariser le trait
comme une exhorta-
tion passer de la vie cnobitique la vie rmitique, sous-tendue
par la dorine des
vices opposs aux vertus, qui trouve ici une expression
particulirement cohrente. Le
court trait des Vices opposs au Vertus quant lui, apparemment
dein servir de guide
de leure Euloge, et en tout cas trait comme tel par la tradition
manuscrite qui asso-
cie toujours ces deux textes, reprend de faon symatique ce
quEuloge expose de faon
discursive.
Pour Evagre, la vie monaique a pour but de permettre la prire
pure. Celle-ci e im-
possible moins dune longue prparation, car elle ne peut prendre
place quen labsence
de passions ; or lhomme, dans son tat dchu, e habit par de
nombreuses passions,
produites par les vices, qui ne sont autre chose que
lenracinement en lhomme de pen-
ses dorigine dmoniaque. La vie monaique consie donc dans
lacquisition des vertus,
qui permettent de combattre les vices. Chaque vertu sacquiert
par la formation, dans
chaque domaine particulier de la vie, dun vertueux, ce--dire une
habitude tel-
lement intriorise quelle devient manire dtre. Lensemble de la
thorie de la lutte
contre les vices par les vertus, et des aivits qui permettent
dacqurir ces vertus, forme
ce quEvagre nomme . Evagre e conscient de la dichotomie
platonicienne -
/ (ou / chez Ariote), o le premier terme, dsignant une
vie aive dans la politique ou lindurie, e dvaloris par rapport
au second, qui d-
signe la vie philosophique. Mais chez Evagre, comme chez Philon
dAlexandrie, le mot
prend un sens positif, et dsigne la faon dordonner sa vie par la
prire et les
efforts asctiques, de faon atteindre ltat qui rend possible
laccs la contemplation
et la vie philosophique. Si ltat de perfeion quenvisage Evagre
se cararise en effetDe Prmiis et Pnis (Cerf p. ) ; cf. aussi
Guillaumont, Trait pratique, p. sqq.
31
-
Trait Euloge
par une contemplation de Dieu qui e le plus haut objet de la
connaissance, le "gnoique"
doit dabord cet tat la pratique, ce--dire une purification par
lascse qui rend lin-
dividu rceptif au don surnaturel de la gnose. La pratique passe
par des efforts assidus
et un entranement asctique qui repose essentiellement sur les
forces du moine. Celui-ci
e prsent comme un champion ou un athlte du combat spirituel ;
mais si le combat
e spirituel, lentranement et la discipline exigs sont tout aussi
matriels que chez un
champion du ade. La mtaphore gymnique, toujours prsente, et
couverte de lautorit
de saint Paul (Co, , ), e notamment file au ch. . Mais lvocation
des exercices du
ade ne simpose pas uniquement en raison de la discipline exige :
comme le lutteur
dans la palere, le moine affronte un adversaire bien
concret.
Le quotidien du moine : la lutte contre les dmons
Les crits dEvagre, hormis le Gnoique et les Kephalaia Gnoica,
traitent essentielle-ment de la Pratique, ce--dire de la manire de
combattre les ennemis dmoniaques
qui sopposent la progression du moine vers Dieu, et ce aussi la
matire principale
du trait Euloge. La vie spirituelle du moine e prsente comme un
combat incessant
contre les forces dmoniaques qui tentent de faire chouer son
projet de sanification.
Ces forces sont habituellement dsignes par le terme de , qui,
sans autre prci-
sion, a le sens de pense mauvaise envoye par le Dmon pour
diraire le moine de la
prire. La connaissance de la typologie et du modus operandi de
ces penses forment la
base de la Pratique.
Lintelligence du terme de , qui napparat pas moins de fois dans
le texte
dEuloge, e donc cruciale pour la comprhension du syme vagrien.
Pour Guillau-
mont, ce l une conception dorigine smitique : dans la Bible, ,!
la pense, a un
sens pjoratif tandis que e globalement positif dans la
philosophie grecque
classique. Nanmoins, dune part le terme ! e assez rare dans la
Bible, o le terme
commun pour dsigner la pense e ! . Dautre part, ! signifie
davantage "ma-
chination", "complot ourdi" que "pense" au sens psychologique,
comme ce le cas chez
Evagre. Il semble que la source diree dEvagre en la matire soit
davantage Origne,
qui lui aussi emploie surtout dans un sens ngatif. Pour Origne,
ces penses
sont les armes des dmons contre les moines : Il me semble donc
quil exie un nombre in-Guillaumont, Trait pratique, op. cit.Les
tradueurs syriaques se servent dailleurs du terme apparent ( AEUx)
pour traduire .Cf. Bettencourt, S., Studia ascetica Origenis,
Studia Anselmiana , d. Pontificium Initutum S. Anselmi/Libreria
Editrice Vaticana, Rome-Citt del Vaticano , p. -.
32
-
Introduction
fini de puissances ennemies, car il se trouve chez presque tous
les hommes diffrents esprits quicherchent susciter en eux les
divers genres de pchs. Par exemple il y a lesprit de
fornication
et lesprit de colre, lesprit davarice et lesprit dorgueil. Or
sil se trouve un homme agit par
toutes ces passions ou par dautres encore, on doit penser quil
possde en lui tous ces esprits
ennemis, ou mme davantage.
Cette dorine e reprise par Athanase et applique spcifiquement au
combat asc-
tique : Donc, si les dmons voient des chrtiens, quels quils
soient, mais surtout des moines,
travailler avec joie et faire des progrs, ils essaient et
sefforcent dabord de mettre des obaclessur le chemin ; leurs
obacles, ce sont les penses impures. Pour la dorine du
combatasctique, outre les sources orales et lexprience pratique
dont jouissait Evagre, la fois
du fait de son exprience personnelle et de celle de ses frres de
communaut, une des
principales sources livresques dEvagre e en effet Athanase : la
Vie dAntoine e cite au
moins une fois textuellement dans Euloge, et les allusions et
rminiscences sont nom-
breuses. Comme Athanase, Evagre e dune grande mfiance face au
monde invisible :
et sont employs davantage en mauvaise part ( fois) quen bonne
part
( fois). Le monde invisible, en effet, e peupl de dmons tout
autant que danges, et
les relations avec linvisible, presque autant que celles avec le
monde sensible, ncessitent
donc une vigilance permanente. Le moyen de communication entre
lange (mauvais ou
non) et lhomme e une pense () qui na pas sa source dans lesprit
de lhomme,
mais y e implante par une crature spirituelle. Si Evagre, dans
Euloge, ne mentionne
dailleurs quasiment jamais des penses qui seraient produites par
le sujet lui-mme, ce
ne pas quil imagine lhomme dpourvu de penses propres : Je ne
veux pas dire que tous
les souvenirs de tels objets viennent des dmons car lintelle
lui-mme, lorsquil e m parlhomme, a la facult naturelle de rappeler
les images de ce qui exie. Dans dautres crits,comme les Penses
(ch.), il diingue en outre finement entre penses angliques, d-
moniaques et humaines. Cependant, dans ce trait consacr
essentiellement la lutte
Origne, Homlies sur Josu , , SC , p. . Unde mihi videtur esse
infinitus quidam numerus contrarium virtutumpro eo quod per
singulos paene homines sunt spiritus aliqui, diversa in his
peccatorum genera molientes. Verbi causa, e aliquisfornicationis
spritus, e et irae ; spiritus alius e avaritiae, alius vero
superbiae. Et si eveniat esse aliquem hominem, qui hisomibus malis
aut etiam pluribus agitetur, omnes hos vel etiam plures in se
habere inimicos putandus e spiritus.Athanase dAlexandrie, Vie
dAntoine , SC p. : , , , , .Nous en conservons une trace par les
Apophtegmes des Pres du dsert.Ch. .Penses , p. .La tradition
spirituelle occidentale accorde toujours une grande importance ce
discernement : Je prsuppose quil
y a en moi trois sortes de penses : lune qui me propre, qui nat
de ma seule libert et de mon seul vouloir ; et deux autresqui
viennent du dehors, lune qui vient du bon esprit et lautre du
mauvais (Loyola, Ignacio de, Obras Completas (d. Ipara-guirre,
Ignacio), Madrid p. -.)
33
-
Trait Euloge
contre les vices, il concentre son propos sur laion des dmons.
Dune part, en effet, le
propos dEuloge e moins de fournir un syme thorique complet que
dexhorter et de
donner des conseils immdiatement utiles ; dautre part, Evagre
applique en gnral une
sorte de principe de prcaution aux motions de lme et les
souponne, par dfaut, de
venir du mauvais. Le mot , qui revient fois, e le plus employ du
trait : la
matrise des penses e pour Evagre lessence mme de la vie
asctique.
Si ce bien aux influences dmoniaques quEvagre attribue les
tentations, les expres-
sions "dmon de la luxure", "dmon de lacdie", "dmon de la
triesse" reviennent assez
souvent sous sa plume pour donner limpression au leeur moderne
que ces dmons sont
entirement assimils au vice correspondant, et quil seraient en
quelque sorte une figure
de yle pdagogique, la prosopope dun phnomne psychologique
complexe. Ce serait
mconnatre profondment la dorine dEvagre, pour lequel le monde
invisible e bien
rel : il relate plusieurs reprises dans son uvre des pisodes
dapparitions (Euloge ch.
, Chapitres sur la Prire , etc.), et ne cherche absolument pas
interprter les tres
spirituels dans un sens purement allgorique. Dans les Kephalaia
Gnoica, il affirme clai-rement : Les corps des dmons possdent
couleur et forme ; mais ils chappent notre sens,
parce que cette qualit ne ressemble pas la qualit des corps qui
tombent sous nos sens.
On doit au contraire y voir un reflet de sa conception trs
ordonne de la hirarchie des
cratures spirituelles, o chaque dmon e assign une tche prcise,
comme il le pr-
cise dans les Kephalaia Gnoica (I, ) : "Parmi les dmons,
certains sopposent la pratiquedes commandements, dautres sopposent
aux reprsentations mentales de la nature, et dautres
sopposent aux paroles concernant la divinit, car la gnose de
notre salut se compose aussi de
ces choses.". Guillaumont considre de plus quEvagre se reprsente
les dmons comme
dots de personnalit, daprs la remarque du Pratique : Il faut
apprendre connatre les
diffrences exiant entre les dmons et remarquer ls circonances de
leur venue. Sa concep-tion de la vie chrtienne comme lutte contre
les dmons lui vient en droite ligne dOri-
gne. LAlexandrin affirme en effet dans le la ralit de laion
adverse des
dmons sur les mes : Par toutes ces paroles, lEcriture nous
enseigne quil exie des ennemis
KG I, (p. ).Guillaumont, Antoine, Les six centuries des
"Kephalaia Gnoica" dEvagre le Pontique, Patrologia Orientalis
xxviii,
fasc. no , d. Brepols, Turnhout p. -.Guillaumont, Antoine et
Claire, article "dmons, iii : dans la plus ancienne littrature
monaique", Diionnaire de
Spiritualit t. p. -.Pratique .Cf. Perrone, Lorenzo, "Chasser les
chiens au moment de la prire. Limage de lorant entre les dmons et
les anges :
dOrigne Evagre le Pontique", Les forces du bien et du mal dans
les premiers sicles de lglise : aes du colloque de Tours,septembre
, Paris , p. -.
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Introduction
invisibles qui combattent contre nous.. Dans la thologie
orignienne, laion contraire
des dmons e compense par une aide proportionne que lui apportent
les anges. Ce
dualisme e moins marqu chez Evagre, en raison de la faible
importance de la mention
des anges dans Euloge quand on la compare lomniprsence de la
mention des dmons.
En effet, tandis que les dmons sont de redoutables adversaires,
minemment aifs dans
lopposition aux desseins de Dieu et aux progrs du moine, les
anges sont entirement en
retrait, quasi jamais nomms comme adjuvants possibles de lascte,
le cas chant seule-
ment comme vision qui rcompense le moine de ses efforts, comme
par exemple au ch.
: Abraham, assis devant sa tente pour voir sil passait quelquun,
linvitait effeivement, etdressait sa table pour ceux qui vivaient
dans limpit ; recevant les barbares, il ne manqua pas
les anges.
En analysant prcisment le mcanisme de la suggeion diabolique, on
conate que
les dmons sont nettement diingus des penses quils suggrent.
Celles-ci se diffren-
cient, non seulement par le dmon qui les a provoques, mais aussi
par leur mode op-
ratoire, qui varie selon les circonances. Dans son tude
densemble sur Evagre, Antoine
Guillaumont propose une typologie du mode opratoire des penses :
il diingue dune
part des penses dordre matriel, et dautre part des penses dordre
spirituel.
Les penses dordre matriel sont de simples images dun objet
propos la convoitise :
nourriture, femme sensuelle, pays natal... Ces images peuvent
tre tires des souvenirs de
la personne : Ils te font aussi ressurgir des souvenirs de
choses honteuses, dont ils te font rver
la nuit, en modelant devant toi les images brlantes de
lillusion. Les dmons peuvent les
forger partir dobjets prsents dans son environnement, ou bien
provoquer des imagina-
tions, des rves ou des hallucinations : Le dmon prend la forme
dun visage fminin, afin de
droguer ton me pour quelle se compromette avec lui. Un fantme
dsincarn endosse laspedune beaut pour dbaucher ton me par une pense
licencieuse.
Les penses dordre spirituel, quant elles, sont davantage des
raisonnements que des
images qui simposent au cerveau. Ce