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LES DEMOISELLES D'AIX A LA BELLE ÉPOQUE: LIEUX DE SOCIABILITÉ A L'USAGE DES JEUNES FILLES Pour décrire et interroger \cs lieux de sociabilité à l'usage des jeunes filles en Aix à la fin du siècle dernier, ce tt e communication s'appuiera sur un tra- vai l de recherche mené à partir de sources narratives privées actue ll ement inédites qu'il importe d e prése nt er rapidement. Ayant été amenée à trava ill er sur les éc rit s intimes d'une aristocrat e ct peintre amateur aixoise, Elise Chaumery de Sarval (1879-1953)', nous avons privilégié d'une part le document le plus ancien, un journal tenu J'année des 17 ans, en 1896 (que nous appelons Journal de jeune fille) et d'autre part un récit de Souvenirs d'enfance] écrit en 1951 par l'auteur deux ans avant sa mort. Si le passé donne aux images de la sociabilité aixoise une couleur beau- coup plus vive, notre troisième document, un Journal d'adulte, tenu de façon assez discontinue de 1903 à 1933, montre, au contraire, que la diariste, dans sa vie au jour le jour, resta souvent fidèle aux points de vue critiques de sa jeunesse s ur la société. 1. Chantal GUYOT, Ecriture inlime et mémoire familia le en Pays d'Aix, étude des écrits el de l'oeuvre picturale d'Elise Chaumery de Sorvnl (1879- 1953), thèse de doctorat sous la direc- ti on de M me Anne Roche, Université de Provence, 1995. Les photocopies des manuscrits étudiés qu i so nt conservés dans les arch ives de la fa mill e, peuvent être consultées au Musée Arbaud, à Aix. Une copie dactylographiée a été dépo- sée à L'APA (Association pour le patrimoine aut obiographique), 01500 Ambérieu-cn- Bugey. 2. Ab régé en Souvenirs Provence hi storÎque - Fascicu le 187 -1997
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Sep 23, 2020

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LES DEMOISELLES D'AIX A LA BELLE ÉPOQUE:

LIEUX DE SOCIABILITÉ A L'USAGE DES JEUNES FILLES

Pour décrire et interroger \cs lieux de sociabilité à l'usage des jeunes filles en Aix à la fin du siècle dernier, cette co mmunication s'appuiera sur un tra­vai l de recherche mené à partir de sources narratives privées actuellement inédites qu'il importe de présente r rapid ement.

Ayant été amenée à travailler sur les écrits intimes d'une aristocrate ct peintre amateur aixoise, E lise Chaumery de Sarval (1879- 1953)', nous avons privilégié d'une part le document le plus ancien, un journal tenu J'année des 17 ans, en 1896 (que nous appelons Journal de jeune fille) et d'autre part un récit de Souvenirs d'enfance] écrit en 1951 par l'auteur deux ans avant sa mort. Si le passé donne aux images de la sociabilité aixoise une couleu r beau­coup plus vive, notre troisième document, un Journal d'adulte, tenu de façon assez discontinue de 1903 à 1933, montre, au contraire, que la diariste, dans sa vie au jour le jour, resta souvent fidèle aux poi nts de vue critiques de sa jeunesse sur la société.

1. C hantal GUYOT, Ecriture inlime et mémoire familia le en Pays d'Aix, étude des écrits el de l'œuvre picturale d'Elise Chaumery de Sorvnl (1879-1953), thèse de doctorat sous la direc­tion de M me Anne Roche, Univers ité de Provence, 1995.

Les photocopies des manuscrits étud iés qu i so nt conservés dans les arch ives de la famille, peuvent être consultées au Musée Arbaud, à Aix. Une copie dactylographiée a été dépo­sée à L'APA (Assoc iat ion pour le patrimoine autob iographique), 01500 Ambérieu-cn­Bugey.

2. Ab régé en Souvenirs

Provence historÎque - Fascicu le 187 - 1997

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216 CHANTAL GUYOT

En effet, pour Elise Chaumery, la sociabilité, dès la peti te enfance et en lien avec les processus de socialisation de l'éd ucation, est objet d'aversion autant que de fascination. Le dictionnaire Littré donne de la sociabi lité une

définition qui suppo se acquis ce que notre mod erne « sociali sa ti o n »

entend expliquer. La sociabilité c'es t tout simplement « l'aptitude à viv re en société )' , caractéristique propre à "homme. Pour autant, de nombreux cadres et codes de référence sont à J'œuvre dans J'éducatio n pour sociali ­ser au XIXc siècle une jeune fille du monde et l'intérêt de l'écriture intime d'Elise es t de montrer comment ces différentes composantes identitaires o nt joué davantage, en ce qui la concerne, en faveur d'un sentiment d'exclus ion. C'est donc à travers une problématique liant sociabilité et éducation que nous avo ns privilégié, à travers les références de ces écrits, un certain nombre de lieux de sociab ilité dont la fonction est d'être liés aux processus de socia­lisat ion des jeunes filles, ct nous les analyserons en montrant qu'ils s' in s­crivent dans l'écriture narrative à travers une double opposi tion: entre le privé et le public, et entre le moi et les autres. E n filigrane, se dessine aussi le refus d e la vi ll e et le goût pour la vie à la campagne.

Le sa/on

Le premier lieu que nous voulons évoquer est le salo n: il occupe une très grande place dans l'écriture car dans l'ouverture au monde vers laquelle tend l'éd ucation, il est un espace de transition essentiel pour aller de l' intérieur vers l'extérieur. L'ambivalence s'établit immédiatement, puisque le salon est b ien cette pièce de l'hôtel particulier ou de la maison, ordinairement p lus grande, mieux ornée que les autres, où l'on reçoit « la bonne compag ni e» co mme précise Littré, mais aussi où l'on est reçu. Mais, avec la montée de la bourgoisie au XIX' siècle, nous voyons les modèles de sociabilité ari s­tocratique s'adapter à des appartements moins spacieux et l' habitude de rece­voir à jour fixe se développer. Cependant le salon, et c'est bien montré à tra­vers la toponymie des Souvenirs ... d'Elise Chaumery, appartient aussi à l'espace privé, celui où la famille élargie se réunit en dehors du cadre mondain des réceptions. Enfin les deux espaces, public et privé s'y con fo nd ent, qu and on y reçoit les amis qu 'on associe à son intimité.

Dans le récit des Souvenirs ... il n'y a d 'a bord qu'un seu l salon qui co mpte dans la mémoire de l'enfant: c'est celui du château de Grans - dit " château du Vallon» - dont M. Chau mery, le père d 'E lise, ava it fait l'acquisition en 188 1, après avoir vendu sa maison de commerce de La Havane

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à Cuba'. Il en restera propriétaire jusqu'en 1889, et la vente du château sera le premier grand désespoir d'Elise, déterminant la perte du paradis origi­nel et la fin de son enfance. Elise n'est pas née à Grans, mais ses plus anciens souvenirs datent de l'installation familiale dans ce château et le salon en est le cœur. L'enfant étant trop jeune pour avoir été associée aux récep­tions mondaines qui s'y sont de toute évidence déroulées (la famille Chaumery, par exemple, est très liée avec les Forbin, à La Barben S), elle n'a gardé dans sa mémoire que les moments d'intense bonheur où elle avait la permission d'écouter sa mère chanter et jouer du piano:

«Je trouvais délicieux le soir, lorsque j'étais à moitié endormie, les sons du piano m'arrivant adoucis. On me permettait quelquefois de rester dans un coin du salon pour écouter: c'était une joie rare. Je me glissais derrière une sellette qui supportait une plante à feuillage tombant. Le scintillement des bougies du piano ( ... ) me ravissait. » Le salon n'est donc pas d'abord le lieu de l'éducation mondaine, mais joue pour la petite fille un rôle essen­tiellement vicariant. Il est le lieu saint de la maison-mère, qui abrite le piano, « le grand piano carré », grâce auquel Elise peut entrer en communion avec sa mère quand elle chante la chanson de Magali.

C'est le lieu où se goûte l'intimité, où se forme la sensibilité et il s'oppose à sa chambre d'enfants où elle joue seule et mélancolique, surveillée par sa bonne.

Cependant, en hiver, la famille Chaumery loue à Aix un appartement', et à partir de l'année 1885 où Elise entre à l'école, tous les hivers se passe-

4. Décrivons rapidememles ascendants d'Elise: sa mère, Suzanne Le Vassor- Sorval (1853-1942) descend, par son père, le Général Marie Roland Le Vassor (1808-1885) d'une vieille famille aristocratique des Antilles (Martinique / Guadeloupe). Sorval est le nom d'une terre de la Guadeloupe où la famille ava it une plantation. El ise s' honorera de porter une partie du nom de jeune fille de sa mère, en se faisant appeler, comme celle-ci d'ailleurs, Chaumery de Sorval.

Quant à M. Chaumery (1841 -1912), le père d'Elise, sa famille, de bonne bourgeoisie. était installée à Aubagne depuis plusieurs générations. Homme entreprenant et dynamique, il se lança, très jeune, dans le commerce d'import-export. Négociant avisé, il était à son mariage, en 1878, un homme fortuné, à la différence du père de sa femme, qui avait perdu la quasi totalité de ses biens à la Guadeloupe et n'avait guère pour revenus que sa solde de militaire.

5. Dans les Souvenirs d'enfance d'Elise C haumery sont racontées les vis ites que l'enfant faisait avec sa mère au château médiéval de La Barben, proche de Grans. La marquise de Forbin et sa fille Albertine, un peu plus âgée qu'Elise, lu i font visiter les souterrai ns, et Elise se sou­vient «d'un vieux valet de chambre ( ... ), du goûter à l'ancien ne mode, des melons découpés en tranche et servis sur des plats d'argent. » La conc lusion de l'ép isode évoque sans conteste une forme de sociabi lité dont Elise a toujours rêvé, celle de l'Ancien Régime: « Les maîtres de maison s'occupaient de leurs hôtes avec la simplicité et le don d'accueil des Français d'autrefois. »

6. Plusieurs appanements sont mentionnés, cn 1885, au 158 de la rue Roux-Alphéran, l'année suivante au 15 de la rue du 4-Scptembre, puis la famille se fixera 5 rue St Claude (actuelle rue Peysonnel), propriétaire M. Guill ibert.

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ront systématiquement à Aix. Si le salon de Grans, lié au paradis de l'enfance, n'est évoqué que par le piano et la magie des bougies, le salon aixois, lui, fait J'objet d'une description critique de la part de la narratrice âgée. « C'était la vogue des draperies en peluche, des guéridons encombrés de bibelots ( ... ). >~Tout J'ameublement de cette ({ fin de siècle)} lui semble rétrospecti­vement du plus mauvais goût. « Je crois qu'on n'cut jamais moins de goût )', écrit-elle dans les Souvenirs .... De plus, la ville d'Aix est très vite assi­milée à un lieu de socialisation forcée: «Je n'avais encore jamais mis les pieds dans une ville. Il me fallut apprendre à marcher correctement auprès de maman, à ne pas parler trop fort ni montrer les gens et les choses du bout de mon index: cela me parut très ennuyeux. Un jour je témoignais avec trop d'enthousiasme mon plaisir à voir passer des soldats et j'appris rudement que les petites filles bien élevées ne crient pas dans la rue, même de joie. »

Première manifestation d'une éducation, courante à cette époque, où l'apprentissage de la sociabilité fait obligation à la fillette de n'extérioriser ni son corps, ni ses impressions, ni ses sentiments7

Ainsi le salon aixois de madame Chaumery et les salons où sa mère conduit Elise seront-ils les lieux imposés où celle-ci va devoir apprendre à maÎtri­ser sa nature et à se conformer aux codes mondains, ceux de la civilité et de la distinction. Or cet apprentissage ne se fait pas sans douleur. LeJourna/ de jeune fille l'avoue: « 2 décembre - je ne serai jamais mondaine, j'en ai peur; maman m'a menée chez les Béraud, chez les d'Agay, les Soubrat, ce soir nous avons été chez les Finet et les Lander.je me figure que je dois faire triste mine en entrant dans un salon avec mon air embarrassé, ma figure rouge et ma tête baissée. }} Et le 9 décembre, elle se désole encore. Invitée à la matinée des Saporta au château de Fonscolombe, elle note que « c'était la seconde fois que maman m'y menait, mais J'année dernière j'étais restée avec les enfants, n'étant pas encore au rang de jeune fille; cette année, il a bien fallu justifier ce titre et me rappeler que j'ai dix-sept ans et demi. Je me suis bien ennuyée, et je le dis franchement, j'aime cent fois mieux nos réunions intimes. »

Le salon est donc bien ici un lieu de sociabilité exemplaire et la timidité d'Elise fait percevoir a contrario à quel point la civilité est « avant tout un art toujours contrôlé de la représentation de soi pour les autres, une manière strictement réglée de montrer l'identité que l'on désire se voir recon­nue.~)} Or, dans le Journal de jeune fille comme dans les Souvenirs ... , cc qu'Elise désire livrer, c'est son moi profond, par exemple à travers le plaisir qu'elle éprouve à faire de la musique seule ou avec ses amies, et non pas comme un

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chien savant, quand dans le salon de madame Guillibert, leur proprié­taire, on la fait venir pour jouer de la mandoline ou chanter. « On nous a fait jouer de la mandoline pour distraire le public et puis voilà. » (journal de jeune fille, 6 janvier)

En revanche, le chapitre « Mondanités» des Souvenirs ... , au titre élo­quent, évoque avec fascination les réceptions que donne la mère d'Elise: ~( Maman avait augmenté le cercle de ses relations, elle voyait beaucoup de monde, le "tout-Aix" comme on disait. Elle attirait par sa conversation ani­mée, sa gaîté, son accueil, et pour le thé que J'on servait chez elle entre quatre et cinq heures.» D'après Elise, c'est sa mère qui, utilisant le thé comme un « tonique pour sa santé fragile ~), choisit d'en offrir aussi à ses amis, et lança à Aix, la mode du ({ five o'clock ». Dans les années 90, l'anglomanie n'avait pas encore gagné Aix et « les Aixois les plus chics, écrit Elise, n'usaient du thé que dans les occasions exceptionnelles. »

Le « cérémonial» du thé servi dans le salon par la maîtresse de maison favorise alors d'autant plus la sociabilité qu'il donne même lieu à des prestations littéraires: le conseiller de Mougins (<< poète de clocher)} sui­vant l'expression d'Elise), honore Mme Chaumery d'un sonnet sur le « Five o'clock » 9. Le salon de Mme Chaumery a, il est vrai, des prétentions artis­tiques. A ce propos, le petit journal La Vedette 10 donne la version suivante du « five o'clock tea » :

« Une de nos aimables concitoyennes au sens artistique très déve­loppé dans tous les genres, peinture, musique etc., madame Chaumery, don­nait dimanche son troisième cinq à sept, c'est ainsi que nous appclons à Aix où nous nous piquons de patriotisme, ce qui se nomme partout ailleurs [ive D'dock avec la rage d'anglomanie qui nous envahit et que les courriéristes s'empressent d'adopter pour faire croire à leur science infuse. Donc les cinq à sept philharmoniques des salons Chaumery, rue des 4 Dauphins, viennent d'atteindre la cime du succés ( ... ). Rien ne manque à ces savants concerts, pas même des chœurs de jeunes filles, qui quittent avec plaisir les petits jeux aux­quels elles se livrent pour venir se faire applaudir par leurs mamans. )}

Il Y a donc bien une différence de perception, de l'adolescente du

9. En voici les deux quatrains : Mes vers se font, pour tous, vous le croirez sans peine, L'écho d'une charmante et douce impression: Autour de vous, parfums de fleurs, grâce sereine, Tout sourit, tout accueille, en votre gai salon.

Voicid'excellenr thé, bien chaud, la tasse pleine, Qui ranime le cœur, s'il y vient un frisson; Voici des mandola, musique éolienne, Sous un doigté d'enfant, l'ineffable chanson.

10. La Vedette (politique, mondaine et littéraire), n° 823, 28 janvier 1893, rubrique .. chro­niqueaixoise " .

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journal de jeune fille à la narratrice âgée qui reconstruit son enfance à travers l'idéalisation de la figure maternelle. Aux yeux de l'adolescente, les personnes qui défilent au salon sont souvent jugées bien ennuyeuses et ,( le salon ) en général devient cc pourquoi il n'a pas été prévu dans l'éducation d'une jeune fille, un espace offert à l'esprit critique et à la moquerie caus­tique. Invitée avec sa mère chez les Seymard't, Elise enregistre les ridicules de la comédie mondaine: « Madame de Salve était grotesque, lorsqu'elle dan­sait le plancher branlait un peu plus fort, son mari sautait à pieds joints et son œ il se fermait et s'ouvrait en mesure, quels types! »)

Quant à la musique que l'on fait au salon, elle participe elle aussi de cette ambivalence dont nous parlions: rÎte social par excellence, faisant panie de « la bonne éducation» reçue par la jeune fille à cette époque au même titre que la peinture et le dessin, sa pratique n'est que mondaine. On ne demand e pas à la jeune fille bourgeoise d'être une artiste. Et Jean-Pierre Chaline montre bien comment le fait d'avoir« un piano dans son salon » participe de ce sen­timent de paraître qui anime la bourgeoisie l

] . Or sur ce terrain-là (et comme pour la peinture d'ailleurs) Elise se trouve de nouveau en porte- à­faux car elle est artiste dans l'âme, par tempérament, par hérédité pourrait­on dire aussi LI et pour elle la musique ne se galvaude pas. Il n'est que de lire dans son journal les pages qui se rapportent à la satisfaction profonde que lui apportent les leçons avec mademoiselle Rostan et la description qu 'elle donne de la « jouissance }) que lui procure la musique. « Cette musique de Haydn m'enchante, on sent de grandes et belles pensées qui vous transporte je ne sais où, en jouant ces idéales symphonies; après cela tout paraît fade. "

Tout au plus, le salon et la musique en société ne retrouvent-ils grâce à ses yeux ... et à ses oreilles que lorsqu' ils deviennent cet espace ouvert à l'inti ­mité partagée. Mais, de façon caractéristique, ce n'est plus du salon d'Aix dont il s'agit, mais de celui de la bastide. Le château de Grans vendu car jugé trop dispendieux, le père d'Elise racheta en 1890 une propriété de campagne, plus modeste, au Tholonet. La vie à la campagne n'a que des aspects posi ­tifs pour Elise et s'oppose radicalement à la vie à Aix. » Ici on perd co m­plètement la notion du temps, écrit-elle dans son Journal, en mai 96. Les jours s'écoulent tranquillement et agréablement dépourvus de l'agitation inév i­table à Aix. On travaille, on dessine, on fait de la musique ( ... ). " Ainsi, l'été, dans le salon de la bastide se déroulent des concerts entre amis, et Elise et

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ses amies jouent de la mandoline sans réticence ... Elise écrit dans son journal « nous avons eu beaucoup de monde », et paradoxalement, bien que cc soit pour partie les mêmes amis que sa famille reçoit à Aix et à la campagne, les connotations de ces rencontres sont totalement différentes. A la bastide, on participe eotre amis choisis et toutes générations confondues à une distraction où activité sociale et artistique peuvent se rejoindre. Sans qu'Elise le dise très clairement, la sociabilité ainsi pratiquée lui paraît plus positive et s'oppose aux jeux de masque qu 'elle perçoit très vite dans « la comédie de société » qui se joue en ville dans les salons. De ce point de vue, cHe s'oppose totalement à ses amies pourtant intimes comme Chichon (surnom de Madeleine de Giraud d'Agay), Jeanne Béraud, Denise Soubrat ou Jeanne de Lander. Celles -ci, par exemple, ont refusé de jouer de la mandoline dans un concert de charité « sous le prétexte qu'elles ne trouvent pas convenablc de monter sur les planches. Je trouve que lorsque c'est pour les pauvres et qu'on est sous la présidence d'un chanoine ( ... ) on ne doit pas trop s'effaroucher. Chichon et les autres devraient alors ne pas tant se mettre en évidence dans les salons où on les remarque souvent lorsqu'clles font des tableaux vivants ou qu'elles jouent la comédie ... de société. »

Dans cette entrée du Journal de jeune fille datée du 9 décembre appa­raît bien ce que nous pouvons appeler « la nature >, d'Elise. Le jeu de mot percutant sur la comédie de société montre bien combien l'hypocrisie d'une certaine sociabilité lui paraît insupportable. Là où la jeune fille aimerait donner généreusement le meilleur d'elle-même (le plaisir de faire de la musique « pour les pauvres»), elle ne voit que pharisaïsme bourgeois.

L'espace du salon est donc tout à fait révélateur du mal qu'a cette jeune fille à occuper la nouvelle place à laquelle son rôle social l'oblige. Plus que sa timidité, est en cause son refus exigeant des relations factices qui nour­rissent les conformismes de la sociabilité: « Je ne sais pas causer, écrit-elle le 2 décembre, et quand bien même de quoi cause-t-on ? ( ... ) Les modes tien­nent une grande place dans ces conversations et les médisances une encore plus grande; la personne qui part est passée en revue des pieds à la tête dès que la porte s'est fermée sur ses talons et à leur départ, celles qui s'en sont le plus moquées ont leur paquet à leur tour ... ,) Nous sommes bien loin, ici, de cette bienséance de la conversation définie dans les manuels d'édu­cation comme « une science des égards », « assemblage de discrétion, de com­plaisance et de circonspection I4

••• », appelée à polir l'individu par « une pra­tique sociale bienveillante l S ».

Enfin, là où ses amies ont parfaitement intégré que le salon favorise à mer-

14. In « Dictionnaire raisonné ... », op.cir., article« Conversation .. , p.129. 15. Ibid., p. 128.

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veille la recherche d'un mari, Elise reste névrotiquement attachée à sa mère, alors même qu'elle se rend bien compte qu'elle la déçoit. Si elle écrit « ma figure rouge et ma tête baissée ( ... ) font le désespoir de maman, son journal se termine au 9 décembre sur la phrase suivante: « j'étais hor­riblement intimidée dans ce grand salon et séparée de maman. ~) Les Souvenirs ... montreront que cette hantise du monde (ct du mari ?) est d'ordre existentiel et qu'elle est déjà présente dans l'enfance de la narratrice: «Je me souviens de soirs où j'ai pleuré sans savoir pourquoi, dominée par une angoisse que me causait la peur du jour suivant, l'insatisfaction qui accom­pagne le plaisir. Je crois que, sans le comprendre, j'avais peur de la vie . »

Quant au Journal d'adulte de la narratrice, il confirme que vis-à-vis du monde Elise n'a pas changé et que de ce point de vue son éducation serait à refaire! Le 10 janvier 1906, elle nous livre le récit satirique et extrêmement bien enlevé d'une petite « comédie de société ~~ qui se déroule dans le salon des Lander, rue Cardinale à l'occasion de la galette des Rois. Le personnage qui fait les frais des moqueries du groupe de jeunes gens et jeunes filles est une personne âgée, madame Degoy,'6 ce qui indigne Elise: {( Et vrai­ment, j'ai trouvé la comédie trop forte ( ... ) », écrit-elle.

Le seul intérêt du salon reste alors, comme le Journal de jeune fille l'avait fait pressentir, d'être une source inépuisable d'observation des conporre­ments et des ridicules humains, et de permettre à l'écriture diariste d'exté­rioriser le malaise à devoir composer avec le monde: « le monde est une sotte chose, écrit-elle le 22 janvier 1904, mais c'est quand même amusant à observer. )~

Cependant à l'adolescence, l'aptitude à vivre en société se développe aussi dans des lieux éducatifs particuliers, et de ce point de vue nous distingue­rons, comme Elise le fait , une certaine sociabilité à l'œuvre dans les cours où vont les jeunes filles, et celle qui se manifeste également dans des acti­vités extérieures, comme par exemple en participant à des concerts de charité, ou en assistant à des mariages.

Les cours

Nous allons retrouver à propos des cours la même ambiguïté que pour le salon. Destinés à apprendre aux jeunes filles la pratique de ces arts d'agrément que sont la musique ou la peinture, ils SOnt, du fait même des connotations mondaines de l'éducation des filles au XIX" siècle, des lieux où la fameuse comédie de société entre jeunes filles se donne libre cours au détriment de l'enseignement.

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LIEUX DE SOCIA BILITÉ À L'USAGE DES JEUN ES FILLES 223

En 1896, Elise se perfectionne en dessin et en peinture dans l'atelier du peintre Joseph Villevieille, au 48 bd Notre-Dame, à Aix. Aixois réputé pour ses po rtraits qui rappellent la manière du grand Caro lus -Duran, ce peintre fu t « un artiste consc iencieux ( ... ), aimé et respecté de tous, mais ce ne fu t ni un chef d 'école, ni un provençaliste de talent. Son mérite reste d'avoir su guider les premiers coups de pinceaux de talents prometteurs. L7 » Du pro­fesseur et du cours de dessin, Elise laisse une image contras tée. Elle se heurte à lui parce qu 'ell e voudrait peindre et qu 'il l'oblige au dessin depui s trois mois, en s'étonnant ensuite « de ce que j'ai oublié la peinture » ) écrit-elle le 29 fév ri er. Mais elle se désole aussi de voir qu ' il a de moins en mo ins d 'élèves. « Le pauvre Villevieille n 'a guère d'élèves cette année ; nous ne sommes q ue tTois ; c' es t misé rable, les demoiselles d ' Ill e l'o nt aband onné ains i que Jeanne Béraud. » Quant au cours justement, ces demoiselles y vont plus, semble-t-il , pour papo ter que pour travailler sérieusement . « Ce mati n, o n pa rlait de l'oratori o au cours de dessin et mademoiselle de Savo urnin m'a raconté qu 'on se moquait de Marie Caillat depuis qu 'elle a refusé d 'en faire partie pour ne pas favorise r un autre professeur que le sien. »

Elise qui fut un peintre amateur d'un certain talent et obtînt une petite noto riété provinciale, regretta à l'âge adulte qu e sa for mation artist iqu e ait été trop peu approfondie auprès de J. Villevieille, mais son désir de « vivre de sa peinture », comme elle l'écrit dans son Journal d 'adulte se heurtera moins à des insuffisances tech n iqu es qu 'au poids éc rasan t des con fo rmismes famili aux.

La pratique de l'art, que ce soit en peinture ou en musique, était ressentie par Elise comme la possibilité d 'accéder à une sociabilité supérieure, celle où ne se fréquentent que des personnes unies par la même passion. Il es t bien év ident que l'atelier du pe int re Villevieille ou le cours de piano ne peuvent favoriser ce genre de li ens. D ans le groupe de ses amies, aucune qui ne par­tage réellement son goût profond pour la musique. Chez mademoiselle Rostan, dont nous avons déjà parlé, « Paulette et D enise rient tout le temps, se dis­putent ct veulent imposer leurs volontés aux autres. » Là aussi la sensibil ité et le tempérament exi geant d' Elise la mettent à l'écart et entrave nt sa socialisatio n.

Pourtant, du cours au concert, il n'y a parfo is qu'un pas. Elise sui t aussi des cours de chant, et son professeur, M.Pellin, est sollicité pour diriger un o ratorio donné au profit d'une œ uvre de bienfaisance. Les dames et demoi­sell es de la société aixoise travai llent donc les chœurs sous la directi on du maest ro. Vo il à pou r Eli se une activité o ù sociabilité et sensibilité peu­vent enfin s'accorder. Son journal détaille le déroulement des répétitions, ses craintes) son entho usias me après le concert : « notre concert a fait

17. Fran ck BAILLE, Les petits maîtres d'Aix, Aix. 198 1, p.124.

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grand bruit clans le monde aDmis }), écrit-elle le 31 mars avec un certain humour pour le Landerneau aÎxois. Et à cette occasion elle a rencontré des jeunes filles passionnées comme ellcs, Noëmie de Courtois, Yvonne Bouchard, et fait l'expérience de la vie d'artiste: la répétition générale a duré jusqu'à minuit, « nous avons redit deux fois l'oratorio, à la fin je dormais debout. » A noter que ce concert de charité amène les jeunes filles à rencontrer des hommes ... mais de loin. « Hier soir nous avons eu une grande répétition, il y avait les hommes pour la première fois et nous sommes montées sur l'estrade. » Le Journal distingue soigneusement ceux qui sont fréquentables, il se trouve que ce SOnt les basses, parmi lesquels « plusieurs messieurs de la société, Mrs Cyprien de Chenerilles, Jean de Villeneuve, Damien de Castelet », tandis que les ténors, eux, {( ne sont pas brillants; ce sont tous des ouvriers, il y avait un charbonnier bien noir. »)

Ce mélange de classes toléré pour la bonne cause est bien sûr totalement absent des mariages, ces autres rencontres ouvertes à la sociabilité. Les églises jouent un rôle essentiel, permettant là aussi de voir et d'être vu. La cérémonie est bien perçue par Elise comme essentiellement mondaine, surtout quand il s'agît du mariage d'une personnalité aristocratique aixoise qui ne fait pas partie des intimes de la famille Chaumery. Mais le« tout-Aix» se doit d'assis­ter au mariage de Mlle d'Isoard le 2 mars, en la chapelle de l'Archevêché, et Mme Chaumery y conduit sa fille, pour lui faire prendre la mesure de l'évé­nement. Elise, suivant son habitude, ne s'en laisse pas conter. Elle a bien remar­qué qu'il y avait du monde, « la chapelle et une longue galerie attenante étaient pleines », que les toilettes étaient superbes, {( la mariée avait une fort belle robe dont la queue était plus que respectable », mais la chronique se fait vite ironique. La mariée épouse un veuf, M. de Chabot, avec deux enfants ct explique Elise, « elle a imposé comme condition que les enfants quitteraient leur père et habiteraient avec leur grand-mère. Mais elle a déjà dit qu'elle ne se séparerait pas de son petit chien et il paraît que son mari l'acceptera chez lui. » Plume peu charitable ... Le Guide des convenances de Liselotte, édité au tout début du XX" siècle, fustigera l'attitude qui consiste « à une messe de mariage, (de) critiquer les gens de la noce », recommandant: « Louez ce qui mérite d'être loué; pour le reste, silence .18 )~ Mais il est vrai qu'Elise ne parle qu'à son journal, et c'est bien en ce sens que l'écriture intime devient intéressante. Elle permet de mesurer l'écart entre les impératifs de la civi­lité ct le refus d'une bienséance hypocrite aux yeux d'une jeune fille scan­dalisée par cet égoïsme mondain.

Elise est moins sévère quant au mariage de ses amies, mais elle a peu d'états d'âme. La narration du mariage de Marie Caillat avec Gaston Berlie, notaire, le 17 juillet, nous montre avec humour la ville d'Aix « subitement repeuplée »,

18. Cf : Dictionnaire raisonné ... , op.cit., pA3.

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tous les Aixois étant revenus de leurs « campagnes », fait de sociabilité typi­quement aixois, personne ne restant à Aix pendant l'été. Quant au mariage de son amie très intime, Jeanne d'Autheman, il amène Eüse à faire de son Journal l 'équivalent de La Vedette, en détaillant les participants au défil é, les toilettes, non sans jugements de valeur assez critiques suivant son habitud e.

De la chambre, lieu intime où l'écriture du journal peut se dép loyer1\

aux salo ns, o bligati on est faite au moi de se plier aux convenances et quand les jeunes filles se retrouvent à l'extérieur de chez elles avec leurs com­pagnes ou avec leur mère, ce sont toujours pour des occupations à la fois édu­catives ct mondaines qui do ivent favoriser leur socialisation, c'est-à-dire faci­liter un comportement social adéquat aux règles de leur milieu.Elise semble un peu plus à l'aise dans ce cadre-là, mais de l'intérieur vers l'extérieur, l' iti­néraire que nous avons dessiné ne serait pas complet, si nous ne faisions pas une p lace à part au Cours Mirabeau, lieu de sociabili té par excellence où de nombreuses stratégies mondaines se mettent en place. A travers son Journal et ses Souvenirs ... , Elise montre bien comment, dans son milieu, il est une réfé rence sociale indispensab le pour chacun.

« Le JI Cours

C'est en 1876, par arrêté municipal, que cette avenue qui s'appelait le cours d'Aix et fut créée par Mazarin au XVII ' siècl e, prit le nom de co u rs Mirabeau . Si cet espace urbain es t si important dans l'écritu re d'Elise C haumery, c'est tout d 'abord parce que la majorité des relations de sa mère y habitent et qu'il sert de limite au quartier Mazarin, autre espace dans lequel se concentrent les amis fréqu entés. Sans en énumérer tous les noms, citons rapidement Mme Tavernier, la mère de l'amie Paulette, au n° 4 ; cet hôtel par­ticulier jouera un rôle important, nous le verrons, à cause de son balcon. Au 6, la fa mill e d'Ille, au 18 l'hôtel de Meyronnet Saint-Marc, évoqué dans les Souvenirs... à propos de Mme de Vogüe, amie intime de la mère d'Elise. On remarqu era avec André Bo uya la, que le côté pai r est davantage prisé, même si o n trouve aussi quelques beaux hôtels particuliers du côté impair. Mais la formu le d 'A.Bouyala est bien connue: « Le Cours Mirabeau a deux trottoirs, certes, mais un seul est de bon aloi. »

Dans le qu artier Mazarin, où la famill e C hau mery loge duran t ses hivers aixois, Elise fréquente Marguerite PontierO, dont le père est consei ller à la cour d 'appel, et excellent violoncelliste à ses heu res, Chichon d'Agay,

19. Cf: Journal de Jeune fille, 2 décembre, à propos de son journal, ell e écrit: .. je ne sais pas pourquoi je ne veux pas que les autres le voient car je n'y mets pas de secrets, mais enfin cela me gêne, j'aime à pouvoir au besoin mettre ce que je pense sans que toute la maison le sache. ,.

20. Elle es t née à l'hôtel de Caumont (actuel Conservatoire de Musique).

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en son hôtel particulier, 15 rue Cardinale, tandis que ses amies Jeanne et Gabrielle de Land er habitent au 21... Les relations amicales et mondaines sont donc avant tout des relations de proximité ct le cours Mirabeau sert de lieu de rencontre à « la Société ».

Tout d'abord parce qu'il est l'espace dévolu aux manifestations officielles: en 1896, la venue du Président de la République, Félix Faure, est le grand événement de l'année. Si, comme le montre la presse conservatrice de l'époque, Aix, vi lle encore très aristocratique, prend ses distances avec ce déplacement, le maire Benjamin Abram entend honorer le Président et les décorations du Cours sont à la hauteur. Elise le reconnaît: {( Tout le che­min que doit parcourir cet homme illustre est pavoisé, le Cours est enguir­landé de feuillages et de drapeaux. »

Le matin du 8 mars, elle se retrouve avec sa mère, sa sœur et de nombreuses relations sur le balcon des Tavernier, poste d'observation privilégié, qui per­met ainsi de s'ouvrir sur l'espace public tout en s'en protégeant. Si l'ouvrage de la comtesse de Gencé, Les usages mondains II recommande à la jeune fille « de ne pas avoir d'opinions politiques }) - même dans une famille où la poli ­tique est un souci journalier, {( on n'admet pas qu'elle commente les actes des hommes au pouvoir)} -, Le Journal nous montre que les demoiselles d'Aix ont, entre elles, sur ce balcon, une grande liberté de paroles. Il nous fait entendre, presque en direct, les commentaires critiques des jeunes filles. C'est Chichon qui mène le bal:« Voyez-vous ce triomphateur, il descend tran­quillement de son train, monte en voiture et l'on trouve que c'est une action si glorieuse qu'il mérite de passer sous un arc de triomphe? »

Elise, elle, s'exerce à la caricature et nous livre le portrait peu flatteur« d'un viei l épicier ou marchand de vin qui aurait un habit, la figure bien rasée, les mains propres (pas au figuré) et une décoration: il remplirait tout aussi bien le rôle de premier magistrat du pays. » D'un balcon à un autre, il n'y a que le cours à traverser et la deuxième partie de la matinée, à partir de 10 heures, se passe sur la terrasse du palais de justice, où la famille Chaumery a été conviée par l'entremise des amis SchœW2. De là on assiste à la récep ­tion folklorique offerte au président, mais Elise, fine observatrice pour ses dix-sept ans, remarque que ({ les figures sont plus compassées, cherchant à prendre des airs enthousiastes. »

Sens de l' observation, goût de la satire, talent de caricaturiste qui n'cst pas sans rappeler, d'ailleurs, celui que dévoilent ses albums de dessin à la même époque ... La chronique aixoise d'Elise ne manque pas d'intérêt, surtout quand elle touche à la politique. Mais le cours Mirabeau reste aussi lié à un autre événement aixois d'envergure, d'autant plus important qu'il revient tous les

21. GENeÉ, Comtesse de, Savoir- Vivre et usages mondains, Paris, 1907. 22. M. Schoell est magistrat. La famille d'origine alsacien ne s'est fixée à Aix en 1870.

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ans et constitue le principal loisir collectif à grande échelle de cette époque, autorisant les jeunes filles à quitter l'espace privé pour un espace social presque public: nous vou lons parler du carnaval.:'

Dans les Souvenirs ... , Elise évoque particulièrement le carnaval de l'année 1890, en insistant sur le fait que c'est avant tout « une fête aixoise » .

« Ce n'était pas à cette époque la grosse fê te populaire. La vulgarisation des moyens de transport ne déversait pas sur le Cours ces foules envahis­santes et mêlées ( ... ) ». « Les foules envahissantes» caractérisent ici la population marseillaise, ct constamment d'ailleurs, dans ses journaux intimes comme dans les Souvenirs ... Marseille et les Marseillais connotent la vulgarité. Le carnaval est avant tout une manifestation culturelle des classes aristocratique et bourgeoise aixoise et organisée par elles. Elise montre bien comment chaque trottoi r du cours a une fonction différente, « le peuple hon­nête et gai » déambulant du côté impair, l'autre étant réservé aux nobles et aux bourgeois. A vrai dire, l'aris tocratie assiste aux défilés depuis les bal­cons, pour les mêmes raisons que celles montrées à l'occasion de la venue de Félix Faure, et le balcon de l'hôtel de Saint-Marc est particulièrement prisé. « Les Saint-Marc recevaient les dimanche et les Mardi-Gras. Nous y retrouvions les d'Autheman et nombre de connaissances un peu plus loin ­taines. On arrivait de bonne heure pour ne rien perdre du défilé de la cavalcade qui occupait une bonne partie de l'après-midi. Pour le Mardi-Gras, les Saint-Marc étendaient leurs invitations aux enfants dont les parents étaient de leur intimité et s'amusaient beaucoup, je crois, de ces évolutions de petites fiIJ es apprenant leur métier de femme du monde" . " Dernière phrase essentielle, qui montre bien que tout était prétexte à l'éducation mon­daine et à la socialisation. L'entrée dans le monde se fait en toute occasion.

Osait-on franchir le seu il, descendre dans la rue et s'offrir aux regards de tous? Assurément, comme le montre le Journal de jeune fille, protégé que l'o n était par le fameux trottoir!

En 1896, le soir du Mardi-Gras, madame Chaumery consent à« J' idée de ressortir après dîner pour batailler un peu. » Même si Elise, à la différence de sa jeune sœur, n'est pas enthousiaste à l'idée d 'être mêlée à la fou le, on rencontre forcément des connaissances distinguées, l'institutrice, Mlle Luc, la propriétaire, Mme Guillibert sous son dom ino jaune avec son escorte de « quatre ou cinq messieurs qui nous ont envoyé des bouquets et des serpentins », et même le père, M. Chaumery met toute son ardeur à jeter des confetti. Ces pages confirment bien la fonction de sociabilité du carnaval,

23. Pour un historique détaillé du carnaval, nous renvoyo ns au travail de Jan y FAURIS, Le camava/ d'Aix dans la deuxième moitié du XIX' siècle: Renaissance? ultime processus de dégra dation folklorique, faculté des Lettres d 'Aix en Provence, UER d'Histoire, 1971 -72.

24, in So uvenirs d'enfance, ch. oc Mo ndanités JO ,

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encore que celle-ci, bien entendu, ne sorte pas des limites de la b ienséa nce et ne donne lieu à aucun mélange social.

Mais pour Elise, le carnaval jo ue un rôle positif: il l'oblige un court ins­

tant à cesser d 'être spectatrice de sa vic et à s'animer en s' insérant. non sans di ff iculté certes, dans un divertissement collectif ct public qui finit par lui apporter, selon son aveu même, « du plaisir » • .!S

A ucun espace social n 'est donc neutre pour les jeunes filles, en Aix comme ailleurs. A la fin du XIX- sièc le le salon n'engendre plus de condam nation

morale, il doit permettre à la demoiselle d'imiter sa mère et d'apprendre à devenir, com me le dit Elise de la sienne, « une parfaite fem me du mo nde » .

A la différence de ses amies, même si elle n'était certainement pas la seulc~ ('

jeune fi lle de sa génération à se sentir en marge, Elise C haumery souffrit assu­rément de se conformer aux exigences mondaines requises par l'apprentissage de la sociabilité dans son milieu. Pourtant, l'espace extérieur, tout limi té qu'il fût encore à cette époque pour les femmes , était à Aix moins semé d'inter­dits et de dangers: le quartier Mazarin, les balcons des hôtels particuliers du cours, et même le cours, sont des sortes d'« annexes ii de ce lieu semi-public q u 'est le salo n et semblent le prolonger. Cela ne pouvait que fac iliter la socia­

lisation. Même le train joue ce rô le et ne se cantonne pas qu'à son usage uti­litaire17

• Cepend ant, Elise Chaumery, en raison de sa sens ibil ité artiste, de son besoin de relations exigeantes avec les autres, mais aussi d'une neurasthénie dont elle ne se défera pas, ne réussit jamais vraiment à se sentir intégrée dans ce mo nde qui pourtant, à travers sa mère, la fascinair. L'objectif de l'écri­ture est alors de réduire ces tensions et de chercher un équilibre entre la néces­sité de se co nformer à un modèle materne l à vrai dire inimitable et le désir, instinctif et profond, de laisser parler en elle « la voix de la natu re »

et de refuser un certain conformisme. Aussi au fil des ans et de la maturité, l'écriture inti me dévoile-t-elle bien que l'enjeu essentiel de cette existence es t la quête d'une identité. « Au rais- je été autre dans un aut re milieu? » , la question fondamentale est posée dans leJournal d'adulte du 1"' février 1933".

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Ayant plus ou moins consciemment refusé de se marier, Elise Chaumery, pour des raisons économiques, ne sut ni ne put s'affranchir du monde clos et privé de la famille pour s'ouvrir au monde extérieur et aux aléas d'une vie d'artiste. En tout état de cause, à l'âge adulte, elle s'est même refusé le droit de s'épanouir sur un plan personnel à travers la peinture. Et même si certains métiers à la fin du XIX' siècle étaient traditionnellement liés aux femmes seules, aucun qui ne convienne en revanche aux jeunes fi lles de la « Société ». Plus généralement, la femme seule, en cette fin de siècle, est « }'anti modèle de la femme idéale29 », c'est-à-dire de la femme mariée. A travers les lieux de sociabililité aixois que nous parcourons en lisant les journaux intimes de cette « Demoiselle d'Aix» et ses Souvenirs d'Enfance remémorés à la vieillesse, on mesure alors que se dessine de façon emblématique l'iti­néraire d'une solitude féminine caractéristique de son temps. JO.J I

Chantal GUYOT

29. Cécile DAUPHIN, «Femmes seules» in Histoire des femmes en Occident, le XIX' siècle, sous la direction de G. FRAISSE et M. PERROT, Paris, 1991, p.446.

30. Cf: Arlette FARGE ct Christiane ZUBER-KLAPISCH, Madame ou Mademoiselle? Itinéraires de la solitude féminine du 18' au 20' siècle, Paris, 1984.

31. Cependant en faisant de l'écriture une nécessité ct de l'histoire de sa famille et de ses ancêtres le seu l modèle d'une sociabilité idéale, la narratrice a voulu échapper au conflit entre la réalité de la sociabilité institutionnelle et le rêve d'un espace idéal où le moi puisse s'épanouir de toutes ses potentialités. Outre ses journaux intimes et ses Souvenirs d'enfance, Elise Chaumery est aussÎ l'auteur d'un récit intitulé« Notre famille» et d'un roman .. Le roman de mafamille».