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22 Les Britanniques et l'islam dans le sous-continent indien : pourquoi l'indépendance a-t-elle correspondu à la Partition? Aminah Mohammad-Arif Pourquoi la décolonisation du sous-continent indien en 1947 s'est- elle accompagnée de sa Partition en deux États, l'Inde et le Pakistan? Et, cela, au prix d'une violence inouïe : des centaines de milliers de morts en quelques mois et quelque quatorze millions de déracinés ; certaines régions, comme le Pendjab, furent les témoins d'une véritable purification ethnique avant l'heure. Nous sommes donc face à l'une des plus grandes tragédies du xx.e siècle. n n'existe pas de réponse tranchée à cette question, tant les avis sur le sujet divergent, tant les causalités sont croisées et les responsabilités partagées entre les principaux protagonistes de 1' époque que sont la Ligue musulmane, le Congrès et les Britanniques. La Partition aura été le résultat d'une conjonction de facteurs. Nul ne peut dire même si elle aurait pu être évitée, son inéluctabilité n'étant apparue que très tardivement. Pendant très longtemps, en effet, personne, ni du côté hindou, ni du côté musulman, ni même du côté britannique, n'avait envisagé la division de 1 'Inde en deux États. La plupart des historiens (sud-asiatiques et occidentaux) s'accordent néanmoins sur le point suivant, à savoir que la Partition aura été par-dessus tout l'aboutissement d'une compétition entre élites hindoues et élites musulmanes, les Britanniques ayant, pour leur part, contribué à creuser le fossé entre les communautés et à aggraver les tensions. Reste à savoir si c'est vraiment la politique «religieuse» de l'autorité coloniale qui est à l'origine des clivages croissants entre hindous et musulmans à partir du :x:oce siècle. Tous mes remerciements les plus vifs vont à Marc Gaborleau pour sa relecture attentive de mon texte.
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Les Britanniques et l'islam: pourquoi la colonisation a-t-elle correspondu à la Partition?

Mar 28, 2023

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Les Britanniques et l'islam dans le sous-continent indien : pourquoi

l'indépendance a-t-elle correspondu à la Partition?

Aminah Mohammad-Arif

Pourquoi la décolonisation du sous-continent indien en 1947 s'est­elle accompagnée de sa Partition en deux États, l'Inde et le Pakistan? Et, cela, au prix d'une violence inouïe : des centaines de milliers de morts en quelques mois et quelque quatorze millions de déracinés ; certaines régions, comme le Pendjab, furent les témoins d'une véritable purification ethnique avant l'heure. Nous sommes donc face à l'une des plus grandes tragédies du xx.e siècle. n n'existe pas de réponse tranchée à cette question, tant les avis sur le sujet divergent, tant les causalités sont croisées et les responsabilités partagées entre les principaux protagonistes de 1' époque que sont la Ligue musulmane, le Congrès et les Britanniques. La Partition aura été le résultat d'une conjonction de facteurs. Nul ne peut dire même si elle aurait pu être évitée, son inéluctabilité n'étant apparue que très tardivement. Pendant très longtemps, en effet, personne, ni du côté hindou, ni du côté musulman, ni même du côté britannique, n'avait envisagé la division de 1 'Inde en deux États.

La plupart des historiens (sud-asiatiques et occidentaux) s'accordent néanmoins sur le point suivant, à savoir que la Partition aura été par-dessus tout l'aboutissement d'une compétition entre élites hindoues et élites musulmanes, les Britanniques ayant, pour leur part, contribué à creuser le fossé entre les communautés et à aggraver les tensions. Reste à savoir si c'est vraiment la politique «religieuse» de l'autorité coloniale qui est à l'origine des clivages croissants entre hindous et musulmans à partir du :x:oce siècle.

• Tous mes remerciements les plus vifs vont à Marc Gaborleau pour sa relecture attentive de mon texte.

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410 LE CHOC COLONIAL BT L'ISLAM

Mais, avant de traiter de la période coloniale, il convient d'abord de faire un détour rapide par l'histoire et d'examiner la place qu'occupait l'islam dans l'appareil d'État et le sort réservé aux minorités religieuses avant l'anivée des Britanniques. Nous verrons ensuite, à travers notamment la réforme du système judiciaire et l'institutionnalisation des statuts personnels, si la politique des Britanniques envers l'islam joua un rôle ou non dans le processus qui mena à la Partition.

LES SOUVERAINS MUSULMANS: ENTRE DOMINATION

ET ACCOMMODATION

La présence des musulmans dans le sous-continent indien remonte au VID" siècle, mais c'est quelque cinq siècles plus tard qu'ils y établirent leur domination: à travers le sultanat de Delhi d'abord (xnr-xw siècles), puis de l'Empire moghol (XW-xvm<' siècles). lls seront progressivement supplantés par les Britanniques à partir du xvm<' siècle.

En dépit de leur domination politique, les musulmans demeurèrent largement en situation de minorité (à peine 20 % de la population totale à l'anivée des Anglais 1)~ sultans de Delhi comme empereurs moghols régnant sur une population qui comprenait essentiellement des hindous, auxquels s'ajoutaient des jaïns, des bouddhistes, des sikhs, des parsis (zoroastriens) et, enfin, des chrétiens et quelques juifs. Face à cette majorité de non-musulmans, les musulmans étaient loin (et ils le sont aujourd'hui encore) de constituer un bloc homogène: la noblesse incluait dans ses rangs des 'fures, des Afghans, des Iraniens, et quelques habshi2,

tandis que les dignitaires religieux étaient plutôt d'origine arabe; surtout, la population musulmane, dont la majorité se composait de convertis, se caractérisait par une diversité ethnique plus importante encore, compte tenu du fait que le processus de conversion avait couvert l'ensemble du sous-continent. On observait, cependant, de grandes variations selon les régions: dans certaines, les conversions furent massives (zones comprenant l'actuel Pakistan et l'actuel Bangladesh, Cachemire, quelques poches du Kerala), tandis que, dans les autres, elles furent de bien moindre ampleur. L'hétérogénéité de la population musulmane se manifestait également par le fait que tous n'appartenaient pas à la même école de droit: hanafites en grande majorité, les musulmans compre­naient également quelques shaféites. lls étaient, en outre, traversés par des différences sectaires : · sunnites pour la plupart, les musulmans

1. D'après le premier recensement effectué en Inde en 1872-1874. 2. Africains que communément on désigne de la sorte en Inde, qu'ils soient ou non

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LEs BRITANNIQUES ET L'ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 411

incluaient aussi une minorité de chiites, eux-mêmes subdivisés en duodé­cimains et en ismaéliens. Enfin, les musulmans en Inde, loin d'être égali­taristes, reproduisirent le système des castes, en établissant une véritable hiérarchisation sociale fondée sur l'origine ethnique, les musulmans se réclamant d'une extraction étrangère formant une noblesse (elle-même hiérarchisée) opposée aux convertis locaux subdivisés, eux aussi, hiérar­chiquement. Cette réappropriation du système des castes montre, en tout état de cause, que ces derniers partageaient des conceptions amplement comparables à celles des hindous sur la vie en société, ce qui met à mal la théorie des essentialistes sur l'incompatibilité des valeurs entre hindous et musulmans [Gaborieau, 2003].

Concernant le statut officiel de l'islam pendant le règne des souverains musulmans, la chari'a était théoriquement la loi en vigueur dans 1 'ensemble du royaume. Des qazi, désignés par les autorités politiques, étaient chargés de veiller à son application. Mais, dans la réalité, l'islam occupait une place assez négligeable dans l'appareil d'État du sultanat tout comme dans celui de l'Empire moghol: l'islam ne régissait pas la conduite du gouvernement, ce qui laissait une marge de manœuvre plutôt étroite aux dignitaires religieux, et permettait aux souverains musulmans de s'accommoder au contexte local [Gaborieau, 1994a et 1994b]. C'est ainsi que chaque-communauté relevait de son propre régime juridique et bénéficiait d'une certaine liberté de culte.

Reste que malgré cette politique d'accommodation et de relative tolérance, toutes les communautés religieuses n'étaient pas traitées sur un pied d'égalité: les musulmans jouissaient d'un statut supérieur aux hindous, qui étaient considérés comme des dhimmi (non-musulmans, soumis à des mesures discriminatoires dans un État musulman) et donc tenus de payer la jizya, une taxe discriminatoire. On trouvait, certes, nombre d'hindous dans l'appareil d'État, mais ces derniers n'en étaient pas moins écartés des plus hautes fonctions politiques [Gaborieau, 1999, p. 453]. Force est de constater que, lorsque l'hindouisme avait été la religion dominante, les souverains hindous n'avaient pas prôné non plus l'égalité des religions. L'hindouisme «faisait figure de religion d'État» [ibid.] et toutes les communautés religieuses ne béné­ficiaient pas du même traitement: celles qui étaient classées comme «étrangères» à 1 'hindouisme étaient infériorisées (taxes discrimina­toires, ostracisme social, etc.). Appelés mleccha (barbares), les non­hindous étaient en outre considérés comme des êtres aussi impurs, ou presque, que les intouchables. Souverains musulmans comme hindous traitaient donc l'Autre comme des sujets de seconde zone, tandis que des barrières rituelles séparaient les deux communautés (inter-mariages et échanges de nourriture interdits par les hindous par exemple).

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412 LE CHOC COLONIAL ET L'ISLAM

~ORME DU SYSTÈME JUDICIAIRE PAR LES BRITANNIQUES ET

INSTITUTIONNAJ.JSATION DES STATUTS PERSONNELS

Lorsque les Britanniques arrivèrent en Inde, ils ne bouleversèrent pas immédiatement les institutions mises en place par les souverains musulmans. La Compagnie des Indes Orientales n'avait d'abord pour seul droit que celui de collecter les impôts. Le fonctionnement de la justice demeurait tel qu'il était sous le règne des Moghols, c'est-à-dire relevant du droit hanafite et administré, on l'a vu, par les qazi. C'est à partir de 1772 que la situation commença à évoluer, les Britanniques renforçant peu à peu leur contrôle sur les institutions : ils commencè~ rent par mettre en place un nouveau système judiciaire comprenant une hiérarchie de tribunaux (dont le plus élevé s'appelait le Privy Council, sorte de Cour suprême) chargés d'appliquer le droit civil et le droit criminel. Les qazi ne tardèrent pas à être remplacés par des magistrats britanniques qui, dans un premier temps, furent assistés dans leurs tâches par des muftis, jusqu'à ce qu'en 1864, la position de ces derniers (de même que celle des Pandits, leurs «équivalents» hindous) ftlt également abolie: le droit était désormais administré exclusivement par des juges britanniques ou par des juges indiens (pas nécessairement musulmans) formés au droit anglais. La chari'a, bien qu'elle subit des modifications successives, demeura la base du droit pénal jusqu'en 1862, date à laquelle les reliquats du droit criminel islamique furent supprimés au profit du Code pénal indien. Une grande partie du droit civil, de son côté, subit une codification à partir du modèle anglais, les concepts juridiques britanniques, comme la doctrine du précédent (1872) et les principes généraux du droit commun anglais et de l'équité (ce que les Britanniques, reprenant une formule romaine, appellent le principe de «justice, équité et conscience») pénétrant progressivement dans le droit islamique [Schacht, 1966, p. 83-84]. Dans le domaine du droit familial, en revanche, les Britanniques ne rompirent pas avec la société traditionnelle moghole, les communautés religieuses conservant leur propre droit canonique pour régler leurs problèmes familiaux. C'est ainsi que, dès 1772, ils reconnaissaient aux musulmans, mais aussi aux hindous, un «statut personnel» (Personal Law) distinct, mais placé sur le même plan, pour régler les questions relatives au mariage, au divorce, aux successions, aux donations et aux fondations pieuses. Autrement dit, le droit fut progressivement sécularisé, la religion demeurant progressivement confinée au domaine du droit familial. Le « sécularisme » à l'indienne, soit le traitement de toutes les religions sur un pied d'égalité, tel qu'il est défini depuis 1950 par la Constitution, plonge ses racines dans ce processus-là.

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Concernant les modalités d'application de la loi, les juges britanni­ques, peu familiarisés avec la chari'a et confrontés, d'une part, à l'extrême hétérogénéité de la population et, de l'autre, à la difficulté de définir clairement les termes du droit islamique à partir des textes arabes qui faisaient autorité, contournèrent le problème en se lançant dans une politique de codification et d'uniformisation, calquée sur le mode de fonctionnement de leur propre système juridique. Conformément à cette logique, les cours coloniales chargées d'appliquer la loi reposaient en priorité sur un corpus limité de textes. Ces textes n'étaient, certes, pas dépourvus d'importance aux yeux des musulmans indiens, mais les Britanniques leur firent endosser une autorité exclusive et immuable qu'ils n'avaient pas nécessairement. Deux textes de la tradition hanafite retinrent leur attention: la Hidaya (texte du xne siècle produit en Asie centrale3) et les Fatawa 'Alamgiri dont la composition fut ordonnée par l'empereur moghol Aurangzeb (1658-1707) au xvne siècle [Fyzee, 1964, p. 67]. n est remarquable que ce dernier n'avait jamais tenté de les imposer aux musulmans comme une source de loi incontournable ; elles étaient plutôt destinées à affirmer le contrôle de l'empereur sur les dignitaires religieux avec lesquels lui-même et ses prédécesseurs avaient entretenu des relations teintées de méfiance [Kozlowski, 1985, p. 105]. Le droit chi 'ite étant appliqué aux duodécimains à partir du xnce siècle, le Chara 'i ul-Is lam, considéré comme fondamental par les musulmans de cette obédience, fit l'objet d'une traduction en anglais, tout comme l'avaient été la Hidaya et une partie des Fatawa 'Alamgiri. Ces trois textes formèrent la base de ce que l'on appellera bientôt l'Anglo-Muhammadan Law. S'y ajoutaient des compilations de fatwas sur les thèmes les plus variés, classés de façon thématique, et, plus tard, des productions de manuels, qui, à l'instar de la Hidaya et des Fatawa 'Alamgiri, avaient force de codes [Anderson, 1993]. À partir de la deuxième moitié du xnce siècle, les Britanniques, se rendant compte, en raison en particulier de l'exemple du Pendjab, qu'il pouvait exister de vastes écarts entre les textes classiques sur lesquels ils se basaient et les pratiques coutumières, cherchèrent à codifier également la coutume qui, en des circonstances données, aura désormais précédence sur la loi écrite [Gaborieau, 1993, p. 157].

3. Son auteur est un certain Burbanuddin Marghinani (mort en 1197), originaire de la région de Farghana, à l'est de l'Ouzbekistan actuel. Cf. A. A. A. Fyzee, 1964, p. 67.

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414 LB CHOC COLONIAL ET L'ISLAM

EFFETS DE LA POUTIQUE BRITANNIQUE

Cette codification tous azimuts des Britanniques ne fut pas sans conséquence sur la façon dont les musulmans appréhendaient la chari'a et sur la perception qu'ils avaient d'eux-mêmes.

La dépendance des Britanniques par rapport à un nombre très circonscrit de textes commença par transformer la chari'a en un ensemble de règles immuable:~, alors que l'histoire moghole et l'histoire islamique, par-delà les continents, montrent que plusieurs interprétations de la chari'a pouvaient coexister. Elle eut également pour effet de minimiser les différences doctrinales entre musulmans. Même la coutume, système pourtant aux contours plus mal définis encore, fut perçue comme figée (au sein d'une société, elle aussi, considérée comme statique).

La codification opérée par les Britanniques exerça également un impact sur les figures de 1' autorité religieuse et leur lecture de la chari'a. Face à l'importance conférée par les Britanniques à l'autorité d'un certain nombre de commentateurs des textes sacrés, les oulémas renforcèrent en effet leur pratique du taqlid («imitation»), et lui conférèrent une importance, mais aussi une rigidité, sans précédent. A partir de quoi, une nouvelle forme de littéralisme fut adoptée par les oulémas. Le fait que les Britanniques considèrent la loi islamique comme arbitraire (argument avancé pour justifier la codification) et les autorités musulmanes chargées de la faire appliquer comme peu fiables, incitait d'autre part les oulémas à démontrer que, quoi qu'en dissent les Britanniques, leurs lois étaient tout à fait . prévisibles, certaines et immuables. n en découla que, par une sorte de choc en retour, la rhétorique d'une loi immuable incita les oulémas à nourrir une interprétation de la chari'a de moins en moins flexible [Zaman, 2002, p. 23-31]. Plus généralement, l'introduction de lois séculières occidentales dans certains domaines juridiques consolida la position de la chari'a dans les affaires qui demeuraient sous son emprise.

L'administration de la loi islamique par un pouvoir colonial non­musu1man eut pour effet, en dernier lieu, de transformer la chari'a et le statut personnel en enjeux politiques majeurs. A la fin du XIXe siècle, en effet, alors que s'amorçait le mouvement pour l'indépendance de l'Inde, plusieurs groupes adoptèrent une approche plus scripturaliste de 1 'islam, se réapproprièrent un langage islamique et se mobilisèrent autour d'une identité musulmane par opposition au pouvoir colonial, d'une part, et aux missionnaires très actifs dans certaines régions de l'Inde, de l'autre. TI serait cependant erroné de considérer l'émergence d'une lecture scripturaliste de l'islam comme résultant uniquement de

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LES BRITANNIQUES ET L'ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 415

la politique des Britanniques. Au tournant des xzxe et :xxe siècles, des dynamiques endogènes étaient également à l'œuvre. C'est, en effet, 1' époque où surgissent des mouvements de réforme socio-religieuse, tant chez les musulmans que chez les hindous. Ces mouvements s'étaient fixés comme objectif de réfléchir et de remédier aux causes de ce que les réformistes, hindous comme musulmans, considéraient comme le «déclin » de leur communauté. lls proposaient un remède similaire, à savoir la purification et l 'élimination des influences extérieures perçues comme responsables de cette «déchéance». Les réformistes hindous et musulmans partageaient, comme autre point commun, la réinterprétation de leur passé et la réinvention de la Tradition à travers l' idée d'un âge d'or. Mais l 'âge d'or des uns n'était pas celui des autres, et cela d'autant moins que chacun puisait son inspiration dans· ses propres textes et ne partageait pas les mêmes origines. Le revivalisme chez les hindous se traduisit par une exaltation de l'âge d'or védique, antérieur à la présence musulmane, et s'accom­pagna d'un dénigrement des musulmans, perçus comme responsables du «déclin» des hindous. Force est de constater que l'idée d'un âge d'or védique et d'un «déclin» de l'hindouisme provoqué par les invasions musulmanes s' avérait être essentiellement une construction orientaliste. Les orientalistes considéraient en effet les hindous comme les « vrais indigènes» de l'Inde dont la civilisation ancienne, pré­islamique, méritait l'attention, mais dont la condition actuelle était lamentable. Ce discours se trouva réapproprié par les réformistes hindous qui poussèrent cependant la logique plus loin : les Britanniques, tout comme les musulmans, étaient responsables de la déchéance de l'hindouisme~ aussi, les colonisateurs étaient-ils appelés à quitter l'Inde [van der Veer, 1994, p. 20]. Par voie de conséquence, le réformisme religieux apparaissait de plus en plus comme un ferment du nationalisme [Jaffrelot, 1994, p. 543]. Les réformistes musulmans, de leur côté, appelaient, eux aussi, à la revitalisation d'un l'islam déchu. Représentés par divers mouvements, dont la célèbre école de Deoband4

, ils préconisaient l'élimination de toute influence hindoue dans les pratiques islamiques et le retour aux textes. TI est intéressant de constater que les réformistes musulmans ne prônaient pas un retour à l'islam de la période médiévale (marquée, on l'a vu, par une politique d' accommodation des souverains musulmans), mais un retour à l'islam des origines conçu, imaginé comme le remède salvateur face à la

4. Les Deobandi forment la plus importante école d'oulémas sunnites dans le sous­continent indien. Ds tirent leur nom de la ville de Deoband, située en Inde, où la plus importante de leurs ITUldrasas fut fondée en-1867 par Muhammad Qasim Nanautawi (1833-1877) et Rashid Ahmad Gangohi (1829-1905). (cf. Metcalf B., 1982).

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416 LE CHOC COLONIAL ET L'ISL.\M

dégénérescence interne. En tout état de cause, l'histoire de la période coloniale montrera que cet islam aura un pouvoir d'unification et de mobilisation des musulmans, par-delà leurs appartenances sociales, culturelles, linguistiques, etc. [Hardy, 1972, p. 24]. Réformistes hindous et musulmans se rejoignaient sur d'autres points: les uns comme les autres prônaient également la régénérescence de leur religion par l'éducation. Parmi les musulmans, tous ne préconisaient pas le même type d'éducation : certains proposaient un enseignement traditionaliste rénové (Deoband), tandis que d'autres se faisaient les champions de l'enseignement moderniste, comme à Alîgarh, où prendra corps le concept d'une communauté musulmane représentant un groupe socialement et politiquement exclusif [Lelyveld, 1978]. TI est remarquable que ce sont ces derniers qui prôneront plus tard la voie séparatiste, tandis que les preiniers lutteront pour l'indépendance de l'Inde aux côtés du parti du Congrès. L'idée d'un «déclin» des musulmans, développée notamment dans l'ouvrage de W. W. Hunter, The Indian Mussalmans (1871), représentait également une construc­tion des Britanniques, tandis que l'émergence d'un islam scripturaliste concordait, on l'a vu, avec la lecture de l'islam, fondée sur un corpus circonscrit de textes; de l'autorité coloniale. Mais, une fois encore, cette concordance ne signifie pas que le discours réformiste, chez les musulmans en particulier, constituait uniquement une réaction à la présence britannique, d'autres facteurs internes participant également de ce processus. n faut, en fait, remonter à une période plus ancienne où des réformistes, comme Shah Waliullah (1703-1762), avaient appelé, dès le :xvnre siècle, à établir un lien entre 1' affaiblissement politique et l'affaiblissement « moral» de la communauté musulmane : il proposait, comme remède, la substitution des coutumes arabes aux coutumes dites étrangères (c'est-à-dire perçues comme influencées par l'hindouisme). Au début du xœ= siècle, un autre réformiste, Sayyid Ahmad Barelwi (1786-1831), préconisa une réforme socio-religieuse qui remettait en cause la mystique traditionnelle (il se prononçait notamment pour l'abolition du culte des saints), et s'élevait contre les coutumes sociales proches de celles des hindous (il encourageait par exemple le remariage des veuves, alors que les musulmans indiens tendaient à suivre la coutume hindoue qui s'y oppose). Ces preiniers mouvements s'inscrivaient donc non seulement dans le contexte de la perte de pouvoir des musulmans en Inde-même si les Britanniques ne représentaient pas nécessairement les cibles principales-, mais aussi dans celui d'une réévaluation de l'idéologie et des pratiques religieuses également manifestée ailleurs en terres d'islam, ces réforinistes subissant notamment l'influence des wahhabites d'Arabie

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LEs BRITANNIQUES ET L'ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 417

[Gaborieau, 1994d]. Reste que la politique des Britanniques contribua à diffuser une vision scripturaliste de l'islam et à encourager les efforts des réformistes religieux.

POLITISATION DU STATIIT PERSONNEL ET AUTRES MANIPULATIONS

DES SYMBOLES RELIGIEUX

En tout état de cause, la chari 'a fut progressivement perçue, à partir de la fin du XIX" siècle, comme un élément central dans le maintien, voire dans la survie, de l'identité musulmane. Son pouvoir symbolique fut non seulement exploité par les oulémas, mais également par les dirigeants modernistes et/ou laïques, qui n'hésitèrent pas à l'instrumen­taliser à des fins politiques. L'une des illustrations les plus intéressantes de ce phénomène est la loi sur les fondations pieuses (wakj). Sans entrer dans les détailss, mentionnons simplement le fait qu'il existait plusieurs types de fondations pieuses, que les Britanniques, conformé­ment à leur politique simplificatrice (mais pas forcément intentionnel­lement), classèrent en fondations de type « public» et de type « privé». Les cours coloniales ne touchèrent pas aux premières (dons à caractère «Charitable» et «religieux6» faits à des i-nstitutions), mais s' attaquè­rent à celles dont les revenus étaient réservés aux descendants du fondateur, les considérant comme contraires à (leur interprétation de) de la loi islamique [Kozlowski, 1985]. En 1894, un juge du Privy Council finit par les rendre illégales, au grand dam des musulmans indiens en général, et des élites foncières en particulier. Les années suivantes, cette question devint le thème autour duquel se rallièrent les musulmans mécontents. Au terme d'une campagne, Muhammad Ali Jinnah (1876-1948), le fondateur du Pakistan, avocat de formation (comme bien des leaders nationalistes de l'époque), fit passer en 1913, avec le soutien d'importants oulémas de l'époque, le Walif Validating Act, qui rendait de nouveau légales les fondations pieuses à caractère «familial». Sous prétexte de vouloir rétablir une situation antérieure censée être plus conforme à la lettre de l'islam, cette loi avait également pour objectif de protéger les intérêts économiques de certaines classes foncières. Quoi qu'il en soit, durant son plaidoyer, Jinnah argua de la nature ancienne et immuable de la loi islamique, endossant par là-même, sans critique aucune, la vision scripturaliste de l'islam mise en avant par les Britanniques. Jinnah, pas plus que les

5. Pour une étude détaillée, cf. Koz.lowski, 1985, en particulier p. 177-191. 6. C'est-à-dire destinées à financer des mosquées, des sanctuaires de saints, des madrasas.

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418 LE CHOC COLONIAL ET L'ISLAM

autres leaders musulmans de l'époque, ne tenta de montrer que les cours coloniales interprétaient la chari 'a de façon bien trop rigide, alors que celle-ci avait largement évolué à travers l'histoire. Comme le suggère à juste titre Gregory Kozlowski, l'explication de cette acceptation passive de la redéfinition de la chari'a réside probablement dans le fait que ces leaders étaient des avocats formés selon la tradition britannique: leur connaissance de la chari 'a étant nulle ou presque, ils n'étaient pas annés pour remettre totalèment en cause la façon dont les Britanniques appréhendaient l'islam [Kozlowski, 1985, p. 153]. Fils de bourgeois et de fonctionnaires, la plupart d'entre eux n'était pas non plus originaires de familles au sein desquelles existait une tradition d'enseignement religieux [idem, p. 195].

Cette affaire permit à Jinnah de remporter sa première victoire politique majeure. Une autre occasion se présenta à lui grâce au Chari'at Application Act de 1937 qui, une fois encore, vit s'imposer l'influence sur la loi de l'islam scripturaliste. Cette législation mettait officiellement fm au double système (islamique et coutumier) régissant le statut personnel musulman au profit de la seule chari'a [Anderson, 1993]. Elle visait théoriquement à redresser les torts causés aux femmes en matière d'héritage: dans une région comme le Pendjab, les femmes étaient en effet exclues du droit de succession, en vertu de la loi coutumière. Mais cette loi contribua aussi à réaffirmer la nature ancienne et immuable de la loi islamique. Force est de constater que les hommes politiques musulmans de l'époque participèrent donc, tout comme les Britanniques, à la codification et à la rigidification de la loi islamique, même si pour un personnage aussi «laïque» que Jinnah, le soutien à cette forme d'islam était purement opportuniste: il s'inscri­vait dans le cadre de son combat nationaliste contre les Britanniques. Ainsi, au Pendjab, dans les années 1930, les défenseurs de la loi coutumière se comptaient notamment au sein du Parti unioniste, une force politique qui regroupait des propriétaires fonciers d'apparte­nances religieuses diverses plutôt favorables aux Britanniques, les uns et les autres partageant des intérêts communs. Le Chari'at Act de 1937 n'améliora pas dans les faits le droit des femmes de façon significative, mais il servit de vecteur à l'expression d'une identité musulmane dans les instances juridiques officielles ; il conforta aussi Jiimah dans son désir de se revendiquer comme le porte-parole des musulmans en Inde. Cette législation donna l'occasion au père fondateur du Pakistan d'acquérir une certaine légitimité religieuse, d'autant plus qu'il bénéficiait de l'appui de la plupart des oulémas. Par une ironie de l'histoire, la chari'a devint donc une arme que les musulmans retour­nèrent contre les Britanniques. Les leaders de l'époque comprirent

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LEs BRITANNIQUES ET L'ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN

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Ce phénomène était également observable chez les hindous, certains groupes se servant également de la religion comme vecteur de mobili­sation contre l'autorité coloniale. L'un des exemples les plus intéres­sants est celui du mouvement pour la protection de la vache (1880 et 1920). À l'origine, ce mouvement était dirigé contre les Britanniques, ces derniers refusant d'obtempérer à la demande des hindous d'interdire l'abattage des vaches. Reste qu'il créa également des tensions entre hindous et musulmans (il y eut même des émeutes en 1893), car le métier de boucher, et donc d'«abatteur» de vache, était exercé par ces derniers; certains musulmans sacrifiaient en outre eux­mêmes des vaches lors de la célébration de l' Id-ul Adha. Les musulmans et les Britanniques étaient donc considérés par les hindous comme de barbares «mangeurs de vache», alliés dans une même sauvagerie, et déterminés à insulter les sentiments les plus profonds des hindous [van der Veer, 1994, p. 86-92]. Comme le remarque à juste titre Paul Brass, plusieurs groupes, parmi les élites hindoues et musulmanes, virent dans ce mouvement un symbole efficace à double titre : il s'inscrivait dans le cadre de leurs efforts pour construire une unité interne et possédait la capacité d'amplifier les conflits inter­communautaires. La vache constituait un symbole que pouvaient utiliser à la fois les hindous orthodoxes au nom de la défense des pratiques religieuses traditionnelles, les leaders revivalistes hindous qui y voyaient une façon de promouvoir une fonne spécifiquement hindoue du nationalisme indien, et enfin les leaders politiques et religieux musulmans qui craignaient la domination hindoue dans une Inde indé­pendante, et voyaient dans le mouvement contre l'abattage des vaches un signe annonciateur de la façon dont les musulmans seraient opprimés dans un système où les hindous seraient en majorité [Brass, 1991, p. 78-80]. Force est de constater que le recours au religieux comme anne de mobilisation eut son utilité dans la lutte pour l'indé­pendance (en raison de ses vertus unificatrices et mobilisatrices), mais il eut aussi pour effet de creuser les différends entre hindous et musulmans. Certains membres du Parti du Congrès (parti pourtant d'obédience « séculariste » ), à commencer par Gandhi (1869-1948) lui­même (pourtant désireux d'associer les musulmans au mouvement pour l'indépendance), eurent même recours à un langage religieux dans leur combat pour l'indépendance.

Une autre grande mobilisation sur des bases religieuses fut organisée, cette fois à l'initiative du leadership musulman: il s'agit du

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mouvement pour la défense du califat de l'Empire ottoman menacé par les Britanniques (1919-1924). Au cours de ce mouvement, les musulmans indiens reçurent le soutien de Gandhi, qui y voyait une excellente occasion d'associer les musulmans au mouvement d'indé­pendance, puisque les Britanniques représentaient la cible des manifes­tants. Mais ce mouvement provoqua en même temps l'hostilité d'une fraction des élites hindous qui désapprouvaient cette mobilisation pour une cause transnationale. Aussi contribua-t-il à envenimer les relations entre les deux communautés [Minault, 1982].

LEs BRITANNIQUES SONr-ll.S RESPONSABLES DE LA PARTITION?

Tout cela étant dit, peut-on faire endosser la responsabilité, même partielle, de la Partition aux Britanniques ? Si responsabilité il y eut, celle-ci ne peut pas être attribuée à la politique des Britanniques envers l'islam. Ces derniers, en sécularisant le droit, ont même contribué, au contraire, à mettre sur le même plan les communautés musulmane et hindoue, alors que, précédemment, la communauté détenant le pouvoir maintenait l(es) Autre(s), on l'a vu, en position d'infériorité. En outre, la délimitation des identités, aussi fluctuantes soient-elles, entre hindous et musulmans était antérieure à la présence des Britanniques (elle est attestée dès le xme siècle),les deux communautés s'affrontant même à partir du XVIr' siècle [Gaborieau, 2001, 2003]. La période précoloniale n'aura donc pas été l'âge d'or où prévalait l'harmonie communautaire, tel qu'il est décrit par la littérature anticoloniale [Pandey, 1990]. Mais (re)-précisons toutefois que la fixation des identités et les affrontements, qui restaient fragmentaires et localisés [Subrahmanyam, 1996, p. 58], entre hindous et musulmans, ne signi­fiaient pas pour autant que ces communautés nourrissaient nécessaire­ment une hostilité séculaire l'une envers l'autre, qui aurait interdit toute cohabitation, comme le prétendent les essentialistes.

La part de responsabilité plus directe des Britanniques réside dans leur politique vis-à-vis non pas de l'islam, mais plutôt des élites musulmanes. Ou, plutôt, il y eut à un moment donné une collusion d'intérêts entre élites musulmanes et colonisateurs britanniques, tel que le suggère l'exemple des recensements : selon certains auteurs, la formalisation, à partir de la fin du ~ siècle, par le truchement des recensements, de catégories séparées entre hindous et musulmans, contribua à renforcer le nationalisme religieux et à creuser, par voie de conséquence, le fossé entre communautés [Metcalf, 1995]. Si la colo­nisation n'a pas créé les identités en tant que telles, il est vrai qu'elle

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les a cristallisées et figées en systématisant par écrit les catégories de communautés religieuses et de castes. Mais, force est de constater aussi que cette formalisation servit à la fois les intérêts de r autorité coloniale (énumérer pour mieux dominer) et ceux des élites musulmanes pour qui l'accession au statut de communauté permettait de conserver des privilèges et de défendre des intérêts. Rappelons qu'après la révolte des Cipayes de 1857, les Britanniques commencèrent par regarder les musulmans avec suspicion, en les considérant comme les principaux instigateurs des troubles. Mais, à partir des années 1880, l'autorité coloniale vit progressivement en eux un contrepoids face à la montée du Parti du Congrès. Or, les musulmans, en raison de leur retard par rapport aux hindous à s'engager dans les institutions d'enseignement occidental, se sentaient en position défavorable face aux transforma­tions politiques en cours [Markovits, 1994a, p. 437]. Aussi, les élites politiques musulmanes restèrent-elles à l'écart du Congrès lors de sa création en 1885, parce qu'elles le voyaient comme un parti essentiel­lement hindou et non pan-indien et, par voie de conséquence, ne s'y reconnaissaient pas. L'un des échecs du Congrès réside dans le fait qu'il ne parvint pas à convaincre du contraire non seulement ces élites politiques, mais également une grande partie de la population musulmane. En tout état de cause, les Britanniques, inquiets face aux revendications nationalistes du Congrès, virent dans les musulmans des alliés potentiels, tandis que certains parmi ces derniers tendaient à considérer les Britanniques comme des «protecteurs» face à la majorité hindoue. L'affaire du mouvement pour la protection de la vache les conforta dans cette idée que les musulmans avaient besoin de la protection du pouvoir colonial, et cette affaire fut exploitée comme telle pour convaincre le reste de la population musulmane.

La collusion d'intérêts entre Britanniques et une partie des élites musulmanes se manifeste également dans le fait que celles, parmi ces dernières, qui furent progressivement gagnées par les idées sépara­tistes, comprenaient essentiellement des modernistes, comme Jinnah en tout premier lieu. Pour lui, on l'a vu, la mobilisation autour de l'islam obéissait à des motivations purement opportunistes. La principale inquiétude de ces élites résidait dans l'idée de se retrouver sous domination hindoue dans une Inde indépendante et démocratique, en vertu de la seule arithmétique électorale, alors que les musulmans avaient régné six siècles durant sur les hindous. Les Britanniques virent dans ces inquiétudes une bonne occasion d'appliquer leur politique tant décriée de «diviser pour mieux régner», en cédant notamment à la demande de la Ligue musulmane qui, pourtant, ne représentait qu'une fraction de ces élites, afin de réserver aux musulmans une partie des

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sièges des conseils législatifs: c'est la fameuse loi de 1909, qui établit des électorats séparés pour les hindous et les musulmans. Cette décision était lourde de conséquences pour l'avenir, car elle entérinait la division politique entre les deux communautés. Ce sont donc les changements institutionnels introduits par les Britanniques qui encou­ragèrent la polarisation politique autour d'enjeux religieux, les Indiens étant encouragés par le système électoral mis en place à voter selon leur confession.

La Ligue musulmane alla ensuite plus loin en revendiquant, à partir des années 1940, c'est-à-dire en fm de compte très tardivement, un État séparé pour les musulmans. Elle s'appuyait sur «la théorie des deux nations», énoncée par Jinnah, en vertu de laquelle hindous et musulmans constituaient des civilisations distinctes incapables de cohabiter l'une avec l'autre. Mais, une fois encore, cette vision essen­tialiste répondait à des motivations avant tout politiques. Soulignons que les Britanniques, en reconnaissant à Jinnah cette prétention à se poser en représentant de la communauté musulmane tout entière, enté­rinaient en quelque sorte le discours séparatiste. Ce sont eux également qui, en conférant à l'islam scripturaliste une importance qu'il n'avait pas nécessairement avant leur arrivée, encouragèrent indirectement les leaders musulmans à s'approprier le langage islamique dans leur lutte politique et à confessionnaliser en d'autres termes le mouvement pour l'indépendance, jouant par là-même un rôle d'apprentis sorciers.

Paradoxalement (au moins à première vue), ce n'est donc pas dans l'esprit des élites religieuses, dont le combat en faveur d'un islam scrip­turaliste répondait à des motifs avant tout idéologiques, que germèrent les idées séparatistes. Pendant le mouvement pour l'indépendance, la plupart des oulémas, les réformistes de la fameuse école de Deoband en particulier, défendirent au contraire l'idée d'un nationalisme unitaire composite, en vertu duquel les hindous et les musulmans formaient une seule nation (qaum), tout en étant divisés en communautés religieuses (millat). Aussi recommandèrent-ils aux musulmans de s'allier aux hindous pour chasser les Britanniques de l'Inde. Cette vision ne plongeait pas seulement ses racines dans le désir de voir les hindous et les musulmans lutter ensemble contre l'impérialisme britannique; elle reposait également sur une hostilité à l'égard du concept de territoire séparé pour les musulmans, contraire à la notion de communauté trans­nationale des croyants. Outre cette vision panislamique, les oulémas se méfiaient du projet du très anglicisé Jinnah et de la Ligue musulmane, qui défendaient l'idée d'un État pour les musulmans, où ces derniers verraient leurs droits protégés, mais n'envisageaient aucunement l'idée d'un État islamique. Les oulémas ne s'y trompèrent pas et s'opposèrent

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au mouvement pour le Pakistan [Hardy, 1972, p. 243-244; Zaman, 2002, p. 33-37]. Lems efforts se bornaient à assurer la préservation et l'autonomie d'un système juridique islamique au sein d'une société multiconfessionnelle, alors que le séparatisme politique, lui, ne leur importait guère.

Jusqu'au milieu des années 1940, la polarisation entre les communautés n'avait pas encore atteint un stade tel qu'elle rendait la Partition inéluctable. Mais les deux années précédant l'indépendance virent une escalade de la violence entre hindous et musulmans, tandis que s'envenimaient les relations entre les principaux leaders des deux communautés- tout aussi intransigeants les uns que les autres, jusqu'au point de non-retour qui aboutit à la Partition et à ses horreurs.

Les Britanniques contribuèrent sans nul doute à aggraver les différends entre hindous et musulmans, mais ils ne souhaitaient pas la Partition pour autant, pas plus que ne le voulait le Parti du Congrès, ni même probablement Jinnah qui, selon certains historiens, cherchait avant tout, en brandissant la menace séparatiste, à obtenir des garanties concernant l'avenir politique (plutôt que religieux) des musulmans 7 •

Tous les principaux protagonistes de 1' époque furent néanmoins respon­sables, à des degrés divers, de la Partition et de la façon dont celle-ci se déroula: Jinnah et sa soif inconsidérée de pouvoir, Mountbatten (1900-1979), le dernier vice-roi des Indes, qui, s'il avait agi avec moins de précipitation, aurait pu au moins éviter une Partition aussi sanglante, Gandhi et sa manipulation des symboles religieux, enfin les leaders du Congrès, Nehru (1889-1964) et Patel (1875-1950), qui se montrèrent probablement trop intransigeants vis-à-vis de la Ligue musulmane, préférant un pouvoir central fort au prix de 1' amputation de l'Inde, plutôt qu'une confédération avec un gouvernement central faible telle que le voulait Jinnah [Markovits, 1994b, p. 578-582].

Notons, pour conclure, que l'institutionnalisation des statuts personnels par les Britanniques a continué d'avoir des conséquences sur les musulmans du sous-continent indien après l'indépendance. Ces derniers demeurent, en effet, régis par ce statut aujourd'hui encore. Si, au Pakistan, le statut personnel et familial a été partiellement réformé en 1961, il est demeuré pratiquement inchangé en Inde: pour les musulmans indiens, la chari'a continue d'incarner le symbole de l'identité musulmane et l'enjeu qu'elle représente est perçu comme d 'autant plus important qu'ils se trouvent en situation minoritaire.

7. C'est notamment la thèse dl5fendue par l'historienne Ayesha Jalal, in Jalal, 1985.

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